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18/01/2011

« L’oiseau bicéphale »

couvrevue13.jpgIci é là, revue de la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, n° 13, 2010

Ici é là, revue publiée sous la responsabilité, entre autres, de Jacques Fournier, se signale d’abord par son format original, sa mise en page soignée, ses coloris variés, et le choix des textes qu’elle propose, dans une présentation séduisante. Un bel objet poétique.

Le n° 13, dédié à Arlette Albert-Birot, disparue l’été dernier, tient les promesses de son intitulé. Dans ses quatre sections, de la création, des articles de fond, des notes et recensions diverses, et, tout particulièrement, un dossier (« si près é si loin ») consacré aux « poètes roumains d’expression française ». Dans une introduction qui fait la part belle à un historique des relations entre la Roumanie et la langue française, Linda Maria Baros décrit « l’oiseau bicéphale », image forte qui figure pour elle la poésie roumaine francophone, dans une série d’aller-retour entre « ici » et « là », au cours desquels se croisent et se mêlent les cultures.

Successivement, les poèmes de Horia Badescu, Sebastian Reichmann, Valeriu Stancu, Marlena Braester, Matéi Visniec, Rodica Draghincescu et Linda Maria Baros elle-même offrent des exemples de la diversité verbale et prosodique d'auteurs dont les préoccupations passent par une singulière maîtrise de la langue française, cette langue qu’ils ont délibérément choisie sans renier leurs origines. Comme leurs prédécesseurs, ils n’hésitent pas à se confronter à la difficulté ; ainsi que l’écrit Matéi Visniec, « il y a des jours où les mots ne veulent plus sortir / il y a des jours où les mots se replient au fond de nous-mêmes / dégoûtés de nous et surtout de nous-mêmes » ; mais lorsqu’ils veulent bien venir, ils nourrissent des textes dont la forme et la teneur ne sont ni roumaines ni françaises, mais les deux à la fois et, tout compte fait, universelles. « On ne naît pas une langue collée au front », écrit encore Linda Maria Baros.

Tout en fournissant de belles lectures dans un cadre esthétique harmonieux, ici é là incite à aller plus loin, chercher d’autres auteurs, d’autres textes, suivre des chemins nouveaux, trouver « l’écriture en images » (Rodica Draghincescu), franchir des « portes obscures » (Horia Badescu) vers des « traînées de lumière » (Marlena Braester). 

Jean-Pierre Longre

15/11/2010

Ivresse et action de grâce

Alcool.jpgMichel Baglin, L’Alcool des vents, Éditions Rhubarbe, 2010

 

À quoi, à qui rendre grâce, quand Dieu n'est pas de la partie ? À tout, aux riens, aux vents, aux « fragilités », au « grain du premier raisin offert », aux petites joies gratuites d’une existence incertaine, hésitante, voire inquiète et vacillante, mais cherchant toujours à se maintenir à flot. C’est ce que fait Michel Baglin dans ce recueil de « mots qui penchent », d’« élans et de lenteurs », d’« air du temps », de « détours par le cœur » (pour reprendre le titre de chacune des quatre parties).

 

Moments discrets de plénitude : minimalisme ? Dans une certaine mesure seulement. Car l’ivresse qui porte les poèmes et qui « persiste quand tout déchante » est celle d’une vie remplie de sensations, de souvenirs – ceux de l’enfance, ceux des marches dans la montagne, des flâneries, du « chemin sans queue ni tête »… C’est aussi l’ivresse de la musique qui « n’appelle pas d’autre réponse / qu’un corps qui danse », celle de l’amour des femmes et de leurs « parfums lyriques ». Et les instants fugitifs de la vie laissent du temps à la nécessaire rébellion, à l’insurrection contre les violences, à la révolte contre les exclusions, à la glorification des humbles, des étrangers, des dissidents : la poésie est bien le « chant que l’on oppose avec les vingt-six lettres de l’alphabet ».

 

Belle action de grâce, à la fois animiste et athée, que cette prose rythmée en quatre-vingt-quinze couplets qui chantent en touches délicates et précises, en clair obscur et en tonalité mineure « la vie réelle, qui ne met pas de majuscule ».

 

Jean-Pierre Longre

www.editions-rhubarbe.com

Michel Baglin publie en ligne la revue Texture, où il est question de ses livres, mais aussi des livres et des auteurs qu’il apprécie : http://revue-texture.fr  

07/11/2010

Trois recueils de poésie roumaine (avec leur traduction)

Turcu.jpgMarcel Turcu, Eurorero, édition trilingue roumain – allemand - français. Traduction française de Marius Turcu. Editura Mirton, Timişoara, Roumanie, 2010

 

Un automatisme maîtrisé

 

Dès le poème inaugural, nous sommes avertis : « Juste le monologue sans sens ». Tout disparaît, sauf le langage. Seuls, les mots, imposant leurs images audacieuses, leurs rapprochements aléatoires, dans une écriture qui doit beaucoup à l’automatisme ; mais à un automatisme médité, maîtrisé, pour ainsi dire ordonné.

 

« Mon Dieu, prends soin de ma compréhension », dit l’un des textes. Si compréhension il y a, elle repose principalement sur les harmoniques verbales (et, au passage, saluons le mérite du traducteur, qui a dû se glisser dans la profondeur de ces harmoniques), elles-mêmes tributaires du jeu des mots, relevant d’un souci de précision dans les sollicitations du hasard. Les mots sont « injectés », « accrochés » entre eux selon un rythme significatif, en une « vive rigueur », cette rigueur sans laquelle il n’y a pas de poésie.

 

Les échos littéraires et artistiques (le surréalisme bien sûr, Baudelaire aussi, d’autres encore) donnent au recueil un souffle, une résonance, un espace. C’est d’ailleurs bien à une poésie de l’espace que nous avons affaire : l’espace européen, entre Loire et Weser, entre Nord et Sud (aux poèmes de la France et de l’Allemagne succèdent, à la fin, ceux de la Grèce, du retour vers l’Orient et vers la culture byzantine) ; et lorsqu’il est question du temps, c’est encore sur l’espace qu’il agit : si « l’horloge marche avec exactitude […], les astres s’ouvrent ».

 

Marcel Turcu, né le 13 avril 1940 dans le département de Timis, membre de l’Union des écrivains de Roumanie, a publié dans son pays de nombreux recueils poétiques, entre 1969 et 2009. La traduction française d’Eurorero devrait faire connaître dans la sphère francophone, espérons-le, non seulement le recueil, mais aussi un auteur qui vaut la peine d’être connu bien au-delà des limites de son pays.

 

www.mirton.ro

 

 

Steiciuc.jpgCarmen Veronica Steiciuc, Vitrina cu dimineţi circulare / La vitrine aux matins circulaires, édition bilingue, traduction française Florina Liliana Mihalovici Paralela 45, Roumanie, 2010

 

« Des incertitudes en forme d’aile »

 

« Le mot

qui t’aime de l’intérieur

ne vient jamais seul ».

Les mots, êtres de chair et de sensibilité, formés de « lettres au corps clair » mais aussi de « lettres secrètes », sont les personnages fluctuants, parfois énigmatiques, des scènes poétiques qui composent ce recueil. Des scènes dans lesquelles « les silences ont pris place / aux premières loges », dans lesquelles « les naufragés écoutent du Mozart », dans lesquelles le lyrisme naît de motifs récurrents allant et venant sous les yeux du spectateur (scripteur et lecteur) en un rituel quasiment sacré, intimement lié à la nature (les herbes, la pluie, les chevaux, les papillons…), aux sentiments (l’amour, la solitude), aux sensations qui touchent l’être dans ses dimensions cosmiques et telluriques. Pas de dénouement, uniquement des questions (« qui t’aime maintenant ? ») et « des incertitudes en forme d’aile » (le titre et le dernier vers du dernier poème).

Pas de dénouement, mais une musique suggestive, qui laisse au plus profond de la mémoire des visions, des cadences, des sonorités. Dans son avant-propos intitulé « Lettres d’amour », Mircea Ghiţulescu évoque à juste titre « la technique musicale du canon ». Les reprises (de syntagmes, de mots, d’images souvent séduisantes par leur audace), les échos résonnent d’un poème à l’autre, traçant des réseaux à l’intérieur du livre ; et cela figure comme une extension de ce qui se produit à l’intérieur des textes eux-mêmes, où les enjambements, les répétitions, les refrains rythment les strophes, sans parler des harmoniques fondées sur des mots et des vers à sens multiple. « Ma solitude est habitée par un poème qui m’est inconnu », par exemple : voilà un vers (et un titre) dont l’épaisseur polyphonique laisse entendre une foule de choses irréductibles à toute explication.

Une édition bilingue présente toujours un risque : celui de la confrontation entre deux langues, entre deux textes, avec les écarts inévitables entre les choix de l’auteur, du traducteur et du lecteur (en supposant ce lecteur bilingue). C’est aussi un atout : celui de s’adresser à un double public, et ici, en l’occurrence, de faire apprécier au public francophone des poèmes venus d’une langue et d’une culture à la fois lointaines et voisines, dans lesquels le travail de la forme est en parfaite adéquation avec l’intention lyrique. 

www.edituraparalela45.ro  

 

 

I Pop.jpgIoan Es. Pop, Sans issue / Fără ieşire, anthologie poétique. Choix et traduction du roumain par Linda Maria Baros, L’Oreille du Loup, 2010

 

Dans le labyrinthe

 

Ioan Es. Pop, né en 1958, a publié de nombreux recueils en Roumanie, où il est devenu une figure marquante de la poésie, par la force et par l’originalité de son écriture. Pour le faire connaître du public francophone, il fallait opérer un choix représentatif, et en présenter une traduction fidèle à la lettre et à l’esprit, en regard du texte roumain. C’est chose faite, grâce à Linda Maria Baros, elle-même poétesse.

 

Il n’était sans doute pas aisé de restituer les proses rythmées, les vers brisés, les images surprenantes, les tableaux sanglants qui caractérisent les huit parties de cette anthologie. La poésie de Ioan Es. Pop est un incessant piège tendu au réalisme quotidien, au pittoresque citadin, à la description et à la narration classiques, à l’art du portrait. Toute tradition y est détournée au profit du fantastique, du morbide, de la trivialité ricanante. Une personnification, par exemple, peut tourner à la métamorphose désespérée :

 

« dans la chambre il y a une horloge que hans nourrit en cachette.

tourne plus vite, lui murmure-t-il, tourne plus vite. »

 

ou encore :

 

« la nuit un oiseau est entré par la fenêtre

j’étais sûr qu’il s’agissait de hans.

l’oiseau était chauve comme lui et ivre mort. »

 

La boisson omniprésente, un recours ? Plutôt une fuite vers la mort, vers le néant : même « l’ami », sorte de Christ dévoyé, « se soûle et dort où ça lui prend » ; Dieu lui-même, comparable à celui de Lautréamont,

 

« sentira diablement mauvais et le monde

l’évitera de loin.

il aura faim et on le trouvera allongé

derrière la HLM, la bouche grande ouverte

ruisselant d’abcès. »

 

Avec cela, inutile de préciser que le titre se justifie. La seule « issue » est l’absence d’issue, le seul chemin un labyrinthe. Toutefois, mènerait-il au néant, ce chemin existe et nous devons le suivre, suivre les mots du poète qui nous mènent là où nous devons aller, « même si c’est nulle part » :

 

« nous devons nous y rendre, mon cher compagnon,

même si momfa n’existe pas.

mais même si momfa n’existe pas

ou même si elle n’existe pas encore,

nous en approchons à chacun de nos pas. »

 

Resterait-il quelque espoir ?

 

www.loreilleduloup.blogspot.com  

Jean-Pierre Longre

10/10/2010

Une nouvelle maison d’édition, ses deux premiers ouvrages, une revue à venir. Pour les anglophones… mais pas seulement

tumblr_l9j4z9AJKM1qzqb0ho1_500.jpgBlandine Longre, Clarities, Black Herald Press, 2010

Paul Stubbs, Ex Nihilo, Black Herald Press, 2010

Paul Stubbs, poète anglais confirmé (voir, par exemple, son précédent recueil, The Icon Maker, Arc Publications, 2008), et Blandine Longre, traductrice et auteure de plusieurs textes en français publiés en revue, ont fondé une maison d’édition dont les deux premiers ouvrages viennent de sortir. « Les deux titres — Ex Nihilo (Paul Stubbs) ; Clarities (Blandine Longre) — sont deux œuvres sauvages aux fascinants parallèles. Black Herald Press se propose de publier au
cours de l’année 2011 une revue (poésie et proses courtes en anglais) que nous attendons avec une impatience non déguisée. » (Le Visage Vert, http://www.zulma.fr/visagevert).

Les éditeurs préparent actuellement une revue sous le signe de l'éclatement (des codes et des genres, des frontières nationales et textuelles, et exploration de paysages mentaux en rupture avec le temps) et qui, sans être complètement bilingue, rassemblera des textes (poésie, essais, fictions courtes) en anglais et en français, ainsi que certaines traductions (de l’anglais, du français, du roumain, mais aussi et entre autres du néerlandais et du russe), et accueillera des auteurs venus de divers horizons (États-Unis, Inde, Grande-Bretagne, France, Belgique, Corée, etc.). La revue, imprimée, sera diffusée par Internet et dans quelques librairies (France, pays anglo-saxons). Pour en savoir davantage, on peut lire l’entretien donné par Paul Stubbs dans le magazine 3:AM en septembre dernier :

http://www.3ammagazine.com/3am/five-for-black-herald-press-paul-stubbs/ 

 

 Une fois n’est pas coutume dans « notes et chroniques » : quelques citations en anglais, pour la circonstance :

Manifeste

“Black Herald Press – a truly new world poetry, wide awake and, like any new animal, subject only to the ever-changing processes of adapting to any sudden biological condition. A poetry born of no schools or workshops, so ready now to assimilate new rhythms, syntax and visions; to embrace the ‘originality’ of any ontological word-harvest and the assimilation of ‘all’ new inscrutable realities; to leave the pen as the needle of a seismograph, recording and tracing again across the page only the polysemic and chaotic tremors of the world.”

 

À propos de Ex Nihilo


 Ex Nihilo is an ambitious, unusual and thought-provoking work by a poet who is not afraid of pressing poetry to its limit, and beyond. If in T.S. Eliot fragments are shored against ruin, and hence look backward for sustenance, in Paul Stubbs’s poetry, fragments are the building blocks of thinking, writing and living right now.” (Tabish Khair)


“This is truly a masterpiece.” (Sébastien Doubinsky)


”Reading Ex Nihilo is like enduring one’s own autopsy fully conscious.” (Will Stone)


 

 

À propos de Clarities :


“A gifted intruder into a language which is not her own, Blandine Longre has achieved with Clarities the much sought-after — and too rare — transmutation of flesh into words. Dipping into them, disassembling them, painting each syllable with pain and wonder, she reinvents and explores a whole body of language — making it eventually hers.” (Anne-Sylvie Salzman)


Clarities is like a box of rare, dark jewels – each weighing in the hand and projecting an aura of strange light that deforms the shadows… They leave the reader breathless and wanting to drown some more. Absolutely stunning.” (Sébastien Doubinsky)


'Clarities' plays with language with a kind of dark jouissance reminiscent of James Joyce and Mina Loy, but with its body-games danced firmly in the here-and-now.” (Mark Wilson)

http://blackheraldpress.wordpress.com  

Pour commander les ouvrages :

http://blackheraldpress.wordpress.com/buy-our-titles

06/10/2010

PAG en fascicules

Poésie, Nouvelle, francophone, Pierre Autin-Grenier, Les carnets du dessert de lune, Gallimard / L’arpenteur, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, Le poète pisse dans son violon, Éditions Les Carnets du Desset de Lune, collection Dessert, 2004.

 

« Comment prendre au sérieux un pessimiste à l’accent provençal ? ». Réponse possible : en appréciant la vélocité avec laquelle il résume une vie humaine : « Tricycle ! Mobylette ! Mercédès ! Corbillard ! Amen ! ». Entre ce premier et ce dernier aphorisme, dix autres du même acabit, comme autant de petits extraits d’existence parcourant des feuillets disposés en accordéon, ou comme autant de petites notes sortant finalement du violon malmené…

 

Périodiquement, les Carnets du Dessert de Lune proposent ces mini-fascicules sur « chutes » ou « bouts de papiers » (les deux précédents, par exemple, de Daniel Fano et Eddy Devolder), condensés de poésie à garder avec soi, gourmandises à consommer par petites touches, délicieusement.

 

www.dessertdelune.be

 

 

 

Poésie, Nouvelle, francophone, Pierre Autin-Grenier, Les carnets du dessert de lune, Gallimard / L’arpenteur, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, L'ange au gilet rouge, Gallimard / L’arpenteur, 2007.

 

Huit nouvelles, dont deux publiées antérieurement en volumes propres. Huit textes aux confins du fantastique. Du réel naît l’énigme, de l’énigme l’étrange, de l’étrange l’étonnement devant les dénouements qui abandonnent le lecteur à son imaginaire. Un ange, un nain, une statue géante, un double assassin de soi-même, des fuites éperdues vers on ne sait quoi depuis on ne sait où, des crimes familiaux… Peuplés d’êtres et d’événements hors normes et pourtant bien là, présents dans l’ici-bas, ces récits sont aussi – et surtout – portés par une écriture prenante, qui nous met individuellement en présence des faits, qui nous les impose. Et plus on avance, plus on se dit que sans cette écriture, ils ne seraient pas nôtres, ces êtres et ces événements. Nous aurions tout manqué.

 

www.gallimard.fr

 

Jean-Pierre Longre

22/09/2010

Un « génie manqué » ?

Borel.jpgPétrus Borel, Escales à Lycanthropolis, édition établie et présentée par Hugues Béesau et Karine Cnudde, clôture par Olivier Rossignot. Le Vampire Actif, « Les Rituels Pourpres », 2010

Les manuels de littérature, lorsqu’ils les évoquent, qualifient de « petits » ou de « mineurs » les Romantiques méconnus. Souvent, ils ne les évoquent même pas. C’est dire combien l’ouvrage publié par Le Vampire Actif (maison d’édition associative dont le nom colle si bien au sujet) est utile et bienvenu.

« Indéfectible révolté, désenchanté […], Borel exhale le refus permanent dans chacune de ses pages. […] Son écriture est militante, une écriture comme un acte de vie, dominée par la permanence du Mal dans toutes les acceptions du terme », écrit très justement Olivier Rossignot dans la « clôture » du livre. Le fil conducteur qui mène de Sade au surréalisme passe forcément par Pétrus Borel « le Lycanthrope », avant Lautréamont. Il faut par exemple se laisser prendre, dans Champavert. Contes immoraux, aux diatribes contre l’amour, qui devient « de la haine, des gémissements, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossements, des remords », ou aux pages de cruauté morbide et de désespoir qui ferment la même œuvre. Il faut connaître la « frénésie » qui saisit la famille du compte Josseran, dans Les Pressentimens, au récit des « effrayans présages » (orthographe d’origine respectée) planant sur une veillée commémorative. « La musique funèbre, les chants mélancoliques, les récits tristes et sombres peu à peu vous infiltrent la peur, ou plutôt une espèce d’inquiétude vague, de crainte surnaturelle, de superstition »… Il faut lire aussi le roman Madame Putiphar et son beau prologue en alexandrins, qui dévoile les trois faces caractéristiques du poète : le monde, la solitude, la mort. Il faut savourer encore l’étrange et juste plaidoyer contre les pillages archéologiques perpétrés par les pays occidentaux, dans L’obélisque du Louqsor

Mais si la révolte est on ne peut plus sérieuse, passionnée, elle n’est pas dénuée d’humour. Humour noir, certes, celui du désespoir, dans telle scène de Passereau où « l’écolier » va demander au bourreau Sanson de le décapiter, ou dans les calculs imperturbablement débités en faveur d’un impôt sur les suicides. Et lorsque les rivaux Barraou et Juan, dans Jaquez Barraou le charpentier, mêlent les prières à leur massacre mutuel, doit on y voir un retour à la sauvagerie primitive ou le comble de l’humour sacrilège ? En tout cas, on rit franchement à la lecture des portraits pittoresques du Croque-mort et du « Gniaffe » (cordonnier), dans lesquels l’auteur s’en donne à cœur joie et s’amuse non seulement à la caricature, mais aussi aux jeux de langue et aux étymologies fantaisistes.

Les « Repères » et les « Quartiers » de Lycanthropolis, dans la structure de l’ouvrage, sont complétés par l’« Agora », qui dévoile avec beaucoup d’à-propos des jugements (d’autant plus intéressants qu’ils sont quelque peu contradictoires) de Baudelaire et de Breton sur Pétrus Borel, et une bibliographie intitulée « Fouilles ». Escales à Lycanthropolis est une anthologie essentielle, une incitation à aller voir de plus près l’œuvre d’un auteur qui dépasse les frontières du « Petit Cénacle », du Romantisme et des classifications génériques et historiques.

Jean-Pierre Longre

www.vampireactif.com

22/08/2010

Livres d’envergure en petit format

Fabio Pusterla, Histoires du tatou, traduit de l’italien par Mathilde Vischer

Friedrich Dürrenmatt, La panne, traduit de l’allemand par Hélène Mauler et René Zahnd

Minizoé, éditions Zoé, 2010

La caractéristique et l’avantage de la collection MINIZOÉ sont de présenter des textes de valeur en petit format, transportables et lisibles d’une traite, à n’importe quel moment. De grands auteurs de Suisse et d’ailleurs sont ainsi à la portée de tous : Nicolas Bouvier, Philippe Jaccottet, C.F. Ramuz, Robert Walser, Jean Starobinski, Jacques Chessex, Agota Kristof, Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Constant, Charles-Albert Cingria, et bien d’autres, dans tous les genres… Le seul embarras est celui du choix. Parmi les dernières livraisons, par exemple, nous trouvons un recueil poétique et une pièce de théâtre.

pusterla_tatou.gifSi vous n’êtes pas familier du tatou, ses Histoires racontées par Fabio Pusterla – en vers, s’il vous plaît, et en édition bilingue – ne vous diront pas grand-chose des mœurs animales de ce mammifère d’Amérique du sud à la carapace solide ; mais elles vous le rendront sympathique, cet amoureux des grands espaces, de l’eau, du vent et du vaste monde. Surtout, le tatou têtu, lecteur de Cervantès et poussant volontiers la chansonnette, « est un concept théorique ». Il est la figure du révolté, du rebelle, allant jusqu’au bout de son destin. Belle fable que celle du tatou, si proche de nous !

La panne est en quelque sorte une autre fable, sous forme théâtrale. Friedrich Dürrenmatt, figure notoire de la littérature dramaturgique, met ici en scène une parodiedurrenmatt_panne.gif de procès ; ou plutôt ce qui ressemble à une parodie, et qui est en réalité une recherche des crimes dont nous nous rendons coupables sans nous en rendre compte. Le jeu à l’intérieur du théâtre, le jeu de la vérité par l’illusion théâtrale. La progression dramatique est implacable, mâtinée d’humour noir et d’un sens aigu de l’absurde et du tragique. On respire quelque peu à la fin, mais on n’a pas la conscience tranquille…

Deux textes bien différents par la forme et par le sujet, mais qui ne laissent pas de répit au lecteur, puisque tout compte fait ils lui parlent de lui-même, comme le fait la vraie littérature.

Jean-Pierre Longre

www.editionszoe.ch

08/08/2010

Transports en commun poétiques

Poésie, Francophone, Roumanie, Suisse, Marius Daniel Popescu, Antipodes, Jean-Pierre LongreMarius Daniel Popescu, Arrêts déplacés, Antipodes, Lausanne, 2004.

(Prix Rilke 2006)

 

Une fois n’est pas coutume : commençons par la fin. Il y a la table des matières, à elle seule tout un poème ; des titres en embuscade (« Bibelot en embuscade », comme le formule l’un d’entre eux), « petits grains » (autre titre dispersé çà et là) semés comme des énigmes et renvoyant à des textes aux allures de quotidien, de vie laborieuse, de vie de la rue, de vie familiale. Juste avant la table, il y a « Le tueur de livres », nouvelle-poème dans laquelle un lecteur impitoyable, qui expose dans son appartement les dépouilles de ses victimes, proclame que « n’importe qui peut comprendre qu’un livre peut brûler les gens ».

 

Marius Daniel Popescu est, nous dit-on, chauffeur de trolleybus ; profession rassurante, qui nous suggère qu’il ne brûlera ni ses lecteurs ni ses livres. Ses Arrêts déplacés, apparemment sortis tout chauds de ses observations, proposent de modestes scènes du théâtre intime et social, quelques images du passé (la grand-mère), beaucoup d’images du présent (le foyer, et surtout les gens qui montent dans le bus et en descendent, qui parlent et se dévoilent, ou qui demeurent dans le mutisme de leurs gestes). La vie est là : pas d’autobiographie dans ces poèmes, pas d’états d’âme de l’exilé venu de l’Est (si tant est que l’origine de l’auteur corresponde à ce que suggère la consonance de son nom), mais une biographie plurielle, visuelle et auditive, sensible et sentimentale, tendre et cruelle.

 

Certains textes sont des miniatures, décomposant la banalité des actes humains pour en extraire l’essence poétique, relatant en quelques phrases tel petit fait, telle conversation de coin de rue, telle confidence d’entre deux arrêts, tel rêve aussi qui vient colorer le réel citadin de visions oniriques et d’humour léger. D’autres utilisent le blanc de la page, en des figurations où le verbe s’associe au graphisme abstrait pour remplir l’espace, entre horizontalité et verticalité. Ailleurs encore, les mots se bousculent en collages, en listes, en inventaires compacts.

 

Je, tu, il, elle, tout se conjugue dans ces exercices de style pour faire accéder le lecteur à l’authentique métaphore, celle qui transporte littéralement et littérairement dans le secret des mots, secret qui, sous de discrètes notations et de simples constats, se cache au cœur de la poésie. « A la tombée du rideau », laissons l’auteur nous saluer :

 

                   « aujourd’hui tu dis au revoir aux lieux et aux gens,

                   tu dis au revoir au lac, à l’embarcadère et aux canards ;

                   tu démarres en avant, aujourd’hui tu oublies et tu gardes

                   une ligne de bus où le billet coûtait deux francs quarante

                   et la pluie était joyeuse et chaude et très marrante. »

 

Jean-Pierre Longre

 

http://www.antipodes.ch

02/08/2010

Enfant espiègle et poète chevronné

blanche_oursin.jpgFrancis Blanche, Mon oursin et moi, Le Castor Astral, coll. « Les inattendus », 2005

 

Homme des canulars téléphoniques et de Signé Furax, des seconds rôles comiques et des sketches débridés, complice de Pierre Dac et humoriste au énième degré, Francis Blanche (1921-1974) est en outre (ou avant tout ?) un sacré poète. Mon oursin et moi le prouverait s’il en était besoin, dans la tonalité particulière que donnent à l’ensemble les derniers vers du premier texte en forme d’autoportrait (qui prête son titre au recueil) :

 

                                      « ce garçon est vraiment très bien

                                      il réussit à être drôle

                                      avec un oursin dans la main ! »

 

Francis Blanche est un mélancolique révolté (ou l’inverse), un idéaliste déçu, un clown en rupture de modernisme, qui rêve sa vie « les yeux grands ouverts » et chante les pleurs que les hommes suscitent en se faisant la guerre et en fabriquant des machines de mort, cette mort que l’on rencontre au coin des vers et dont les joies de l’enfance ne peuvent effacer l’obsession. Du lyrisme donc, entre chanson et poésie savante, agrémenté de pirouettes diverses (une belle et tendre évocation de la campagne, par exemple, pour rappeler l’essentiel : « Mais ramène surtout du beurre… et des œufs frais »), de jeux sonores et verbaux, de parodies et de calembours dont certains sont restés fameux (« Pour que l’école dure / amis, donnez ! »), dont d’autres concilient technique et rhétorique oratoire (« Mon Dieu qu’elle est polie Esther ! / Mon Dieu comme il est fort Mika ! »).

 

Aucune concession à la facilité dans ces textes où se côtoient et se recoupent l’absurde et le rire, le sourire et le désespoir. Francis Blanche n’hésite pas à se plier aux contraintes formelles, et la force de ses vers est d’autant plus efficace qu’elle se coule dans les formes traditionnelles : la fable dont la moralité ne laisse jamais indifférent, le bestiaire dont la fantaisie peut confiner au surréalisme, parodie et hommage confondus, le sonnet virtuose, le conte en vers et même l’acrostiche, le tout entrelardé de proverbes détournés mêlant la densité du haïku, le ludisme du choc verbal et la profondeur existentielle… Quelques exemples ? « Qui rit vendredi boira quarante jours plus tard » ; « La caravane passe… les aigris restent »… Et si par hasard quelques mauvais coucheurs mettaient en doute le talent littéraire de l’auteur, ils ne pourraient nier son acuité de lecteur : les allusions plus ou moins voilées aux grands anciens, La Fontaine, Rutebeuf, Apollinaire, Saint John Perse, Mallarmé et une ribambelle d’autres fondent l’écriture sur une culture de véritable érudit. Patrice Delbourg qui présente le volume, Armand Lanoux, Jean-Marie Blanche et Evelyne Tran qui signent les postfaces ne s’y trompent pas.

 

Voilà une édition sérieuse (d’ailleurs Francis Blanche en avait lui-même choisi les textes), utilement complétée par une biographie et une bibliographie, pour un faux naïf et un vrai écrivain qui faisait tout pour qu’on ne le prenne pas au sérieux, en toute lucidité :

 

                            « Ça ne tourne pas rond dans ma petite tête

                            Des fois j’ai des drôles

                            D’idées

                            C’est pas ma faute mais quand je m’embête

                            Faut que je fasse

                            Des conneries ».

 

Jean-Pierre Longre

 

www.castorastral.com

31/07/2010

Si simple et si complexe

Tardieu.gifJean Tardieu, Des livres et des voix, sous la direction de Jean-Yves Debreuille, ENS Éditions, 2010

Il est des auteurs qui, tout en faisant les délices du grand public, des élèves de collège et des clubs théâtre de lycée, sont une manne pour la recherche universitaire ; c’est d’ailleurs la marque des grands, des indispensables, et Jean-Tardieu est de ceux-ci.

Issu de deux colloques – rien de moins –, Jean Tardieu, Des livres et des voix est un fort volume qui donne une bonne idée de la dimension multiple d’une œuvre dans laquelle les genres se mêlent entre eux et se combinent aux autres formes artistiques. Les articles se rangent en cinq parties : « Une voix multiple », « Une identité incertaine », « Un théâtre hors lieu », « « Des livres en mouvement », « Une confusion des genres ». C’est donc tout un champ générique (théâtre, poésie, prose) qui est couvert, et chaque lecteur peut ainsi y trouver son parcours ou sa parcelle de prédilection.

Le point de vue auditif (si l’on peut dire, mais l’alliance ne détonne pas dans ce contexte) ouvre largement le recueil ; on sait que Tardieu fut un homme de radio, et que pour lui la voix, les sons, les rythmes, les silences, la musique sont une composante majeure de l’écriture. Jean-Yves Debreuille évoque d’ailleurs « le clavecin bien tempéré de la dramaturgie », Claude Debon étudie l’accent dans toutes ses acceptions (« il y a accent et accent ») et Jean-Marie Gleize signe des pages très personnelles sur Une voix sans personne. Les textes sur le théâtre, bien sûr, se taillent la part du lion, avec la présence de théoriciens et historiens comme (entre autres) Marie-Claude Hubert ou Michel Corvin, de praticiens comme Michel Pruner, dans des analyses portant sur de grands ensembles ou sur une pièce particulière (une « petite étude de la serrure », par exemple, par Bruno Blanckeman). Le théâtre, donc, mais aussi la poésie, qui représente une part importante de l’œuvre (en tant que telle, mais aussi comme caractéristique du théâtre), les arts (musique, comme on l’a dit, et peinture), l’essai, l’autobiographie, sans parler de personnages comme le Professeur Froeppel, sollicité à plusieurs reprises (et à bon escient)…

Ces études sur des « livres » et des « voix », proposées par des chercheurs dont les contributions sont toutes intéressantes (impossible de citer tout le monde), représentent une belle étape dans la connaissance et la reconnaissance progressive de Jean Tardieu. Beaucoup a déjà été dit, beaucoup reste encore à dire. Surtout, que ces propos nous incitent à lire et relire les textes, à voir et revoir les pièces.

Jean-Pierre Longre

http://editions.ens-lsh.fr  

http://www.sitartmag.com/tardieu.htm

LA MUSIQUE, UNE COMPOSANTE POETIQUE DU THEATRE DE JEAN TARDIEU.pdf

02/07/2010

Enfances rêvées, enfances vécues

Poésie, francophone, Pierre Autin-Grenier, L’arbre éditeur (Jean Le Mauve), Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, Jours anciens, L’Arbre, 2003.

 

Jours anciens (troisième édition augmentée d’un poème) a fait l’objet d’une parution en 1980, d’une autre en 1986, a reçu le Prix Claude Brossette à Quincié (Beaujolais), et, pour tout dire, est un très beau petit objet livresque, à manier avec un mélange de respect et de familiarité, à consommer avec précautions et sans modération. Tout y est soigné, le contenant et le contenu, le flacon et le nectar.

 

Le flacon, ou le « gobelet d’argent » (titre de l’un des textes) : vingt-cinq poèmes en prose dans une édition précieuse assurée par Jean Le Mauve, typographe et poète, à qui succède, depuis sa mort, sa compagne Christine Brisset Le Mauve. Vrai papier, vraie reliure, belle couverture, belle mise en page… Recommandons aux auteurs et aux lecteurs pour qui un livre n’est pas qu’un alignement de mots les éditions de l’Arbre, 7, route d’Hameret, 02370 Aizy-Jouy.

 

Le nectar, ces « jours anciens » vieillis en fût de mémoire et de rêve : vingt-cinq poèmes en prose, disions-nous, où l’enfance et la jeunesse, en générations diverses, d’illusion en réalité, se déclinent sur fond de nostalgie et de vains espoirs de retour. Tableaux colorés, gravures douces, miniatures précises (aussi précises et ondoyantes que les enluminures qui ornent l’initiale de chaque texte). Les lieux et les temps familiers côtoient des scènes plus lointaines, surgies du rêve et de l’histoire, en instantanés d’éternité (d’une éternité pas aussi inutile que l’auteur ne le dira plus tard, puisqu’elle permet de conserver les clichés témoins de l’éphémère). Tableaux colorés, mais aussi sonates et sonatines, musique des mots et des phrases, dans une prose jouée en tonalités mineures et en rythmes impairs.

 

Il y a un peu des chansons de Verlaine, des révoltes et des jeunes filles de Rimbaud, des alcools d’Apollinaire, il y a surtout Pierre Autin-Grenier avec ses bonheurs et ses tristesses, ses souvenirs personnels ou collectifs, pris à son compte ou à celui des autres, souvenirs d’avant et d’après naissance, d’en-deçà et d’au-delà, de paix et d’avant-guerre, de naguère et de jadis, avec paysages mentaux et tangibles, urbains et naturels, avec tout ce qui donne à un poète le pouvoir de faire vivre et revivre la mémoire de chacun.

 

Jean-Pierre Longre

01/07/2010

Ouvrir les volets

Poésie, francophone, allemand, italien, Pierre Autin-Grenier, éditions En Forêt / Verlag Im Wald, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, Légende de Zakhor, Éditions En Forêt / Verlag Im Wald, 2002

 

Il est nécessaire d’ouvrir les volets pour découvrir les dix petits triptyques qui composent le précieux volume de la légende de Zakhor. Dix textes en trois versions, française, allemande et italienne (c’est le principe de la collection « Sentiers », dont cet ouvrage constitue le onzième volume).

 

On connaît le Pierre Autin-Grenier narrateur, chroniqueur et rêveur de la vie quotidienne ; on connaît moins le poète. Ici, la poésie (en prose) est la dominante, même si le récit affleure à chaque pas. Une poésie des couleurs (à commencer par le bleu), des sonorités (celles des mots comme celles de la nature), une poésie du souvenir (« Zakhor » en hébreu signifie « Souviens-toi »), de l’énigmatique, du merveilleux, de la terre et des soirées paysannes. Le vin et l’ivresse, la mer et la mort, la nuit et les oiseaux, le temps et les choses de la vie, les portes et les fenêtres qui s’ouvrent... Thèmes et motifs se combinent dans une écriture où chaque mot est pesé, où chaque phrase résonne d’harmoniques et de vibrations. Chacun des titres est prometteur d’une « présence », d’une « vision », d’un « voyage », d’une ouverture vers un monde qui se recrée à chaque instant, par le jeu de la mémoire et de l’imagination, et aussi par celui de la parole. Ainsi, « le monde peut continuer », et Rimbaud n’est pas loin lorsque « nous descendons des fleuves somptueux, lovés dans la petite barque de l’imaginaire ». Ainsi peut s’abolir le quotidien dans l’invention d’îles « incertaines », dont la conquête instaurera la vie réelle. La mémoire de la nature, d’un « âge d’or » est porteuse d’un avenir, grâce à « celui qui est, de toujours, parmi nous et qui jamais ne décevr[a] notre attente ».

 

Légende de Zamkhor, dix poèmes en prose qui ne se satisfont pas d’une lecture superficielle. En même temps, se laisser conduire par cette prose poétique relève du vrai plaisir de la lecture, celui qui laisse au fond de nous quelque espoir inexplicable.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.verlag-im-wald.de/francais

Énigmes et variations

Michel Arcens, Instants de jazz, Arcens.jpgAlter ego éditions, 2010

Ce livre dit tant, et il y aurait tant à dire sur ce livre… Pourtant, que dire sur le sujet ? « Il n’y a rien à ajouter à la musique. Il n’y a rien à commenter », avoue l’auteur dans son avant-propos. C’est pourquoi Instants de jazz n’est ni un manuel, ni une histoire, ni une succession de biographies, ni un essai, ni un traité de musicologie, mais une suite de variations « à propos de… », « à partir de… ». Précédées par les belles « silhouettes » en vers libres d’Alain Gerber, les proses quasiment poétiques de Michel Arcens suivent leur rythme, qui peut être celui de la rêverie, du souvenir, celui du « temps faible » si fondamental dans le jazz, et toujours celui de l’émotion. « C’est comme cela que doit se faire la musique : tout est confondu, émotion, sentiment, battement ».

Certes, la connaissance musicale de Michel Arcens semble inépuisable, et il nous la fait généreusement partager. Sur les grands noms (Chet Baker, Duke Ellington, Louis Armstrong, Sydney Bechet, Billie Holiday, Bill Evans, Miles Davis, John Coltrane et j’en passe), mais aussi sur ceux qui sont « en marge », comme Lee Morgan, ou moins célèbres (tout est relatif!), comme René Thomas… Certes, on apprend beaucoup au fil des pages : entre autres qu’au début « le jazz s’écrivait "jass" », qu’il renouvelait le blues tout en lui restant intimement mêlé, corps et âme ; que Jimmy Scott avait une voix d’ange, ni masculine ni féminine ; que Paul Desmond est « superficiel », ce qui est « une vertu, une force réelle ».

On se laisse embarquer sans réticences dans de séduisantes hypothèses, par exemple que le jazz serait plutôt de sexe féminin. Et l’on acquiesce volontiers : oui, la musique est un éternel recommencement, une répétition infiniment renouvelée de notes, de thèmes, de rythmes. Et oui, surtout, la musique est un éternel mystère, une indéchiffrable énigme, qui ne peut être saisie que dans l’« instant » où elle se fait, ou dans l’instantané de portraits tels que les donnent ici les photographies de Jean-Jacques Pussiau, ou dans l’épaisseur des mots, pourvu qu’ils sonnent juste ; c’est le cas de ceux de Michel Arcens.

Jean-Pierre Longre

http://michelarcens.unblog.fr

http://notesdejazz.unblog.fr

19/06/2010

Variations sur des thèmes très humains

livre-cantates-de-proximite.jpgJacques Jouet, Cantates de proximité, « Scènes et portraits de groupes », P.O.L., 2005

 

Jacques Jouet aime les contraintes oulipiennes, les gens (dans le métro, dans la rue, en groupes), la musique des mots, Raymond Queneau et Jean-Sébastien Bach… En outre, il aime écrire (des essais, des récits, des poèmes), et les Cantates de proximité sont ici rassemblées comme des humains en société, mais comme eux peuvent être considérées individuellement.

 

Placées (entre autres) sous l’égide de Max Beckmann, « peintre d’histoire », dont les apparitions (ou plutôt celles de certaines de ses œuvres) rythment l’ensemble, ces cantates sont composées de variations sur des sujets collectifs. De même que beaucoup d’entre elles sont encadrées par des listes, des séries de mots clés qui ouvrent et ferment chaque unité textuelle, de même il est possible de résumer le tout en énumérant les thèmes. Il y a donc, dans le désordre et à quelques notes près : des élèves de collège et de terminale L, des étudiants, des militants associatifs, des prud’hommes en stage de formation, une équipe féminine de basket, la famille Bach, des habitants de Ouagadougou, des photographes, les permanents du Haut-Koenigsbourg, des architectes, des employés de l’usine Sollac de Biache ou d’une filature en fin de vie – les uns et les autres victimes de la dégradation sociale, la fête et les révoltes du 1er mai, Rostropovitch devant le mur de Berlin, les comédiens d’une pièce de Marivaux, des vaches, une rue de Calais, des syndicalistes, les morts du « Mémorial indien » (Pas-de-Calais)…

 

Et comment se combinent ces variations ? En phrases très brèves ou très longues (ces dernières posant, dans la tonalité du « à supposer que… », des hypothèses de travail), en récits, dictons, dialogues, portraits (poétiques) individuels ou collectifs, citations, comptes, chaînes, textes journalistiques, texte en blanc, questions qui persistent jusqu’à l’enterrement du livre en personne…Surtout, des poèmes à formes plus ou moins fixes – et leur liste en est un à elle seule : pantoums, monostiques, redondes, haïkus, « un seul mot », sextines, morale élémentaire, sonnets, quinines, poèmes de métro (spécialité jouetienne), bruits/cris, canto/cantate, chant patriotique, propositions nominales, « terza rima berrychonne », quenoum…

 

Cantates de proximité est une œuvre complète (comme on dit d’un menu), dont l’élaboration est en phase avec l’attachement à la littérature et à ses théories (Barthes avant Queneau, Perec et consorts), mais aussi pleinement aux humains, aux proches, à nous, interprètes, auditeurs, lecteurs. Comme le théâtre, comme la musique, la poésie est un miroir à peine déformant.

 

Jean-Pierre Longre

 

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16/06/2010

L’inspiration et la contrainte

Bens chandelle.jpgJacques Bens, De l’Oulipo et de la Chandelle verte, poésies complètes, Gallimard, 2004.

 

Prosateur impénitent, chroniqueur et membre éminent, voire pilier de L’OuLiPo, dataire du Collège de Pataphysique, Jacques Bens refusait, en tout cas à la fin de sa vie, de se dire poète. Il a pourtant laissé un certain nombre de livres de ce qu’il appelle « prose versifiée », réunis dans ce fort volume édité et préfacé par deux de ses compagnons en invention littéraire.

 

Après lecture de ces « poésies complètes », que peut-on dire de plus que ce disent les textes eux-mêmes ? Peut-être ce qu’en écrit Jacques Roubaud dans sa préface méthodique, à savoir (pour en résumer quelques aspects) : la poésie de Jacques Bens est à la fois savante (par sa prosodie) et familière (par l’emploi du « langage cuit »), autobiographique et narrative (mais il faut distinguer le « je » de l’auteur et le « je » du personnage), douce et nostalgique, oulipienne et personnelle…

 

Une vraie technique d’artisan du vers, une belle sensibilité de poète, une inspiration née de la contrainte, conformément aux options de l’OuLiPo ; le recueil réunit travail et modestie, mélange des registres et des vers (avec une apparente prédilection pour le décasyllabe), récit de vie et verve chansonnière. « Tu mets quoi dans un poème ? […] – Des bruits, des sons, des mots, des pieds, des vers, des phrases ». Le programme est complet, et de la contrainte librement choisie par « l’écriveron » surgissent des vers que l’on retient :

                            « Mais le ciel reste bleu et l’horloge, muette 

                                                        […]

                               Mais ton œil reste bleu et ta gorge, muette ».

Variations minimales qui n’excluent pas la pensée, l’aphorisme mélancolique, à la limite du constat désespéré :

                            « Il fut un temps où l’on ne te permettait rien

                                      parce que tu n’étais personne

 

                               Voici venir le temps où tu ne pourras rien te permettre

                                      Parce que tu deviens quelqu’un. »

 

Jacques Bens est un écrivain cultivé, nourri de lectures multiples qui tracent un cheminement dans ses textes, les font résonner d’échos plus ou moins familiers. Au hasard et en vrac, nous rencontrons, croisons, frôlons Queneau (bien sûr, et à plusieurs reprises), Musset, Boileau, Apollinaire, Villon, Du Bellay, Cendrars, Hérédia, Jarry (évidemment), Prévert, Bach, Rimbaud, Homère… Et si l’on ne décèle pas tout, si l’on a le sentiment de ne jamais pouvoir arriver au bout, que l’on se rassure, c’est la même chose pour le poète :

                            « Le mot fin a posé sa goutte de sang tiède

                               Sur le sable gris de ta page inachevée. »

 

Jean-Pierre Longre

 

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Écriture rétrospective

get_photo.jpgOuLiPo, Moments oulipiens, Le Castor Astral, 2004

 

Que sont les « moments oulipiens » ? « Une sorte d’autobiographie collective de l’auteur collectif qu’est L’Oulipo », comme l’écrit Jacques Jouet ? Une espèce de suite d’ou li po 1960-1963 (Christian Bourgois éditeur, 1980), comptes rendus scrupuleux faits par Jacques Bens des réunions du groupe au cours de la période indiquée ? Projet romanesque de Raymond Queneau (découvert par Jacques Roubaud) transformant des personnes bien réelles, identifiées au moins par leurs initiales et par la table des matières, en matériau narratif et en personnages fictifs ? Reconnaissance de « traits de famille » (la famille Quenouillard) ? Quoi qu’il en soit, Anne F. Garréta avoue, à l’instar du secrétaire définitivement provisoire Marcel Bénabou, que « le moment oulipien n’est pas une forme », qu’il est « le moins oulipien des pratiques scripturaires », ce à quoi Paul Fournel répond par anticipation : « Il y a des moments oulipiens dont on voudrait se souvenir davantage. Il faut dire à leur décharge, qu’ils ne deviennent « moments » que plus tard. Sur le coup, ils sont légers comme la vie et se tissent dans la toile des choses communes ». En tout cas, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même moment oulipien » (vérité bien sentie par Anne F. Garréta encore).

 

Trêve de citations. À l’abri des figures tutélaires de François Le Lionnais, Raymond Queneau et Georges Perec, onze oulipiens (dans l’ordre d’entrée en scène Jacques Roubaud, Marcel Bénabou, Paul Fournel, Harry Mathews, François Caradec, Jacques Jouet, Hervé Le Tellier, Bernard Cerquiglini, Michelle Grangaud, Olivier Salon et Anne F. Garréta), onze oulipiens donc (11, « chiffre palindromique », rappelle Michelle Grangaud) s’adonnent aux joies des souvenirs (un peu, sous une autre forme ou en l’absence de forme déterminée, comme Perec avec ses « Je me souviens ») et à l’art de l’écriture rétrospective (car, rappelons-le, « il n’y a pas que la rigolade, il y a aussi l’art »). Episodes divers, qui parfois se recoupent (rien de plus normal : pour un groupe, les souvenirs individuels sont collectifs), relatant réunions, stages, lectures publiques (en France et à l’étranger), errances (temporelles et spatiales), ateliers, ripailles, funérailles, évoquant l’humour et les humeurs de certains membres, les émois et la foi des petits nouveaux… À la faveur de ces « moments », on prend plaisir et intérêt (tour à tour et/ou simultanément) à assister à quelques soirées ou voyages mouvementés, à entendre des calembours de l’almanach Vermot déclenchant le rire de Queneau, à tenter de percer les mystères de l’assassinat de Marcel Duchamp par François Caradec et Alphonse Allais ou ceux de l’identité d’un certain QB, à comprendre qu’un ordinateur ne peut faire la différence entre le substantif « couvent » et le verbe « couver » à la 3ème personne du pluriel, à saisir la contrainte « Canada-Dry » (ou « parapèterie » ou fausse contrepèterie), à se demander comment on peut combiner sans perdre la tête un atelier de l’OuLiPo et la finale de Roland-Garros, à rencontrer au cours des pérégrinations du groupe des personnalités aussi diverses que Paul Auster ou Fabrice Luchini, à mesurer l’insistance avec laquelle François Le Lionnais tient à préciser à Jacques Jouet qu’il est membre, entre autres, de la « société du jouet », à réfléchir sur le roman et les conceptions que Queneau en développe, à se rendre compte que L’OuLiPo peut, au même titre que Proust et Freud, susciter un irrésistible sentiment amoureux…

 

Pour tout dire, ces Moments oulipiens sont en général drôles, sérieux par instant, graves parfois, émouvants souvent ; ils prouvent en outre que l’Ouvroir est toujours vivant, toujours actif, que l’on y tricote la prose et débite les vers (ne cherchez pas, ce sont des parapèteries) avec toujours autant d’ardeur.

 

Jean-Pierre Longre

 

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15/06/2010

Promesses tenues

COUV_UNE_APO_7.jpgApollinaire n° 7, éditions Calliopées, 2010

À propos du premier numéro, paru en 2007, j’écrivais : « On pourrait dire que ce numéro 1 met les choses en place ; mais pas seulement : par sa tenue et sa teneur, il offre d’emblée aux lecteurs d’Apollinaire (présents et futurs, spécialistes et amateurs, étudiants et chercheurs) des points de vue à  la fois nouveaux et ouverts sur les textes et leurs commentaires, et en appelle d’autres à foison. De quoi entretenir le "beau navire" de la mémoire et entonner sans cesse des "chants d’universelle ivrognerie" ».

Depuis trois ans, le « beau navire » poursuit son périple. Sept numéros ont été publiés avec régularité, opiniâtreté, et la qualité des articles y est toujours excellente. Cette dernière livraison, par exemple, continue l’exploration (entamée dans les numéros précédents) de « l’année allemande » qui, inaugurée par un dossier biographique sur le « touriste » Apollinaire par Michel Décaudin (il reste décidément, même à titre posthume, la référence), fait la matière principale du volume : études de Gerhard Dörr, Louis Brunet, Pierre Caizergues, Kurt Roessler, avant une analyse du Bestiaire ou Cortège d’Orphée par Anna Saint-Léger Lucas, puis les comptes rendus et informations bibliographiques ou événementielles.

Le monde et l’œuvre d’Apollinaire, matière poétique inépuisable… Cette belle « revue d’études apollinariennes », d’une qualité scientifique indiscutable et désormais reconnue, a toujours de l’avenir.

Jean-Pierre Longre

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11/06/2010

Les miroirs de la mémoire

ecorchurecouv1 Sandu.jpgAna Maria Sandu, L’écorchure. Vu par Marine Joatton. Traduit du roumain par Fanny Chartres. Les éditions du Chemin de Fer, 2010. 

 

En vers libres (ou en prose rythmée), une succession de tableaux tentent de fixer sur la page les fluctuations de la mémoire. Il ne s’agit pas vraiment d’autobiographie, mais plutôt de souvenirs poétisés, dans lesquels l’imaginaire et l’écriture de jeunesse tiennent aussi leur  place, souvenirs oscillant entre la première, la deuxième et la troisième personne, comme si le miroir, en fragments divers, multipliait les angles de vue et nous donnait à voir plusieurs « petites ana » dont chacune a « une histoire à raconter ».

 

Les histoires, ces divers va-et-vient dans le passé, entre la petite enfance, avec ses jeux et ses travaux, et la période des études, avec ses amours et ses débuts littéraires, nous mènent vers  « ces choses simples et insignifiantes », parfois heureuses, souvent douloureuses, qui font l’intimité d’une petite fille et d’une femme. Les jeux de l’enfance, notamment, ne sont pas dénués de violence et de sexualité naissante. Les plaisirs, les brimades, les amitiés, les inimitiés, les modes de vie, les coutumes du passé dans la Roumanie des années 1970-1980, tout est dit sans fausse pudeur, sans complaisance non plus. Et cela contribue à la poétisation de la vie, dans ses dimensions physiques et mentales, réalistes et oniriques.

 

Les dessins de Marine Joatton, à gros traits côtoyant les mots, s’y superposant parfois, les « écorchant » au passage, renforcent l’aspect visuel du texte. Ils ne l’illustrent pas, mais lui ajoutent leur dimension, à la limite du fantastique. Les qualités poétique et plastique, l’étroite complémentarité des arts font de L’écorchure ce qu’on peut appeler un beau livre.

 

 Jean-Pierre Longre

 

www.chemindefer.org

31/05/2010

Les stances du Kid

Doubinsky.gifSébastien Doubinsky

Quién es ?

Éditions Joëlle Losfeld / Gallimard, 2010

Billy the Kid, alias William Bonney, Henry Mc Carty, William Antrim, « qui est-ce » ? Un vulgaire voleur de chevaux (mais jamais pilleur de banques ou de trains) ? Un assassin sans scrupules ? Un adolescent inconscient ? Un enfant en quête de parents ? Un héros ? Une victime ? Un mythe ?

Sans doute tout cela à la fois, et davantage, et moins. Recherches historiques et récits fictifs n’ont rien de plus à nous apprendre. Il fallait donc autre chose, que Sébastien Doubinsky nous donne : un monologue, qui montre le personnage de l’intérieur, avec ses vérités, ses mensonges, ses illusions, ses témérités, ses brutalités, ses angoisses, ses souvenirs heureux et malheureux. Billy est tout simplement un être humain qui sans relâche cherche dans les recoins méconnus de son propre reflet ce qu’il n’a pas – la justice, un père, une ferme dans un coin tranquille, une famille avec des enfants –, qui aime danser avec les jolies filles, traîner avec ses amis, lire les gazettes, écouter la musique évoquant l’Irlande de sa mère, qui voudrait vaincre le temps, chasser le désespoir, éloigner les dangers dont seule sa « Winchester 73 » le protège. Tout simplement une existence qui, lorsqu’elle se devine arrivée au terme de la tragédie, n’a qu’une obsession, chercher par les mots le « vrai début » de ce qu’elle a fini par devenir.

Quién es est donc un monologue, mais aussi un poème, une suite de stances en prose – longues strophes ressassantes et résonantes rythmées en versets sinueux. Un peu comme Rodrigue (« percé jusques au fond du cœur… »), Billy the Kid se pose les vraies questions, celles qui demeurent toujours insolubles, mais qui par la grâce du langage redonnent vie et complexité à la figure figée par la légende.

Jean-Pierre Longre

www.joellelosfeld.com  

19/05/2010

À voir et à lire

couv-calligrammes.jpgClaude Debon

Calligrammes dans tous ses états

« Édition critique du recueil de Guillaume Apollinaire »
Éditions Calliopées,  2008


En avant-première du 12e Printemps des poètes, le samedi 7 mars 2010,
«Calligrammes» dans tous ses états a reçu le Prix Ronsard 2010

Calligrammes est un recueil complexe, dont le titre ne dévoile qu’un aspect, celui des fameux « poèmes dessins », et encore… Il fallait l’immense travail de Claude Debon et de son éditrice pour montrer, au plein sens du terme, cette complexité.

Calligrammes dans tous ses états, livre de grand format, est certes une « édition critique », dont les cinquante premières pages rappellent bon nombre de données indispensables sur l’ancienneté de la tradition (européenne et chinoise) des « poèmes figurés », ainsi que sur les sources livresques et personnelles, dont le goût particulier d’Apollinaire pour le dessin, lui qui n’hésitait pas à écrire : « Il se constitue un art universel, où se mêlent la peinture, la sculpture, la poésie, la musique, la science même… ». L’étude génétique, rigoureuse à tous égards (scientifique, historique, littéraire) n’évite ni l’analyse subtile (sur l’originalité du recueil, sur  son double aspect visuel et musical) ni la minutie générique : comment désigner ces textes qui sont en même temps des dessins ? « Idéogramme lyrique », « poème figuré », « poème visuel », « poème à voir », « poème dessin », « poème formel »… ? Pour Claude Debon, « ces  hésitations sont à la hauteur de l’innovation, quasiment « innommable » ». Car Calligrammes est un livre résolument moderne, où la recherche de « formes nouvelles » n’entre pas en contradiction avec l’idéal de pureté, voire de dépouillement – ce qui n’a pas forcément été compris lors de la parution, la faveur de la critique ayant porté davantage sur les aspects « classiques » du recueil que sur les « calligrammes » eux-mêmes.

Le dossier (plus de 300 pages) constitue évidemment la part essentielle de l’ouvrage, satisfaisant la curiosité tout azimut en donnant à voir les ébauches, les avant textes, les corrections, les épreuves. Chaque poème bénéficie de toutes les étapes nécessaires à la satisfaction de cette curiosité : versions successives avec variantes, documents iconographiques reproduisant manuscrits et épreuves, notes explicatives, commentaire, bibliographie. On mesure le travail effectué non seulement à l’épaisseur de l’ensemble, mais aussi à l’émotion ressentie devant ces reproductions, l’écriture et les dessins de la main du poète, le papier plus ou moins jauni des épreuves… Quelques exemples au fil des pages : la construction progressive, pour « Paysage », de « la maison où naissent les étoiles et les divinités », ou de celle d’« Océan de terre », bâtie « au milieu de l’Océan », « Maison humide / Maison ardente » ; l’élaboration détaillée de « Cœur couronne et miroir » ; le collage si difficile (à faire, à lire) de la première version imprimée de « La Mandoline l’œillet et le bambou » ; le cahier quadrillé, illustré, manuscrit du premier exemplaire de Case d’armons ; une « Carte postale » de six vers ; la liberté aérienne d’« Éventail des saveurs »…

Cette émotion n’est pas uniquement esthétique (Calligrammes, bel et bien écrit, n’est pas, rappelons-le, un recueil seulement « figuré »), mais littéraire et tout bonnement humaine. Contrairement à ce qu’une lecture partielle et superficielle laisse trop souvent croire, Apollinaire n’était pas belliciste : la « merveille de la guerre » ou le « Dieu que la guerre est jolie » ont entraîné trop de contresens, et Claude Debon, à juste titre, rectifie en écrivant que cette poésie « affirme la continuité d’un élan cosmique : le poète rêve […] d’une conquête totale de l’espace céleste et terrestre ».

Calligrammes dans tous ses états, étude universitaire précise, livre d’une grande beauté plastique et performance éditoriale, ne peut qu’inciter à lire et relire Apollinaire, à sonder sans fin ses poèmes de la guerre et de l’amour, du réel et de l’imaginaire, de la souffrance et de l’exaltation, de l’obscurité et de la lumière, de l’hermétisme et de la limpidité, de la musique et du silence.

http://www.calliopees.fr

25/04/2010

Les enchantements du poète

couv-lenchanteur[1].jpgJean Burgos

Apollinaire et L’Enchanteur pourrissant, genèse d’une poétique.

Éditions Calliopées, 2009.

 

En 2008, les éditions Calliopées publiaient le très beau Calligrammes dans tous ses états de Claude Debon. Décidément à la pointe des études apollinariennes (n’oublions pas la publication régulière de la revue Apollinaire, qui a déjà à son actif six numéros), la même maison a récemment publié un autre beau livre grand format, Apollinaire et L’Enchanteur pourrissant de Jean Burgos, spécialiste des rapports entre poésie et imaginaire.

 

Même si celui-ci avait déjà, dans une édition critique de 1972, commenté L’Enchanteur pourrissant, il estime à juste titre devoir revenir sur l’ouvrage à l’occasion de l’acquisition par la BNF du premier manuscrit de l’œuvre, et en profite pour élargir cette étude génétique à la « genèse d’une poétique ».

 

Placé dans son contexte médiéval, vu comme un « théâtre d’ombres » à caractère poétique, le premier ouvrage qu’Apollinaire a publié (en 1909), mais qui l’a préoccupé toutes les années suivantes, est montré comme une œuvre en élaboration incessante, comme une série de « gammes » figurant peut-être « l’histoire même de la création apollinarienne ». La description et l’analyse du manuscrit, mais aussi de brouillons abandonnées, de feuillets isolés, de dessins, de cahiers et de carnets permettent d’envisager une perspective poétique, et la reproduction complète du document, dans la dernière partie du livre, donne au lecteur toute latitude pour se frotter lui-même à l’analyse.

 

Jean Burgos consacre aussi des chapitres à la réception de l’œuvre, à la création et à la publication du Festin d’Esope, « revue des belles lettres » dans laquelle Apollinaire fit paraître son Enchanteur pourrissant, à celles de Couleur du temps, drame qui trahit un « changement profond ». Les pages intitulées « Pour une nouvelle lecture de L’Enchanteur pourrissant » révèlent en tout cas l’implication personnelle, intime, profonde d’Apollinaire dans son œuvre, dévoilant une « poétique à l’œuvre ». Parallèlement, on s’aperçoit, grâce à ce nouveau livre, que les études apollinariennes sont toujours un chantier riche de nouveautés.

 

Jean-Pierre Longre

Editions Calliopées : www.calliopees.fr

24/04/2010

Le jeune Fundoianu

35571.jpgBenjamin Fondane

Poèmes d’autrefois, Le reniement de Pierre. Traduits du roumain par Odile Serre.

Le Temps qu’il fait, 2010.

 

Pour ceux qui connaissent peu ou prou les œuvres que Benjamin Fondane a écrites en français, la lecture de ces textes de jeunesse traduits du roumain offre une belle vision de la genèse de son écriture et de ses préoccupations ; et pour ceux qui n’ont encore rien lu de lui, voilà une entrée en matière qui non seulement respecte la chronologie, mais surtout donne un avant-goût prometteur. Deux grandes parties dans ce volume : des poèmes d’adolescence et de jeunesse, soit publiés à partir de 1914 dans des revues soit inédits, puis un « poème dramatique » publié en 1918 et, ici, éclairé par une postface de Monique Jutrin. La traduction d’Odile Serre, dont le rythme et les sonorités s’adaptent parfaitement à la tonalité d’ensemble, confère une valeur supplémentaire au talent naissant du poète.

L’inspiration biblique est le principal facteur d’unité de l’ouvrage : Le reniement de Pierre, qui donne une version personnelle, « amorale » d’un épisode fameux du Nouveau Testament, préfigure les questions que l’auteur se posera toute sa vie. Et beaucoup des poèmes qui précèdent, aux titres sans ambiguïté (« Psaumes », « Monastères », « Élévation », « Bible »…), donnent une idée de sa culture, de ses incertitudes, de sa quête mystique, et aussi de l’émancipation de l’homme n’hésitant pas à reprocher à Dieu de ne jamais être « descendu par ici » et à lui dire : « C’est plus beau à la campagne, Seigneur, que là où tu es, au ciel ».

Car l’autre espace poétique est celui de la campagne, d’une nature qui doit beaucoup aux « paysages » roumains, aux personnages qui les peuplent, humains et animaux, aux forêts et aux prairies, à l’odeur des fleurs, au silence des forêts, à la lumière du soleil, aux bruissements de la pluie… Tableaux impressionnistes, saynètes plaisantes, évocations sentimentales traduisent la sensibilité du jeune poète qui, nourri de livres (Baudelaire et d’autres en filigrane çà et là), laisse s’épanouir sa personnalité en un symbolisme maîtrisé, d’ailleurs revendiqué et défini dans l’« éclaircissement » qui précède Le reniement de Pierre : « Originalité, bon sens, profondeur, absence d’imitation, de modèle, subconscient, nouveau et parfois sain ». Ces Poèmes d’autrefois sont déjà des poèmes de maturité.

Jean-Pierre Longre

www.letempsquilfait.com

 

11/04/2010

De la littérature en dix mots

Maudits.jpgOuLiPo, Maudits, Éditions Mille et Une Nuits, 2003

 

Savez-vous ce que sont un baobab, un cornichon, un trident ? Oui, sans doute, en général. Mais en particulier, ici, dans ce petit volume de l’Oulipo, ces mots prennent des acceptions bien originales. Qui pense Oulipo pense littérature à contraintes. Et on peut dire (en dix mots) : là, les contraintes se superposent, se combinent et se multiplient. Il s’agit d’une commande (première contrainte) de la Délégation à la langue française et aux langues de France, faite à partir des « dix mots » proposés lors de la semaine de la langue française (deuxième contrainte), et qui cette année, on le sait, ont été puisés dans les titres d’œuvres de Queneau : « Dimanche, vol, campagne, exercer, bleu, chiendent, rude, mille, instant, courir ». Sur la base de cette contrainte consentie (qui ne dit mot consent), les membres de l’Oulipo s’en sont donné à cœur joie, en soumettant ces « maudits » aux triturations les plus diverses, en onze chapitres : dix consacrés à chacun des mots, et un onzième consacré à la totalité. Une heureuse initiative, qui confirme et renforce le côté « grand public » de cette édition : quelques-unes des contraintes utilisées sont explicitées à la fin du volume (le lecteur y trouvera donc la réponse à la question sur le baobab, le cornichon et le trident).

 

Les procédés employés dans la mise en valeur des mots sont des plus divers : contraintes traditionnelles (mais toujours productives) comme l’homophonie, le monovocalisme, l’antonymie ou les aphorismes ; contraintes à succès (de la part des auteurs, mais qui méritent aussi celui des lecteurs) comme les ouliporimes, les ambigrammes ou « Morale élémentaire » ; contraintes apparemment plus légères que d’autres (mais qui demandent pour cela un travail au moins aussi attentif) comme les définitions, les dialogues, les textes à démarreur ; contraintes originales, ou plus méconnues que les autres (et qui, à l’appui des explications finales, demandent un joli travail de décryptage) comme (outre les trois citées dans la question initiale) la terine (un seul r), la belle absente, le bris de mots, le quenoum, le sonnet de mille lettres ou le sonnet mince...

 

Que de littérature en dix mots et cent pages... Car les textes ainsi produits ne sont pas que tours de force à caractère ludique. Ils sont bel et bien un hommage à la langue française, et à sa littérature. Hommage à certains écrivains, et d’abord – le contraire eût été stupéfiant – à Queneau et à ses cent ans (dix fois dix) : le modèle de Morale élémentaire, son dernier recueil, où il inventa une nouvelle forme poétique, les citations puisées dans certaines de ses œuvres (et pas seulement dans les titres), la pratique de l’exercice de style, de la quenine et du quenoum, et plus largement de toutes ces manipulations qu’en tant que cofondateur de l’Oulipo il contribua à mettre en place et à définir. Hommage à d’autres, aussi : Perec bien sûr, d’une manière récurrente (les « Je me souviens » et autres « textes à démarreur »), Rimbaud (qui finit par envahir « quelques vers bleus » et ainsi à l’emporter sur Hérédia, Baudelaire, Hugo et Mallarmé), Raymond Roussel et sa « bande du vieux billard », Michel Leiris avec son procédé définitionnel etc. Hommage à toute la littérature, à travers des titres de livres, des séries de citation, des résonances et des échos plus ou moins identifiables, et finalement à travers ce que nous montre ce petit ouvrage collectif et discret : que l’écriture littéraire n’a jamais fini de s’élaborer, n’a jamais fini de se déchiffrer.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.1001nuits.com

 

www.oulipo.net

10/04/2010

Principes et nouveautés

Bibl. oulipienne.jpgOuLiPo, La bibliothèque oulipienne, volume 6, Le Castor Astral, 2003.

 

Dans le premier Manifeste de l’OuLiPo, François Le Lionnais, fondateur avec Raymond Queneau du fameux Ouvroir, définissait dans les recherches du groupe « deux tendances principales tournées respectivement vers l’Analyse et la Synthèse. La tendance analytique travaille sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné. [...] La tendance synthétique [...] constitue la vocation essentielle de l’OuLiPo. Il s’agit d’ouvrir de nouvelles voies inconnues de nos prédécesseurs. »

 

Le sixième volume de La Bibliothèque Oulipienne, lu dans ce double esprit, répond rigoureusement à « l’anoulipisme voué à la découverte » et au « synthoulipisme (voué) à l’invention ». Comme les précédents (publiés chez Seghers, puis au Castor Astral, de 1990 à 2000), il réunit plusieurs fascicules de textes issus des travaux du groupe et écrits entre 1995 et 1997. Conformément aux principes énoncés dès l’origine, les contraintes y sont diverses, nouvelles et renouvelées, suscitant la poursuite du « grand œuvre ».

 

Hervé Le Tellier ouvre la marche avec 300 « Pensées » (les « Premiers cents » sur mille), qui toutes commencent par « Je pense » (comme Perec, dans une perspective différente, additionna jadis les « Je me souviens ») ; pensées qui ne dédaignent pas d’être drôles (« Je pense que si tous les gars du monde se donnaient la main, toutes les filles du monde s’ennuieraient ferme ») tout en étant signifiantes (« Je pense que les Q majuscules ont une petite queue, alors que les petits q en ont une grande »), sincères (« Je pense que quand j’écrirai mes Mémoires, je mentirai sys-té-ma-ti-que-ment »), pointues (« Je pense que ce que certains apprécient en Céline, c’est aussi son odieuse folie antisémite, qui les protège du regret de ne pas avoir son génie), et en donnant au lecteur le délicieux sentiment de s’y couler (« Je pense à toi »). Quelques fascicules plus loin, Le Tellier reprend une tradition de la littérature avec 26 textes alphabétiques, tout en rendant au passage hommage au Queneau de Morale élémentaire (« À bas Carmen ! »). Morale élémentaire se glisse encore dans « Un sourire indéfinissable », qui évoque la Joconde selon les points de vue les plus divers (qui valent bien les moustaches de Duchamp).

 

D’autres hommages : ceux de Michelle Grangaud à ses éminents camarades de l’OuLiPo, avec ses « Sexanagrammatines » - hybridation de l’anagramme (formé sur les titres d’œuvres des susdits camarades) et de la sextine ; de la même à Du Bellay, avec « D’une petite haie, si possible belle, aux Regrets », recueil composé de 191 tercets en forme de haïku : chaque texte « fondu » y est constitué de mots extraits, dans un ordre ou dans un autre, de sonnets du poète de la Pléiade, ce qui donne de vraies belles trouvailles : « Pourquoi moi ? – Pour suivre / la raison. Et je sais bien / que je suis un autre. » ; « Si tu veux la clef, / tu dois changer de secret / avec ton amour. » ; « Que le ciel demeure / le même, notre âge change / d’heure et de saison. »... Hommage encore, collectif celui-là, à Paul Zumthor (« La guirlande de Paul »), compagnon de route de l’OuLiPo, à la mémoire duquel ses amis composèrent poèmes médiévaux ou de métro, anagrammes et autres...

 

Jacques Jouet, après avoir tenté de résoudre le « mysthème de la chambre close » grâce à une « connaissance approfondie de la littérature », et notamment de la sextine et de la méthode S+7, y va lui aussi de son hommage, à Georges Perec : émouvante énumération d’« exercices de la mémoire », qui rappellent s’il en est besoin « qu’en 1978, Georges Perec a publié un livre intitulé Je me souviens ».

 

Les anciens ( ?) se répartissent les autres rôles. Jacques Bens, désormais « excusé » des réunions de l’OuLiPo, fait un magistral « inventaire » des méthodes oulipiennes en 19 variations sur « L’art de la fuite » - clin d’œil et non véritable concurrence à Jean-Sébastien Bach – la concurrence se jouant plutôt entre le S+9, les mots croisés, le tireur à la ligne, « Morale élémentaire » (décidément très courtisée) ou permutations. Jacques Roubaud rumine trois fois, à propos de Cent mille milliards de poèmes (mathématiquement, comme il se doit), de l’année 1991, « année palindromique » (depuis, il y a eu 2002), et de « morale élémentaire » (décidément etc.) dans le but de créer une « morale élémentaire généralisée ». Une quatrième rumination, un peu plus tard, précède « La terre est plate, 99 dialogues dramatiques, mais brefs », où Roubaud s’adonne à la drôlerie (Queneau disait la « connerie ») du langage humain : «  - Je est un autre / - Un autre que qui ? » ; « -La terre est ronde. / En Australie aussi ? / - Oui. » ; « - Au revoir. / - Au revoir. / - Tu trouves pas que c’est un peu court, comme dernier dialogue ? / - Oui, mais qu’est-ce que tu veux qu’on dise ? ».

 

Tout cela se termine par des considérations sur les travaux de l’OuLiPo, fragments d’Un certain disparate du cofondateur François Le Lionnais, suivies de considérations autres et un tantinet différentes de Jacques Roubaud – double manifestation de la diversité du groupe.

 

L’OuLiPo, « désormais dans son cinquième millénaire », est encore jeune et vigoureux ; souhaitons-lui de le rester.

 

Jean-Pierre Longre

 

P.S. : Signalons que le Castor Astral a aussi publié le septième numéro des Cahiers Georges Perec, intitulé « Antibiotiques », entièrement consacré à la biographie du grand Oulipien par David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots (1993, traduction française 1994, Le Seuil).

www.castorastral.com

 

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