28/12/2021
Pâques mortelles en pays froid
Ragnar Jónasson, Sigló, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, Éditions de La Martinière, 2020, Points, 2021
Dans la tranquille bourgade de Siglufjördur (pour simplifier : Sigló), à l’extrême nord de l’Islande, l’inspecteur Ari Thór doit enquêter sur la mort suspecte (suicide ? accident ? meurtre ?) d’une toute jeune fille, Unnur, visiblement tombée d’un balcon. Nous sommes à la veille du week-end de Pâques, et Ari doit justement accueillir sa femme et son petit garçon venus de Suède pour ces quelques jours de congé – et voilà que les retrouvailles vont être gâchées… Les péripéties de l’enquête vont se mêler aux difficultés familiales.
L’enquête, justement : « Tout portait à croire que la jeune fille s’était jetée dans le vide. Tout portait à croire que son seul objectif avait été de quitter ce monde. Pour lui, c’était la conclusion la plus simple. Mais compte tenu des dires de la mère, une enquête approfondie s’imposait. » Ari, avec l’aide plus ou moins empressée de son second, Ögmundur, et grâce aux conseils de son ancien mentor, suit plusieurs pistes ouvertes par ses soupçons et par quelques personnages qui l’alertent : la mère de la victime, qui justement ne veut pas croire au suicide, un couple âgé et un jeune historien occupants de l’immeuble au pied duquel le corps a été retrouvé, un vieux pensionnaire de maison de retraite et les propriétaires de celle-ci, des camarades de classe de la jeune fille… Dans cette localité dont presque tous les habitants se connaissent, et où les touristes affluent pour les sports d’hiver, les investigations de l’inspecteur ne sont pas simples, les indices minimes, les hypothèses nombreuses.
Il est vrai que le lieu et l’atmosphère sont propices aux mystères : le froid, la neige, les coupures d’électricité, la tempête rebuteraient n’importe qui. Mais Ari supporte stoïquement tout cela, même si ses problèmes conjugaux viennent périodiquement le perturber. Il évolue presque à l’aise entre les écueils et mène scrupuleusement ses recherches, écoutant en particulier avec attention Salvör, la mère d’Unnur, et ne se contentant pas des apparences. « Tandis qu’il affrontait le vent saisissant du nord et les flocons qui tourbillonnaient autour de lui, Ari se demanda si l’enquête avait vraiment été résolue, comme il le croyait. Avait-il commis une erreur ? Tiré de mauvaises conclusions ? Que voulait lui dire Salvör, qu’est-ce qui pouvait bien être aussi urgent ? Tout s’était passé si rapidement. Cela ne faisait que quatre jours que le corps d’Unnur avait été retrouvé. » Ses questionnements laissent le champ libre aux surprises finales – marques d’un vrai polar à suspense.
Jean-Pierre Longre
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15/12/2021
La solitude d’une fleur bleue
Chloé Delaume, Le cœur synthétique, Le Seuil, 2020, Points, 2021. Prix Médicis 2020
« C’est l’histoire d’une fleur bleue qu’on trempe dans de l’acide. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeune fille. » Une femme d’aujourd’hui, féministe et moderne, qui retrouve régulièrement un groupe d’amies partageant entre elles leurs problèmes sentimentaux, professionnels, existentiels – la « sororité » peut être un réconfort, mais ce n’est pas la panacée. Féministe et moderne, donc, mais, après plusieurs déboires amoureux, elle rêve de trouver enfin l’homme avec lequel elle partagera la deuxième partie de sa vie. Les tentatives sont peu concluantes. La « fleur bleue » devient « peur bleue », la « femme comme une autre » devient « faille comme une autre ».
Histoire banale d’une solitude mal assumée ? Cela se pourrait. Mais dans ce domaine, il n’y a pas de banalité. La plume de Chloé Delaume fait du destin d’Adélaïde un cas particulier, et nous suggère qu’en la matière chaque cas est bien particulier, chaque cœur aussi : « C’est le cœur d’Adélaïde, le héros de cette histoire. C’est lui qui cogne et saigne, exige et se déploie. C’est lui qui fait le deuil, englouti par le vide. » Car Adélaïde, elle, la femme de quarante-six ans, a par ailleurs d’autres vies : vie amicale, vie professionnelle : attachée de presse dans une importante maison d’édition, « passeuse », « elle doit aussi gérer les écrivains », ce qui s’accompagne de toute une série de contraintes, de déceptions, de mensonges, et ce qui donne l’occasion à l’autrice de savoureuses pages satiriques sur le monde de l’édition, rivalités et exigences commerciales, batailles d’égos et d’images…
Le cœur synthétique n’est pas un roman sentimental. Ou s’il l’est d’une certaine manière (car oui, il y a du sentiment), il donne volontiers dans l’humour satirique (on l’a vu) et inventif (voir notamment les titres imaginaires de livres qu’Adélaïde a à défendre, comme Papa n’aime pas ses chrysanthèmes, Le Vagissement du minuteur, J’habite dans mon frigo etc.). Surtout, c’est un roman musical et poétique. Chaque chapitre a pour titre celui d’une chanson, et se lit comme une strophe ou un poème, avec reprises incantatoires et ce que Raymond Queneau (auteur entre autres des fameuses Fleurs bleues) appelait des « rimes de situation » (retour de personnages, d’événements ou de phrases, avec variation minimales). Sans compter que Chloé Delaume donne volontiers dans la prose rythmée, souvent en alexandrins (ou presque). Un exemple : « Elle se dira : Cet homme est hors de ma portée. Son cœur sera capable, alors, de l’oublier. C’est qu’il a tant vieilli, le cœur d’Adélaïde. Il accepte le réel, il sait se protéger. Il ne veut plus saigner, se préfère encore vide. » Humour, musique, poésie, le tout sur fond de quête amoureuse et de solitude. Voilà de quoi faire un roman original, vrai et beau. C’est réussi.
Jean-Pierre Longre
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14/12/2021
Van Gogh l’alchimiste
Jos Roy, & dedans quantité de soleils; & inside, a great many suns, édition bilingue, traduction anglaise de Blandine Longre et Paul Stubbs, Black Herald Press, 2021
Souvent, la mise en mots de la peinture tourne court, ou tourne mal : description purement et simplement technique des formes et des couleurs, tendance au rapport biographique, ou suite absconse de phrases indéchiffrables. Rien de tout cela avec Jos Roy. La difficulté de dire la peinture est en partie levée par la pratique d’une autre forme artistique, la poésie. Au lieu de mettre des mots sur la peinture, l’écriture se fait peinture, et en l’occurrence la vérité de Van Gogh se fait jour. Certes, « nous ne pouvons faire parler que nos tableaux », mais « la tâche / est de dire / le vrai / croquer le discours d’ocre&debleu ».
Dans ce long poème en vers plus ou moins réguliers, en strophes plus ou moins décalées, où l’esperluette, nœud musical et figuratif, se fait liant pictural et verbal, tout ce qui peut être dit de l’œuvre est révélé ou suggéré : formes, couleurs, matière, lumière, sens cachés, le chant aussi qui s’échappe de la toile, et même quelques rappels à propos du créateur : « je suis roux maigre à ma bouche il manque des dents qu’un parisien d’un autre temps rafistola ». Mouvements et sensations sont inséparables des gestes et des instruments : « dans les coulées d’ocre tendre / pas de limite entre le corps les tubes les brosses / faits de la même matière qui fait celle-ci ».
Et si les mots tentent de redire les paysages, eau, nuages, terre, village où domine « la haute note jaune », l’ocre puissant que rappelle le Chant de blé qui occupe la belle couverture du livre, c’est à la transformation du réel qu’oeuvrent de concert le matériau pictural et le matériau verbal : « toujours à galoper dans le réel pour saisir l’instant des / métamorphoses ». Transformation par « la jouissance des torsions » et par l’alchimie des couleurs : « depuis la fenêtre je suis dans le jardin de l’asile / de toutes mes chairs. je m’applique à fondre des couleurs / à la manière de l’or. ». « peinture réelle & peintre abstrait / quelle extraordinaire rencontre ! », disent les vers de Jos Roy. Cette extraordinaire rencontre, c’est aussi celle des secrets de la peinture et des mystères de la poésie.
Jean-Pierre Longre
09:45 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, peinture, francophone, jos roy, van gogh, blandine longre, paul stubbs, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Amour-haine en pays abandonné
Clotilde Escalle, Toute seule, préface de Pierre Jourde, Quidam éditeur, 2021
Elle a beaucoup vécu, Françoise, souvent méprisée par les hommes, rejetée d’un peu partout. « Et puis le lézard est arrivé. Cheminot et peintre, s’il vous plaît. Il était arrivé en roulotte tirée par un cheval. Il s’arrêtait dans les bourgs et les villages. Bonjour, je m’appelle Paul Ladier. » Elle s’est laissé séduire, mais les désillusions sont vite venues. La différence d’âge, lui devenu un vieux traîne-savate, elle tâchant sans grand succès de trouver de l’argent en vendant quelques toiles, tous deux installés dans l’ancienne boucherie d’un « bourg sacrifié »… Bref, la misère sociale, amoureuse et psychologique, les angoisses et la haine mutuelle : elle voudrait bien se débarrasser du vieux, mais ne peut se passer de lui, se surprenant parfois à encore partager sa couche.
Pour conjurer ses contradictions et ses peurs (peur pour elle, peur pour le « lézard »), elle marche, marche obstinément dans le bourg et dans la campagne, entendant à peine « les paquets de phrases jetées exprès en vrac sur son passage ». Au cours de ses cheminements, elle rencontre l’écrivain local, qui propose ses livres à la vente et se met à lui parler avec le sourire de Flaubert, de Beckett, de ses conférences, à elle qui ne lit guère que La ménagère française. « Il avait une pointe de mépris dans le regard, mêlé à une certaine indulgence. » Lorsque le vieux sera parti, envoyé par l’assistante sociale à l’hospice, elle reverra l’écrivain, qui lui sortira des mots comme « déterminisme » ou « ontologie », et la poussera à écrire « au lieu de ressasser » : « Tu te débats, tu respires l’ailleurs. Tu as envie de hurler. Alors écris… » Non, elle n’écrira pas. « Ça n’a pas de sens […] Ce n’est pas pour moi. » Et si le mot « ontologie » la travaille à tort et à travers, elle est plutôt rongée par ce que Raymond Queneau appelait l’« ontalgie ». L’existence est pour elle une souffrance sans solution.
Dans sa préface, Pierre Jourde qualifie le roman d’œuvre « sociale », mettant en scène des « sans-dents » (au sens littéral), des « laissés-pour-compte ». Il a raison, et il a raison aussi d’aller plus loin. Les personnages, surtout les deux protagonistes, ont l’épaisseur de ceux qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Clotilde Escalle a l’art de nous les faire connaître peu à peu, de mieux en mieux, de l’intérieur et de l’extérieur, dans leur complexité, avec leurs paradoxes et leur violence, leur amour-haine. Le style, la structure du récit font de Toute seul un roman qui nous concerne intimement, qui requiert notre émotion profonde. « Qui est-elle, pour qu’on s’y intéresse ? » Ultime question, qui laisse Françoise « toute seule », et qui nous laisse seuls avec elle.
Jean-Pierre Longre
09:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, clotilde escalle, pierre jourde, quidam éditeur, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
11/12/2021
Un été d’apprentissage
Hugo Lindenberg, Un jour ce sera vide, Christian Bourgois éditeur, 2020, Le livre de poche, à paraître en janvier 2022. Prix du Livre Inter 2021
Le narrateur, 10 ans, passe ses vacances en Normandie avec sa grand-mère. « Un garçon de dix ans avec une vieille dame ça n’attire pas vraiment l’attention. » Il serait donc voué à un été anonyme, composant avec ses peurs et ses fantasmes, si n’intervenaient pas quelques personnages qui vont lui faire franchir des étapes : outre sa grand-mère, une tante « monstrueuse » au physique repoussant et à l’odeur nauséabonde, et surtout Baptiste, jeune garçon de son âge qui, contrairement à lui, paraît plein d’assurance et d’audace, vit dans une famille visiblement « idéale », avec une mère dont, secrètement, le narrateur tombe amoureux : « Certains adultes possèdent les clés de mondes plus désirables. Celui que me dévoile la mère de Baptiste a la douceur du velours. Elle a cette façon de me regarder, en penchant la tête, les yeux plissés, la bouche juste assez entrouverte pour que j’aperçoive sa langue pressée contre ses dents, qui me ralentit le cœur. » Il y a aussi le fils de la voisine, jeune homme « cadavérique », « qui se tient debout comme suspendu par des fils invisibles », et quelques autres comparses (ou adversaires) dont la plume aiguë de l’auteur grave définitivement les silhouettes.
C’est à l’évidence Baptiste qui marque et influence le plus le garçon. Tous deux vont faire connaissance autour d’un cadavre de méduse que l’on triture sans scrupules avec un bâton. Dès lors, « il faut maintenant compter avec Baptiste même quand il n’est pas là », l’imiter, le suivre, honorer les invitations de ses parents, paraître aussi « normal » et courageux que lui, répondre à son amitié, à ses sentiments, à sa complicité, à son désir d’absolu, sans pour autant pouvoir lever les mystères, les ambiguïtés et les troubles que cette amitié recèle. Sans non plus lui révéler ce que la grand-mère raconte du passé de sa famille de Juifs victimes des nazis, la fuite de la Pologne, l’arrivée clandestine à Paris, la mort du frère et de ses proches tombés sous les balles allemandes, ces douleurs que l’on apprend par bribes, au coin des souvenirs.
Tout le livre, du reste, avance par touches successives : trois parties (Baptiste, Les monstres, Les mondes engloutis), elles-mêmes divisées en brefs chapitres qui tous ont un titre au nom programmatique (« Les Méduses, Le Bain, L’Invitation, La Plage, Le Café, Le Playmobil » etc.), un peu comme dans Poil de Carotte – ne développons pas la comparaison, même si dans les deux cas nous avons affaire à un apprentissage de la vie. Notre narrateur fait son apprentissage comme une plante pousse sur un terreau fertile et humide. D’ailleurs, des « Méduses » au « Pipi Au Lit » en passant par « Le Bain », « La Plage », le shampoing, la purification par l’eau glacée, et bien sûr Baptiste au prénom symbolique s’enfonçant dans la vase, l’élément liquide est partout. Comme si le temps chassait les miasmes de l’enfance et établissait les bases d’une existence consolidée par l’amitié.
Jean-Pierre Longre
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07/12/2021
« L’aphorisme, cette phrase solitaire »
Paul Lambda, Le désespoir, avec modération, Cactus Inébranlable éditions, 2021
Le titre de l’ouvrage nous l’indique : il faut le consommer à doses raisonnables, comme l’alcool, comme les médicaments, et c’est ainsi que le désespoir peut se muer en plaisir. Et disons-le, la forme encourage ce type de consommation, l’aphorisme étant forcément isolé de ses congénères – ce qui fait que tout résumé de ce genre de livre est impossible.
Tout juste pouvons-nous déceler des retours thématiques ou formels, et les illustrer. La subtilité (« Ils n’ont rien fait de l’après-midi mais apparemment ce n’est pas le même rien. ») n’est pas éloignée de l’absurde (« Ce n’est pas vraiment de leur faute, tu sais : comment auraient-ils pu prévoir qu’en se rencontrant, ils se traverseraient ? »), et la poésie (« Un silence plein de cigales » ou « En attendant la fin du monde, la bruyère est en fleurs. ») voisine avec l’humour (« – Oh vous savez, je ne suis rien ni personne. – Prétentieux. » ou « Le temps fuit et ce plombier qui ne vient pas. ») ; il faut dire que « La poésie ne sert à rien mais elle y contribue. » Et lorsque le fantastique est trop affolant (« Catastrophe ! La montagne a fondu avec la neige. »), c’est la philosophie qui prend le pas (« Le suivant tel un caniche bien dressé, son destin. » ou « J’ai une mauvaise et une bonne nouvelle : j’ai trouvé le sens de la vie, il n’y en a aucun. »)
On surprend çà et là quelques mots qui résument l’enjeu du livre et l’ambition plus ou moins claire de l’auteur : « J’ai le monde au bout de la langue. » Et c’est vrai, mine de rien, le monde entier s’impose dès le début grâce aux mots, puisqu’on commence avec deux événements d’importance (des oiseaux qui s’envolent, d’autres qui se posent) arrivant en même temps à Paris et au Mexique ; il y en a d’autres, qui nous font « enjamber l’horizon », entre Budapest et Gdansk ou entre le Groenland et Berlin… Il paraît que Paul Lambda, qui est aussi l’auteur, entre autres, du Cabinet Lambda, 5014 citations à siroter, croquer, injecter ou infuser, n’est ni belge ni surréaliste. Osons dire que, pourtant, il mériterait de l’être.
Chez le même éditeur : André Stas, Tout est relatif (et tondu) ; Patrick Henin-Miris, Zadigacités
Tout est relatif (et tondu) est un livre signé par un auteur qui, lui, est à la fois belge et surréaliste, pataphysicien et humoriste, digne disciple de Nougé, Scutenaire, Chavée ou Blavier… Lui nous l’avoue tout crûment, « Les recueils d’aphorismes sont des œuvres de cabinet. » (à comprendre comme on le sent), et relativise l’ambition de la création littéraire : « Les cons signent. Et on devrait les respecter… » C’est tout à sa gloire.
Zadigacités vient aussi d’être publié par le prolifique Cactus Inébranlable. Pas d’aphorismes, cette fois, mais des sortes de contes très courts (une demi page au maximum). Pour terminer cette chronique, voici un encouragement à la lecture, intitulé « Voyage » : « Partout on repeignait les façades en vives couleurs. On plantait des arbres, et surtout des fruitiers pour l’été ou l’automne. On ouvrait des routes qui menaient à de vastes paysages de mer ou de montagne. De nombreux personnages lumineux et désirables se promenaient de tous côtés, comme sur une riche scène de théâtre. Il n’en revenait pas de toutes ces merveilles, la tête lui tournait, et il n’avait encore lu que trois pages. » Poursuivons avec lui.
Jean-Pierre Longre
16:18 Publié dans Humour, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, conte, humour, francophone, paul lambda, andré stas, patrick henin-miris, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
05/12/2021
Un roman stéréoscopique
Téa Obreht, Inland, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Calmann-Lévy, 2020, Le livre de poche, 2021
Il est des œuvres qui confirment pleinement l’assertion de certains théoriciens de la littérature : en un temps où les écrivains ne composent plus d’épopées, ce sont les grands romans qui y suppléent. Inland fait partie de ceux-ci. Tout y est : la réalité historique comme point de départ, des héros qui tentent de survivre face à l’adversité, de grands espaces naturels, de l’action parfois violente, des interventions épisodiques de l’au-delà, une double dimension, spatiale et temporelle…
D’un côté, nous avons l’histoire de Lurie, jeune « Turc » qui, après une période où la délinquance le mena jusqu’au meurtre, s’engage dans le Camel Military Corps – un bataillon de chameaux destinés à remplacer mules et chevaux pour transporter le matériel militaire jusqu’en Californie, au milieu du XIXe siècle. Outre sa sobriété bien connue, « le chameau est vigoureux des oreilles à la plante des pieds. Son cœur appartient à son cavalier. Et sa haute taille lui offre tout l’horizon à contempler. ». Une troupe qui ne passe pas inaperçue dans le Far-West américain, mais dont, une fois sa mission accomplie, l’existence se délite – et l’histoire de Lorie se déroule par la voix même du garçon, qui s’adresse à Burke, son cher animal, jusqu’au point de non-retour.
De l’autre côté, vingt-quatre heures de la vie de Nora durant l’année 1893, dans son ranch d’Arizona. La sécheresse et la chaleur sont telles que les réserves d’eau sont épuisées, si bien que son mari Emmett, imprimeur et directeur du journal local, est parti depuis quelques jours se réapprovisionner ; et il ne revient toujours pas… Il y a là ses trois fils, la jeune Josie qui parle aux morts, et donc Nora Lark, confrontée à toutes les difficultés naturelles et humaines, mais qui dialogue souvent avec Evelyn, sa fille morte de chaleur il y a plusieurs années – dialogues souvent rassérénants :
« Je constate que tu te sens mieux, maman.
En effet. Mais la soirée qui s’annonce va être un carnage, s’il me faut obliger tes rustres de frères à avouer où ils étaient et ce qu’ils ont fait.
Papa sera peut-être rentré à la maison d’ici là.
Parfait. Qu’il se débrouille avec tes frères, dans ce cas. »
Le déroulement des chapitres marque le temps (matin, après-midi etc.) mais, comme au théâtre, le récit et les dialogues débordent largement ces limites, mettant en perspective le passé et l’ailleurs, qui font comprendre beaucoup de choses.
Les deux histoires, celle de Lurie et celle de Nora, ne sont ni vraiment éloignées l'une de l'autre, ni complètement parallèles, puisqu’il y aura un point de jonction dont l’approche se fera peu à peu, notamment grâce à Toby, le plus jeune fils de Nora, qui remarque les traces d’une bête mystérieuse… La rencontre est surprenante, même si le suspense narratif la laisse prévoir. Une narration pleine de vie, souvent haletante, et qui, au-delà du tragique, se nourrit de poésie, d’humour parfois parodique. Voilà un roman qui, sous sa double intrigue, recèle de nombreux itinéraires, des harmoniques inattendues, de multiples facettes. Au cours de la soirée, Toby montre à sa mère un stéréoscope : « L’enfant changeait les vues tout en jacassant sans discontinuer sur ce qu’elle découvrait : ici, la Ménagerie de Paris, là, le Palais de l’horticulture. Et là, la grande gare ferroviaire de Philadelphie ! Devant les yeux de Nora défilaient à toute allure des colonnes grises et floues, des enchevêtrements de métal, de brefs aperçus de lointains jardins. Il lui fit voir un animal ridiculement grand, tacheté de marbrures carrées, et son esprit avait presque déterré son nom… qu’était-ce donc ? ». Inland est à l’image de cette lanterne magique, une épopée stéréoscopique.
Jean-Pierre Longre
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02/12/2021
Amours virtuelles et mort réelle
Christian Cogné, Éclats d’Éros sous Covid-19, ETT Borderline, 2021
Les romanciers à succès utilisent des ingrédients bien connus, qui font toujours recette : Éros et Thanatos en contextes familiers, la séduction et le meurtre, le suspense et le dénouement surprenant… Il y a tout cela dans le livre de Christian Cogné, mais il y a aussi d’autres caractéristiques qui en font l’originalité.
Pour résumer : en novembre 2020, pendant le second confinement « sous Covid-19 », Christophe Picard, retraité de l’enseignement, échange des messages électroniques de plus en plus brûlants avec une jeune femme, Laura, qui l’encourage dans une escalade érotique qu’il ne se prive pas d’accomplir audacieusement – et verbalement bien sûr, puisque l’une est en Normandie, l’autre à Paris, et que les déplacements sont interdits. Mais à la fin du mois, plus de nouvelles de Laura. Que s’est-il passé ? Elle a été retrouvée morte, étranglée, à l’endroit où elle avait l’habitude de faire son jogging, entre Yport et Fécamp. Arrêté par la police qui le confronte à leurs échanges de correspondance et à des sortes d’indices, Christophe Picard nie toute implication dans ce meurtre, et niera constamment, malgré les interrogatoires serrés menés par le commandant de police Steiner, qui d’ailleurs, dans sa vie sentimentale, n’est pas sans se sentir concerné par cette affaire.
Bref, un rapport de force s’établit, mettant au jour les états d’âme de Christophe Picard, qui fait un aveu qui n’est pas celui qu’attend le policier : « Je l’ai tuée en l’oubliant comme j’ai oublié les écrits qu’elle m’a inspirés. Alors oui, je l’ai tuée si c’est un crime de perdre le fil de soi-même et de l’autre. » On ne s’en tient donc pas ici à la simple intrigue policière. L’enjeu est complexe : rapports amoureux et fuite du temps, fantasmes inassouvis et perte des repères, réalité virtuelle et rêves inaccomplis… Tout cela sur fond de pandémie, qui fait redouter le triomphe de Thanatos sur Éros. Et puis, comme l’écrit Christophe Picard au commandant Steiner à la fin d’un « texte poétique » : « Il faut se méfier des très jeunes femmes, comme des barques endormies sur les galets, elles contiennent leurs lots de naufrages innocents. » Christophe Picard, homme ordinaire, à l’image de tout homme, naufragé plus ou moins volontaire, s’est laissé prendre dans une tempête qu’il a provoquée et qu’il n’a pas maîtrisée.
Jean-Pierre Longre
17:04 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, christian cogné, ett borderline, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |