25/05/2023
Dans les archives de la mémoire
Jean-Jacques Nuel, Images d’archives, Éditions de Petit Pavé, Le Semainier, 2023
Faire de la poésie d’autoroute ? Pour Jean-Jacques Nuel, ce n’est pas comme faire du roman de gare ! Non, rien à voir. C’est saisir dans ce qu’il y a d’on ne peut plus prosaïque le petit rien, le petit mystère, la petite anomalie qui rend, justement, la vie matérielle poétique : ce poids qui reste sur le cœur alors qu’on voit s’éloigner un poids lourd dans le rétroviseur, ce même rétroviseur qui, une fraction de seconde, laisse entrevoir une apocalypse aussitôt disparue ; ou l’ange gardien apparu dans le sillage d’un véhicule de sécurité, ou encore, sur un gobelet en carton de station-service, cette trace de rouge à lèvres qui laisse rêveur…
Le quotidien, voilà le matériau du poète. Le quotidien du présent (les bûches à rentrer, la chaudière à réviser) et celui du passé, qui induit les souvenirs – celui d’un vieux pont sur la Saône remplacé, un peu plus loin, par un ouvrage moderne (tiens donc, allusion voilée à l’ancienne activité éditoriale de l’auteur ?), celui du parking des bas ports du Rhône devenu lieu de promenade, ceux de la vie estudiantine puis professionnelle, ceux de « voyages / lointains dans l’espace / et le temps », ceux des cafés et des salles de concerts oubliés… Souvenirs le plus souvent liés à Lyon, la ville de naissance (à l’Hôtel-Dieu) et des grands ancêtres de la Renaissance, Louise Labé, Maurice Scève, Pernette du Guillet…
Tout en suggestions, sans artifices, la poésie de Jean-Jacques Nuel s’écoule goutte à goutte de la masse du réel, suscitée par « nos propres souvenirs / incessibles », par les archives individuelles et collectives de la mémoire.
Jean-Pierre Longre
Réédition: Sous le titre Le colocataire, Jean-Jacques Nuel vient de rééditer son ouvrage Une saison avec Dieu publié au Pont du Change en 2019.
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18/05/2023
« Voir un peu de la vraie vie »
Paul Fournel, Le Livre de Gabert, P.O.L., 2023
C’est à Chamoison (village imaginaire mais conforme à la réalité), en Haute-Loire (département bien connu de Paul Fournel) que Gabert, écrivain ventru lassé de Paris et des prix à payer pour y survivre, s’est retiré pour « écrire à pas cher » et développer son imagination pleine de visions fantastiques et monstrueuses. Sa vie s’organise, entre l’écriture nocturne de « polars ruraux » et la fréquentation progressive des gens du village, dont il découvre bon gré mal gré les habitudes, voire les petits secrets. Il fera même un peu l’écrivain public bénévole pour des courriers administratifs ou des lettres d’amour. Lors de ses déjeuners quotidiens dans le bistrot de Tréport, il rencontre les hommes importants du village jouant à la belote, discutant foot et télé… Côté féminin il y a Lune, qui fréquente assidûment les mâles et qui aime se promener dans la campagne avec Gabert, Lola, la voisine éleveuse de brebis et sa fille Magali, une Zazie rurale, qui vient très souvent au logis de Gabert se faire raconter des histoires.
Il faut dire que l’auteur a de la suite dans les idées et le sens du pittoresque humain. On retrouve dans Le Livre de Gabert des personnages bien connus des lecteurs de Paul Fournel : la grosse Claudine et ses propos acerbes, la veuve Waserman qui habite dans son garage, les frères Bandelmas et leur manège, d’autres encore, croisés dans Les grosses rêveuses, Foraine et ailleurs. Une vraie Comédie Humaine… Et puis, très important : Gabert retrouve Jeune-Vieille (Geneviève), amie d’enfance et collègue en écriture, qui fut la protagoniste d’un roman précédent – où d’ailleurs nous croisâmes Gabert. Ils se revoient à plusieurs reprises, passent ensemble de beaux moments d’amour, et parlent livres et éditeurs.
Car le roman est pour Paul Fournel une nouvelle occasion (sinon le propos essentiel) de nous faire pénétrer dans le monde mystérieux de l’édition. Écrire des romans noirs à petit succès, cela va un moment ; mais Jeune-Vieille est persuadée que son ami peut aller plus loin. Tandis qu’elle va chercher la gloire ailleurs, elle le confie à Robert Dubois, éditeur à l’ancienne, comme on l’a su dans un roman précédent, La Liseuse : « Geneviève m’a conseillé de te lire et de te faire écrire le contraire de ce que tu écris pour te tirer hors de tes routines et t’aérer la tête. Elle est sûre que tu caches un bon livre quelque part en toi et que tu dois le faire sortir. « Un livre d’amour », m’a-t-elle dit, le livre de Gabert. » On ne le connaîtra pas, ce livre ; on saura seulement qu’il l’écrira le jour, contrairement à ses romans noirs, et qu’il s’agira de « raconter juste ce qu’il voit, repousser ce qu’il imagine. » « Voir un peu de la vraie vie. Pendant trop longtemps, il n’avait pas su débusquer le mouvement dans l’immobilité, traquer le bruit dans le silence. Et puis, peu à peu, c’est ce monde qu’il ne voyait pas qui est venu se construire et s’imposer dans son livre. » Pour peu, on dirait bien que Le Livre de Gabert est « le Livre de Fournel ».
Jean-Pierre Longre
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11/05/2023
Quête poétique et métaphysique
Paul Stubbs, Une anatomie de l’icône / An Anatomy of the Icon, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022
En 2008, Paul Stubbs publiait The Icon Maker (Arc Publications, Royaume-Uni). Plusieurs textes de ce recueil sont maintenant, grâce à l’édition bilingue d’Une anatomie de l’icône, mis à la disposition des lecteurs francophones, avec des modifications tenant compte de lectures et de réflexions approfondies sur les rapports entre la foi et Dieu, le mysticisme et l’imaginaire.
En une succession prosodique relativement régulière (alternance de quatrains et de distiques), les poèmes se présentent sous la forme d’ensembles disparates. Il y a de longs développements descriptifs ou interrogatifs consécutifs à une méditation philosophique et métaphysique, et à l’inverse de brèves visions qui sont autant de constats sur « l’infinie solitude de Dieu au gouvernail », sur la « chaise vide de l’homme » ou sur un tableau de Francis Bacon, par exemple. Tout cela suivant des registres variés, traduisant la quête intérieure et l’interrogation angoissée, rendues vivantes par l’intervention de personnages connus : le créateur lui-même, le pape, l’enfant Jésus « désaimé, abandonné » (« d’après Jérôme Bosch »), Satan (« qui incarnes-tu à présent ? une chimère ? un dragon ? »), le prêtre (« le plus grand des magiciens / Créateur d’illusion… ») – et le poète décline ainsi les métaphores (les icônes) apparues dans son « temple imaginatif ».
Cette déclinaison n’est pas sans tâtonnements, qui peuvent faire voisiner le doute et l’évidence, mêler le pessimisme et l’humour, comme dans une désopilante et désespérante « Vente aux enchères » dont les lots peuvent être « le fossile / de la dernière espèce sur terre / à avoir péché », « une cassette vidéo contenant le / dernier moment connu de beauté sur la planète terre » ou « la seule copie de la côte humaine »… Tâtonnements dans les registres, et aussi dans les choix génériques : tout est poésie, certes, mais souvent sous une forme concrètement narrative ou descriptive, et parfois sous une forme théâtrale achevée ou non, comme dans le « Canevas d’une pièce en un acte sur la résurrection », le « Court monologue du pape » ou les ultimes pages mettant en scène les gestes et actions des aveugles. Enfin, tâtonnements dans la syntaxe même, avec çà et là des phrases trébuchantes, des formules grammaticalement redondantes, comme pour surmonter les hésitations « dans un style au rythme désolé d’un déambulateur monomaniaque », selon l’auteur lui-même. Sous la plume de Paul Stubbs, la poésie est une quête assidue, scrupuleuse, précaire, intense et infinie de ce qui se dissimule derrière les apparences, sous la surface de l’icône.
Jean-Pierre Longre
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04/05/2023
L’exil et l’émotion
Victoria Yakubova, Chez moi, préface de Volker Schlöndorff, éditions L’espace d’un instant, 2023
« Chez moi, ce n’est pas uniquement territorial, chez moi, c’est aussi temporel, c’est aussi il y a vingt-cinq ans.
Alors chez nous, c’est il y a vingt-cinq ans à Tachkent, en Ouzbékistan, quand le monde n’était pas encore fou. Voilà où c’est, chez moi.
Chez moi, c’est à la fois nulle part et partout ! Ni le temps ni l’espace n’existent, disent-ils ! Et ils ont raison. »
Le récit relate les trajets d’un exil à l’autre suivis par la narratrice, à partir de l’émigration familiale depuis Tachkent jusqu’en Israël : « Nous sommes les « décabristes russes ». Incroyable. Il suffisait d’arriver dans le pays des Juifs pour devenir russes et surtout pour arrêter d’être juifs. » Et c’est la découverte d’une autre vie, d’autres mœurs, d’autres lectures, d’une autre guerre, d’autres contraintes, de l’amour…
Victoria ou « Vika », la narratrice, va plus tard accomplir son rêve : étudier le cinéma à l’université de Paris. « Mais le cœur est-il heureux ? » S’il y a de belles découvertes, de belles rencontres, il y a aussi les difficultés pour trouver un travail, obtenir des papiers, il y a la bureaucratie, les soupçons, les tribulations de l’exil… Et que de tracasseries pour envoyer un colis en Israël, ou pour exhiber les documents nécessaires au mariage : « L’Ouzbékistan ? Connais pas. » Puis un jour, la famille Yakubov (les parents, la sœur de New York, Victoria de Paris) se retrouve à Tachkent, dans son quartier, vingt-cinq ans après le départ : la maison, le parc Kirov, les souvenirs, le deuil… et le retour chacun « chez soi ».
Remarquons-le, les éditions L’espace d’un instant on fait une exception : publier un texte ne relevant pas du genre théâtral. Mais remarquons-le encore : ce texte tient à la fois du récit, de la poésie, du cinéma et du théâtre. Récit : on aura compris qu’il s’agit d’une narration à caractère autobiographique ; poésie : les courts paragraphes sont comme des versets ou des strophes au lyrisme tantôt contenu, tantôt éclatant (à faire même pleurer les employés de mairie à qui Victoria a fait connaître sa vie pour débloquer le processus administratif !) ; cinéma : autant de paragraphes poétiques, autant de brèves séquences relevant du montage susceptible de faire du lecteur un véritable spectateur ; théâtre : l’écriture de l’autrice tient de la mise en scène des mots, les caractères de certains d’entre eux mettant en relief le pathétique et l’émotion, cette émotion qui émane de chaque page, de chaque scène, de chaque phrase. Un art total.
Jean-Pierre Longre
Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :
Dino Pešut, Les Érinyes, filles du désespoir. Traduit du croate par Nicolas Raljević. Préface de Lada Kaštelan
Présentation
Un groupe de lycéens confronté à la violence et à la haine se débat pour exister et grandir. Marija a été droguée et violée en soirée par trois garçons. Roza lutte contre ses pulsions violentes et suicidaires. Dane se drogue et se bat. Ivan est passé à tabac parce qu’il est homosexuel. Martin, qu’il aime, a du mal à assumer cette relation. Sanjin est accro à la pornographie. Le viol a été filmé et diffusé sur les réseaux sociaux. Ce soir-là, Sanjin filmait. Les Érinyes, persécutrices représentées par trois jeunes filles du lycée, se chargent de dénoncer et de punir ce que la bonne société dénonce comme des travers condamnables selon « les lois de l’État et les lois du ciel ». Finalement, ce viol devient l’occasion d’une prise de conscience et d’une sortie de l’adolescence : l’amour l’emporte sur la bêtise.
Dino Pešut est né en 1990 à Sisak, en Croatie. Diplômé de l’Académie des arts dramatiques de Zagreb, il travaille comme dramaturge et metteur en scène dans différents pays européens. Ses textes ont notamment été présentés au Théâtre national de Split, au Theatertreffen à Berlin et à la Mousson d’été. Il a obtenu le prix Marin-Držić du meilleur texte dramatique à six reprises, ainsi que le Deutscher Jugendtheaterpreis et le prix de la fondation Heartefakt. En 2019, il est accueilli en résidence au Royal Court Theatre de Londres.
Wael Kadour, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître. Traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Simon Dubois. Préface de Monica Ruocco
Présentation
Chroniques d’une ville qu’on croit connaître se déroule à Damas pendant les premières semaines de la révolution de 2011. Dans un moment de profonde transformation du pays, Rola tente de formuler sa propre interrogation sur son identité sexuelle et se retrouve dans une confrontation ouverte avec le pouvoir politique et social.
Braveheart a pour cadre une petite ville française inconnue, en 2021, et traite du problème de l’acte d’écriture depuis l’exil après l’effondrement de la question de la justice et l’impossibilité du retour à la patrie. Aline essaie d’écrire du matériel créatif et se retrouve prise entre un passé traumatisé et un futur illisible. Elle entre dans une relation amoureuse avec un jeune homme qui, selon elle, travaillait dans le renseignement et qui se déguise maintenant en une nouvelle personne.
Wael Kadour, né à Damas en 1981, est auteur, dramaturge et metteur en scène. Il a été accueilli en résidence notamment au Royal Court Theatre de Londres en 2007, ainsi qu’au Sundance Institute de New York en 2017. Il quitte la Syrie fin 2011 pour la Jordanie, avant d’arriver en France début 2016. Ses textes ont été présentés notamment à la Filature, scène nationale de Mulhouse, au Napoli Teatro Festival en Italie et au Weimar Festival en Allemagne.
Ramzi Choukair, Y-Saidnaya / Palmyre, les bourreaux. Traduits de l’arabe (Syrie) par Ramzi Choukair, Simon Dubois et Céline Gradit. Préface de Pascal Rambert
Présentation
Saidnaya et Palmyre, antiques villes syriennes, sont devenues sous le régime dictatorial de hauts lieux de détention. Dans une narration qui transcende le témoignage brut, les personnages, survivants de ces prisons d’effroi, dévoilent un système qui surveille et punit, instille la méfiance jusque dans les relations les plus intimes. Récits de vie autant que de détention, les histoires singulières des personnages évoquent, en creux, les rouages d’un régime de la terreur, perpétrée depuis plus de quatre décennies au moyen d’une étroite imbrication entre pouvoir politique, religion et corruption.
Ramzi Choukair est franco-syrien. Il a longtemps vécu entre la France et Damas, avant que cela ne devienne impossible. Depuis, au gré de ses rencontres, collectant des témoignages, en voyageant où il peut, il écrit. Il tente, avec les artistes-témoins qui l’accompagnent, avec humour parfois, de raconter l’enfer de la guerre et l’oppression au quotidien, l’histoire de ceux qui ont pu fuir, celle de ceux qui sont encore là-bas. Histoire parlée, dansée, chantée, de frontières qu’on passe et de pays, de clandestinité, de résistance. Pour rendre à ces villes leur héritage, ne pas laisser le régime effacer les mémoires individuelles du peuple syrien.
10:34 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, théâtre, francophone, ouzbékistan, victoria yakubova, volker schlöndorff croatie, syrie, dino pešut, nicolas raljević, lada kaštelan, wael kadour, nabil boutros, simon dubois, monica ruocco, ramzi choukair, céline gradit, pascal rambert, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |