01/06/2022
« Le son des mots réconciliés »
Nicolas Gruszkiewicz, Au matin de la Grande journée, encres de Valérie Ghévart, Éditions La Centaurée, 2022
Les mots se répandent sur la page blanche comme des notes sur une partition, comme des instruments dans un orchestre, sonnent verticalement, horizontalement et en épaisseur, comme une symphonie. Ils flottent sur l’eau immobile, comme de frêles embarcations, lestés du poids de leurs harmoniques et de leurs significations, seuls ou en petits groupes obstinés forçant « le silence féroce » du vide. Çà et là, les encres tout en nuances et en forme de feuille dressent leur pointe vers des hauteurs muettes, en une verticalité qui répond à celle des poèmes, que l’on suit, bien obligé, vers le mystère de leur profondeur. Et voilà qu’on ne peut « rester immobile. »
De quoi nous parlent-ils, ces poèmes ? De la nature, du ciel, de l’eau, de la lumière, du vent, du sable, de la terre, du feu – des éléments dont la présence est immuable, mais que la mue des mots transcende, que la poésie rassemble contre la fuite du temps. Les années passent, la vieillesse gagne, mais il y a toujours un peu de lumière, et la parole respire. Contre « l’embarras du labyrinthe », se dresse « la mémoire aux lèvres d’argile », mais aussi « l’ocre sonore », les « feux mouillés », la « terre d’écume » - bref, synesthésies, oxymores et autres audaces verbales, tout ce que les mots peuvent se permettre, entre le silence et la solitude, pour préserver les « jours heureux ».
Dans ce beau recueil qui fait entendre « le son des mots réconciliés », « les questions du vent » et bien d’autres choses encore, le poète « adresse [ses] cris au ciel », et nous l’accompagnons, murmurant avec lui : « Merci pour la lumière ».
Jean-Pierre Longre
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21/04/2019
L’amour la poésie au quotidien
Eva Kavian, L’homme que j’aime, Illustrations de Marie Campion, Les Carnets du Dessert de Lune, 2019
Ce sont des vers très brefs, qui composent des poèmes très brefs – pas tant que cela, finalement, parce que ces textes, que l’on prendrait pour des sortes de haïkus, souvent se prolongent et prolongent la rêverie, la méditation sur l’amour qu’ils célèbrent. Oui, souvent il faut tourner la page pour avoir le fin mot de l’histoire, retourner au début pour refaire le chemin semé de petits cailloux, s’attarder sur les illustrations de Marie Campion, ces dessins qui surprennent les regards complices tapis derrière les lunettes et les sourires mi ironiques mi énigmatiques, ces dessins qui révèlent aussi, en même temps que les mots, les objets et les gestes de la vie intime.
Les chants dédiés à celui que l’auteure appelle « mon mari » sont à la fois limpides et complexes (réfléchissez à ceci, par exemple : « Un de nous deux / mourra / avant l’autre / impossible / de savoir / lequel des deux / va gagner / de ne pas perdre l’autre […]. » ; ou à ceci encore : « J’aurais été plus heureuse / si je t’avais connu / plus tôt / mais / je n’aurais / pas été / la même / sans mes peines / et tu n’aurais pas aimé / peut-être / celle que je serais / devenue. »). La vie quotidienne, dans sa simple célébration, est porteuse d’une poésie dense, insoupçonnée, car les sentiments la transcendent, réussissant à faire émerger l’amour du bac à vaisselle ou de recettes improvisées. Alors l’humour n’est jamais loin, tout en observation et en malice ; cet humour qui arrive, notamment, à tirer l’exclamation bien connue « Ciel mon mari » du côté de « la couleur de la mer » et des constellations, ou à conclure une liste de grands voyages exotiques par le constat du vide antérieur : « avant / d’être ensemble / qu’avons-nous vu ? ».
Les détails à caractère autobiographique, les allusions à la vie présente et passée, les infimes précisions matérielles, les éventuels regrets, les bouffées d’espoir et les petits bonheurs, tout tourne autour de l’axe unique que constitue l’amour, cet amour qui, en mots rigoureusement et tendrement choisis, sécrète une précieuse poésie.
Jean-Pierre Longre
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06/09/2018
Voyages en Symétrie
Joseph Danan, Nouvelles de l’intérieur, Nouvelles de l’étranger. Monotypes de Roman Tcherpak. Les Éditions du Paquebot, 2018
Ce vaste volume, dans son unicité, a l’avantage de proposer deux ouvrages, et même trois si l’on tient compte (et on le doit) des monotypes de Roman Tcherpak, qui suggèrent visuellement, sans la traduire, l’atmosphère énigmatique, onirique, voilée dans laquelle baignent les textes. Nouvelles de l’intérieur d’un côté… vous retournez le livre et vous avez les Nouvelles de l’étranger. L’inverse est tout aussi valable. Mais ce n’est pas si simple : du côté de l’intérieur, on est facilement dérouté par les méandres et les sauts de la narration ; du côté de l’étranger, voilà qu’on se prend parfois à rester sur place, en un voyage intérieur, introspectif, pourtant étranger à soi-même et aux autres.
Matéi Visniec, homme de théâtre comme Joseph Danan, et qui s’y connaît en matière de « micro-univers » elliptiques et ambigus, écrit dans sa préface : « Après avoir lu ce livre, n’essayez pas de le synthétiser. ». Que doit donc faire le chroniqueur démuni, sinon inciter le lecteur à pénétrer sans détours ni arrière-pensées dans l’univers de récits qui réservent leur lot de surprises, de mystères et de séduction ? Car il s’est volontiers laissé prendre, le chroniqueur (et ce sera pareil pour le lecteur), aux pièges tendus par le/les narrateur/s dévidant des rêves cauchemardesques, des visions érotiques, des souvenirs lointains, des aventures imaginaires, des scènes dramatiques, des confidences humoristiques, des trajets labyrinthiques, des pensées absurdes, des portraits confus, des va-et-vient paradoxaux, des évocations poétiques (malgré l’autodérision d’une protestation finale).
Alors, en effet, la synthèse est impossible. On peut tenter de dire qu’entre les deux volets du livre se dessine une symétrie itinérante, mais aussi une complémentarité plus ou moins cachée. Des deux côtés des voyages dans un « lointain intérieur » qui fait penser à celui de Michaux se confirme l’impression déjà mentionnée d’être étranger à soi et au monde ; et en lisant la dernière des « Nouvelles de l’étranger », en forme d’adieu à « Maman » (pendant de son équivalent symétrique et pourtant bien différent, « Lettre à Maman »), on pense à Meursault et à l’absurde camusien. Mais voilà que le chroniqueur, faute de pouvoir synthétiser, se met à analyser en approchant dangereusement les frontières de la cuistrerie. Le mieux est de laisser parler le texte. « Je continue d’évoluer dans la maison vide, dans les rues désertes, dans le ruissellement continu d’un monde d’avant le monde, ou d’après. Est-ce bien le monde, ou un film du monde ? Est-ce bien la Terre ? Peu à peu nous perdons contact les uns avec les autres. ». Des deux côtés, tout de même et en même temps, le goût de l’écriture chez un auteur en verve (lisez entre autres « L’écrivain au travail », ainsi que sa suite, vous comprendrez), et surtout le plaisir de la lecture, à savourer à loisir sans chercher à résoudre toutes les énigmes ni à imposer des explications définitives.
Jean-Pierre Longre
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11/11/2013
Almanach insolite
Alain Joubert, Le passé du futur est toujours présent, illustrations de Barthélémy Schwartz, Ab irato, 2013
Si vous voulez prendre connaissance – sans les percer – des mystères liés à la découverte de débris humains dans le lac du bois de Boulogne ou au fond du bassin des Tuileries, n’hésitez pas à vous plonger dans ce petit livre. Vous y apprendrez aussi qui est le « cycliste inconnu » de l’autoroute A7 (vous savez, celui qui a été écrasé près de Givors), vous ferez connaissance avec Henri Sigisbée, professeur au Collège de France, vous rencontrerez Jacques Lacan et Jean-Pierre Mocky, ou encore la coiffeuse Jacqueline Gemona… Et vous assisterez à maints événements peu banals de l’existence quotidienne et de la vie rêvée.
Car Le passé du futur est toujours présent relate les « faits et gestes de quarante-huit jours oubliés », qu’Alain Joubert, ex-surréaliste et ami du vélo, a exhumés d’un almanach complet qu’avec quelques autres (Georges Sebbag, Marc Pierret, Paul Virilio) il avait tenté de réaliser.
De beaux restes, à vrai dire, que ceux de cet almanach, jadis parus sous le titre Huit mois avec sursis. C’est à la fois drôle, inquiétant, tragique, comique, réaliste, bizarre… Les textes brefs sont à lire sans idée préconçue, l’esprit ouvert et les capacités mentales (conscientes et inconscientes) en éveil. Les illustrations de Barthélémy Schwartz, suggestives, toniques, morbides, brumeuses, dialoguent harmonieusement avec les dissonances des histoires ici narrées, contribuant à les fixer dans la mémoire. En cas de défaillance, on retiendra au moins la leçon du professeur Sigisbée : « Tout trésor appartient à celui qui l’invente ! ».
P.S. : On recommandera particulièrement et sans vergogne, aux éditions Ab irato, les ouvrages de la collection Abiratures, « dédiée à l’approche poétique, ce court moment d’élaboration qui se concrétise dans la poésie, quelle que soit la forme (rêve, texte, jeu, dessin, dialogue etc.) qu’elle prend pour s’exprimer ». Parmi eux, notamment, Hommage à l’Amiral Leblanc de Guy Cabanel, précédé d’une « induction » d’Alain Joubert, justement. Un beau chantier naval et poétique.
Jean-Pierre Longre
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11/03/2013
Mots, lignes, couleurs
Madeleine Ravary, Apollinaire illustré, Éditions Calliopées, 2012
« Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne :
Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre. »
Le premier poème, placé sous le signe d’Orphée, suggère la double dimension de ce double recueil : la musique des mots et des vers, la plastique des illustrations.
À chaque poème son dessin aux lignes courbes, aux couleurs abondantes ou, au contraire, en sobre noir et blanc. Le plus souvent, le figuratif se détache sur un foisonnement de volutes ou de lignes simplement suggestives, parfois frisant l’abstraction, parfois tenant du calligramme. Animaux ou êtres humains se glissent discrètement ou s’imposent carrément dans la profondeur de la page. Et comme le proclame l’enchanteur :
« Bêtes en folie… Croyez-moi je vous aime
Et sais le nom de chacune de vous. »
Claude Debon rappelle dans sa préface que Madeleine Ravary a eu de fameux ou d’obscurs prédécesseurs dans l’illustration du Bestiaire, et pratiquement aucun pour ce qui concerne L’Enchanteur pourrissant, et juge qu’« il faut du courage » pour se lancer dans ce genre de travail. C’est vrai. Le courage de se libérer des carcans tout en restant fidèle à la magie des poèmes, Madeleine Ravary l’a eu. Et l’influence chinoise, qui se manifeste ouvertement dans la traduction des titres du Bestiaire, plus secrètement dans les dessins eux-mêmes, n’est pas la moindre preuve de cette fusion entre liberté et fidélité, qui est l’un des propres de l’art.
Jean-Pierre Longre
09:12 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : illustration, poésie, madeleine ravary, apollinaire, éditions calliopées, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
21/08/2012
De Moscou à Moulinsart
Collectif, Les personnages de Tintin dans l’histoire, Le Point, Historia, vol. 1 2011, vol. 2 2012
Points de vue sémiologiques, littéraires, artistiques, psychanalytiques, géographiques, référentiels, intertextuels, psychologiques… j’en passe : les analyses tintinologiques abondent. Une de plus, dira-t-on, avec celle que proposent Le Point et Historia, avec la complicité de périodiques suisse (Le Temps), belges (Le Soir, La Libre Belgique) et québécois (La Presse). Certes, mais le côté historique est le parti pris original de ces deux volumes consacrés aux « événements qui ont inspiré l’œuvre d’Hergé » et par ailleurs abondamment illustrés.
Depuis Tintin au pays des Soviets jusqu’au Trésor de Rackham le Rouge pour le premier tome, et de Tintin en Amérique à l’inachevé Tintin et Alph-Art pour le second, chacun des vingt albums fait l’objet d’un chapitre documenté où chaque personnage est présenté avec ses caractéristiques, ses origines, sa naissance (livresque) ; dans l’ordre : Tintin et Milou, Dupont et Dupond, Rastapopoulos, Tchang, Alcazar, le Dr Müller, Bianca Castafiore, le Capitaine Haddock, Nestor et Tournesol, puis Al Capone, Philippulus, Bergamotte, Abdallah, Wolff, Lampion, Da Figueira, Le Yéti, De la Batellerie, Carreidas et Peggy.
Chaque fois, aussi, sont proposés un profil visuel et textuel d’Hergé, quelques considérations culturelles et, surtout, un dossier historique fourni, qui ne cèle rien des circonstances et des influences ayant donné lieu aux scénarios construits par l’auteur, aux décors de chaque aventure, aux relations entre les personnages et leur environnement. La mémoire se rafraîchit et se nourrit à la lecture des pages sur l’URSS, la colonisation, l’égyptologie, les conflits entre la Chine et le Japon, entre la Bolivie et le Paraguay, sur les progrès techniques mis à profit par les faussaires, sur les prémisses de la Seconde Guerre mondiale, le trafic d’opium, les pirates et les corsaires, sur le château de Cheverny, modèle de Moulinsart maintenant dédié à la tintinophilie, sur la prohibition aux USA, la conquête du Pôle Nord, les Incas, l’exploitation du pétrole, les premiers pas sur la lune, la guerre froide, l’esclavagisme, la conquête des sommets himalayens, sur la mode des « people », les détournements d’avions, l’histoire de Cuba, l’affaire Legros... Nous avons droit aussi à un dossier sur Tintin et le cinéma (relations et tentatives souvent malheureuses), et à une bibliographie concernant les « arrière-plans historiques » et le « monde de Tintin ».
Dans ces beaux livres au format de BD, le grand public trouvera de quoi se remémorer des lectures lointaines ou proches, mais aussi de quoi se renseigner grâce à des contributions historiques toujours précises. De quoi, aussi, réfléchir aux rapports entretenus, dans un esprit tel que celui d’Hergé, entre la réalité documentaire et l’imaginaire.
Jean-Pierre Longre
http://www.historia.fr/web/evenement/tintin-le-retour-28-...
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16/03/2012
L’animal humain
Serge Scotto, Qui veut tuer Astrid la truie ?, Les éditions du littéraire, 2011
Drôles de personnages que ceux qui circulent dans les nouvelles de Serge Scotto : une truie qui, délaissant la ferme d’origine, décide de monter à Paris (comme on le dit des ambitieux) pour y mener une vie que, finalement, elle ne pourra pas maîtriser ; une girafe inspecteur des impôts qui n’apprendra ce qu’est l’indulgence que par le truchement d’un passage au purgatoire…
Des animaux très humains – ou du moins représentatifs de certaines catégories d’humains, tel aussi ce jeune homme si démonstratif de son malheur que les autres le feront roi, voire tyran sanguinaire comme par inadvertance… Mais le plus réussi des quatre textes met en scène une statue de Jeanne d’Arc qui, prenant vie comme la Vénus d’Ille, s’emploiera, beaucoup plus violemment que cette dernière, à passer au fil de son épée tout ce qu’elle rencontrera de vivant.
Récits aux allures de fables socio-morales, ces « quatre nouvelles qui font une satire » tiennent un peu de Marcel Aymé, et aussi de la bande dessinée (y compris les quelques coquilles et négligences orthographiques qui parfois caractérisent le genre…). C’est alerte, étrange, vivifiant, et les aquarelles de l’auteur donnent au volume une coloration de bon aloi.
Jean-Pierre Longre
10:53 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, illustration, francophone, serge scotto, les éditions du littéraire, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
23/02/2011
Émotions à demi traits
Myriam Gallot, Les cœurs suspendus, dessins de Jean-Philippe Bretin, Éditions Noviny44, 2010
Qu’ont-ils d’exceptionnel, les personnages qui parcourent les quinze récits de Myriam Gallot ? Au premier abord, pas grand-chose : trois copines courant les lotos de village, des agriculteurs en faillite, un jeune chauffard emprisonné, un clochard embauché comme Père Noël, un vendeur ambulant, une jeune femme en quête de logement, un professeur de maths en rupture, un conducteur de limousine… Des gens ordinaires, de condition plutôt modeste – mis à part l’épouse d’un homme d’État avide de pouvoir et de richesse et un chien de luxe… En vérité, tous, y compris la femme privilégiée, ont en commun la solitude, une solitude qu’ils contiennent en eux-mêmes ou que le monde et les aléas de la vie leur imposent.
Les petits et grands malheurs, communs et particuliers, se dévoilent sans pathos, avec tendresse et cruauté, dans un entre-deux qui attache intimement le lecteur aux personnages. Ceux-ci représentent la collectivité humaine, saisie ici et maintenant, et chacun d’entre eux est un être saisi dans son individualité, sa spécificité.
La prose est moderne, composée de mots et d’expressions d’aujourd’hui, de la parole même des protagonistes, et sa tournure précise, incisive, laisse toutefois de la marge pour un je-ne-sais-quoi d’évanescent qui laisse planer un mystère sur les émotions, les événements, les caractères, les destinées. La société n’est pas épargnée, la satire affleure, le cynisme se laisse deviner ; mais il y a toujours une sorte de pudeur, un délicat suspens des sentiments (voir le titre) qui n’empêchent pas l’exploration des profondeurs plus ou moins secrètes de l’âme humaine, chacune à sa mesure. Une exploration sans limites, puisque les dénouements, chute ou absence de chute, ne sont jamais des fins.
La réussite d’une nouvelle tient à l’art de l’unité, de la concision et de la mise en situation, une situation qui, relevant du réel (social, actuel, quotidien), passe par le tamis de la fiction. Les cœurs suspendus est, en l’occurrence, un vrai et beau recueil de nouvelles. Le style, l’esthétique littéraire y servent le social et l’humain, et inversement, selon le point de vue que l’on adopte. Ajoutons que les dessins de Jean-Philippe Bretin, noir et blanc ou couleurs vives, accompagnent les récits, en se gardant de les illustrer directement, de leurs éclats, de leurs méandres, de leurs taches, de leurs formes suggérées. Comme dans le texte, suggestions à demi traits dont le lecteur peut prolonger les effets à sa guise.
Jean-Pierre Longre
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15/09/2010
Les anges dans nos campagnes : une bonne nouvelle ?
Pierre Autin-Grenier, Un cri, Cadex éditions, 2006
Faite en principe pour une lecture d’un instant, une vraie et bonne nouvelle se lit paradoxalement avec la lenteur savoureuse de la dégustation. Cette édition illustrée par Laurent Dierick, particulièrement soignée, met justement en valeur les qualités du texte.
Un cri est un récit bref qui prend son temps. Le cri en question est là dès le début, mais ce n’est qu’à la dernière ligne, au dernier mot que son mystère s’élucide, et encore… Le narrateur (un « nous » anonyme qui sollicite profondément le lecteur) a bien le dernier mot, mais ce dernier mot laisse à ce lecteur l’entière responsabilité de sa lecture. Entre temps, on fait la connaissance de Baptiste, paysan rude à la tâche, taciturne et bourru, qui mène la quête nocturne sur fond de ténébreuse terreur.
Chaque terme est à sa place, chaque phrase s’emboîte parfaitement dans une narration qui penche carrément vers la poésie : on entend le cri, on voit la lune et les étoiles, on devine les ombres des arbres, on perçoit même la sonorité des pas du « curieux cortège dans les profondeurs de quelque forêt fatale ».
De quoi rappeler que si la notoriété de Pierre Autin-Grenier repose sur ses récits, la valeur de ceux-ci repose sur la densité poétique de leur prose, sur ce que Dominique Fabre, dans la préface du présent opuscule, appelle la « langue riche et goûteuse » de cet écrivain « honnête homme et anarchiste », « inconsolable » et « comique », qui adopte volontiers et sans en avoir l’air une « posture de moraliste ». En somme, un écrivain marginal qui met la marge au cœur de nos préoccupations en nous menant quérir un cri poussé dans le lointain, au-delà des limites.
Jean-Pierre Longre
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04/08/2010
Merveilleux continent
Jacques Roubaud, La Princesse Hoppy ou le conte du Labrador. Illustrations de François Ayroles et Étienne Lécroart,Éditions Absalon, 2008
Que le lecteur ne compte pas sur le critique pour raconter le conte du Labrador ; il faut qu’il compte sur lui-même, le lecteur, pour se diriger dans le labyrinthe où Jacques Roubaud se complait à conter les aventures du Comte du Labrador, qu’il ne faut pas pour autant prendre pour argent comptant. Dans sa recherche, il sera peut-être content, le lecteur, de lire « L’épluchure du conte-oignon » d’Elvira Laskowski-Caujolle, qui contient un certain nombre d’explications complétant utilement « Le Conte conte le conte et compte » de Jacques Roubaud soi-même, rattachant clairement La Princesse Hoppy à l’influence de Queneau et aux contraintes oulipiennes.
On se contentera donc de saluer la réédition de cette œuvre commencée en 1972, jamais achevée mais paradoxalement et tout compte fait très complète. Car « le conte dit toujours vrai », et il le dit d’une manière exhaustive tout en s’amusant comme un enfant, en jouant oralement dès le titre (qui enferme le terme OuLiPo), en « complotant » une « compote » de jeux verbaux ou typographiques qui peuvent aller jusqu’à transcrire le langage « chien » ou « sauterelle », voire jusqu’à produire des schémas traduisant une nouvelle langue, le « canard postérieur ».
Inutile de dire que les mathématiques et la physique tiennent ici, comme toujours avec Roubaud, une place prépondérante, et que les énigmes sont telles qu’il faut parfois tout reprendre à zéro (ce à quoi nous incite, au passage, le chapitre 00). C’est ainsi que le lecteur, comme toujours avec Roubaud, est personnellement sollicité, intimement questionné, poussé dans ses retranchements, et qu’il est donc obligé non seulement de tout lire, mais encore de collaborer à la composition du conte.
Est-il utile, en outre, de dire que le livre est beau ? Beau par sa narration, par sa poésie, par l’attitude respectueuse que l’écriture adopte envers les œuvres et les auteurs du passé (Le Conte du Graal, Alice au pays des Merveilles, Baudelaire, Apollinaire, Queneau bien sûr, et beaucoup d’autres), beau par son non-conformisme et sa conformité aux règles du genre, beau par les illustrations colorées, médiévales, baroques, enfantines, savantes de François Ayroles et Etienne Lécroart, beau dans sa présentation générale.
Il est donc compréhensible qu’on tienne à recommander la délicieuse consommation de La Princesse Hoppy ou le conte du Labrador, qui nous convie à explorer incontinent un pays contenant toutes sortes de merveilles – que dis-je, un pays ? Un continent !
Jean-Pierre Longre
http://www.editionsabsalon.com
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11/06/2010
Les miroirs de la mémoire
Ana Maria Sandu, L’écorchure. Vu par Marine Joatton. Traduit du roumain par Fanny Chartres. Les éditions du Chemin de Fer, 2010.
En vers libres (ou en prose rythmée), une succession de tableaux tentent de fixer sur la page les fluctuations de la mémoire. Il ne s’agit pas vraiment d’autobiographie, mais plutôt de souvenirs poétisés, dans lesquels l’imaginaire et l’écriture de jeunesse tiennent aussi leur place, souvenirs oscillant entre la première, la deuxième et la troisième personne, comme si le miroir, en fragments divers, multipliait les angles de vue et nous donnait à voir plusieurs « petites ana » dont chacune a « une histoire à raconter ».
Les histoires, ces divers va-et-vient dans le passé, entre la petite enfance, avec ses jeux et ses travaux, et la période des études, avec ses amours et ses débuts littéraires, nous mènent vers « ces choses simples et insignifiantes », parfois heureuses, souvent douloureuses, qui font l’intimité d’une petite fille et d’une femme. Les jeux de l’enfance, notamment, ne sont pas dénués de violence et de sexualité naissante. Les plaisirs, les brimades, les amitiés, les inimitiés, les modes de vie, les coutumes du passé dans la Roumanie des années 1970-1980, tout est dit sans fausse pudeur, sans complaisance non plus. Et cela contribue à la poétisation de la vie, dans ses dimensions physiques et mentales, réalistes et oniriques.
Les dessins de Marine Joatton, à gros traits côtoyant les mots, s’y superposant parfois, les « écorchant » au passage, renforcent l’aspect visuel du texte. Ils ne l’illustrent pas, mais lui ajoutent leur dimension, à la limite du fantastique. Les qualités poétique et plastique, l’étroite complémentarité des arts font de L’écorchure ce qu’on peut appeler un beau livre.
Jean-Pierre Longre
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