24/07/2012
Toute la vérité ?
François-Guillaume Lorrain, L’homme de Lyon, Grasset, 2011. Le Livre de Poche, 2012.
Une « étrenne post-mortem », et la vie d’un homme peut s’en trouver bouleversée. Le père de l’homme en question, Pierre Rolin (un patronyme bien proche de celui de l’auteur…), mort en 2001, a laissé à sa mère un paquet à lui remettre le 1er janvier 2009, ce dont elle s’acquitte scrupuleusement. Pourquoi ce stratagème? Parce que, sans doute, le paquet contient à l’intention du fils une lettre et des photos mystérieuses, message dont l’élucidation ne devra se faire que par étapes successives.
C’est le point de départ, pour le narrateur, d’une quête complexe à travers les années et les lieux : entre France et Allemagne, un retour sur la période de l’occupation et sur des secrets familiaux qui vont peu à peu se laisser percer. Il y a Berlin, il y a surtout Lyon, ses rues, ses zones d’ombre et de clarté, la place Bellecour et ses environs, la Résistance et la milice, les soldats allemands et les bombardements alliés… Il y a ce que montrent, tout en le cachant, les photos contenues dans l’enveloppe. « Il est facile de ne dire que la vérité. Il est difficile de dire toute la vérité » : le père aimait à répéter certaines phrases, dont celle de Léon Blum, que l’on peut mettre au compte de tout le roman.
L’homme de Lyon est une lente remontée du temps à caractère vraisemblablement autobiographique, tâtonnante et angoissante, qui mêle avec art et subtilité les enjeux personnels, familiaux, politiques et historiques, et qui rappelle à juste titre que la vie charrie des vérités qu’il n’est pas si facile de révéler.
Jean-Pierre Longre
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« Pas de cris »
Xavier Carrar, La bande, Lansman éditeur, 2012. Prix de l’inédiThéâtre, prix lycéen des pièces inédites.
C’est l’histoire de Tom, un jeune homme mal dans sa peau et dans sa chair, de sa rencontre avec Lilas et la bande de JB, de ce qu’il advient de leurs relations. Dans les journaux, cela donne un fait divers ; au théâtre, un drame. Dans tous les cas, c’est la tragédie d’une humanité qui n’arrive pas à maîtriser sa violence.
Car c’est aussi l’histoire d’une jeune fille vouée au « bonheur-à-venir dans un monde de merde », d’une mère trop inquiète, de personnages qui, poussés dans leurs retranchements par « l’interrogateur », pivot de la pièce, révèlent peu à peu leurs douleurs enfouies et leur personnalité cachée.
L’art du dramaturge est de faire entrevoir sans les montrer à nu les secrets des êtres dont il s’est emparé ; il y parvient en laissant s’entrechoquer le présent et le passé, l’ici et le là-bas, en laissant surgir par la fiction dialoguée les vérités qui font mal et la complexité des sentiments, entre amour et haine. « Pas de cris. Pas de souvenirs de cris. Pourtant, il était costaud, Tommy. Il aurait pu les mettre ko, tous, avec un seul bras… Mais non. Il fait rien. Il dit rien. Ça met les mecs en rage. Encore plus. Pas possible de se laisser faire à ce point ». Chez Tom, tout est dans le regard, mystérieusement, comme chez d’autres tout est dans la rage. Rien de tel que le théâtre pour mettre en évidence les contradictions humaines.
Jean-Pierre Longre
N.B. : Les éditions Lansman, toujours aussi productives, ont publié en mai et juin 2012, outre La bande : L’enfant, Drame rural de Carole Thibault, Et des poussières… de Michel Bellier, Oubliés de Jean-Rock Gaudreault, SStockholm et Humains de Solenn Denis, Le sable dans les yeux de Bénédicte Couka (Prix Annick Lansman). Une mine de bons et vrais textes pour la scène. Avis aux gens de théâtre !
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13/07/2012
Déroutantes et immuables dislocations
Jean Burgos, Anamorphoses, Éditions Calliopées, 2012
Jean Burgos, spécialiste de l’imaginaire en littérature, aurait pu se contenter (si l'on peut dire) de ses brillantes publications universitaires. Avec ce recueil, il va au-delà, puisque c’est sa propre imagination qu’il sollicite, laissant de côté sans les renier les éléments théoriques qu’il a développés dans ses recherches.
Anamorphose : « Transformation, par un procédé optique ou géométrique, d’un objet que l’on rend méconnaissable, mais dont la figure initiale est restituée par un miroir courbe ou par un examen hors du plan de la transformation. – Image résultant d’une telle transformation. » (Dictionnaire Le Robert). Les mondes que l’auteur donne à explorer sont peuplés d’êtres mouvants dont les transformations et les dislocations, effrayantes ou pitoyables, détestables ou déroutantes, ne peuvent laisser indifférent, puisqu’elles concernent l’homme dans sa propre apparence et dans sa propre chair, ainsi que le monde grouillant et bestial qui peuple la réalité invisible. Une réalité qui tient du rêve, de l’hallucination, du cauchemar, mais aussi de la création universelle et de la vie quotidienne, qui projettent leurs ombres et leurs reflets déformés sur la perception qu’en a le genre humain.
La pénétration dans ces mondes, au cours des sept nouvelles du recueil, ne peut se faire qu’en suivant avec de perverses délices et une fidélité à toute épreuve les méandres d’une prose savamment élaborée, parsemée de termes rares et d’images insolites, une prose qui suit elle-même l’itinéraire labyrinthique que lui imposent des destins inattendus, inoubliables et définitifs. Cela dit, le grouillement descriptif, le fourmillement narratif et les surprises qu’ils ménagent n’occultent pas la sagesse résignée : « On n’a plus rien à espérer. On n’a plus de prestige à sauver ni de mode à défendre, plus de rang à tenir, plus de rôle à remplir ni de pudeur à vaincre ; on n’a plus rien à comparer et les saisons pourront se suivre. Le temps est là, il faut l’user, il faut danser la même danse pour ne plus jamais s’arrêter : ce sont partout mêmes visages qui n’ont plus de morts à masquer ».
Jean-Pierre Longre
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09/07/2012
Jeunesse et affirmation d’un genre
Brèves n° 99, Nouvelles de Roumanie, 2012
« Anthologie permanente de la nouvelle ». Tel est le sous-titre de la revue Brèves, qui depuis ses débuts répond fidèlement à cette forme d’engagement : publier des textes littéraires courts. Le n° 99 n’y déroge pas : des textes, uniquement des textes (narratifs et brefs, bien sûr), consacrés ici à une littérature en pleine expansion, qui n’a pas fini de faire parler d’elle : la littérature roumaine.
Fanny Chartres, qui a traduit et qui présente ces nouvelles, signale au passage que la Roumanie « est le pays de l’ambivalence, des extrêmes, des passions, de l’endurance ». La vie culturelle du pays et de sa capitale est foisonnante, et la publication de ces nouvelles est une heureuse initiative, mettant en avant un genre qui n’ y a pas un passé aussi riche qu’en France, par exemple, mais qui se constitue et s’affirme durablement à notre époque. Le critique Marius Chivu rappelle d’ailleurs, dans un entretien initial, que « la moyenne d’âge des écrivains actifs a beaucoup baissé ces dernières années » ; il paraît donc normal que les formes et les genres se renouvellent, même si le roman et, surtout, la poésie restent les fondements de la création.
Dix textes, dix écrivains dont certains bénéficient déjà d’une notoriété nationale et internationale, tels Gabriela Adameşteanu et Mircea Nedelciu, qui ouvrent et ferment le recueil. Des découvertes, aussi, qui donnent une idée de la richesse et de la diversité des tons et des styles, mais aussi des points communs : l’art du raccourci et de la condensation, le goût des déplacements (on voyage beaucoup, dans l’espace et dans le temps, de différentes manières : en imagination ou par quelque moyen de transport bien réel), la force des sentiments et des émotions, l’humour… Et les photographies d’Ileana Partenie donnent de Bucarest, en particulier, une vision à la fois personnelle et en adéquation avec les points de vue suggérés par l’écriture.
On met souvent en avant, à juste titre, les relations privilégiées qu’entretiennent depuis longtemps les cultures roumaine et française ; il est aussi important de prendre en compte ce que la Roumanie apporte de nouveau, dans ce domaine, à la culture européenne. Ce volume en donne des échantillons de choix.
Jean-Pierre Longre
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Un samedi à Belfort
Alain Gerber, Le Central, Fayard, 2012
Le Central est un café fréquenté par toutes sortes de clients, qui sont ici pour toutes sortes de raisons (ou pour aucune), composant une galerie de portraits représentative non seulement des Belfortains du début des années 1960, mais encore de la société française, voire humaine, tout bonnement.
Du petit matin au soir tardif, sous la baguette omnisciente d’un narrateur chef d’orchestre qui laisse habilement se développer chaque thème, chaque timbre, chaque harmonique, se croisent, s’entrecroisent, se frôlent, se regardent de temps en temps, se parlent parfois, entre autres : le chauffagiste Albert Spiedler, qui file doux devant sa femme ; Renaud Vinchelmes, le prof d’histoire qui a viré extrême droite aigrie ; Suzette Nandeau, la téléphoniste à l’optimisme indéboulonnable ; le dentiste Waldberg, au passé mystérieux et au présent sulfureux ; les « Américains », cette « tapageuse élite de la jeunesse belfortaine », groupe de garçons dont le comportement tient autant du chahut de la bande de jeunes que de la pose avant-gardiste, et dont le destin immédiat est suspendu aux menaces de la guerre d’Algérie ; Lorraine Mistler, la journaliste vouée à la relation d’anodins événements locaux ; Viviane et Delphine, dont malgré les apparences l’amitié n’est pas parfaitement à double sens ; des inconnus, un malfrat de passage, des promeneurs du samedi, d’autres encore ; le personnel du bistrot, tout aussi divers, qui va et vient sous la houlette imperturbable du consciencieux Serge Castillon, le gérant, et le couple Laigle, les propriétaires, qui arriveront au mauvais moment…
Car cette journée qui paraît coulée dans le moule de toutes les autres sort pourtant de l’ordinaire. D’abord, c’est elle qui a été choisie pour devenir roman (et quasiment pièce de théâtre, avec, excusez du peu, unités de lieu et de temps) ; ensuite, parce qu’elle n’est pas exempte de péripéties qui lui donnent des allures de tragi-comédie. Aucune monotonie dans la succession des arrivées, départs, ruptures, retours, événements plus ou moins mémorables qui rythment les heures de ce long samedi de juin.
Alain Gerber (né à Belfort, rappelons-le) effectue là comme un retour aux sources, en un mouvement par lequel il semble renouer avec un passé que les romans des années 1970 (de La couleur orange à Une sorte de bleu) évoquaient, chacun à sa manière. Certains personnages doivent vraisemblablement beaucoup à l’auteur lui-même – tel Francis Querlier, l’un des jeunes « américains », admirateur secret de Delphine, qui suit différentes pistes studieuses et s’essaie à différents modes de vie culturelle ; le théâtre, le cinéma, la lecture, l’écriture nourrissent chez lui des ambitions qu’il ne voudrait pas illusoires : « S’il consent à se retirer de la lumière des projecteurs, ce sera pour ciseler son premier chef-d’œuvre afin d’y reparaître, plus scintillant que jamais ». Un passé donc relativement lointain, mais aussi proche, puisque la musique, qui a été ces dernières années la grande préoccupation artistique de l’auteur et de son écriture, l’est encore ici : même si le juke-box du Central joue parfois des « scies universelles », le jazz, le vrai, conserve une place de choix dans les pages du roman et sur la scène littéraire d’Alain Gerber.
Jean-Pierre Longre
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04/07/2012
Gueux et nomades
Jean Richepin, Truandailles, Le Vampire Actif, 2012
Jean Richepin ? C’est La Chanson des gueux qui vient à la mémoire, guère plus. Pourtant, l’œuvre de cet écrivain à la carrière atypique (ancien élève de l’École Normale Supérieure, professeur, poète, linguiste, académicien, sans compter les métiers de toutes sortes auxquels il a touché, et avec cela passionné par la langue populaire et l’argot, condamné par la censure pour certains de ses écrits…), son œuvre, donc, est abondante, truculente et variée.
Alors, quelle bonne idée d’avoir exhumé cet ensemble de récits dans lesquels les « gens du voyage », les saltimbanques, les brigands et les miséreux occupent les premières places, dans une succession de bons et mauvais coups, de malheurs, de générosités et de violences, avec leur langage direct et imagé ! « Être libre, et vivre, et créer, et sans savoir pourquoi ni comment, telle me semble devoir être la fonction du poète, et sa joie. ». Telle est la profession de foi de l’écrivain, qui la met en pratique dans ces textes où les mots, les phrases, les différents registres de langue s’épanouissent effectivement en toute liberté. Au fil de la lecture, on découvre un styliste hors pair, dont la prose s’adapte parfaitement à des situations et à des personnages aussi divers que pittoresques.
Bonne idée, aussi, d’avoir complété ce passionnant volume par un substantiel chapitre intitulé « De l’argot et des gueux… ». On y trouve des considérations circonstanciées sur « la multiplicité des formes que [l’argot] a pu prendre au cours des siècles », puis des pages illustratives de Victor Hugo (Les Misérables) et d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris), enfin les « pièces supprimées » de La Chanson des gueux de Richepin. Un « glossaire argotique » bien utile clôt cet ensemble qui allie avec bonheur les plaisirs de la lecture et les satisfactions de la connaissance.
Jean-Pierre Longre
16:39 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : nouvelles, poésie, essai, francophone, jean richepin, le vampire actif, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |