30/07/2019
« Tu me trouveras »
Dario Franceschini, Ailleurs, traduit de l’italien par Chantal Moiroud, Gallimard/L’arpenteur, 2017, Folio, 2019
Iacopo Dalla Libera, petit notaire des environs de Mantoue, en apprend de belles : son père mourant, auquel il a succédé dans sa respectable étude, lui révèle qu’il a eu cinquante-deux autres enfants de cinquante-deux femmes différentes : « Cinquante-deux putains, Iacopo. Des femmes libres et merveilleuses. Elles avaient besoin d’argent pour vivre et j’avais besoin d’elles pour donner la vie. ». Tout est dans ces deux adjectifs qui vont peu à peu révéler leur force à Iacopo : « Libres » et « merveilleuses ».
Car il décide d’obéir aux injonctions de son père en menant une enquête, au début de laquelle, à Ferrare, il rencontre Mila, « merveilleuse » jeune femme qui ne lui cache pas son métier, mais lui révèle, justement, ce que c’est que d’être « libre ». Cette enquête lui montre aussi que la vie n’est ni aussi simple ni aussi terne que ce qu’il croyait. « Il y a les histoires secrètes et vraies de quantité de pauvres gens qui ont passé leur vie à se cacher : voleurs, ratés, amants, prêtres défroqués, enfants illégitimes, putains, prisonniers. », lui dit un vieil homme qui conserve les secrets de tous ces braves gens. Et Iacopo apprendra bien d’autres choses à propos de son père (son père, vraiment ?), de sa femme (dont la rigidité quotidienne cache un tempérament de feu), de lui-même, de l’humanité ; il apprendra que la vie du peuple, malgré la pauvreté, est bien plus exaltante que l’existence compassée des petits notables…
Roman au ton alerte et sensible, joyeux et grave, Ailleurs est aussi un roman un peu fou, dira-t-on. Oui, un peu fou sans doute, mais au propos duquel on ne peut que donner raison. Mila la jeune prostituée est bien plus « dans la vie » que Iacopo le petit notaire ne l’était jusqu’à ce qu’il la connaisse. « Mais pourquoi donc, s’était maintes fois demandé Iacopo, racontait-il tous les secrets de sa famille à une putain ? Peut-être parce qu’il faisait confiance à Mila comme à personne d’autre auparavant, avait-il songé. Elle était pure intérieurement et Iacopo savait que tout avait changé dans sa vie depuis qu’il l’avait rencontrée. ». La vie cache bien des choses. Mais une fois qu’on s’en est aperçu, au lieu de succomber à un moralisme mortifère, on peut savoir ce qu’est le véritable amour, et se laisser dire : « Si un jour tu veux me voir, tu me trouveras. ».
Jean-Pierre Longre
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22/07/2019
De qui Chestov est-il le nom ?
Nicolas Cavaillès, Chestov & Schwarzmann, Black Herald Press, 2019
À la question ci-dessus, Nicolas Cavaillès, dont les livres ramassent et condensent en quelques dizaines de pages ce que d’autres développent en de gros traités ou de gras romans, répond d’une manière personnelle, originale et séduisante. D’aucuns diront que le « philosophe tragique » (selon Fondane), cet « obsédé de l’impossible » (selon Cavaillès) est vu par le petit bout de la lorgnette, ce que ne semble pas démentir l’introduction en forme de dédicace à Norman Manea, puisque l’auteur y annonce modestement des « scènes et anecdotes », des « singularités, incidents, faits divers puisés entre les lignes de sa légende » ; mais la lorgnette, tout de même, cherche à « illustrer l’incompréhensible ou l’insoluble », et y parvient parfaitement.
Il y a, oui, de petits morceaux d’existence de celui qui vécut « écartelé entre deux chutes connexes : celle d’une brique sur lui et sa propre glissade dans le néant » et avait peur, après avoir prononcé un discours, de « tomber à terre » parce qu’on lui aurait ôté sa chaise (supposition bouffonne mais angoissante), ce Chestov qui s’appelait en réalité Lev Isaakovitch Schwarzmann (et Nicolas Cavaillès ne se prive pas de décortiquer ce nom et les raisons supposées du changement), comme s’il y avait deux personnes en une, ou une personne « fissurée », divisée en deux : un Chestov « né Schwarzmann » ou un « Schwarzmann né en Chestov »… De quoi « se cogner le front contre le mur », mais surtout de quoi suivre les tribulations d’un philosophe qui aura tenté de franchir les murs qui enferment la liberté, de trouver la faille qui lui aura permis de partir « là-bas ».
Bref, à partir de là, le récit, qui adopte le tutoiement à la fois intime et respectueux, devient plus biographique. Le « là-bas » en question est la Palestine, où Chestov s’est rendu en 1936 avec « certaines attentes, informulées, inconscientes, invisibles », mais où « tu retrouves ta croix, ton épreuve intérieure, ton martyre personnel, aux yeux de tous car ils en font partie, mais surtout dans les sables mouvants de ta solitude. ». Chemin faisant, l’auteur nous gratifie de pages poétiques sur ce pays où la beauté des paysages n’occulte pas les incessants conflits dont ils sont le terrain depuis la nuit des temps, où on ne sait plus « qui est l’infidèle de qui ». C’est en tout cas une « Palestine intérieure », indescriptible, indicible, que Chestov (ou Schwarzmann ?) gardera de son périple, et nous de notre lecture.
Jean-Pierre Longre
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17/07/2019
Amour et disparition
Philippe Vilain, Un matin d’hiver, Grasset, 2019
C’est une belle histoire d’amour qui se noue entre deux universitaires, elle (la narratrice) enseignante en littérature française, lui (Dan Peeters) sociologue américain en poste en France, bel homme, simple et bon. « Je ne trouvais pas à Dan de défauts importants, et je n’ai jamais décelé en lui de médiocrité. ». Une histoire d’amour racontée avec délicatesse, qui semble pouvoir se prolonger indéfiniment, dans une sorte de bonheur « consolidé » par le mariage et la naissance d’une petite fille, Mary. « Je songeais à la chance que j’avais d’avoir rencontré Dan et de partager sa vie, à la surprise de voir que notre couple résistait au temps. ».
Pour ses recherches sur la représentation du racisme, Dan doit périodiquement faire des voyages à Atlanta, et sa femme s’en accommode, même s’il ne lui dit rien de ce qu’il y fait. Un jour où il a accepté qu’elle l’accompagne à l’aéroport, il s’envole pour un énième voyage, et contrairement à son habitude ne donne pas de nouvelles. Il n’en donnera plus. Alors commence une longue quête angoissée qui n’aboutit à rien. Sur place, à Atlanta, elle se fait en compagnie et avec l’aide des parents de Dan ; à Paris, en épluchant ses courriers, ses mails, les études qu’il a publiées – et en égrenant toutes les hypothèses : il a pu être assassiné par un gang au cours de ses recherches ; il a peut-être décidé de changer complètement de vie ; aurait-il été un agent de la CIA infiltré dans des bandes criminelles ? Des années et des années d’attente, de suppositions, de tourments… Et comment faire admettre à la petite Mary, qui devient progressivement une adolescente, que son père ne réapparaîtra pas ? Ne pas penser que « sa disparition fût volontaire » : « C’est à cause de Mary que je n’ai pas voulu y penser, parce que je n’imagine pas qu’un père, aimant comme l’était Dan, puisse abandonner son enfant, pourtant cette probabilité existe bel et bien. ».
Ce roman, écrit avec une sobriété tendue par l’émotion, est dédié « à la confidente d’un jour », c’est-à-dire à cette femme qui a « confié son histoire » à l’auteur. Celui-ci s’est livré à un « travail de recomposition », en laissant le lecteur régler à sa manière le « suspens » des phrases, « des mots qui n’arrivent pas à se dire », mais un « suspens » que la narration aide à lever, sans résoudre l’énigme. Car, comme l’écrit Philippe Vilain, les histoires « sont simplement ce que nous faisons d’elles, je dirais même qu’elles sont belles de ce que nous faisons d’elles et de ce qu’elles font de nous : belles des surprises qu’elles nous offrent et des découvertes qu’elles nous font faire, […] belles des peurs qu’elles nous font surmonter, belles de ce qui nous arrive et de ce qu’elles nous font devenir. ».
Jean-Pierre Longre
19:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, philippe vilain, grasset, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |