17/01/2019
Obscurs et fabuleux
Richard Ford, Entre eux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, 2017, Points, 2018
Les vies respectives et communes de Parker Ford et d’Edna Akin, mariés en 1928, n’eurent rien d’extraordinaire. Lui voyageur de commerce, elle l’accompagnant sur les routes du sud des États-Unis avant la naissance tardive (1944) de Richard, ils ont mené une existence sans histoires exceptionnelles jusqu’à la mort prématurée de Parker, qui a laissé un vrai vide – même si, du fait de son métier, il était absent à longueur de semaine, ne rejoignant sa femme et son fils que le vendredi soir. Pour l’enfant en tout cas, la vie familiale n’était pas source de problèmes majeurs. « Ai-je jamais senti le moindre malaise entre eux ? Non. Ma nature d’enfant me donnait à penser qu’en gros, tout allait bien. Néanmoins si le scénario de la vie tend toujours à lisser le quotidien, alors notre vie s’en démarquait. […] Ils m’aimaient, ils me protégeaient, mais dans ma vie tout bougeait, les événements, les objets, les êtres ; j’étais seul les trois quarts du temps, sur la touche. Ce qui ne me dérangeait pas, et ne me dérange pas davantage aujourd’hui. Mais dire que la vie était calme, non. ». Mieux, l’absence paternelle a peut-être permis à Richard de se « rêver une vie privée », et finalement d’être devenu écrivain ; et pourtant le regret est constant chez lui de n’avoir pas pu parler à son père « en adulte ».
La construction du livre est claire : une moitié pour le père, une moitié pour la mère, qui a vécu bien plus longtemps que son mari, d’où les rapports privilégiés entretenus avec son fils. « A-t-on jamais une “relation” avec sa mère ? Je crois que non. Nous, ma mère et moi, n’avons jamais été unis par un lien classique, que ce lien repose sur le devoir, le regret, la culpabilité, la gêne ou la courtoisie. L’amour, qui n’est jamais classique, nous mettait à l’abri de tout. Nous pensions qu’il était solide et il l’était. ».
On s’en aperçoit, il ne s’agit pas seulement dans cette autobiographie d’un récit d’enfance. Il s’agit aussi d’une réflexion sur la vision que les enfants ont de leurs parents et sur la vérité des souvenirs – réflexion qui ponctue régulièrement le récit. « La vie de nos parents nous échappe en partie, pas de leur fait mais du nôtre, et dans ces conditions s’apercevoir qu’on ne sait pas tout est affaire de respect car les enfants rétrécissent le cadre de référence de tout ce à quoi ils appartiennent. Alors qu’être dans l’ignorance de la vie d’autrui, ou la réduire à un objet de spéculations, confère à cette vie une latitude qui rapproche de sa vérité. ». Et pour affirmer, vérifier en quelque sorte l’authenticité des faits et des sentiments ici rapportés, il y a les photographies : portraits, photos du couple avec ou sans le jeune Richard, de la famille (les « beaux-parents » Bennie et Essie), cliché joyeux de Richard avec sa femme, bien plus tard… Nostalgie et documents font bon ménage, ce qui n’exclut pas les nombreuses questions sur la relativité de l’existence et sur les aléas de la destinée.
Entre eux est à la fois questionnement et autobiographie, document et récit ; c’est surtout un bel hommage rendu à deux êtres à la fois ordinaires et singuliers, devenus dignes d’intérêt par la grâce de l’amour et de l’écriture, et un bel hommage à la vie. « Quand on m’interroge sur mon enfance, je réponds toujours qu’elle a été fabuleuse et que mes parents étaient fabuleux. Rien n’a changé sur ce point avec ce livre. Mais ce que j’ai compris en l’écrivant, c’est qu’à l’intérieur de ce cercle “fabuleux”, ce qu’il y avait de plus intime, de plus important, de plus satisfaisant et de plus nécessaire filtrait « entre eux », à l’exclusion de toute autre personne. Et, en particulier, de moi. On aurait tort de croire qu’un fils s’en porte nécessairement plus mal. À bien des égards, le constat est encourageant car il préserve ce mystère optimiste : pour attentif qu’on soit, une large part de ce qui advient nous échappe. ».
Jean-Pierre Longre
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28/11/2018
Comment la littérature construit une ville
Pierre-Julien Brunet, Roanne, regards d’écrivains, anthologie littéraire de Roanne et du pays roannais, illustration de couverture et photographies de Dominique Thoral, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2018
Pierre-Julien Brunet avertit d’emblée le lecteur : l’entrée en littérature de Roanne, « ville moyenne à plus d’un titre », « ville-étape », voire « non-lieu » littéraire, s’est faite laborieusement, lentement, grâce à des écrivains de passage d’abord (le fleuve, la route, la voie ferrée y jouent un rôle primordial), puis à certains autres qui en ont fait l’un de leurs lieux de prédilection (au moins momentanément). La composition du livre, sans être complètement chronologique, témoigne de cette progression : trois grandes parties (« Une ville où l’on n’a (longtemps) fait que passer », « Une ville qui s’écrit (pour la première fois ») sous l’Occupation », « Une ville où l’on s’arrête (enfin) »), inaugurées par une entrée en matière de Christian Chavassieux, enfant de Roanne, qui parvient à donner poétiquement une somme d’informations sur l’histoire démographique, économique, politique de sa ville, et prolongées, après un beau poème autobiographique de Daniel Arsand, par la mention de « trois mystères littéraires », comme des points de suspension promettant des révélations à venir…
Si Roanne, donc, semble échapper au prestige littéraire, les « regards d’écrivains » n’en sont pas moins éloquents. Et quels regards ! Ceux de Laurence Sterne, Flora Tristan, Valery Larbaud, Antoine de Saint-Exupéry, Barbara, dans des styles et des genres différents, évoquent leurs passages fugaces ou durables dans la ville ou ses environs. Ceux de Joseph Joffo, Robert Sabatier, David Ponsonby, Georges Montardre-Montforez, Hélène Montardre se fixent sur la période de l’Occupation, les écrivains créant des itinéraires vers Roanne vue comme un but idéal, ou à l’intérieur de la ville (notamment Robert Sabatier et Georges Montardre-Montforez). À noter qu’ici, au milieu des français, se glisse étonnamment un auteur de langue anglaise, David Ponsonby, qui, traduit par Pierre-Julien Brunet, raconte avec verve la vie des autochtones, et, allant au-delà des apparences, « se crée sa propre Roanne ». Puis arrivent les écrivains qui « s’arrêtent » sur une ville devenue sous leur plume lieu romanesque (Michel Tournier et Daniel Arsand), lieu de fiction merveilleuse (Louis Mercier), lieu poétique (Francis Ponge et Christian Degoutte) ; au fil des pages, Roanne devient une véritable « construction littéraire ».
Au-delà de la simple recension (qui pourrait être bien plus longue), les textes de cette anthologie ont été choisis pour leur représentativité et leur valeur littéraires, leur capacité non seulement à intéresser le lecteur, à l’instruire et à le renseigner en détail grâce à des notices et à des notes très précises, mais aussi à l’émouvoir. Outre la présence urbaine et humaine de la ville (qui va de soi, dira-t-on), celle de la nature (l’eau, les arbres, les chemins de campagne) est pour beaucoup dans le charme et la profondeur poétiques de l’ouvrage. Ajoutons que celui-ci est un « beau livre », au plein sens de l’expression : le contenu bien sûr, mais aussi le format, la mise en page et, ponctuant les textes, les illustrations et photographies de Dominique Thoral.
Jean-Pierre Longre
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14/09/2018
Une odyssée aux frontières de l’Europe
Laurent Geslin, Jean-Arnault Dérens, Là où se mêlent les eaux, « Des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins », La Découverte, 2018
Ce n’est qu’une petite partie de la planète, et pourtant que d’histoires à raconter, et quelle Histoire à explorer ! De l’Italie à la Géorgie, en voilier et par différents moyens de locomotion maritimes ou terrestres, Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens ont déniché les coins les plus reculés, les localités les plus méconnues des rives de l’Adriatique, de la Mer Égée et de la Mer Noire. Leur livre raconte leur périple, et surtout le passé et le présent de ces régions marginales, dont les fluctuations humaines ont suivi les variations géopolitiques : Italie, Croatie, Monténégro, Albanie, Grèce, Turquie, Géorgie, Russie, Ukraine, Moldavie, Roumanie…
Ces pays, certes connus, recèlent des lieux plus ou moins secrets que les touristes ne fréquentent pas, faute de les connaître. Non seulement des lieux, mais des populations minoritaires – Albanais d’Italie, Slovènes de Trieste, Tatares de Crimée, Russes de Moldavie, Tcherkesses du Kosovo, Lipovènes du Delta du Danube, bien d’autres encore, sans oublier les « migrants » et réfugiés qui contribuent à constituer ce mélange humain à la fois curieux, attachant et circonspect que nous peignent avec affection les deux voyageurs – à l’image des occupants d’un autobus géorgien : « Il faut un peu de temps et quelques gestes, un sourire au bon moment, sans trop en faire, pour être accepté dans la petite communauté du bus, dans cette humanité en mouvement unie par l’objectif d’avancer, par la fatigue partagée, par ces moments aussi intensément vécus qu’ils seront vite oubliés dès que le trajet prendra fin. ».
On remarquera au passage que le style n’est pas celui du reportage, mais plutôt du roman (non fictif) de voyage et d’histoire, dans lequel se dressent des portraits hauts en couleur et touchants, et se peignent des paysages poétiques. Par exemple : « Mustafa s’est attablé dans une bicoque des bords de la Bojana. Il a commandé une soupe de poisson, un citron et quelques miches de pain. Il a le crâne lisse comme un œuf, il n’est pas encore âgé, une petite quarantaine, mais des rides lui coulent des yeux vers la commissure des lèvres. Plus loin, derrière les vitres de la paillotte, les roseaux ondulent sous le vent du large qui a nettoyé le ciel pour dégager un froid soleil d’hiver. Mustafa l’Albanais est citoyen du Monténégro, il connaît bien les méandres de ce bout de terre, à l’extrême sud du pays. ».
Récit de voyage, mais aussi récit historique, voire mythologique : chaque chapitre, chaque étape fait l’objet d’une remontée dans le temps, explorant le passé des localités et des pays (avec des anecdotes qui valent le détour, telle l’histoire du yacht de Tito, ou des détails toponymiques comme l’origine de l’appellation « Mer Noire »…), n’occultant pas les relations parfois conflictuelles, voire chaotiques que ces pays entretiennent (l’histoire turque, notamment, fait l’objet d’explications éclairantes). De cette histoire, de celle des guerres, des traités de paix plus ou moins efficaces, des animosités larvées sont tirées des leçons non définitives, certes, mais d’un grand intérêt. Sans parler des évocations de figures mythologiques (Ulysse, bien sûr, mais aussi Médée, Jason et la Toison d’Or etc.). De rencontre en rencontre, de pays en pays, (et les tracas significatifs de certaines administrations douanières ne nous sont pas épargnés, sur le mode plutôt humoristique), Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens nous conduisent « là où se mêlent les eaux », où se déverse une bonne partie de l’Europe, où le Danube rejoint le Mer Noire en un vaste delta, non sans évoquer la silhouette d’Adrien Zografi, personnage de Panaït Istrati, un autre écrivain bourlingueur, coureur de contrées « où se mêlent » les peuples.
Jean-Pierre Longre
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11/06/2018
Lyon contestataire
Vincent Porhel et Jean-Luc de Ochandiano (sous la direction de), Lyon 68. Deux décennies contestataires, Lieux Dits Éditions, 2017
Lorsqu’on évoque les révoltes lyonnaises, on pense d’abord à celles des canuts qui, même si elles appartiennent à un passé relativement lointain, ont marqué durablement l’histoire de la ville. L’ouvrage dirigé par Vincent Porhel et Jean-Luc de Ochandiano remet en mémoire un passé plus proche, avec l’intention de « retisser la toile de la mobilisation sociale dans une moyenne durée (1958-1979), autour de l’explosion de mai-juin 1968 ». Ce n’est pas un simple rappel, mais une véritable reconstitution, photos et autres documents en grand nombre à l’appui, de la période indiquée. Car les « événements » de mai n’ont pas éclaté par hasard, sur terrain vierge. Dans un ordre clairement chronologique, les auteurs et leurs collaborateurs tracent les grandes étapes qui ont jalonné les deux décennies : la mise en place, le développement, le dynamisme des forces politiques et sociales dans les années 1950-1960 ; les prémices et l’éclatement des événements, jusqu’aux élections de juin ; l’atmosphère conflictuelle, la politisation, les luttes sociales, la désindustrialisation, le « maintien d’une combativité ouvrière » dans les années 1970…
Les grandes étapes, certes, mais en entrant dans tous les détails significatifs, qui ne sont pas considérés comme des parenthèses anecdotiques, mais dans la perspective globale du récit historique. Par exemple l’immigration massive due, dans les années 1950, à la croissance industrielle et au besoin de main-d’œuvre, les effets locaux de la guerre d’Algérie, les changements successifs dans l’action syndicale, l’émergence de l’extrême-gauche (trotskistes, maoïstes, anarchistes) et du PSU, les combats sociétaux (féminisme, mouvements homosexuels, légalisation de l’avortement…), la réorganisation de l’Université etc. ; autre exemple plus ponctuel mais tout aussi significatif, la légende et la vérité concernant la mort du commissaire Lacroix, le 24 mai sur le Pont Lafayette. Et, amis lyonnais et les autres, savez-vous ce que furent « le groupe Eckart » ou « la communauté de Moulinsart » ? Ce qu’est et ce que fut « la Maison des Passages » ? Vous souvenez-vous de la grève des PTT à l’automne 1974, de l’occupation de l’église Saint-Nizier par les prostituées en 1975, des méfaits terroristes de la « branche lyonnaise » d’Action directe, du « conflit Teppaz » ?
Tout cela, et bien d’autres choses encore, contribue à bâtir une œuvre narrative, descriptive, historique parfaitement documentée, illustrée d’une manière abondante et vivante, une œuvre qui non seulement remet les faits en mémoire, mais les contextualise, les explore, leur donne vie, et explique clairement l’évolution de la société, avec ses répercussions sur notre époque, dans notre région et dans la ville de Lyon. « Lyon, la belle endormie, jalouse de son isolement, s’est découverte densément connectée à un contexte national et international mouvant et tourmenté, que ce soit lors des répliques de l’agitation parisienne ou par la conscience, de la part de sa jeunesse, d’un destin commun, qui, à Lyon comme ailleurs, a pris les traits de l’aspiration révolutionnaire. ». Nous avons affaire à un véritable travail de recherche historique approfondie mis à la disposition du grand public ; pas seulement de ceux qui ont participé ou assisté à ces événements, mais aussi (et surtout ?) des jeunes générations. Et, nec plus ultra, Lyon 68 est un (très) beau livre, à conserver précieusement.
Jean-Pierre Longre
Avec les contributions de Lilian Mathieu, Sophie Béroud, Jean-François Cullafroz, Gilles Boyer, Arthur Grosjean, Jacqueline Ponsot, Josiane Vincensini.
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02/06/2018
« Quarante ans d’explorations et de débats »
Philippe Lecarme, Pour la passion d’écrire, un espace de liberté. Les ateliers d’écriture, L’Harmattan, 2017
Qu’est-ce qu’un atelier ? Un lieu où l’on travaille, seul ou à plusieurs, d’une manière artisanale (l’atelier du menuisier) ou artistique (l’atelier du peintre). Le terme s’est étendu à bien des domaines, incluant au passage, outre une construction grammaticale directe (atelier pâtisserie, atelier aquarelle etc.), le volontariat et le plaisir. Effet de mode ? Si c’est le cas pour certains, l’atelier d’écriture a la vie dure, et c’est tant mieux. Philippe Lecarme en témoigne magistralement, après au moins « quarante ans d’explorations et de débats », au cours desquels il a beaucoup lu et beaucoup pratiqué, comme participant et animateur.
Son livre est fondé à la fois sur la recherche et l’expérience, et se veut « utile aux enseignants » et « aux animateurs d’ateliers », « puisque, écrit-il, je n’ai cessé de faire le va-et-vient entre ces deux domaines de pratiques ». Livre foisonnant, qui fait le tour de la question, l’analyse, la synthétise, l’illustre abondamment, le tout sur un ton qui n’exclut ni la critique ni les options personnelles (parfois « à rebrousse-poil »), ni même les petits plaisirs de l’humour légèrement corrosif. Des exemples ? « Dans bien des cercles et clubs de poètes, se rassemblent des dames sensibles quoique opulentes et des messieurs à crinières ; on y écoute poliment les ébauches d’autrui avant de confier au groupe ses propres merveilles. Qui dit poésie dit fleur bleue et petits ruisseaux, émotions tendres et délicates. Je veux bien. Mais il y a tout de même Lautréamont, Aubigné, Artaud, Michaux et quelques autres sires bien peu affables. ». Ou encore : « Rien ne semble plus facile que de “raconter sa vie”. Eh bien, essayez donc ! » ; et de bondir sur cette formule : « Écrire de soi ne va pas de soi ».
Cela dit, c’est du sérieux, du très sérieux même. L’ouvrage dépasse sans doute les autres ouvrages sur les ateliers d’écriture, parce qu’il tient compte de tous, et est le fruit d’une pratique de longue haleine. Je ne me risquerai pas à le résumer ; simplement à dire que la pratique s’appuie sur une réflexion théorique et sur des références multiples, ainsi que sur les travaux des participants (« écrivants », « scripteurs » ?), qui sont les appuis les plus sûrs et les plus divers (collégiens, lycéens, étudiants, adultes consentants et volontaires, publics spécialisés – ou spéciaux). Dans la jungle des références et des expériences, l’auteur tente de frayer, pour lui et pour nous, des chemins larges et rassurants, et il y parvient. Il questionne l’écriture à contraintes, les rapports entre écritures personnelle et collective, entre création, émotions et thérapies, et tient des propos décisifs sur les écritures autobiographiques (à lire absolument : la section intitulée « Quatre-vingt-quinze propositions, regroupées par thèmes », qui réunissent le concret, le pédagogique et le mode d’emploi, à partir de la page 296), sur la nouvelle (à lire tout aussi absolument : les « fiches » sur ce genre et les exemples donnés, à partir de la page 337), sur la poésie et les tentatives fluctuantes pour la caractériser. Bref, en parlant des ateliers, Philippe Lecarme parle de la littérature, d’une littérature pour tous, éloignée de l’élitisme des « coteries » (qu’il dénonce dans un juste aparté sur le mépris dans lequel d’aucuns tiennent le « Off » d’Avignon, ne rendant compte que du festival officiel). Pour lui, « la délimitation entre œuvres légitimes et productions mineures n’a cessé d’être instable et polémique », et les ateliers – en tout cas pour les personnes qui désirent s’y adonner et qui y prennent plaisir – permettent de ressentir, en toute simplicité, « l’infinie complexité » de l’écriture littéraire.
Jean-Pierre Longre
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21/05/2018
Ne jamais renoncer
Eva Mozes Kor et Lisa Rojany Buccieri, Survivre un jour de plus. Le récit d’une jumelle de Mengele à Auschwitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de nuit, 2018.
On ne s’habituera jamais à l’horreur, et chaque témoignage sur les camps d’extermination apporte son lot de questions sur « l’espèce humaine », à la suite de celles que se pose Robert Antelme. En lisant Survivre un jour de plus, on se demande comment des hommes, des médecins devenus bourreaux, ont pu se rendre coupables des atrocités infligées à leurs victimes sous prétexte d’expérimentations médicales, et comment les victimes – du moins certaines d’entre elles – ont pu résister aux souffrances. Cette résistance, Eva Mozes Kor l’explique par l’amour que sa jumelle Miriam et elle se portaient mutuellement, ce qui constituait un soutien inébranlable : « Nous nous raccrochions l’une à l’autre parce que nous étions des jumelles. Nous comptions l’une sur l’autre parce que nous étions des sœurs. Et parce que nous appartenions à la même famille, nous ne renoncions pas. ». Ajoutons à cela une force de caractère exceptionnelle : « Je ne suis pas morte, me répétais-je. Je refuse de mourir. Je vais me montrer plus futée que ces docteurs, prouver à Mengele qu’il a tort, et sortir d’ici vivante. ».
Âgées de dix ans, Eva et Miriam, Juives nées en Roumanie, ont été déportées à Auschwitz avec leur famille – leurs parents et leurs deux sœurs, qu’elles ne reverront pas. C’est leur long calvaire qu’avec l’étroite collaboration de Lisa Rojany Buccieri l’auteure relate ici : le départ forcé de leur village sous le regard muet d’une population rongée par l’antisémitisme, l’arrivée brutale au camp, les expériences inhumaines faites sur les jumeaux, et donc sur Eva et Miriam, par Mengele et ses sbires, les maladies, la faim, la peur incessante de la séparation et de la mort, mais le courage inaltérable. Enfin la déroute nazie, la libération par les Russes (qui ne manquent pas de mettre en scène le film de la sortie du camp), et la question de l’avenir qui se pose aux deux fillettes maintenant seules : « Nous avions survécu à Auschwitz. Nous avions onze ans. Nous n’avions désormais qu’une question en tête : comment allions-nous rentrer chez nous ? ». Après maints détours, c’est le retour au village de Porţ, le malaise qui les prend en réalisant que ce ne sera plus jamais comme avant, et la volonté de se construire « une nouvelle vie ». Pendant cinq ans elles vivront à Cluj chez leur tante, puis, avec les difficultés que l’on devine sous le régime roumain de l’époque, ce sera le départ pour Israël.
Devenue par la suite américaine, Eva Mozes Kor a fondé « une association de soutien aux jumeaux ayant survécu aux expérimentations de Josef Mengele, et a aidé à faire pression sur plusieurs gouvernements afin que soit retrouvé ce dernier. ». Après le décès de Miriam, elle a ouvert à sa mémoire le « Musée et centre éducatif de la Shoah », et est devenue une ambassadrice de la paix et du pardon – conformément à ce qu’elle espère transmettre aux jeunes générations et qui conclut l’ouvrage : ne jamais renoncer, et pardonner à ses ennemis. Ce livre poignant, illustré par d’émouvantes photos, est à la fois témoignage nécessaire, leçon de courage et « message de pardon ».
Jean-Pierre Longre
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17/02/2018
« Laisser inventer la main »
Eugène Ionesco, Le blanc et le noir, Gallimard, L’imaginaire, 2017
On connaît évidemment le théâtre de Ionesco, moins évidemment ses essais, encore moins ses écrits narratifs. Mais connaît-on son œuvre graphique ? Certes beaucoup plus restreinte que son œuvre littéraire, elle existe bel et bien, dans un esprit créatif similaire à celle-ci. Séjournant à Saint-Gall avec sa femme et sa fille, le dramaturge s’adonna, grâce à des amis, à l’art de la lithographie, et cela donna Le blanc et le noir, publié d’abord en Suisse en 1981, puis en France, chez Gallimard, en 1985. La collection « L’imaginaire », dans laquelle figure cette nouvelle édition, va comme un gant à la main inventive et quelque peu iconoclaste de l’auteur, qui écrit lui-même : « Quand je commence à faire quelque chose, c’est autre chose qui sort. Souvent, c’est mieux, c’est préférable, il faut que le rythme y soit. Le rythme est tout. C’est pour cela, dis-je de nouveau, qu’il faut laisser inventer la main. ».
Les quinze lithographies du livre (en noir et blanc, donc) sont précédées d’une longue introduction et, pour chacune d’entre elles, de commentaires parfois brefs. Pour Ionesco, le dessin semble être une découverte, ou une redécouverte : « Je recommence depuis rien. ». Et à l’imagination s’ajoute « une sincérité totale, naïve. ». À lire ses commentaires, on a l’impression qu'il découvre ses propres dessins, les décrit, les interprète comme peut le faire le lecteur, jusqu’à se questionner. Par exemple, pour le premier, à propos des figures qu’il représente : « Et voici leur chef, le maître, le dictateur, le tyran. Que sont ces quatre têtes déformées, caricaturales qui l’entourent dans les quatre coins de la feuille ? Ce sont ses adjoints, vraisemblablement. ». Ou encore : « Dans le coin de gauche, en haut, encadrée, c’est bien une croix. Une croix bien triste, esseulée. Est-ce parce qu’elle est en manque de crucifié ? Oui, si vous voulez. Mais les pendus ne sont pas de vrais pendus. ».
Les questions que se pose l’auteur à propos de cette œuvre graphique sont celles qu’il se pose à propos de son œuvre écrite. Les commentaires qui relient les images sont parcourus de réflexions non seulement sur le dessin, mais aussi sur la vie et la mort, sur le remords, sur la foi et la religion, sur le théâtre (qui « parle trop » !), sur le silence et le besoin de sérénité. Et la sincérité toujours, qui permet à l’auteur d’insister sur ses propres contradictions – contradictions et dualité qui, en fait, nourrissent son œuvre : « Je me contredis tout le temps, j’affirme tantôt ceci, tantôt cela. » : blanc et noir, oui et non, bien et mal, tragique et comique, avec ces aveux : « Dès ma première pièce de théâtre, je me suis pris à vouloir écrire la tragédie du langage : ce fut comique. […] Tout ce que je dis est double. […] Il y a peu de choses qui séparent l’horrible du comique. ». C’est écrit à propos du théâtre, mais les lithographies qui composent ce livre en sont une illustration expressive, et un aveu de plus.
Jean-Pierre Longre
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22/12/2017
De Bucarest à MK2
Marin Karmitz, Caroline Broué, Comédies, Fayard, 2016
Né en Roumanie en 1938, Marin Karmitz est devenu, comme on le sait, l’un des hommes de cinéma les plus notoires, aussi bien en France qu’à l’étranger. Son livre Comédies (qui reprend au pluriel le titre beckettien de l’un de ses premiers courts métrages), écrit en dialogue avec Caroline Broué (qui n’hésite pas à intervenir périodiquement en son propre nom), retrace un itinéraire plein d’expériences diverses, de contradictions parfois, d’illusions, d’espoirs, de déchirements, de créations importantes, la vie d’un homme dont les « idées, en matière de cinéma, de politique, d’art, ont été élaborées en se confrontant au réel. ».
Cela commence, au début des années 1940, avec les menaces fascistes contre la famille « issue de la bourgeoisie juive roumaine », qui fuyant Bucarest se réfugie dans la station montagnarde de Sinaia (des « souvenirs extraordinaires » pour Marin), s’exile en 1947 par bateau jusqu’à Marseille et s’installe à Nice, puis à Paris.
« J’ai voulu faire du cinéma parce que j’étais incompétent ailleurs. Je dessinais mal, je ne savais pas écrire, je n’avais pas l’oreille musicale, j’étais piètre acteur. Ma mère me destinant à une carrière artistique, il ne restait que le septième art. ». Aveu bien modeste pour un homme qui a eu une telle carrière de réalisateur, de producteur, de distributeur (et aussi de photographe), pour le fondateur de MK2, pour un créateur qui a toujours voulu donner « une autre idée du cinéma », parfois « seul contre tous », un créateur qui, dit-il, « reste un passeur, un intermédiaire entre l’œuvre et le public. ». L’ouvrage retrace nombre de péripéties, évoque les rencontres et amitiés (avec Chabrol, Godard, bien d’autres encore), les inimitiés aussi, développe les idées, sans négliger le parcours politique qui le mène de la gauche prolétarienne à la présidence du « Conseil de la création artistique » voulu par Nicolas Sarkozy – ce pourquoi il a été attaqué, mais dont il se justifie en énumérant les projets, aboutis ou non, de ce Conseil, et en invoquant l’intérêt général, mais aussi ses déceptions (« J’ai compris pourquoi on ne pouvait lutter que de l’extérieur, et pourquoi vouloir infléchir les choses de l’intérieur est une illusion. »).
Homme de culture avant tout, homme de liberté, de révolte et d’indépendance, obstiné « à rester droit au milieu de l’adversité », Marin Karmitz, après le bilan de tout ce qui a fait un destin hors du commun, termine avec la « transmission » de ses réalisations à ses fils et avec un retour sur son pays d’origine, la Roumanie qu’il a redécouverte, un pays devenu « un autre monde ». L’avenir et le passé, donc, encadrant et nourrissant un récit vivant, illustré de photos et de documents évocateurs, à lire pour l’homme que l’on y découvre, pour la vie et l’histoire du cinéma et plus généralement de la culture.
Jean-Pierre Longre
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05/12/2017
« Accepter le chaos véritable qui nous compose »
D.H. Lawrence, Le Chaos en poésie / Chaos in poetry, introduit et traduit de l’anglais par Blandine Longre, Black Herald Press, 2017
Présentation :
Si D. H. Lawrence (1885-1930) a toujours écrit sur la poésie, Chaos in Poetry, composé en 1928 à la demande de Harry Crosby, cofondateur de la maison d’édition parisienne Black Sun Press, est peut-être l’un des textes les plus importants qu’il ait jamais consacrés au sujet. En exposant ses vues sur la « vraie » poésie et en développant la notion du « chaos vivant » que celle-ci serait censée révéler, Lawrence s’inscrit dans la tradition du poète visionnaire qui dévoile des mondes insoupçonnés, terrifiants – visions éblouissantes du chaos que l’humanité préfère occulter, un chaos cosmique, divin et intime qu’il faut rapprocher des notions d’élan vital et de flux protéiforme, traits essentiels de la créativité lawrencienne que l’on retrouve dans ce texte infiniment poétique.
Citations :
« La poésie a pour qualité essentielle de produire un nouvel effort d’attention et de “découvrir” un monde nouveau au sein du monde connu. L’homme, les animaux, les fleurs, tous vivent dans un chaos étrange et à jamais houleux. Le chaos auquel nous nous sommes accoutumés, nous l’appelons cosmos. L’indicible chaos intérieur qui nous compose, nous l’appelons conscience, esprit, et même civilisation. Mais il est, au bout du compte, chaos, qu’il soit ou non illuminé par des visions. ».
« Mais l’homme ne peut vivre dans le chaos. (…) L’homme doit s’envelopper dans une vision, se bâtir une demeure à la forme, à la stabilité, à la fixité apparentes. Dans sa terreur du chaos, il place d’abord une ombrelle entre lui et l’éternel tourbillon. Puis il peint l’intérieur de cette ombrelle comme un firmament. Ensuite il parade, vit et meurt sous son ombrelle. ».
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24/11/2017
Thérapie littéraire
Alexandre Gefen, Réparer le monde, la littérature française face au XXIème siècle, éditions Corti, « Les Essais », 2017
« À quoi sert la littérature ? ». Vaste et traditionnel sujet de dissertation face auquel le lycéen se trouve souvent démuni ou, s’il a quelques connaissances, peut se référer à juste titre à Aristote (enseigner, plaire, émouvoir), et pourquoi pas évoquer la « catharsis »… Alexandre Gefen ne renie rien de cela, mais y ajoute le fruit de ses réflexions et de son érudition, qu’il applique à la littérature d’aujourd’hui éclairée par celle d’autrefois. Pas de parti pris : l’essayiste se pose en analyste, non en polémiste.
En sept parties, Alexandre Gefen étudie les récentes orientations d’une littérature qui, s’éloignant majoritairement de « l’intransitivité », d’une conception purement esthétique et/ou structuraliste (ce qu’on a vu par exemple avec le Nouveau Roman), se veut « remédiatrice » et fait face « à soi », « à la vie », « aux traumas », « à la maladie », « aux autres », « au monde » et « au temps ». On a donc affaire à une écriture du sujet (souvent à la première personne) qui reprend ou renouvelle la tradition de l’autobiographie et de la biographie, à une écriture du témoignage et de l’empathie (une « éthique du care »), de la solidarité avec les humbles, les « invisibles », les démunis, les migrants… Il y a une « resocialisation de la littérature, qui devient une activité nécessaire d’expression de soi », de même que la lecture devient une activité thérapeutique, réputée pouvoir « changer la vie », voire lutter contre la maladie et la mort (Zabor ou les psaumes, le dernier roman de Kamel Daoud, est entre autres significatif de cette tendance). En tout cas, Alexandre Gefen montre parfaitement comment la littérature actuelle, permettant de mieux connaître l’être humain dans sa complexité, revêt (dans une perspective disons camusienne) une utilité psychologique, sociale, cognitive, et n’exclut pas la réparation rétrospective (Shoah, guerre d’Algérie, génocides récents…).
Bourré de références, s’appuyant sur un corpus aussi riche que divers (avec, on ne s’en étonnera pas, de nombreuses illustrations puisées chez des écrivains comme Annie Ernaux, Philippe Forest, Emmanuel Carrère, François Bon, mais aussi Pascal Quignard, Patrick Modiano ou Georges Perec – on en passe beaucoup), Réparer le monde est un ouvrage à la fois rigoureux et ouvert : pas de conclusion hâtive, pas d’avis définitif. « L’idée d’une réparation individuelle ou sociale par l’art reste un objet de perplexité. » À chacun de se faire son opinion sur l’art littéraire et ses fonctions. « Représenter le bien » ? « Faire le bien » ? Être un pur objet esthétique qui ne trouve sa finalité qu’en soi ? Grâce au livre d’Alexandre Gefen, la réflexion avance, même si les interrogations (et les éventuelles réponses) demeurent, inséparables de leur préalable (autre sujet ardu pour les futurs bacheliers) : « Qu’est-ce que la littérature ? ».
Jean-Pierre Longre
15:00 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, alexandre gefen, éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/09/2017
Musique et liberté, passionnément
Fabian Gastellier, Fritz Busch. L’exil : 1933-1951, avec le concours d’Elisabeth Willenz, discographie établie par Georges Zeisel, Notes de Nuit, collection « La beauté du geste », 2017.
Fritz Busch (1890-1951), l’un des plus grands chefs d’orchestre allemands du XXème siècle, eut une carrière et un destin exceptionnels, qui se divisent en deux périodes distinctes : la période allemande, jusqu’en 1933, et celle de l’exil, à partir du moment où le nazisme régna en maître sur son pays. Les éditions Notes de Nuit viennent de contribuer d’une manière décisive à la connaissance d’un musicien aussi important mais sans doute moins notoire, en France en tout cas, que certains de ses compatriotes : par la publication, dans une traduction d’Olivier Mannoni, des Mémoires de Fritz Busch (Une vie de musicien), qui s’arrêtent à l’année 1933 ; et par celle du livre de Fabian Gastellier (créatrice et directrice de Notes de Nuit) sur sa vie d’exilé, de 1933 à sa mort.
Ce dernier ouvrage est un récit passionné et passionnant en même temps qu’un essai d’une précision scientifique rigoureuse, s’appuyant sur de précieuses archives (Brüder-Busch-Archiv), sur des correspondances, des témoignages et documents divers. Cette dualité correspond parfaitement au personnage : Fritz Busch était à la fois passionné, hyperactif, intransigeant avec lui-même et avec les autres, et d’une rigueur absolue dans son travail. C’est en tout cas le portrait que l’on s’en fait à la lecture d’un livre dont il est, bien sûr, la figure centrale et omniprésente, mais dont la narration se déroule sur un fond historique qui influe fortement sur la vie de l’homme et de ses proches. Le nazisme, auquel il est d’emblée et restera toujours foncièrement hostile, alors que d’autres, comme Wilhelm Furtwängler ou Richard Strauss, eurent une attitude plutôt ambiguë. Pour Fritz Busch (et d’une manière plus radicale pour son frère Adolf, violoniste de renom), la révolte contre Hitler et ses sbires, par-dessus toute ambition et tout désir de gloire, a été permanente, à l'instar de Toscanini s’opposant au fascisme. « Le pouvoir nazi, qui comptait dans ses hauts rangs quelques mélomanes avertis, connaissait l’envergure du personnage. Son nom avait déjà circulé en 1922, quand Arthur Nikisch mourut, laissant la Philharmonie de Berlin orpheline de chef. Wilhelm Furtwängler, Allemand idéal, en héritera la même année. Busch, lui, n’est pas dans les normes. Busch ne transige pas. Le conflit ne pouvait être évité. Busch devra renoncer à l’Allemagne. Paradoxe : dans l’exil, il n’y aura peut-être pas plus allemand que lui. ».
Le livre relate donc, dans le contexte particulièrement tourmenté de ces années, mais sans polémique inutile, les tribulations d’un homme qui ne connaît pas le répit. « S’il se plaint souvent d’avoir un emploi du temps surchargé, ce qui est indéniable, Busch ne sait pas non plus s’arrêter. Il ne peut s’empêcher de caresser sans cesse de nouveaux projets. ». De la création en 1934 du festival de Glyndebourne à la participation active aux « Temporadas alemanas » de Buenos Aires, en passant par les opéras et concerts au Danemark (deuxième pays de prédilection pour lui et sa femme Grete), en Suède, aux USA, son activité vertigineuse, ponctuée d’événements familiaux et amicaux, fait fi de toutes les difficultés, de toutes les embûches, de toutes les inquiétudes, de toutes les souffrances morales et physiques. Jusqu’à son dernier Don Giovanni, dirigé quelques jours avant sa mort, à 61 ans, les espoirs fusent dans son esprit.
Le livre de Fabian Gastellier est d’un intérêt multiple, s’adressant aussi bien à ceux qui sont curieux de la personnalité d’un grand chef d’orchestre qu’à ceux qui s’intéressent à la vie musicale des années 1930 et 1940. Et si l’on veut trouver la date, le lieu, le programme de tel ou tel concert, de telle ou telle représentation lyrique, ou encore une précision discographique ou une critique musicale, on a là une véritable encyclopédie. Quoi qu’il en soit, la lecture de ces pages réveille l’essentiel : le désir de musique, celui d’écouter ou de réécouter Mozart, Beethoven, Verdi, Wagner, bien d’autres encore.
Jean-Pierre Longre
Vient de paraître : coffret 9 CD : Mozart, Fritz Busch at Glyndebourne (Warner) : http://www.warnerclassics.com/fritz-busch
19:06 Publié dans Essai, Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, musique, fabian gastellier, elisabeth willenz, georges zeisel, fritz busch, notes de nuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
05/09/2017
« Comment les sauver tous ? »
Emma-Jane Kirby, L’opticien de Lampedusa, traduit de l’anglais par Mathias Mézard, Équateurs, 2016, J'ai lu, 2017
« Je ne souhaitais pas raconter cette histoire. Je m’étais promis de ne jamais la raconter. Ce n’est pas un conte de fées. Ils étaient trop nombreux. Je voulais y retourner pour les sauver, tous. Je voulais y retourner. ». Ainsi s’exprime le protagoniste de ce récit, homme ordinaire qui vit sa vie familiale, affective et professionnelle d’opticien sans se soucier outre mesure des réfugiés qui abordent la petite île italienne de Lampedusa, si proche des côtes africaines.
C’est un jour prometteur de joie amicale et de grand air maritime que sa vie bascule. Partis pour une promenade en mer, ses amis, sa femme et lui ne comprennent pas tout de suite d’où proviennent les drôles de cris qu'ils prennent d’abord pour d’étranges "miaulements" de mouettes, et dont ils perçoivent finalement l’horrible vérité : des hurlements d’hommes, de femmes, d’enfants naufragés en train de se noyer. Pas d’hésitations, pas de discussion entre eux : tous se mettent avec acharnement aux tentatives de sauvetage, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la limite du danger pour eux et pour leur bateau, et avec le sentiment de ne pouvoir accomplir complètement leur devoir : « Il apparaît clairement que, pour l’opticien, le sauvetage n’est pas terminé. Il sonde du regard les eaux alentours : il cherche encore, sans relâche. ».
Ce récit sans fioritures romanesques, forcément vrai, qui puise sa force dans une terrible réalité, n’a rien de moralisateur, rien de politique non plus. Il n’est pas question de se demander pourquoi ces gens fuient leur pays : la guerre, les persécutions, la misère, le rêve, l’illusion ? Ils sont là, dénués de tout, au bord de la mort, et il faut les sauver, les accueillir, les héberger. Une histoire humaine, tout simplement, avec tout ce qu’elle implique de courage et d’abnégation. Un héroïsme discret qui ne cherche ni la gloriole ni même la reconnaissance, mais qui est guidé par la puissance de l’émotion, de la révolte et de la colère, et par des sentiments qui ont beaucoup à voir avec la solidarité, l’amitié, l’amour du genre humain. Rien de moralisateur donc, mais L’opticien de Lampedusa est un livre qui devrait donner à penser à tous les tenants de la fermeture des frontières et à tous ceux qui dressent des murs et des barbelés prétendument protecteurs.
Jean-Pierre Longre
11:14 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, anglophone, emma-jane kirby mathias mézard, Équateurs, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
18/08/2017
Les paradoxes du réel
Egon Bondy, Réalisme total / Totální realismus, traduit du tchèque par Eurydice Antolin, édition bilingue, Black Herald Press, 2017
Kathleen Raine, David Gascoyne et la fonction prophétique / David Gascoyne and the Prophetic Role, traduit de l’anglais par Michèle Duclos, édition bilingue, Black Herald Press, 2017
Egon Bondy (Zbyněk Fišer), né à Prague en 1930, mort à Bratislava en 2007, est de ces poètes trop méconnus en France, et qui dans leur pays ont eu un impact décisif. Influencé par le dadaïsme et le surréalisme, devenu par la suite prosateur, essayiste, historien de la philosophie, il fut à partir des années 1970 « une figure tutélaire de l’underground tchèque », ainsi qu’un personnage des œuvres de Bohumil Hrabal, qui l’appelait « mon ami le poète Egon Bondy ». Publié pour la première fois en 1951 dans la Collection Minuit, maison d’édition clandestine, Réalisme total réapparut au grand jour en 1992, et la traduction d’Eurydice Antolin est la première en français, contribuant ainsi à la connaissance d’une œuvre qui n’a été publiée dans notre langue que par bribes.
Le « réalisme total » est une réaction poétique au « réalisme socialiste » qui envahissait la vie pseudo-culturelle de la Tchécoslovaquie et des autres pays tentant de vivre sous la dictature staliniste. La tentative, en l’occurrence, est celle qui consiste à trouver dans toutes les combinaisons verbales (le premier poème en est une démonstration formelle) la dimension nécessaire à la vie : « Et nous devons recommencer / si de fait nous ne voulons pas mourir ». Les scènes de l’existence quotidienne, les tableaux montrant les êtres, les objets et les paysages familiers (le tramway, un vieillard, les rues de Prague, Noël, l’achat d’un livre…) sont soumis à l’ironie mordante, aux confrontations choquantes, telle celle des femmes « bien habillées » des officiers et des détenus « mal vêtus » des commissariats. Les chants d’amour fou pour « Marie » sont aussi les plus implacables des paradoxes : « Elle me hait encore plus que je ne la hais / car moi en même temps je l’aime ».
À l’opposé des promesses de lendemains qui chantent et de grands soirs, l’engagement poétique d’Egon Bondy donne du réel une vision à la fois complexe et transparente, provocatrice et désespérée. Le « tout est vain » qui émane de sa poésie est lié à ses « monstrueux cauchemars », ses « épouvantables lassitudes », et à la révolte contre un régime qui peut faire dire, au comble du cynisme : « Il n’est pas besoin d’attendre longtemps / conseillait la camarade dans la file d’attente du Comité national / Si vous cherchez un appartement d’emprisonné / il vous sera attribué sans délai ». Dix ans après la mort d’Egon Bondy, on n’en a pas fini avec le « réalisme total ».
Jean-Pierre Longre
J
Juste avant Réalisme total, Black Herald Press a publié David Gascoyne et la fonction prophétique, de Kathleen Raine, traduit par Michèle Duclos. À la suite des précédentes publications de David Gascoyne (La vie de l'homme est cette viande et Pensées nocturnes), cet essai d’une amie du poète, poète elle aussi, permet de mettre en perspective l’œuvre d’un écrivain attiré par « l’aspect messianique du surréalisme », et dont les « poèmes sont parmi les rares poèmes de notre temps à témoigner aussi éloquemment de la vérité de l’imagination au nom de laquelle ils parlent. ».
J.-P. L.
15:30 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, essai, tchèque, anglophone, egon bondy, eurydice antolin, david gascoyne, kathleen raine, michèle duclos, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
20/05/2017
« Le goût des mots »
Dany Laferrière, L’art presque perdu de ne rien faire, Grasset, 2014, Le livre de poche, 2017
Ne nous y trompons pas. Même si, çà et là, y figurent des textes intitulés « L’amateur de sieste », « Éloge de la lenteur » ou « L’art de dormir dans un hamac », même si la nonchalance y est avec bonheur communicative, le livre de Dany Laferrière n’est pas un livre de vrai paresseux. C’est une somme de réflexions, de méditations, de variations, de confidences, d’analyses sur des sujets liés à l’existence humaine en général et à l’expérience de l’écrivain en particulier, et pour lesquels, certes, la tranquillité est de mise.
Vingt-trois chapitres eux-mêmes composés de plusieurs textes autonomes, que l’on peut lire comme les Essais de Montaigne, « à sauts et à gambades », avec la lenteur voulue, que l’on peut savourer, garder en bouche tout en se laissant aller aux rêveries et aux pensées qu’ils suscitent. C’est un choix infini de thèmes et de motifs qui nous est proposé : le temps, les rapports sociaux, l’amour, la mort, les voyages, la culture, le plaisir, la peur, la violence, le pouvoir, la nostalgie, l’art et, bien sûr, les livres et les écrivains préférés – le tout n’étant pas exempt de quelques épisodes autobiographiques, de quelques souvenirs intimes. Cerise sur le gâteau, chaque chapitre est ponctué par un texte en vers libres, qui donne à ce que l’on peut considérer comme une mosaïque d’essais une belle touche poétique.
Non que la prose de l’académicien Dany Laferrière soit aride, bien au contraire. Comme toujours chez lui, elle se caractérise par son pouvoir d’évocation et d’émotion, d’empathie et d’ironie, par sa sensualité, son humour, son « goût des mots » – pour reprendre le titre d’un texte inclus dans un chapitre ô combien prometteur, « Un orgasme par les mots »…
On voudrait tout retenir de ce traité de vie, ou mieux, de ce roman de la vie. Car il s’agit bien de cela : Dany Laferrière se et nous raconte des histoires, des histoires qui donnent à penser, qui nous rendent intelligents, pour peu qu’on puisse l’être, des histoires qui aident à vivre. « J’ai toujours vu un lien entre la librairie et le cimetière », écrit-il. L’art presque perdu de ne rien faire nous fait retrouver l’idée que les livres nous aident à attendre calmement et délicieusement la mort.
Jean-Pierre Longre
22:43 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, francophone, dany laferrière, grasset, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/05/2017
"Humour et liberté" en quatre actes
Didier Convard et Pascal Magnat, L’incroyable histoire du Canard enchaîné, Les arènes BD, 2016
Il est né en 1915, en réaction à la grande boucherie qui faisait crever « dans le sang, la boue et les excréments » des millions de jeunes hommes. « Les va-t-en guerre avaient préféré dire aux Poilus qu’ils se battaient pour la France plutôt que pour leur portefeuille ! On meurt plus facilement pour une noble cause, n’est-ce pas ? ». Au printemps 1915, donc, réunion au domicile de Jeanne et Maurice Maréchal : outre les hôtes, il y a là le couple Gassier et Victor Snell – le noyau fondateur du Canard enchaîné, dès le départ « journal humoristique paraissant tous les mercredis », alors largement amputé par Anastasie (la censure).
Pendant les cent années qui ont suivi, et qui ont vu le journal s’étoffer, prendre de l’ampleur, il y a eu les hauts et les bas que toute publication régulière peut connaître, il y a eu des changements – d’équipes bien sûr, d’objectifs parfois – il y a eu les constantes majeures : faire rire à « coups de bec dans le ventre replet des industriels et des banquiers, des pousse-au-crime, des va-t-en guerre et autres ganaches de tout poil… », et rester absolument indépendant : pas d’allégeance, pas d’obligations envers quelque groupe que ce soit, pas de publicité. Et il s’en est toujours sorti, grâce à ses lecteurs de plus en plus nombreux, même si les critiques ont souvent fusé : « Si d’aventure on s’arrête pour faire un brin de causette avec l’instituteur socialiste, voilà le métallo communiste qui vient nous tirer par les basques : “Hé, camarade, attention, vous vous compromettez avec le parti américain.” Et si l’on boit un coup avec le métallo communiste, on vous crie de toutes part : “Alors, quoi, vous êtes du parti russe ?” ». Et l’humour, bien sûr : dessins, textes, jeux de mots, « noix d’honneur » etc. Tout cela pour mieux dénoncer les abus des possédants et des politiques, les violences sociales, l’autoritarisme et, surtout à partir des années 1970, les « affaires ». À la satire s’ajoute l’opposition à la hiérarchie autosatisfaite, à l’hypocrisie, à la mauvaise foi, à la langue de bois, à l’arrogance, à l’enrichissement à tout prix, à la malhonnêteté… Liste à poursuivre ad libitum…
Ce n’est pas une histoire comme les autres. « Incroyable », elle l’est par son protagoniste d’abord, ce canard grâce à qui nombre d’injustices, de coups tordus et de scandales ont pu être révélés, voire déjoués ; par la forme choisie ensuite : un vrai roman graphique, scénario parfaitement construit, texte riche et détaillé, images vivantes et variées – un roman théâtral aussi, en quatre actes assurés par la « Compagnie des Cancaniers », avec ouverture de rideau, défilés des personnages, salut final des nombreux acteurs, un rideau qui se referme sur l’image éternellement rieuse de Cabu, évoquant les pages noires des attentats. Drôles, instructives, émouvantes, ces pages de grande Histoire racontent le premier siècle d’un palmipède qui n’a pas encore fini de faire rire dans les chaumières et pester dans les palais, et auquel on souhaite évidemment longue vie. Qu’il poursuive dans la bonne humeur et le bec toujours bien acéré son œuvre de salubrité morale, politique et sociale.
Jean-Pierre Longre
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09/03/2017
De moderne en classique
Maxime Decout, Qui a peur de l’imitation ?, Les éditions de minuit, 2017
Maxime Decout a l’art de soulever les paradoxes auxquels la littérature confronte auteurs et lecteurs. En toute mauvaise foi (2015) avait déjà exploré ce qui se passe sous la surface de l’écriture, et l’auteur récidive avec Qui a peur de l’imitation ?, toujours publié dans la collection clairement nommée « Paradoxes » des éditions de Minuit. Récidive, sans toutefois se répéter. Car l’exploration concerne ici un phénomène inhérent à toute écriture et à toute pensée, et dont les nombreuses catégories peuvent se décliner à l’envi : « Le pastiche, la parodie, le travestissement burlesque, l’allusion, le plagiat », on en passe, sans compter ce qui relève de l’inconscient et des phénomènes « associés » tels que l’influence.
Paradoxes, disions-nous. Cela ne date pas d’aujourd’hui : « J’ai, avant tous les autres, porté de libres pas dans un domaine encore vacant. Mon pied n’a point foulé les traces d’autrui. […] Le premier, j’ai fait connaître au Latium les ïambes de Paros, imitant les rythmes et la vivacité d’Archiloque. ». Voilà ce qu’écrivait Horace dans ses Épîtres, et qui « commande une série de compromis incertains. », provoquant si l’on pousse loin la réflexion (ce qui est le cas) une sorte de vertige, en tout cas une instabilité constante. Tous les écrivains (et Maxime Decout s’appuie sur de multiples exemples, de l’Antiquité à nos jours, en passant bien sûr par Montaigne, La Fontaine, Chateaubriand, Flaubert, Proust, Gide, Joyce, Sartre…) « ont été amenés à confronter leur spontanéité mimétique au démon de l’originalité et aux démangeaisons de l’authenticité. ». Ils ont aussi mis en jeu les origines mêmes de l’acte littéraire ainsi que leur identité propre. « Car imiter, c’est s’engouffrer dans une zone de turbulence qui laboure les notions d’œuvre et d’auteur, puisque ce sont elles qu’on place facilement sous l’égide tyrannique de l’identité, de la singularité et de l’origine. ».
Pour ou contre l’imitation ? La question ne se pose pas vraiment, puisque tout écrivain, quelque original qu’il veuille être, est aussi un lecteur. Mais l’essai de Maxime Decout ne se contente pas du constat, ni de l’analyse des variations sur la question en fonction des périodes, des courants et des mouvements. En deux grandes parties (« Malaises dans l’imitation », « De l’imitation comme défi à l’imitation »), dans un style qui mêle avec bonheur didactisme, précision, objectivité, considérations personnelles, illustration abondante et complicité malicieuse (voir par exemple les titres de l’introduction et de la conclusion), l’auteur trace des itinéraires qui nous permettent de toucher, sur le chemin et au-delà du concept central d’imitation, des notions apparemment secondaires et en réalité importantes telles que celles de « supercherie littéraire », d’altérité (« Je est un autre »), de « plagiat par anticipation », d’« imitation réformatrice », de « communautarisme littéraire » ou encore celle, d’un intérêt majeur, de « mutualisme imitateur », qui, « pensé dans la durée, pourrait bien être aussi à l’origine de la cohésion stylistique et intellectuelle des mouvements littéraires ». Bref, n’ayons pas peur de l’imitation ; elle est là, constamment présente, et loin d’être négative ou honteuse, elle est constructive et constitutive de la chaîne créatrice : l’écrivain imite et est à son tour imité. Quoi de plus enviable pour lui de devenir à son tour un modèle ? C’est ainsi, finalement, que la littérature avance, faisant « d’un texte moderne un classique ».
Jean-Pierre Longre
10:25 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
10/02/2017
Lire, relire... L’amour et la barbarie
Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, Le livre de poche, 2016. Suivi d'un dossier d'Annette Wievorka. Grand prix des lectrices de Elle - Document.
Arrêtés en mars 1944 à Bollène, passés par Drancy, Froim Rozenberg et sa fille Marceline ont été déportés à Auschwitz. Séparés dès l’arrivés (lui à Auschwitz, elle à Birkenau), ils ne se sont revus que furtivement, de manière risquée – et lui n’est jamais revenu. Le récit que Marceline fait de cette tragédie bien des années plus tard est une extraordinaire lettre ouverte à son père tant aimé ; comme une amorce épistolaire, cette lettre débute par l’évocation d’un mot que son père avait réussi à lui faire passer là-bas et qui commençait par « ma chère petite fille », et le livre se termine par une terrible question posée par sa belle-sœur : « Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps ? »…
La réponse est contenue par anticipation dans ces cent pages denses, qui racontent l’horreur vécue par une jeune fille de 16 ans, dans le côtoiement quotidien des chambres à gaz et des cadavres, dans la famine et le gel, sous les coups de la cruauté nazie. Elles racontent aussi le retour, l’absence si lourde de celui qui lui avait prédit : « Tu reviendras, Marceline, parce que tu es jeune », un retour auprès d’une mère qui « ne voulait pas comprendre » et d’une famille qui a sa vie, malgré tout, et la tentation du suicide, de l’effacement désespéré.
Il y aura les mariages – le deuxième avec Joris Ivens, pionnier du cinéma, fameux documentariste, avec qui elle vivra l’engagement, les réussites, les erreurs, les voyages, la création. « Imagine le monde après Auschwitz. Quand la pulsion de vie succède à la pulsion de mort. Quand la liberté retrouvée contamine la planète entière et décrète de nouvelles batailles. ». Chant d’amour filial écrit à l’âge de 86 ans, où on lit entre autres cette phrase bouleversante : « Je t’aimais tellement que je suis contente d’avoir été déportée avec toi. », Et tu n’es pas revenu est aussi une belle leçon d’humanité, de courage et d’intransigeance dans le combat contre la barbarie.
Jean-Pierre Longre
15:58 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, récit, francophone, marceline loridan-ivens, judith perrignon, grasset, jean-pierre longre, annette wieviorka, le livre de poche | Facebook | | Imprimer |
19/12/2016
Un « art du merveilleux »
Marie-Claude Cherqui, Queneau et le cinéma, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, collection « Le cinéma des poètes », 2016
Dans Loin de Rueil, roman dont le cinéma associé au rêve forme le fil conducteur, dans la narration et dans la vie du héros Jacques l’Aumône, le pouvoir du « cintième art » (expression quenienne, on l’aura deviné) est tel qu’il laisse voir en lui « une manière d’exister, de philosopher, une mystique profane ». C’est en tout cas ce que Marie-Claude Cherqui affirme, et elle a raison. Car pour l’écrivain, le cinéma fut, « aux côtés de la littérature et des mathématiques, un compagnon quotidien. ». En tant que spectateur, bien sûr, dès l’enfance et tout au long de sa vie (« au moins trois fois par semaine », assure-t-il lui-même en 1945), mais aussi en tant que critique, commentateur, auteur, dialoguiste, scénariste, réalisateur, acteur… Bref, « ses travaux […] occupent à côté de son œuvre romanesque et poétique une place plus qu’importante. ».
Dans cet ouvrage, tout est là pour le confirmer et l’attester, en deux grandes parties finement intitulées « Du ciné dans Queneau » et « Du Queneau dans le ciné ». L’auteure y développe toute l’activité cinématographique de Queneau qui, soit dit en passant, a fréquenté dans ce contexte non seulement Jacques Prévert, Marcel Duhamel et Boris Vian, ses complices des « premières tentatives cinégraphiques », mais aussi René Clément, Marcel Pagliero, Jean-Pierre Mocky, Luis Buñuel, Jean Jabely, Jacques Rozier, Alain Resnay, Pierre Kast…, et dont l’œuvre a inspiré Louis Malle, Jean Herman, Michel Boisrond, François Leterrier ou Daniel Ceccaldi… Pour compléter la liste, Queneau a laissé « 8 commentaires pour des documentaires, 14 scénarios ou adaptations et dialogues pour des longs-métrages, 9 synopsis. Il supervise le doublage de 4 longs-métrages, écrit 6 chansons pour Gervaise, fait un peu l’acteur pour Pierre Kast et Claude Chabrol » ; il a aussi écrit « « 11 textes et articles sur le cinéma », et a été juré du Festival de Cannes en 1952. Voilà un aperçu, qui méritait d’être développé – ce qui est fait dans ce volume.
En 120 pages complétées par une bibliographie « sélective » mais significative, 120 pages denses, parfois pittoresques ou surprenantes, toujours sérieuses et documentées, ponctuées d’abondantes citations de textes de et sur Queneau, Marie-Claude Cherqui – qui a naguère consacré une thèse entière et plusieurs articles au sujet – dit tout, explique tout, en une série d’analyses synthétiques (pour ainsi dire), et montre avec pertinence que l’œuvre cinématographique de Queneau est en phase avec le reste de son œuvre, romanesque et poétique. Voilà la marque d’un artiste au génie largement pluriel et toujours maîtrisé.
Jean-Pierre Longre
16:25 Publié dans Essai, Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, cinéma, raymond queneau, marie-claude cherqui, nouvelles éditions jean-michel place, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
17/11/2016
« Géographie sonore »
Gaëlle Josse, De vives voix, Le temps qu’il fait, 2016
La voix est « ce qui précède le verbe, la parole, le discours », écrit l’auteure dans son « Avant-dire ». Et puis le verbe est nécessaire pour en parler. Même chose avec la musique, que Gaëlle Josse évoque avec ferveur, ici et dans d’autres livres (par exemple Les heures silencieuses ou Nos vies désaccordées). Autre point commun : le silence. C’est sur les plages de silence que les sons prennent leur relief ; toute parole, toute musique se construit sur le silence. C’est ainsi que les textes de Gaëlle Josse sur la voix ont pris la forme de la brièveté, interrompus et reliés par des espaces vides comparables à ceux qui ponctuent la parole, le chant, le cri – reprises de souffle, pauses qui permettent à la voix d’être « signe de présence au monde, signe d’un possible vers autrui. », et au lecteur de méditer un instant sur ce qu’il vient de lire.
La voix, donc, thème central, est l’objet de variations multiples permettant à l’auteure d’aborder toutes sortes de sujets dont le caractère personnel s’élargit à des considérations d’ordre général. Souvenirs d’enfance, instantanés de la vie quotidienne (le métro, la rue, une réunion familiale ou amicale, la radio et la télé…), agacement et colère contre les voix qui veulent se donner de l’importance, mise en avant d’expressions sur lesquelles il est bon de s’attarder (« Parler à la cantonade », « Une voix tranchante, une voix coupante, une voix caressante », et, avant tout, le titre, auquel le pluriel donne une particulière résonance), aussi et encore la musique, avec notamment une belle description de voix chantant Schubert : « Voix de baryton pour le narrateur, voix de ténor pour l’enfant et le Roi des Aulnes, voix de basse pour le père. Le piano fait entendre les rafales de vent à la main gauche, et le galop du cheval par des triolets d’accords à la main droite. La nature tourmentée, le déchaînement des instincts, l’aveuglement puis l’angoisse paternelle, l’issue tragique. Les forces obscures contre la seule raison. ».
« Ni essai, ni récit, ni roman, ni autobiographie », précise la quatrième de couverture. D’accord. Mais si l’on peut en effet exclure le roman, De vives voix est peuplé de réflexions (essai), d’histoires (récit), de mémoire personnelle (autobiographie). Il y a donc de tout cela, à quoi il faut ajouter la poésie. Ces brefs agencements de mots tiennent souvent du poème en prose, à la fois par leur condensation et les perspectives qu’ils ouvrent. Leurs échos ont des chances de résonner bien au-delà de leurs significations premières.
Jean-Pierre Longre
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25/08/2016
« Saisir quelque chose du monde »
Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset, 2014, Folio, 2016
Le titre du neuvième volume de Dernier Royaume n’est pas exempt de paradoxe provocateur. Provocateur de pensée, donc… Les justifications par anecdotes exemplaires ne manquent pas. Celles qui ouvrent et ferment le volume – Rachord, roi des Frisons, refusant au dernier moment le baptême, le cadavre de Locronan choisissant lui-même sa sépulture… Entre temps, beaucoup d’autres faits tirés de l’histoire et des mythes, beaucoup d’érudition, beaucoup de réflexion.
Il y a, entre autres, David Oïstrakh confiant à son ami Isaac Stern : « Si j’arrête de jouer, je pense. Si je me mettais à penser, je mourrais. ». Il y a la « dépression nerveuse » de Thomas d’Aquin prenant conscience de la vanité de sa Somme théologique. Il y a l’histoire des disciples d’Emmaüs. Etc. Il y a, par-dessus tout, le langage, point de départ de la réflexion chez Quignard, qui comme souvent fait jouer (met du jeu dans) l’étymologie, l’évolution sémantique, phonétique, historique des mots, établissant une « esthétique de la pensée » (titre de l’un des chapitres) : « le mot nous (esprit) vient du mot noos (flair) » ; ou encore « le verbe latin cogito peut se décomposer » et devient une « coagitation » de la psychè (le souffle) avec la langue… De même tout au long de ces essais épars qui n’en forment qu’un. « C’est ainsi que l’étude est le plus beau des dons. » ; et c’est ce qui permet de « saisir quelque chose du monde. ».
Explorer au long de ces 230 pages les idées remuées par Pascal Quignard n’est pas une sinécure ; c’est un plaisir mérité, qui vient avec la lecture. Justement, la lecture. Si la pensée et la mort (et vice-versa) sont au centre du livre, l’acte de lire en est une clé. Lisons donc, car « lire, c’est suivre sans finir des yeux la présence invisible ». « La lecture naît de la désintégration de soi à l’intérieur d’un autre. Il y a d’abord une désintégration difficile (il faut « rentrer » dans le roman) laquelle est suivie d’une fusion merveilleuse dans la lecture (on ne peut plus la quitter). ». Et si on s’intéresse plutôt à la bêtise et/ou à la science du cerveau, on trouve aussi son compte. Et si on se demande pourquoi « du début jusqu’à la fin de son histoire la philosophie fut fascinée par la proximité du pouvoir », l’auteur donne des éléments de réponse (avec Platon, Aristote, Sénèque, Descartes, Diderot, Hegel, Heidegger…). Pour finir, une référence parmi d’autres à Socrate (l’un de ceux qui est vraiment mort de penser) : « Socrate meurt au cœur du groupe, entouré de ses amis. C’est ainsi qu’il préfère mourir : au cœur de la cité qui l’a vu naître. Mais Socrate dit à ses amis, alors qu’il est en prison : « L’objet de notre désir n’est pas la vérité mais la pensée. ».
Jean-Pierre Longre
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20/05/2016
Retour au village
Lire, relire: Pierre Jourde, La première pierre, Gallimard, 2013, Folio, 2015
Les faits, plus ou moins déformés, ont suffisamment défrayé la chronique pour qu’on n’y revienne pas en détail. Un écrivain publie un livre sur le village de ses origines et de ses vacances, un certain nombre d’habitants prennent mal ce qu’il en a écrit, et l’été suivant, l’auteur et sa famille sont pris physiquement à partie dès leur arrivée devant la maison : coups échangés, bébé blessé, enfants affolés, fuite éperdue sous les jets de pierre – le tout vécu dans une double dimension temporelle, accélération des événements, étirement du temps. Le récit se poursuit avec ses nécessaires conséquences : plainte chez les gendarmes, dépositions des uns et des autres, procès (intenté essentiellement pour le traumatisme vécu par les enfants), médiatisation, et surtout, avec le souvenir indélébile, la rupture irrémédiable avec les anciens compagnons du « pays perdu », ceux qui vous ont fait naguère partager leurs travaux et leurs jeux, leurs soirées conviviales et la rudesse de la montagne.
Ils y sont remontés depuis, l’auteur et sa famille, dans le hameau resserré, au bout des lacets de la route, parmi les regards fuyants et les figures fermées, définitivement considérés comme inexistants, et acceptés comme tels par eux-mêmes. « Comment peut-on supposer que tu accueillerais tout content, reconnaissant presque, les signes de dégel, les embryons d’échange, les tentatives de pacification ? Après les pierres aux enfants, le mur du silence refermé sur des gens qui n’y peuvent rien, les étrangers circonvenus, les dos tournés de ceux qui n’étaient même pas concernés ? C’est terminé, et à jamais, et c’est très bien ainsi. Il y a le sang d’un gamin d’un an entre nous. ». Et il y a le sang familial qui attache définitivement à la terre des ancêtres, celle qui est au cœur du livre et dans le cœur de ceux qui l’habitent ou l’ont habitée. Ce livre, qui ne tient pas du règlement de comptes, mais de l’explication, de l’examen des faits comme vus de l’extérieur (le "tu" que le narrateur s’applique à lui-même est celui de l’observation de soi), finalement d’un « tout compte fait » à caractère profondément littéraire et humain, ce livre donc est aussi un hymne à ce coin de montagne auvergnate, aux anciennes estives, aux derniers hameaux avant les sommets, à la vie rude de leurs habitants, au silence des paysages, et nous vaut de poétiques évocations : les pentes du volcan avec « toute une végétation rase où se détachent par intervalles les hautes tiges des gentianes […], un vieux bois de pins tout tordus, où l’on imagine que doivent se réunir des magiciens par les nuits de pleine lune. ».
Lieu étrange et familier, si lointain et si proche, « le pays est un exil et un égarement. Ici, la terre montre la trame, le paysage est une violence en voie d’effacement. C’est au moment où il va s’évanouir que l’être nous saisit dans son évidence et son mystère. Voilà ce qui retient, sur ces grands plateaux entaillés de gorges profondes, où le vent ne cesse d’énoncer un appel incompréhensible. ». La première pierre est un beau livre qui ne lève pas les mystères, mais qui met au jour les paradoxes de l’attachement au pays et la complexité des comportements humains.
Jean-Pierre Longre
16:12 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, pierre jourde, gallimard, folio, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
18/05/2016
Journal de l’hypermarché
Lire, relire: Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil, « Raconter la vie », 2014, Folio, 2016
Rien de plus trivial, rien de plus nécessaire que de « faire ses courses » en grande surface, lieu de survie de l’espèce humaine dans le monde occidental actuel. De cette réalité quotidienne (ou, disons, hebdomadaire), Annie Ernaux a tiré une substance mi-sociologique mi-littéraire en tenant pendant un an le journal de ses passages à l’hypermarché Auchan de Cergy.
On retrouve dans cette relation régulière les sensations, les impressions que l’on éprouve en ces lieux sans leur prêter vraiment attention, en tout cas sans leur donner plus d’importance qu’aux gestes répétitifs d’une existence banale. On y retrouve aussi des contraintes et des agacements plus ou moins éprouvants (le caddie bancal, les bousculades dans des rayons surpeuplés, l’attente aux caisses, la déshumanisation des machines automatiques…), ainsi que la reproduction presque caricaturale des divisions sociales (hommes / femmes, jeunes / vieux, classes populaires / classes moyennes et supérieures). Paradoxalement, l’hypermarché est aussi comme un refuge, un lieu de plaisir personnel, sinon de fascination : « Je suis allée à Auchan au milieu de l’après-midi après avoir travaillé depuis le matin à mon livre en cours et en avoir ressenti du contentement. Comme un remplissage du vide qu’est, dans ce cas, le reste de la journée. Ou comme une récompense. Me désoeuvrer au sens littéral. Une distraction pure ». Une « distraction » qui fait prendre conscience de sa modestie et de son impuissance devant les interdictions diverses (de photographier, de consommer ou de lire sur place etc.) et devant le gigantisme : « L’hypermarché contient environ 50 000 références alimentaires. Considérant que je dois en utiliser 100, il en reste 49 900 que j’ignore ».
Sociologie et littérature, donc, devant ce qui relève à la fois de l’observation de soi et des autres dans un contexte qui dépasse l’individu : l’auteure est à la fois, sans honte affichée ni fausse modestie, dans le monde (la foule des acheteurs) et hors du monde, puisqu’il s’agit pour elle de prendre du recul par l’écriture. « Voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence ».
Jean-Pierre Longre
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07/04/2016
« Alimenter le désir de vivre »
Jacques Lusseyran, Le monde commence aujourd’hui, Silène, L’artisan philosophe, 2012, Folio, 2016
« Les deux miroirs brisés, les yeux continuent de vivre. Ceux dont je veux parler, les vrais yeux, travaillent au-dedans de nous ». Et plus tard, à propos des images et de la mémoire : « Celles-ci, les souvenirs, je les voyais aussi, mais dans ma tête, au niveau et de mon front et de mon cerveau. Celles-là, les choses vues, je les percevais beaucoup plus largement : dans l’ensemble de mon organisme ». Oui, à la suite d’un accident, Jacques Lusseyran (1924-1971) est devenu aveugle à huit ans. Mais une fois ces précisions données, il faut bien avouer que Le monde commence aujourd’hui n’est pas un livre sur la cécité. C’est un livre tout en clarté.
S’il comporte un aspect autobiographique, le récit de vie est un support pour autre chose, qui tient à la fois du témoignage, de la réflexion et de la poésie. L’expérience dramatique du camp de Buchenwald n’est, par exemple, jamais misérabiliste, au contraire : elle est jalonnée de rencontres d’hommes à la fois ordinaires et admirables comme Jérémie, qui « trouvait la joie en plein bloc 57 », Louis, qui semblait « se chercher une famille », Pavel le Russe qui prenait la vie comme elle vient…
La vie, c’est bien d’elle qu’il s’agit, à travers le regard intérieur porté sur soi et sur les autres. La vie du prisonnier, et aussi celle de l’enseignant, du conférencier qui doit éveiller son auditoire en restant lui-même éveillé aux autres. De quoi s’agit-il encore ? De la poésie, qui n’est pas seulement de la littérature, mais aussi « un acte », « une des rares, très rares choses au monde, qui puisse l’emporter sur le froid et la haine », et qui somme toute illustre parfaitement ce que réussissent à susciter la méditation active de Jacques Lusseyran (si bien suggérée par le portrait qu’en a fait Jean Hélion) et son écriture à la fois subtile, vigoureuse et apaisante : « Alimenter le désir de vivre ».
Jean-Pierre Longre
http://www.omalpha.com/jardin/lusseyran.html
Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, préface de Jacqueline Pardon, Folio, 2016
Présentation de l'éditeur:
En 1940, la France capitule. En 1941, Jacques Lusseyran, alors qu’il est aveugle et n’a pas dix-huit ans, entre en résistance en rejoignant le mouvement Défense de la France. Le 20 juillet 1943, il est arrêté par la Gestapo, interrogé pendant des jours interminables et enfermé à Fresnes. Il sera déporté en 1944 à Buchenwald. Comment un aveugle peut-il survivre à cet enfer? Grâce à la protection d’un groupe de Russes et à sa connaissance de l’allemand qui lui permettra d’informer les autres déportés des agissements des S.S. Après un an et demi d’horreur, il est libéré et revient en France où il poursuivra ses études en affirmant ses aspirations littéraires balayées par la guerre.
Cette autobiographie est un exceptionnel exemple d’amour de la vie, de courage et de liberté intérieure face à l’adversité.
15:03 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, récit, francophone, jacques lusseyran, silène, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Clarté intérieure
Jérôme Garcin, Le voyant, Gallimard, 2015, Folio, 2016
Jacques Lusseyran (1924-1971) a vécu hors normes : enfant choyé devenu accidentellement aveugle à huit ans, résistant actif alors qu’il était encore un brillant lycéen, arrêté puis déporté à Buchenwald, marié trois fois, professeur de littérature française aux États-Unis (les portes de l’Université française lui étant fermées depuis le régime de Vichy à cause de sa cécité), membre d’un ésotérique et étrange « Groupe Unitiste », conférencier à succès, séducteur invétéré, écrivain méconnu, mort prématurément dans un accident de la route, et finalement disparu dans les limbes de l’oubli littéraire…
Tout cela est raconté, rappelé dans Le voyant, livre qui n’est pourtant pas une biographie ordinaire, qui est bien plus que cela. Le titre lui-même contient l’essence de ce dont il est question : Jacques Lusseyran a maintes fois expliqué « l’incroyable pouvoir qu’il avait tiré de son traumatisme originel » ; maintes fois montré « combien ce choc tellurique avait, en contrariant à la fois les idées reçues et les invariants scientifiques, déterminé toute son existence ; pourquoi enfin sa morale, sa philosophie de la vie, sa disposition au bonheur, son perpétuel besoin d’aimer découlaient naturellement de ce drame dont il n’allait cesser de faire une promesse et une chance. ». Aussi contradictoire que cela puisse paraître, il voit dans la cécité une source de courage dans les épreuves physiques et morales, un surcroît d’aptitude au bonheur, à l’amour, au désir, un insatiable appétit de vivre – et voici, très justement, ce qu’écrit encore Jérôme Garcin : « Du camp de Buchenwald, un homme sans regard, si maigre qu’il semble flotter dans sa tenue rayée et puis s’y noyer, a pu écrire : « J’ai appris ici à aimer la vie. » Même si l’on en comprend le sens – il a appris ici à refuser de mourir, à se battre pour survivre –, cette phrase n’a pas d’équivalent dans toute la littérature concentrationnaire. Elle explose, comme une bombe, à la tête de tous les bourreaux. Elle les tue. ».
Jérôme Garcin, qui s’intéresse et nous intéresse assidûment à des écrivains que la postérité littéraire a injustement laissés de côté, mis en réserve en quelque sorte (Jean Prévost, maintenant mieux reconnu, Jean de la Ville de Mirmont, Jacques Chauviré, bien d’autres encore auxquels il fait une place de choix dans ses chroniques du Nouvel Observateur), et qui aime, par le jeu paradoxal des mots, des idées, des sentiments et des épisodes biographiques, dévoiler les secrets des existences et des créations, donne ici à la destinée de Jacques Lusseyran des couleurs, un relief, une profondeur que cet exceptionnel « voyant » eût aimé goûter de tous ses sens.
Jean-Pierre Longre
14:59 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, biographie, francophone, jacques lusseyran, jérôme garcin, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
26/02/2016
L’Histoire et le Roman
Milena Agus, Luciana Castellina, Prends garde, traduit de l’italien par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, 2015, Liana Levi Piccolo, mars 2016.
Prix Méditerranée étranger 2015
L’histoire des Pouilles entre 1943 et 1946 est tourmentée, complexe, violente. Histoire politique (le sort de l’Italie après la chute de Mussolini et le débarquement des alliés), histoire sociale (la misère des ouvriers agricoles et leurs révoltes contre les propriétaires terriens). Le mérite de Luciana Castellina, écrivaine et journaliste engagée à gauche, est de retracer d’une manière vivante, détaillée, claire, ces épisodes d’un passé trop vite oublié. Cela à partir d’un événement survenu le 7 mars 1946 sur la place principale de la ville d’Andria, entre Foggia et Bari, où des milliers de personnes s’étaient rassemblées pour écouter le discours du fameux syndicaliste Giuseppe Di Vittorio : un ou deux coups de feu furent tirés depuis la riche demeure des sœurs Porro, issues d’une grande famille locale. Les pages qui suivent décrivent donc le contexte historique, local et national, situant les faits.
Retournons le livre. Même illustration, mais cette fois le titre Prends garde est précédé d’un autre nom : Milena Agus. La romancière sarde, devenue célèbre avec son Mal de pierres (2007), est partie du même épisode, les coups de feu tirés sur la place d’Andria. Symétriquement à la relation fidèle de la réalité historique, la fiction romanesque nous fait pénétrer dans la demeure toujours fermée des sœurs Porro, vieilles héritières d’une tradition composée de piété, de charité, de gestes routiniers, de non-dits, de conservatisme. Celle qui nous y emmène et qui nous les fait connaître de l’intérieur est du même monde qu’elles, mais plus ouverte, révoltée, extravagante (du moins aux yeux de ses semblables) : « Gracieuses, raides et efflanquées, elles l’accueillaient, elle, pataude et replète, qui, assise sur le sofa avec les jambes trop écartées, faisait la révolution. Elles l’écoutaient, prenaient peur, et riaient en se cachant la bouche. ».
Les deux points de vue, historique et romanesque, prolétarien et possédant, renvoient l’un à l’autre, et font saisir la profondeur des choses et des gens. D’un côté le drame collectif de toute une région, voire d’un pays ; de l’autre « la tragédie des sœurs Porro », d’une famille riche en fin de parcours. D’un côté les foules et leurs luttes pour une société plus juste, de l’autre les individus et leur psychologie, leurs sentiments plus ou moins cachés, leurs combats intérieurs. L’imaginaire et le réel, loin de s’opposer, se complètent parfaitement pour faire saisir, en tout cas approcher la vérité humaine dans toute sa complexité.
Jean-Pierre Longre
12:04 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, italie, milena agus, luciana castellina, marianne faurobert et marguerite pozzoli, liana levi, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
29/12/2015
Impasses de la littérature ?
Maxime Decout, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Les éditions de Minuit, 2015
« La mauvaise foi est la chose du monde la mieux partagée. Elle se range de prime abord à côté des mensonges, haines, hontes, colères ou autres sentiments violents qui constituent la matière même de l’humain. ». Autrement dit, elle est « inscrite dans la structure même de l’être. ». D’emblée le lecteur est mis en condition, prévenu : les cinq chapitres du livre vont montrer que la littérature, l’une des formes esthétiques les plus fréquentées, l’un des modes d’expression les plus répandus, est une incessante manifestation de mauvaise foi.
Il ne faut pas, comme on le fait souvent, confondre mauvaise foi et mensonge. « La littérature ment », certes – la fiction et la poésie le font naturellement –, mais il s’agit ici de développer l’idée que quelles que soient les postures de ses acteurs, y compris celles des autobiographes, voire des « sincéromanes exaltés », le discours littéraire respire la mauvaise foi dans son fonctionnement, même lorsque celle-ci est reconnue, avouée. Il suffit d’« ouvrir le ventre du texte, [d’] ausculter sa circulation et sa respiration » pour le constater.
Maxime Decout ne s’en prive pas. Son essai n’a rien d’un pensum théorique : tous les constats, toute l'argumentation s’appuient sur les œuvres d’auteurs choisis, dont certains ont leur place naturellement désignée par le sujet (Montaigne, Rousseau, Stendhal, Dostoïevski, Leiris, Sartre, Blanchot, Sarraute, Perec…), mais dont d’autres sont sollicités d’une manière moins attendue, cependant pleinement convaincante (Madame de Lafayette, Molière, Zola, Mauriac, Queneau, la liste complète serait trop longue), et le recours au roman policier n’est pas négligé. Cela va, par exemple, jusqu’à une « querelle de la mauvaise foi » qui se joue en trois actes entre certains pratiquants et/ou théoriciens. Et en guise d’épilogue, une « petite histoire de (la) mauvaise foi » (remarquer la subtile et plaisante équivoque de la présence ou de l’absence d’article), qui nous mène du XVIIème siècle à nos jours, comme un vrai manuel littéraire.
Un essai ? Un traité ? Une histoire littéraire ? Oui à toutes les questions, mais aussi un dialogue avec le lecteur, dans lequel l’auteur n’hésite pas à se mettre en scène, jouant avec les références, les vrais-faux aveux (« Prenez donc garde, lecteur, de ne pas vous fier au texte que vous avez entre les mains »), les vraies-fausses questions (« Est-il possible d’envisager un personnage sans mauvaise foi ? Vous avez envie de répondre oui. Moi aussi ». Espoir ruiné dans les lignes qui suivent, bien sûr…). Et si les impasses sont implacablement constatées (par l’auteur, par le lecteur), l’étude du « paradoxe littéraire » ici déployée est une fine analyse, en général, de ce qu’est la littérature et, en particulier, de la « fécondité sans pareille qui innerve une multitude de trajets d’écriture. ».
Jean-Pierre Longre
17:40 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
05/12/2015
Irrésistibles élans
Nicolas Cavaillès, Pourquoi le saut des baleines, Les éditions du Sonneur, 2015
La question est-elle absurde ? Pas plus que le geste sur lequel elle porte. Pas moins non plus. En réalité, écrit l’auteur, « nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du fait que la question n’a pas été tranchée. ». Une fois évacuée (mais non définitivement écartée) l’éventualité du saut « quia absurdum », qui serait peut-être la preuve de l’esprit philosophique des baleines, nous avons droit, après une revue de « détail » des différentes familles de cétacés, au développement de toutes les réponses possibles à la question que posent les bonds étranges, inattendus, violents, différents selon les espèces, des baleines hors de l’eau.
Nicolas Cavaillès, pour l’occasion, se livre à toutes les hypothèses, depuis les explications (contestées) des Vikings (« Un moyen de se déplacer plus facilement, et de détruire les navires ») jusqu’aux élucubrations sur le caractère érotique des sauts collectifs (« orgies de caresses, ébats en groupe »). Chemin faisant, nous apprenons de bonnes et belles choses sur la vie et la mort, le tempérament et la physiologie de ces êtres fascinants, nous plongeons dans les études aristotéliciennes sur la locomotion animale, en surgissons pour tomber sur un chapitre hautement mathématique, empli de formules fondées sur la « poussée d’Archimède »…
Par-dessus tout, ce qui paraît être un bref essai scientifique mâtiné de rappels historiques et de détachement fantaisiste, voire humoristique, est aussi une méditation sous-tendue par la réflexion philosophique et le sentiment artistique. La Bible, Kierkegaard, Nietzsche sont sollicités, et aussi Herman Melville (bien sûr pour Moby Dick), Dostoïevski, Glenn Gould et son interprétation des Variations Goldberg… Cela pour dire que le mammifère aquatique voudrait aussi être aérien, aspire comme le mammifère humain, entre la naissance et la mort, à échapper à la « fadeur de l’existence » et à pénétrer dans « le Grand Tout homogène où le ciel et la mer ne font qu’un, sans hiérarchie ni haut ni bas, partageant de mêmes flux magnétiques sans distinction entre les quatre points cardinaux d’une planète ronde. ». Pourquoi Nicolas Cavaillès a-t-il cherché des réponses à la question du « saut des baleines » ? Sans doute pour mieux poser celle, tout aussi énigmatique, de l’existence humaine. Allez savoir…
Jean-Pierre Longre
Nicolas Cavaillès, spécialiste de Cioran, traducteur du roumain, éditeur, écrivain, a obtenu le Prix Goncourt de la nouvelle en 2014 pour Vie de Monsieur Leguat (Les éditions du Sonneur).
Voir http://jplongre.hautetfort.com/tag/nicolas+cavaillès
14:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, roman, francophone, nicolas cavaillès, les éditions du sonneur, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Une assourdissante absence
Pascal Herlem, La soeur, L’arbalète Gallimard, 2015
Le premier mot du titre, en deux lettres, en dit déjà long : ni « ma », ni « notre » ; « la » sœur n’appartient à personne, à peine à la famille, cette « sœur aînée, presque une inconnue. Une sœur qu’en croyant bien faire on a lobotomisée », cette sœur dont l’auteur écrit : « Je l’ai toujours connue ainsi, absente ».
Absente, mais sans cesse présente d’une manière ou d’une autre, pendant et après l’enfance, dans une famille dominée par « la » mère (toujours cette non appartenance). Pascal Herlem puise dans ses souvenirs d’enfant et d’adulte, mais aussi dans trois récits laissés par la mère, « trois récits glaçants » qui composent quelque peu avec la vérité, sans occulter les faits : la lobotomie qui ne résoudra rien, les hospitalisations, les périodes de crise, la disparition de Françoise dans différentes maisons où elle restera enfermée loin de ses deux frères qui paraissent s’accommoder de cette absence, de ce silence en réalité assourdissant. Une sorte de mort par anticipation – et la découverte finale en est pour ainsi dire une attestation.
Racontant l’histoire de Françoise, l’auteur raconte sa propre histoire et celle des siens, remontant aux « origines » d’une famille déclassée, dans laquelle la bâtardise, la mort, la folie voudraient être effacées par les rêves de réhabilitation sociale de la mère, comme par les « arrangements », les non-dits et l’enfouissement des secrets. De surcroît, l’étrange (ou compréhensible ?) effacement du père devant l’omniprésence de la mère est une constante, jusqu’à la fin : « Papa n’est pas là, il est ailleurs, on ne sait pas où ». Bref, tout cela méritait d’être raconté, et Pascal Herlem le fait avec une courageuse sincérité, sans complaisance mais sans animosité, avec une sensibilité tout en retenue qui n’exclut ni la prise de distance, ni l’esquisse d’explications socio-psychologiques, ni, surtout, un travail de mise en ordre littéraire. La force du sujet et de son traitement qui laisse percer de tendres et tenaces regrets, le choix précis des mots, la belle et suggestive limpidité du style font de La sœur un livre que l’on ne peut oublier.
Jean-Pierre Longre
10:20 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, pascal herlem, gallimard, l’arbalète, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
04/12/2015
Lointain familier
Jean-Luc Sahagian, Varduhi Sahagian, Gumri, Arménie, si loin du ciel… Ab irato, 2015
La grand-mère (« Tamam ») de Jean-Luc Sahagian, fuyant la Turquie après le génocide des Arméniens en 1915, se retrouva un jour à Marseille, et c’est ainsi que son petit-fils est un Arménien de France (ou un Français d’origine arménienne ?). Longtemps après, il décide de partir pour Gumri, ville du Nord-Ouest de l’Arménie, où son père s’était rendu après le tremblement de terre de 1988, peu avant la fin de l’Union Soviétique.
L’Arménie est pour lui « non pas une terre d’identité, de racines, mais une étrangeté peut-être familière ». Accueilli avec la bienveillance orientale que l’on manifeste là-bas aux visiteurs, Jean-Luc raconte ses découvertes, ses rencontres – dont celle de l’amour – et ce livre est le fruit « de deux regards » complémentaires, le sien et celui de « Rose » (Varduhi), qui donne en artiste sa vision dessinée de Gumri, vue de l’intérieur.
Il ne s’agit ni pour l’un ni pour l’autre de verser dans le pittoresque exotique, mais de décrire avec vivacité, tendresse, humour la vie quotidienne d’une ville qui a été durement éprouvée par la dictature soviétique, le tremblement de terre meurtrier et destructeur, le capitalisme sauvage entraînant l’émergence des mafias et des disparités sociales – sans parler du souvenir latent du génocide –, une ville où beaucoup rêvent d’ailleurs, mais à laquelle la solidarité, un « fort sentiment de communauté », le sens de la fête et du rire donnent une coloration pleinement humaine. L’auteur, dans ses allées et venues à Gumri, au-delà de tous les inconforts, de toutes les contraintes matérielles, va s’y trouver « en pays de connaissance » et s’y attacher profondément. « Bien sûr, l’Arménie est dure à vivre pour ses habitants et cette dureté est renforcée encore par la douleur profonde de son histoire. Mais on trouve aussi tellement de raisons d’y être heureux malgré tout… ». Bien mieux qu’un guide touristique, ce beau livre, texte et dessins combinés, incite à aller voir là-bas, « à quatre mille kilomètres de la France. ».
Jean-Pierre Longre
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03/12/2015
« L’étincelle de nos espoirs »
Jacques Baujard, Panaït Istrati. L’amitié vagabonde, Transboréal, 2015
Une biographie supplémentaire de Panaït Istrati ? Celle de Monique Jutrin, récemment rééditée (voir ici ou là) ne suffisait-elle pas ? Sur le plan documentaire, si, bien sûr. C’est une somme. Mais le livre de Jacques Baujard est d’un autre genre – outre le fait qu’il confirme la renaissance d’un écrivain qui, c’est justice, reprend sa place dans le paysage littéraire européen.
Un écrivain qui est aussi un personnage romanesque. Et de fait, cette biographie, tout en répondant aux critères du genre (les grands événements de la vie, les ouvrages, la chronologie, des documents, une carte des voyages…), se lit comme un roman. Car l’auteur ne se contente pas de reconstituer la vie d’un autre. Il raconte comment lui-même ressent cette vie, comment Panaït Istrati, qu’il a découvert, jeune libraire, par le hasard d’une commande faite par un client négligent, est devenu pour lui un ami qu’il a suivi à la trace dans ses œuvres et, sur place, dans son pays d’origine, qu’il a parcouru par la même occasion.
La destinée d’Istrati, on le sait, est pleine de péripéties, de malheurs, de bonheurs, de désespoirs, d’espoirs, de rebonds. L’homme a souffert, a aimé, a beaucoup travaillé, bourlingué, s’est toujours battu – pour vivre, pour apprendre le français, pour changer le monde, pour les autres –, en dehors des sentiers battus, des dogmes et des schémas tout faits (ou disons que de ceux-ci, il est revenu, constatant que la liberté et l’amitié sont les vrais critères, ce qui lui a valu la haine des idéologues de tous bords). Jacques Baujard nous rappelle tout cela, se référant maintes fois à l’œuvre du conteur, à sa correspondance, à ses réflexions, et nous donnant en prime, en de beaux et émouvants mélanges finaux, des aperçus de « l’univers de Panaït Istrati » - ses amis, ses amours, ses lectures, ses métiers, ses personnages, bien d’autres choses encore.
Surtout, on sent une profonde connivence entre le libraire libertaire d’aujourd’hui et l’écrivain vagabond mort en 1935. C’est un dialogue entre amis qui s’établit, en des écritures qui tendent à se confondre, départagées par les seuls guillemets, le tout aboutissant à une profession de foi commune. « De la même manière que Panaït Istrati, il vaut mieux se concentrer sur des valeurs universelles. Prôner la tolérance afin de se rassembler plutôt que de se déchirer. Vagabonder à travers les différentes cultures de la planète pour élargir nos horizons et comprendre un peu mieux le monde dans lequel on vit. Plus que toute autre chose, hisser bien haut l’étendard de l’amitié. La donner au premier venu avec passion. La partager au milieu des verres, des rires, des pleurs et des beaux souvenirs. Avoir confiance en l’homme et ses limites, plutôt qu’en la machine. […] Et ma foi, malgré le désespoir ambiant et même si la partie semble jouée d’avance, il faut à tout prix avoir confiance en ses capacités et entretenir l’étincelle de nos espoirs. ».
Jean-Pierre Longre
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