29/04/2021
Récidive poétique
Le Blues roumain, Vol. 2, « anthologie désirée de poésies », sélection et traduction de Radu Bata, préface d’Éric Poindron, illustrations de Iulia Şchiopu, Éditions Unicité, 2021
On l’attendait fébrilement ou tranquillement, le second Blues roumain, et le voilà : Radu Bata a récidivé, sans pour autant reproduire à l’identique les gestes et les intentions du premier. Celui-ci était une anthologie « imprévue », composée de traductions « inopinées », celui-là est une anthologie « désirée », composée de traductions « hypocoristiques ». Comme si, la première fois, tout était venu sans crier gare, d’une manière quasiment inconsciente (voire…), alors que maintenant l’affaire est à la fois préméditée, mûrie et soutenue par une affection consciente. À vrai dire, ce n’est pas aussi simple, aussi schématique. Dans les deux cas, nous pouvons suivre sans nous poser de questions compliquées le « labyrinthe enchanté » construit par celui qui est à la fois faiseur de poésies et découvreur de poètes, inventeur et traducteur, créateur et adaptateur. Et dans le deuxième cas, même s’il est toujours aussi accessible, le chemin est encore plus long, les ramifications plus nombreuses, le regard se fait encore plus éberlué devant les ressources inépuisables de la poésie roumaine.
Certes, à la sortie du labyrinthe, Octavian Soviany semble vouloir mettre un point final à la poésie : « pourquoi on n’euthanasierait pas les vieux poètes ». Mais ce serait plutôt l’occasion d’un rajeunissement radical. Voyons ce que nous dit Ana Blandiana dès l’entrée : « nous devrions naître vieux […] ensuite devenir plus jeunes et encore plus jeunes / arriver mûrs et puissants à la porte de la création ». Ou en cours de route Dragoş Popescu : « les poètes sont si beaux / qu’ils ne vieillissent jamais ». Et alors défilent sous nos yeux les turbulences d’une poésie toujours nouvelle quel que soit son âge, toujours vivante quelles que soient les conditions de sa naissance, toujours bouillonnante quelles que soient ses préoccupations. Une poésie qui chante les sensations et la sensualité, l’amour et la mort, la vie quotidienne des humains et des objets, les souvenirs et le présent, la révolte et la violence, bref tout ce qui fait que les mots bien choisis, bien choyés donnent à l’existence la puissance d’une symphonie, que ce soit sous les plumes notoires de Mihai Eminescu, Ilarie Voronca, Ana Blandiana, Mircea Cărtărescu, Nichita Stănescu, Paul Vinicius, Radu Bata lui-même, ou sous des plumes de nouvelle génération, moins célèbres, mais ô combien fécondes dans leur diversité.
Les mots ? Parlons-en, par exemple avec Petronela Rotar : « touche ces mots s’il te plaît / sens leur chair tendre s’étendre entre tes doigts / et fais le vœu de rester en poésie ». On devine tout au long des pages la prédilection de Radu Bata pour le maniement (ludique, expressif, musical, chaleureux) du matériau verbal. Il aurait pu écrire, comme Iulian Tănase : « j’ai été un joueur de mots / passionné / addictif ». Ce qu’il faut remarquer, c’est que la littérature née en Roumanie, en vers ou en prose, est un terreau particulièrement riche en manipulations lexicales, en mouvements syntaxiques, en registres thématiques, du lyrisme à l’absurde, du dramatique au comique, du réalisme au fantastique. Nous sommes au pays d’auteurs aussi différents que Blaga et Tzara, Eminescu et Urmuz… La Roumanie, c’est un monde poétique complexe, et cette nouvelle anthologie nous mène aux plus attirantes de ses profondeurs, aux plus exaltants de ses sommets, aux plus lumineux de ses horizons.
Jean-Pierre Longre
Les auteurs : Andreea Apostu, Ana Blandiana, Irina Alexandrescu, Luminița Amarie, George Bacovia, Maria Banuș, Ana Barton, Radu Bata, Ramona Boldizsar, Dorina Brândușa-Landen, Emil Brumaru, Artema Burn, Ion Calotă, Mircea Cărtărescu, Ruxandra Cesereanu, Toni Chira, Mariana Codruț, Denisa Comănescu, Ben Corlaciu, Traian T. Coșovei, Delk Danwe, Corina Dașoveanu, Mina Decu, Adrian Diniș, Carmen Dominte, Marius Dumitrescu, Adela Efrim, Mihai Eminescu, Vasile Petre Fati, Raluca Feher, Alida Gabriela, Diana Geacăr, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Ligia Keşişian, Claudiu Komartin, Paula Lavric, Alexandra-Mălina Lipară, Ana Manon, Aurelian Mareș, Ioan Mateiciuc, Maria Merope, Antonia Mihăilescu, Ion Minulescu, Ion Mureșan, Tiberiu Neacșu, Dana Nicolaescu, Felix Nicolau, Ovidiu Nimigean, Dana Novac, Eva Precub, Ioan Es. Pop, Augustin Pop, Savu Popa, Dragoș Popescu, Radmila Popovici, Ioana Maria Stăncescu, Nichita Stănescu, Roxana Sicoe-Tirea, Ana Pop Sirbu, Sorina Rîndașu, Florentin Sorescu, Magda Sorescu, Călin Sorin, Octavian Soviany, Petre Stoica, Ion Stratan, Andrada Strugaru, Robert Şerban, Cristina Şoptelea, Radu Ştefănescu, Petronela Rotar, Mircea Teculescu, Iulian Tănase, Tatiana Țîbuleac, Mircea Țuglea, Radu Vancu, George Vasilievici, Gabriela Vieru, Paul Vinicius, Ilarie Voronca, Vitalie Vovc.
18:18 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : : poésie, roumanie, radu bata, iulia Şchiopu, Éric poindron, Éditions unicité, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
25/04/2021
Polyphonie de la révolte
Ivana Sajko, Trilogie de la désobéissance, traduit du croate par Miloš Lazin, Anne Madelain, Vanda Mikšić et Sara Perrin, éditions L’espace d’un instant, 2021.
Devant la violence du monde capitaliste, il y a plusieurs réactions possibles, parmi lesquelles la tentative amoureuse, le repli dans un paradis protégé ou la révolte meurtrière. Les trois pièces d’Ivana Sajko réunies dans cette trilogie illustrent en quelque sorte ces trois attitudes, tout en étant mutuellement reliées par une forme qui ne revêt pas les apparences immédiates du genre théâtral classique, mais qui n’en est pas moins résolument scénique. Comme l’écrit Miloš Lazin dans son introduction, « la parole extrêmement subjective d’Ivana donne au fond la parole au monde. Et le monde est ce qui se produit au théâtre (ou rien ne s’y passe). »
Rose is a rose is a rose (titre inspiré par Gertrude Stein) est un chant d’amour répondant à la violence de la société et des émeutes qui en sont la conséquence, à la violence de l’histoire qui envahit toutes les régions du monde (« Émeute. Émeute. Émeute. Chaque enfant avec une pierre en main. »). Une violence rythmée par des répétitions de mots, de bouts de phrases narratives, par des esquisses de dialogues, une violence à laquelle fait face le silence de l’amour : « Les bourgeons ont éclos en roses. / Rien que pour eux deux. / ET LE MATIN S’EST RÉPANDU. / Plus un mot. Et, eux, ne se sont rien dit. »
Si une rose est une rose, « la pomme n’est pas une pomme », elle est « notre drapeau planté au milieu de leurs ruines. » C’est ainsi que commence la deuxième pièce, Scènes de la pomme. S’occuper de son jardin d’Eden, ce serait se protéger de l’Enfer du monde extérieur. Mais l’ennemi a ses tactiques : « Il s’introduit dans nos rêves, répand la désinformation et l’inquiétude. Il nous assomme à coups d’arguments politiques, brise notre volonté et enlaidit nos femmes. Il pourrait même se faufiler dans notre jardin. » Alors comment attendre la fin ?
La réponse résiderait-elle dans Ce n’est pas nous, ce n’est que du verre, la troisième pièce, qui débute par l’évocation des grandes crises économiques (1929, 2008), et qui se poursuit avec toutes les misères qui en découlent ? « Ils ont dévoré l’allocation familiale, / ils ont vidé le garde-manger, / ils ont rongé tout ce qu’ils pouvaient, / ils ont mâché tout ce dont ils se sont emparés, / […] ils continuent à menacer le budget familial. » C’est ainsi que la violence issue de cette misère risque de transformer les enfants en « Bonnie and Clyde »…
L’esthétique de cette trilogie (comme celle, en général, de l’œuvre d’Ivana Sajko) met à mal la vision traditionnelle de la dramaturgie et fait appel à toutes les ressources, à toutes les libertés de la mise en scène et du jeu théâtral. Ce jeu est tributaire de textes à la fois monologiques et didascaliques, envahis par la poésie qui s’insinue dans le réel de la parole et de la scène. « Savez-vous à quel point il est difficile de jouer cela ? », est-il dit dans la troisième pièce. Partition polyphonique, cette trilogie est une symphonie verbale en trois mouvements, qui laisse la « porte ouverte » à la subversion, aux difficultés et aux bonheurs du théâtre.
Jean-Pierre Longre
Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :
Mîrza Metîn, Gravité, traduit du kurde par Atilla Balιkçι
« Ferhad a fui Şengal, livrée à la barbarie, et tente de trouver son chemin vers l’Occident. À Istanbul, il croise Şêrîn, une Kurde d’Allemagne qui tente de retourner à ses racines. Au moment où ils se rencontrent, le temps s’arrête et leurs coeurs s’emballent. Mais aucun n’interrompt son voyage, car pour chacun d’entre eux c’est une question existentielle. Mais leur parcours est semé d’embûches. Parviendront-ils à se retrouver ? Gravité est un texte basé sur des histoires vraies, qui se concentre sur les tragiques massacres subis par les Kurdes yézidis et les dilemmes rencontrés par les Kurdes de la diaspora. Une histoire d’amour poursuivie par la guerre. »
Gilad Evron, Terriblement humain, traduit de l’hébreu par Jacqueline Carnaud et Zohar Wexler
« Terriblement humain met en scène deux couples de voisins et un médecin confrontés au problème des migrants. Si le premier couple appartient à la bourgeoisie aisée, ouverte sur le monde et a priori éclairée, le second est issu d’un milieu rural, populaire et pratiquant. Le migrant est incarné par un homme noir venu à pied de la Corne de l’Afrique pour témoigner de l’injustice qui lui a été faite et mourir. Quant au médecin, ancien bénévole dans une ONG en Afrique, il ne peut que constater, une fois de plus, son impuissance. »
18:49 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, croate, kurde, hébreu, ivana sajko, miloš lazin, anne madelain, vanda mikšić, sara perrin, mîrza metîn, atilla balιkçι, gilad evron, jacqueline carnaud, zohar wexler, éditions l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
19/04/2021
Rêves américains
Betty Smith, Tout ira mieux demain, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Beerblock, Belfond, 2021
Dans le Brooklyn des années 1920, la vie des familles issues de l’émigration européenne n’est pas facile. Petits emplois, petits salaires, logements exigus et inconfortables, sans compter le poids des traditions familiales et religieuses : le mari doit entretenir la famille, la femme doit rester à la maison pour s’occuper du ménage et de la progéniture, et on ne se mélange pas entre catholiques et protestants. Tout cela, Margie Shannon le vit depuis l’enfance, entre des parents qui ne cessent de se quereller tout en restant attachés l’un à l’autre par un sentiment qui confine à l’amour sans que le mot soit prononcé ; un père honnête mais fuyant, une mère possessive, aigrie et autoritaire, et tous deux se sentent périodiquement coupables de ne pouvoir faire assez pour leur fille unique. De son côté, l’enfant devenue jeune fille ne se révolte pas : « Quelquefois, je comprends pourquoi ma mère est ce qu’elle est. Oh ! comme je voudrais qu’elle tâche un peu de me comprendre. […] Tout ce que je désire, c’est qu’un jour quelqu’un vienne à passer, qui cherche un peu à savoir si je suis heureuse. »
Les illusions de Margie entretiennent chez elle un optimisme foncier. « Prête à aimer n’importe qui », confondant « la compassion et l’amour », elle va épouser Frankie, perpétuant la tradition de la femme à la maison et de la pauvreté. Son mari au travail, elle va se retrouver toute la journée seule avec ses rêves et son éternel sourire intérieur : « Tout ira mieux demain. » D’autant qu’elle se prend à imaginer qu’au lieu du peu aimable Frankie, elle aurait peut-être pu épouser M. Prentiss, le patron qui, lorsqu’elle était employée de bureau, était plein d’indulgence et d’attentions pour elle. Mais ce sont vite les remords (« Il suffirait de peu de chose pour que je devienne une femme légère ! ») et le retour à la comptabilité mesquine et impuissante du couple, à la froideur de son mari et au rêve d’avoir un enfant à qui elle pourrait donner ce qu’elle-même n’a jamais pu avoir.
De cette histoire, Zola aurait fait une fresque sociale avec l’évocation des petits métiers (cireur de chaussures, fleuriste ambulant etc.) ; d’autres, moins bien inspirés, en auraient fait un roman à l’eau de rose, ou encore un récit misérabiliste. Rien de tout cela avec Betty Smith, qui a su construire avec grand talent une œuvre à la fois analytique et émouvante, objective et empathique. Combinant le psychologique et le social, le descriptif et le narratif, l’historique et l’anecdotique, le collectif et l’individuel, son roman nous fait suivre le destin d’une jeune femme pleine d’allant et d’optimisme, qui se heurte à sa condition, à l’échec et à la désillusion, mais dont on sent qu’elle réalisera peut-être, dans une certaine mesure, le rêve de son père, qui avait lu un livre d’Horace Alger, De la misère à la fortune, et qui un jour avait posé la question à sa femme : « Que doit faire le citoyen, en Amérique, avait-il dit, mi-sérieux, mi-plaisant, pour avoir une chance de devenir… un Lincoln, par exemple ? ».
Jean-Pierre Longre
18:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), betty smith, maurice beerblock, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
16/04/2021
Les murs du silence
Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur, P.O.L., 2019, Folio, 2021
Dans un entretien accordé à Thierry Guichard (Le Matricule des Anges n° 2016, septembre 2019), Santiago H. Amigorena disait : « Enfance laconique, jeunesse aphone, adolescence taciturne, maturité coite, vieillesse discrète… le silence fait partie de ma vie comme de mon écriture, et je savais, depuis de longues années, qu’il me faudrait un jour écrire sur le silence de Vicente Rosenberg, mon grand-père maternel. Mais ce n’est qu’il y a deux ans, en lisant les lettres que mon arrière-grand-mère lui avait écrites depuis le ghetto de Varsovie et Los Abuelos, un livre écrit par mon cousin, Martin Caparrós, que l’ai compris la forme et le ton que pourrait prendre Le ghetto intérieur. »
C’est en effet l’histoire de ce grand-père qui est ici racontée. Juif polonais arrivé en Argentine en 1928, Vicente Rosenberg se marie avec Rosita, issue d’une famille juive ukrainienne, a des enfants, une belle-famille accueillante, des amis, un magasin de meubles… Bref, la vie semble lui sourire, « mais quelque chose de pire que tout ce qu’il avait imaginé était en train d’arriver – et il ne pouvait rien faire. » L’occupation de la Pologne, Varsovie aux mains des nazis, sa famille restée là-bas, sa mère enfermée dans le ghetto, les lettres de plus en plus déchirantes qui mettent des mois à arriver… Alors Vicente, rongé par la culpabilité de n’avoir pas assez fait pour sauver sa mère, pour la faire sortir du pays, s’enferme lui aussi entre des murs, ceux du silence et de l’absence apparente de toute réaction à l’amour de sa femme et de ses enfants, à la compagnie de ses amis, aux exigences de son travail. Ce sont les fuites nocturnes du domicile familial, le jeu jusqu’à l’aube, acharné à perdre « tout ce que le magasin rapportait », les cauchemars au cours desquels il se voit enserré entre des murailles de plus en plus oppressantes…
L’écriture de Santiago H. Amigorena pénètre jusqu’au fond des choses : les ressassements intérieurs d’un homme qui semble vouloir rester sourd non seulement aux autres, mais à lui-même, à la vérité de l’horreur, à ses propres vérités, sont relatés avec l’émotion et l’empathie d’un écrivain que l’on sent intimement concerné. Et les questions existentielles, les considérations historiques sur le nazisme, sur l’industrie de la mort, sur l’aveuglement des démocraties, sur la Shoah viennent à l’appui des préoccupations personnelles de Vicente et de Santiago, qui a lui aussi quitté son pays, l’Argentine, pour fuir la dictature, et « pour retourner en Europe. » Mais lui, pour tenter d’exorciser la souffrance, a recours aux mots.
Jean-Pierre Longre
18:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, santiago h. amigorena, p.o.l., 2019, folio, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
12/04/2021
Survivre ensemble
Andrèas Flouràkis, Je veux un pays, traduit du grec par Hélène Zervas, Exercices pour genoux solides, traduit de grec par Michel Volkovitch, préface d’Ekaterini Diamantakou, éditions L’espace d’un instant, 2020
Andrèas Flouràkis, écrivain et homme de théâtre, est l’auteur de nombreuses pièces au rayonnement international. Les deux œuvres publiées dans ce volume sont de factures différentes, mais relèvent de préoccupations collectives et individuelles analogues : survivre à « la crise économique et migratoire » que la Grèce, l’Europe et le monde connaissent à notre époque. Ekaterini Diamantakou analyse parfaitement ces enjeux dans sa préface, « Une double recherche du pays ».
Pour Je veux un pays, les indications de l’auteur sont on ne peut plus simples, laissant toute latitude au metteur en scène : « Personnages : TOUS. Lieu : PAYS. » S’ensuit, sur plus de quarante pages, une série de courtes répliques qui se suivent et se répondent plus ou moins clairement, prononcées par un nombre indéterminé de personnages dont les gestes et les mouvements sont libres. Émigration, voyage sont au cœur des préoccupations, symbolisés par les valises apportées sur scène. « - Nous sommes arrivés au bord du gouffre. / - Il faut agir. / - Il n’y a pas de place pour nous ici. / - Il faut d’urgence trouver un autre pays. / - Émigrer ? » Résolution, rêves, désirs quasiment poétiques, prières contrecarrées, retours sur le passé, désillusions (« Ce pays qui est venu à la place du nôtre est à pleurer »), espoirs… Tout est théâtralement répertorié, tout peut (re)commencer : « Le commencement est la moitié de tout. »
Dans Exercices pour genoux solides, l’atmosphère est aussi différente que la structure. Quatre personnages (« La femme, L’homme, La jeune femme, Le jeune homme »), quatre lieux (« Bureau de la femme, Bureau de réception, Chambre du jeune homme, Chambre d’hôpital »). On passe très rapidement, sans crier gare, d’un lieu à l’autre, d’un dialogue à l’autre, dans une succession de trente-cinq scènes (ou plutôt séquences) parfois fort brèves. La femme, directrice de société, cherche à licencier l’un ou l’une de ses employés, et recourt pour cela à des procédés inavouables et sadiques, dont l’humiliation morale et physique, tout en cherchant à rééduquer son fils porté sur le fascisme et les jeux vidéo. Son absence se scrupules est total : « Mon chéri, l’argent n’a pas de frontières. Il n’a que des propriétaires. Nous virons des gens parce que nous pouvons le faire. Nous rognons les salaires puisque c’est possible. » Il faut donc avoir « les genoux solides » pour garder son emploi et sa place dans une société rongée par les inégalités, les rivalités, la course à la survie, mais aussi par les menaces politiques et les mystères que chacun recèle en soi.
Deux pièces « engagées », dira-t-on, mais dont l’engagement se nourrit d’une réflexion sans schématisation sur la complexité des âmes, des réactions et des destinées humaines, et s’exprime dans une poésie dramatique aux nombreuses ramifications.
Jean-Pierre Longre
Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :
Wadiaa Ferzly, Gangrène, traduit de l'arabe (Syrie) par Marguerite Gavillet Matar, préface Marie Elias.
« Damas, 2015. Une famille « déplacée » loin des zones de combat. Loin de la maison qu’on a dû abandonner, mais que la mère continue à payer en cachette. Le mari qui perd son travail. Le fils qui sèche les cours, enchaîne les petits boulots et les humiliations. L’arbitraire, la corruption, les privations. La tension de la guerre imprègne le quotidien. La chaleur torride, les rires, les disputes. Et puis le drame. Telle la gangrène, la guerre a ravagé les corps et les âmes. Faut-il rester, s’accrocher à l’espoir de retourner un jour dans sa maison, ou s’endetter encore et prendre le dangereux chemin de l’exil ? Wadiaa Ferzly met en scène avec beaucoup de finesse et d’empathie la vie de ces Syriens victimes de la guerre. »
Jeton Neziraj, Vol au-dessus du théâtre du Kosovo et Une pièce de théâtre avec quatre acteurs, avec quelques cochons, vaches, chevaux, un Premier ministre, une vache Milka, des inspecteurs locaux et internationaux, traduit de l'albanais (Kosovo) par Sébastien Gricourt et Evelyne Noygues, préface Patrick Penot.
« Près de dix ans après la fin de la guerre, le Kosovo s’apprête enfin à déclarer son indépendance. Le gouvernement demande alors au Théâtre national de préparer un spectacle pour le jour J. Mais le metteur en scène est soumis à tant de contraintes incompatibles que l’événement connaîtra de multiples rebondissements…
Le Royaume-Uni vient de sortir de l’Union européenne : il y a une place à prendre et le Kosovo vise à l’occuper avant la Serbie. Il s’agit de remplir au plus vite les critères d’accession, ce à quoi tâche de s’employer la boucherie Tony-Blair à Prishtina. C’est sans compter la corruption des fameux inspecteurs et la mobilisation des animaux… »
Serhiy Jadan, Hymne de la jeunesse démocratique, traduit de l'ukrainien par Iryna Dmytrychyn.
« Kharkiv, les années 90. Tout en continuant à écrire, San Sanytch décide de quitter son travail chez les Boxeurs pour la justice, pour se lancer dans le business. L’idée est d’ouvrir le premier club gay de la ville, sous couvert de « loisirs exotiques ». Un spécialiste du show-biz sur le retour est embauché, tandis qu’un partenariat est conclu avec l’administration municipale, qui en profite pour leur glisser un missionnaire australien dans les pattes, alors qu’il faut repousser les velléités de la mafia locale. Mais l’entreprise tourne au désastre. Derrière cette comédie quasi balkanique, qui conjugue absurde et burlesque, sont évidemment dénoncées l’intolérance et la corruption au sein d’une société post-révolutionnaire qui découvre la liberté et la démocratie à l’occidentale. »
Béla Pintér, Saleté, traduit du hongrois par Françoise Bougeard, préface Béla Czuppon.
« Celle qui n’est pas aimée ne comprend pas vraiment pourquoi elle est « si peu » aimée. Elle blâme le monde pour cette injustice ou encore les gens pour leur apathie, alors qu’en fait tout le monde l’évite à cause de son intelligence émotionnelle aiguë, de son égoïsme et de son étroitesse d’esprit. Et l’éviter est bien ce qu’ils font tous. Ils n’ont pas vraiment envie de lui adresser la parole. Ne pas être aimé est une agonie. Sourcils froncés, on serre les dents, et les mains deviennent des poings. C’est dans des instants comme ceux-là qu’elle devient dangereuse. Elle, qui n’est pas aimée. »
11:19 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, grèce, syrie, kosovo, ukraine, hongrie, andrèas flouràkis, hélène zervas, michel volkovoitch, ekaterini diamantakou, wadiaa ferzly, marguerite gavillet matar, marie elias, jeton neziraj, sébastien gricourt, evelyne noygues patrick penot, serhiy jadan, iryna dmytrychyn, françoise bougeard, béla czuppon éditions l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/04/2021
« Tout est réel, toujours »
Mircea Cărtărescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2019, réédition Points, 2021
Prix Millepages 2019
Prix Transfuge 2019 du meilleur roman européen
La parution d’un roman de Mircea Cărtărescu est toujours un événement. C’est évidemment le cas ici, et plus encore : Solénoïde est un monument ; pas seulement par les dimensions extérieures du livre, mais aussi et surtout par ce qu’il renferme. Un monument qui, à l’image finale de Bucarest, le lieu de tout, se mettrait en mouvement – et alors les images se précipitent dans la tête du lecteur. Ce pourrait être celle d’un torrent que l’on tente de suivre, dont on tente de scruter les flots, le courant, le fond, les obstacles, et dont on prélève le plus souvent et le mieux possible quelques décilitres d’eau pour les examiner, avant de continuer la poursuite. Ou alors celle du labyrinthe dans lequel on se perd, on se retrouve, on se reperd en tenant un fil d'Ariane dont on espère qu'il mènera vers une issue. Ou encore celle de la spirale que l’on suit en mouvements ascendants et descendants – et dans ce cas on s’approche de l’objet qui sous-tend le roman et qui lui donne son titre. L’objet, ou les objets, puisque le sous-sol de Bucarest est parsemé de plusieurs machines du même type, les solénoïdes, ces grosses bobines en forme de spirale qui créent des vibrations et qui mettent les êtres et les choses (voire une ville entière) en mystérieuse lévitation.
Mais ce thème central du roman n’en est, justement, qu’un aspect révélateur. Solénoïde est un roman aux multiples facettes, sorte de Recherche du temps perdu qui aurait été modelée par les mains de Lautréamont, de Raymond Roussel, des surréalistes et de Kafka (on en passe, car finalement les mains essentielles sont bien celles de Cărtărescu). Le canevas narratif est simple : un professeur de roumain qui a échoué dans un collège de banlieue et qui aurait voulu être écrivain (le double inversé de l’auteur, en quelque sorte), se raconte, en une superposition des souvenirs d’enfance et de la relation du présent dans une société minée par la dictature, la pauvreté matérielle et morale, mais dont certains membres sont sauvés par la vie mentale et par l’amour. Le rêve, les apparitions nocturnes, le surgissement de l’inconscient, tout cela est inscrit dans la vie. « Tu ne pouvais pas planter le rêve dans le monde, car le monde lui-même était un rêve. ». C’est pourquoi « la chasse au rêve suprême, orama » est l’un des chemins à suivre, sur les traces de Nicolae Vaschide, spécialiste reconnu de la question, et ancêtre d’une belle et inaccessible collègue du narrateur. Tout se tient, vous dit-on : la réalité historique et scientifique, la fiction, le rêve… et tout cela crée le réel.
Outre les récits de rêves, nombre de motifs peuplent ce récit grouillant d’êtres vivants, humains et animaux. Voyez les poux, tiques, sarcoptes de la gale, acariens et autres insectes microscopiques donnant une idée de l’infiniment petit au regard de la vastitude du ciel aux étoiles menaçantes, de la ville fantasmée avec ses avenues, ses dédales de rues, ses souterrains, ses couloirs, ses usines, ses machineries, ses « veines » et ses « artères », sa nudité : « Quand les monceaux de neige ont disparu, Bucarest s’est offerte aux regards comme un squelette aux os dispersés. Qui aurait cru que sa décrépitude de toujours – le baroque sinistre de sa ruine – puisse devenir deux fois plus triste et plus désespérée ? ». Récit grouillant aussi de faits et d’événements plus ou moins étranges : disparitions et réapparitions énigmatiques, manifestations de « piquetistes », secte protestant avec véhémence contre la mort et faisant résonner à l’infini un pathétique « à l’aide », acquisition d’une maison/bateau dont le narrateur n’aura jamais fini d’explorer les prolongements horizontaux et verticaux, anecdotes liées à l’école (celle de l’enfance, celle de l’âge adulte), mariage rapidement interrompu par le changement dramatiquement radical de l’épouse, puis l’amour, le véritable, trouvé avec Irina, et la naissance d’une petite fille, le rappel de livres précédents (par exemple La Nostalgie, avec l’évocation du « REM »)… Le tout passé au crible de l’humour parfois dévastateur d’un Cărtărescu jouant malicieusement avec son propre destin d’écrivain à partir de la lecture publique d’un poème (significativement intitulé La Chute), s’adonnant mine de rien à la ravageuse satire politico-psychosociale d’un régime jamais nommé mais omniprésent, qui gangrène la société, l’école, les familles, les individus dans leur comportement quotidien, et maniant d’une façon impayable et efficace le portrait-charge ; on serait tenté de tout citer en guise de preuve – et il faut lire les descriptions de salle des professeurs, ou le récit de la collecte obligatoire par les élèves des bouteilles, bocaux et vieux papiers tournant à l’épopée absurde et bouffonne…
Roman fantastique dans tous les sens du terme, en vérité roman réaliste, roman humoristique, roman « limpide comme le jour et complètement inintelligible » comme l’est la vie, roman dont les particularités de ton, de style, de lexique sont fidèlement rendues en français grâce à un remarquable travail de traduction, Solénoïde pourrait être une tragédie, celle de la « devinette du monde », celle de la destinée humaine. S’il s’agit bien de celle-ci, elle aboutit, peut-être contre toute attente mais dans une belle perspective, au triomphe de l’amour : « La devinette du monde, enroulée, intriquée, accablante, perdurera, claire comme de l’eau de roche, naturelle comme la respiration, simple comme l’amour et […] elle se versera dans le néant, vierge et non élucidée. ». Finalement, c’est la plongée dans le bonheur, même sous la menace d’une statue géante, sorte de commandeur infernal : « Nous nous sommes enlacés, la petite entre nous deux, soudain incroyablement heureux et ne nous souciant plus d’aucune statue ni d’aucune porte. ».
Jean-Pierre Longre
www.leseditionsnoirsurblanc.fr
…et du même Mircea Cărtărescu vient de paraître :
Melancolia, traduit par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2021
« Ce sont trois longues nouvelles encadrées par deux contes. Melancolia est un livre sur l’expérience de la séparation, sur ce trauma qui a marqué notre naissance et, par la suite, chacune de nos métamorphoses. L’immense écrivain Mircea Cărtărescu en fait ici l’étude à travers trois étapes de la vie : la petite enfance, l’âge de raison, l’adolescence.
Un enfant de cinq ans, dont la mère est sortie, se persuade qu’il a été abandonné : « C’est là le point de départ de la mélancolie, de ce sentiment que personne ne nous tient plus par la main. » Isabel et Marcel, frère et sœur, vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, son frère se jure d’obtenir sa guérison en partant affronter ce qui le terrifie le plus. Un adolescent se questionne sur la différence sexuelle. Il tombe amoureux. Son corps change : mois après mois, il range dans une armoire les peaux devenues trop petites…
Magnifiques variations sur les grands thèmes de l’auteur : le passage du temps, la poésie, le réel et l’irréel, le masculin et le féminin. »
11:11 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, mircea cărtărescu, laure hinckel, les Éditions noir sur blanc, éditions pointsjean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/04/2021
Aventures littéraires et cinématographiques
Zone critique n° 2, 2021. "Aventure"
Une belle et copieuse revue de littérature et de cinéma, une généreuse et savante "invitation au voyage", des contributions de vrais connaisseurs qui illustrent parfaitement la devise: "Rendre la culture vivante".
Articles, études, entretiens, dossiers, critiques, portraits... Plus de 400 pages pour voyager à travers les livres et les films. "Pour s’évader avec Cendrars, Stendhal, Corto Maltese ou encore Bob Morane, Akira Kurosawa, Werner Herzog… ", sans oublier Saint-Exupéry, Catherine Poulain, Fernando Pessoa, Josh et Benny Safdie, bien d'autres encore...
Sébastien Reynaud, Rédacteur en chef et fondateur de Zone Critique, Pierre Poligone, Rédacteur en chef adjoint, Corentin Destefanis Dupin, Rédacteur en chef Cinéma, Ariane Issartel, Rédactrice en chef Théâtre, Arthur Bitaud, Rédacteur en chef Littérature...
Et… Louise Granat, Marie Gué, Pierre Chardot, Lise Laniepce, Pierre Poligone, Corentin Destefanis Dupin, Sébastien Reynaud, Marion Bauer, Marion Broudin, Lise Laniepce, Théo Bellanger, Pierre Chardot, Louise Granat, Romain Debluë, Marion Bet, Camille Pech de Laclause, Lyvann Vaté, Jean-François Vernay, Marion Bauer, Clotilde Garreau, Solène Vary, Sylvain Teil-Salanova, Hélène Davoine, Claire Massy-Paol,, Hélène Boons, Axel Biglete, Léa Merle, Theodore Anglio-Longre, Blaise Marchandeau, Manon Boyer, Claire Saumand, Noé Rozenblat, Baptiste Dancoisne, Yannaï Plettener, Cassandre Morelle, Solène Reynier, Alexandre Soulabail, Samuel Vitel
Commander par e-mail :
Par virement bancaire ou chèque à l’ordre de Zone Critique
Faire une demande par e-mail à redaction@zone-critique.com
17:25 Publié dans Cinéma, Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, francophone, zone critique | Facebook | | Imprimer |
05/04/2021
Comique existentiel
Jean-Paul Dubois, Parfois je ris tout seul, Points, 2021
Le titre l’atteste : Jean-Paul Dubois a dû bien s’amuser en écrivant ces mini-textes (une page chacun au maximum) parus initialement en 1992 chez Robert Laffont, puis en 2007 aux éditions de l’Olivier. C’est un fait : on rit franchement à la réponse que font les parents (la mère surtout) à la question sur les raisons qui font que les chiens se montent dessus et restent collés l’un à l’autre, au dialogue de deux mécanos évoquant Picasso en se disputant sur la couleur d’un manche de tournevis, à des souvenirs culinaires et bien écœurants de cantine d’école religieuse, ou à des propos de comptoir du genre : « T’es vraiment le cousin du pape ? » Et on apprécie à juste titre certaines surprises finales, par exemple dans la confrontation d’un rêve ou d’un fantasme à la réalité, ou dans la réponse acerbe à une question : « Tu me demandes ce que je voudrais ? Ce que j’attends de toi ? Qu’au moins une fois dans notre vie, tu te comportes comme un être humain. »
Mais comme souvent chez l’auteur, la plaisanterie cache des réflexions et des états d’âme plus profonds qu’il n’y paraît. Le tragique n’est pas toujours loin, lorsqu’il s’agit de dire que « la vérité c’est une chose avec laquelle il ne faut pas rigoler. » Et surtout, les questions existentielles forment une trame régulière, en rapport avec les sensations physiques et la maladie : « Je suis toujours tendu, anxieux. […] J’ai l’impression que quelque chose grésille en moi, la sensation d’avoir la poitrine remplie de hannetons. » Et lorsqu’on s’interroge sur la santé des mouches, on se doute qu’il s’agit de celle des humains. En rapport aussi avec le sentiment amoureux, souvent déçu. Peut-on être heureux ? Oui, si l’on en croit le destin de cet homme (« mon père ») qui se transforme en gitan (sur une remarque de sa femme) en achetant une « Chevrolet Bel Air Power Glide 1957, noire, pavillon blanc », ou si l’on apprécie avec le narrateur de rouler tranquillement au volant de sa voiture et de s’allumer une cigarette…
Il y a donc le choix. Chacun peut se promener à sa guise et à sa façon dans cette forêt livresque, glaner çà et là telle ou telle bribe, y voir de l’humour, de l’inquiétude, de l’insolite, des problèmes irrésolus, des réponses improbables, du plaisir, du bonheur, du malheur… Avec toujours dans un coin de la tête cette question qui clôt une page commençant par « T’as aucune morale » : « Le problème avec toi, c’est qu’on sait jamais quand tu déconnes. »
Jean-Pierre Longre
19:56 Publié dans Essai, Humour, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chroniques, récit, humour, francophone, jean-paul dubois, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Quinze ans avant
Ragnar Jónasson, L’île au secret, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Ombeline Marchon, éditions de la Martinière, Points, 2021
Outre la littérature policière, Ragnar Jónasson a une spécialité : la remontée du temps. Le premier volet de sa trilogie La Dame de Reykjavik commençait par la dernière enquête de Hulda. Le second, dont l’intrigue se déroule quinze ans auparavant (1997), la conduit même à reconsidérer une enquête pour un meurtre qui est survenu encore dix ans avant (1987), et qui forme la première partie de L’île au secret. De main de maître, l’auteur mène le lecteur, dans le sillage de son héroïne, d’une période à l’autre, d’une région à l’autre, le long les ramifications qui relient les événements entre eux.
Il y a eu la mort suspecte d’une jeune femme, Klara, qui, avec un groupe d’amis d’enfance, était venue faire un bref séjour sur une île déserte au large de la côte Sud de l’Islande. Dix ans avant, il y avait eu le meurtre d’une autre jeune femme, Katla, dont on apprend qu’elle faisait partie du même groupe d’amis. Les deux affaires sont-elles liées ? Les investigations de Hulda vont lui permettre de répondre à la question, et de confondre les manœuvres de Lỷdur, un collègue qui est devenu son supérieur hiérarchique. Cela grâce au revirement d’un policier local qui va revenir sur son témoignage. « Ils avaient peut-être trouvé l’assassin de Klara. Et aussi celui de Katla. Si c’était le cas, réalisa Hulda, le plus grand triomphe de Lỷdur au sein de la police se transformerait d’un coup de baguette magique en échec retentissant. »
Parallèlement, on ne peut que s’intéresser à la vie solitaire de Hulda, qui après la mort de sa fille et de son mari, s’oublie dans le travail, non sans se poser des questions à propos de son père, un soldat américain qui, après une brève mission en Islande, est reparti chez lui sans savoir que la jeune femme qu’il avait séduite était enceinte. Hulda ira même jusqu’aux États-Unis à la recherche de son géniteur. Autre enquête, très personnelle celle-ci… Aboutira-t-elle ? L’île au secret, pour complexe que soit l’écheveau de son intrigue, se lit comme on suit un chemin bordé de paysages mystérieux (ici les falaises maritimes, les sommets enneigées, les volcans…). On a hâte de savoir ce qui s’y cache.
Jean-Pierre Longre
17:16 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, islande, anglophone, ragnar jónasson, ombeline marchon, éditions de la martinière, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Une ultime enquête
Ragnar Jónasson, La dame de Reykjavík, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Philippe Reilly, éditions de la Martinière, Points, 2020
Hulda, inspectrice hors pair, doit prendre sa retraite, et visiblement son chef est pressé de la voir partir, « comme si toutes ces années de bons et loyaux services n’avaient aucune valeur. » Elle obtient cependant un sursis de quelques jours pour reprendre une affaire ancienne prétendument résolue, mais dont elle découvrira qu’elle a été bâclée par un collègue négligent. Elle se plonge dans son enquête, quitte à s’aventurer aux marges de la légalité et à brûler les étapes, ce qui lui vaut quelques déboires et les foudres de sa hiérarchie.
Elle découvre peu à peu tout ce qui était resté dans l’obscurité, son prédécesseur n’ayant pas jugé bon d’approfondir certains détails. Quelques personnages, louches ou non, vont faire leur apparition, donnant vie à des étapes dans les investigations d’Hulda, dont la vie personnelle nous est livrée peu à peu : l’histoire dramatique de sa fille, la mort de son mari, la rencontre réconfortante d’un homme qui l’apprécie… On s’intéresse autant à elle qu’à son enquête, dans laquelle elle va s’investir de plus en plus, au mépris du danger, de sa propre sécurité, de sa vie personnelle. Et l’on se laisse prendre au jeu du suspense et de l’angoisse, à l’atmosphère particulière et changeante d’une région soumise aux caprices de la météo, entre jours et nuits sans fin, entre soleil pâle et pluie battante, entre lave noire et neige vierge…
L’habileté de l’auteur, outre le style adapté à l’intrigue, est de jouer avec ces alternances, qui correspondent aux focalisations différentes, d’abord énigmatiques, mises sur les personnages, victimes et protagonistes, sur les risques qu’ils courent, sur les péripéties qui guident leurs destinées. Et l’audace suprême et subtile : faire de cette dernière enquête de l’héroïne le premier récit d’une trilogie qui remonte le temps.
Jean-Pierre Longre
16:10 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, islande, anglophone, ragnar jónasson, philippe reilly, éditions de la martinière, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
04/04/2021
Les paradoxes du malheur
Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Éditions de l’Olivier, 2019, Points, 2021
Prix Goncourt 2019
Une ou deux fois ne sont pas coutume. Il est rare dans ces pages de trouver une chronique sur un livre récompensé par le prix Goncourt. Mais en 2019, ouf ! Nous avons échappé à une intarissable fabricante de best-sellers qui se veut magicienne des Lettres et qui n’a pas besoin d’afficher des prix pour remplir les têtes de gondole. Bref, des deux, c’est bien Jean-Paul Dubois qui méritait la récompense, même si à juste titre on avait déjà beaucoup parlé de son roman.
Cette notoriété m’évitera de donner un résumé de Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon. Résumé qui d’ailleurs aurait du mal à rendre compte de toutes les aventures qui arrivent à Paul Hansen, et dont il fait lui-même le récit depuis sa cellule d’une prison de Montréal. Pourquoi est-il en prison, lui qui est l’altruisme même, au plein sens du terme ? On ne le saura que sur le tard (stratégie du suspense) ; disons que c’est l’aboutissement (heureusement non définitif) d’un long processus mouvementé : enfant toulousain d’un père danois et pasteur qui perd la foi, d’une mère magnifique, militante et lointaine, Paul va naviguer vers l’âge adulte en suivant son père au Canada, où il deviendra pour de nombreuses années « superintendant » (c’est-à-dire homme à tout faire) de L’Excelsior, une résidence sécurisée à l’américaine pour privilégiés actifs ou retraités – où il aura des amis, mais aussi un ennemi acharné qui le fera sortir de ses gonds. Une compagne idéale, une chienne affectueuse, un métier qui lui plait, qui lui permet de s’adonner à son empathie naturelle et à « son envie de réparer les choses, de bien les traiter, de les soigner, de les surveiller. »... L’auteur combine à merveille l’art du récit à rebondissements, l’art du portrait juste et révélateur, l’art de la surprise et du paradoxe. La cohabitation de Paul, par exemple, avec le détenu Patrick Horton, « un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos », un passionné de Harley Davidson qui a vraisemblablement assassiné un Hells Angel, pourrait être un enfer ; eh bien non, Patrick, cette force de la nature qui souffre pourtant de phobies inattendues, est d’une bienveillance toute protectrice… Le tout à l’avenant : le père, pasteur en pays catholique, se prend d’une passion fiévreuse et destructrice pour les jeux de hasard, le cinéma d’art et d’essai de la mère est devenu une salle spécialisée dans les films porno, la compagne d’origine algonquine pilote audacieusement un antique aéronef au-dessus des immensités glacées, le seul véritable ami (outre la chienne Nouk) que Paul se fait à l’Excelsior est « casualties adjuster », chargé d’évaluer le prix des morts pour les compagnies d’assurance…
Mais les faits, les situations et les personnages ne sont paradoxaux qu’en apparence. Jean-Paul Dubois possède tout à la fois le sens de la construction narrative, l’audace du réalisme, l’ardeur de l’imagination et la richesse de la sensibilité. Certes, pour lui, d’une manière générale, la destinée humaine est vouée à l’échec et au malheur : « À l’intérieur d’un immeuble ou d’une communauté, le malheur s’installe généralement par période. Pendant plusieurs mois, il va rôder dans les étages, oeuvrant de porte en porte, croquant d’abord le faible, ruinant les espérants. Et puis, un jour, changer de rue, de quartier, poursuivant à l’aveugle son travail d’artisan. ». Progression similaire pour tous les individus. Mais l’écriture de Jean-Paul Dubois convoque toutes les ressources de la générosité, de l’amitié, de l’amour, de l’humour. Et la pilule passe à merveille. Chaleureuse et euphorisante.
Jean-Pierre Longre
23:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : roman, francophone, jean-paul dubois, éditions de l’olivier, jean-pierre longre, points | Facebook | | Imprimer |