13/03/2013
« Un arc dans le temps »
Matéi Visniec.
Le spectateur condamné à mort. Traduit du roumain par Claire Jéquier et l’auteur. Avertissement de Gilles Losseroy.
Mais, Maman, ils nous racontent au deuxième acte ce qui s’est passé au premier. Traduit du roumain par l’auteur. Préface de Jean-Claude Drouot.
Les chevaux à la fenêtre. Traduit du roumain par l’auteur. Préface de Benoît Vitse.
Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? Traduit du roumain par l’auteur.
Théâtre décomposé ou L’homme-poubelle. Préface de Georges Banu.
Ce beau volume réunit les dernières pièces écrites par l’auteur en Roumanie et les premières écrites en France. Une anthologie bienvenue, « qui tient lieu d’arc dans le temps », et qui forme une belle synthèse de l’art et de la thématique littéraires et dramaturgiques de Matéi Visniec.
« Vous avez compris le message de la pièce ? », demande l’un des personnages. « Bien sûr, répond son interlocuteur. Mais vous voyez… Il y a plusieurs niveaux de compréhension. Chaque niveau a son rythme… sa nuance… petit à petit… ». Alors ? Selon un premier niveau, avec Le spectateur condamné à mort, on a affaire à une pièce où l’absurde sert la satire : un tribunal (juge, défenseur, procureur, greffier), une brochette de neuf témoins successifs, un accusé muet qui va être condamné à mort pour on ne sait quoi : parce qu’il se tait, parce qu’il est là, parce qu’il est ce qu’il est – ou n’est pas ce qu’il n’est pas, ou est susceptible d’être ce qu’il pourrait être –, parce qu’il ne se dit pas lui-même coupable… On reconnaît là, bien sûr, la substance des procès staliniens, de tous les procès intentés par les régimes totalitaires et au cours desquels juges, greffiers, défenseurs même deviennent des pantins manipulés par l’accusation.
Si l’on pousse plus avant l’exploration, on s’aperçoit vite que la mascarade concerne tout le monde – le tribunal, les témoins, les spectateurs, la foule extérieure, le genre humain dans son ensemble – tout ce qui existe, et qui finalement se voit condamné à la négation absolue, éternelle. Seul un « clochard aveugle », personnage récurrent des pièces de Visniec, pourra faire un ultime constat : « Vraiment rien ni personne… Je suis pour de vrai seul au monde… ».
Le monde est un théâtre, c’est bien connu. Parodie de justice, Le spectateur condamné à mort est une parodie de pièce, une parodie du monde. Tout s’y confond, acteurs, auteur, metteur en scène, spectateurs, juges, accusés, accusateur, défenseur et témoins. Le monde entier est un vaste tribunal où chacun tente d’effacer la présence de l’autre, et par là même d’effacer sa propre présence ; la représentation théâtrale, opération cathartique absolue, est une gageure : représenter des êtres qui font tout pour se purger non seulement du mal contenu en eux, mais aussi de leur propre existence.
Ecrite en roumain en 1984 (période fort critique pour les écrivains du pays), créée en sa langue d’origine en 1992 à Iasi (Jassy), la pièce fut représentée pour la première fois en France en 1998 (Festival off d’Avignon). Comme les autres pièces de Matéi Visniec, elle mériterait de nombreuses autres représentations : du vrai théâtre d’aujourd’hui – et de tout temps.
Mais, Maman, ils nous racontent au deuxième acte ce qui s’est passé au premier est une « fantaisie, mascarade, bouffonnerie et expérience en deux actes » qui a été écrite en roumain en 1979, et aussitôt censurée. Matéi Visniec la livre au public français, et c’est tant mieux. Autour d’un trou, symbole d’on ne sait quoi, mais d’un « on ne sait quoi » dans lequel se tapit, on le subodore, du malheur, de l’oppression, de la séduction, de la résignation… autour de ce trou, donc, grouille, se précipite, se dispute, se perd, se retrouve, s’enfuit tout un monde d’humains anonymes ou identifiés, atemporels ou historiques, menteurs ou sincères. Et là, dans ce magma d’illusion, émergent quelques instants de vraie vie, quelques instants qui font que la folie vaut d’être exhibée, avec toute la liberté dont dispose le metteur en scène, par la grâce de l’auteur qui précise bien cependant : « Le titre de la pièce est sacré ».
Quand des chevaux fous regardent par la fenêtre, se rassemblent pour occuper les abattoirs et deviennent des bêtes féroces, faut-il s’attendre à ce que les hommes fassent preuve de sagesse ? La folie des animaux est comme un signal de celle des hommes. Ce sont alors des dialogues de sourds entre préoccupations quotidiennes et vaines illusions de l’héroïsme, l’angoisse devant le temps détraqué, le recours désespéré à la discipline militaire, le sombre constat de l’éternelle obscurité qui entoure la destinée humaine… Et, rythmant le tout, l’imperturbable litanie des guerres que se sont livrées les hommes au cours de leur histoire.
Si Les chevaux à la fenêtre met en scène les velléités du patriotisme et de la gloriole dans un espace-temps illusoire, Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? est un huis clos tout aussi désespérant. Dans une salle d’attente, devant le jeu répétitif et obstiné d’un violoncelliste, l’attitude de personnages bien ordinaires, prêts aux concessions et aux compromis, tourne à la folie furieuse et débridée, jusqu’au rejet total. Existe-t-il des remèdes à l’enfer des autres, à la solitude et à l’absurdité ? « L’homme ? Un grain de poussière… Un rien… Mais, malgré tout, tout est possible ».
Les brèves séquences qui forment Théâtre décomposé ou L’homme-poubelle, qualifiées par Georges Banu de « monades, textes autonomes, ronds », forment des tableaux très variés dans leur forme et dans leur contenu, laissant au metteur en scène toute liberté pour « recomposer » ce théâtre à sa manière. Monologues ou dialogues, ces textes sont des « modules théâtraux », et « le jeu consiste à essayer de reconstruire l’objet initial ». Sans rompre avec les thèmes récurrents qui jalonnent son œuvre, et en les réunissant autour du motif de la « décomposition », l’auteur fait jouer là une sorte de théâtre potentiel, donnant à l’écriture des perspectives inattendues.
Avec ces pièces, Matéi Visniec confirme la portée à la fois très humaine et universelle d’une œuvre théâtrale dans laquelle le sens de l’absurde et de la révolte, la combinaison du tragique et de l’humour ne peuvent pas laisser indifférent.
Jean-Pierre Longre
Saison roumaine en Syldavie :http://www.sildav.org/component/allevents/display/section/default/11-saison-roumaine-en-syldavie
Salon du Livre de Paris 2013 : les lettres roumaines à l’honneur
Pour sa 33ème édition, le Salon du livre met à l’honneur les lettres roumaines. En 2013, les visiteurs du Salon viendront à la rencontre d’une belle sélection de 27 auteurs roumains dont une dizaine de romanciers découverts en 2012 par les éditeurs français : des essayistes d’envergure européenne ; des auteurs de roman graphique ; des dramaturges au ton percutant et rafraîchissant ; des poètes et des romanciers à la veine chatoyante et portant un regard acéré sur la société roumaine.
Voir:
http://www.salondulivreparis.com/?IdEvent=8&IdNode=4053&Lang=FR&IdNodeVersion=6673&FromBO=Y
Pour mieux connaître la littérature roumaine, voir : http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?option=com_content&task=category§ionid=4&id=41&Itemid=29
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21/02/2013
Une odyssée roumaine
Gabriela Adameşteanu, Une matinée perdue, traduit du roumain par Alain Paruit, Gallimard, « Du monde entier », 2005, Folio, 2013
Romancière reconnue en Roumanie depuis la publication en 1975 de Drumul egal al fiecărei zile (La monotonie de chaque jour), consacrée en 1985 par le prix de l’Union des écrivains pour Dimineaţă pierdută (Une matinée perdue), Gabriela Adameşteanu a consacré une grande partie de son temps, depuis 1991, à militer au sein du « Groupe pour le dialogue social », dont elle dirige l’hebdomadaire, 22. Activité littérairement préparée, sous et malgré la dictature, par une écriture sans concession, dans sa forme et sa signification.
Une matinée perdue, dont on peut penser que la traduction, parce qu’elle est d’Alain Paruit, est des plus fidèles – d’autant plus que l’auteur est parfaitement francophone et francophile – , est un magnifique témoignage de cette écriture foisonnante et polyphonique qui présente, à travers des destinées individuelles, presque un siècle d’histoire collective. Quelques heures de la vie de Vica font revivre, avec ses mots de vieille femme du peuple, mais aussi avec les mots de ceux qu’elle a côtoyés, fréquentés, servis, des instants cruciaux du passé de la Roumanie, les « bouleversements qui ont secoué le pays » : les péripéties de l’entrée dans la guerre de 14-18, les disparités et les difficultés de la vie sociale et politique, l’exil à l’Ouest de ceux qui cherchent à fuir les tracasseries de l’existence quotidienne… Et il ne s’agit pas seulement de l’histoire d’un pays particulier, mais bien de l’histoire des relations humaines dans leur fonctionnement minutieusement et humoristiquement décortiqué grâce à une technique de la parole parfaitement maîtrisée ; l’alternance et la superposition du discours direct (dans la conversation) et du discours indirect libre (dans le monologue intérieur) illustrent avec saveur et justesse la dualité, la duplicité, la complexité des rapports sociaux : la longue entrevue entre Vica et son ancienne patronne Ivona en est un exemple frappant. Ainsi se dessinent les silhouettes d’êtres chez qui la tendresse et l’agacement, l’amour et la haine, le bien et le mal se combinent sans se contredire. Au-delà des cas particuliers de la fiction romanesque, un vrai tableau du genre humain.
En surface, on pourrait croire que Vica perd effectivement son temps à errer dans Bucarest, à attendre et à discourir en vain – comme semblent discourir en vain les autres personnages, chacun dans son registre. En profondeur, la matinée n’est pas perdue pour tout le monde, en tout cas pas pour le lecteur. Selon une démarche proustienne discrètement évoquée par le titre, le temps est finalement retrouvé dans la création artistique. Comme le Leopold Blum de Joyce dans Dublin, comme l’Ulysse d’Homère sur les flots, Vica et les autres représentent l’humanité en perpétuel mouvement, en inlassable quête. L’auteur parvient à combiner la construction esthétique et le sens de l’Histoire ; en cela, sous sa plume, le roman est le digne successeur de l’épopée.
Jean-Pierre Longre
Salon du Livre de Paris 2013 : les lettres roumaines à l’honneur
Pour sa 33ème édition, le Salon du livre met à l’honneur les lettres roumaines. En 2013, les visiteurs du Salon viendront à la rencontre d’une belle sélection de 27 auteurs roumains dont une dizaine de romanciers découverts en 2012 par les éditeurs français : des essayistes d’envergure européenne ; des auteurs de roman graphique ; des dramaturges au ton percutant et rafraîchissant ; des poètes et des romanciers à la veine chatoyante et portant un regard acéré sur la société roumaine.
Voir :http://www.salondulivreparis.com/?IdEvent=8&IdNode=4053&Lang=FR&IdNodeVersion=6673&FromBO=Y
Pour mieux connaître la littérature roumaine, voir : http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?option=com_content&task=category§ionid=4&id=41&Itemid=29
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06/02/2013
« Psychose mystique »
Dinu Pillat, En attendant l’heure d’après. Traduit du roumain par Marily Le Nir, Éditions des Syrtes, 2013
Peu de livres ont eu un destin aussi aventureux que ce roman – destin que relatent, dans leurs postfaces respectives, Gabriel Liiceanu et Monica Pillat. Achevé en 1948, En attendant l’heure d’après n’a pas pu être publié, et les deux exemplaires dactylographiés ont été confisqués dès l’arrestation de l’auteur, en 1959. Condamné pour apologie du mouvement légionnaire (mouvement d’extrême-droite créé en Roumanie entre les deux guerres) et pour « crime de trahison de la patrie », amnistié en 1964, Dinu Pillat (1921-1975) cherchera en vain à retrouver son texte, qui ne reverra le jour, d’une manière quasiment miraculeuse, qu’en 2010.
Sa publication en roumain et sa traduction en français sont salutaires, non seulement parce que le roman a suivi un cheminement hors du commun, mais aussi parce qu’il rend compte, sous la forme d’une fiction littéraire longuement mûrie et finement élaborée, de l’exaltation de jeunes gens qui, dans les années 1930, se laissèrent séduire par les délires apocalyptiques et parfois meurtriers d’une révolution nationale. Ainsi, sans que cela relève de l’essai, se démontent les mécanismes du fanatisme, de tous les fanatismes.
Roman à clefs, En attendant l’heure d'après n’est pas une fresque historique, mais s’attache à l’évolution psychologique et morale d’individus représentant des figures typiques du mouvement, qui devient ici celui des « Messagers ». Sans les approuver (loin s’en faut), l’auteur, adoptant différents angles d’approche, cherche à comprendre comment certains en arrivent à la violence, d’autres à la trahison, d’autres encore à la prise de conscience de l’illusion mystico-politique dans laquelle ils se fourvoient. Divers personnages gravitent autour des protagonistes – politiciens, étudiants, parents, parmi lesquels Raluca Holban, mère pitoyable et tragique voyant ses enfants lui échapper –, peuplant ce récit à la fois rigoureusement construit et foisonnant, qui vaut d’abord par la facture littéraire dans laquelle se coulent les désespérances individuelles et les errances collectives.
Jean-Pierre Longre
14:56 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, dinu pillat, marily le nir, éditions des syrtes, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
11/01/2013
Un guide littéraire pour tous
Bernard Camboulives, Sur les pas des écrivains roumains, éditions Vaillant, 2012
La Roumanie et la France entretiennent depuis longtemps des liens privilégiés, notamment dans le domaine culturel, et tout particulièrement littéraire. On le sait, mais il est bon que, périodiquement, quelques « passeurs » le rappellent et s’emploient à resserrer ces liens. Bernard Camboulives, fin connaisseur de la littérature roumaine, fait partie de ces « passeurs ».
Son dernier ouvrage, modestement sous-titré « Aperçu à l’usage des lecteurs francophones », dresse d’abord un tableau général de l’histoire littéraire de la Roumanie, depuis les textes médiévaux jusqu’à notre époque (en anticipant même sur les traductions à paraître d’ici au Salon du Livre de Paris, où en 2013 les écrivains roumains seront à l’honneur). La deuxième partie donne des précisions sur les œuvres en langue roumaine de certains auteurs représentant des points d’ancrage décisifs, tels que Mihai Eminescu, Mihail Sadoveanu, Liviu Rebreanu, Eugène Ionesco, Gherasim Luca, Herta Müller, Florina Ilis (à noter qu’une liste très utile des « auteurs roumains traduits en France » figure à la fin de l’ouvrage).
Bernard Camboulives ne se contente pas de recenser et de décrire. Ses analyses sont circonstanciées et détaillées, les éclairages diversifiés (voir par exemple le chapitre sur la ballade Mioritsa et ses interprétations divergentes, ou celui qui porte sur le « cas » Eminescu). Il y a donc là matière à intéresser tous les lecteurs – ceux qui désirent s’initier à l’histoire de la littérature roumaine aussi bien que ceux qui veulent approfondir la connaissance qu’ils en ont déjà.
Jean-Pierre Longre
18:11 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, roumanie, bernard camboulives, éditions vaillant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
28/12/2012
La voix de la nature et le sens de la vie
N. D. Cocea, Le vin de longue vie, traduit du roumain par Jean de Palacio, Cambourakis, 2012
Dans le district de Cotnar, où la vigne produit un vin particulièrement fameux, vient d’être nommé un jeune juge auxiliaire qui observe la vie quotidienne du lieu, d’abord avec un certain recul humoristique, et entend avec intérêt les conversations des notables. Celles-ci tournent souvent autour d’un certain Maître Manole, propriétaire du « manoir » et de sa vigne, âgé d’environ quatre-vingt-dix ans, et sur lequel courent des bruits mystérieux relevant autant de la légende que de l’histoire locale.
Notre jeune magistrat, de rencontre en rencontre, va faire la connaissance du vieux boyard qui a conservé une étonnante santé pour son âge, et avec qui les promenades dans la campagne environnante prennent l’allure de déambulations philosophiques. Maître Manole dévoile peu à peu sa sagesse, sa culture, son goût pour la nature, pour les livres, pour la beauté, pour l’intelligence, pour la vie ; et finalement il révèle les secrets de sa jeunesse et l’histoire tragique de son amour passé pour une jeune Tzigane.
Le vin de longue vie, dont la première publication date de 1931, fait partie de ces romans épiques et intemporels qui mêlent le réalisme et l’étrange, l’humour et le tragique, le mystère et la vérité, la simplicité de la vie et la complexité de l’existence, la force et la fragilité des êtres, la satire et la morale, l’amour et la mort… « C’est folie et vaine ambition littéraire, que de décrire la beauté ». Et pourtant le style narratif de N. D. Cocea, à la fois alerte et poétique, recèle une inimitable beauté, celle que suggèrent la nature et la vie.
Jean-Pierre Longre
19:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, n. d. cocea, jean de palacio, cambourakis, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
10/10/2012
Tableaux de la fa(m)ille humaine
Matéi Visniec, Lettres d’amour à une princesse chinoise, Actes Sud-Papiers, 2012
Tout est possible au théâtre, et dans son œuvre entière Matéi Visniec le prouve, qui sait à merveille mettre en scène les relations sociales, sentimentales, familiales, les idées, l’érotisme, la politique, la morale, la violence, la mort… Mettre en scène, c’est-à-dire faire en sorte qu’à travers les paroles, les gestes, les silences des personnages, les questions restent posées, avec leur évidence cruciale et leur complète incertitude.
Il ne s’agit évidemment pas d’asséner des réponses. Dans les huit brèves pièces de ce nouveau volume, dont le titre poétique est emprunté à celui de la première, beaucoup de tirades, quelques monologues et dialogues, montrent à mots couverts et en d’énigmatiques paraboles la complexité du monde et des êtres. Comment deux « Maisons florales », l’une plutôt nationaliste, l’autre plutôt internationaliste (dirons-nous pour schématiser) alternent rivalités sans concessions et tentatives de concertation pour servir leur gouvernement. Comment le cœur et le corps, le sentiment et le désir, la honte et l’impudeur sont à la fois moteurs et obstacles dans la vie d’un couple. Comment révolutions, contre-révolutions et fermes résolutions se noient dans la brutalité. Comment la mort, aux yeux des enfants, n’est pas aussi tragique qu’on le croit (« Mourir, chez nous, il paraît que c’est vraiment inoubliable ») !
Pas de réponses donc, pas de démonstrations non plus. Chaque pièce est un véhicule qui nous transporte vers des espaces étranges et révélateurs. Nous voici dans un empire chinois où seules les fleurs semblent avoir de l’importance ; dans une gare perdue où ne passe aucun train ; en promenade prometteuse et lente sur un corps féminin ; dans une « baignoire révolutionnaire » ; sur un littoral aux falaises vivantes ; dans un magasin de chaussures où les femmes se laissent prendre au piège… Et, comme toujours chez Visniec, la peinture de la famille humaine et de ses failles, la poésie et la musique des mots, l’humour plus ou moins voilé, la magie narrative, le jeu de l’imaginaire.
Jean-Pierre Longre
18:14 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, francophone, roumanie, matéi visniec, actes sud, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
30/08/2012
« Les mots de la faim »
Herta Müller, La bascule du souffle, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Gallimard 2010, Folio 2011
En 1945, le jeune Léopold, comme tous les Allemands de Roumanie âgés de 17 à 45 ans, est déporté en Union Soviétique. Il restera cinq ans dans un camp, à y subir le travail forcé, les brimades, la faim, à y côtoyer la mort et la souffrance, à y chercher dans le moindre objet, dans le moindre croûton de pain, dans le moindre brin d’herbe une parcelle du bonheur dont ne peuvent se passer les humains.
Herta Müller l’explique en postface : l’histoire de Léopold est largement inspirée de celle d’Oskar Pastior, poète de langue allemande et d’origine roumaine, mort en 2006 après avoir vécu dans sa jeunesse la douloureuse expérience des camps soviétiques, exercé différents métiers, s’être enfin voué, une fois exilé en Autriche puis en Allemagne, à l’écriture littéraire.
Malgré les détails vécus, le livre n’est pas un document de plus sur le goulag. Les choses, les paysages, les gestes quotidiens, intimement incorporés au conscient et à l’inconscient, vivent leur vie, s’imposent au plus profond de l’âme, des rêves, des sensations du narrateur. « L’ange de la faim », leitmotiv qui mine le récit autant que les corps des prisonniers, est l’un de ces fantômes qui hantent leur existence et leurs relations. Les objets usuels (la pelle, le peigne à poux, le charbon, les parpaings, la cuiller…), tout en donnant rythme aux jours et aux nuits, ainsi qu’aux brefs chapitres qui sont comme des tranches de vie, sont les points d’ancrage qui permettent aux êtres de ne pas sombrer.
Et les mots sont les instruments qui non seulement transfigurent le malheur et son souvenir, mais aussi qui pèsent sur le narrateur et son propre récit. Objets poétiques, parfois inutiles et absurdes, ils sont comme le ciment qui, au camp, s’insinuait partout lorsqu’on ne le maîtrisait pas : « Il y a des mots qui font de moi ce qu’ils veulent. Ils sont très différents de moi, et leurs pensées sont différentes d’eux. S’ils me viennent à l’esprit, c’est pour me rappeler qu’il y a de premières choses qui en appellent des deuxièmes, même si je suis loin de le vouloir ».
Jean-Pierre Longre
Herta Müller est Prix Nobel de littérature 2009
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09/07/2012
Jeunesse et affirmation d’un genre
Brèves n° 99, Nouvelles de Roumanie, 2012
« Anthologie permanente de la nouvelle ». Tel est le sous-titre de la revue Brèves, qui depuis ses débuts répond fidèlement à cette forme d’engagement : publier des textes littéraires courts. Le n° 99 n’y déroge pas : des textes, uniquement des textes (narratifs et brefs, bien sûr), consacrés ici à une littérature en pleine expansion, qui n’a pas fini de faire parler d’elle : la littérature roumaine.
Fanny Chartres, qui a traduit et qui présente ces nouvelles, signale au passage que la Roumanie « est le pays de l’ambivalence, des extrêmes, des passions, de l’endurance ». La vie culturelle du pays et de sa capitale est foisonnante, et la publication de ces nouvelles est une heureuse initiative, mettant en avant un genre qui n’ y a pas un passé aussi riche qu’en France, par exemple, mais qui se constitue et s’affirme durablement à notre époque. Le critique Marius Chivu rappelle d’ailleurs, dans un entretien initial, que « la moyenne d’âge des écrivains actifs a beaucoup baissé ces dernières années » ; il paraît donc normal que les formes et les genres se renouvellent, même si le roman et, surtout, la poésie restent les fondements de la création.
Dix textes, dix écrivains dont certains bénéficient déjà d’une notoriété nationale et internationale, tels Gabriela Adameşteanu et Mircea Nedelciu, qui ouvrent et ferment le recueil. Des découvertes, aussi, qui donnent une idée de la richesse et de la diversité des tons et des styles, mais aussi des points communs : l’art du raccourci et de la condensation, le goût des déplacements (on voyage beaucoup, dans l’espace et dans le temps, de différentes manières : en imagination ou par quelque moyen de transport bien réel), la force des sentiments et des émotions, l’humour… Et les photographies d’Ileana Partenie donnent de Bucarest, en particulier, une vision à la fois personnelle et en adéquation avec les points de vue suggérés par l’écriture.
On met souvent en avant, à juste titre, les relations privilégiées qu’entretiennent depuis longtemps les cultures roumaine et française ; il est aussi important de prendre en compte ce que la Roumanie apporte de nouveau, dans ce domaine, à la culture européenne. Ce volume en donne des échantillons de choix.
Jean-Pierre Longre
17:18 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, nouvelle, roumanie, fanny chartres, brèves, atelier du gué, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
15/06/2012
Roi de la satire
Ion Luca Caragiale, L’effroyable suicide de la rue de la Fidélité, éditions Héros-Limite, 2012
Ion Luca Caragiale (1852-1912), le plus fameux des dramaturges roumains, est souvent comparé à Gogol ou à Courteline. On pourrait dire aussi, en changeant d’époques, qu’il y a chez lui du Molière (pour la verve comique) et du Voltaire (pour l’ironie mordante). Tout compte fait, Caragiale est incomparable, car les rapprochements sont dépassés à la fois par l’écriture personnelle de l’auteur et par les particularités de l’âme roumaine.
Il est en général question de l’œuvre théâtrale, avec des pièces comme Monsieur Leonida aux prises avec la réaction ou Une lettre perdue*. On évoque moins souvent les textes narratifs – nouvelles, récits ou « moments » – dont ce volume exhume un choix judicieux. Caragiale y apparaît comme le roi de la satire qu’il est dans toute son œuvre : satire de la société, des relations familiales, amoureuses et amicales, de la bureaucratie administrative, des manœuvres politiques, de la corruption des élites, du nationalisme xénophobe, de la délation, de l’hypocrisie… Nul n’est épargné, si ce n’est le petit peuple des victimes et des paysans besogneux. D’ailleurs les prises de position de l’auteur (que développent et précisent bien les pages intitulées « 1907, du printemps à l’automne » reproduites en fin de volume) l’ont conduit à l’exil : il passa les huit dernières années de sa vie à Berlin.
Textes engagés, donc ; textes circonstanciels, certes, puisque l’esprit roumain (un mélange d’humour et d’humeur, de simplicité et d’ostentation) imprègne ces pages ; textes universels, aussi, écrits par un moraliste qui met en avant les défauts inhérents à la nature humaine et à la vie en groupe. Surtout, textes comiques, d’une drôlerie qui résulte de tout ce qui précède, de l’expérience et de l’imagination d’un homme qui invente à partir de la vie, et de la plume particulièrement acérée d’un écrivain qui a le génie de la mise en scène (théâtrale ou narrative, c’est tout un). « Le monde ne change jamais que de forme », écrit-il dans « Scribes et bouffons ». Il faut lire L’effroyable suicide de la rue de la Fidélité (titre emprunté à celui de l’une des nouvelles du recueil), pour rire de bon cœur, et pour méditer sur les vices d’une société humaine qui, effectivement, ne change qu’en apparence.
Jean-Pierre Longre
*Les Œuvres de Caragiale, traduites en français sous la direction de Simone Roland et Valentin Lipatti et comprenant les pièces, les récits et les articles, ont été publiées aux éditions Méridiens (Bucarest, 1962). Plus récemment, le Théâtre, traduit par Paola Benz-Fauci, est paru en 2002 aux éditions de l’UNESCO. Eugène Ionesco est aussi l’auteur d’adaptations françaises de plusieurs textes (L’Arche, 1994, Fata Morgana, 1998).
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06/06/2012
Truculentes chroniques
Radu Țuculescu, Mère-vieille racontait, traduit du roumain par Dominique Ilea, Ginkgo éditeur, 2012
C’est un hameau perdu de Transylvanie, déserté au fil du temps par la jeunesse, où les anciens, livrés à leurs souvenirs, cohabitent tant bien que mal entre eux et avec les Tziganes qui investissent peu à peu les maisons vides. Le narrateur, Radu, venu de la ville de Cluj rendre visite à Mère-vieille avec « la Dita », sa compagne, se fait le dépositaire et le rapporteur des histoires racontées par l’ancêtre, dont la mémoire est nourrie de tout le passé du village, mais aussi de ses lectures et de son imagination : « Des histoires qui s’ouvrent en éventail, tels les rais du soleil. Dont le centre, le magma d’où elles jaillissent, fut ce hameau au fond d’une vallée, coupé du monde, où j’ai atterri par hasard. Sans Mère-vieille, je n’en aurais rien appris. Je n’aurais pas écrit une seule ligne. Pas le moindre rayon n’aurait jailli… ».
On assiste avec une gourmandise non dénuée d’appréhension aux scènes racontées par bribes où se côtoient des couples rongés par l’existence, le mensonge et le silence, des hommes qui soignent leur nostalgie, leurs fureurs et leurs faiblesses à grandes lampées de ţuica, des femmes dont l’âge n’a pas amoindri la verve railleuse et l’ardeur érotique (parmi lesquelles la Margolili, notamment, qui a fait des ravages chez les mâles, aura bizarrement disparu à l’issue d’une noce héroïque), un pope toujours très, très proche de ses paroissiennes, des êtres fantastiques tel un étrange matou diabolique… On suit les protagonistes dans un voyage épique, une véritable odyssée campagnarde, vers le dispensaire voisin où la grand-mère est censée trouver à se soigner… On vit et on vibre littéralement au son de la musique qui pendant trois nuits entraîna Démitri, époux de Mère-vieille et fameux danseur, au cœur d’un sabbat enragé…
Ces rustiques et truculentes anecdotes, drôles et tragiques, traduites au plus près de la langue et des tournures d’origine, se déroulent sur un rythme enfiévré, en une prose parfois rugueuse, souvent poétique, de cette poésie qui laisse tout juste entrevoir les mystères de la vie, de la mort, du rêve, de l’écriture. « Dès que je me retrouve dans le village de Mère-vieille, sans faute, je glisse derechef sur la piste invisible qui slalome entre la réalité et la fantaisie. […] Dans cette communauté que je flaire ésotérique, les apparences sont souvent trompeuses, ce qui m’arrange ». On s’y laisse prendre, délicieusement.
Jean-Pierre Longre
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25/05/2012
Les faits et les objets
Marius Daniel Popescu, Les couleurs de l’hirondelle, José Corti, 2012
Prix de l'Inaperçu 2012
La symphonie du loup, le précédent roman de Marius Daniel Popescu (José Corti, 2007), débutait par la mort du père ; Les couleurs de l’hirondelle commence et finit (presque) par l’enterrement de la mère. Entretemps, le puzzle narratif se met en place, mêlant le passé (l’enfance et la jeunesse au « pays du parti unique », la Roumanie jamais nommée) et le présent (la vie quotidienne dans le pays d’adoption, la Suisse tout aussi anonyme, les jeux avec l’enfant, le travail, le retour dans la famille pour les funérailles, et aussi le livre en train de s’écrire…). Aucune transition entre les épisodes ; placés les uns à côté des autres comme les affiches que colle le narrateur ou comme les cases du jeu de bataille navale qu’évoquent les dernières lignes, chacun d’entre eux est une histoire, un poème, un exercice de style à soi seul.
Exercice et art poétique en même temps. Par exemple : « Tu te dis que tu viens d’écrire un texte avec une fille et une femme, avec de la poésie et de la prose dans ses mots, avant les mots que tu viens d’écrire, avant les mots que tu vas écrire, il y a une sorte d’embryon du texte à venir, du texte publiable-publié et tu places cet embryon avant que les mots commencent à s’inscrire quelque part : toute écriture nécessite des perceptions, des plans ou des spontanéités mentales qui forment dans ton cas le début de chaque texte : une fois que tu commences à transformer en mots l’embryon du texte, tu te soumets à des règles qui bouleversent cet embryon, qui lui proposent de grandir, de devenir texte publiable en suivant des chemins qu’on appelle mots et qui, bizarrement, s’articulent entre eux sans former de carrefours, de places, de trottoirs ». Les mots, mis à rude épreuve, sont là pour exprimer les perceptions, non pour s’imposer, et c’est bien de cela qu’il s’agit : prendre conscience de ce qu’est la vie, dans son unité et sa diversité, dans ses manifestations mentales, affectives, physiques. Elle est faite de ces petites et grandes réalités que l’homme perçoit dans sa conscience et dans son inconscient, dans la mémoire de son esprit et de son corps, et qui voyagent comme un oiseau à qui l’on donne les couleurs du temps. Cela va de l’oppression politique odieuse et bête à la « révolution » vite confisquée par le règne de l’argent, de la misère et de la corruption ; des rideaux de lettres, qui en s’entrouvrant laissent apercevoir quelques mots, aux ensembles d’objets peuplant une existence humaine ; des jeux de l’enfance campagnarde à la confection d’un journal poétique, Le persil…
Les faits et les objets. C’est en eux, par eux, avec eux, apparemment livrés à l’état brut, en réalité répartis avec minutie comme des notes sur une portée musicale, que se crée l’émotion, par l’intercession des mots innombrables peuplant les phrases d’un récit que la mémoire n’en finit pas de prolonger, comme après un beau concert.
Jean-Pierre Longre
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03/05/2012
Paris est un roman, la vie est un livre
Matéi Visniec, Syndrome de panique dans la Ville lumière, roman traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, 2012
Comme celles de ses pièces de théâtre, l’intrigue du roman (le premier traduit en français) de Matéi Visniec ne peut être résumée. D’ailleurs il n’y en a pas, d’intrigue ; plutôt, elles sont multiples, cheminant et courant entre réalité et fiction : il y a le « journal réel » d’un écrivain qui, parvenant à sortir de la Roumanie de Ceauşescu, trouve refuge à Paris, et il y a les œuvres potentiellement écrites, sous la houlette d’un éditeur fantasque et tyrannique, par des êtres pouvant être aussi bien auteurs que personnages. Comme le dit l’observateur Georges, derrière son bar : « On dirait que nous nous trouvons ici précisément au point de passage de la frontière entre fiction et réalité ».
Le récit navigue comme un bateau dans une tempête, tantôt grimpant vers les sommets prestigieux des vagues (la gloire mondiale sur laquelle fantasme le narrateur), tantôt plongeant vers l’abîme du néant anonyme – le tout ponctué par un poème qui clôt le livre, « Le Navire », parabole de la lente destruction d’une… (ici, au lecteur de compléter).
Intrigues multiples, personnages multiples : outre l’auteur (qui n’hésite pas à se nommer en tant que personnage), l’éditeur « Monsieur Cambreleng », l’ami d’enfance Gogu Boltanski qui a suivi une autre voie, François, futur auteur malgré lui d’un « chef-d’œuvre », un étrange bossu, un guide aveugle, une jeune femme séduisante et sans cesse éclopée, tout un cheptel d’auteurs-personnages réunis dans un café de la rue Mouffetard… Il faut aussi compter avec les silhouettes d’illustres écrivains et artistes du passé lointain ou proche, de Voltaire à Sartre, d’Hugo à Breton, Beckett ou Queneau, sans oublier le trio roumain Cioran, Eliade, Ionesco…
Personnages multiples, sujets multiples : l’actualité politique, les dictatures d’Europe de l’Est, les bouleversements liés à la chute du Mur, et bien sûr Paris, la ville des lumières et des ombres, des bistrots et des librairies, des touristes et des autochtones aux origines mêlées, des enthousiasmes délirants et des déceptions amères, navire qui « fluctuat nec mergitur » malgré la houle, la ville qui est un livre vivant, plein de souvenirs et de surprises. Paris qui vit des mots, ces êtres traversant les frontières, passant « d’un cerveau à l’autre » : « Toute la ville était habitée par des mots. Je voyais autour de l’église Saint-Médard les mots des passants, d’autres mots qui sortaient des fenêtres ouvertes des immeubles, ou bien des portes des cafés. Partout où deux personnes se rencontraient et se mettaient à discuter, une nébuleuse de mots se formait autour d’eux ».
Chaque chapitre est un déroutement, au plein sens du terme, et le lecteur se laisse mener volontiers où il semble bon à l’auteur de le mener, dans les méandres de la « Ville lumière ». C’est cette instabilité qui paradoxalement fait l’unité du livre, comme dans la vie. Au-delà de la « panique » que peuvent provoquer les tempêtes et les errances, ce qui rassure, c’est le ton de Visniec, le style inimitable qui est le sien, la foi dans l’écriture, la confiance accordée aux mots. La littérature ne sombrera pas.
Jean-Pierre Longre
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19/04/2012
« À la moitié du chemin »
Letitia Ilea, Blues pour chevaux verts, traduit du roumain par Fanny Chartres, Le corridor bleu, 2012
La poésie est un combat obstiné contre l’épuisement, contre le désespoir, contre la mort ; de ce combat, elle ne sort pas toujours victorieuse ; les poètes aussi meurent :
« que d’amis poètes partis
comme ça tout simplement
vivant encore un moment
dans la mémoire de quelques connaissances
dans des rayons retirés et des commentaires ingrats »
Mais sous la plume de Letitia Ilea, la poésie prend vigueur (chaque titre est un élan initial qui lance ses mots dans le texte), même si la modestie souriante du doute l’emporte périodiquement :
« je suis préoccupée
dites-moi monsieur le lecteur
le ciel est-il plus haut ?
les profondeurs plus profondes ?
avez-vous ri avez-vous pleuré ?
êtes-vous toujours en vie ?
Si les grands thèmes (la mort du père et de la mère, l’enfance, la vieillesse, la solitude, l’attachement aux objets de la vie, le vide de l’existence et de la mémoire…) se répandent de page en page comme des questions sans réponses (« à quand la fin ? / à quand le début ? »), tout se situe dans un entre-deux que seule la poésie peut suggérer, dans une oscillation entre « brise » et « ouragan », entre « rosée et soleil du désert », entre « nord » et « sud », à mi-chemin de la lumière et de l’ombre, de la vie et du néant.
Il y a des images fortes (« cette chemise en barbelé / que je ne parviens pas à retirer »), des couleurs chantantes (annoncées par le titre), une musique suggestive, des rythmes marqués, aussi bien dans les vers libres que dans une parenthèse de prose ramassée rappelant la manière du recueil Terrasses (publié en 2005 au centre international de poésie Marseille – voir ci-dessous). Ainsi, on ne parcourt pas Blues pour chevaux verts d’un œil distrait. L’itinéraire verbal et existentiel de Letitia Ilea, ponctué de douleurs et d’espérances, ne peut laisser indifférent ; le lecteur chemine avec elle, forcément.
Jean-Pierre Longre
Un rappel :
Letitia Ilea, Terrasses, « Le Refuge », cipM / Spectres Familiers, 2005 (textes écrits lors d’une résidence effectuée en 2004 au centre international de poésie de Marseille)
Au cours de trois mois de résidence au centre international de poésie Marseille, Laetitia Ilea, qui est née en 1967 à Cluj (Roumanie) et qui publie, en roumain ou en français, des poèmes depuis 1984, a composé 45 textes dont les titres sont les noms des bars où ils furent écrits. Bars à « terrasses », comme il se doit dans le sud, lieux à la fois ouverts et fermés, lieux d’agitation et de promiscuité, de repos de solitude, « où j’attends terrassée », dit-elle dès les premières lignes.
Prose brève et compacte, chaque texte est une sorte d’instantané télégraphique, au souffle souvent court marqué par des points permettant à peine un bref soupir, sur un rythme qui tient autant de l’étouffement que de la respiration. Dans ce journal haletant, la détresse humaine (« mes meilleurs amis sont morts », « je suis sans amis », « j’ai passé toute ma vie à attendre »…), confinant à celle des animaux (« je me dis "bon appétit" puis jette quelques miettes à cette chienne que l’on a pris l’habitude d’appeler "solitude" »), est aussi la solitude linguistique (« j’ai enfermé ma langue dans une armoire et j’ai commencé à vivre ma nouvelle solitude »). Le combat entre vide de la mémoire et trop-plein des souvenirs n’exclut pas le sens de l’humour qui, par exemple, empêche d’entrer au bistrot nommé « Tout va bien » : « ça, non.j’y entre pas.je ne me ferai pas avoir. »
Certes, il y a les gestes banals de l’existence ordinaire, les courses, les cigarettes, le café, les petites scènes visuelles, les quelques rencontres, éphémères ou durables, les déplacements dans la ville, ou hors de la ville vers d’autres lieux plus ou moins lointains, Cassis, Aigues-Mortes, Narbonne, Perpignan, et aussi l’Espagne, Paris… Tout cela ne suffit pas à remplir la vie quotidienne, à éviter les appels à l’aide voilés ou clamés aux êtres aimés, aux gens de passage, à la Maison d’Édition elle-même (« tu ne m’as pas du tout aimée.je compte sur toi »).
À qui donc faire confiance ? À l’écriture, aux mots (« donnez-moi une autre langue pour crier ma douleur »), à un mode d’expression universel qui offre la possibilité d’oublier, de s’oublier « comme un lest inutile » et de ne conserver que l’essentiel, la poésie.
Jean-Pierre Longre
18:29 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, roumanie, letitia ilea, fanny chartres, le corridor bleu, cip marseille, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/04/2012
Dans la modernité européenne
Andreia Roman, Literatura româna / Littérature roumaine, tome III, L’entre-deux-guerres, éditions Non Lieu, 2012
Il y a deux ans, Andreia Roman publiait les deux premiers volumes de sa Littérature roumaine, qui nous menaient des origines à la première guerre mondiale. Ce tome trois, toujours bilingue (consultante pour la version française : Lorène Vanini), est consacré tout entier à une période relativement brève (celle de la « Grande Roumanie ») qui, dans sa richesse et son foisonnement, assoit le patrimoine roumain dans la modernité européenne.
Comme l’explique l’auteur dans son introduction, c’est un renouvellement décisif dans les domaines culturel, historique, idéologique qui marque ces années : « La littérature de l’époque se situe plus que jamais au cœur de la société ». Une société dont l’expression se fait de plus en plus urbaine, passant par de nombreux périodiques publiés dans la capitale et les grandes villes.
Dans les livres, des figures romanesques nouvelles surgissent (l’arriviste, l’intellectuel, le citadin), et le réalisme s’assortit d’une dimension sociale et philosophique qui prend ses sources dans la littérature occidentale, sans renier les traditions orientales. La poésie, à l’évidence, est le lieu d’un éclatement, d’une « révolution » qui donnent naissance à l’avant-gardisme que de jeunes Roumains exportent largement vers l’Europe occidentale, en particulier vers la France. En outre, l’un des grands mérites de cet ouvrage est de rappeler que la production théâtrale, durant cette période, « est de loin la plus riche de l’histoire littéraire de la Roumanie », et qu’ainsi elle doit être « reconsidérée ».
Selon le principe bien établi des deux premiers tomes, ce sont ici les exemples textuels qui priment, suivant un choix judicieux, représentatif de la diversité des genres et des styles. Depuis Hortensia Papadat-Bengescu, « grande dame de la littérature roumaine », jusqu’à Mircea Eliade, dont l’œuvre proprement roumaine est surtout romanesque, nous parcourons un itinéraire donnant une idée précise des auteurs et des œuvres. Se succèdent les poètes Tristan Tzara, Ion Vinea, Ilarie Voronca, Gherasim Luca, Benjamin Fundoianu, Tudor Arghezi, Ion Pillat, Lucian Blaga, Ion Barbu, les prosateurs Mihail Sadoveanu, Urmuz, Mateu I. Caragiale (fils du célèbre dramaturge Ion Luca Caragiale), Liviu Rebreanu, Gib Mihăescu, Camil Petrescu, George Călinescu, Anton Holban, les dramaturges George Mihail Zamfirescu, Tudor Muşatescu, Mihail Sebastian (dont le fameux Journal a un peu occulté les œuvres romanesques et théâtrales)… Il y en a beaucoup d’autres, mais le choix était inévitable. En tout cas, les notices biobibliographiques et les extraits d’œuvres nous incitent à considérer l’importance, la diversité, la complexité de cette période, à aller plus loin et à attendre, bien sûr, la suite de cette belle anthologie.
Jean-Pierre Longre
15:14 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire littéraire, anthologie, roumanie, andreia roman, éditions non lieu, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
05/12/2011
Le sacre du métèque
Cioran, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. Édition établie, présentée et annotée par Nicolas Cavaillès, avec la collaboration d’Aurélien Demars, 2011
Venu des Carpates et des « cimes du désespoir », exilé à Paris, prisonnier volontaire d’une langue nouvelle et d’un pessimisme provocateur, Cioran est l’un des grands écrivains français du XXe siècle. Lui consacrer un volume de la Pléiade était justice, et la publication de ses Œuvres est un modèle du genre.
Les éditeurs ont choisi à bon escient de se limiter (si l’on peut dire) aux textes rédigés en langue française. Ce choix est dû à des raisons non seulement linguistiques et chronologiques, mais aussi philosophiques et littéraires. Les dix œuvres « françaises » publiées, présentées et annotées ici, même si elles n’échappent pas – et c’est heureux – à l’héritage roumain, forment un ensemble cohérent dans sa succession interne, tant du point de vue de la pensée que de celui du style.
On lira (ou relira) donc avec un bonheur non dénué d’une angoisse communicative Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, La tentation d’exister, Histoire et utopie, La chute dans le temps, Le mauvais démiurge, De l’inconvénient d’être né, Écartèlement, Aveux et anathèmes, Exercices d’admiration, le tout complété, comme il se doit dans la Pléiade, par une préface, une biographie, une bibliographie, des notices, des notes, des appendices… Comme il se doit, et plus qu’il ne se doit : la préface, entre autres, offre, certes, une synthèse impeccable de l’œuvre de Cioran, une analyse limpide de son écriture, des ouvertures séduisantes sur les origines et les enjeux des textes, mais elle est aussi en elle-même un morceau de littérature ; à la fois enthousiaste et distanciée, construite et foisonnante, elle offre un bel exemple de « style comme aventure ».
Avec ce volume, le plaisir d’entendre une « voix [qui] accède à une pluralité de formes et de tons – de l’essai lyrique au lambeau delphique, de l’aphorisme ravageur à l’épître complice, de l’effigie destructrice à l’oraison non-violente… » est relevé par celui d’en apprendre beaucoup sur cette « voix », sur ce qui l’a construite et sapée, nourrie et affamée, encouragée et découragée, composée et décomposée. Au-delà de l’amertume ou des anathèmes, ce sont bien des « exercices d’admiration » que nous sommes amenés à pratiquer en l’écoutant, et en écoutant celles qui l’accompagnent.
Jean-Pierre Longre
19:56 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : essai, francophone, roumanie, cioran, nicolas cavaillès, aurélien demars, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
04/12/2011
Une culture en mouvement
Revue Altermed n° 4, « Cultures roumaines », éditions Non Lieu, 2011
La revue Altermed a consacré trois numéros à la culture de différents pays méditerranéens, en mettant l’accent sur la création contemporaine et ce qui fait ses spécificités. La Roumanie est-elle un pays méditerranéen ? Michel Carassou, dans sa présentation, justifie le choix du numéro 4 en rappelant l’histoire et la tradition latines du pays, ainsi que l’influence ottomane à laquelle s’est heurtée « l’hégémonie slave ».
Quoi qu’il en soit, un volume consacré aux « cultures roumaines », qui ont tant de liens avec celles de divers pays d’Europe, notamment la France, autre pays méditerranéen, se justifie pleinement. Les bouleversements intervenus depuis la fin des années 1980 ne sont pas seulement politiques ou économiques. Le champ culturel a lui aussi connu des changements radicaux, ne serait-ce que par la liberté retrouvée, avec les tentatives, les tâtonnements, les expériences, les échecs et les réussites qu’elle a suscités.
La littérature occupe ici une place importante : la prose narrative, dont Andreia Roman rappelle l’histoire récente, depuis les contraintes du totalitarisme jusqu’à la « mise en question du monde » par les romanciers de la dernière génération comme Florina Ilis ; la poésie, elle aussi florissante, dont l’anthologie contenue dans ces pages complète celle qui a été publiée en 2008 dans Confluences poétiques ; le théâtre, lieu expérimental par excellence, qui oscille entre fidélité aux « racines » et « désir violent de réel ». Deux chapitres sont en outre consacrés aux arts visuels : le cinéma, dont les films d’auteurs internationalement reconnus manient à l’envi l’absurde, la satire et le « minimalisme » ; les arts plastiques – photographie, graphisme – qui tendent eux aussi vers un renouvellement complet et un engagement socio-politique marqué.
Malgré sa relative jeunesse, la Roumanie est riche d’un patrimoine culturel exceptionnel, qui a souvent nourri les avant-gardes européennes. Les artistes d’aujourd’hui ne dérogent pas à cette tradition, et on est heureux de lire ici des textes d’auteurs notoires ou encore peu connus, ainsi que des analyses précises et engageantes de certaines formes d’art contemporain.
Jean-Pierre Longre
Les éditions Non Lieu viennent de publier une très intéressants correspondance de la poétesse et philosophe Catherine Pozzi (1882-1934) avec Raïssa et Jacques Maritain, Hélène Kiener et Audrey Deacon. Ces lettres inédites sont longuement présentées, précisément annotées par Nicolas Cavaillès, qui les a pour la plupart retrouvées à la Bibliothèque Nationale de France.
Nicolas Cavaillès, L’élégance et le chaos, éditions Non Lieu, 2011
17:36 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, essai, francophone, roumanie, altermed, éditions non lieu, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/11/2011
Les ruses du roman
Dumitru Tsepeneag, Le camion bulgare, « Chantier à ciel ouvert ». Traduction du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2011
Précisément, s’agit-il d’un roman ? Certes, Dumitru Tsepeneag a depuis longtemps (au moins depuis Le mot sablier qui, publié en 1984, représente sous forme narrative le passage d’une langue à l’autre) commencé à dévoiler certains coins de son atelier à l’intention de ses lecteurs, sans leur en laisser découvrir tous les secrets. Mais jamais un de ses livres n’a autant mérité le sous-titre de « Chantier à ciel ouvert ».
À l’image des tranchées que quelques travailleurs s’échinent à creuser dans les rues, certains leitmotive d’œuvres précédentes se retrouvent dans Le camion bulgare, certains personnages aussi : Marianne, l’épouse partie se soigner de son étrange maladie en Amérique, et à qui l’écrivain demande sans cesse des conseils, Alain, l’ami et traducteur à l’agonie, qu’il va falloir remplacer. D’autres apparaissent au fil des pages, fondant une narration épisodique : Tzvetan, le camionneur bulgare qui, en, quelque sorte, succède au fameux « plombier polonais » (et, autre clin d’œil, transporte avec lui un dangereux parapluie) ; Béatrice, dont la route va croiser celle du précédent, après qu’ils auront accompli leur itinéraire érotique ; Milena, romancière originaire de Slovaquie (mais dont le modèle, semble-t-il, vient plutôt de Slovénie), Pastenague, le double de l’auteur/narrateur avec qui il échange parfois des impressions ; quelques autres encore, qui naviguent entre réel et imaginaire.
On ne fera pas ici la liste des thèmes et sujets dont le foisonnement tient à la fois de la marqueterie cubiste, de la musique expérimentale et de l’art consommé de la (fausse) digression, dans un texte qui avance comme un camion cahotant sur les routes européennes. Il est question de Marguerite Duras, de « littérature d’ordinateur » et d’amour par courrier électronique, de mythologie égyptienne, d’animaux divers, de la Bulgarie et de la Roumanie, de maladie et de vieillesse… La récurrence de ce dernier motif pourrait laisser entendre que Le camion bulgare est le roman de la dépossession, voire de la disparition. Mais n’est-ce pas une ruse, pour mieux conserver sa foi en la littérature ? Car c’est essentiellement de littérature qu’il est question ; de celle des autres, parfois (les délicieuses et impitoyables Frappes chirurgicales restent d’actualité), mais surtout de celle qui est en train de s’élaborer ici, maintenant : autocommentaire, autocritique, autobiographie littéraire (que d’« auto » pour un camion…), ou encore métalittérature, poétique du roman, mise en abîme de l’écriture… Patiemment, de livre en livre, bien mieux que dans n’importe quel traité théorique ou manuel universitaire, Dumitru Tsepeneag explore malicieusement l’art du récit et procède aux mises en ordre successives de ses découvertes. Attendons la suite.
« Je reconnais que je n’ai pas eu le courage d’écrire un véritable chantier : rassembler des matériaux de construction, placer côte à côte les briques narratives et les idées structurantes, et laisser le lecteur se faire son roman lui-même. Certes : je l’ai écrit, pour ainsi dire, sous ses yeux, il est témoin des efforts que je fais pour écrire encore un livre – le livre de trop, diront certains… ». Mais non !
Jean-Pierre Longre
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10/09/2011
Poète du mouvement
Christophe Dauphin, Ilarie Voronca, le poète intégral, Rafael de Surtis / Éditinter, 2011
De tous les écrivains venus de Roumanie qui, au cours du XXe siècle, ont enrichi la littérature de langue française, Ilarie Voronca est l’un des plus importants et des plus méconnus. Tristan Tzara, Benjamin Fondane, Eugène Ionesco, Cioran et quelques autres font l’objet de nombreuses études ; pour les compléter, la parution de l’ouvrage de Christophe Dauphin est salutaire.
« Poète intégral », Voronca l’est à des titres divers. Théoricien de l’« intégralisme », il fut l’un des rédacteurs de la revue Integral, ainsi que d’autres revues de de cette avant-garde qui caractérisa la vie intellectuelle roumaine de l’entre-deux-guerres. En outre, toute son œuvre, en vers et en prose, relève d’une volonté d’unification « intégrale » des éléments naturels et humains. La biographie d’Eduard Marcus, alias Ilarie Voronca (1903-1946), très précisément rapportée, s’insère ici dans un environnement lui aussi parfaitement détaillé. Les années roumaines, l’installation en France, l’exil et ses difficultés, les brouilles littéraires momentanées, les amitiés, les amours, les rencontres (avec la plupart de ceux qui forment le monde artistique), les ruptures, la période de l’occupation et de la résistance, la quête désespérée du bonheur, jusqu’au suicide au domicile parisien – tout cela est solidement inscrit dans le contexte historique, social, politique, culturel, roumain, français, européen dont la destinée individuelle est indissociable.
Cette biographie est aussi un portrait moral (« Combattre les prisons, la haine, l’angoisse et l’oppression ») et surtout poétique, dans cet espace franco-roumain qu’Ilarie Voronca incarne totalement : symbolisme, avant-garde, intégralisme, lyrisme personnel… il est le poète du « mouvement », de l’« inquiétude », de l’« insatisfaction », de ces états qui ne laissent jamais en repos et d’où émane une incessante évolution.
Voilà un livre indispensable à la connaissance d’un poète majeur, qui plus est écrit par quelqu’un pour qui l’écriture est une matière vivante, puisque Christophe Dauphin, outre ses essais, a publié nombre de recueils poétiques. Son étude, qui s’appuie beaucoup sur les textes, forme un ensemble très documenté (citations, anthologie significative, riche iconographie…) : Ilarie Voronca, le poète intégral est un ouvrage nourri d’authenticité.
Jean-Pierre Longre
18:04 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, poésie, francophone, roumanie, ilarie voronca, christophe dauphin, rafael de surtis, Éditinter, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
06/09/2011
« Vous vous souvenez ? »
Gianina Carbunariu, Avant-hier, après demain, Nouvelles du futur. Traduit du roumain par Mirella Patureau, éditions L’espace d’un instant, 2011
Dans ces quatre scènes, ponctuées de « micro-séquences » laissées à l’initiative du réel et des acteurs, Gianina Carbunariu anticipe. Beaucoup l’ont fait avant elle, beaucoup le feront après, dira-t-on. C’est un fait. Comme on le voit chez d’autres auteurs, les défauts, les excès, les tabous, les interdits, les vides du monde actuel sont ici poussés à un tel degré qu’ils deviennent à la fois absurdes, odieux et destructeurs. Ne le sont-ils pas déjà ? Les fumeurs deviennent des criminels, les animaux des compagnons adulés, les gadgets électroniques disparaissent sous la montée des eaux, la misère pousse à chercher tous les moyens de survie : finalement, peu de différence entre les XXIe et XXIIe siècles.
Mais il ne s’agit pas seulement de dénoncer les abus de nos sociétés, d’exercer son esprit critique, de s’adonner à la satire (souvent savoureuse, salutaire et parfaitement ciblée, au demeurant) des mœurs d’aujourd’hui. Nous avons affaire à du théâtre, un théâtre polyphonique à souhait, permettant à l’auteur, aux personnages, aux comédiens, aux spectateurs / lecteurs de (se) rendre compte, d’une manière concrète et stylisée, de ce qu’est la réalité. Le langage théâtral, à la fois maîtrisé et libéré, assure la mise en perspective burlesque, morbide, tragique de l’Histoire, et ce langage, s’il est multiple, est d’abord celui des mots. Mots accumulés, mots perdus et recherchés, mots ambigus, mots crus, mots à la mode, mots de toujours (saluons au passage le travail de la traductrice)… Ces « nouvelles du futur » sont aussi – pour reprendre une formule de Ghérasim Luca dans Levée d’écrou – « des nouvelles inquiétantes sur le langage ».
Avant-hier, après demain, à travers les va-et-vient de la mémoire, montre, suggère et pose des questions qui concernent non seulement notre actualité, mais aussi les moyens que nous avons de dire cette actualité, de suivre la marche du monde passé, présent et à venir. Donner à voir et à entendre le réel, dans les interstices et les harmoniques de la fiction verbale et scénique : c’est bien ce que l’on attend du théâtre.
Jean-Pierre Longre
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19/05/2011
Du fond des insomnies
Radu Bata, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, Éditions Galimatias, 2011.
À paraître en mai 2011
Voilà de « petits riens » qui disent beaucoup, venus comme par la grâce du rêve, comme saisis en plein sommeil, en réalité vus, revus, travaillés, retravaillés dans un style qui ne doit rien au hasard. Le nom de l’éditeur, d’ailleurs, s’il cède au plaisir de la parodie, évoque par antiphrase l’amour d’une langue acquise tendrement et obstinément, avec laquelle on peut se permettre de jouer sans lui manquer de respect – comme en témoignent la dédicace et plusieurs mentions contenues dans le recueil.
Le recueil ? Comment nommer autrement un ouvrage aux genres aussi divers que les sujets abordés – même si tous sont attachés par les liens du sommeil et des images qui le peuplent, ce sommeil qui fait l’objet d’autant de définitions que, devine-t-on, de nuits passées à l’élucider, comme on passe sa vie à tenter de percer le mystère de la mort. Genres divers : journal nocturne, souvenirs fantasmés, essai cioranesque, conte merveilleux, nouvelle fantastique, fable morale, récit de rêve, jeu verbal, poésie versifiée, prose introspective, traduction… Le tout assorti d’un goût avéré pour les définitions, les inventaires, les listes, dans une tentative d’épuisement des significations : non seulement celles du grand sommeil noir et de ses accessoires, mais aussi celles de l’insomnie, d’où tout provient.
La diversité générique s’assortit, comme on peut s’y attendre, d’une pluralité thématique. Surgissant des profondeurs de la vie nocturne, viennent nous faire signe, çà et là, un ange gardien, le vin vivant sa vie multiple, de beaux hommages (à Ben Corlaciu, écrivain, ami de la famille, à Enrique Vila-Matas…), des bribes d’existence quotidienne, et bien sûr de nombreuses résonances autobiographiques, où l’enfance, la Roumanie, « l’exil permanent » prennent une place discrète et émouvante. Résonances autobiographiques et, dirons-nous, autolinguistiques. Car le changement de langue, le « troc linguistique » est au cœur des textes. « Hormis quelques moments d’enchantement, le passage dans une autre langue est un exercice douloureux ».
Ce « journal de bord judicieusement déraisonnable » met en scène un « amour immodéré pour les mots » que Radu Bata fait abondamment partager à son lecteur. Vu de l’entre-deux-langues, le français se prête à la redécouverte, à la mise en perspective, aux effets d’assonances et d’allitérations, à l’« orage lexical », aux détournements, aux variations sémantiques et typographiques, dans une jubilation qu’entache à peine la désagrégation finale. Et le renouvellement de la langue s’assortit d’une intertextualité tout azimut : l’écriture est celle d’un grand lecteur, qui ne se prive pas de glisser la littérature universelle entre les lignes de son invention : allusions, citations, références, démarquage, parodie voire satire, tout y passe et beaucoup, sûrement, nous échappe.
Radu Bata, dont les publications précédentes (Fausse couche d’ozone, Le rêve d’étain) avaient déjà réjoui un public choisi, propose ici une réflexion en forme de puzzle, dans laquelle se livrent combat le pessimisme et la joie de vivre, la résignation et l’espoir, le cauchemar et l’utopie, le sommeil et la veille. Au bout du compte, le gagnant est le langage, cet « idiome intérieur » que l’auteur, généreusement, laisse à notre disposition.
Jean-Pierre Longre
15:36 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : essai, récit, poésie, aphorisme, francophone, roumanie, radu bata, éditions galimatias, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
13/04/2011
Littérature en vert
Le persil journal, Lausanne
Marius Daniel Popescu, poète du quotidien réel et imaginaire, de l’évidence et du non-dit, du passé roumain, du présent suisse, chauffeur de bus (mais « on n’a pas besoin d’être chauffeur de bus pour aimer les gens qui prennent le bus »), auteur du recueil Arrêts déplacés (Antipodes, Lausanne, 2004) et du roman La symphonie du loup (José Corti, 2007), publie depuis plusieurs années ce journal au drôle de titre, édité en Suisse, où réside son créateur.
Poèmes et autres textes s’y glissent discrètement, s’y étalent orgueilleusement, s’y côtoient, s’y répondent avec, depuis un certain temps, une nouveauté de taille : le rédacteur en chef n’en est plus l’unique signataire ; ses pages sont généreusement prêtées à d’autres, Suisses ou Français, jeunes ou vieux, célèbres ou méconnus, qui les ouvrent sur des paysages multiples et divers. Le numéro 38 de février 2011, par exemple, donne carte blanche à Olivier Sillig, romancier, peintre, réalisateur, qui lui-même offre une bonne place à des textes de Daisy Nachevez et Daisy Neddi… Dans un terreau fertile, Le persil prospère en branches multiples, en bouquets serrés, « à la fois parole et silence ».
Jean-Pierre Longre
Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.
Tél. 0041.21.626.18.79. E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr
Association ses Amis du journal Le persil : lepersil@hotmail.com
Pour rappel :
La symphonie du loup : http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/08/04/hurlement-de-la-vie-epuisement-du-langage.html
Arrêts déplacés : http://jplongre.hautetfort.com/archive/2011/03/16/transports-en-commun-poetiques.html
15:13 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, poésie, suisse, roumanie, marius daniel popescu, olivier stillig, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
18/02/2011
« Les taupes de Dieu »
Horia Badescu, Parler silence, L’Arbre à paroles, 2010
Parler silence comprend deux parties distinctes, « Les apocryphes du roi Salomon » et « Journal de souterrain ». Distinctes, mais pas si éloignées l’une de l’autre, ne serait-ce que par l’unité formelle des brefs textes en vers libre souvent sous-tendus par une dualité profonde. Ainsi, le recueil en un seul volume de ces deux ensembles poétiques n’est pas le fruit du hasard.
La dualité, c’est en fait celle de couples prenant leurs racines dans la thématique fondamentale de la vie et de la mort. Dès lors, ce peut être, dans la première partie, la complémentarité ou l’antagonisme corps/nature – le corps se nourrissant, tirant sa substance de la nature, ou celle-ci mettant en évidence l’impuissance de l’homme ; dans la deuxième partie la complémentarité ou l’antagonisme entre le haut et le bas, entre le monde des taupes et le jour céleste, entre la cécité du néant et l’attente d’un horizon. Et partout, çà et là, l’impossibilité de la mesure humaine :
« Ici, le temps n’existe pas,
l’espace non plus
[…]
un désert d’attente s’étend
entre la naissance et la mort ».
L’humanité est vouée au vieillissement, au silence des origines, à la mort s’approchant jour après jour. Existerait-il un espoir, une lumière éventuelle,
« quand la rosée des morts
allume sous nos paupières
l’œil de Dieu » ?
Il y a effectivement l’amour, l’osmose des êtres, les rêves de lumière ; mais la paix ne peut être que celle du néant :
« Entre rien et rien
se déroule notre vie ».
Les images de la nature et de la vie, les sonorités, la sobriété du style, le pouvoir d’évocation des résonances lexicales, tout tend à développer l’oxymore du titre, « parler silence », qui induit la dualité constante de ces poèmes (vie/mort, corps/nature, espoir/désespoir, guerre/paix, haut/bas, ombre/lumière, tout/rien…). Pour Horia Badescu, qui a déjà publié chez L’Arbre à paroles Un jour entier (2006) et Miradors de l’abîme (2007), la langue française est devenue un matériau dont il sait tirer, sans effets oratoires superflus, l’essence poétique.
Jean-Pierre Longre
www.maisondelapoesie.com/index.php?page=editions-arbre-a-paroles
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31/01/2011
Les mystères de la Fosse aux Lions
Liliana Lazar
Terre des affranchis
Gaïa, 2009
Réédition Actes Sud (Babel), février 2011
Il se passe d’étranges choses entre le village de Slobozia (dont le nom évoque la liberté, la libération) et la Fosse aux Lions (naguère « La Fosse aux Turcs », en souvenir des victoires d’Etienne le Grand contre les Ottomans) : des crimes, des disparitions mystérieuses, des apparitions de « moroï » ou morts vivants… Nous sommes à la fois dans la Roumanie ancestrale, au plus profond de la province de Moldavie où les légendes ont la vie dure, et dans la Roumanie d’aujourd’hui, celle qui a vu les méfaits de la dictature, la chute de Ceausescu et l’accession au pouvoir et aux richesses de nouveaux maîtres – pas si nouveaux que cela pourtant.
Victor Luca recèle en lui les paradoxes d’un corps robuste et d’une âme fragile – la violence irrépressible et la volonté de se racheter, la soif de liberté et l’enfermement dans la solitude – et les personnages qui l’entourent (sa mère, sa sœur, Ilie le prêtre, Ismaïl le Tsigane, Gabriel l’ermite) tenteront jusqu’au bout de le protéger des autres et surtout de le sauver de lui-même. A lui seul il synthétise les contradictions d’un pays et de ses habitants : l’indéfectible fidélité à des mythes païens mêlés de religion chrétienne et l’adaptation plus ou moins consentie aux apports de la modernité, la quête d’un bonheur illusoire et la morbide réalité des relations humaines ; plus généralement encore, dans une atmosphère qui peut faire penser à celle des romans de Virgil Gheorghiu (voir Les noirs chevaux des Carpates), Victor synthétise les paradoxes humains, le mensonge des apparences et la brutalité du réel (en matière politique et religieuse par exemple, mais pas seulement).
Liliana Lazar connaît bien la localité appelée Slobozia, sa forêt et ses collines, puisqu’elle y a vécu son enfance, nous dit-on. Après son installation en France, son premier roman (écrit en français), aux frontières du fantastique, de la poésie et du réalisme, donne la mesure d’un vrai talent littéraire appuyé sur une culture traditionnelle et populaire. A suivre…
Jean-Pierre Longre
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24/01/2011
Un théâtre bien vivant
Alternatives théâtrales n° 106-107, « La scène roumaine. Les défis de la liberté », 4e trimestre 2010
Depuis vingt ans, la vie intellectuelle et artistique roumaine s’est évidemment libérée, animée, étendue, diversifiée. Rien de tel que les arts du spectacle, notamment le théâtre, pour illustrer ce phénomène. Forte de ce constat, la revue belge Alternatives théâtrales consacre son dernier numéro à « la scène roumaine », sous l’égide de Georges Banu et Mirella Patureau, très bien placés pour cela, puisque leur point de vue est à la fois extérieur et intérieur (respectivement professeur à la Sorbonne Nouvelle et chercheur au CNRS, ils vivent en France tout en étant fortement impliqués dans l’univers théâtral roumain).
Il était sans doute nécessaire de rappeler au public d’Europe occidentale, aux « lecteurs d’ailleurs », qu’en Roumanie le théâtre est bien vivant, et qu’en ce qui concerne le répertoire « la scène roumaine se montre nettement plus ouverte que la scène française » ! Si la censure, jusqu’en 1989, a imposé un cadre rigide à la création scénique (comme à toute création), elle n’a pas interdit le théâtre, et l’éclatement libérateur des années 1990 n’est pas une rupture complète, mais une métamorphose dans la continuité. C’est en tout cas ce qu’explique Georges Banu dans son introduction, en analysant les différentes formes du spectacle théâtral qui s’élabore depuis, dans un « archipel des solitudes » s’épanouissant sans conflit mais dans une infinité d’identités, en dépit des contraintes économiques entraînant des restrictions budgétaires.
Les deux grandes parties de ce numéro (« Repères pour un paysage théâtral », « Paroles et portraits d’artistes ») permettent un tour d’horizon, sinon exhaustif, du moins très détaillé, de ce qui se fait en matière de réalisation et d’écriture scéniques à Bucarest et dans les grandes métropoles culturelles du pays. Le répertoire dans toute sa variété – de la tragédie antique à la jeune avant-garde, des pièces roumaines aux œuvres internationales, de la tradition à la provocation – est passé en revue par les critiques ou par les acteurs (au sens général), et les grands événements évoqués montrent l’étendue géographique du renouveau : Festival national de théâtre de Bucarest, Festival de Sibiu, Festival Shakespeare de Craiova, Théâtre Ariel de Târgu-Mureş… Le tour d’horizon est largement complété, à bon escient, par des réflexions en profondeur sur des phénomènes marquants : l’enseignement du théâtre, qui tend à multiplier le nombre de comédiens diplômés ; la fameuse « ostalgie », dont les jeunes dramaturges se dégagent pour faire porter leurs critiques non seulement sur le passé communiste, mais aussi sur le présent capitaliste ; l’expérimentation originale souffrant du « synchronisme », c’est-à-dire du désir d’adaptation aux modes européennes ; l’importance du rôle joué par le groupe du « dramAcum », sous la houlette de Nicolae Mandea… Il était primordial, en outre, de donner la parole aux grands créateurs, metteurs en scène et dramaturges, directement ou sous la forme d’entretiens. Cette parole tient une place révélatrice d’un état des lieux et d’une dynamique. Le tout se termine par un bref panorama du cinéma roumain, plusieurs fois récompensé, et qui pose des questions, en tout cas qui « entame avec nous un dialogue ».
Les textes fouillés, les synthèses, les témoignages, tous signés de critiques avertis, d’universitaires, de metteurs en scène, de comédiens, d’écrivains, sont ponctués de belles et larges photos de mises en scène, pour la plupart proposées par Mihaela Marin, spécialisée dans les arts du spectacle. Cette combinaison du textuel et du visuel compose un très bel ensemble, complété, signalons-le, par un dossier sur le norvégien Jon Fosse, et par un article de Bernard Debroux, codirecteur de la revue avec Georges Banu, sur « les langues d’Europe » examinées dans la perspective théâtrale.
Ce numéro dévoile les richesses et les potentialités de la « scène roumaine » actuelle dans toutes ses dimensions, avec ses paradoxes, ses enjeux, ses héritages, son esprit créateur, ses expériences, ses mutations… Un ensemble indispensable à l’exploration du paysage théâtral et artistique européen.
Jean-Pierre Longre
15:05 Publié dans Littérature, Revue, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, revue, roumanie, alternatives théâtrales, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
18/01/2011
« L’oiseau bicéphale »
Ici é là, revue de la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, n° 13, 2010
Ici é là, revue publiée sous la responsabilité, entre autres, de Jacques Fournier, se signale d’abord par son format original, sa mise en page soignée, ses coloris variés, et le choix des textes qu’elle propose, dans une présentation séduisante. Un bel objet poétique.
Le n° 13, dédié à Arlette Albert-Birot, disparue l’été dernier, tient les promesses de son intitulé. Dans ses quatre sections, de la création, des articles de fond, des notes et recensions diverses, et, tout particulièrement, un dossier (« si près é si loin ») consacré aux « poètes roumains d’expression française ». Dans une introduction qui fait la part belle à un historique des relations entre la Roumanie et la langue française, Linda Maria Baros décrit « l’oiseau bicéphale », image forte qui figure pour elle la poésie roumaine francophone, dans une série d’aller-retour entre « ici » et « là », au cours desquels se croisent et se mêlent les cultures.
Successivement, les poèmes de Horia Badescu, Sebastian Reichmann, Valeriu Stancu, Marlena Braester, Matéi Visniec, Rodica Draghincescu et Linda Maria Baros elle-même offrent des exemples de la diversité verbale et prosodique d'auteurs dont les préoccupations passent par une singulière maîtrise de la langue française, cette langue qu’ils ont délibérément choisie sans renier leurs origines. Comme leurs prédécesseurs, ils n’hésitent pas à se confronter à la difficulté ; ainsi que l’écrit Matéi Visniec, « il y a des jours où les mots ne veulent plus sortir / il y a des jours où les mots se replient au fond de nous-mêmes / dégoûtés de nous et surtout de nous-mêmes » ; mais lorsqu’ils veulent bien venir, ils nourrissent des textes dont la forme et la teneur ne sont ni roumaines ni françaises, mais les deux à la fois et, tout compte fait, universelles. « On ne naît pas une langue collée au front », écrit encore Linda Maria Baros.
Tout en fournissant de belles lectures dans un cadre esthétique harmonieux, ici é là incite à aller plus loin, chercher d’autres auteurs, d’autres textes, suivre des chemins nouveaux, trouver « l’écriture en images » (Rodica Draghincescu), franchir des « portes obscures » (Horia Badescu) vers des « traînées de lumière » (Marlena Braester).
Jean-Pierre Longre
11:08 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, poésie, francophone, roumanie, linda maria baros, maison de la poésie de saint-quentin-en-yvelines, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/01/2011
Le train de la mémoire
Oana Orlea, Les hommes d’Alexandra, Éditions La Bruyère, 2010
Oana Orlea (Maria-Ioana Cantacuzino), née en Roumanie en 1936, a connu dès 1952 les geôles et les camps de travail de la dictature communiste, puis les petits métiers auxquels étaient voués les intellectuels rétifs et les rejetons de familles naguère trop en vue (elle était de la famille de Georges Enesco, et son père avait été un grand aviateur). Après avoir publié plusieurs ouvrages dans les années de relative ouverture (60-70), elle s’installe en France à partir de 1980 et se signale par des parutions en français : Un sosie en cavale (Le Seuil, 1986), Les années volées (Le Seuil, 1991), Rencontres sur le fil du rasoir (L’Arpenteur, 2007).
Dans Les hommes d’Alexandra, les souvenirs se succèdent au rythme d’un trajet en train auquel des événements déconcertants et des rencontres inattendues donnent une dimension quasiment fantastique. Périodiquement, un grand cheval aubère galope le long de la voie ferrée, comme s’il faisait signe à l’héroïne d’avancer avec lui ; une étrange femme aux cheveux rouges vient la harceler, comme pour la faire renoncer à poursuivre le voyage ; un jeune homme obèse, une jambe dans le plâtre, semble vouloir la protéger… Un par un se déclenchent les souvenirs des hommes qu’elle a connus, aimés brièvement ou longuement, superficiellement ou profondément, et qui viennent hanter sa mémoire vagabonde.
Les deux couches principales du récit (Alexandra à la troisième personne dans son wagon, Alexandra à la première personne dans les scènes d’autrefois) permettent l’évocation des sentiments intimes, de la diversité des amours ; elles permettent aussi celle du passé sociopolitique dans un pays en proie au totalitarisme, à la misère, au travail forcé, aux brimades, et malgré tout celle des petits plaisirs et des grandes émotions, des espoirs et des révoltes. L’atmosphère d’antan, les ambiances contrastées peuplent une mémoire saturée : « D’autres images s’avancent, coquillages flottant à la dérive dans la galaxie de la mémoire, s’entrechoquent, explosent, volent en éclats, se dispersent en mille morceaux qui jamais ne retrouveront une cohérence ». Les hommes d’Alexandra est un roman riche de l’expérience d’une vie plurielle, un roman qui, dans son foisonnement, en contient plusieurs.
Jean-Pierre Longre
11:20 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, oana orlea, Éditions la bruyère, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
22/12/2010
« Le cœur de l’autre Europe »
L’atelier du roman n° 64, « Les Roumains et le roman », Flammarion, décembre 2010
Fidèle à ses principes, la revue et ses rédacteurs déambulent, observent et s’arrêtent là où il leur semble qu’il se passe quelque chose d’important, d’original, de séduisant. Cela donne, pour ce numéro 64, un bel ensemble à la fois varié et révélateur de la littérature roumaine, telle qu’elle s’est constituée, telle qu’elle se constitue actuellement ; en majorité dans le domaine du roman, mais aussi, de-ci de-là, dans ceux du théâtre, de l’essai, des périodiques…
C’est ainsi qu’au fil des articles nous fréquentons quelques grands du passé (Eliade, Rebreanu, Istrati, Cioran) et, selon des choix lucides, quelques grands du présent : Norman Manea, virtuose de l’humour dévastateur, Dumitru Tsepeneag, maître de l’onirisme et de l’expérimentation, entre ses deux langues, Gabriela Adameşteanu, arpenteuse des différentes dimensions du temps, Mircea Cărtărescu qui, dans sa trilogie, dépasse de loin les traditions du genre romanesque, Horia Ursu, discret perfectionniste, Alexandre Vona, auteur unique d’un unique roman, Florina Iliş, qui a droit à juste titre à deux articles, tant son dernier roman, La croisade des enfants, marque l’actualité littéraire européenne.
À côté de cela, Georges Banu écoute les échos dont résonne La lettre internationale, Radu Cosaşu fait part de deux de ses chroniques de l’hebdomadaire culturel Dilema Veche, Adrian Mihalache de ses réflexions sur la revue Observator cultural de Bucarest, et un entretien de Denis Wetterwald avec Matéi Visniec permet à celui que l’on connaît surtout comme l’un des grands dramaturges contemporains de parler du roman et de son choix de la langue française. Il manquerait évidemment quelque chose s’il n’y avait pas la création elle-même, inaugurée par un savoureux « Blog-Notes d’Outre-Tombe » de Ionesco, par A. Mihalache. Suit un choix de textes littéraires de Ion Luca Caragiale, maître de la comédie, de Razvan Petrescu, de Joël Roussiez (en visite chez Nosferatu), de H. Ursu, de M. Visniec…, le tout assez représentatif d’une tonalité roumaine, celle de la dérision et du sens de l’absurde, venue en zigzag d’ancêtres comme Urmuz ou d’avant-gardistes dont le plus célèbre est Tristan Tzara. Et la fraîcheur des dessins de Sempé n’en est finalement pas très éloignée.
Les auteurs de ce volume ont bien compris que le roman roumain est d’une facture et d’une ampleur telles qu’il ne demande qu’à dépasser ses limites génériques, que la littérature roumaine déborde largement ses frontières géographiques, politiques, linguistiques (puisque beaucoup d’écrivains ont adopté plus ou moins durablement le français, par exemple, mais pas seulement – voir Herta Müller). Ce numéro de L’atelier du roman le rappelle : il est temps que la littérature roumaine prenne toute sa place dans l’espace européen. L’ouverture le proclame : « Pourquoi la Roumanie ? Parce que là-bas, et c’est l’essentiel, bat encore, d’après des indices qui ne trompent pas, le coeur de l’autre Europe, de l’Europe que partout ailleurs nous avons enterrée. L’Europe de la folie, du doute et de l’insoumission aux modes et aux oukases de nos pontes culturels ».
Jean-Pierre Longre
http://www.editions.flammarion.com
et pour en lire plus sur la littérature roumaine, voir ici : http://jplongre.hautetfort.com/archives/tag/roumanie.html
et là: http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?op...
16:00 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, francophone, roumanie, flammarion, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
05/12/2010
Guerre et musique
Matéi Visniec, Les chevaux à la fenêtre – Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? Traduit du roumain par l’auteur, L’espace d’un instant, 2010
Quand des chevaux fous passent devant la fenêtre, se rassemblent pour occuper les abattoirs et deviennent des bêtes féroces, faut-il s’attendre à ce que les hommes fassent preuve de sagesse ? La folie des animaux est comme un signal de celle des hommes. Ce sont alors des dialogues de sourds entre préoccupations quotidiennes et vaines illusions de l’héroïsme, l’angoisse devant le temps détraqué, le recours désespéré à la discipline militaire, le sombre constat de l’éternelle obscurité qui entoure la destinée humaine… Et, rythmant le tout, l’imperturbable litanie des guerres que se sont livrées les hommes au cours de leur histoire.
Si Les chevaux à la fenêtre met en scène les velléités du patriotisme et de la gloriole dans un espace-temps illusoire, Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? est un huis clos tout aussi désespérant. Dans une salle d’attente, devant le jeu répétitif et obstiné d’un violoncelliste, l’attitude de personnages bien ordinaires, prêts aux concessions et aux compromis, tourne à la folie furieuse et débridée, jusqu’au rejet total. Existe-t-il des remèdes à l’enfer des autres, à la solitude et à l’absurdité ? « L’homme ? Un grain de poussière… Un rien… Mais, malgré tout, tout est possible ».
Avec ces deux pièces – la première datant de 1987, et à l’époque interdite en Roumanie, la seconde datant de 1990 – Matéi Visniec confirme la portée à la fois très humaine et universelle d’une œuvre théâtrale dans laquelle le sens de l’absurde et de la révolte, la combinaison du tragique et de l’humour ne peuvent pas laisser indifférent.
Jean-Pierre Longre
Campagne de financement solidaire pour le projet de publication:
"Mérignac - Beaudésert" récits sur la déportation et l’internement de Tsiganes français sous l’Occupation (1940-1945) aux éditions l'Espace d'un instant. Soutenez directement ce projet via la plateforme Babeldoor. (Les dons deviennent effectifs lorsque l'objectif de 2 000 € est atteint.... 100 personnes faisant un don de 20 € par exemple.) http://www.babeldoor.com/merignac-beau-desert/dashboard?b... Maison d'Europe et d'Orient Centre Culturel pour l'Europe de l'Est et l'Asie centrale [Librairie / Galerie / Studio / Bibliothèque Christiane Montécot - Réseau Européen de traduction - Editions l'Espace d'un instant - Théâtre national de Syldavie ] 3 passage Hennel - 75012 Paris - Tel 33 1 40 24 00 55
18:25 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, francophone, roumanie, matéi visniec, l’espace d’un instant, maison d’europe et d’orient, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/11/2010
Trois recueils de poésie roumaine (avec leur traduction)
Marcel Turcu, Eurorero, édition trilingue roumain – allemand - français. Traduction française de Marius Turcu. Editura Mirton, Timişoara, Roumanie, 2010
Un automatisme maîtrisé
Dès le poème inaugural, nous sommes avertis : « Juste le monologue sans sens ». Tout disparaît, sauf le langage. Seuls, les mots, imposant leurs images audacieuses, leurs rapprochements aléatoires, dans une écriture qui doit beaucoup à l’automatisme ; mais à un automatisme médité, maîtrisé, pour ainsi dire ordonné.
« Mon Dieu, prends soin de ma compréhension », dit l’un des textes. Si compréhension il y a, elle repose principalement sur les harmoniques verbales (et, au passage, saluons le mérite du traducteur, qui a dû se glisser dans la profondeur de ces harmoniques), elles-mêmes tributaires du jeu des mots, relevant d’un souci de précision dans les sollicitations du hasard. Les mots sont « injectés », « accrochés » entre eux selon un rythme significatif, en une « vive rigueur », cette rigueur sans laquelle il n’y a pas de poésie.
Les échos littéraires et artistiques (le surréalisme bien sûr, Baudelaire aussi, d’autres encore) donnent au recueil un souffle, une résonance, un espace. C’est d’ailleurs bien à une poésie de l’espace que nous avons affaire : l’espace européen, entre Loire et Weser, entre Nord et Sud (aux poèmes de la France et de l’Allemagne succèdent, à la fin, ceux de la Grèce, du retour vers l’Orient et vers la culture byzantine) ; et lorsqu’il est question du temps, c’est encore sur l’espace qu’il agit : si « l’horloge marche avec exactitude […], les astres s’ouvrent ».
Marcel Turcu, né le 13 avril 1940 dans le département de Timis, membre de l’Union des écrivains de Roumanie, a publié dans son pays de nombreux recueils poétiques, entre 1969 et 2009. La traduction française d’Eurorero devrait faire connaître dans la sphère francophone, espérons-le, non seulement le recueil, mais aussi un auteur qui vaut la peine d’être connu bien au-delà des limites de son pays.
Carmen Veronica Steiciuc, Vitrina cu dimineţi circulare / La vitrine aux matins circulaires, édition bilingue, traduction française Florina Liliana Mihalovici Paralela 45, Roumanie, 2010
« Des incertitudes en forme d’aile »
« Le mot
qui t’aime de l’intérieur
ne vient jamais seul ».
Les mots, êtres de chair et de sensibilité, formés de « lettres au corps clair » mais aussi de « lettres secrètes », sont les personnages fluctuants, parfois énigmatiques, des scènes poétiques qui composent ce recueil. Des scènes dans lesquelles « les silences ont pris place / aux premières loges », dans lesquelles « les naufragés écoutent du Mozart », dans lesquelles le lyrisme naît de motifs récurrents allant et venant sous les yeux du spectateur (scripteur et lecteur) en un rituel quasiment sacré, intimement lié à la nature (les herbes, la pluie, les chevaux, les papillons…), aux sentiments (l’amour, la solitude), aux sensations qui touchent l’être dans ses dimensions cosmiques et telluriques. Pas de dénouement, uniquement des questions (« qui t’aime maintenant ? ») et « des incertitudes en forme d’aile » (le titre et le dernier vers du dernier poème).
Pas de dénouement, mais une musique suggestive, qui laisse au plus profond de la mémoire des visions, des cadences, des sonorités. Dans son avant-propos intitulé « Lettres d’amour », Mircea Ghiţulescu évoque à juste titre « la technique musicale du canon ». Les reprises (de syntagmes, de mots, d’images souvent séduisantes par leur audace), les échos résonnent d’un poème à l’autre, traçant des réseaux à l’intérieur du livre ; et cela figure comme une extension de ce qui se produit à l’intérieur des textes eux-mêmes, où les enjambements, les répétitions, les refrains rythment les strophes, sans parler des harmoniques fondées sur des mots et des vers à sens multiple. « Ma solitude est habitée par un poème qui m’est inconnu », par exemple : voilà un vers (et un titre) dont l’épaisseur polyphonique laisse entendre une foule de choses irréductibles à toute explication.
Une édition bilingue présente toujours un risque : celui de la confrontation entre deux langues, entre deux textes, avec les écarts inévitables entre les choix de l’auteur, du traducteur et du lecteur (en supposant ce lecteur bilingue). C’est aussi un atout : celui de s’adresser à un double public, et ici, en l’occurrence, de faire apprécier au public francophone des poèmes venus d’une langue et d’une culture à la fois lointaines et voisines, dans lesquels le travail de la forme est en parfaite adéquation avec l’intention lyrique.
Ioan Es. Pop, Sans issue / Fără ieşire, anthologie poétique. Choix et traduction du roumain par Linda Maria Baros, L’Oreille du Loup, 2010
Dans le labyrinthe
Ioan Es. Pop, né en 1958, a publié de nombreux recueils en Roumanie, où il est devenu une figure marquante de la poésie, par la force et par l’originalité de son écriture. Pour le faire connaître du public francophone, il fallait opérer un choix représentatif, et en présenter une traduction fidèle à la lettre et à l’esprit, en regard du texte roumain. C’est chose faite, grâce à Linda Maria Baros, elle-même poétesse.
Il n’était sans doute pas aisé de restituer les proses rythmées, les vers brisés, les images surprenantes, les tableaux sanglants qui caractérisent les huit parties de cette anthologie. La poésie de Ioan Es. Pop est un incessant piège tendu au réalisme quotidien, au pittoresque citadin, à la description et à la narration classiques, à l’art du portrait. Toute tradition y est détournée au profit du fantastique, du morbide, de la trivialité ricanante. Une personnification, par exemple, peut tourner à la métamorphose désespérée :
« dans la chambre il y a une horloge que hans nourrit en cachette.
tourne plus vite, lui murmure-t-il, tourne plus vite. »
ou encore :
« la nuit un oiseau est entré par la fenêtre
j’étais sûr qu’il s’agissait de hans.
l’oiseau était chauve comme lui et ivre mort. »
La boisson omniprésente, un recours ? Plutôt une fuite vers la mort, vers le néant : même « l’ami », sorte de Christ dévoyé, « se soûle et dort où ça lui prend » ; Dieu lui-même, comparable à celui de Lautréamont,
« sentira diablement mauvais et le monde
l’évitera de loin.
il aura faim et on le trouvera allongé
derrière la HLM, la bouche grande ouverte
ruisselant d’abcès. »
Avec cela, inutile de préciser que le titre se justifie. La seule « issue » est l’absence d’issue, le seul chemin un labyrinthe. Toutefois, mènerait-il au néant, ce chemin existe et nous devons le suivre, suivre les mots du poète qui nous mènent là où nous devons aller, « même si c’est nulle part » :
« nous devons nous y rendre, mon cher compagnon,
même si momfa n’existe pas.
mais même si momfa n’existe pas
ou même si elle n’existe pas encore,
nous en approchons à chacun de nos pas. »
Resterait-il quelque espoir ?
www.loreilleduloup.blogspot.com
Jean-Pierre Longre
11:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, roumanie, marcel turcu, editura mirton, carmen veronica steiciuc, florina liliana mihalovici, editura paralela 45, ioan es. pop, linda maria baros, l’oreille du loup, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/09/2010
Hurlement de la vie, épuisement du langage
Marius Daniel Popescu, La Symphonie du loup, José Corti, 2007
Prix Robert Walser 2008
Marius Daniel Popescu est né en Roumanie et vit actuellement à Lausanne. Il s’est fait connaître il y a quelques années par ses Arrêts déplacés, recueil de poèmes où la vie quotidienne se décline en miniatures ciselées avec une amoureuse précision. Il rédige et publie en outre avec régularité Le Persil, journal atypique, inimitable, où fleurissent les mots du quotidien. Marius Daniel Popescu est un poète, et l’important roman qu’il vient de faire paraître en est une preuve supplémentaire.
Car les 146 sections des 399 pages (soyons précis !) de La Symphonie du loup sont autant de poèmes en prose. Juxtaposition de tableaux, d’instantanés, de scènes représentant les petits et grands faits d’une existence, le texte est un puzzle à la Perec, une tentative d’épuisement du langage par la vie elle-même, qui devrait triompher des mots, les effacer purement et simplement, ces mots ressassés, réitérés, s’étalant sans vergogne sur la page, et qui « ne devraient pas exister » (leitmotiv tout aussi ressassant). Car ils sont de vrais pièges, des pièges à loup : « Tu as appris tôt la duplicité du monde, la duplicité des gens, la duplicité des mots. Tu as appris depuis petit que le même mot peut provoquer ou arrêter une bagarre. Même le mot cerisier, tu savais qu’il est à la fois donneur de vie et meurtrier ». Et encore : « Quand je lis des mots inscrits quelque part, dans des livres de toutes sortes, sur des murs, dans les journaux ou sur les affiches publicitaires, je ne m’approche pas de leur sens avec une envie de recevoir du plaisir. Je ne cherche pas le plaisir dans les mots ». Et plus on approche de la fin, plus les séquences deviennent brèves, réduites au minimum verbal, au squelette narratif, et le puzzle devient multiple, livré au hasard comme une partie de cartes.
En même temps, La Symphonie du loup est un roman au souffle inépuisable, un souffle qui vous transporte entre passé et présent. L’enfant, le jeune homme qui, comme sa famille et ses compagnons, évoluait sous et malgré l’omniprésence de la dictature, est simultanément ce père de famille qui voit agir et fait grandir ses enfants, la « petite » et la « grande », dans son pays d’adoption. « L’école de la vie », qui signifie « tout ce qu’un être humain peut vivre et comprendre et apprendre sur la terre », est ici et là, en un constant va-et-vient entre là et ici. C’est une école qui enseigne tout, y compris la mort : celle du père, qui est au départ de la narration, celle de l’enfant à naître, relatée en des pages hallucinantes d’émotion contenue : « ce monde est fou, nous sommes des fous parmi les fous, je ne veux pas d’un enfant de fou dans un monde de fous ! », dit en pleurant la fiancée qui « souffrait beaucoup à cause de la vie que le parti unique avait instaurée au pays »… Ce « parti unique » est partout, transformant les hommes en « figurants » obligés de répondre « présent ! » alors que pour survivre ils ne peuvent qu’être mentalement ailleurs.
Le souffle du roman, c’est aussi le style, un style qui prend à la gorge. Le style c’est l’homme, a dit quelqu’un il y a quelques siècles ; mais l’homme est un loup pour l’homme, avait dit un autre un peu auparavant ; résultat de l’équation (qu’aurait donné le héros, féru de mathématiques) : le style, c’est le loup, dont le chant, murmuré ou hurlé, ne peut pas laisser indifférent. Roman à la deuxième personne, parole adressée par le grand-père à son petit-fils, La Symphonie du loup utilise le « tu » général, universel, mais le « je » et le « il » sont là, tout près, en embuscade dans le train du récit : « Tu es resté dans ce compartiment un peu plus d’une heure, presque endormi tu avais pensé à toi à la première personne, tu t’es vu à la deuxième personne, tu t’es regardé et tu t’es écouté à la troisième personne comme quelqu’un qui se regarde dans une glace et s’appelle soi-même, alternativement, par « je », par « tu » et par « il » ».
Transparente simplicité des faits, absurde complexité de la vie. Le loup dévore les mots, et cependant il les métamorphose en un chant aux insondables harmoniques et aux interminables échos.
Jean-Pierre Longre
Rencontre avec Marius Daniel Popescu à l’Université Jean Moulin Lyon 3 : http://www.canal-u.tv/producteurs/universite_lyon_3_division_de_l_audio_visuel_et_du_multimedia/dossier_programmes/lettres/rencontre_avec_marius_daniel_popescu
18:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, suisse, marius daniel popescu, josé corti, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |