25/02/2022
Saisir l’instant
Martine-Gabrielle Konorski, Adesso, “Une ballade italienne”, Black Herald Press, 2021
Le titre l’annonce : il sera question du « maintenant » surgissant des paysages et des personnages qui rythment et peuplent les courtes proses narratives, descriptives, évocatrices, poétiques composant ce lumineux recueil. Des paysages où la silhouette de Pier Paolo Pasolini se dessine – et les citations qui ouvrent et ferment le livre le rappellent ; des personnages de toutes sortes, en nombre ou solitaires, qui baignent dans la chaleur et la lumière du littoral d’Italie du Sud.
La joie de vivre, le bonheur, la « quiétude », saisis dans l’instant dès l’ouverture, sont comme une tonalité dominante (sans oublier celle des chansons qui passent çà et là). La foule est « magnifique », « il fait bon vivre sous les figuiers et les palmiers », même si on est « à l’à-pic de la mer », et si à Ostie, « sur cette plage est mort Pier Pasolini. » Il y a maintes séquences, maintes histoires racontées ou ébauchées, imbriquées les unes dans les autres, « des histoires qui se tissent en un récit à la fois réaliste et un peu fou, telle une pièce de tissu mal cousue, un tableau authentiquement poignant. » Ce sont des vies esquissées, celles des familles, celles du peuple, celles des amis et des amoureux.
Mais il ne s’agit pas que de récits et de descriptions. Le bonheur est fait des vibrations de l’atmosphère, d’impressions fugitives, de sensations mêlées : les odeurs de la plage et de la cuisine, la chaleur de l’air et la fraîcheur de l’eau, les cris des enfants et des mouettes, la couleur de l’eau et les rayons du soleil. Et de tout cela naît une sensualité teintée de mystère, et par-dessus tout l’amour : « Elle, Lui, dressés au sommet du monde, au-dessus de l’eau. » Les détails ébauchés, les évocations suspendues, la musique des phrases et la couleur des mots – tout cela fait de cette symphonie aux apparences narratives une mosaïque poétique.
Jean-Pierre Longre
19:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : proses, poésie, francophone, italie, martine-gabrielle konorski, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
30/07/2019
« Tu me trouveras »
Dario Franceschini, Ailleurs, traduit de l’italien par Chantal Moiroud, Gallimard/L’arpenteur, 2017, Folio, 2019
Iacopo Dalla Libera, petit notaire des environs de Mantoue, en apprend de belles : son père mourant, auquel il a succédé dans sa respectable étude, lui révèle qu’il a eu cinquante-deux autres enfants de cinquante-deux femmes différentes : « Cinquante-deux putains, Iacopo. Des femmes libres et merveilleuses. Elles avaient besoin d’argent pour vivre et j’avais besoin d’elles pour donner la vie. ». Tout est dans ces deux adjectifs qui vont peu à peu révéler leur force à Iacopo : « Libres » et « merveilleuses ».
Car il décide d’obéir aux injonctions de son père en menant une enquête, au début de laquelle, à Ferrare, il rencontre Mila, « merveilleuse » jeune femme qui ne lui cache pas son métier, mais lui révèle, justement, ce que c’est que d’être « libre ». Cette enquête lui montre aussi que la vie n’est ni aussi simple ni aussi terne que ce qu’il croyait. « Il y a les histoires secrètes et vraies de quantité de pauvres gens qui ont passé leur vie à se cacher : voleurs, ratés, amants, prêtres défroqués, enfants illégitimes, putains, prisonniers. », lui dit un vieil homme qui conserve les secrets de tous ces braves gens. Et Iacopo apprendra bien d’autres choses à propos de son père (son père, vraiment ?), de sa femme (dont la rigidité quotidienne cache un tempérament de feu), de lui-même, de l’humanité ; il apprendra que la vie du peuple, malgré la pauvreté, est bien plus exaltante que l’existence compassée des petits notables…
Roman au ton alerte et sensible, joyeux et grave, Ailleurs est aussi un roman un peu fou, dira-t-on. Oui, un peu fou sans doute, mais au propos duquel on ne peut que donner raison. Mila la jeune prostituée est bien plus « dans la vie » que Iacopo le petit notaire ne l’était jusqu’à ce qu’il la connaisse. « Mais pourquoi donc, s’était maintes fois demandé Iacopo, racontait-il tous les secrets de sa famille à une putain ? Peut-être parce qu’il faisait confiance à Mila comme à personne d’autre auparavant, avait-il songé. Elle était pure intérieurement et Iacopo savait que tout avait changé dans sa vie depuis qu’il l’avait rencontrée. ». La vie cache bien des choses. Mais une fois qu’on s’en est aperçu, au lieu de succomber à un moralisme mortifère, on peut savoir ce qu’est le véritable amour, et se laisser dire : « Si un jour tu veux me voir, tu me trouveras. ».
Jean-Pierre Longre
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26/02/2016
L’Histoire et le Roman
Milena Agus, Luciana Castellina, Prends garde, traduit de l’italien par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, 2015, Liana Levi Piccolo, mars 2016.
Prix Méditerranée étranger 2015
L’histoire des Pouilles entre 1943 et 1946 est tourmentée, complexe, violente. Histoire politique (le sort de l’Italie après la chute de Mussolini et le débarquement des alliés), histoire sociale (la misère des ouvriers agricoles et leurs révoltes contre les propriétaires terriens). Le mérite de Luciana Castellina, écrivaine et journaliste engagée à gauche, est de retracer d’une manière vivante, détaillée, claire, ces épisodes d’un passé trop vite oublié. Cela à partir d’un événement survenu le 7 mars 1946 sur la place principale de la ville d’Andria, entre Foggia et Bari, où des milliers de personnes s’étaient rassemblées pour écouter le discours du fameux syndicaliste Giuseppe Di Vittorio : un ou deux coups de feu furent tirés depuis la riche demeure des sœurs Porro, issues d’une grande famille locale. Les pages qui suivent décrivent donc le contexte historique, local et national, situant les faits.
Retournons le livre. Même illustration, mais cette fois le titre Prends garde est précédé d’un autre nom : Milena Agus. La romancière sarde, devenue célèbre avec son Mal de pierres (2007), est partie du même épisode, les coups de feu tirés sur la place d’Andria. Symétriquement à la relation fidèle de la réalité historique, la fiction romanesque nous fait pénétrer dans la demeure toujours fermée des sœurs Porro, vieilles héritières d’une tradition composée de piété, de charité, de gestes routiniers, de non-dits, de conservatisme. Celle qui nous y emmène et qui nous les fait connaître de l’intérieur est du même monde qu’elles, mais plus ouverte, révoltée, extravagante (du moins aux yeux de ses semblables) : « Gracieuses, raides et efflanquées, elles l’accueillaient, elle, pataude et replète, qui, assise sur le sofa avec les jambes trop écartées, faisait la révolution. Elles l’écoutaient, prenaient peur, et riaient en se cachant la bouche. ».
Les deux points de vue, historique et romanesque, prolétarien et possédant, renvoient l’un à l’autre, et font saisir la profondeur des choses et des gens. D’un côté le drame collectif de toute une région, voire d’un pays ; de l’autre « la tragédie des sœurs Porro », d’une famille riche en fin de parcours. D’un côté les foules et leurs luttes pour une société plus juste, de l’autre les individus et leur psychologie, leurs sentiments plus ou moins cachés, leurs combats intérieurs. L’imaginaire et le réel, loin de s’opposer, se complètent parfaitement pour faire saisir, en tout cas approcher la vérité humaine dans toute sa complexité.
Jean-Pierre Longre
12:04 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, italie, milena agus, luciana castellina, marianne faurobert et marguerite pozzoli, liana levi, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
15/12/2010
Meurtres sur la voie ferrée
Alessandro Perissinotto, Train 8017, traduit de l’italien par Patrick Vighetti, La fosse aux ours, 2004, Folio Policier, 2008
Dans un roman précédent, La chanson de Colombano, Alessandro Perissinotto avait su combiner intrigue policière et roman historique, en mettant en scène un quadruple meurtre commis au XVIe siècle dans les montagnes de Suse, meurtre dont fut accusé le tailleur de pierres Colombano Romean. L’écrivain turinois récidive, toujours brillamment, dans Train 8017, avec des faits et des personnages d’une époque bien plus récente, dans un contexte historique bien différent.
Nous sommes en 1946 (exactement entre le 13 juin et le 3 juillet), c’est-à-dire peu après la Libération de l’Italie, en une période qui mêle à la joie d’une paix retrouvée les souvenirs difficiles et les règlements de compte politiques. Adelmo Baudino va mener une enquête toute personnelle et non officielle sur des meurtres de cheminots liés, il s’en apercevra rapidement, à une catastrophe ferroviaire qui a effectivement eu lieu dans la nuit du 2 au 3 mars 1944 à Balvano (province de Potenza). Cette enquête permettra à Adelmo d’une part de renouer avec son passé d’inspecteur de la police ferroviaire, en oubliant ses ennuis présents, d’autre part de résoudre, avec l’aide de son ami Berto, une énigme particulièrement ardue. Plus profondément, et au-delà des dangers auxquels il s’expose, c’est la haine des nazis et des fascistes, une haine profondément ancrée en lui, qui le guide : « Pour la première fois, il sentait que son enquête n’était pas un simple jeu, un pari sur son avenir : c’était un combat, une guerre ; non, la guerre n’était pas terminée ».
Cette enquête permet en outre au lecteur de voyager, dans le temps et dans l’espace : selon un habile mélange de fiction et de réalité, mieux connaître une période troublée dans laquelle s’enchâsse l’évocation d’une autre période troublée, dans un pays qu’en France on classe trop rapidement, pour ce qui concerne les années en question, dans une unique catégorie ; et mieux connaître ce pays, où l’on voyage entre le Nord et le Sud, entre Turin et Naples. Le plaisir n’est pas seulement lié au récit historique et policier : il y a l’écriture, les évocations pittoresques des régions traversées (une vivante description de Naples par exemple), le rythme des énumérations (dont certaines cependant connotent la mort violente), l’art des dialogues et des monologues intérieurs… Il s’agit donc bien de littérature, et nous devons savoir gré à Patrick Vighetti, le traducteur, comme à l’éditeur lyonnais La fosse aux ours, de faire connaître un écrivain véritable, qui plus est un voisin.
Jean-Pierre Longre
http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/-La-fosse-aux-ours,126-.html
www.gallimard.fr/foliopolicier
http://nuke.alessandroperissinotto.it/France/tabid/485/Default.aspx
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09/11/2010
Le choix de Ferdinando
Arturo Buongiovanni, Repenti, traduit de l’italien par Patrick Vighetti, La fosse aux ours, 2010
Vu de loin, dans les médias, il paraît très facile de devenir un « repenti », tout simple de se décider à la collaboration avec la justice après avoir été un criminel, camorriste ou mafioso. Et pourtant… Arturo Buongiovanni, qui connaît bien la question puisqu’il est lui-même avocat et défenseur de repentis, n’a pas trop d’un livre entier, bien fourni, pour narrer les étapes qu’entraîne ce type de retournement.
Ferdinando, fils d’une famille honorable de Torre Annunziata, travailleur et honnête, amoureux de la jeune Anita, est peu à peu pris malgré lui dans l’engrenage de la violence. Meurtre, cavale, crimes en série au service de la mafia… Tout cela comme si c’était inscrit, comme si le destin d’un « brave garçon » de la région napolitaine était tragiquement tracé. Après son arrestation, Ferdinando se voit proposer le marché par son juge : aveux détaillés, collaboration en vue d’autres arrestations, contre la garantie d’une protection et d’un avenir adouci. Et c’est à partir de son acceptation (provisoire jusqu’au procès) que le combat commence vraiment : contre la bureaucratie, contre les soupçons des autres détenus, contre les menaces, contre les dangers encourus par sa famille – surtout sa femme et ses enfants, pour qui une protection complète est nécessaire –, contre soi-même, jusqu’au moment ultime : « Il avait beau tourner et retourner la question, il ne trouvait pas d’issue. […] Que faire ? En ce moment même, tandis qu’il attendait l’ouverture du procès, enfermé dans une petite salle et entouré par l’escorte, il ne savait pas ce qu’il ferait, une fois devant ses juges ».
Les faits sont réels, et il s’agit donc là d’une « transposition sous forme de roman », comme le dit l’auteur. Le cas de Ferdinando est exemplaire, et ce témoignage, qui nous ouvre les yeux, est une source d’informations d’un intérêt majeur, sur le plan historique. Mais cela n’occulte pas l’attachement communicatif que l’auteur – et, partant, le lecteur – ressent pour ses personnages : Ferdinando, bien sûr, avec ses sentiments, ses doutes, l’inquiétude ressentie pour sa jeune épouse et ses garçons ; Anita, avec son amour indéfectible pour son mari, le désarroi aussi de se sentir soudain si seule ; le juge D’Alterio, qui en est à ses débuts dans la lutte antimafia, à la fois très décidé et peu sûr de lui ; le policier Auricchio, qui sans se laisser détourner de son devoir éprouve une sorte de tendresse rassurante pour Ferdinando et les siens…
Repenti répond à ce que l’on attend d’un bel et bon récit, avec une trame à suspense, les méandres d’une narration complexe, des sentiments forts, des personnages humains, auxquels on ne peut pas ne pas s’identifier à un moment ou à un autre. Tout y est si réel, si romanesque, et si vrai…
Jean-Pierre Longre
www.lekti-ecriture.com/editeurs/-La-fosse-aux-ours,126-.html
19:04 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, italie, arturo buongiovanni, patrick vighetti, la fosse aux ours, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |