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23/09/2020

Une Europe sens dessus dessous

Roman, francophone, Laurent Binet, Grasset, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreLaurent Binet, Civilizations, Grasset, 2019, Le livre de poche, 2020

Quatre fictions d’inégale longueur mais d’égale intensité jubilatoire composent le livre. « La saga de Freydis Eriksdottir » relate l’expédition que celle-ci (fille d’Erik le Rouge, comme son nom l’indique) fit au Xème siècle depuis le Groenland jusque vers le sud américain, devançant Christophe Colomb, auquel le deuxième épisode est consacré, nous livrant des fragments de son journal, selon lequel on devine que l’explorateur mourut, seul européen rescapé au milieu des indigènes, sur l’île de Cuba : « L’heure approche où mon âme va être rappelée à Dieu, et si je suis sans doute déjà oublié de l’autre côté de la mer Océane, je sais qu’il est au moins une personne qui se soucie encore de l’amiral déchu, et que la petite Higuénamota, qui sera reine un jour, ma dernière consolation ici-bas, sera auprès de moi pour me fermer les yeux. »

Roman, francophone, Laurent Binet, Grasset, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreJustement, la petite Higuénamota, on la retrouve adulte dans la troisième partie – le plus gros morceau de cette uchronie épique. À l’inverse de ce que nous ont appris les manuels, les Incas, après une guerre intestine, débarquent en Europe sous la direction d’Atahualpa qui montera sur le trône de Charles Quint, se frottera aux rivalités politiques et religieuses, apportera une forme de sérénité tolérante dans les relations humaines, bref imposera sa vision civilisatrice à un monde de violence et de cruauté tout en assurant un commerce prospère avec son continent d’origine. Un nombre incalculable de péripéties – dont la moindre n’est pas l’arrivée en Europe des « Mexicains » qui investissent le royaume de France – émaillent un récit aux ramifications politiques et internationales complexes, où les unions entre familles européennes et américaines offrent de nobles et fructueux métissages. Un exemple parmi d’autres : Quizquiz, général inca, à qui est dévolu le pouvoir sur une bonne partie de l’Italie, « épousa Catherine de Médicis, qui était la veuve d’Henri, fils de François Ier, laquelle lui donna neuf enfants. »

Moins complexes mais bien mouvementées aussi, « Les aventures de Cervantès » (quatrième partie) s’insinuent dans l’histoire collective, et l’auteur n’hésite pas à fomenter une belle rencontre, à Bordeaux, entre le futur auteur de Don Quichotte et « Monsieur de Montaigne », qui lui offre l’hospitalité dans sa tour, où les discussions vont bon train et où la femme du Français ne laisse pas l’Espagnol indifférent…

À lire ces résumés, on pourrait croire que l’imagination de Laurent Binet tourne au débridé, voire au farfelu. Il n’en est rien. Tout est maîtrisé, fondé sur une connaissance érudite de l’Histoire et des personnages qui l’ont faite. Allusions, citations, références accrochent la narration à un réel dont on se dit qu’il peut être facilement transformé, renversé par telle péripétie, tel changement de détail. Malicieuse leçon historico-philosophique donc, mais aussi belle leçon littéraire : la succession des genres (récit, correspondance, journal, poésie…) et des tonalités souvent parodiques donne une coloration séduisante à une œuvre à la lecture de laquelle on se prend à penser (outre Cervantès et Montaigne) à Voltaire, à Montesquieu et à bien d’autres plumes du passé. Mais c’est bien du Laurent Binet.

Jean-Pierre Longre

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16/09/2020

L’enfer de Rose

Roman, francophone, Franck Bouysse, La manufacture de livres, Jean-Pierre LongreFranck Bouysse, Né d’aucune femme, La manufacture de livres, 2019, Le livre de poche, 2020

Aînée des quatre filles d’un couple de paysans miséreux, Rose, 14 ans, a été vendue par son père aux abois à un « maître de forges » qui, avec sa mère, règne en despote cynique sur son domaine, ses chiens, ses chevaux et son rare personnel, et qui cache sa femme, prétendument malade, dans une chambre close de sa vaste maison. Rose s’habituerait tant bien que mal à sa nouvelle vie de servante, s’il n’y avait le regard cruel et sournois de la vieille femme, et la brutalité sans scrupules du maître, qui va se mettre à violer régulièrement la jeune fille.

roman,francophone,franck bouysse,la manufacture de livres,jean-pierre longreOn comprend rapidement que ce qui guide l’homme et sa mère est la volonté d'assurer une descendance à la famille, de perpétuer le nom et la propriété. Alors les drames vont s’accumuler : les remords et l’assassinat sordide du père de Rose, les découvertes de celle-ci, qui trouve un fugace répit auprès du palefrenier Edmond (personnage dont l’importance va peu à peu se révéler), les incursions dans la vie de la mère privée de sa fille aînée et de son mari, et qui va tenter de survivre avec ses trois autres filles, l’acte désespéré qui va mener la jeune fille, sous la houlette d’un médecin corrompu, à l’asile où on lui enlève de force l’enfant qu’elle met au monde et où elle va rester enfermée des années… Pathétique des événements, pathétique de la narration : « Six jours. On m’a laissé mon bébé pendant six jours. Six jours, lui et moi. Mon bébé, rien qu’à moi. C’était loin de faire la vie que je voulais avec lui. Rien que six petits jours. Le septième après la naissance, ils sont tous entrés dans le silence. Il y avait le docteur, deux infirmiers, et la vieille. […] Le docteur s’est approché de la vieille. Il s’est penché sur le berceau et il a attrapé mon petit qui dormait. J’ai senti mon cœur qui cherchait à sortir de ma poitrine. J’ai voulu sauter sur le docteur, mais l’infirmier m’a plaquée sur le lit, et le deuxième a commencé à m’attacher avec les sangles, sans que je puisse rien faire contre eux ».

Toutes les péripéties de la vie de Rose, tous les retournements de situation, toutes les surprises du récit sont relatés par l’intermédiaire d’un prêtre qui a retranscrit le journal de la jeune femme, trouvé à la suite d’un concours de circonstances, et qui s’est pris d’affection pour elle, « cette femme que je n’ai jamais rencontrée de ma vie, mais dont il me semble pourtant tout connaître, cette femme avec qui je n’ai pas fini de cheminer, avec qui je n’en aurai jamais fini ». À ce journal s’ajoutent les points de vue et les histoires d’autres personnages (le père, la mère, l’enfant, le prêtre, Edmond…), ce qui donne à l’ensemble une dimension chorale, parfaitement maîtrisée par l’habileté narrative de l’auteur. Et le lecteur, accroché à cette description d’un enfer à la fois inhumain et réaliste, d’un enfer qui, toutes différences faites, est comparable à ceux que Zola a peints, le lecteur, donc, qui ne peut qu’aller jusqu’au bout de l’histoire de Rose, n’en sort pas indemne.

 Jean-Pierre Longre

www.lamanufacturedelivres.com

www.livredepoche.com

Rencontre avec l'auteur le 30 septembre 2020 à la Librairie du Tramway, Lyon. Voir ici

 

09/09/2020

Édicule tous azimuts

Roman, autobiographie, francophone, Jean Rouaud, Kiosque, Grasset Jean-Pierre Longre

Jean Rouaud, Kiosque, Grasset, 2019, Points, 2020

En 1990, le Prix Goncourt fut attribué à Jean Rouaud pour son premier roman, Les champs d’honneur. Mais pendant la gestation de l’œuvre, et en attendant que s’accomplisse le destin littéraire, il fallait bien vivre. C’est ainsi que l’auteur tint pendant sept ans un kiosque de presse dans le quartier populaire de la rue de Flandre, sous la houlette d’un certain P., anarchiste reconverti dans le commerce, grand buveur à la méticulosité de comptable, altruiste aux colères mémorables.

Des personnages hauts en couleurs, il y en en abondance, autour du kiosque, qui viennent acheter leur journal préféré, ou simplement s’occuper à des discussions animées. L’occasion pour l’auteur de dresser des portraits pittoresques (ceux d’un certain Norbert, d’un certain Chirac – qui attend vainement un logement de la ville de Paris – et de beaucoup d’autres) issus d’une observation acérée, amusée, pleine de sympathie, et pour le futur écrivain d’exercer sa plume en évoquant des scènes de la vie quotidienne, en des « instantanés » en forme de haïkus. « Un lecteur de La Croix / Se devrait /De dire merci. » ; « Avec son accent parigot / Tatave salue / Le doigt sur sa casquette. » « Il était à la première / De la jeune Maria Callas / Dans les arènes de Vérone. ». Etc.

roman,autobiographie,francophone,jean rouaud,kiosque,grasset jean-pierre longreDe quoi s’entraîner à la rigueur, combattre le « cancer du lyrisme » pour privilégier le « réalisme » (invocations à Flaubert), appliquer « les préceptes d’ordonnancement de P. à mes phrases qui avaient aussi tendance à zigzaguer ». Le kiosque n’est pas seulement un lieu de vente, de rencontres et d’observation, mais le point de départ de la création, s’épanouissant au milieu des pages imprimées. L’habitacle serré, confiné, donne à voir tout un monde : celui, infini, que les journaux décrivent, celui du quartier, de Paris, de l’humanité tout entière contenue dans les silhouettes qui gravitent autour. Rien n’est fini : le livre lui-même figure l’édicule ouvert sur des sujets tous azimuts, à propos par exemple des constructions du Paris contemporain (Beaubourg, la Pyramide du Louvre), du concept de modernité, des guerres nouvelles et anciennes (celle de 1914, notamment, qui fit mourir Joseph Rouaud et naître Les champs d’honneur, Prix Goncourt), de la littérature, bien sûr, avec ses exigences et ses mystères.

Jean-Pierre Longre

www.grasset.fr

www.editionspoints.com

02/09/2020

Brutal désespoir

Théâtre, Macédoine du Nord, Dejan Dukovski, Frosa Pejovska, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreDejan Dukovski, Baril de poudre, traduit du macédonien par Frosa Pejovska, éditions L’espace d’un instant, 2020

Né à Skopje en 1969, Dejan Dukovski, figure notoire du jeune théâtre macédonien, est l’auteur d’une bonne vingtaine de pièces, dont les principales sont traduites dans de nombreuses langues, y compris le français. Baril de poudre (1993), représenté pour la première fois en 1994 à Skopje, a fait l’objet, avec succès, d’un film de Goran Paskaljevic en 1999.

La pièce est composée de onze scènes autonomes mais reliées subtilement entre elles, à chaque changement, par un personnage différent formant chaînon. Ainsi défilent des dialogues entre des personnages dont on ne perçoit que quelques caractéristiques et qui s’affrontent dans différents lieux : un bistrot, un train, un autobus, une rue, un parc, et même un hôtel miteux en Amérique… Les coups et les menaces y sont monnaie courante, la rancune ou la jalousie, la faiblesse et la brutalité traduisent un désespoir qui n’est pas seulement circonstanciel, mais qui semble être le fondement même de la destinée des êtres se défendant comme ils peuvent. « Quand je mords, je lâche difficilement. Comme un piranha. » Ou exprimant une nostalgie faite d’émotion et de violence : « J’ai envie d’une soupe de tripes. J’ai envie de fermer deux bars. J’ai envie d’en démolir un et d’aller ensuite me taper une soupe de tripes. J’ai envie d’un chou farci maigre du vendredi et d’un gras, avec de la viande, du samedi. J’ai envie de rester assis pendant des heures sur un tabouret, dans mon quartier, à regarder le coucher du soleil. De ne pas bouger le petit doigt, de leur niquer à tous la cervelle. »

Mais la mémoire est impuissante à redonner la vie et l’espoir. À la scène 1, intitulée « Longue vie ! », répond la scène 11 où reviennent les deux personnages qui s’affrontaient initialement, et qui ferme hermétiquement et pour ainsi dire définitivement la chaîne de la vie. « Qu’y avait-il au commencement ? La bêtise ? La fin ? La vieillesse ? » Mais si les personnages semblent à bout, l’écriture de Dejan Dukovski nous laisse entrevoir leur « épaisseur fascinante », comme l’écrit Stuart Seide dans son introduction. « Ses personnages sont mus par des courants souterrains qui les dépassent, et, peut-être, nous dépassent. », écrit-il encore. C’est à cela, entre autres, que l’on reconnaît le théâtre intemporel.

Jean-Pierre Longre

http://www.sildav.org  

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/prese...