10/11/2024
« Mourir à vingt ans pour la liberté »
Hervé Le Tellier, Le nom sur le mur, Gallimard, 2024
Comme souvent, c’est le hasard qui fut le déclencheur. La suite est le fait de l’auteur et de son héros. Celui-ci, dont le nom fut découvert sur le mur de la maison qu’Hervé Le Tellier venait d’acheter dans la Drôme, est au nombre des jeunes gens qui décidèrent de combattre l’envahisseur nazi, et qui en moururent. André Chaix, né en 1924, a été tué en août 1944 à Grignan avec plusieurs de ses camarades par des mitrailleurs allemands, et enterré à Montmeyran, où il est né, après avoir vécu à La Paillette, près de Dieulefit.
Les quelques éléments recueillis – photos, témoignages, documents – permettent à Hervé Le Tellier de reconstituer par bribes (des « poussières », écrit-il) l’histoire du jeune homme, son enfance, sa jeunesse d’apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », son amour pour Simone, son engagement dans les FTP. Même si, parfois, l’imagination se permet quelques libertés, ce livre n’est pas un roman, et les éléments biographiques sont assortis de retours sur le passé collectif : « L’Histoire est forcément là, puisqu’André en fut à la fois acteur, héros et victime. » Nous pouvons alors apprendre ou réapprendre, par exemple, la signification des abréviations désignant les mouvements de résistance (FTP, FFI et maints autres), avoir des précisions sur le rôle majeur joué par Dieulefit, comme par le Chambon-sur-Lignon, pendant l’occupation, sur le Maquis Morvan, sur certains épisodes de la guerre et sur les blindés de la IIe Panzerdivision (ceux qui ont tué André), ou sur ces anciens nazis français qui participèrent à la fondation du FN (devenu Rassemblement National)… Les rappels factuels fondent aussi des réflexions sur le nazisme, sur le phénomène de la « soumission à l’autorité, la pression des pairs » qui « fabriquent à la chaîne des tueurs sans états d’âme. »
Face à cela, l’humain : l’amour d’André pour Simone, avec les photos et les mots, émouvants et parfois quasiment prémonitoires, qui le confirment (« Première photo avec toi ma chérie qui seras toujours pour moi la douce et pure Simone de mes amours. Avec toi nous parcourrons la vie dure parfois mais rien ne nous séparera à part la mort. Mes doux baisers. Ton Dédé de toujours. »), un amour qui entraîne quelques confidences de l’auteur lui-même ; l’évocation du fameux livre Le Tour de France de deux enfants, dont André gardait précieusement une page qui « raconte comment le savoir peut dompter la peur » ; une autre évocation, celle d’amis anciens de l’OULIPO (dont Hervé Le Tellier est le président), Italo Calvino, qui fut lui aussi maquisard de son côté, François Le Lionnais, qui fut déporté au camp de Dora, auquel je (l’auteur de cette chronique) ne peux penser sans une forte émotion, puisque mon oncle maternel Pierre Penel, résistant sous le nom de Marceau, y fut déporté après avoir été arrêté et torturé à Lyon, et y mourut à 22 ans, en janvier 1945 ; une rue de Saint-Genis Laval porte son nom, qui est aussi gravé sur une stèle du cimetière de Peyrus, village de la Drôme d’où la famille de Pierre (la mienne, donc) est originaire et où il allait souvent voir ses grands-parents, non loin du Montmeyran d’André… Deux destinées dont la proximité est trop flagrante pour ne pas être signalée…
Trêve de confidences familiales… Je finirai, sans autre commentaire, par un paragraphe essentiel du livre : « L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. »
Jean-Pierre Longre
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02/11/2024
L’individu et le parti
Lire, relire... Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni d’après le manuscrit original de 1940, Calmann Lévy, 2022, Le Livre de Poche, 2024
En 2015, Matthias Wessel découvrit à Zürich le tapuscrit original (en allemand) du fameux roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, écrit entre janvier 1939 et mars 1940. Avant 2022, on ne pouvait lire en français que la traduction de la version anglaise elle-même publiée par la compagne de l’auteur en 1940. La nouvelle traduction, absolument fidèle au texte d’origine, est ainsi beaucoup plus fiable que la précédente.
Le « Zéro », c’est l’individu, « l’Infini », c’est le parti : « Le parti refusait tout libre arbitre à l’individu – et dans le même temps, il exigeait de lui une abnégation absolue, il attendait qu’il lui soumette sa volonté. » Si à aucun moment le pays et ses dirigeants ne sont nommés, on devine que l’intrigue dénonce l’URSS de Staline et les « procès de Moscou » dont les accusés étaient jugés d’avance – et Arthur Koestler, fidèle au communisme jusqu’en 1938, en connaissait bien les rouages. Roubatchov, ancien dirigeant du parti, est arrêté et, dans la prison où il est enfermé, va subir trois interrogatoires avant d’être condamné. Son premier procureur, l’un de ses anciens amis, admet peu ou prou la discussion – et c’est ce qui le perdra lui-même. Roubatchov en profite pour émettre ses opinions sur les erreurs et les aberrations du régime : « Tout est enseveli, les gens, les découvertes, les espoirs. Vous avez tué le « nous », vous l’avez éradiqué. Tu affirmes que les masses vous soutiennent encore ? C’est aussi ce que prétendent quelques autres chefs d’État en Europe. […] Les masses sont redevenues sourdes et ne disent plus rien, elles sont le grand epsilon silencieux de l’histoire, aussi indifférent que la mer qui porte les bateaux. […] À l’époque, nous avons fait l’histoire. Aujourd’hui, vous faites de la politique. Toute la différence est là. »
Roman emblématique, Le Zéro et l’Infini est certes fondé sur les agissements et l’idéologie implacable et meurtrière d’un pays et de son « N° 1 », à une époque donnée, et c’est ce qui a en partie fait son succès. Mais celui-ci est dû aussi à sa manière de démonter le fonctionnement de tous les totalitarismes, qui obéissent à un principe : la fin justifie les moyens. C’est ainsi que l’explique sans états d’âme Gletkine, le second procureur de Roubatchov : « Nous n’avons pas hésité à trahir nos amis et à pactiser avec nos ennemis pour conserver le bastion. Telle était la mission que nous avait assignée l’histoire du monde, à nous qui portions la première révolution victorieuse. Ceux qui avaient la vue courte, les beaux esprits, les moralistes ne l’ont pas compris. Mais le chef du mouvement avait compris que tout dépendait de ce point-là : avoir le plus de souffle face à l’Histoire, faire en sorte que ce soient les autres qui disparaissent, et pas nous. » Des affirmations que pourraient proférer les dictateurs de tous les temps, y compris du nôtre.
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, arthur koestler, olivier mannoni, calmann lévy, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
05/10/2024
Maria Anna, Clara, Fanny, Alma et les autres
Lire, relire... Aliette de Laleu, Mozart était une femme, « Histoire de la musique classique au féminin », Stock, 2022, Champs Flammarion, 2024
Maria Anna Mozart a été injustement oubliée ; ou si l’on en parle, c’est uniquement en tant que sœur du grand Wolfgang Amadeus. D’où le titre emblématique du livre d’Aliette de Laleu, qui introduit son « Histoire de la musique classique au féminin » en évoquant les sœurs de… (Maria Anna Mozart, donc, ou Fanny Mendelssohn) et les épouses de… (Clara Schumann, Alma Mahler…). « Combien de Maria Anna Mozart n’ont pas pu développer leur talent ou leur art parce que femmes ? »
L’autrice ne prétend pas faire une étude exhaustive sur les compositrices, interprètes ou cheffes d’orchestre sans lesquelles le patrimoine musical ne serait pas ce qu’il est, mais qui « ont été exclues du monde de la musique ». Toutefois, en dénonçant les préjugés tenaces, les oublis plus ou moins délibérés, les exclusions abusives, elle comble les importantes lacunes qui jonchent l’histoire de la musique. Car il y a parmi ces « effacées » des génies qui, si elles avaient été hommes, auraient connu la gloire.
Construit avec la clarté de la chronologie, l’ouvrage nous mène de l’antiquité (Sappho bien sûr) à l’époque contemporaine (qui paradoxalement a vu décliner la création féminine) en passant par le Moyen Âge (Hildegarde de Bingen, « star historique », ou, beaucoup moins connues, les « trobairitz », qui chantaient « pour le plaisir »), puis par la période baroque (avec, par exemple, un questionnement sur le rôle d’Anna Magdalena Bach), la période classique (notamment les révolutionnaires comme Hélène de Montgeroult), le Romantisme (les sœurs ou épouses de…), l’époque moderne (les sœurs Boulanger, les premières grandes cheffes etc.), et le XXe siècle, qui laisse des questions en suspens…
L’étonnant, c’est que sur le nombre considérable de femmes musiciennes, si peu aient laissé un nom dans l’Histoire. Aliette de Laleu nous fait comprendre combien l’injustice des hommes a pesé sur cette absence. Injustice liée aux préjugés, par exemple, sur la prétendue incapacité des femmes à jouer de tel ou tel instrument, ou tout simplement à jouer dans un orchestre symphonique ; liée aussi à la condescendance manifestée à l’encontre de celles qui réussissent à diriger un orchestre (en réaction, de bienvenus orchestres féminins ont été créés au fil des années, et les conservatoires, sous la pression, ont ouvert leurs classes aux jeunes filles). Bref, si l’on veut avoir une vision réelle de l’histoire de la musique, il faut lire ce livre, qui donne aussi de belles idées d’auditions d’œuvres trop méconnues et de lectures complémentaires. Et espérons, comme Aliette de Laleu, que son travail, à la fois très documenté et tout à fait accessible, portera ses fruits.
Jean-Pierre Longre
https://editions.flammarion.com
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28/09/2024
Ne pas oublier… Des étrangers morts pour la France
Jean-David Morvan, Thomas Tcherkézian, Missak, Mélinée et le groupe Manouchian, « Les Fusillés de l’affiche rouge », préface de Georges Duffau-Epstein, cahier historique de Thomas Fontaine, Dupuis, 2024
Ils étaient dix sur la célèbre « affiche rouge » diffusée par l’occupant ; ils furent vingt-trois à être fusillés au Mont-Valérien le 21 février 1944, sans compter Golda Bancic, qui fut guillotinée le 10 mai suivant. « Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant / Vingt-et trois amoureux de vivre à en mourir / Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant. », chante la fin du poème d’Aragon. Étrangers morts pour la France, à la tête desquels Missak Manouchian ; né en 1906, poète et féru de littérature, arrivé en France en 1924 après avoir vécu le drame du génocide arménien, il adhère au PCF en 1934 et s’engage dans la MOI (Main-d’Œuvre Immigrée, puis les FTP-MOI, le fameux groupe de Résistance).
C’est son histoire que raconte l’album de Jean-David Morvan et Thomas Tcherkézian – son histoire personnelle, l’enfance, le massacre de son peuple, la fuite vers la France, la rencontre et l’amour de Mélinée (née en 1913 à Constantinople), l’engagement malgré son aversion pour la violence. Mais c’est aussi une histoire collective, celle de tous ces résistants étrangers qui ont lutté au péril de leur vie contre l’occupant allemand et ses sbires français : attentats contre des responsables ou des groupes de soldats, opérations de sabotage – histoires de patriotisme, d’amitié et d’amour, accompagnées de portraits, visages parlants et biographies essentielles de ces hommes et femmes au courage indéfectible, venus de partout, Arménie, Turquie, Pologne, Roumanie, Hongrie, Italie, Espagne, Ukraine, et aussi France.
Cet ouvrage réunit l’esthétique du graphisme, la réalité de l’Histoire, et surtout l’émotion véritable que provoquent les destinées de personnes vues dans leur volonté et leur sensibilité. Ouvert par le fameux poème d’Aragon, il se referme sur des « extraits des dernières lettre connues des 23 », précédés de la si touchante lettre de Missak à Mélinée, « Ma chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée… ». Pour conclure ce bel album, quelques phrases parmi les dernières : « Tout ce que j’ai à vous dire, c’est que vous ne devez pas vous attrister mais être gais au contraire, car pour vous viennent les lendemains qui chantent » (Thomas Elek) ; « Je meurs avec la conscience tranquille et avec la conviction que demain tu auras une vie et un avenir plus heureux que ta mère » (Golda Bancic à sa fille) ; « Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain » (Missak Manouchian) ; « Je meurs pour la Liberté » (Stanislas Kubacki). Ne pas oublier…
Jean-Pierre Longre
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15/06/2024
Survivre, pardonner, changer les choses
Eva Mozes Kor, avec Lisa Rojany Buccieri, Les jumelles de Mengele. Le témoignage unique d’une rescapée d’Auschwitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Armand Colin, 2023
On ne s’habituera jamais à l’horreur, et chaque témoignage sur les camps d’extermination apporte son lot de questions sur « l’espèce humaine », à la suite de celles que se pose Robert Antelme. En lisant Survivre un jour de plus, on se demande comment des hommes, des médecins devenus bourreaux, ont pu faire subir les atrocités infligées à leurs victimes sous prétexte d’expérimentations médicales, et comment les victimes – du moins certaines d’entre elles – ont pu résister aux souffrances. Cette résistance, Eva Mozes Kor l’explique par l’amour que sa jumelle Miriam et elle se portaient mutuellement, ce qui constituait un soutien inébranlable : « Nous nous raccrochions l’une à l’autre parce que nous étions des jumelles. Nous comptions l’une sur l’autre parce que nous étions des sœurs. Et parce que nous appartenions à la même famille, nous ne renoncions pas. ». Ajoutons à cela une force de caractère exceptionnelle : « Je ne suis pas morte, me répétais-je. Je refuse de mourir. Je vais me montrer plus futée que ces docteurs, prouver à Mengele qu’il a tort, et sortir d’ici vivante. ».
Âgées de dix ans, Eva et Miriam, Juives nées en Roumanie, ont été déportées à Auschwitz avec leur famille – leurs parents et leurs deux sœurs, qu’elles ne reverront pas. C’est leur long calvaire qu’avec l’étroite collaboration de Lisa Rojany Buccieri l’auteure relate ici : le départ forcé de leur village sous le regard muet d’une population rongée par l’antisémitisme, l’arrivée brutale au camp, les expériences inhumaines faites sur les jumeaux, et donc sur Eva et Miriam, par Mengele et ses sbires, les maladies, la faim, la peur incessante de la séparation et de la mort, mais le courage inaltérable. Enfin la déroute nazie, la libération par les Russes (qui ne manquent pas de mettre en scène le film de la sortie du camp), et la question de l’avenir qui se pose aux deux fillettes maintenant seules : « Nous avions survécu à Auschwitz. Nous avions onze ans. Nous n’avions désormais qu’une question en tête : comment allions-nous rentrer chez nous ? ». Après maints détours, c’est le retour au village de Porţ, le malaise qui les prend en réalisant que ce ne sera plus jamais comme avant, et la volonté de se construire « une nouvelle vie ». Pendant cinq ans elles vivront à Cluj chez leur tante, puis, avec les difficultés que l’on devine sous le régime roumain de l’époque, ce sera le départ pour Israël.
Devenue par la suite américaine, Eva Mozes Kor a fondé « une association de soutien aux jumeaux ayant survécu aux expérimentations de Josef Mengele, et a aidé à faire pression sur plusieurs gouvernements afin que soit retrouvé ce dernier. ». Après le décès de Miriam, elle a ouvert à sa mémoire le « Musée et centre éducatif de la Shoah », et est devenue une ambassadrice de la paix et du pardon – conformément à ce qu’elle espèrait transmettre aux jeunes générations et qui conclut l’ouvrage : ne jamais renoncer, et pardonner à ses ennemis. Ce livre poignant, illustré par d’émouvantes photos, est à la fois témoignage nécessaire, leçon de courage et « message de pardon ».
L'ouvrage a été publié pour la première fois en 2009 sous le titre Surviving the Angel of Death: The Story of a Mengele Twin in Auschwitz, puis en 2018 dans une traduction française de Blandine Longre sous le titre Survivre un jour de plus - Le récit d'une jumelle de Mengele à Auschwitz aux éditions Notes de Nuit. Après le décès d’Eva Mozes Kor en 2019, une nouvelle édition est parue en 2020 en anglais et en 2023 en français, augmentée d’une postface de l’éditrice Peggy Tierney, qui insiste sur certains traits de caractère d’Eva comme la ténacité et la détermination, le sens de l’humour et du pardon, et qui écrit : « Si une rescapée d’Auschwitz d’un mètre quarante-cinq, orpheline, réfugiée, immigrée, agente immobilière avec un accent roumain vivant à Terre Haute, dans l’Indiana, a été en mesure de trouver un public international pour propager son histoire et son message, alors chacun de nous est capable de changer les choses, qui que nous soyons et où que nous vivions. »
Jean-Pierre Longre
22:49 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, anglophone (États-unis), eva mozes kor, lisa rojany buccieri, peggy tierney, blandine longre, armand colin, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
08/12/2023
L’écriture contre l’effacement
Maxime Decout, Faire trace, les écritures de la Shoah, éditions Corti, 2023
Le projet du « Reichsführer-SS » Heinrich Himmler, exécuteur des basses œuvres de Hitler, était non seulement d’exterminer les Juifs, de « faire disparaître ce peuple de la terre », mais aussi d’éliminer toute trace de cette extermination, d’emporter le secret « dans la tombe ». « L’entreprise nazie […] relève d’une triple destruction : destruction d’un peuple, destruction de sa mémoire, destruction des traces de son anéantissement. » Maxime Decout, dans son livre, propose de montrer comment la littérature lutte contre l’effacement, et il le fait avec une précision particulièrement documentée, issue de recherches concernant des textes de toutes sortes.
Il s’agit d’abord de « cerner la part occultée de l’extermination » à partir d’« œuvres survivantes » telles que les écrits d’André Schwartz-Bart et de Tadeuz Borowski, ou les images de Claude Lanzmann dans Shoah ; ce sont aussi les œuvres parvenues « par-delà la mort de leur auteur » (la plus célèbre étant le journal d’Anne Frank), et qui « ouvrent un espace de résistance essentiel dans lequel l’écriture s’est dressée contre une extermination si généralisée qu’elle la mettrait elle-même en péril. » Dans un deuxième temps, l’auteur étudie ce qu’il appelle « un puissant mal d’archive », posant entre autres la question du rapport entre fiction et « authenticité du témoignage », ainsi que celle des sources. Car le document se transformant en œuvre littéraire devient plus visible, plus intense, tentant ainsi de dire l’indicible. L’exemple de Charlotte Delbo qui, plus tard que Rousset et Antelme, livre son témoignage sous forme de constat morcelé, en « paragraphes disloqués » confinant à la poésie, est particulièrement significatif. Une importante section consacrée à Perec et à son autobiographie W ou le souvenir d’enfance pose la question du rôle de la construction littéraire dans la « réhabilitation » des faits. De même Modiano, qui aborde le problème tour à tour par le biais de la fiction (Voyage de noces) et par celui du récit de quête (Dora Bruder). La quête, en outre, peut suive « la trame générale d’une histoire collective et les destins singuliers des individus sur lesquels elle porte. »
Au fil de l’ouvrage, particulièrement riche en références d’œuvres et d’auteurs, Maxime Decout insiste ouvertement ou en filigrane sur le rôle du lecteur, qui doit endosser une double mission : « relayer à son tour l’éradication des faits par le génocide et faire survivre le texte. » Mieux que le « tourisme mémoriel » consécutif à « l’industrie de la mémoire », c’est dans l’art et la littérature que nous trouverons la capacité d’affronter « le monstre de la mémoire et l’effacement des traces. »
Jean-Pierre Longre
17:07 Publié dans Essai, Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
12/10/2023
Une jeune Lyonnaise dans le Yunnan
Guillemette Laferrère, Derrière la muraille de briques, « Journal d’une Chine encore maoïste », La Route de la Soie-Éditions, 2023
Août 1981 : Guillemettre Laferrère, 25 ans, diplômée de l’INALCO, débarque à Kunming, dans la pointe sud-ouest de la Chine, en tant qu’ « experte » : elle va enseigner le français à des adultes (enseignants, étudiants en ingénierie, futurs interprètes…). Par la même occasion, elle ira passer le CAPES de Chinois à Hong-Kong, et elle pourra « assouvir sa soif d’aventures ». Ayant tout récemment retrouvé le pays, et mesurant les « changements radicaux » qu’il a subis en quarante ans, elle a décidé d'attiser ses souvenirs grâce au journal qu’elle a tenu à l’époque et aux courriers envoyés à ses proches.
Cela donne un fort volume empli d’anecdotes émouvantes ou drôles, de descriptions pittoresques, de remarques personnelles ou générales, de réflexions sur la société, la politique, la culture, de tableaux pris sur le vif, de portraits attachants ou incisifs, de récits variés… Le lecteur suit avec un intérêt toujours renouvelé le cheminement quotidien de cette jeune femme en découvrant avec elle les us et coutumes du pays, les types de relations entre et avec les autochtones, les paysages urbains et ruraux, montagnards ou désertiques (au cours de ses escapades et de ses voyages).
Comment choisir ? Il y a les usages auxquels il faut se plier (par exemple, pour les femmes, ne pas être en nu-pieds, ne pas s’étonner devant la manière d’aspirer la nourriture, ne pas se scandaliser devant la mauvaise volonté des employés de commerce ou d’administration, se sortir indemne des bousculades et des coups reçus dans les côtes, n’entraînant pas la moindre excuse…), et ceux auxquels elle décide de s’opposer (demander aux étudiants de ne pas cracher par terre pendant les cours). Il y a le sentiment (fondé) d’être sans cesse espionné, dans le travail, la vie quotidienne, les trajets, et d’être dans un pays fermé : « D’après un étudiant, le seul service efficace en Chine est le service de sécurité. » Un pays fermé par la « muraille de briques », symbolisée par « le mur de briques qui s’élève autour de la maison » où résident les « experts » étrangers. Il y a les aléas du climat (montagnard et tropical), les difficultés de la vie quotidienne, avec son manque d’hygiène, la pollution, l’exiguïté des logements, la pauvreté, le nationalisme politique, mais il y a aussi l’amitié inoubliable de certaines personnes, les découvertes telles que la chirurgie sous acupuncture, les marchés grouillant de nourriture et d’odeurs, les séances de cinéma, les discussions, les visites familiales, les vastes paysages admirés au cours de randonnées, d’ascensions ou de longs voyages en train relatés dans la deuxième partie de l’ouvrage…
Voilà un document foisonnant de détails sur la vie en Chine dans les années 1980, à partir d’une expérience et d’une plongée personnelles au plus profond de cette vie. Mais ce n’est pas tout : la narration, fort bien menée, débouche sur une vision d’ensemble, une mise en perspective qui, malgré la modestie revendiquée du propos, pousse à la réflexion, à l’appui du texte et des photos très parlantes qui occupent les dernières pages : l’évolution technologique du pays, l’élévation du niveau de vie, mais aussi la dictature, la répression (celle des Ouïghours notamment), et plus généralement la question de savoir si les Chinois endurent toutes les vicissitudes de leur vie par passivité ou par endurance. Une interrogation qui dépasse d’ailleurs le cas particulier, et qui est laissée à la méditation de tous.
Jean-Pierre Longre
10:23 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, journal, correspondance, histoire, guillemette laferrère, la route de la soie-Éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
06/09/2023
Juifs contre bétail
Lire, relire... Sonia Devillers, Les exportés, Flammarion, 2022, J'ai lu, 2023
Ils s’appelaient Harry et Gabriela, et Sonia, leur petite-fille, les a bien connus. Juifs sans le vouloir, mais obligés de l’être. « Je savais qu’ils étaient juifs, mes grands-parents. Je savais aussi qu’ils n’y accordaient aucune importance, qu’ils ne portaient même plus de nom juif. » Ils ne parlaient pas de ce qu’ils avaient vécu avant et pendant la guerre, accréditant ainsi l’idée que l’antisémitisme n’avait pas sévi en Roumanie, le pays où ils habitaient. Et pourtant… Pogroms, emprisonnements, déportations, tout cela avait bien eu lieu. Mais pour Harry et Gabriela Greenberg, qui prirent le nom de Deleanu parce qu’ils se sentaient plus roumains que juifs, « la franche horreur se situait ailleurs, dans cet exil forcé de 1961, ce voyage si terrorisant de Bucarest à Paris, vécu par ma mère lorsqu’elle avait quatorze ans. »
Le livre relate toutes les étapes, ô combien éprouvantes, accidentées, périlleuses que sa famille maternelle (son arrière-grand-mère, ses grands-parents, sa mère, sa tante) dut franchir, eux qui avaient eu foi dans le communisme et qui devinrent des parias, pour parvenir à fuir la dictature et les sévices et arriver à Paris, échangés contre… des machines agricoles et du bétail (en particulier des porcs). Car la Roumanie de 1960-1961 avait grandement besoin de renforcer son matériel agricole et son cheptel. Un homme, trafiquant habile, aventurier ambigu et sans grands scrupules (qui pourtant rendit de grands services à nombre de Juifs roumains, dont la famille Deleanu), Hongrois devenu Ukrainien puis Britannique, Henry Jacober, fut la cheville ouvrière de ce troc. Un chapitre entier est consacré à la reproduction (traduite) de documents que Sonia Devillers a trouvés dans les dossiers de la Securitate, et qui dressent la liste des « personnes autorisées à quitter le pays » en échange de vaches, cochons, moutons, taureaux (tous de bonne race), ainsi que de machines agricoles performantes – listes à l’appui là aussi. Cette période plutôt artisanale fut suivie, après l’arrivée au pouvoir de Ceauşescu, d’un commerce identique et même accéléré, mais avec comme monnaie d’échange des centaines de milliers de dollars…
Le témoignage familial de Sonia Devillers, plein d’anecdotes émouvantes, est au cœur du récit. Mais il est l’occasion d’une véritable enquête historique sur les Juifs roumains du XXe siècle, où l’autrice s’appuie non seulement, en journaliste chevronnée, sur les témoignages directs et sur les archives, mais aussi sur des ouvrages comme ceux de Mihai Sebastian, Matatias Carp, Radu Ioanid, Ion Pacepa, qui montrent que la succession des régimes (notamment fascisme puis communisme), n’a jamais épargné les Juifs, quels qu’ils soient. Les statistiques sont formelles : « À la fin des années1930, la Roumanie comptait 750 000 juifs roumains. Au cours de la seconde guerre mondiale, la moitié d’entre eux furent assassinés. » Ajoutons à cela les 130 000 qui, vivant en Transylvanie, furent déportés à Auschwitz. « Au sortir de la guerre, la Roumanie ne comptait plus que 350 000 citoyens d’origine juive. […] Quatre décennies plus tard, lorsque Nicolae Ceauşescu fut renversé en 1989, les juifs étaient moins de 10 000 dans le pays. Ils avaient physiquement disparu. La Roumanie était bel et bien devenue un pays sans juif. » Ce récit est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’exil, les racines, la langue : la mère de Sonia, Marina, arrivée adolescente de Roumanie, épousa ensuite un Français, et ne parla à sa fille qu’en français ; celle-ci parle donc sa « langue paternelle » - sauf si l’on considère la langue maternelle comme celle de la mère patrie… Finalement, évoquant la figure, le sort et les écrits de Georges Perec, elle interroge une judéité qu’elle ne ressent pas, et le sentiment de l’exil : « Je suis étrangère à quelque chose de moi-même. » Familial, pathétique, historique, dramatique, Les exportés résonne aussi comme un questionnement personnel dans lequel le lecteur ne peut se sentir que profondément impliqué.
Jean-Pierre Longre
11:05 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, histoire, francophone, roumanie, sonia devillers, flammarion, jean-pierre longre, j'ai lu | Facebook | | Imprimer |
30/09/2022
Symphonie des persécutés
Michael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022
« Cet ouvrage est une épopée qui débute en 1815 avec le congrès de Vienne et s’achève sur les définitions nouvelles de la musique et de la société dans les années 1960. » Cette annonce faite à la fin de l’introduction reflète exactement la suite : si le sujet central du livre est bien la persécution des musiciens juifs par les nazis, Michael Haas, spécialiste de la question et musicologue érudit, cofondateur du centre « Exilarte » de Vienne consacré à la musique de l’exil, celle de l’extérieur et celle du « retour intérieur », s’adonne plus globalement à une étude historique complète permettant de comprendre les tenants et les aboutissants de cette persécution.
Les premiers chapitres sont consacrés à un tableau historique des nations qui, bien plus largement que l’Allemagne seule, ont en commun la langue allemande, ou ont donné naissance à des artistes et des intellectuels s’exprimant en allemand. On apprend aussi, entre autres informations de premier plan, que l’Autriche vit, entre 1857 et 1920, sa population juive se multiplier par presque cent, ce qui « s’accompagna d’un élan libérateur d’assimilation qui vit artistes et musiciens devenir des citoyens à part entière participant à la vie intellectuelle autrichienne, ainsi que des protagonistes dans le domaine plus vaste de la culture allemande. » Et dans une autre perspective on mesure à quel point Wagner est « le père de l’antisémitisme allemand », et fut considéré par les nazis « comme la national-socialiste » par excellence, sur lequel furent fondées « les politiques musicales dans l’Allemagne hitlérienne. »
On suit dans cette monumentale étude les épisodes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont marqué la vie politique et artistique – particulièrement la vie musicale bien sûr – des pays concernés, avec les grands compositeurs qui ont ponctué cette vie : outre Wagner, on rencontre Mendelssohn, Brahms, Mahler, Schoenberg, Schrecker, Zemlinsky, Berg, Webern, Kurt Weill, bien d’autres, sans compter les interprètes et chefs d’orchestre, tels Fritz Busch ou Bruno Walter (qui ont fait précédemment l’objet de publications chez Notes de nuit)… Michael Hass donne en outre de nécessaires précisions sur les mouvements caractéristiques ou les états d’esprit des différentes périodes concernées (« fin de siècle », « modernisme », « nihilisme thérapeutique », « renouveau romantique » etc.). Tout cela permet à l’auteur de faire une analyse poussée de l’attitude des nazis face aux musiciens juifs, persécutions, déportations, exils vers les États-Unis, l’Angleterre, la France (avant qu’elle soit elle-même occupée, mais où certains comme le Hongrois Joseph Kosma ont pu rester) et quelques autres pays. Ce qui a permis à des compositeurs exilé, malgré l’accueil mitigé qui leur fut réservé, de reprendre, parfois différemment, leur carrière, voire de renouer, par exemple, avec des formes anciennes comme la symphonie, d’où la « symphonie de l’exil » austro-allemand. N’oublions pas non plus les compositions écrites dans les camps de concentration, notamment à Theresienstadt, comme Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann. Le dernier chapitre est consacré, après la victoire sur le nazisme, aux débuts de la guerre froide et à ce qu’il en résulte sur le plan musical.
Ouvrage de grande envergure, savant, exhaustif, complété par une bibliographie fournie et un index très utile, Musique interdite est une mine de renseignements historiques et une large base de réflexion sur ce que peut provoquer une politique dévoyée dans le domaine de la création musicale et plus généralement artistique. Pour n’en pas finir, en résonance avec notre époque, citons quelques lignes d’un éditorial anonyme paru en 1933 dans Neue Freie Press et cité dans le livre : « La déshumanisation de l’humanité a progressé comme jamais auparavant, l’indifférence au sort d’autrui, le désir de domination sans limites, la déification du préjugé, tout cela s’est propagé comme une épidémie psychique telle qu’on en avait connu seulement durant les heures les plus sombres du mysticisme médiéval. […] La notion de civilisation européenne est détruite, aujourd’hui toutes ses traditions intellectuelles sont en miettes. »
Jean-Pierre Longre
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19/05/2022
« Musique interdite »
Michael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022
Présentation :
« En 1933, quand Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, le monde musical, davantage que tout autre, compte d’innombrables Juifs qui deviennent aussitôt une cible pour le régime national-socialiste. Dans Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis, Michael Haas commence par dresser un panorama politico-historique de la situation paradoxale des Juifs, dans les États germanophones, depuis le XIXe siècle, replaçant la progression de l’antisémitisme austro-allemand dans un contexte musical où l’assimilation juive se trouve rapidement confrontée à des attaques virulentes, notamment de la part de Richard Wagner. Après une période de créativité intense jusqu’aux années 1930, les compositeurs juifs, mais aussi les interprètes, les chefs d’orchestre, les critiques ou les éditeurs de musique, sont impitoyablement persécutés par les nazis, et ceux qui ne trouvent pas refuge dans l’exil connaîtront un sort tragique. Dans cet ouvrage foisonnant, l’auteur s’efforce de réhabiliter des musiciens et des œuvres trop longtemps abandonnés à l’oubli. »
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10/02/2022
Singularités d’un foisonnant patronyme
Jean-Pierre Martin, Le monde des Martin, Éditions de l’Olivier, 2022
Jean-Pierre Martin n’est pas Monsieur Ducon, loin s’en faut. Rappelez-vous ce texte de Jacques Prévert, chanté par Yves Montand, les Frères Jacques et sans doute quelques autres, où est contée l’histoire d’un homme triste, si triste parce qu’il s’appelle Ducon, et qui, ayant découvert dans un vieux Bottin qu’il est « le seul Ducon », change complètement d’humeur et « poursuit fièrement son petit bonhomme de chemin. » À l’opposé, il y a les Martin, qui « pullulent », « essaiment », « se multiplient ». Pour leur malheur ? En tout cas pour le bonheur du lecteur plongé dans l’ouvrage du prénommé Jean-Pierre qui, ne se contentant pas de son patronyme, l’étend à ses équivalents étrangers (Martins, Martinez, Martinson etc.). Mais rassurons-nous; sur le nombre incommensurable, et même s’il leur accorde plus de sept cents pages, il fait un choix : quarante et un chapitres consacrés à autant (disons un peu plus) de Martin, c’est déjà une épopée, un monument d’érudition, un multiple voyage dans le temps et dans l’espace.
Il avoue que « Nous, les Martin, nous formons un monde. Un monde inconnu de lui-même. » Son « Grand Récit » s’adresse donc aussi, et peut-être avant tout, à sa grande famille patronymique, où se sont illustrés voyageurs et baroudeurs, créateurs et découvreurs, mais aussi « Saints et Soldats plus souvent qu’à leur tour », à l’image du fameux Martinus (IVe siècle), celui que le geste de partager son manteau a rendu célèbre… Ce qui n’empêche pas l'hommage rendu à Sainte Martine, vierge et martyre du IIIe siècle – qui a donc précédé son pendant masculin… Si le « saint fondateur » est bien présent, il y a aussi le souci de rendre justice à des Martin méconnus et pourtant eux aussi fondateurs, en tout cas inventeurs : deux chapitres intitulés « L’invention de l’Amérique » consacrent Joseph Plumb Martin (« Martin yankee ») et Joseph Martin (« Martin cherokee »), un autre, intitulé « Naissance de l’Australie », évoque James Martin (ne pas confondre avec un autre James Martin, évadé de Botany Bay)…
C’est dire leur importance, voire leur puissance de création. Impossible évidemment (et inutile) de reprendre ici toutes les trouvailles, tous les détails historiques qui rythment ces pages. Je m’arrêterai un instant sur le chapitre consacré à Claude Martin, « dit le Major Martin », que les Lyonnais connaissent surtout comme le « fondateur de La Martinière », ces lycées dont il avait demandé la création dans son testament. On sait moins qu’il fut un grand voyageur, un aventurier, « négociant, financier et promoteur » : « Le sens des affaires, l’esprit d’entreprise qu’il se découvre doivent l’étonner lui-même. » Autre domaine : le Martin (Jean-Pierre) musicien ne pouvait faire l’impasse sur le Martinů (Bohuslav) compositeur, le « quatrième mousquetaire tchèque » (avec Dvořak, Janáček et Smetana), dont la biographie mouvementée (entre sa Bohême natale, Paris, New-York…) est à l’image de l’œuvre, abondante et multiple, en dehors des écoles et des modes – une originalité qui ne doit pas être pour déplaire à la tribu des Martin.
« Sept mille soixante-quatorze Martin, sans compter les disparus » : ils mériteraient d’être tous nommés, ces Martin morts dans les batailles et les tranchées de la guerre de 1914-1918 ; mais la liste en est si longue ! Hommage collectif, donc, et particulier pour Nelly Martin, une « diva » (pseudonyme Nelly Martyl), qui s’est engagée comme infirmière « sous la mitraille ». Et en matière d’engagement, nous avons deux Henri Martin représentant deux bords radicalement opposés, deux conceptions entre lesquelles l’auteur a manifestement choisi la deuxième (à bon escient), celle qui a produit le « saint laïc » en lutte contre le colonialisme et participant au roman national. Écoutez ce double hommage : « Dans mon lignage, tu es à la fois le contraire et le double de Thérèse Martin, dite de Lisieux : toi, Henri, le petit soldat réfractaire, et elle, Thérèse, la petite sainte de province, vous êtes deux icônes de notre tradition nationale. Vous appartenez à deux mémoires cloisonnées, vous plantez vos drapeaux dans deux régions antipodiques : les lendemains qui chantent ici-bas et le paradis du Très-Haut. » Cela dit, comme les Jean-Pierre (j’en connais plusieurs) ou les Jacques (même remarque), les Henri foisonnent ; outre les précédents, un peintre, un historien et homme politique (cher aux amateurs de Monopoly), et bien d’autres qu’il aurait été fastidieux de recenser, et qui ne le sont pas.
Jean-Pierre Martin (notre auteur) n’a vraiment pas rechigné. Son livre est le fruit, n’en doutons pas, d’un travail colossal, de recherches rigoureuses (livres, journaux, archives), de pêche en eaux profondes (martin-pêcheur… facile). Mais il ne s’agit pas que de cela. Jean-Pierre Martin est un écrivain, et même si l’on peut lire son livre « à sauts et à gambades », nous avons affaire à un roman riche en péripéties et en ramifications, ou à une série de romans qui, comme les Martin, peuvent se reproduire et se multiplier à l’infini.
Jean-Pierre Longre
19:04 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, biographie, histoire, francophone, jean-pierre martin, Éditions de l’olivier, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/07/2021
Huit siècles de commerce du livre
Patricia Sorel, Petite histoire de la librairie française, La fabrique éditions, 2021
Du Moyen Âge à nos jours, c’est une histoire complète du commerce du livre que nous raconte Patricia Sorel. Dès le treizième siècle, des « stationnaires » et des « libraires » (on découvrira la différence dans les premières pages) sont chargés de fournir les manuscrits nécessaires aux étudiants, tant à Paris qu’en province. Et bien sûr, l’invention de l’imprimerie et sa diffusion en France à partir de 1470 vont « profondément bouleverser » la vente des livres et le métier de libraire, qui va subir des variations au gré des conditions culturelles, sociales et politiques, des réglementations, du succès de tel ou tel type d’ouvrage, des goûts des lecteurs, des choix des éditeurs…
Cinq grandes étapes rythment cette histoire : « La librairie sous l’Ancien Régime », « Le développement de la librairie au XIXe siècle », « Une profession ancrée dans la tradition (fin XIXe siècle – 1945) », « La modernisation à marche forcée » (1945-1981) », « La librairie sous le régime du prix unique », le tout complété par des considérations sur la concurrence actuelle du commerce en ligne, par un index fort utile et par une bibliographie dite « sommaire », mais déjà bien fournie.
On peut bien sûr s’intéresser aux statistiques, aux chiffres détaillés, aux références précises qui jalonnent ces pages semées d’illustrations, devantures ou intérieurs de librairies connues (celles d’Adrienne Monier ou de Sylvia Beach par exemple) ou moins connues. S’intéresser aussi aux fluctuations économiques, aux modes de gestion des stocks, aux relations entre éditeurs, lecteurs, législateur et libraires. Mais les passages les plus prenants sont ceux qui relatent les grandes batailles : contre les différentes formes de censure (ouverte ou insidieuse), entre les grandes surfaces et les véritables librairies, et bien sûr celle du « prix unique » du livre, demandé de longue date par certains, finalement instauré sous la présidence de François Mitterrand et le ministère de Jack Lang le 1er janvier 1982, malgré les vives résistances de forces commerciales comme la Fnac et Édouard Leclerc, qui a cherché par tous les moyens mais finalement sans succès à conserver le statu quo. Des épisodes quasiment épiques qui, comme tout cet ouvrage, nous montrent que la salutaire croissance actuelle du nombre de librairies indépendantes n’est pas due au hasard, mais à une longue lutte pleine de péripéties, de négociations, d’espoirs, de désespoirs, d’abnégation. Cette « petite ( ?) histoire » met les pendules culturelles à l’heure.
Jean-Pierre Longre
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08/05/2021
Hystériques, vraiment ?
Lire, relire... Victoria Mas, Le bal des folles, Albin Michel, 2019, Le Livre de poche, 2021
Que se passait-il, à la fin du XIXème siècle, derrière les murs de la Salpêtrière ? C’est ici que règne le fameux docteur Charcot, figure fondatrice de la neurologie moderne, mais figure ambiguë de mandarin qui n’hésite pas à faire ses expériences sur l’hystérie en prenant comme cobayes les pensionnaires de son hôpital. Pensionnaires ? Plutôt prisonnières en proie à la misogynie ambiante et aux convoitises du personnel masculin, enfermées pour des raisons aussi diverses que contestables, même si leur comportement échappe parfois au contrôle de la raison. « Loin d’hystériques qui dansent nu-pieds dans les couloirs froids, seule prédomine ici une lutte muette et quotidienne pour la normalité. ».
Parmi elles, le récit s’intéresse à Louise, adolescente traumatisée par un viol, à Thérèse, ancienne prostituée qui voit dans son enfermement un refuge, et surtout à Eugénie, qui sans le chercher voit des défunts proches lui apparaître et lui parler, et que son intraitable père, soucieux de son statut social et qui ne veut plus entendre parler de sa fille, a emprisonnée dans cet « hôpital » où elle se sent à part. Il y a aussi Geneviève, qui a jusqu’à présent mené toute sa carrière à la Salpêtrière, admiratrice de Charcot, férue de sciences et en particulier d’anatomie, surveillante rigoureuse de ces femmes parfois imprévisibles. Mais voilà que Geneviève se prend à ne pas être insensible au sort d’Eugénie, ni aux pouvoirs que lui a donnés la nature ; un jour elle autorise Louis, le frère compatissant de la jeune fille, à lui faire passer un ouvrage décrié par la médecine officielle, Le Livre des Esprits. C’est là le début de la complicité entre la froide infirmière et la jeune fille éprise d’indépendance. Tout se dénouera à l’occasion du fameux « bal des folles », où à la mi-carême les pensionnaires, qui ont passé des semaines à préparer leurs costumes, sont exposées comme bêtes curieuses aux yeux des invités venus du monde « normal » dans le but de contempler et de commenter l’attitude de ces « aliénées ».
Roman soigneusement construit, Le bal des folles se lit à la fois comme une fiction et comme un document terrible, comme l’histoire de destinées brisées par les circonstances, la société patriarcale et les rigidités de la médecine. C’est aussi, à travers le combat d’Eugénie contre l’oppression paternelle et de Geneviève contre elle-même, le récit d’une lutte pour la liberté des femmes.
Jean-Pierre Longre
09:17 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, victoria mas, albin michel, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | | Imprimer |
18/12/2020
Immigration et « nouvelles patries »
Boris Adjemian, Les Petites Arménies, Éditions Lieux Dits, 2020
L’histoire des Arméniens, depuis plus de cent ans, est semée de malheurs, de massacres, de migrations, mais aussi de résilience, et les derniers événements (nouvelle guerre du Haut-Karabagh, exactions des « loups gris » contre des communautés arméniennes en France…) font ressurgir les tribulations passées. La France, et particulièrement la région Rhône-Alpes, comprennent de nombreux foyers de fixation provisoire ou définitive des exilés arméniens ayant fui le génocide de 1915 et ses suites, qui se sont prolongées tout au long des années 1920-1930. L’ouvrage de Boris Adjemian rend compte avec beaucoup de précision de l’installation de ces exilés dans les villes de la vallée du Rhône et de ses alentours, Lyon et Villeurbanne, Saint-Étienne, Grenoble, Roanne, Vienne, Privas, Valence (ville privilégiée), et aussi des localités moins peuplées telles que Décines, Pont-de-Chéruy, Meyzieu, Romans, Largentière…
Trois grandes parties fixent la chronologie : « Groung » (la grue, emblème de l’oiseau migrateur), « les temps de l’exil », section qui étudie les origines et le déroulement de l’émigration, et montre que l’installation des individus, des familles et des communautés s’est heurtée à l’hostilité et aux préjugés raciaux de l’administration française (tracasseries, rejet, menaces d’expulsion etc.), et s’est faite le plus souvent dans le dénuement, mais qu’à force de volonté l’adaptation s’est effectuée par le travail, les regroupements par affinités, la préservation des traditions culturelles restant compatible avec l’intégration. La deuxième partie, « Haynots » (petites patries), analyse justement la « stabilisation » par la création d’associations ou unions, de « partis et chapelles »… « Dans les années 1920-1940, en dépit des mouvements croisés induits par l’arrivée de nouveaux immigrants et les départs répétés pour l’Arménie soviétique, les colonies arméniennes de la vallée du Rhône se stabilisent progressivement. Les hauts lieux de la présence arménienne (rues, quartiers, immeubles collectifs) s’affirment. La mise en place de structures communautaires favorise l’ancrage social des Arméniens, l’épanouissement d’une vie associative et culturelle, ainsi que l’appropriation et l’identification de nouveaux terroirs. » Les naturalisations se réalisent peu à peu, les « apatrides » devenant français, surtout à partir de 1939 et de la mobilisation. La troisième partie, « Houshamadyan, de la mémoire au patrimoine », décrit l’enracinement d’une communauté qui, tout en gardant son identité, a « pris ses marques » dans le tissu régional (et national). Actuellement, la mémoire se fixe sur les grands événements de l’histoire du peuple arménien tels que le génocide et les exils, le groupe de résistants dont Missak Manouchian était le chef, bien d’autres encore, cela grâce aux lieux culturels et cultuels, aux noms donnés à des rues et des places, aux jumelages, aux monuments (le Mémorial de Lyon, le « Centre du patrimoine arménien » de Valence etc.), aux commémorations régulières…
Ce volume présente plusieurs facettes : il est le fruit d’une recherche documentaire rigoureuse et approfondie, d’une quête de témoignages probants, d’une analyse historique et sociologique serrée ; il présente concrètement l’histoire de ces « petites Arménies » avec beaucoup de clarté et d’empathie, partant souvent d’exemples particuliers pour parvenir à une vision générale ; enfin, l’iconographie est à la fois riche, parlante et émouvante : photos de familles, de groupes, d’individus, reproductions de documents officiels, de passeports, de lettres… Voilà qui en fait à la fois ce qu’on appelle un « beau livre » et un essai historique, un ouvrage qui peut se lire de plusieurs manières et qui, s’il concerne au premier chef les Arméniens de la région, peut être mis entre toutes les mains.
Jean-Pierre Longre
17 rue René Leynaud
69 001 LYON
Tél : +33 (0) 4 72 00 94 20
Fondée en 2000, Lieux Dits est une maison d’édition spécialisée dans le Beau livre illustré dont le catalogue s’articule autour de trois thèmes principaux, le patrimoine, la photographie et récemment une collection sur le monde du travail plus particulièrement destinée à l’orientation professionnelle.
Issue du monde de la photographie, Lieux Dits attache une attention particulière à la reproduction de l’image imprimée dans des ouvrages de belle facture.
Le catalogue de Lieux Dits possède plus de 700 titres auxquels viennent s’ajouter une vingtaine de nouveautés par an.
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01/11/2020
L’éternelle navigation de l’homme
Sylvain Tesson, Un été avec Homère, voyage dans le sillage d’Ulysse, tableaux de Laurence Bost, photographies de Frédéric Boissonnas, Équateurs, 2020
« L’homme, s’il a changé d’habit, est toujours le même personnage, mêmement misérable ou grandiose, mêmement médiocre ou sublime ». Telle est la thèse que l’écrivain voyageur défend dans ce livre comme dans d’autres. Ici, c’est sur un monument de la littérature mondiale qu’il s’appuie pour en témoigner. Un séduisant témoignage, composé du texte dit sur France Inter par Sylvain Tesson sur Homère et publié en 2018, enrichi de tableaux colorés et mouvants de Laurence Bost, de photographies prises au cours du voyage que le « savant inspiré » Victor Bérard fit en 1912 sur les traces d’Ulysse (et dont on peut voir le tracé page 74) et de commentaires complémentaires de l’auteur.
Un beau livre, donc, que l’on peut parcourir à loisir en suivant ou non l’itinéraire du voilier sur lequel Sylvain Tesson, Laurence Bost et leur équipage s’embarquèrent en 2019, en suivant ou non l’ordre des chapitres peuplés de personnages de l’Iliade et de l’Odyssée, héros, hommes, dieux dont les faits et gestes ne sont pas répertoriés en détail, mais qui sont caractérisés par leur pérennité symbolique : « L’homme antique est un modèle. Sa figure nous émerveille encore. Il y a deux mille cinq cents ans, sur les rivages de la mer Égée, une poignée de marins et de paysans, accablés de soleil, harassés de tempêtes, arrachant un peu de vie à des cailloux pelés, apportaient à l’humanité un style de vie, une vision du monde et une conduite intérieure indépassables. » Un beau livre faisant écho à la « poésie pure » d’Homère, à cette musique qui, en particulier, recourt à l’épithète (qui « adoube le nom ») et à la comparaison (qui « relance le rythme »). Une poésie dont l’éternelle actualité saute aux yeux : « Qui ne possède ni cœur sensé, ni pensée flexible / dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage – lion asservi à sa grande force. » (Notons que le choix des traducteurs est des plus adéquats, puisque ce sont Philippe Brunet et Philippe Jaccottet).
Raymond Queneau, sacralisant pour ainsi dire la double œuvre homérique, a dit naguère que toute « grande œuvre » est soit une Iliade soit une Odyssée. Sylvain Tesson semble corroborer cette affirmation en écrivant que « le cosmos avait été dérangé par les outrances de l’homme à Troie » (Iliade), et que l’Odyssée s’emploie à « ravauder l’équilibre cosmique en rétablissant l’équilibre privé ». Tout ce livre – textes, tableaux, photographies, citations – nous rappelle que « les anciens Grecs nous ont appris à regarder le monde ». Homère, que la tradition nomme « le poète aveugle », nous l’apprend à sa manière, dans le mystère de sa poésie.
Jean-Pierre Longre
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28/08/2019
Le triomphe de la volonté, la charge de la mémoire
Ben Lesser, Le sens d’une vie. Du cauchemar nazi au rêve américain. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de Nuit, 2019
Ben Lesser a vécu les atrocités les plus sombres et les bonheurs les plus limpides, les gouffres du désespoir et les ascensions vers la réussite. Comment ne pas admirer la vie, le tempérament, la volonté d’un homme qui a connu les pires cruautés nazies, la perte de la plupart des siens, et qui a malgré tout laissé éclater l’optimisme et l’esprit constructif ? Voici ce qu’il écrit en prélude au récit de son « rêve américain », qu’il réalisa par étapes à partir de 1947 : « Je me trouvais donc aux États-Unis. J’étais un rescapé de la Shoah, un réfugié, un blanc-bec inexpérimenté. Je n’avais ni diplôme, ni métier, ni revenu. J’étais incapable de lire ou de prononcer un seul mot d’anglais. En résumé, j’étais le candidat idéal pour poursuivre le rêve américain ! Et j’étais tellement impatient. Après tout ce que j’avais traversé, et en dépit des nombreux défis qui m’attendaient, comment n’aurais-je pu être optimiste ? J’étais aux États-Unis ! J’étais jeune, libre et en bonne santé, et j’avais toute la vie devant moi. ».
Récit de soi et ouverture sur le monde et les autres, Le sens d’une vie combine la clarté des faits et le poids des sentiments. En un mouvement symétrique qui enveloppe la narration, l’auteur commence par une adresse aux lecteurs, puis à ses parents disparus, et finit inversement avec deux lettres : l’une à ses parents disparus, rédigée depuis le cimetière polonais revu en 2010, l’autre « à mes lecteurs », se terminant par la phrase qui a donné son titre au livre : « On peut choisir de mener une vie qui ait du sens. ».
Car tout est là : le jeune « Baynish », Juif polonais qui, après une enfance heureuse entre Pologne et Hongrie, a connu les camps d’extermination, et est devenu ce Ben Lesser entreprenant habité de projets, a su non seulement saisir les chances qui se présentaient à lui, transformer les déceptions en espoirs, combattre le malheur et trouver le bonheur grâce à ses rencontres, sa femme, ses enfants et petits-enfants, son entourage, mais a surtout donné à sa vie une structure et un « sens » qui lui ont permis, grâce à l’intérêt de sa famille et des jeunes générations, de témoigner de la Shoah, de transmettre la mémoire d’un passé que l’on voudrait révolu. Et le « rêve américain » qu’il a su accomplir n’est pas tant celui de l’enrichissement matériel que celui de la paix et de la liberté : « Je voulais que mes enfants soient de vrais Américains – libres, en bonne santé, nourrissant des rêves qu’ils pourraient concrétiser à leur gré plutôt que des cauchemars qui les emprisonneraient. ».
Le Sens d’une vie est à lire pour ce qu’il relate d’une Histoire récente et pour ce qu’il transmet d’une existence exceptionnelle, dans un récit plein d’anecdotes tragiques ou prometteuses, d’aventures dramatiques mais parfois drôles (voir par exemple la ruée vers l’uranium). Un récit chargé d’émotion, et qui est une leçon d’humanité.
Jean-Pierre Longre
https://blongre.wixsite.com/blandinelongre/post/ben-lesse...
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06/08/2019
« Rendre justice »
Charles Bècheras, Gérard Tracol, La Force des Pauvres. Gabriel Longueville, prêtre ardéchois, martyr de la foi en Argentine. Préface de Mgr Jean-Louis Balsa, postface de Mgr François d’Alteroche, éditions Karthala, 2019.
De Gabriel Longueville, Mgr Jean-Louis Balsa, évêque de Viviers, écrit qu’« il a découvert et dénoncé, au nom de Jésus-Christ, l’oppression, l’injustice, la dictature, la mort qui tue les petits et les faibles. ». Le livre de Charles Bècheras et Gérard Tracol réussit à montrer comment cette faiblesse peut se transformer en « force », grâce à l’engagement indéfectible de quelques hommes portés par leurs convictions et leur aspiration à la justice pour tous.
Parmi eux, donc, Gabriel Longueville, membre très proche de la famille de Gérard Tracol, dont les auteurs commencent par retracer l’itinéraire, depuis son Ardèche natale jusqu’à la province argentine de La Rioja, après une étape au Mexique. C’est ainsi qu’il passe « du temps de la découverte au temps de la colère ». Découverte d’une religiosité différente de ce qu’il connaissait, découverte de la pauvreté profonde, « problème structurel » dû au « capitalisme en vigueur », découverte de la « théologie de la libération » et du mouvement des « Prêtres pour le Tiers-Monde », « en faveur des exploités », découverte du travail manuel avec les ouvriers en bâtiment (même si les mains de Gabriel étaient déjà habiles à la sculpture, comme le montre l’illustration de couverture)… Et colère contre l’injustice sociale et contre une Église traditionnelle vendue « au capitalisme et à l’autoritarisme d’État ». Une colère qui va se muer en soif d’action, sous la houlette de Mgr Enrique Angelelli, évêque de La Rioja et signataire du « Pacte des catacombes » qui propose « deux motions complémentaires : s’engager à marcher avec les pauvres, adopter un style de vie simple en renonçant à tous les symboles du pouvoir. ». Propositions qui conviennent parfaitement à Gabriel, ainsi qu’au vicaire qui le rejoindra à Chamical en 1974, Carlos de Dios Murias. Mais le contexte politique s’assombrit de plus en plus, le climat devient de plus en plus violent, jusqu’à la prise de pouvoir du général Videla, le 24 mars 1976, et aux dictatures militaires qui se succèdent jusqu’en 1983. Répression, arrestations multiples et arbitraires, torture, assassinats, le tout inspiré par les fascistes et les nazis installés dans le pays, mais aussi par les méthodes expérimentées en Indochine et en Algérie par certains Français, et impulsé et soutenu par les USA et la CIA… Le bilan sera accablant : « 30.000 disparus (desaparecidos), 10.000 fusillés, 9.000 prisonniers politiques, un million d’exilés (pour 32 millions d’habitants) et 500 bébés enlevés aux femmes desaparecidos dans les centres de détention pour être élevés très souvent par des familles de militaires ou des proches du pouvoir. ».
Alors les choses ne traînent pas. Arrêtés le 18 juillet au soir, Gabriel et Carlos seront retrouvés assassinés le 20 juillet, ce qui provoquera « un choc considérable dans la population de Chamical et le diocèse de La Rioja », d’où émane un message intitulé « Gabriel Longueville et Carlos de Dios Murias, martyrs de la Foi ». Quelques jours plus tard, c’est au tour de Wenceslao Pedernera, militant laïque, abattu sous les yeux de sa femme et de ses filles. Puis c’est la mort de leur évêque Enrique Angelelli, au cours de ce que les autorités ont voulu faire passer pour un accident, mais qui est bel et bien un assassinat. Quatre « martyrs » victimes du terrorisme d’État, dont les itinéraires différents se rejoignent dans la révolte contre l’injustice et la misère, et dans la béatification récente qui, non sans résistance de la part de certains idéologues, leur a rendu justice en reconnaissant leur « engagement généreux au service des frères, en particulier les plus faibles et les sans défense. ».
L’ouvrage est non seulement le récit empathique de l’itinéraire de Gabriel Longueville et de ses compagnons vers la mort, mais c’est aussi un livre qui fixe l’Histoire. Les trois chapitres de « Repères », en particulier, éclairent le lecteur d’une manière décisive sur la « théologie de la libération », sur la situation historique et géopolitique du pays, et sur « l’Église d’Argentine et la dictature ». Beaucoup de documents, au fil du texte et en annexes, donnent corps au récit, et les nombreux extraits de la correspondance de Gabriel (qui, soi dit en passant, ne mâche pas ses mots) sont autant de témoignages probants et émouvants, au même titre que le cahier photographique central. Et parmi les annexes, relevons le texte de la « puissante » œuvre pour chœur que Marcel Godard, qui était un grand ami de Gérard Tracol, composa d’après le psaume 9 en mémoire du martyre de Gabriel Longuevile, et dont voici la fin :
« Tu as vu, toi, nos peines et nos pleurs,
Tu regardes et Tu nous prends par la main :
Le pauvre s’abandonne à Toi,
L’orphelin reçoit ton aide.
Tu connais, Adonaï, l’attente des pauvres.
Tu leur donnes la force du cœur :
Tu écoutes pour rendre justice à l’humilié.
Que les pauvres cessent de trembler, Adonaï ! ».
Entre l'oeuvre musicale et le témoignage écrit, c'est bien le même esprit qui souffle.
Jean-Pierre Longre
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Longueville
http://www.amismarcelgodard.fr/pages/mediatheque/ecouter....
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17/03/2019
L'engagement de l’écrivain face à la complexité de l'histoire
Gabriela Adameşteanu, Les Années romantiques, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, 2019
« Ce livre parle de moi, mais en l’écrivant j’espère bien que d’autres se reconnaîtront dans mes expériences, dans ce qu’il m’a été donné de vivre. ». La lecture de l’ouvrage nous montre, en effet, comment une écriture particulière peut largement transcender l’autobiographie, le récit personnel, pour offrir une vision à la fois générale et précise, une véritable somme historique, politique, sociologique, tout en ménageant l’intérêt narratif. Car le récit de ces « années romantiques » (expression à prendre sans doute avec un sourire de lucidité), de ces années qui ont accompagné et suivi ce que d’aucuns appellent « révolution », que Gabriela Adameşteanu, avec beaucoup d’autres, qualifie de « coup d’État », ce récit, donc, tient aussi bien de la littérature que de l’essai.
De nombreux fils tissent le texte, certains plus serrés que les autres. Cela commence par l’invitation faite à l’auteure par l’« International Writing Program » pour une résidence à Iowa City, quelques semaines au cours desquelles s’ouvre à elle cette Amérique dont elle ne rêvait pas vraiment (la France l’attirait plus), mais des semaines qui lui permettront, en particulier, d’interviewer à Chicago le dissident et disciple de Mircea Eliade Ioan Petru Culianu, réfugié aux USA après maintes tribulations, esprit particulièrement vif et réfléchi, homme d’une grande culture, qui mourra étrangement assassiné quelques semaines après cet entretien, non sans avoir fait découvrir à l’auteure et aux personnes qui le liront dans le journal d’opposition 22 le rôle meurtrier des manipulations du KGB, de la Securitate et des dirigeants communistes roumains dans un « scénario » destiné à chasser Ceauşescu, fin 1989, en faisant croire à une révolution populaire.
Autres fils conducteurs : l’accident survenu en février 1991 dans le Maramureş, en compagnie d’Emil Constantinescu (futur président d’« alternance » en 1996), accident qui vaudra à l’auteure de rester alitée plusieurs mois et de laisser libre cours à ses réflexions et à ses doutes ; le travail acharné pour l’organe du G.D.S. (« Groupe pour le dialogue social »), le journal 22, qu’elle a dirigé de 1991 à 2005 ; et, liée à cela, la contestation de la prise du pouvoir par Ion Iliescu, Petre Roman et quelques autres anciens dirigeants du parti communiste roumain – ce qui l’a conduite, comme la plupart des écrivains de l’époque, à laisser de côté la création : « Jusqu’en l’an 2000, environ, je n’ai plus écrit ni lu de prose : seulement la presse, roumaine ou étrangère, et des livres se rapportant de près ou de loin au journalisme. Quand j’échappais à l’obsession du journal, d’ordinaire pendant de courts voyages qui me conduisaient à des séminaires de presse, je prenais, sans projet précis, des notes, dans divers cahiers. ».
D’ailleurs, si plusieurs questions parcourent le livre (le rôle des politiciens dans la conduite des affaires et le destin du pays, le passé de la Roumanie avec ses compromissions, avec l’antisémitisme dont fut accusé, par exemple, Mircea Eliade, avec l’accession en force des communistes au pouvoir, avec les méfaits de la dictature sur les consciences et les relations humaines etc.), celle de l’engagement, de l’activité ou de la passivité des écrivains est récurrente. « Jusqu’où un écrivain peut-il aller dans les compromis, dans la vie, en littérature, dans le journalisme, et à partir de quel moment ces compromis affectent-ils la qualité de son écriture ? Si c’est bien le cas ? Sur ces questions, les verdicts sont plus nombreux que les débats. Les jeunes générations n’ont pas les moyens de comprendre la vie sous un régime totalitaire mieux que les citoyens des pays occidentaux qui n’ont pas fait cette expérience. À moi aussi il est arrivé d’émettre des jugements tranchés, sans nuances, avec cette condescendance, pour ne pas dire ce mépris, biologique, des jeunes envers la génération antérieure. J’ai longtemps repoussé in corpore les écrivains du réalisme socialiste, eux et toutes leurs œuvres. ». Un livre ponctué d’interrogations, donc, et qui décrit avec acuité, sans occulter ni les options ni les doutes personnels, la vie politique, intellectuelle, culturelle, littéraire d’une période tourmentée. Un livre où l’on croise beaucoup de personnalités marquantes ; pour n’en citer que quelques-unes : Paul Goma, exilé à Paris, la poétesse Ana Blandiana, figure, avec son mari Romulus Rusan, de l’Alliance Civique, I.P.Culianu déjà cité, Dumitru Ţepeneag, lui aussi exilé à Paris après avoir créé à Bucarest le groupe oniriste, Emil Constantinescu, Mircea Căratărescu, l’un des grands représentants avec Gabriela Adameşteanu de la littérature roumaine contemporaine, et qui séjourna en même temps qu’elle à Iowa City… Les noms foisonnent, les personnages abondent. Mais Les Années romantiques n’est pas une galerie de portraits, ni, seulement, une autobiographie ou un essai historico-politique. C’est vraiment une œuvre d’écrivain, dont la construction suit les méandres de la mémoire et de la vie personnelle et collective, rendant ainsi compte d’une période difficile.
Ajoutons que, à l’appui de cette construction mémorielle, le livre est un véritable traité d’anti-manichéisme : « La vie et la littérature ont contredit mon manichéisme. Mais il a résisté aux années romantiques. Dès mon enfance, j’ai senti qu’il était très mal d’“écrire pour le Parti”. J’ai atteint la liberté sans avoir “péché” par la moindre ligne de compromission, mais en portant toujours en moi, inversé, le manichéisme de mon éducation communiste. Il m’a fallu bien des années pour en sortir – si j’en suis vraiment sortie. […] Dans ce communisme qui a englouti les vies de nos parents et qui semblait prêt à durer plus longtemps que nos propres vies, une autre catégorie de gens a existé, beaucoup plus large : ceux qui s’efforçaient de mener une vie normale, en ne faisant que les compromis inévitables. Cette appréhension d’un monde disparu est plus complexe et moins intéressante pour ceux qui ne l’ont pas vécu – les Occidentaux et la majorité des jeunes d’aujourd’hui. ». C’est à cette « appréhension » « moins intéressante » que nous devons nous intéresser, et que doit nous intéresser la littérature, en nous mettant au cœur de la « complexité » de la vie.
Jean-Pierre Longre
10:08 Publié dans Essai, Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, histoire, roumanie, gabriela adameşteanu, nicolas cavaillès, jean-yves potel, éditions non lieu, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
24/01/2019
Rêves et cauchemars coloniaux
Jean Dytar, Florida, postface de Frank Lestringant, Delcourt/Mirages, 2018
Jacques Lemoyne de Morgues, huguenot réfugié en Angleterre, cartographe discret mais des plus talentueux, s’est mis à ne plus dessiner que des fleurs, des fruits et des oiseaux, et se referme dès qu’on tente de lui parler de l’expédition coloniale en Floride à laquelle il participa naguère, et dont on pense qu’il a rapporté de précieux dessins. À force d’insistance et de pressions de la part de nobles anglais, il accepte cependant de raconter à sa femme ce qu’il a vécu dans ces terres nouvelles : surprises des rencontres avec les Indiens, batailles avec Espagnols et tribus rivales, mutineries, souffrances, famine, et tous ces dessins et ces cartes qui pouvaient traduire le plus exactement possible ce qu’il a vu.
En découvrant peu à peu les tribulations du personnage et de ses compagnons, on comprend les réticences de Jacques à parler à qui que ce soit – sa femme, ses filles ou les solliciteurs – de cette expédition vouée à l’échec. On le comprend d’autant mieux que tout cela est raconté en dialogues vivants et en images expressives – visages parlants, silhouettes tourmentées, couleurs adaptées; et les gravures reproduites à la fin, avec leurs légendes en latin, sont des témoignages probants qui non seulement étayent le récit, mais aussi mettent en abyme, dans ce roman historique et graphique, le travail du dessinateur. Un roman qui ne nous fait pas échapper aux problématiques qui, amorcées au XVIème siècle, font encore débat de nos jours : universalité de l’humain et humanité de l’inconnu (ici, en l’occurrence, de l’Indien), querelles religieuses (catholiques, huguenots, vie « sauvage » d’êtres qui « n’ont pas honte d’être nus »), vérités sur le colonialisme, mis en cause par notre protagoniste qui n’hésite pas à contester sans aménité les arguments de son époque : « Nous apportons la civilisation aux sauvages… Nous leur apportons la parole du Christ, nous les sauvons d’eux-mêmes, Jacques ! », affirme l’un de ses interlocuteurs ; ce à quoi Jacques répond : « Du vent ! Vous n’apportez que violence, bêtise et maladies. […] Vous parlez de Dieu quand ça vous arrange ! Vous êtes misérable… ».
« Le livre exceptionnel de Jean Dytar a le mérite de restituer au vif et comme en rêve – un rêve commencé sur le mode de l’idylle et achevé en cauchemar – un épisode capital de l’histoire coloniale à la Renaissance. », écrit dans sa postface Frank Lestringant, qui apporte sa caution universitaire à un ouvrage qui pourrait passer pour purement romanesque, et qui ne l’est pas. Beau livre aux dimensions multiples, Florida propose non seulement une narration passionnante, mais aussi une réflexion circonstanciée sur les relations entre les humains, avec leurs préjugés et leurs différences.
Jean-Pierre Longre
17:08 Publié dans Histoire, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, bande dessinée, jean dytar, frank lestringant, delcourtmirages, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
11/06/2018
Lyon contestataire
Vincent Porhel et Jean-Luc de Ochandiano (sous la direction de), Lyon 68. Deux décennies contestataires, Lieux Dits Éditions, 2017
Lorsqu’on évoque les révoltes lyonnaises, on pense d’abord à celles des canuts qui, même si elles appartiennent à un passé relativement lointain, ont marqué durablement l’histoire de la ville. L’ouvrage dirigé par Vincent Porhel et Jean-Luc de Ochandiano remet en mémoire un passé plus proche, avec l’intention de « retisser la toile de la mobilisation sociale dans une moyenne durée (1958-1979), autour de l’explosion de mai-juin 1968 ». Ce n’est pas un simple rappel, mais une véritable reconstitution, photos et autres documents en grand nombre à l’appui, de la période indiquée. Car les « événements » de mai n’ont pas éclaté par hasard, sur terrain vierge. Dans un ordre clairement chronologique, les auteurs et leurs collaborateurs tracent les grandes étapes qui ont jalonné les deux décennies : la mise en place, le développement, le dynamisme des forces politiques et sociales dans les années 1950-1960 ; les prémices et l’éclatement des événements, jusqu’aux élections de juin ; l’atmosphère conflictuelle, la politisation, les luttes sociales, la désindustrialisation, le « maintien d’une combativité ouvrière » dans les années 1970…
Les grandes étapes, certes, mais en entrant dans tous les détails significatifs, qui ne sont pas considérés comme des parenthèses anecdotiques, mais dans la perspective globale du récit historique. Par exemple l’immigration massive due, dans les années 1950, à la croissance industrielle et au besoin de main-d’œuvre, les effets locaux de la guerre d’Algérie, les changements successifs dans l’action syndicale, l’émergence de l’extrême-gauche (trotskistes, maoïstes, anarchistes) et du PSU, les combats sociétaux (féminisme, mouvements homosexuels, légalisation de l’avortement…), la réorganisation de l’Université etc. ; autre exemple plus ponctuel mais tout aussi significatif, la légende et la vérité concernant la mort du commissaire Lacroix, le 24 mai sur le Pont Lafayette. Et, amis lyonnais et les autres, savez-vous ce que furent « le groupe Eckart » ou « la communauté de Moulinsart » ? Ce qu’est et ce que fut « la Maison des Passages » ? Vous souvenez-vous de la grève des PTT à l’automne 1974, de l’occupation de l’église Saint-Nizier par les prostituées en 1975, des méfaits terroristes de la « branche lyonnaise » d’Action directe, du « conflit Teppaz » ?
Tout cela, et bien d’autres choses encore, contribue à bâtir une œuvre narrative, descriptive, historique parfaitement documentée, illustrée d’une manière abondante et vivante, une œuvre qui non seulement remet les faits en mémoire, mais les contextualise, les explore, leur donne vie, et explique clairement l’évolution de la société, avec ses répercussions sur notre époque, dans notre région et dans la ville de Lyon. « Lyon, la belle endormie, jalouse de son isolement, s’est découverte densément connectée à un contexte national et international mouvant et tourmenté, que ce soit lors des répliques de l’agitation parisienne ou par la conscience, de la part de sa jeunesse, d’un destin commun, qui, à Lyon comme ailleurs, a pris les traits de l’aspiration révolutionnaire. ». Nous avons affaire à un véritable travail de recherche historique approfondie mis à la disposition du grand public ; pas seulement de ceux qui ont participé ou assisté à ces événements, mais aussi (et surtout ?) des jeunes générations. Et, nec plus ultra, Lyon 68 est un (très) beau livre, à conserver précieusement.
Jean-Pierre Longre
Avec les contributions de Lilian Mathieu, Sophie Béroud, Jean-François Cullafroz, Gilles Boyer, Arthur Grosjean, Jacqueline Ponsot, Josiane Vincensini.
10:10 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, images, francophone, vincent porhel, jean-luc de ochandiano, lieux dits éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |