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31/01/2022

Un conte enivrant et coloré

Roman, conte, peinture, illustrations, anglophone, Jim Dodge, Tom Haugomat, Jean-Pierre Carasso, Tishina, Jean-Pierre LongreJim Dodge, Tom Haugomat, Fup (L’oiseau Canadèche), traduit de l’américain par Jean-Pierre Carasso, Tishina, 2021

Voilà un vrai conte, un beau conte pour adultes dans lequel les personnages sont de grands enfants. Tout commence par la chute tragique d’un avion et la mort de son pilote, suivie de la naissance de son fils, et tout finit par une naissance d’un autre ordre suivie d’un envol surprenant, et par une autre mort. Entretemps, nous suivons l’histoire merveilleuse et truculente, vive et rebondissante de quelques personnages pittoresques et originaux.

Il y a là Jackson Santee, dit Jake, ancien joueur invétéré, rétif à toute contrainte administrative, qui pense pouvoir trouver l’immortalité grâce à un whisky de sa fabrication, le « Vieux Râle d’Agonie » dont un vieil Indien lui a donné la recette et qu’il ingurgite à grandes lampées assis sur la galerie couverte de sa maison, entre deux escapades hors de son ranch ; il y a Titou, le petit-fils que Jake a recueilli quand il est devenu orphelin, au tempérament bien différent de celui de son grand-père. « Titou aimait la pureté franche et droite du jeu d’échecs. Pépé Jake penchait plutôt vers les jeux de cartes, dans lesquels on peut bluffer et garder des atouts dans sa manche » ; l’un est matinal, l’autre se réveille vers midi ; l’un « pêchait à la mouche », l’autre « avait toujours utilisé des asticots », etc. Mais ils s’entendent à merveille, grâce « à un accord de sang qui touchait le cœur de l’un comme de l’autre. »

Roman, conte, peinture, illustrations, anglophone, Jim Dodge, Tom Haugomat, Jean-Pierre Carasso, Tishina, Jean-Pierre LongreL’occupation principale de Titou, on ne sait pourquoi (puisqu’il n’y a pas de troupeaux à garder), est de couvrir la campagne environnante de clôtures plus belles et plus parfaites les unes que les autres – et c’est à cette occasion qu’il découvre un bébé canard qu’on va appeler Canadèche (« Cane à dèche – tu piges ? Canne à pêche : cane à dèche ! »). Outre quelques comparses, compagnons de jeu et de beuverie, rencontres occasionnelles, un quatrième personnage donne bien du fil à retordre (et des barrières à réparer) à Titou : le sanglier Cloué-Legroin, qui semble aussi solide et immortel que Jake… mais on ne racontera pas la fin.

La narration brute et fraîche file son train à la fois fluide et tranquille, sans fioritures ni perte de temps. Un vrai beau conte qui enivre autant que le tord-boyaux de Jake, et un vrai beau livre tout en couleurs grâce aux nombreuses illustrations peintes de Tom Haugomat, qui apportent à l’histoire ce qu’il faut de pauses contemplatives. De grandes planches aux traits mouvementés ou paisibles, limpides ou mystérieux, alternent avec des séries de vignettes de type bande dessinée mettant l’accent sur des détails parfois insoupçonnés. Couleurs vives, formes simples et dynamiques, voilà qui, avec le récit de Jim Dodge, donne à ce livre unique une tonalité résolument artistique.

Jean-Pierre Longre

www.editions-tishina.com

27/01/2022

Du poison et des cadavres

roman, policier, francophone, sophie chabanel, le seuil, points, jean-pierre longreSophie Chabanel, L’emprise du chat, Le Seuil, 2020, Points, 2021

Léa Bernard, 23 ans, est découverte morte empoisonnée à son domicile. Visiblement, la jeune femme, dépressive, vivait seule et dans une absolue discrétion, consacrant scrupuleusement son temps à son travail intérimaire d’hôtesse d’accueil et à des ouvrages de broderie. Étonnant pour la commissaire Romano, son adjoint Tellier et accessoirement l’adjudant Clément, qui découvrent, renseignements pris, que Léa était « la jeune miraculée du vol AFI 587 », seule rescapée d’une catastrophe aérienne survenue au-dessus de l’Atlantique. Y aurait-il un lien entre ce crash et l’assassinat ? Les suppositions vont bon train, jusqu’au moment où l’on apprend que la victime a passé du temps à Genève comme hôtesse d’accueil d’une exposition prétendument pédagogique de cadavres plastinés.

La commissaire et son acolyte se rendent donc sur place, et découvrent peu à peu, outre les agréments de Genève et de son lac en été, un certain nombre d’éléments suspects concernant l’origine des cadavres exposés. Léa Bérard aurait-elle fait des découvertes dans le « marché du cadavre » qui se trame entre Chine, Russie, Europe (spécialement Genève et Annecy) ? L’enquête prend des dimensions insoupçonnées auparavant. « D’un côté, une demande qui explose, de l’autre, une offre qui stagne : c’est comme ça que naissent les circuits d’approvisionnement clandestins. ».

Malgré le côté macabre de l’intrigue (un autre assassinat va d’ailleurs avoir lieu), c’est avec un grand plaisir que nous retrouvons les personnages de Sophie Chabanel : Romano, qui, tout en étant harcelée par sa sœur en instance de divorce, ne vit que pour son travail mais ne dédaigne pas quelques plaisirs passagers, et qui est affublée d’un chat supplémentaire tout aussi destructeur que son comparse ; Tellier, ses scrupules, ses enfants et son moralisme rigide qui n’empêche pas son efficacité ; le divisionnaire Bertin, dont Romano moque volontiers le carriérisme forcené… L’emprise du chat est un polar au suspense prenant, à l’humour lucide, tantôt léger tantôt sans concession, aux allusions politiques claires et à l’engagement moral percutant. Une bonne lecture pour les frissons de l’âme, la détente de l’esprit et la moralisation de la conscience.

Jean-Pierre Longre

www.editionspoints.com

www.seuil.com

www.sophie-chabanel.com

20/01/2022

Musicothérapie au XVIIIe siècle

Essai, francophone, musique, Ménuret de Chambaud, Étienne Sainte-Marie, Joseph-Louis Roger, Philippe Sarrasin Robichaud, éditions Manucius, Jean-Pierre LongreMénuret de Chambaud, Effets de la musique, suivi de : Étienne Sainte-Marie, Préface du Traité des effets de la musique sur le corps humain de Joseph-Louis Roger. Édition et présentation de Philippe Sarrasin Robichaud, éditions Manucius, 2021

Au XVIIIe siècle, on débattait volontiers à propos de la nature de la musique et de ses répercussions sur le corps et le cœur humains. Pour Rameau, par exemple, les sons et leurs vibrations agissent sur l’intellect et le corps, tandis que pour Rousseau c’est le cœur et la sensibilité qui sont touchés par l’harmonie. Entre les deux fameux compositeurs-philosophes, les points de vue paraissent donc antinomiques, mais ils semblent se rejoindre sous la plume d’auteurs méconnus qui se sont intéressés en particulier aux « effets thérapeutiques de la musique », selon la formule que Philippe Sarrasin Robichaud emploie dans sa présentation. Encore une fois, les éditions Manucius ont mis au jour des textes précieux qui, bien qu’ils datent de près de trois siècles, restent d’une fraîche actualité.

Dans Effets de la musique, Jean-Joseph Ménuret de Chambaud reprend d’une manière synthétique, en se fondant sur des exemples puisés dans la mythologie (le chant merveilleux d’Orphée, entre autres) et dans la réalité (de l’antiquité aux temps modernes), les diverses influences que la musique exerce sur le comportement des animaux, mais surtout sur les corps, les esprits et les cœurs des humains, plus particulièrement sur leur santé. « C’est principalement sur les hommes plus susceptibles des différentes impressions, et plus capables de sentir le plaisir qu’excite la musique, qu’elle opère de plus grands prodiges, soit en faisant naître et animant les passions, soit en produisant sur le corps des changements analogues à ceux qu’elle opère sur les corps bruts. » Il rapporte comment certains médecins ont utilisé la musique avec succès comme « remède universel », en l’adaptant aux différentes sortes de maladies.  Selon plusieurs observations, on peut prescrire la musique en tenant compte de « la nature de la maladie », du « goût du malade », de « l’effet de quelques sons sur la maladie » - en prenant soin d’ « éviter la musique dans les maux de tête et d’oreilles surtout. » Tout est donc précisément prévu, sachant que les sons musicaux ne sont pas « jetés » au hasard, mais « combinés suivant des règles constantes, unies et variées suivant les principes démontrés de l’harmonie. »

Le second texte porte sur le Traité des effets de la musique sur le corps humain de Joseph-Louis Roger (synthétisé, donc, pour L’Encyclopédie par Ménuret de Chambaud). Dans cette préface, Étienne Sainte-Marie résume les théories de l’auteur, qui tiennent, on l’aura compris, de ce qu’on appelle de nos jours la musicothérapie. D’après l’auteur, « l’homme renferme en lui trois centres principaux d’activité, qui composent toute son existence, et qui réunis donnent la somme entière des ses forces et de ses moyens : la vie animale, la vie morale et la vie intellectuelle », entre lesquelles il faut trouver un équilibre ; une sensibilité exacerbée, notamment, produit la méchanceté, ce qui explique que des hommes cruels « ont aimé la musique avec passion » (l’auteur évoque Néron, mais nous pourrions maintenant trouver maints autres exemples, chez les  bourreaux nazis notamment). Malgré tout, la musique est apte à préserver « l’ordre et l’harmonie », elle est « indispensable à l’homme qui vit dans le tourbillon du monde. »

Si ce n’étaient les références historiques ou morales et, parfois, le style ou le lexique, on oublierait que ces textes, qui ont une même source et se complètent très bien l’un l’autre, ont été écrits au XVIIIe siècle. Toutes les époques, et la nôtre en particulier, peuvent prendre en considération cette assertion : « L’influence de la musique devient chaque jour plus nécessaire dans ce siècle corrompu.»

Jean-Pierre Longre

 

https://manucius.com

06/01/2022

Questions d’identité

Roman, francophone, Laurent Mauvignier, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreLaurent Mauvignier, Histoires de la nuit, Les éditions de minuit, 2020, Minuit double, 2021

La trame de ces Histoires de la nuit a maintes fois été résumée, on ne répétera donc pas ici ce qui a déjà été écrit. Chez Laurent Mauvignier, le souffle de la syntaxe, les circonvolutions du style sont solidaires du récit, et inversement. En l’occurrence, l’intrigue aux apparences simples et aux allures de thriller est soutenue et étoffée par la voix de l’auteur qui laisse volontiers la place, en leur faisant écho, aux points de vue de ses personnages. Patrice le paysan, sa femme Marion au passé énigmatique, Ida leur fillette, Christine leur voisine artiste peintre, tous vivent dans le hameau isolé nommé « L’écart des trois filles seules » (nom mystérieux et légèrement angoissant). On suit chacun dans ses pensées et dans ses occupations d’une journée qui doit s’achever par la fête des quarante ans de Marion, jusqu’à l’irruption de l’inattendu et de l’effrayant, précédée par de mystérieuses lettres anonymes.

roman,francophone,laurent mauvignier,les éditions de minuit,jean-pierre longreIl y a la ligne principale du roman, qui tient de la tragédie classique (unités de lieu, de temps et d’action), et il y a tout ce qui converge vers cette ligne principale : les manques et les frustrations de Patrice, les agacements de Marion (sans parler de son passé que les intrus vont violemment faire ressurgir), les préoccupations artistiques et personnelles de Christine, qui revêtent dans le roman une importance symbolique et insoupçonnée : « Elle sait ça, elle cherche le moment où c’est la peinture qui la voit, ce moment où la rencontre a lieu entre elle et ce qu’elle peint, entre ce qu’elle peint et elle, et, bien sûr, c’est une chose qu’elle ne partage pas. » L’une des clés de cette histoire, c’est peut-être la petite Ida (elle-même involontairement au centre des péripéties) qui la détient inconsciemment : « Comme si, donc, tout à coup, on lui apprenait qu’elle est quelqu’un d’autre qu’Ida Bergogne, qu’on lui révélait que peut-être elle ne s’appelle pas Ida Bergogne, qu'elle n’a pas de nom, qu’elle n’est pas celle qu’on voit dans la glace tous les jours et que ses mains ne sont pas à elle, ni ses yeux, pas plus que sa bouche ou ses jambes. »

D’une manière détournée, voire insidieuse, les terribles aventures vécues par les personnages de Laurent Mauvignier, qui dans les journaux apparaitraient comme un fait divers, voilent et dévoilent l’interrogation que chacun se pose un jour ou l’autre : qui suis-je vraiment ?

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr 

03/01/2022

Les découvertes de Tintin

Bande dessinée, francophone, Hergé, Tintin, éditions Moulinsart, Géo, Jean-Pierre LongreTintin c’est l’aventure, Le musée imaginaire, Éditions Moulinsart, GEO hors-série, 2021.

En 1979, Michel Baudson, concepteur du « Musée imaginaire de Tintin », première exposition consacrée à l’œuvre d’Hergé, écrivait paradoxalement : « Tintin ne s’expose pas. » Il « découvre » et « s’enrichit sans cesse des cultures des mondes qu’il découvre. » Les lecteurs de Tintin savent que les albums contiennent un grand nombre d’objets inspirés de pièces ethnographiques venues d’une multitude de pays. L’exposition de 1979 permettait, dans un « musée imaginaire », de « mettre en relation, album par album, des objets et des reproductions de cases de Tintin », avec d’ailleurs un certain intérêt porté aux voleurs, faussaires, trafiquants d’œuvres d’art – ceux que l’on trouve au fil des aventures du petit reporter.

Bande dessinée, francophone, Hergé, Tintin, éditions Moulinsart, Géo, Jean-Pierre LongreHergé fréquentait volontiers les musées, notamment l’« AfricaMuseum » et le « mudée Art & Histoire » (dans leur appellation actuelle), et les albums s’en ressentent, notamment L’Oreille cassée avec son musée ethnographique et le fameux fétiche arumbaya (dont le modèle est une statuette du Pérou), Tintin au Congo avec « l’homme-léopard », témoignage d’une inspiration colonialiste qui a donné lieu à d’âpres discussions, ou encore Les 7 boules de cristal avec la momie de Rascar Capac…

Après un certain nombre de notices et d’interviews (par exemple sur la question des « faux » qui se pose aussi dans Tintin et l'Alph-Art), la deuxième partie du volume est consacrée au « Musée imaginaire d’Hergé », confrontant les albums et les objets réels venus des mudées ou des pays traversés par Tintin – confrontation visuelle pleine d’enseignement sur le sens du détail, le souci de la précision, le génie du dessin chez l’artiste qu’était Hergé. D’ailleurs, en complément, des reproductions rappellent qu’il fut non seulement le père de Tintin (et de quelques autres personnages), mais aussi peintre, illustrateur et affichiste de talent, et grand amateur d’œuvres d’art, qu’il collectionnait volontiers.

Trente ans après l’exposition de 1979, s’ouvrait le musée Hergé de Louvain-la-Neuve, et divers autres lieux (Etterbeek, Angoulême…) témoignent de la popularité pérenne de l’œuvre d’Hergé et de la considération que l’on a maintenant pour la bande dessinée en tant qu’art. Hergé disait qu’en matière artistique, c’est l’émotion qui importe. C’est aussi de l’émotion que les amateurs de toutes générations ressentent en contemplant les  nombreuses illustrations de ce « musée imaginaire », ainsi qu’à la relecture des albums de Tintin et à la vue de tous les objets qui les peuplent.

Jean-Pierre Longre

www.editions-prisma.com  

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