29/04/2019
Le goût des amitiés tourmentées
Lire, relire... Olivier Bourdeaut, Pactum salis, Finitude, 2017, Folio, 2019
« Amicitia pactum salis, dit un proverbe médiéval. “L’amitié est un pacte de sel”, c’est-à-dire que l’amitié est durable, voire éternelle, comme le sel. ». Le titre et l’intrigue du livre d’Olivier Bourdeaut sont une illustration et une extension romanesques de ce proverbe. N’oublions pas, en outre, que le sel, à trop forte dose, peut être nocif. L’amitié entre Jean, devenu paludier à Guérande pour fuir les contraintes de Paris et les excès de la modernité, et Michel, agent immobilier aux dents longues et roulant en Porsche, est à la fois imprévisible et tourmentée. Après une rencontre musclée sur fond d’ébriété, de sans-gêne, de fureur et de vengeance, tous deux scellent le fameux pacte, l’un influant sur l’autre et vice-versa : Michel le nouveau riche sans scrupules se met à travailler pour Jean et pour un salaire de misère, et Jean l’ascète solitaire se met à fréquenter avec son compère les lieux branchés et à draguer sur la plage.
Les péripéties que connaît cette amitié s’assortissent d’une énigme policière, sont jalonnées de suspense, de souvenirs significatifs et de séquences quasiment théâtrales à caractère tragi-comique, voire grand-guignolesque. Le sang et les larmes coulent à flots, provoqués par les rivalités, les coups, l’alcool, le sel et le soleil. L’auteur se plaît aussi à dresser des portraits ironiques et pris sur le vif. Ceux des deux protagonistes, certes, ceux des jeunes filles auxquelles ils s’intéressent, et celui, entre autres, d’Henri, anarchiste de droite, anti-bobo, dandy provocateur sorti tout droit du XIXème siècle, que Jean a naguère assidûment fréquenté.
Inutile de faire la comparaison avec le premier roman à succès d’Olivier Bourdeaut. Celui-là est bien différent. On sent qu’en racontant cette histoire pleine de remords et de passion, l’auteur s’est amusé (ce qui n’exclut nullement le travail et le talent). Et le lecteur, lui aussi, est pris entre l’amusement et les tourments. La marque d’un bon roman.
Jean-Pierre Longre
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27/04/2019
Récolte de printemps
Le Persil, numéro triple 162-163-164, mars 2019
Dans le premier texte, « Lire, demain ? » Marc Atallah est chargé de nous parler de la « littérature du futur ». Ce faisant, c’est la littérature de toujours qui devient l’objet de son propos, et c’est tant mieux. Le meilleur remède à la « consommation outrancière profondément individualiste », à la « communication cacophonique », au « libéralisme carnassier » et à la solitude qui en découle ? Les livres !
Les 48 pages grand format de cette nouvelle livraison du fidèle Persil de Marius Daniel Popescu en sont un roboratif témoignage. Extraits, poèmes, nouvelles de Marc Agron, Antonio Albanese, Léa Farine, Thierry Luterbacher, Béatrice Monnard, Julien Mages, Maurice Meillard, Christine Rossier, Gilles de Montmollin témoignent de la vigueur et de l’épanouissement de la littérature de Suisse romande. Et les deux nouvelles de « l’invité » qui closent l’ensemble prouvent que, dans le domaine littéraire au moins, la Suisse, la Roumanie et la France font un excellent ménage à trois.
Jean-Pierre Longre
Journal inédit, le persil est à la fois parole et silence ; ce numéro triple contient des textes inédits d’auteurs de Suisse romande et deux nouvelles de notre invité, Jean-Pierre Longre
Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.
Tél. +41.21.626.18.79
www.facebook.com/journallitterairelepersil
E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr
Association des Amis du journal Le persil : lepersil@hotmail.com
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21/04/2019
L’amour la poésie au quotidien
Eva Kavian, L’homme que j’aime, Illustrations de Marie Campion, Les Carnets du Dessert de Lune, 2019
Ce sont des vers très brefs, qui composent des poèmes très brefs – pas tant que cela, finalement, parce que ces textes, que l’on prendrait pour des sortes de haïkus, souvent se prolongent et prolongent la rêverie, la méditation sur l’amour qu’ils célèbrent. Oui, souvent il faut tourner la page pour avoir le fin mot de l’histoire, retourner au début pour refaire le chemin semé de petits cailloux, s’attarder sur les illustrations de Marie Campion, ces dessins qui surprennent les regards complices tapis derrière les lunettes et les sourires mi ironiques mi énigmatiques, ces dessins qui révèlent aussi, en même temps que les mots, les objets et les gestes de la vie intime.
Les chants dédiés à celui que l’auteure appelle « mon mari » sont à la fois limpides et complexes (réfléchissez à ceci, par exemple : « Un de nous deux / mourra / avant l’autre / impossible / de savoir / lequel des deux / va gagner / de ne pas perdre l’autre […]. » ; ou à ceci encore : « J’aurais été plus heureuse / si je t’avais connu / plus tôt / mais / je n’aurais / pas été / la même / sans mes peines / et tu n’aurais pas aimé / peut-être / celle que je serais / devenue. »). La vie quotidienne, dans sa simple célébration, est porteuse d’une poésie dense, insoupçonnée, car les sentiments la transcendent, réussissant à faire émerger l’amour du bac à vaisselle ou de recettes improvisées. Alors l’humour n’est jamais loin, tout en observation et en malice ; cet humour qui arrive, notamment, à tirer l’exclamation bien connue « Ciel mon mari » du côté de « la couleur de la mer » et des constellations, ou à conclure une liste de grands voyages exotiques par le constat du vide antérieur : « avant / d’être ensemble / qu’avons-nous vu ? ».
Les détails à caractère autobiographique, les allusions à la vie présente et passée, les infimes précisions matérielles, les éventuels regrets, les bouffées d’espoir et les petits bonheurs, tout tourne autour de l’axe unique que constitue l’amour, cet amour qui, en mots rigoureusement et tendrement choisis, sécrète une précieuse poésie.
Jean-Pierre Longre
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13/04/2019
Une nouvelle vie ?
Éric Arlix & Frédéric Moulin, Agora zéro, éditions JOU, 2019
Voilà un petit livre qui, par sa densité, par ses résonances, par les pistes multiples qu’il ouvre à travers l’imbroglio de la réalité présente et des projections imaginaires, est pour ainsi dire une somme descriptive et narrative dans le domaine de l’anticipation. Mais d’une anticipation qui attache ses ramures à l’Antiquité grecque, voire à la mythologie. Il s’agit, rien de moins, de se lancer, avec le projet « UToPIE », vers « une nouvelle civilisation de liberté éternelle », sous la conduite d’un certain Eon Hayek-Coriolan, libertarien visionnaire issu de quelque Silicon Valley, et dont le nom à lui seul évoque le vertige temporel, la puissance spirituelle ou les velléités populistes.
Alex, autre protagoniste, dont on connaîtra finalement la surprenante nature, et qui est le « père » de l’algorithme Syntagma, capable de juger en toute simplicité et sans ambiguïté n’importe quel délit (« la loi est la loi, les faits sont là »), comme Socrate le fit lors du procès des stratèges grecs des Arginuses (mais maintenant Socrate serait inutile, car Syntagma n’a pas besoin de l’intervention humaine), Alex, donc, va découvrir cette fameuse « UToPIE » – non un « empire virtuel », mais, selon Eon qui le guide, un « monde vrai » : « Nous allons accomplir de grandes choses, et les accomplir dans le monde réel ! ». Écologie parfaite, sécurité absolue, prolongement de la vie jusqu’à l’immortalité, automatisme technique, individualisme sans restriction, liberté de choix… « Aucun malentendu possible, aucune zone grise sur UToPIE, où absolument tout résulte d’un contrat, les droits et les devoirs de chacun, ce qu’on possède ou dont on a la jouissance… Pas un contrat que tu n’as jamais lu ni signé et qui résulterait d’un hypothétique pacte social préhistorique, s’amuse Eon, mais le contrat particulier que toi, individu singulier, aura choisi de conclure. Loi, État, ces fictions bureaucratiques sont pour le créateur d’UToPIE les noms à peine plus honorables qu’emprunte l’extorsion. ».
Ce programme n’est pas bâti sur du vent, mais s’appuie sur les dires et les faits de personnages antiques (Socrate, Alcibiade, les généraux athéniens) et mythologiques (Poséidon, Minos, Thésée…). On serait donc tenté d’être séduit par l’invention d’Eon, d’autant qu’elle se fonde sur des tendances actuelles relevant de l’écologie moderne et des options libertaires. Mais il ne faut pas oublier que « les Athéniens comme les Pères fondateurs de la démocratie américaine possédaient des esclaves » ; de même, le « capitalisme vert » a ses propres victimes, et la prose alerte, variée, concise, luxuriante des deux auteurs ne se prive pas de mettre un accent volontiers satirique sur les dangers d’UToPIE et de ses avatars inhumains. L’humour noir, les évocations mortifères, la mise en évidence des contradictions (« L’innovation, pour changer le monde, se doit d’abord d’être rentable ») nous mettent en garde. Certes. Mais il n’y a pas de vérité unique et absolue : la multiplicité des sujets, l’ambiguïté de la série de tableaux et du « retour vers l’Eden » qui mettent des points de suspension à la fin du livre laissent au lecteur toute liberté de déchiffrement, et tout loisir d’apprécier un ouvrage palpitant, dont l’engagement n’occulte pas la qualité littéraire.
Jean-Pierre Longre
19:02 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, Éric arlix, frédéric moulin, éditions jou, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/04/2019
Paradoxale émancipation
Rachel Ingalls, Mrs Caliban, traduit de l’américain par Céline Leroy, Belfond, 2019
Dorothy, dont la vie s’écoule sur fond de désespoir et de monotonie entre un mari inattentif et volage, le vide laissé par le deuil de son fils Scotty suivi de la perte d’un bébé, les soins du ménage et de la cuisine, les rendez-vous avec son amie Estelle portée sur l’alcool et les hommes, est l’objet de drôles d’hallucinations auditives : elle croit entendre à la radio des phrases qui s’adressent nommément à elle et ne sait pas comment cela évoluera lorsque, un soir, une sorte de monstre investit sa maison : « Une créature pareille à une grenouille géante de presque deux mètres joua des épaules pour entrer dans la maison, puis se planta devant elle, immobile, les jambes légèrement fléchies, et la regarda droit dans les yeux. ». Elle réalise qu’il s’agit de cet « amphibien géant » qui s’est évadé de l’institut où il faisait l’objet d’expériences cruelles, en tuant un gardien et un médecin. Étrangement, Dorothy surmonte sa peur et se laisse vite séduire par le géant.
À partir de là, sa vie de « desperate housewife » prend une tournure toute nouvelle : « Il ne s’était rien passé pendant tant d’années. Elle avait travaillé pour s’occuper, mais c’était tout. Elle n’avait pour ainsi dire pas de passions, plus vraiment de mariage, pas d’enfants. À présent, enfin, elle avait quelque chose. ». En un retournement paradoxal, « Aquarius » (le nom donné publiquement à la créature), que la radio présente comme un monstre sanguinaire, lui fait découvrir l’émancipation, la liberté, la prise de risques même – puisqu’avec lui, elle se met à parcourir de nuit et en secret les rues et les parcs de la ville, courant le danger de croiser des habitants qui l’identifieraient facilement, vu son allure et sa taille. Il lui fait connaître l’amour, le vrai, la « fleur bleue » dont rêve aussi M. Mendoza, le jardinier, qui est peut-être le seul humain « normal » à la comprendre, voire à la deviner.
Ce roman à la fois vif et poétique (et dont la première édition, précisons-le, date de 1982), tient du conte, ou plutôt de la fable. Ses allures fantastiques ne doivent pas faire illusion : Rachel Ingalls explore ici les manifestations et les dessous d’une réalité psycho-sociale pesante et frustrante, que l’irruption de l’irrationnel révèle avec brio et sans optimisme excessif.
Jean-Pierre Longre
Rachel Ingalls vient de décéder (mars 2019) à l’âge de 78 ans.
Née à Boston en 1940, Rachel Ingalls a grandi à Cambridge, dans le Massachusetts. Tour à tour costumière de théâtre, bibliothécaire, lectrice, elle est l’auteure d’une dizaine de livres. Radiophile et cinéphile inconditionnelle, Rachel Ingalls était installée à Londres depuis 1965. (Belfond)
19:16 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), rachel ingalls, céline leroy, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |