19/06/2025
Du songe et du théâtre
Joseph Danan, L’étrange révélation, éditions Douro, coll. Bleu Turquin, 2025
« À la fin de L’Illusion comique, […] Alcandre, sortant de sa coulisse comme un lapin de la manche d’un magicien, révèle que tout était théâtre. On aimerait bien. Ou que la vie soit un songe. Variante, d’ailleurs, plus plausible. Se réveiller et que, dans le ciel d’azur de nos enfances, une voix autorisée nous révèle, soulagés, que cette traversée insensée, au bout d’une nuit zébrée d’éclairs, n’était qu’un mauvais rêve. » Nous sommes là presque à la fin du livre, quasiment proches de cette « étrange révélation » que nous promet le titre. Disons que tout ce qui précède semble y converger.
Car avant que tout finisse (d’une manière provisoirement définitive), tout commence par le cauchemar que chacun fait parfois : se retrouver en dehors de chez soi, porte close, sans clefs, en peignoir de bain, obligé de circuler ainsi dans les rues pour, en l’occurrence, se rendre à un mariage. Pourquoi ? Parce qu’on a sorti inopportunément et prémonitoirement les poubelles : « Les ordures déboulèrent dans le conduit métallique… » Tiens ! Les premiers mots de Loin de Rueil de Raymond Queneau. Quelque chose à voir ? Oui : l’imbrication du rêve et du spectacle ; chez Queneau, le cinéma, ici, le théâtre, bien sûr – Joseph Danan étant avant tout un homme de théâtre.
Nous voilà embarqués avec le narrateur (qui aurait pu avoir une vie tranquille avec sa femme et ses enfants), de visions cauchemardesques en rencontres improbables, souvent accompagnés (le narrateur et nous) d’un homme-lapin débrouillard nommé Alfredo, péripéties dédaléennes dans lesquelles l’Université (bien connue de l’auteur) joue le rôle de lieu récurrent, avec son Président, ses étudiants et étudiantes (surtout) et ses drôles de programmes, telle « la nouvelle licence professionnelle des métiers du sexe et du soin relaxant (LPMSSR) »… Réapparaissent parfois Nora, l’épouse, et ses enfants, soit virtuellement (textos, messages téléphoniques), soit physiquement, mais c’est aussitôt pour une nouvelle séparation, bateau manqué ou porte encore fermée… Et parfois notre narrateur tente de faire le point : « La Route de l’Échec s’ouvre dans son évidence. Tandis qu’elle dévide son ruban dans la nuit trouée de la lumière des phares, c’est ma vie qui défile entre les platanes, sur les lambeaux déchirés du ciel. Tout ce qui aura été inaccompli remonte de l’abîme. Les rencontres avortées. Les promesses non tenues. Les livres non écrits. La vie non vécue. Tous ces cauchemars, comme celui de la veille au soir, en dépit du havre d’un souper et d’un sourire, qui ne le rendait que plus cruel, ces nuits perdues, ces voyages immémoriaux, ces pérégrinations sans fin. »
Terrible « sortie du labyrinthe » à prévoir. Heureusement, il y a tout le reste. Le suspense, certes, mais aussi les allusions, les références artistiques (littéraires, musicales…), les souvenirs de l’enfance, et l’humour, comique de situation et manipulations du langage, satire bienvenue et franches plaisanteries… Nous ne sommes pas loin du « pleurire » de Queneau (encore lui), et nous voilà saisis pour un bon moment par le plaisir de la lecture.
Jean-Pierre Longre
22:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, joseph danan, éditions douro, jean-pierre longre | Facebook | |
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06/09/2018
Voyages en Symétrie
Joseph Danan, Nouvelles de l’intérieur, Nouvelles de l’étranger. Monotypes de Roman Tcherpak. Les Éditions du Paquebot, 2018
Ce vaste volume, dans son unicité, a l’avantage de proposer deux ouvrages, et même trois si l’on tient compte (et on le doit) des monotypes de Roman Tcherpak, qui suggèrent visuellement, sans la traduire, l’atmosphère énigmatique, onirique, voilée dans laquelle baignent les textes. Nouvelles de l’intérieur d’un côté… vous retournez le livre et vous avez les Nouvelles de l’étranger. L’inverse est tout aussi valable. Mais ce n’est pas si simple : du côté de l’intérieur, on est facilement dérouté par les méandres et les sauts de la narration ; du côté de l’étranger, voilà qu’on se prend parfois à rester sur place, en un voyage intérieur, introspectif, pourtant étranger à soi-même et aux autres.
Matéi Visniec, homme de théâtre comme Joseph Danan, et qui s’y connaît en matière de « micro-univers » elliptiques et ambigus, écrit dans sa préface : « Après avoir lu ce livre, n’essayez pas de le synthétiser. ». Que doit donc faire le chroniqueur démuni, sinon inciter le lecteur à pénétrer sans détours ni arrière-pensées dans l’univers de récits qui réservent leur lot de surprises, de mystères et de séduction ? Car il s’est volontiers laissé prendre, le chroniqueur (et ce sera pareil pour le lecteur), aux pièges tendus par le/les narrateur/s dévidant des rêves cauchemardesques, des visions érotiques, des souvenirs lointains, des aventures imaginaires, des scènes dramatiques, des confidences humoristiques, des trajets labyrinthiques, des pensées absurdes, des portraits confus, des va-et-vient paradoxaux, des évocations poétiques (malgré l’autodérision d’une protestation finale).
Alors, en effet, la synthèse est impossible. On peut tenter de dire qu’entre les deux volets du livre se dessine une symétrie itinérante, mais aussi une complémentarité plus ou moins cachée. Des deux côtés des voyages dans un « lointain intérieur » qui fait penser à celui de Michaux se confirme l’impression déjà mentionnée d’être étranger à soi et au monde ; et en lisant la dernière des « Nouvelles de l’étranger », en forme d’adieu à « Maman » (pendant de son équivalent symétrique et pourtant bien différent, « Lettre à Maman »), on pense à Meursault et à l’absurde camusien. Mais voilà que le chroniqueur, faute de pouvoir synthétiser, se met à analyser en approchant dangereusement les frontières de la cuistrerie. Le mieux est de laisser parler le texte. « Je continue d’évoluer dans la maison vide, dans les rues désertes, dans le ruissellement continu d’un monde d’avant le monde, ou d’après. Est-ce bien le monde, ou un film du monde ? Est-ce bien la Terre ? Peu à peu nous perdons contact les uns avec les autres. ». Des deux côtés, tout de même et en même temps, le goût de l’écriture chez un auteur en verve (lisez entre autres « L’écrivain au travail », ainsi que sa suite, vous comprendrez), et surtout le plaisir de la lecture, à savourer à loisir sans chercher à résoudre toutes les énigmes ni à imposer des explications définitives.
Jean-Pierre Longre
16:57 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, illustration, joseph danan, roman tcherpak, matéi visniec, les Éditions du paquebot, jean-pierre longre | Facebook | |
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25/04/2015
Les méandres d’une existence
Joseph Danan, La Vie obscure, lettrines et encres d’Eva Wellesz, Les éditions du Paquebot, 2015
Soixante et onze chapitres, soixante et onze phrases (annoncées de manière claironnante et oulipienne par les « Septante phrases en guise de préface » de Jacques Jouet – qui a eu l’élégance modeste de laisser la primauté du nombre à Joseph Danan). Soixante et onze phrases, donc, qui pour la plupart font une bonne page, si ce n’est deux : c’est dire combien elles sont sinueuses, rebondies, pleines de recoins et de plis qui laissent entrevoir des détails insoupçonnés, des confidences inattendues, des évocations poétiques. Une seule d’entre elles s’impose en un mouvement irrésistible et lapidaire : « Comme une lame de fond montait la Vie obscure. ».
Quelle est-elle, cette « Vie obscure » dont chaque début de chapitre donne une image sous la forme des lettrines sombres sur fond tacheté de gris d’Eva Wellesz ? Elle est la vie (fondée au moins en partie sur l’expérience personnelle) d’un homme qui, envers et contre tout, se voue à l’écriture : théâtre, poésie, narration, « Journal rêvé » devenant poèmes en prose puis « Nouvelles de l’intérieur ». La quête d’éditeurs et de metteurs en scène, les amours de passage, les désirs de notoriété, le refus des compromissions, l’emploi de bureau à la MATMUT (parce qu’il faut bien vivre), les « idées de voyages », les illusions et désillusions que réserve le monde de la littérature, tout y passe, jusqu’au « livre qui n’existait pas » et qu’il voudrait tant écrire, « lancé à pleine vitesse, le cheveu fou, tapant sur son ordinateur beaucoup plus fort qu’il n’est nécessaire »…
L’essentiel se passe aux confins de l’ironie et aux détours des chapitres-phrases labyrinthiques, dans le dédale de ces proses poétiques dont le cheminement suit les méandres d’une existence dans laquelle le réel est un complexe mélange de vie quotidienne et de rêve (diurne ou nocturne), des méandres qui aboutissent à la ligne droite d’un dénouement brusque et surprenant. Proclamons-le avec Jacques Jouet : « C’est la fin qui est le plus drôle. – C’est la fin qui finit mal. – C’est la fin qui est happy end du point de vue du plaisir de la lecture. – Toujours vivant ? – L’auteur ! l’auteur ! – Longue vie à l’auteur ! »
Jean-Pierre Longre
En même temps ou à peu près, Joseph Danan a publié Le théâtre des papas, pièce à trois personnages (Papa, Maman et Bébé), qui rappelle qu’il est d’abord un auteur de théâtre, et qu’il écrit volontiers pour les enfants (ce qui évidemment n’exclut pas les adultes).
Le théâtre des papas, illustrations d’Adèle Garceau, Heyoka Jeunesse, Actes Sud-Papiers, 2015.
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04/05/2010
Le dodo disparu
Joseph Danan
À la poursuite de l'oiseau du sommeil
Actes Sud – Papiers, Heyoka jeunesse
Le théâtre pour la jeunesse a l’avantage d’être lisible et visible aussi par les adultes. Lisant À la poursuite de l'oiseau du sommeil, l’adulte peut y voir une quête, comme il y en a tant dans la littérature, avec ses désirs, ses épreuves, ses angoisses, ses espoirs, ses illusions, son inachèvement perpétuel ; mais aussi - et c’est là l’originalité – avec ses surprises et sa vivacité.
L’enfant a appris que le dodo, l’oiseau du sommeil, n’existe plus, sinon sous la forme d’images figées. Selon sa logique enfantine, il s’en va donc à sa recherche au bout du monde, dans des régions qu’il ne connaissait pas, mais auxquelles il s’adapte familièrement, comme dans un rêve. Les rencontres, les découvertes, les conversations, le tout parsemé de chansons, n’ont rien pour le désespérer, au contraire.
Joseph Danan joue avec la parole, laisse les lieux et les âges se heurter en douceur, et les illustrations de Gwenaëlle Colombet ajoutent couleurs et luxuriance à la poésie du texte. Un joli livre à mettre entre toutes les mains, le soir, avant de s’endormir.
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, francophone, joseph danan, jean-pierre longre, actes sud | Facebook | |
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