29/11/2010
Pour la nouvelle, toujours
Revue Brèves n° 93, « Vue imprenable sur Pascal Garnier », 2010
Voici ce qu’il y a quelques années j’écrivais dans Sitartmag à propos de la revue Brèves :
Combien de revues littéraires les vingt dernières années ont-elles vu naître pour rapidement disparaître ? Combien de publications sur la nouvelle, genre qui, paradoxalement, se « vend(ait) mal » mais envahi(ssai)t les pages ouvertes aux jeunes auteurs et fai(sai)t l’objet de multiples concours, dans des circuits parallèles à ceux des grandes maisons d’édition ?
Brèves, en toutes circonstances, maintient son cap obstiné. À l’Atelier du Gué, dans l’Aude, crue ou sécheresse, tempête ou calme plat, on a l’esprit de suite, on traverse coûte que coûte, et c’est tant mieux. Daniel et Martine Delort savent où ils vont. Ils ont su composer avec le temps, avec les modes, avec les obstacles techniques, administratifs et financiers (sûrement), humains (peut-être), sans faire de concessions aux lois du commerce. Et tout en ayant vocation à éditer des livres, ils continuent depuis 60 numéros à publier leur revue, qui mêle en toute harmonie dossiers et entretiens littéraires, auteurs consacrés ou inconnus, textes inédits, notes critiques, recensions et informations.
Voilà sans doute la publication la plus complète, la plus sérieuse et la moins prétentieuse de la famille. Courant le risque de la nouveauté (donc de l’erreur) mais demeurant dans les strictes limites du texte narratif court, elle a fait beaucoup pour la réhabilitation d’un genre qui, naguère boudé par le monde littéraire, retrouve depuis peu ses lettres de noblesse. Beaucoup plus en tout cas que les éditoriaux désolés des grands organes. Sans effets médiatiques, sans éclats démagogiques, Brèves nous donne à lire des écrivains souvent mal connus et qui gagnent à l’être mieux, des textes venus d’ailleurs ou de tout près, en langue française ou traduits, nous renseigne sur l’essentiel de la production actuelle ; et nous montre ainsi que la nouvelle, genre à part entière qui porte en germe ou en concentré les qualités essentielles de l’art littéraire, ne peut se faire connaître que par elle-même.
Que demander de plus ? Peut-être que, arrivée au bel âge d’une séduisante jeunesse, la revue Brèves se fasse encore mieux apprécier du grand public. Nous tentons d’y contribuer.
Rien n’a changé, à un chiffre près. Les obstacles sont toujours là, le cap est maintenu, et Brèves en est à son numéro 93… Un numéro consacré tout entier à une « vue imprenable » sur Pascal Garnier, qui a quitté ce monde en mars 2010, laissant une œuvre noire et grise, sombre et lumineuse, inquiétante et roborative. Hubert Haddad, qui a imaginé et coordonné ce numéro, parle avec justesse d’un écrivain « qui marque la littérature française par sa langue retenue autant que retorse, rétive aux enfumages lyriques et cependant portée par une surprenante pyrotechnie d’images en noir et blanc ».
Ce volume donne un portrait dense et varié de l’écrivain : après quelques-unes de ses nouvelles, de nombreux souvenirs littéraires, qui ne sont pas des hommages conventionnels, mais de vrais témoignages d’amitié. Pascal Garnier n’est plus, son œuvre demeure, et l’équipe de Brèves compose obstinément, pour le bonheur de la nouvelle et des lecteurs, son « anthologie permanente de la nouvelle ».
Jean-Pierre Longre
Un ouvrage de Pascal Garnier
Chambre 12, Flammarion, 2000.
Il a sa petite vie bien réglée, Charles, petite vie sans bonheur et sans enthousiasme, entre son travail de veilleur de nuit, les infimes occupations quotidiennes et les apéritifs pris au Balto du coin avec quelques copains dont il écoute sans les entendre les conversations de café du commerce. Une petite vie sans fioritures et sans fantaisie, étrangère aux sensations fortes et aux grands sentiments. Il est devenu une sorte de Meursault en fin de parcours depuis qu’un jour il a frappé à la porte du malheur et qu’il a payé par la prison un sursaut de révolte contre la tromperie de l’amour.
Il n’est ni heureux ni malheureux, et pourtant les autres autour de lui sont bien gentils et voudraient lui faire plaisir : Arlette, la soubrette rondelette qui lui fait œil et bouche de velours, les copains du Balto qui le font gagner au Loto, Madame Tellier sa patronne, qui veut lui faire prendre des vacances. Mais il ne se sent pas concerné… Ce n’est pas ce qu’il cherche.
Son destin, il le trouvera en la personne mystérieuse et fascinante d’Uta, belle grande dame élégante et borgne, qui hantera son esprit et sa vie, dont il ne pourra plus se séparer et qui l’emmènera pour un seul et ultime voyage qu’il voudrait interminable. Personnage décisif qui traverse sa vie d’Est en Ouest, du levant au couchant, et dont il devient dépendant comme nous tous. Uta est celle que chacun attend sans vraiment la chercher.
Pascal Garnier a écrit plusieurs romans noirs. Chambre 12 est un roman gris. Cette description apparemment limpide d’un quotidien plutôt désespérant n’est dénuée ni d’humour ni d’opacité, et l’écriture, à travers l’évocation de petites vies, parvient à faire entrevoir les mystères et les abîmes de l’existence.
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18/10/2010
Jusqu’à la lie
Walter Vogt, La toux. Nouvelles traduites de l’allemand par François Conod, Bernard Campiche Éditeur, 2010
La nouvelle qui inaugure le recueil et lui offre son titre donne le ton de l’ensemble : humour noir, traitement par l’absurde de l’existence humaine, satire sociale (la médecine, tout particulièrement, en prend pour son grade).
Fondées sur une expérience lucide et sans concessions de la vie (l’auteur, né à Zurich en 1926, a été professeur, radiologue, psychiatre…), ainsi que sur un sens aigu, voire cruel, du détail qui fait mouche, les histoires ici racontées attisent la curiosité (plus ou moins saine) tout en laissant la plupart des questions en suspens ; chacune est d’une construction rigoureuse, progressive, tournée vers un dénouement qui souvent allie la logique et la surprise. Cette progression interne à chaque nouvelle est aussi, malicieusement, celle du recueil qui, après des nouvelles longues et d’autres qui ont la brièveté d’un coup de scalpel, se termine par « La dernière histoire », titre à double entente (ou double détente ?) ; elle ne peut effectivement qu’être la dernière, à boire jusqu’à la lie.
La toux, sous-titré « Histoires vraisemblables et invraisemblables » (entre les deux options, le tri s’avère difficile), ne date pas d’aujourd’hui, puisque Husten (titre original en allemand) a été publié en 1965. Mais son caractère à la fois intemporel et percutant rend le recueil toujours actuel ; sa traduction et sa publication en français sont les bienvenues.
Jean-Pierre Longre
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06/10/2010
PAG en fascicules
Pierre Autin-Grenier, Le poète pisse dans son violon, Éditions Les Carnets du Desset de Lune, collection Dessert, 2004.
« Comment prendre au sérieux un pessimiste à l’accent provençal ? ». Réponse possible : en appréciant la vélocité avec laquelle il résume une vie humaine : « Tricycle ! Mobylette ! Mercédès ! Corbillard ! Amen ! ». Entre ce premier et ce dernier aphorisme, dix autres du même acabit, comme autant de petits extraits d’existence parcourant des feuillets disposés en accordéon, ou comme autant de petites notes sortant finalement du violon malmené…
Périodiquement, les Carnets du Dessert de Lune proposent ces mini-fascicules sur « chutes » ou « bouts de papiers » (les deux précédents, par exemple, de Daniel Fano et Eddy Devolder), condensés de poésie à garder avec soi, gourmandises à consommer par petites touches, délicieusement.
Pierre Autin-Grenier, L'ange au gilet rouge, Gallimard / L’arpenteur, 2007.
Huit nouvelles, dont deux publiées antérieurement en volumes propres. Huit textes aux confins du fantastique. Du réel naît l’énigme, de l’énigme l’étrange, de l’étrange l’étonnement devant les dénouements qui abandonnent le lecteur à son imaginaire. Un ange, un nain, une statue géante, un double assassin de soi-même, des fuites éperdues vers on ne sait quoi depuis on ne sait où, des crimes familiaux… Peuplés d’êtres et d’événements hors normes et pourtant bien là, présents dans l’ici-bas, ces récits sont aussi – et surtout – portés par une écriture prenante, qui nous met individuellement en présence des faits, qui nous les impose. Et plus on avance, plus on se dit que sans cette écriture, ils ne seraient pas nôtres, ces êtres et ces événements. Nous aurions tout manqué.
Jean-Pierre Longre
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15/09/2010
Les anges dans nos campagnes : une bonne nouvelle ?
Pierre Autin-Grenier, Un cri, Cadex éditions, 2006
Faite en principe pour une lecture d’un instant, une vraie et bonne nouvelle se lit paradoxalement avec la lenteur savoureuse de la dégustation. Cette édition illustrée par Laurent Dierick, particulièrement soignée, met justement en valeur les qualités du texte.
Un cri est un récit bref qui prend son temps. Le cri en question est là dès le début, mais ce n’est qu’à la dernière ligne, au dernier mot que son mystère s’élucide, et encore… Le narrateur (un « nous » anonyme qui sollicite profondément le lecteur) a bien le dernier mot, mais ce dernier mot laisse à ce lecteur l’entière responsabilité de sa lecture. Entre temps, on fait la connaissance de Baptiste, paysan rude à la tâche, taciturne et bourru, qui mène la quête nocturne sur fond de ténébreuse terreur.
Chaque terme est à sa place, chaque phrase s’emboîte parfaitement dans une narration qui penche carrément vers la poésie : on entend le cri, on voit la lune et les étoiles, on devine les ombres des arbres, on perçoit même la sonorité des pas du « curieux cortège dans les profondeurs de quelque forêt fatale ».
De quoi rappeler que si la notoriété de Pierre Autin-Grenier repose sur ses récits, la valeur de ceux-ci repose sur la densité poétique de leur prose, sur ce que Dominique Fabre, dans la préface du présent opuscule, appelle la « langue riche et goûteuse » de cet écrivain « honnête homme et anarchiste », « inconsolable » et « comique », qui adopte volontiers et sans en avoir l’air une « posture de moraliste ». En somme, un écrivain marginal qui met la marge au cœur de nos préoccupations en nous menant quérir un cri poussé dans le lointain, au-delà des limites.
Jean-Pierre Longre
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04/08/2010
L’inquiétante silhouette de Géraldine Bouvier
Marc Villemain, Et que morts s’ensuivent, Éditions du Seuil, 2009
Grand Prix de la SGDL 2009
C’est à la fois morbide et drôle, satirique et tendre, terrifiant et attachant. Onze nouvelles, onze héros (ou anti-héros) condamnés à toutes sortes de morts, selon des progressions différentes mais implacables, jusqu’à l’« Exposition des corps », sorte d’appendice pseudo réaliste résumant la biographie de chacun. Parmi eux, soit dit en passant, un certain Matthieu Vilmin, dont la minutieuse description de la souffrance ne peut résulter que de l’expérience personnelle d’un certain Marc Villemain ; une certaine M.D., aussi, écrivain de son état, dont les histoires « se finissent toujours mal ». Le double de l’auteur n’est jamais loin…
La diversité des noms, des situations, des conditions sociales est contrebalancée non seulement par l’unité des destinées ultimes, mais encore par la présence constante, notoire ou discrète, d’une dame Géraldine Bouvier, témoin impavide ou actrice décisive, dont la silhouette se glisse dans les récits comme celle d’Hitchcock dans ses films. Fil conducteur comme l’est la mort, bourreau involontaire ou juge sans indulgence, Géraldine Bouvier ne laisse pas d’intriguer voire d’apeurer, par sa présence à la fois unique et multiple.
Et que morts s’ensuivent se lit délicieusement au second degré, et c’est bien ainsi. Chaque détail biographique, chaque remarque ironique ou sarcastique, chaque procédé narratif est pesé au gramme près pour le plaisir masochiste, la délectation mortifère du lecteur. Le Grand Prix de la nouvelle, attribué récemment par Société des Gens de Lettres à l’auteur pour son recueil, est mérité.
Jean-Pierre Longre
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« Mettre des mots sur le vertige »
Yves Wellens, D’outre-Belgique, Le Grand Miroir (Groupe Luc Pire), Bruxelles, 2007
À pas mesurés, Yves Wellens traverse les zones frontalières de l’actualité immédiate, les banlieues des cités humaines pleines de mystères et d’évidences.
Dans son dernier ouvrage, on reconnaît le style, la manière et parfois la matière de ses trois premiers livres : Le cas de figure (Didier Devillez, 1995), Contes des jours d’imagination (Didier Devillez, 1996) et Incisions locales (Luce Wilquin, 2002) : récits plus ou moins brefs, plus ou moins autonomes, unité thématique de chaque volume, ton volontairement impersonnel et détaché permettant d’aller le plus loin possible dans l’exploration des situations, des faits, des esprits. Il y a bien une « écriture » propre à Yves Wellens, une écriture dont la musique, à la fois discrète et implacable, résonne longtemps dans la tête du lecteur.
D’outre-Belgique rassemble huit récits dont le « motif littéraire » commun, d’une actualité brûlante, est la fin de la Belgique, envisagée sous des angles divers. La coloration de ces récits est tantôt politique (par exemple les dangers de l’extrême droite), tantôt artistique (picturale ou photographique), tantôt humaine (des personnages représentatifs, au sens quasiment physique, de l’état, voire de l’histoire et de la géographie du pays)… Mais toujours, et comme toujours avec Yves Wellens, c’est la littérature qui prime. Il est d’ailleurs remarquable de voir combien la littérature est capable d’anticiper le réel, dans ses aspects les plus cruciaux : rédigé en 2005, le livre s’appuie sur une situation qui se développe actuellement, deux ans après…
En vérité, et c’est peut-être là l’une des explications, les éléments circonstanciels ne sont que des moyens d’accéder à la construction esthétique. Simplement, dans ce quatrième livre, l’auteur paraît jouer davantage avec le réel référentiel, aussi dramatique soit-il. Lui-même (l’auteur) s’y dévoile sous sa propre identité ; Bruxelles et la Belgique y sont présents en tant que tels, avec leur passé, leur présent et leur avenir improbable ; et le lecteur y est profondément sollicité dans ses opinions et ses convictions. C’est bien ici la subtilité du livre : combiner le réel et le fictif, le politique et le poétique, en une constante dualité qui, finalement, assure l’unité de l’ensemble. L’incertitude vertigineuse du devenir de la Belgique sous-tend les variations de l’écriture. « Mettre des mots sur le vertige », tel est l’axe central du recueil, le point de convergence des huit textes. Le dernier récit, relatant la déambulation urbaine d’un groupe d’amis liés par la jeunesse et par la mort, en est la synthèse, le sommet, l’ouverture, le point de suspension…
Jean-Pierre Longre
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03/08/2010
Attachants instantanés
Paul Fournel, Poils de Cairotes, Le Seuil, 2004, réédition Points, 2007.
« Le Caire fabrique du discontinu, de l’alternatif ». Cette constatation énoncée dans sa préface, Paul Fournel l’a mise en pratique en couchant par écrit à chaque lever du jour, du 12 novembre 2000 au 25 juin 2003, telle anecdote, telle évocation, telle impression, tel témoignage de l’attaché culturel qu’il fut durant cette période dans la capitale égyptienne.
Destinés à l’origine à donner des nouvelles électroniques quotidiennes à ses correspondants lointains, ces brefs textes composent un livre pittoresque et fin, où le trait humoristique côtoie l’observation ethnographique, où la saynète comique voisine volontiers avec la scène tragique. Sous la plume à la fois tendre et distanciée, perplexe et compréhensive de l’auteur, la vie foisonnante de la mégalopole nous saute aux yeux et aux oreilles ; nous sommes, comme lui, plongés en plein dedans tout en conservant la position de celui qui contemple avec un sourire mi-ironique mi-complice. Les bruits incessants (klaxons, moteurs et cris divers), les mouvements en tous sens, les pauses étonnantes, les combines insoupçonnées, l’enfermement citadin et les échappées vers les espaces désertiques, tout y est.
Même les contradictions, celles qui caractérisent les pays où la tradition s’accommode sans états d’âme de la modernité – richesse incomparable. Les exemples pullulent, comme le savoureux récit de l’installation d’une antenne parabolique à minuit par des techniciens attendus depuis le matin et qui, avec « un beau rire égyptien », rétorquent aux protestations du narrateur : « Nous on travaille avec les étoiles ».
Grâce à la contrainte quasi oulipienne de l’écriture matutinale, c’est la poésie qui naît, sous la plume aimante et acérée de celui qui a su conserver l’art décrire sans complètement se perdre dans les méandres de la vie cairote.
Jean-Pierre Longre
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26/04/2010
Coup d’essai, coup de maître
Patrick Ledent, Joli coup. Éditions Calliopées, 2009.
Patrick Ledent est un disciple d’André Blavier, lui-même disciple de Raymond Queneau. Filiation de grand prestige, difficile aussi, qui exige la maîtrise des mots, de l’écriture et de la construction narratives, la mainmise sur les personnages, sur leurs gestes et leurs réactions, le sens du rire, avec tout ce qu’il montre et qu’il sous-entend…
Les dix-sept nouvelles du recueil répondent à ces exigences, pour le grand plaisir du lecteur ; plaisir d’une lecture savoureuse, d’une délicieuse cruauté distillée par le suspense, les retournements de situation et les dénouements inattendus. Le « joli coup » final conclut parfaitement les « coups » précédents ourdis par certains personnages, par les narrateurs ou tout simplement par l’auteur et le destin dont il dispose à sa guise.
L’art du récit s’assortit en outre d’un goût patent pour les leçons humaines qui, sous l’apparence de la méchanceté, recèlent une véritable lucidité. Les faits quotidiens, les souffrances, les plaisirs, la vie, la mort sont relatés avec le sourire sans concessions des moralistes, et le tout pourrait se prêter à une belle analyse sociologique. Les gens ordinaires qui peuplent ces nouvelles, victimes ou comploteurs, trop bons ou trop mauvais, naïfs ou machiavéliques, nous ressemblent étrangement, et en même temps ils nous échappent, comme s’ils illustraient ce dont nous serions capables si nous osions aller jusqu’au bout de nos désirs. En attendant, pas d’hésitation : allons jusqu’au bout de ce coup d’essai prometteur.
Jean-Pierre Longre
Editions Calliopées : www.calliopees.fr
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05/04/2010
Exercices littéraires
Stéphane Tufféry, Le style mode d’emploi, Cylibris Éditions, 2000.
Dans la version « maladroit » de ses Exercices de style, Raymond Queneau glisse le plus sérieusement du monde une des phrases clé de son art poétique : « C’est en écrivant qu’on devient écriveron ». C’est le travail, l’entraînement, les « exercices » qui fondent l’œuvre littéraire, une œuvre qui, conformément à l’utopie flaubertienne, pourrait ne porter « sur rien », mais dont tout l’intérêt résiderait dans la forme.
Dans Le style mode d’emploi, Stéphane Tufféry, écrivain mathématicien (ou mathématicien écrivain ?) comme Queneau, met en pratique sans les épuiser les « potentialités » de l’anecdote infime déjà utilisée dans Exercices de style : une petite querelle dans l’autobus suivie d’un conseil vestimentaire. Le « thème » de l’ouvrage de Tufféry reprend mot pour mot le « récit » de celui de Queneau. À partir de là, se succèdent les 99 « variations », dont l’esprit obéit sans conteste à celui de l’inventeur, qui se réclamait lui-même de L’art de la fugue transposé en littérature, « en considérant l’œuvre de Bach non plus sous l’angle contrepoint et fugue, mais édification d’une œuvre au moyen de variations proliférant presque à l’infini autour d’un thème assez mince.» Tufféry a suivi avec beaucoup de méthode, d’imagination et d’habileté les traces de son modèle, à qui il rend d’ailleurs hommage en chemin à plusieurs reprises, par exemple dans « Itinéraire d’une œuvre », où les allusions biographiques (les Éditions Gallimard, Neuilly etc.) concernent Don Evan Marquy (c’est-à-dire Raymond Queneau, dont l’une des anagrammes complètes est Don Evané Marquy), ou encore dans « Passionnément » (où l’on retrouve des extraits de « Si tu t’imagines ») et dans « Zazou dans le bus », joli démarquage de Zazie dans le métro.
Livre oulipien, Le style mode d’emploi ne se réfère pas au seul Queneau, mais aussi à Georges Perec (le titre rappelle celui de La vie mode d’emploi, et la variation intitulée « De même en enlève le vent » est ouvertement placée sous l’égide des Revenentes, où Perec – à l’inverse de ce qui se passe dans La disparition – n’avait en guise de voyelle utilisé que le « e »), et à beaucoup d’autres écrivains. Car Stéphane Tufféry ne se contente pas de reprendre les procédés utilisés par Queneau (jeux de mots, figures de style, tonalités diverses, points de vue, façons de parler) : il y ajoute des pastiches particulièrement savoureux, qui sont autant d’hommages à de grandes plumes : La Fontaine, Molière, Balzac, Flaubert, Hugo, Rimbaud, Rostand, Camus, Duras, Calvino et plusieurs autres. La virtuosité va jusqu’à renouveler les variations même du modèle : des titres comme « Anglicismes », « Gastronomique » ou « Logo-rallye », déjà présents chez Queneau, sont en réalité développés d’une manière fort différente par Trufféry. Et l’ouvrage offre un échantillonnage très actualisé des exercices possibles : les versions « micro-informatique », « plus bléca tu meurs », « rappeur », « une journée d’enfer » etc. offrent une vision plaisamment moderne du trajet dans l’autobus S.
Le style mode d’emploi n’est pas seulement un jeu, pas seulement un exercice, il est une réserve littéraire, doublée d’une mine didactique. Le glossaire nous rappelle (soyons sincère : nous apprend) ce qu’est par exemple une anacéphaléose, un bathos, un épitrochasme ou une périssologie ; il présente aussi dans un esprit très pédagogique les rapprochements et distinctions à prendre en compte entre métonymie et synecdoque, les objectifs de l’OuLiPo ou les différences entre « charge » et « pastiche »… Et la bibliographie finale atteste le sérieux de l’entreprise.
Tout a commencé en 1947 avec la parution d’Exercices de style (dont les premières rédactions remontent à 1942) ; tout continue ensuite avec les multiples versions, notamment théâtrales, de cette œuvre dont l’intérêt, paradoxalement, ne repose que sur le maniement de la langue. Mais, on le voit bien avec Le style mode d’emploi, il s’agit d’une véritable mise en scène du langage humain, de l’expression humaine, langage et expression qui ne cessent de se charger des changements du monde. Rien ne se termine donc avec Stéphane Tufféry ; tout en suivant fidèlement et librement la piste, il ouvre le chemin à d’autres.
Jean-Pierre Longre
11:22 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, pastiche, francophone, oulipo, raymond queneau, stéphane tufféry, cylibris éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |