31/05/2011
Les mystères de l’art et de la mort
Denis Labayle, Rouge Majeur,éditions du Panama, 2008, rééd. Editions Dialogues, 2011. Prix des Lecteurs de Brive 2009
Pourquoi, en mai 1955, Nicolas de Staël, peintre de renom, riche et séduisant, se suicida-t-il en se jetant par la fenêtre de son atelier ? Cette mort prématurée est-elle due à des déboires sentimentaux, aux doutes de l’artiste, à un constat d’impuissance ? De cette énigme, Denis Labayle a fait un roman qui mêle fiction et exactitude historique.
Tout commence avec un concert en hommage à Anton Webern, dont le peintre sort enthousiasmé, quasiment envoûté, à tel point qu’il projette d’en faire une toile hors du commun : « J’ai déjà peint des instruments de musique, mais là je sens naître en moi un projet fantastique : je veux peindre une impression… Oui, c’est cela, une impression musicale. Ce sera beaucoup plus ambitieux, beaucoup plus difficile ». C’est ainsi qu’il propose au narrateur, un journaliste américain venu tout simplement enquêter sur sa vie et sa relation avec les femmes, de le suivre à Antibes et d’assister à la naissance de sa nouvelle œuvre – tâche à la fois fascinante et rude pour cet ancien combattant, resté handicapé à la suite du débarquement en Normandie. C’est ainsi, encore, qu’à l’existence tourmentée de Nicolas de Staël se mêle celle de son éphémère compagnon, pris par sa propre quête et ses propres réflexions.
La narration romanesque ne cache pas l’essentiel : l’art. Elle tente même de représenter les attitudes et les gestes du peintre en plein travail. Mais comment les mots peuvent-ils traduire « l’alchimie de l’art » ? Comment peuvent-ils « entrer, par effraction, au cœur du mystère » ? Entreprise au moins aussi audacieuse, aussi utopique que celle du peintre voulant matérialiser « l’éclair créateur » produit par la musique : « Je guette sans cesse l’émotion qui m’a saisi lors du concert de Webern, et je me demande si je vais l’éprouver à nouveau. Cette attente me désespère […]. Ah ! je m’en veux de ne pas maîtriser assez mon art ». Du désespoir naît pourtant l’œuvre où domine le rouge, couleur fascinante et terrifiante, la « symphonie majeure » en « rouge immense ».
Jean-Pierre Longre
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25/05/2011
Odyssées urbaines
Raymond Queneau, Connaissez-vous Paris ?, Gallimard / Folio, 2011. Choix des textes, notice et notes d’Odile Cortinovis. Postface d’Emmanuël Souchier.
« Ma chronique eut, je dois le dire en toute modestie, un certain succès. Elle dura plus de deux ans ; à raison de trois questions pas jour, cela en fit plus de deux mille que je posai au lecteur bénévole », écrit Queneau dans un article daté de 1955 et reproduit en tête de volume. Cette chronique, donc, parut quotidiennement dans L’Intransigeant du 23 novembre 1936 au 26 octobre 1938. Le livre publié par Odile Cortinovis et Emmanuël Souchier ne reproduit pas les 2102 questions–réponses, mais 456, selon un choix raisonné (c’est-à-dire en fonction des réponses qu’on peut leur apporter encore actuellement).
Quelques exemples ? « Qui était le Père Lachaise ? » ; « Quel est le plus ancien square de Paris ? » ; « Combien y a-t-il d’arcs de triomphe à Paris ? » ; « Quelle est la première voie parisienne qui fut pourvue de trottoirs ? » ; « Quel rapport existe-t-il entre l’église Saint-Séverin et la république d’Haïti ? » ; « Depuis quelle époque les bouquinistes sont-ils établis sur les quais ? » ; « De quand datent les premiers tramways à Paris ? » ; « Combien y avait-il d’édifices religieux à Paris en 1789 ? »… On trouvera les 448 autres questions et toutes les réponses en lisant Connaissez-vous Paris ?
Au-delà de l’encyclopédisme, il y a une vraie philosophie de la promenade urbaine (des « antiopées, ou déambulations citadines », comme le rappelle et l’explique Emmanuël Souchier) et un sens aigu de l’histoire, marques indélébiles de la vie et de la pensée de Queneau. Et, sans en avoir l’air, le goût des voyages : « Je me disais : comme c’est curieux, il me semble que j’ai fait un long… très long… voyage. J’avais visité Paris ». Nous aussi.
Jean-Pierre Longre
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20/05/2011
Aux jeunes écrivains, définitivement
Jean Prévost, Traité du débutant, préface de Jérôme Garcin, Joseph K., « métamorphoses », 2011
En douze brefs chapitres, Jean Prévost développe, à l’intention des jeunes gens qui s’apprêtent à écrire, tout, absolument tout ce qui leur est nécessaire, méthodiquement, vigoureusement. En 1929, à 28 ans, il se pose en maître qui, s’appuyant sur une expérience déjà riche (Jérôme Garcin, qui le connaît parfaitement, le rappelle dans sa préface), parle de la « vocation », de la « carrière », des « milieux » et du « travail » littéraires, de la parution du premier livre avec ce qui s’ensuit, du public et du succès éventuel, des attentes matérielles (« avancement », droits d’auteur)… De toutes les préoccupations, donc, de l’écrivain débutant.
Ces conseils, d’ordre pratique au moins autant qu’intellectuel, s’assortissent de jugements bien sentis, sans concessions, sur le monde littéraire – ce qui, de la part de Jean Prévost, n’est pas pour étonner. Les critiques (dont il était) : « À part deux ou trois exceptions dont vous connaissez les noms aussi bien que moi, les critiques n’ont aucune espèce d’influence : on les soupçonne toujours de camaraderie quand ils sont favorables ou défavorables, car le reste du temps, de peur de se tromper, ils n’ont même pas d’avis » ; le public (dont nous sommes tous) : « Je fixe donc le public des vrais lettrés à cinq ou six cents, […] et à cinq ou six mille le nombre des êtres falots et utiles qui agissent comme s’ils étaient lettrés, et acceptent le bon goût en confection » ; les auteurs (dont il reconnaissait volontiers, en connaissance de cause, qu’ils ne peuvent vivre de leurs droits) : « La plus vive des passions des littérateurs n’est ni la jalousie ni même la vanité : c’est la paresse » ; mais aussi : « La plupart des gens de lettres, en dehors de leurs œuvres, sont assez apathiques – ou bien bons critiques d’eux-mêmes – oui bien assez sages pour rire de qui les déteste » ; le travail d’écriture : « [Notre écrivain] ajoutera ce qui se peut ajouter : de la concision, et c’est bien ; des épithètes, et c’est mal. Le plus souvent des métaphores, où l’on semble croire, depuis cinquante ans, que consiste l’essentiel du style. Cela donne des Salammbô » (impitoyablement, Jean Prévost, c’est Stendhal contre Flaubert).
Jugements bien sentis, disais-je, jamais gratuits cependant. En un style impeccable (en guise de travaux pratiques), ils servent la cause de la littérature, sans vanité, sans illusions. Le « portrait imaginaire » qui clôt l’ouvrage met en avant la modestie du métier d’écrivain, son côté artisanal, se développant au cours d’une vie ordinaire où se cultive le plaisir plutôt que l’ambition. Ce traité, vieux de plus de quatre-vingts ans, est d’une étonnante modernité, d’un didactisme toujours actuel, d’une jeunesse définitive.
Jean-Pierre Longre
En savoir un peu plus sur Jean Prévost :
http://www.gallimard.fr/Folio/livre.action?codeProd=A41017
http://www.lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/jean-prevost-aux-avant-postes
http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/04/23/la-noblesse-des-parvenus.html
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19/05/2011
Les éditions Galimatias
Une nouvelle maison d’édition franco-roumaine, indépendante et généraliste : GALIMATIAS (www.editions-galimatias.fr)
"Les livres que nous accompagnons ne sont pas configurés selon les standards du marché. Notre projet est en décalage, conformément à notre devise « le galimatias est voisin de la pompe ». Le plaisir de lecture, la fraîcheur et l’amour des formes nouvelles sont, entre autres, des critères qui nous guident dans nos choix éditoriaux. Alternative, notre offre croit dans la qualité de l’écriture et l’intelligence des lecteurs".
Deux collections :
Galimatias noir. Premier ouvrage publié : La fièvre des corps célestes, de Carmen Duca. Ami est secrétaire dans une agence de détectives privés…Une enquête « longue distance » parsemée d’épices et de retournements, avec des incursions dans Bologne et Miami, dont la morale est quelque peu cosmogonique : les planètes n’abandonnent jamais la partie.
Galimatias gris. Premier ouvrage : voir ici
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Du fond des insomnies
Radu Bata, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, Éditions Galimatias, 2011.
À paraître en mai 2011
Voilà de « petits riens » qui disent beaucoup, venus comme par la grâce du rêve, comme saisis en plein sommeil, en réalité vus, revus, travaillés, retravaillés dans un style qui ne doit rien au hasard. Le nom de l’éditeur, d’ailleurs, s’il cède au plaisir de la parodie, évoque par antiphrase l’amour d’une langue acquise tendrement et obstinément, avec laquelle on peut se permettre de jouer sans lui manquer de respect – comme en témoignent la dédicace et plusieurs mentions contenues dans le recueil.
Le recueil ? Comment nommer autrement un ouvrage aux genres aussi divers que les sujets abordés – même si tous sont attachés par les liens du sommeil et des images qui le peuplent, ce sommeil qui fait l’objet d’autant de définitions que, devine-t-on, de nuits passées à l’élucider, comme on passe sa vie à tenter de percer le mystère de la mort. Genres divers : journal nocturne, souvenirs fantasmés, essai cioranesque, conte merveilleux, nouvelle fantastique, fable morale, récit de rêve, jeu verbal, poésie versifiée, prose introspective, traduction… Le tout assorti d’un goût avéré pour les définitions, les inventaires, les listes, dans une tentative d’épuisement des significations : non seulement celles du grand sommeil noir et de ses accessoires, mais aussi celles de l’insomnie, d’où tout provient.
La diversité générique s’assortit, comme on peut s’y attendre, d’une pluralité thématique. Surgissant des profondeurs de la vie nocturne, viennent nous faire signe, çà et là, un ange gardien, le vin vivant sa vie multiple, de beaux hommages (à Ben Corlaciu, écrivain, ami de la famille, à Enrique Vila-Matas…), des bribes d’existence quotidienne, et bien sûr de nombreuses résonances autobiographiques, où l’enfance, la Roumanie, « l’exil permanent » prennent une place discrète et émouvante. Résonances autobiographiques et, dirons-nous, autolinguistiques. Car le changement de langue, le « troc linguistique » est au cœur des textes. « Hormis quelques moments d’enchantement, le passage dans une autre langue est un exercice douloureux ».
Ce « journal de bord judicieusement déraisonnable » met en scène un « amour immodéré pour les mots » que Radu Bata fait abondamment partager à son lecteur. Vu de l’entre-deux-langues, le français se prête à la redécouverte, à la mise en perspective, aux effets d’assonances et d’allitérations, à l’« orage lexical », aux détournements, aux variations sémantiques et typographiques, dans une jubilation qu’entache à peine la désagrégation finale. Et le renouvellement de la langue s’assortit d’une intertextualité tout azimut : l’écriture est celle d’un grand lecteur, qui ne se prive pas de glisser la littérature universelle entre les lignes de son invention : allusions, citations, références, démarquage, parodie voire satire, tout y passe et beaucoup, sûrement, nous échappe.
Radu Bata, dont les publications précédentes (Fausse couche d’ozone, Le rêve d’étain) avaient déjà réjoui un public choisi, propose ici une réflexion en forme de puzzle, dans laquelle se livrent combat le pessimisme et la joie de vivre, la résignation et l’espoir, le cauchemar et l’utopie, le sommeil et la veille. Au bout du compte, le gagnant est le langage, cet « idiome intérieur » que l’auteur, généreusement, laisse à notre disposition.
Jean-Pierre Longre
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09/05/2011
Trois "Queneau" en quelques semaines...
Trois livres, rien de moins, sur (ou autour de) Queneau. Qu’on en juge ci-dessous… Et il y en a encore, tel Connaissez-vous Paris? (Folio / Gallimard), choix de question que l'auteur a posées, entre novembre 1936 et octobre 1938, aux lecteurs du quotidien L’Intransigeant...
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La contagion Queneau
Jean-Pierre Martin, Queneau losophe, Gallimard, « L’un et l’autre », 2011
Quel présomptueux, ce Jean-Pierre Martin ! se dit-on. Le voilà qui, non content de publier trois livres quasiment en même temps*, se targue d’avoir été élu « meilleur lecteur de son œuvre » par Queneau lui-même, d’avoir entretenu avec lui une correspondance anthume et posthume aussi abondante qu’intime, d’être en quelque sorte le filleul du maître – que dis-je, le filleul : son égal, son conseiller, « sa chance » même ! Autant dire que sans Martin, Queneau n’existerait pas… Bon, tout ça, c’est pour de rire. Un peu. C’est en tout cas pour dire combien le lecteur se sent en phase avec un auteur qu’il admire depuis belle lurette.
Qu’il admire et qu’il comprend, autant qu’on puisse comprendre ce qui se trame derrière l’apparente fantaisie et la multiplicité des facettes qu’avec la discrétion qui le caractérise l’ami Raymond présente à ses observateurs. De même que Jean-Pierre Martin cache sous un ton plaisant une rigoureuse analyse de la « pensée » quenienne, de même Raymond Queneau cache sous le rire communicatif, la myopie sympathique et l’ironique légèreté de ses personnages une gravité tenant à la fois à la réalité de la souffrance et à la profondeur de la réflexion. Il y a bien une « correspondance » entre les deux auteurs, mais une correspondance qui dépasse la fiction des lettres échangées pour atteindre les secrets que recèle le travail littéraire.
Là, il faut bien en venir à la « losophie », qui est, disons, « la philosophie corrigée par le rire, le burlesque, le quotidien et le principe de relativité », ou encore ce qui « emprunte les formes de la littérature pour donner voix à une nébuleuse de pensées et de méditations qui n’ont place dans aucun système » (car, tout de même, « ça ne rigole pas toujours, la losophie »). Bref, pour plus de précisions sur ce concept, on lira avec profit le chapitre intitulé « Morceaux de losophie », sorte de petite anthologie mettant en bonne place quelques œuvres choisies comme Gueule de Pierre, Le Chiendent ou Les Derniers Jours. C’est cela : revenons-en toujours à l’écriture, à la langue, aux textes ; il nous est donné là une belle occasion de relire ceux-ci avec un regard renouvelé.
En mettant l’accent sur les relations intimes qu’il entretient avec Raymond Queneau, Jean-Pierre Martin procure un plaisir contagieux, tout en définissant mine de rien mais sérieusement les tendances (phi)losophiques de l’écrivain, et en livrant une vraie biographie littéraire et orientée de celui avec qui il rêve de faire du tandem sur la côte normande et à qui il n’hésite pas à dire : « Vous avez joué vos tripes tout en laissant tomber la musique guimauve, ce pourquoi on ne vous a pas toujours compris ».
Jean-Pierre Longre
* Outre Queneau losophe : Les liaisons ferroviaires, Éditions Champ Vallon, 2011 (voir ici) ; Les écrivains face à la doxa, essai sur le génie hérétique de la littérature, Éditions José Corti, 2011 (voir là).
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Accueillir la désillusion
Dominique Charnay, Cher Monsieur Queneau. Dans l’antichambre des recalés de l’écriture. Préface de Pierre Bergounioux, Denoël, 2011
De 1938 à 1974, Raymond Queneau écrivit abondamment, publia beaucoup, exerça maintes activités liées en général à la littérature, et lut pour les éditions Gallimard une quantité phénoménale de manuscrits, en tant que « chef du comité de lecture ». Énorme travail, qui impliquait de rédiger des fiches, de prendre des décisions, donc – opération délicate – de « recaler » la plupart des candidats au métier d’écrivain tout en laissant leur chance à ceux qui paraissaient appartenir « à la communauté des autres écrivains », comme Marguerite Duras, Hélène Bessette, Boris Vian, J.-M. G. Le Clézio, Claude Simon… Au long de ces années, Queneau s’acquitta avec conscience, scrupules, lucidité et humanité de sa tâche ardue.
Le recueil présenté par Dominique Charnay et subtilement préfacé par un Pierre Bergounioux mettant en avant, particulièrement, l’aptitude de Queneau à susciter « les confidences de ceux qui, à tort ou à raison, se sentent habilités à écrire », ce recueil, donc, est un florilège des lettres de ces derniers, soigneusement conservées par leur destinataire. En les lisant, on comprend pourquoi : pittoresques, attendrissantes, naïves, provocantes, ironiques, désespérées, humoristiques, furieuses, poétiques, modestes, orgueilleuses, incompréhensibles, flagorneuses, menaçantes, elles sont le reflet de tous les tempéraments, elles témoignent de toutes les réactions imaginables et inimaginables des déçus de la création, ou de leurs porte-parole – car certains écrivent même en lieu et place de leurs père, fils, neveu, épouse… Il y a ceux qui s’humilient honteusement, ceux qui exercent le chantage affectif, ceux qui, pathétiquement, tentent de plaire en imitant la manière de leur destinataire, ceux qui, non moins pathétiquement, de la jouent stylistes détachés ou poètes maudits… Mais constamment, dans ces adresses au « maître », à « Monsieur Queneau », à « Monsieur », on devine une confiance accordée à la « franchise » du lecteur qui prend ses responsabilités, et dont la réputation de sérieux et de « bonté » provoque parfois de véritables confessions ; il n’est pas indifférent non plus que Queneau soit un écrivain reconnu, apprécié, comme le sont les autres lecteurs de la maison Gallimard, la distance humoristique en plus : le ton de ces missives s’en ressent, parfois avec une certaine réussite.
Ce livre n’est pas du Queneau, mais il n’aurait évidemment pas existé sans Queneau – le lecteur professionnel, et aussi l’écrivain, l’artisan qui sait reconnaître ses pairs et accueillir la désillusion avec un sourire compréhensif.
Jean-Pierre Longre
P.S. : Un sommet humoristique est gravi par la société Picon, dont une lettre reproduite en annexe commence ainsi :
« Monsieur,
Nous avons appris avec grand plaisir que pour l’Apéritif vous donniez volontiers votre préférence à l’AMER PICON (Cf/ CANDIDE du 16 NOVEMBRE).
Dès lors, voulez-vous nous permettre de vous offrir gracieusement 6 Bouteilles, que nous ferons déposer, à votre nom, aux Editions GALLIMARD, pour vous remercier du témoignage de fidélité que vous donnez à notre Marque ».
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Mieux vaut rire ?
François Naudin, Les terreurs de Raymond Queneau, Essai sur les 12 travaux d’Hercule, Calliopées, 2011
« Plus Queneau entend rire et faire rire, plus redoutables sont les éléments que ce rire entreprend d’escamoter ». Voilà le théorème qui conduit François Naudin à s’interroger, en prenant principalement comme points d’appui le poème « Je crains pas ça tellment » et le texte « Une trouille verte », mais aussi en observant plus généralement et très précisément l’œuvre entière.
Les terreurs de Raymond Queneau est un livre à la fois savant et personnel, parfois désespéré – forcément, vu le sujet – mais pas toujours. Dans sa teneur et dans sa forme, il dénote une parfaite connaissance des écrits, et même de ce que l’on peut savoir de l’homme Queneau, de sa vie, de ses préoccupations, de ses lectures. En même temps, il témoigne d’une relation intime, voire secrète, avec le monde quenien.
François Naudin veut être clair, mettant en œuvre une sorte de didactisme qui conduit le développement. Mais il n’oublie pas le sourire, par exemple dans les titres du genre « Le pot de fleurs et le manque de pot » ou « Notre père qui êtes absent ». Ce qui ne l’empêche pas d’examiner, très sérieusement, le rôle joué par la lecture dans la lutte contre la culpabilité et, en regard, la transposition de l’anxiété dans la création artistique, d’émettre l’idée d’une écriture comme art de la duplicité, de la dissimulation ou de prendre position sur ce que certains appellent les « crises mystiques » de l’auteur, en parlant plutôt de « crises spirituelles, à la rigueur »…
Terreurs de l’homme Queneau, terreurs de l’auteur Queneau, terreurs de ses personnages, tout cela à la fois ? Les questions ont le mérite d’apparaître au grand jour, montrant que rien n’est simple chez lui, même si tout se lit avec plaisir. Il faut aller voir au fond des choses, sans arrière pensée, sans a priori, et c’est ce que fait avec beaucoup d’à-propos et de finesse François Naudin.
Jean-Pierre Longre
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07/05/2011
Géraldine Bouvier, le retour
Marc Villemain, Le pourceau, le diable et la putain, Quidam éditeur, 2011
Elle était là dans Et que morts s’ensuivent, elle revient ici, au chevet du narrateur, un octogénaire grabataire qui, à la merci de sa « vipère aux yeux de jade », ne semble se faire d’illusions ni sur cette infirmière « dotée d’un tempérament qui ferait passer l’incendiaire intransigeance de Néron pour une contrariété de mioche privé de chocolatine », ni sur son propre passé de misanthrope sarcastique et invétéré, ni sur le genre humain, ni sur « l’existence profondément débile de son pourceau de fils ».
On l’aura compris, Marc Villemain laisse s’épanouir, dans son nouveau livre, l’humour (noir à souhait) et la satire (cynique à volonté). Les pages sur le monde universitaire, par exemple, que « Monsieur Léandre » a visiblement bien connu, sont un bel échantillon de réalisme critique – et la verve acérée du vieillard (enfin, de l’auteur) n’épargne pas non plus la famille, les enfants, l’école, les femmes, les malades, la société en général, disons l’univers dans son ensemble…
Il n’est pas innocent que le livre s’ouvre et se ferme sur l’image du cloporte, qui elle-même (pré)figure celle de la mort ; et Géraldine Bouvier, silhouette attirante et obsédante à la fois, n’en finit pas d’allonger son ombre diabolique d’un bout à l’autre du récit.
Jean-Pierre Longre
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04/05/2011
"Le maillon rompu"
Lionel Duroy, Le chagrin, Julliard, 2010. Rééd. J'ai lu, 2011.
Pour Michel Leiris publiant L’âge d’homme, l’ombre de la « corne de taureau » qui guette le torero représente le danger qu’encourt l’autobiographe lorsqu’il se donne pour règle de dire « la vérité, rien que la vérité ». L’écriture est alors un « acte » qui pèse lourdement sur les relations de l’auteur avec son entourage, et donc sur le destin de cet auteur. Là s’arrête l’analogie entre l’ouvrage de Leiris et celui de Lionel Duroy : la construction, le style, l’intention même sont différents. Mais dans les deux cas, l’expression la plus fidèle, la plus sincère possible des souvenirs est un risque délibérément encouru, voulu par la nécessité de la libération personnelle.
De 1944 au début des années 2000, des origines parentales à la création d’une nouvelle famille, les souvenirs de William Dunoyer de Pranassac (alias Lionel Duroy) se succèdent au rythme de ce qui a marqué, voire bouleversé son existence, à commencer par les traumatismes de l’enfance, entre un père en permanente cessation de paiement, une mère dont les rêves mondains déçus provoquent chez elle des dépressions périodiques et une ribambelle de frères et sœurs élevés au gré des circonstances. Une enfance chaotique, marquée par les disputes des parents, une scolarité lacunaire, des bonheurs fugitifs sans lendemains. Puis viennent les voyages, les amours, les ratages, la paternité, le journalisme, l’écriture…
Cette écriture, qui n’est pas simplement narration – histoire de raconter sa vie pour se satisfaire et satisfaire la curiosité des lecteurs – retrace une évolution personnelle qui, certes, ne manque pas d’intérêt : des complexes enfantins à une certaine assurance, de l’extrême droite familiale à la gauche bon teint, de la soumission à la révolte. Il y a aussi la quête minutieuse du vrai, les documents et les photos palliant les défaillances de la mémoire, le doute et les questions, loin d’être occultés, se faisant même moteur de la recherche. Mais l’écriture est au premier chef, et en dernier lieu, le moyen de survivre. Lorsqu’en 1990 paraît Priez pour nous, c’est la rupture avec toute la famille, parents, frères et sœurs, neveux et nièces : l’auteur s’est livré à la « corne de taureau » en allant jusqu’au bout du règlement de comptes avec sa mère, et c’est au prix de cette brouille qu’il peut poursuivre son chemin.
Le chagrin est en quelque sorte le roman d’un regard sur soi, le roman d’une autobiographie sans concessions : Lionel Duroy raconte comment il en est arrivé à composer une œuvre de révolte, comment il est devenu « le maillon rompu, celui sur lequel s’est cassée la chaîne ». Récit violent et tendre à la fois, plein d’une émotion à peine bridée par l’écriture.
Jean-Pierre Longre
23:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, autobiographie, francophone, lionel duroy, julliard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |