15/04/2013
Polyphonies fantastiques
Ana Blandiana, Les saisons. Traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, Le Visage Vert, 2013
Quatre nouvelles, comme il y a quatre saisons, voilà qui, au premier coup d’œil, paraît logique et rassurant. Mais chaque sous-titre met d’emblée le lecteur sur les voies détournées qui le mènent vers des lieux inattendus : « La chapelle aux papillons » pour l’hiver, « Chers épouvantails » pour le printemps, « La ville qui fond » pour l’été, « Souvenirs d’enfance » pour l’automne.
De fait, le voilà embarqué, ce lecteur, dans le monde fantastique et poétique de la narratrice, un monde dans lequel l’air, la terre, la mer, le feu sont éléments de transformation et de combinaison intime entre l’au-delà et l’ici-bas, la peur et la joie, la veille et le sommeil, le présent et le passé. Un monde qui peut être envahi aussi bien par la neige que par les papillons, où la ville se métamorphose en désert ou en « steppe fluide », où une bibliothèque peut devenir couloir infini et sombre ou, à l’envi, verger odorant… Le récit se tourne volontiers vers l’enfance, « mon étrange enfance qui se consumait entre les cataclysmes presque physiques des découvertes et les orages des amours précoces dévastées par des jalousies féroces, mon enfance étrange et gloutonne, pressée de consumer en inclinations incomprises et en vertiges dérisoires les réserves de passion et de présence d’une vie entière » ; et on se prend à chercher encore et encore les messages cachés derrière chaque scène « qui, assise au fondement même de mon devenir et de mon entendement futurs, s’est enrichie de significations sans cesse renouvelées, comme une boule de neige qui grossit de par sa propre dégringolade vers le néant ».
Ana Blandiana, l’une des grandes figures de la poésie roumaine et de la résistance au réel absurde et borné du totalitarisme, livre ici une prose d’une richesse lyrique quasiment sans limites. Chacune de ces quatre nouvelles est un morceau de vie intérieure qui déborde largement la subjectivité, laissant entrevoir un univers où règnent le fantasme et le symbole.
Jean-Pierre Longre
19:01 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, roumanie, ana blandiana, muriel jollis-dimitriu, le visage vert, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/04/2013
Silence et da capo
Gaëlle Josse, Nos vies désaccordées, Autrement / Littérature, 2012, J'ai Lu, 2013
« Sophie était donc chez les dingues, dans un lieu dont j’ignorais jusqu’à l’existence, et c’était là-bas que je devais aller la chercher ». François Vallier, pianiste de renom, a connu Sophie, l’amour de sa vie, chez Zev, vieux luthier autrefois échappé du ghetto d’Odessa. Elle est peintre, belle, solitaire, fragile, passionnée; lui est embarqué un peu sans le vouloir, mais sans déplaisir, dans le tourbillon des tournées internationales et des applaudissements. Lucide sur lui-même et sur les autres, mais pas suffisamment pour se rendre compte du mal qu’il fait à Sophie en l’abandonnant à un moment tragique pour honorer un engagement au Japon. Il ne retrouvera sa trace que bien plus tard, peut-être trop tard.
Délaissant les succès clinquants et la belle Cristina et ses bijoux, au grand dam de son agent, il quitte tout pour reprendre un contact difficile et aléatoire avec Sophie, son mutisme, son enfermement obstiné, et pour découvrir qu’elle est doublement victime, de lui, François, mais aussi d’une famille sans scrupules.
Cela, c’est l’histoire, une suite d’événements qui composent un beau roman d’amour et de peine, sensible et prenant. Seulement un de plus, s’il n’y avait l’écriture, la tonalité – ou plutôt les tonalités, épousant les contours de la narration, comme dans une symphonie. Ce peut être allègre (avec des touches de savoureuse satire sociale), mélancolique, grave, c’est toujours en harmonie avec le contexte… Et chaque chapitre se termine par un élargissement évocateur d’autres récits, mythiques ou historiques : Orphée cherchant Eurydice aux Enfers, Clara Schuman perpétuant la musique de son mari qui a perdu la raison…
Les références rattachent Nos vies désaccordées aux drames qui parsèment l’histoire et la légende de l’humanité, liant intimement l’amour et la musique. Celle-ci est, bien sûr, le fil conducteur du roman, qui n’oublie pas non plus la peinture et, disons, l’art en général. Création esthétique et délicatesse des sentiments se combinent en subtiles résonances, comme dans le premier roman de Gaëlle Josse, Les heures silencieuses.
Jean-Pierre Longre
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08/04/2013
Mouvantes architectures
Mario Capasso, L’immeuble. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, La dernière goutte, 2012
Voilà un immeuble composé, apparemment comme les autres, d’escaliers, de couloirs, de bureaux, de toilettes, un immeuble sur lequel règnent une direction (Super), une trésorerie, où se dénouent et se dénouent à l’envi des histoires d’amitié, d’amour, voire de sexe, mais aussi d’inimitié, de rivalité, voire de meurtre.
Comme les autres ? L’auteur a vite fait de déstabiliser le lecteur en montrant d’emblée, et de plus en plus cruellement, combien l’immeuble est lui-même instable et, disons, plus meuble qu’immeuble… Tout y bouge, tout s’y bouscule, tout y devient être vivant aux réactions imprévisibles. Et si l’on s’y perd, on peut toujours faire appel au « Bureau central des informations impétueuses », ou accrocher son regard aux pancartes du type « On rase gratis, se présenter à la Trésorerie à toute heure tant qu’il n’est pas trop tard ». Cela n’empêche pas les couloirs de changer de dimensions selon les besoins, ou la « zone d’influence » du narrateur de le suivre partout où il va…
Comme les autres ? Oui, sans doute, si l’on considère que la vie menée par les occupants de ce bâtiment fantasmé est une déformation systématique, poussée à la saturation, à l’excès et à l’absurde, de celle que chacun d’entre nous mène quotidiennement. Il y a dans cet « immeuble » du Courteline, du Marcel Aymé, du Kafka, du Beckett… Ce pourrait être désespérant ; ça ne l’est pas complètement, parce que c’est aussi drôle ; et, comme les paliers des escaliers, on trouve dans le foisonnement descriptif du roman, parfois, « de vastes plages de repos ». Désespérer, rire, méditer : Mario Capasso nous donne généreusement toutes les possibilités.
Jean-Pierre Longre
18:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : roman, espagnol, argentine, mario capasso, isabelle gugnon, la dernière goutte, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |