03/05/2021
Frappes poétiques
Jean-Jacques Nuel, Hermes Baby, ma machine à écrire, La boucherie littéraire, 2021
Bien pratique : c’est un petit carnet rouge avec plein de pages blanches pouvant accueillir vos notes, pensées, courses à faire, humeurs, croquis, poèmes… Mais c’est aussi un objet d’art : en plein cœur du dit carnet, vous trouvez des pages aussi rouges que la couverture, qui contiennent le recueil de Jean-Jacques Nuel consacré à sa « petite machine à écrire » d’autrefois et à quelques autres considérations à caractère (c’est le cas de le dire) littéraire.
Comme souvent avec l’auteur, l’apparente simplicité de l’écriture poétique, narrative et descriptive révèle, si l’on y prête attention, des souvenirs et des confidences dont l’Hermes Baby (« nom magnifique ») est un élégant truchement, « secrétaire » à la fois peu encombrante et infatigable, à laquelle l’écrivain débutant pouvait se fier sans souci. Et il le dit carrément : « j’aurais dû la prendre / pour modèle », lui qui s’imaginait « une vie / différente » de celle qu’il vivait à l’époque, « prenant mes envies et mes rêves / pour des projets ».
Voilà que ces révélations ouvrent les vannes d’une imagination teintée d’humour (voir par exemple les tribulations d’un éditeur se mettant à la recherche fiévreuse de l’auteur d’un tapuscrit anonyme), ou d’un pessimisme mortifère : « as-tu remarqué / qu’un livre a la même forme / rectangulaire / qu’une tombe / et que la plupart du temps / il reste aussi fermé / qu’un tombeau ». Et dans les deux cas, la machine à écrire est restée dans la mémoire un émouvant instrument de frappes poétiques et de formules percutantes : « nous sommes tous des travailleurs / de force / quant nous sommes forcés / de travailler ».
Jean-Pierre Longre
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29/04/2021
Récidive poétique
Le Blues roumain, Vol. 2, « anthologie désirée de poésies », sélection et traduction de Radu Bata, préface d’Éric Poindron, illustrations de Iulia Şchiopu, Éditions Unicité, 2021
On l’attendait fébrilement ou tranquillement, le second Blues roumain, et le voilà : Radu Bata a récidivé, sans pour autant reproduire à l’identique les gestes et les intentions du premier. Celui-ci était une anthologie « imprévue », composée de traductions « inopinées », celui-là est une anthologie « désirée », composée de traductions « hypocoristiques ». Comme si, la première fois, tout était venu sans crier gare, d’une manière quasiment inconsciente (voire…), alors que maintenant l’affaire est à la fois préméditée, mûrie et soutenue par une affection consciente. À vrai dire, ce n’est pas aussi simple, aussi schématique. Dans les deux cas, nous pouvons suivre sans nous poser de questions compliquées le « labyrinthe enchanté » construit par celui qui est à la fois faiseur de poésies et découvreur de poètes, inventeur et traducteur, créateur et adaptateur. Et dans le deuxième cas, même s’il est toujours aussi accessible, le chemin est encore plus long, les ramifications plus nombreuses, le regard se fait encore plus éberlué devant les ressources inépuisables de la poésie roumaine.
Certes, à la sortie du labyrinthe, Octavian Soviany semble vouloir mettre un point final à la poésie : « pourquoi on n’euthanasierait pas les vieux poètes ». Mais ce serait plutôt l’occasion d’un rajeunissement radical. Voyons ce que nous dit Ana Blandiana dès l’entrée : « nous devrions naître vieux […] ensuite devenir plus jeunes et encore plus jeunes / arriver mûrs et puissants à la porte de la création ». Ou en cours de route Dragoş Popescu : « les poètes sont si beaux / qu’ils ne vieillissent jamais ». Et alors défilent sous nos yeux les turbulences d’une poésie toujours nouvelle quel que soit son âge, toujours vivante quelles que soient les conditions de sa naissance, toujours bouillonnante quelles que soient ses préoccupations. Une poésie qui chante les sensations et la sensualité, l’amour et la mort, la vie quotidienne des humains et des objets, les souvenirs et le présent, la révolte et la violence, bref tout ce qui fait que les mots bien choisis, bien choyés donnent à l’existence la puissance d’une symphonie, que ce soit sous les plumes notoires de Mihai Eminescu, Ilarie Voronca, Ana Blandiana, Mircea Cărtărescu, Nichita Stănescu, Paul Vinicius, Radu Bata lui-même, ou sous des plumes de nouvelle génération, moins célèbres, mais ô combien fécondes dans leur diversité.
Les mots ? Parlons-en, par exemple avec Petronela Rotar : « touche ces mots s’il te plaît / sens leur chair tendre s’étendre entre tes doigts / et fais le vœu de rester en poésie ». On devine tout au long des pages la prédilection de Radu Bata pour le maniement (ludique, expressif, musical, chaleureux) du matériau verbal. Il aurait pu écrire, comme Iulian Tănase : « j’ai été un joueur de mots / passionné / addictif ». Ce qu’il faut remarquer, c’est que la littérature née en Roumanie, en vers ou en prose, est un terreau particulièrement riche en manipulations lexicales, en mouvements syntaxiques, en registres thématiques, du lyrisme à l’absurde, du dramatique au comique, du réalisme au fantastique. Nous sommes au pays d’auteurs aussi différents que Blaga et Tzara, Eminescu et Urmuz… La Roumanie, c’est un monde poétique complexe, et cette nouvelle anthologie nous mène aux plus attirantes de ses profondeurs, aux plus exaltants de ses sommets, aux plus lumineux de ses horizons.
Jean-Pierre Longre
Les auteurs : Andreea Apostu, Ana Blandiana, Irina Alexandrescu, Luminița Amarie, George Bacovia, Maria Banuș, Ana Barton, Radu Bata, Ramona Boldizsar, Dorina Brândușa-Landen, Emil Brumaru, Artema Burn, Ion Calotă, Mircea Cărtărescu, Ruxandra Cesereanu, Toni Chira, Mariana Codruț, Denisa Comănescu, Ben Corlaciu, Traian T. Coșovei, Delk Danwe, Corina Dașoveanu, Mina Decu, Adrian Diniș, Carmen Dominte, Marius Dumitrescu, Adela Efrim, Mihai Eminescu, Vasile Petre Fati, Raluca Feher, Alida Gabriela, Diana Geacăr, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Ligia Keşişian, Claudiu Komartin, Paula Lavric, Alexandra-Mălina Lipară, Ana Manon, Aurelian Mareș, Ioan Mateiciuc, Maria Merope, Antonia Mihăilescu, Ion Minulescu, Ion Mureșan, Tiberiu Neacșu, Dana Nicolaescu, Felix Nicolau, Ovidiu Nimigean, Dana Novac, Eva Precub, Ioan Es. Pop, Augustin Pop, Savu Popa, Dragoș Popescu, Radmila Popovici, Ioana Maria Stăncescu, Nichita Stănescu, Roxana Sicoe-Tirea, Ana Pop Sirbu, Sorina Rîndașu, Florentin Sorescu, Magda Sorescu, Călin Sorin, Octavian Soviany, Petre Stoica, Ion Stratan, Andrada Strugaru, Robert Şerban, Cristina Şoptelea, Radu Ştefănescu, Petronela Rotar, Mircea Teculescu, Iulian Tănase, Tatiana Țîbuleac, Mircea Țuglea, Radu Vancu, George Vasilievici, Gabriela Vieru, Paul Vinicius, Ilarie Voronca, Vitalie Vovc.
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25/04/2021
Polyphonie de la révolte
Ivana Sajko, Trilogie de la désobéissance, traduit du croate par Miloš Lazin, Anne Madelain, Vanda Mikšić et Sara Perrin, éditions L’espace d’un instant, 2021.
Devant la violence du monde capitaliste, il y a plusieurs réactions possibles, parmi lesquelles la tentative amoureuse, le repli dans un paradis protégé ou la révolte meurtrière. Les trois pièces d’Ivana Sajko réunies dans cette trilogie illustrent en quelque sorte ces trois attitudes, tout en étant mutuellement reliées par une forme qui ne revêt pas les apparences immédiates du genre théâtral classique, mais qui n’en est pas moins résolument scénique. Comme l’écrit Miloš Lazin dans son introduction, « la parole extrêmement subjective d’Ivana donne au fond la parole au monde. Et le monde est ce qui se produit au théâtre (ou rien ne s’y passe). »
Rose is a rose is a rose (titre inspiré par Gertrude Stein) est un chant d’amour répondant à la violence de la société et des émeutes qui en sont la conséquence, à la violence de l’histoire qui envahit toutes les régions du monde (« Émeute. Émeute. Émeute. Chaque enfant avec une pierre en main. »). Une violence rythmée par des répétitions de mots, de bouts de phrases narratives, par des esquisses de dialogues, une violence à laquelle fait face le silence de l’amour : « Les bourgeons ont éclos en roses. / Rien que pour eux deux. / ET LE MATIN S’EST RÉPANDU. / Plus un mot. Et, eux, ne se sont rien dit. »
Si une rose est une rose, « la pomme n’est pas une pomme », elle est « notre drapeau planté au milieu de leurs ruines. » C’est ainsi que commence la deuxième pièce, Scènes de la pomme. S’occuper de son jardin d’Eden, ce serait se protéger de l’Enfer du monde extérieur. Mais l’ennemi a ses tactiques : « Il s’introduit dans nos rêves, répand la désinformation et l’inquiétude. Il nous assomme à coups d’arguments politiques, brise notre volonté et enlaidit nos femmes. Il pourrait même se faufiler dans notre jardin. » Alors comment attendre la fin ?
La réponse résiderait-elle dans Ce n’est pas nous, ce n’est que du verre, la troisième pièce, qui débute par l’évocation des grandes crises économiques (1929, 2008), et qui se poursuit avec toutes les misères qui en découlent ? « Ils ont dévoré l’allocation familiale, / ils ont vidé le garde-manger, / ils ont rongé tout ce qu’ils pouvaient, / ils ont mâché tout ce dont ils se sont emparés, / […] ils continuent à menacer le budget familial. » C’est ainsi que la violence issue de cette misère risque de transformer les enfants en « Bonnie and Clyde »…
L’esthétique de cette trilogie (comme celle, en général, de l’œuvre d’Ivana Sajko) met à mal la vision traditionnelle de la dramaturgie et fait appel à toutes les ressources, à toutes les libertés de la mise en scène et du jeu théâtral. Ce jeu est tributaire de textes à la fois monologiques et didascaliques, envahis par la poésie qui s’insinue dans le réel de la parole et de la scène. « Savez-vous à quel point il est difficile de jouer cela ? », est-il dit dans la troisième pièce. Partition polyphonique, cette trilogie est une symphonie verbale en trois mouvements, qui laisse la « porte ouverte » à la subversion, aux difficultés et aux bonheurs du théâtre.
Jean-Pierre Longre
Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :
Mîrza Metîn, Gravité, traduit du kurde par Atilla Balιkçι
« Ferhad a fui Şengal, livrée à la barbarie, et tente de trouver son chemin vers l’Occident. À Istanbul, il croise Şêrîn, une Kurde d’Allemagne qui tente de retourner à ses racines. Au moment où ils se rencontrent, le temps s’arrête et leurs coeurs s’emballent. Mais aucun n’interrompt son voyage, car pour chacun d’entre eux c’est une question existentielle. Mais leur parcours est semé d’embûches. Parviendront-ils à se retrouver ? Gravité est un texte basé sur des histoires vraies, qui se concentre sur les tragiques massacres subis par les Kurdes yézidis et les dilemmes rencontrés par les Kurdes de la diaspora. Une histoire d’amour poursuivie par la guerre. »
Gilad Evron, Terriblement humain, traduit de l’hébreu par Jacqueline Carnaud et Zohar Wexler
« Terriblement humain met en scène deux couples de voisins et un médecin confrontés au problème des migrants. Si le premier couple appartient à la bourgeoisie aisée, ouverte sur le monde et a priori éclairée, le second est issu d’un milieu rural, populaire et pratiquant. Le migrant est incarné par un homme noir venu à pied de la Corne de l’Afrique pour témoigner de l’injustice qui lui a été faite et mourir. Quant au médecin, ancien bénévole dans une ONG en Afrique, il ne peut que constater, une fois de plus, son impuissance. »
18:49 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, croate, kurde, hébreu, ivana sajko, miloš lazin, anne madelain, vanda mikšić, sara perrin, mîrza metîn, atilla balιkçι, gilad evron, jacqueline carnaud, zohar wexler, éditions l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
19/04/2021
Rêves américains
Betty Smith, Tout ira mieux demain, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Beerblock, Belfond, 2021
Dans le Brooklyn des années 1920, la vie des familles issues de l’émigration européenne n’est pas facile. Petits emplois, petits salaires, logements exigus et inconfortables, sans compter le poids des traditions familiales et religieuses : le mari doit entretenir la famille, la femme doit rester à la maison pour s’occuper du ménage et de la progéniture, et on ne se mélange pas entre catholiques et protestants. Tout cela, Margie Shannon le vit depuis l’enfance, entre des parents qui ne cessent de se quereller tout en restant attachés l’un à l’autre par un sentiment qui confine à l’amour sans que le mot soit prononcé ; un père honnête mais fuyant, une mère possessive, aigrie et autoritaire, et tous deux se sentent périodiquement coupables de ne pouvoir faire assez pour leur fille unique. De son côté, l’enfant devenue jeune fille ne se révolte pas : « Quelquefois, je comprends pourquoi ma mère est ce qu’elle est. Oh ! comme je voudrais qu’elle tâche un peu de me comprendre. […] Tout ce que je désire, c’est qu’un jour quelqu’un vienne à passer, qui cherche un peu à savoir si je suis heureuse. »
Les illusions de Margie entretiennent chez elle un optimisme foncier. « Prête à aimer n’importe qui », confondant « la compassion et l’amour », elle va épouser Frankie, perpétuant la tradition de la femme à la maison et de la pauvreté. Son mari au travail, elle va se retrouver toute la journée seule avec ses rêves et son éternel sourire intérieur : « Tout ira mieux demain. » D’autant qu’elle se prend à imaginer qu’au lieu du peu aimable Frankie, elle aurait peut-être pu épouser M. Prentiss, le patron qui, lorsqu’elle était employée de bureau, était plein d’indulgence et d’attentions pour elle. Mais ce sont vite les remords (« Il suffirait de peu de chose pour que je devienne une femme légère ! ») et le retour à la comptabilité mesquine et impuissante du couple, à la froideur de son mari et au rêve d’avoir un enfant à qui elle pourrait donner ce qu’elle-même n’a jamais pu avoir.
De cette histoire, Zola aurait fait une fresque sociale avec l’évocation des petits métiers (cireur de chaussures, fleuriste ambulant etc.) ; d’autres, moins bien inspirés, en auraient fait un roman à l’eau de rose, ou encore un récit misérabiliste. Rien de tout cela avec Betty Smith, qui a su construire avec grand talent une œuvre à la fois analytique et émouvante, objective et empathique. Combinant le psychologique et le social, le descriptif et le narratif, l’historique et l’anecdotique, le collectif et l’individuel, son roman nous fait suivre le destin d’une jeune femme pleine d’allant et d’optimisme, qui se heurte à sa condition, à l’échec et à la désillusion, mais dont on sent qu’elle réalisera peut-être, dans une certaine mesure, le rêve de son père, qui avait lu un livre d’Horace Alger, De la misère à la fortune, et qui un jour avait posé la question à sa femme : « Que doit faire le citoyen, en Amérique, avait-il dit, mi-sérieux, mi-plaisant, pour avoir une chance de devenir… un Lincoln, par exemple ? ».
Jean-Pierre Longre
18:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), betty smith, maurice beerblock, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
16/04/2021
Les murs du silence
Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur, P.O.L., 2019, Folio, 2021
Dans un entretien accordé à Thierry Guichard (Le Matricule des Anges n° 2016, septembre 2019), Santiago H. Amigorena disait : « Enfance laconique, jeunesse aphone, adolescence taciturne, maturité coite, vieillesse discrète… le silence fait partie de ma vie comme de mon écriture, et je savais, depuis de longues années, qu’il me faudrait un jour écrire sur le silence de Vicente Rosenberg, mon grand-père maternel. Mais ce n’est qu’il y a deux ans, en lisant les lettres que mon arrière-grand-mère lui avait écrites depuis le ghetto de Varsovie et Los Abuelos, un livre écrit par mon cousin, Martin Caparrós, que l’ai compris la forme et le ton que pourrait prendre Le ghetto intérieur. »
C’est en effet l’histoire de ce grand-père qui est ici racontée. Juif polonais arrivé en Argentine en 1928, Vicente Rosenberg se marie avec Rosita, issue d’une famille juive ukrainienne, a des enfants, une belle-famille accueillante, des amis, un magasin de meubles… Bref, la vie semble lui sourire, « mais quelque chose de pire que tout ce qu’il avait imaginé était en train d’arriver – et il ne pouvait rien faire. » L’occupation de la Pologne, Varsovie aux mains des nazis, sa famille restée là-bas, sa mère enfermée dans le ghetto, les lettres de plus en plus déchirantes qui mettent des mois à arriver… Alors Vicente, rongé par la culpabilité de n’avoir pas assez fait pour sauver sa mère, pour la faire sortir du pays, s’enferme lui aussi entre des murs, ceux du silence et de l’absence apparente de toute réaction à l’amour de sa femme et de ses enfants, à la compagnie de ses amis, aux exigences de son travail. Ce sont les fuites nocturnes du domicile familial, le jeu jusqu’à l’aube, acharné à perdre « tout ce que le magasin rapportait », les cauchemars au cours desquels il se voit enserré entre des murailles de plus en plus oppressantes…
L’écriture de Santiago H. Amigorena pénètre jusqu’au fond des choses : les ressassements intérieurs d’un homme qui semble vouloir rester sourd non seulement aux autres, mais à lui-même, à la vérité de l’horreur, à ses propres vérités, sont relatés avec l’émotion et l’empathie d’un écrivain que l’on sent intimement concerné. Et les questions existentielles, les considérations historiques sur le nazisme, sur l’industrie de la mort, sur l’aveuglement des démocraties, sur la Shoah viennent à l’appui des préoccupations personnelles de Vicente et de Santiago, qui a lui aussi quitté son pays, l’Argentine, pour fuir la dictature, et « pour retourner en Europe. » Mais lui, pour tenter d’exorciser la souffrance, a recours aux mots.
Jean-Pierre Longre
18:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, santiago h. amigorena, p.o.l., 2019, folio, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
12/04/2021
Survivre ensemble
Andrèas Flouràkis, Je veux un pays, traduit du grec par Hélène Zervas, Exercices pour genoux solides, traduit de grec par Michel Volkovitch, préface d’Ekaterini Diamantakou, éditions L’espace d’un instant, 2020
Andrèas Flouràkis, écrivain et homme de théâtre, est l’auteur de nombreuses pièces au rayonnement international. Les deux œuvres publiées dans ce volume sont de factures différentes, mais relèvent de préoccupations collectives et individuelles analogues : survivre à « la crise économique et migratoire » que la Grèce, l’Europe et le monde connaissent à notre époque. Ekaterini Diamantakou analyse parfaitement ces enjeux dans sa préface, « Une double recherche du pays ».
Pour Je veux un pays, les indications de l’auteur sont on ne peut plus simples, laissant toute latitude au metteur en scène : « Personnages : TOUS. Lieu : PAYS. » S’ensuit, sur plus de quarante pages, une série de courtes répliques qui se suivent et se répondent plus ou moins clairement, prononcées par un nombre indéterminé de personnages dont les gestes et les mouvements sont libres. Émigration, voyage sont au cœur des préoccupations, symbolisés par les valises apportées sur scène. « - Nous sommes arrivés au bord du gouffre. / - Il faut agir. / - Il n’y a pas de place pour nous ici. / - Il faut d’urgence trouver un autre pays. / - Émigrer ? » Résolution, rêves, désirs quasiment poétiques, prières contrecarrées, retours sur le passé, désillusions (« Ce pays qui est venu à la place du nôtre est à pleurer »), espoirs… Tout est théâtralement répertorié, tout peut (re)commencer : « Le commencement est la moitié de tout. »
Dans Exercices pour genoux solides, l’atmosphère est aussi différente que la structure. Quatre personnages (« La femme, L’homme, La jeune femme, Le jeune homme »), quatre lieux (« Bureau de la femme, Bureau de réception, Chambre du jeune homme, Chambre d’hôpital »). On passe très rapidement, sans crier gare, d’un lieu à l’autre, d’un dialogue à l’autre, dans une succession de trente-cinq scènes (ou plutôt séquences) parfois fort brèves. La femme, directrice de société, cherche à licencier l’un ou l’une de ses employés, et recourt pour cela à des procédés inavouables et sadiques, dont l’humiliation morale et physique, tout en cherchant à rééduquer son fils porté sur le fascisme et les jeux vidéo. Son absence se scrupules est total : « Mon chéri, l’argent n’a pas de frontières. Il n’a que des propriétaires. Nous virons des gens parce que nous pouvons le faire. Nous rognons les salaires puisque c’est possible. » Il faut donc avoir « les genoux solides » pour garder son emploi et sa place dans une société rongée par les inégalités, les rivalités, la course à la survie, mais aussi par les menaces politiques et les mystères que chacun recèle en soi.
Deux pièces « engagées », dira-t-on, mais dont l’engagement se nourrit d’une réflexion sans schématisation sur la complexité des âmes, des réactions et des destinées humaines, et s’exprime dans une poésie dramatique aux nombreuses ramifications.
Jean-Pierre Longre
Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :
Wadiaa Ferzly, Gangrène, traduit de l'arabe (Syrie) par Marguerite Gavillet Matar, préface Marie Elias.
« Damas, 2015. Une famille « déplacée » loin des zones de combat. Loin de la maison qu’on a dû abandonner, mais que la mère continue à payer en cachette. Le mari qui perd son travail. Le fils qui sèche les cours, enchaîne les petits boulots et les humiliations. L’arbitraire, la corruption, les privations. La tension de la guerre imprègne le quotidien. La chaleur torride, les rires, les disputes. Et puis le drame. Telle la gangrène, la guerre a ravagé les corps et les âmes. Faut-il rester, s’accrocher à l’espoir de retourner un jour dans sa maison, ou s’endetter encore et prendre le dangereux chemin de l’exil ? Wadiaa Ferzly met en scène avec beaucoup de finesse et d’empathie la vie de ces Syriens victimes de la guerre. »
Jeton Neziraj, Vol au-dessus du théâtre du Kosovo et Une pièce de théâtre avec quatre acteurs, avec quelques cochons, vaches, chevaux, un Premier ministre, une vache Milka, des inspecteurs locaux et internationaux, traduit de l'albanais (Kosovo) par Sébastien Gricourt et Evelyne Noygues, préface Patrick Penot.
« Près de dix ans après la fin de la guerre, le Kosovo s’apprête enfin à déclarer son indépendance. Le gouvernement demande alors au Théâtre national de préparer un spectacle pour le jour J. Mais le metteur en scène est soumis à tant de contraintes incompatibles que l’événement connaîtra de multiples rebondissements…
Le Royaume-Uni vient de sortir de l’Union européenne : il y a une place à prendre et le Kosovo vise à l’occuper avant la Serbie. Il s’agit de remplir au plus vite les critères d’accession, ce à quoi tâche de s’employer la boucherie Tony-Blair à Prishtina. C’est sans compter la corruption des fameux inspecteurs et la mobilisation des animaux… »
Serhiy Jadan, Hymne de la jeunesse démocratique, traduit de l'ukrainien par Iryna Dmytrychyn.
« Kharkiv, les années 90. Tout en continuant à écrire, San Sanytch décide de quitter son travail chez les Boxeurs pour la justice, pour se lancer dans le business. L’idée est d’ouvrir le premier club gay de la ville, sous couvert de « loisirs exotiques ». Un spécialiste du show-biz sur le retour est embauché, tandis qu’un partenariat est conclu avec l’administration municipale, qui en profite pour leur glisser un missionnaire australien dans les pattes, alors qu’il faut repousser les velléités de la mafia locale. Mais l’entreprise tourne au désastre. Derrière cette comédie quasi balkanique, qui conjugue absurde et burlesque, sont évidemment dénoncées l’intolérance et la corruption au sein d’une société post-révolutionnaire qui découvre la liberté et la démocratie à l’occidentale. »
Béla Pintér, Saleté, traduit du hongrois par Françoise Bougeard, préface Béla Czuppon.
« Celle qui n’est pas aimée ne comprend pas vraiment pourquoi elle est « si peu » aimée. Elle blâme le monde pour cette injustice ou encore les gens pour leur apathie, alors qu’en fait tout le monde l’évite à cause de son intelligence émotionnelle aiguë, de son égoïsme et de son étroitesse d’esprit. Et l’éviter est bien ce qu’ils font tous. Ils n’ont pas vraiment envie de lui adresser la parole. Ne pas être aimé est une agonie. Sourcils froncés, on serre les dents, et les mains deviennent des poings. C’est dans des instants comme ceux-là qu’elle devient dangereuse. Elle, qui n’est pas aimée. »
11:19 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, grèce, syrie, kosovo, ukraine, hongrie, andrèas flouràkis, hélène zervas, michel volkovoitch, ekaterini diamantakou, wadiaa ferzly, marguerite gavillet matar, marie elias, jeton neziraj, sébastien gricourt, evelyne noygues patrick penot, serhiy jadan, iryna dmytrychyn, françoise bougeard, béla czuppon éditions l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/04/2021
« Tout est réel, toujours »
Mircea Cărtărescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2019, réédition Points, 2021
Prix Millepages 2019
Prix Transfuge 2019 du meilleur roman européen
La parution d’un roman de Mircea Cărtărescu est toujours un événement. C’est évidemment le cas ici, et plus encore : Solénoïde est un monument ; pas seulement par les dimensions extérieures du livre, mais aussi et surtout par ce qu’il renferme. Un monument qui, à l’image finale de Bucarest, le lieu de tout, se mettrait en mouvement – et alors les images se précipitent dans la tête du lecteur. Ce pourrait être celle d’un torrent que l’on tente de suivre, dont on tente de scruter les flots, le courant, le fond, les obstacles, et dont on prélève le plus souvent et le mieux possible quelques décilitres d’eau pour les examiner, avant de continuer la poursuite. Ou alors celle du labyrinthe dans lequel on se perd, on se retrouve, on se reperd en tenant un fil d'Ariane dont on espère qu'il mènera vers une issue. Ou encore celle de la spirale que l’on suit en mouvements ascendants et descendants – et dans ce cas on s’approche de l’objet qui sous-tend le roman et qui lui donne son titre. L’objet, ou les objets, puisque le sous-sol de Bucarest est parsemé de plusieurs machines du même type, les solénoïdes, ces grosses bobines en forme de spirale qui créent des vibrations et qui mettent les êtres et les choses (voire une ville entière) en mystérieuse lévitation.
Mais ce thème central du roman n’en est, justement, qu’un aspect révélateur. Solénoïde est un roman aux multiples facettes, sorte de Recherche du temps perdu qui aurait été modelée par les mains de Lautréamont, de Raymond Roussel, des surréalistes et de Kafka (on en passe, car finalement les mains essentielles sont bien celles de Cărtărescu). Le canevas narratif est simple : un professeur de roumain qui a échoué dans un collège de banlieue et qui aurait voulu être écrivain (le double inversé de l’auteur, en quelque sorte), se raconte, en une superposition des souvenirs d’enfance et de la relation du présent dans une société minée par la dictature, la pauvreté matérielle et morale, mais dont certains membres sont sauvés par la vie mentale et par l’amour. Le rêve, les apparitions nocturnes, le surgissement de l’inconscient, tout cela est inscrit dans la vie. « Tu ne pouvais pas planter le rêve dans le monde, car le monde lui-même était un rêve. ». C’est pourquoi « la chasse au rêve suprême, orama » est l’un des chemins à suivre, sur les traces de Nicolae Vaschide, spécialiste reconnu de la question, et ancêtre d’une belle et inaccessible collègue du narrateur. Tout se tient, vous dit-on : la réalité historique et scientifique, la fiction, le rêve… et tout cela crée le réel.
Outre les récits de rêves, nombre de motifs peuplent ce récit grouillant d’êtres vivants, humains et animaux. Voyez les poux, tiques, sarcoptes de la gale, acariens et autres insectes microscopiques donnant une idée de l’infiniment petit au regard de la vastitude du ciel aux étoiles menaçantes, de la ville fantasmée avec ses avenues, ses dédales de rues, ses souterrains, ses couloirs, ses usines, ses machineries, ses « veines » et ses « artères », sa nudité : « Quand les monceaux de neige ont disparu, Bucarest s’est offerte aux regards comme un squelette aux os dispersés. Qui aurait cru que sa décrépitude de toujours – le baroque sinistre de sa ruine – puisse devenir deux fois plus triste et plus désespérée ? ». Récit grouillant aussi de faits et d’événements plus ou moins étranges : disparitions et réapparitions énigmatiques, manifestations de « piquetistes », secte protestant avec véhémence contre la mort et faisant résonner à l’infini un pathétique « à l’aide », acquisition d’une maison/bateau dont le narrateur n’aura jamais fini d’explorer les prolongements horizontaux et verticaux, anecdotes liées à l’école (celle de l’enfance, celle de l’âge adulte), mariage rapidement interrompu par le changement dramatiquement radical de l’épouse, puis l’amour, le véritable, trouvé avec Irina, et la naissance d’une petite fille, le rappel de livres précédents (par exemple La Nostalgie, avec l’évocation du « REM »)… Le tout passé au crible de l’humour parfois dévastateur d’un Cărtărescu jouant malicieusement avec son propre destin d’écrivain à partir de la lecture publique d’un poème (significativement intitulé La Chute), s’adonnant mine de rien à la ravageuse satire politico-psychosociale d’un régime jamais nommé mais omniprésent, qui gangrène la société, l’école, les familles, les individus dans leur comportement quotidien, et maniant d’une façon impayable et efficace le portrait-charge ; on serait tenté de tout citer en guise de preuve – et il faut lire les descriptions de salle des professeurs, ou le récit de la collecte obligatoire par les élèves des bouteilles, bocaux et vieux papiers tournant à l’épopée absurde et bouffonne…
Roman fantastique dans tous les sens du terme, en vérité roman réaliste, roman humoristique, roman « limpide comme le jour et complètement inintelligible » comme l’est la vie, roman dont les particularités de ton, de style, de lexique sont fidèlement rendues en français grâce à un remarquable travail de traduction, Solénoïde pourrait être une tragédie, celle de la « devinette du monde », celle de la destinée humaine. S’il s’agit bien de celle-ci, elle aboutit, peut-être contre toute attente mais dans une belle perspective, au triomphe de l’amour : « La devinette du monde, enroulée, intriquée, accablante, perdurera, claire comme de l’eau de roche, naturelle comme la respiration, simple comme l’amour et […] elle se versera dans le néant, vierge et non élucidée. ». Finalement, c’est la plongée dans le bonheur, même sous la menace d’une statue géante, sorte de commandeur infernal : « Nous nous sommes enlacés, la petite entre nous deux, soudain incroyablement heureux et ne nous souciant plus d’aucune statue ni d’aucune porte. ».
Jean-Pierre Longre
www.leseditionsnoirsurblanc.fr
…et du même Mircea Cărtărescu vient de paraître :
Melancolia, traduit par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2021
« Ce sont trois longues nouvelles encadrées par deux contes. Melancolia est un livre sur l’expérience de la séparation, sur ce trauma qui a marqué notre naissance et, par la suite, chacune de nos métamorphoses. L’immense écrivain Mircea Cărtărescu en fait ici l’étude à travers trois étapes de la vie : la petite enfance, l’âge de raison, l’adolescence.
Un enfant de cinq ans, dont la mère est sortie, se persuade qu’il a été abandonné : « C’est là le point de départ de la mélancolie, de ce sentiment que personne ne nous tient plus par la main. » Isabel et Marcel, frère et sœur, vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, son frère se jure d’obtenir sa guérison en partant affronter ce qui le terrifie le plus. Un adolescent se questionne sur la différence sexuelle. Il tombe amoureux. Son corps change : mois après mois, il range dans une armoire les peaux devenues trop petites…
Magnifiques variations sur les grands thèmes de l’auteur : le passage du temps, la poésie, le réel et l’irréel, le masculin et le féminin. »
11:11 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, mircea cărtărescu, laure hinckel, les Éditions noir sur blanc, éditions pointsjean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/04/2021
Aventures littéraires et cinématographiques
Zone critique n° 2, 2021. "Aventure"
Une belle et copieuse revue de littérature et de cinéma, une généreuse et savante "invitation au voyage", des contributions de vrais connaisseurs qui illustrent parfaitement la devise: "Rendre la culture vivante".
Articles, études, entretiens, dossiers, critiques, portraits... Plus de 400 pages pour voyager à travers les livres et les films. "Pour s’évader avec Cendrars, Stendhal, Corto Maltese ou encore Bob Morane, Akira Kurosawa, Werner Herzog… ", sans oublier Saint-Exupéry, Catherine Poulain, Fernando Pessoa, Josh et Benny Safdie, bien d'autres encore...
Sébastien Reynaud, Rédacteur en chef et fondateur de Zone Critique, Pierre Poligone, Rédacteur en chef adjoint, Corentin Destefanis Dupin, Rédacteur en chef Cinéma, Ariane Issartel, Rédactrice en chef Théâtre, Arthur Bitaud, Rédacteur en chef Littérature...
Et… Louise Granat, Marie Gué, Pierre Chardot, Lise Laniepce, Pierre Poligone, Corentin Destefanis Dupin, Sébastien Reynaud, Marion Bauer, Marion Broudin, Lise Laniepce, Théo Bellanger, Pierre Chardot, Louise Granat, Romain Debluë, Marion Bet, Camille Pech de Laclause, Lyvann Vaté, Jean-François Vernay, Marion Bauer, Clotilde Garreau, Solène Vary, Sylvain Teil-Salanova, Hélène Davoine, Claire Massy-Paol,, Hélène Boons, Axel Biglete, Léa Merle, Theodore Anglio-Longre, Blaise Marchandeau, Manon Boyer, Claire Saumand, Noé Rozenblat, Baptiste Dancoisne, Yannaï Plettener, Cassandre Morelle, Solène Reynier, Alexandre Soulabail, Samuel Vitel
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05/04/2021
Comique existentiel
Jean-Paul Dubois, Parfois je ris tout seul, Points, 2021
Le titre l’atteste : Jean-Paul Dubois a dû bien s’amuser en écrivant ces mini-textes (une page chacun au maximum) parus initialement en 1992 chez Robert Laffont, puis en 2007 aux éditions de l’Olivier. C’est un fait : on rit franchement à la réponse que font les parents (la mère surtout) à la question sur les raisons qui font que les chiens se montent dessus et restent collés l’un à l’autre, au dialogue de deux mécanos évoquant Picasso en se disputant sur la couleur d’un manche de tournevis, à des souvenirs culinaires et bien écœurants de cantine d’école religieuse, ou à des propos de comptoir du genre : « T’es vraiment le cousin du pape ? » Et on apprécie à juste titre certaines surprises finales, par exemple dans la confrontation d’un rêve ou d’un fantasme à la réalité, ou dans la réponse acerbe à une question : « Tu me demandes ce que je voudrais ? Ce que j’attends de toi ? Qu’au moins une fois dans notre vie, tu te comportes comme un être humain. »
Mais comme souvent chez l’auteur, la plaisanterie cache des réflexions et des états d’âme plus profonds qu’il n’y paraît. Le tragique n’est pas toujours loin, lorsqu’il s’agit de dire que « la vérité c’est une chose avec laquelle il ne faut pas rigoler. » Et surtout, les questions existentielles forment une trame régulière, en rapport avec les sensations physiques et la maladie : « Je suis toujours tendu, anxieux. […] J’ai l’impression que quelque chose grésille en moi, la sensation d’avoir la poitrine remplie de hannetons. » Et lorsqu’on s’interroge sur la santé des mouches, on se doute qu’il s’agit de celle des humains. En rapport aussi avec le sentiment amoureux, souvent déçu. Peut-on être heureux ? Oui, si l’on en croit le destin de cet homme (« mon père ») qui se transforme en gitan (sur une remarque de sa femme) en achetant une « Chevrolet Bel Air Power Glide 1957, noire, pavillon blanc », ou si l’on apprécie avec le narrateur de rouler tranquillement au volant de sa voiture et de s’allumer une cigarette…
Il y a donc le choix. Chacun peut se promener à sa guise et à sa façon dans cette forêt livresque, glaner çà et là telle ou telle bribe, y voir de l’humour, de l’inquiétude, de l’insolite, des problèmes irrésolus, des réponses improbables, du plaisir, du bonheur, du malheur… Avec toujours dans un coin de la tête cette question qui clôt une page commençant par « T’as aucune morale » : « Le problème avec toi, c’est qu’on sait jamais quand tu déconnes. »
Jean-Pierre Longre
19:56 Publié dans Essai, Humour, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chroniques, récit, humour, francophone, jean-paul dubois, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Quinze ans avant
Ragnar Jónasson, L’île au secret, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Ombeline Marchon, éditions de la Martinière, Points, 2021
Outre la littérature policière, Ragnar Jónasson a une spécialité : la remontée du temps. Le premier volet de sa trilogie La Dame de Reykjavik commençait par la dernière enquête de Hulda. Le second, dont l’intrigue se déroule quinze ans auparavant (1997), la conduit même à reconsidérer une enquête pour un meurtre qui est survenu encore dix ans avant (1987), et qui forme la première partie de L’île au secret. De main de maître, l’auteur mène le lecteur, dans le sillage de son héroïne, d’une période à l’autre, d’une région à l’autre, le long les ramifications qui relient les événements entre eux.
Il y a eu la mort suspecte d’une jeune femme, Klara, qui, avec un groupe d’amis d’enfance, était venue faire un bref séjour sur une île déserte au large de la côte Sud de l’Islande. Dix ans avant, il y avait eu le meurtre d’une autre jeune femme, Katla, dont on apprend qu’elle faisait partie du même groupe d’amis. Les deux affaires sont-elles liées ? Les investigations de Hulda vont lui permettre de répondre à la question, et de confondre les manœuvres de Lỷdur, un collègue qui est devenu son supérieur hiérarchique. Cela grâce au revirement d’un policier local qui va revenir sur son témoignage. « Ils avaient peut-être trouvé l’assassin de Klara. Et aussi celui de Katla. Si c’était le cas, réalisa Hulda, le plus grand triomphe de Lỷdur au sein de la police se transformerait d’un coup de baguette magique en échec retentissant. »
Parallèlement, on ne peut que s’intéresser à la vie solitaire de Hulda, qui après la mort de sa fille et de son mari, s’oublie dans le travail, non sans se poser des questions à propos de son père, un soldat américain qui, après une brève mission en Islande, est reparti chez lui sans savoir que la jeune femme qu’il avait séduite était enceinte. Hulda ira même jusqu’aux États-Unis à la recherche de son géniteur. Autre enquête, très personnelle celle-ci… Aboutira-t-elle ? L’île au secret, pour complexe que soit l’écheveau de son intrigue, se lit comme on suit un chemin bordé de paysages mystérieux (ici les falaises maritimes, les sommets enneigées, les volcans…). On a hâte de savoir ce qui s’y cache.
Jean-Pierre Longre
17:16 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, islande, anglophone, ragnar jónasson, ombeline marchon, éditions de la martinière, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Une ultime enquête
Ragnar Jónasson, La dame de Reykjavík, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Philippe Reilly, éditions de la Martinière, Points, 2020
Hulda, inspectrice hors pair, doit prendre sa retraite, et visiblement son chef est pressé de la voir partir, « comme si toutes ces années de bons et loyaux services n’avaient aucune valeur. » Elle obtient cependant un sursis de quelques jours pour reprendre une affaire ancienne prétendument résolue, mais dont elle découvrira qu’elle a été bâclée par un collègue négligent. Elle se plonge dans son enquête, quitte à s’aventurer aux marges de la légalité et à brûler les étapes, ce qui lui vaut quelques déboires et les foudres de sa hiérarchie.
Elle découvre peu à peu tout ce qui était resté dans l’obscurité, son prédécesseur n’ayant pas jugé bon d’approfondir certains détails. Quelques personnages, louches ou non, vont faire leur apparition, donnant vie à des étapes dans les investigations d’Hulda, dont la vie personnelle nous est livrée peu à peu : l’histoire dramatique de sa fille, la mort de son mari, la rencontre réconfortante d’un homme qui l’apprécie… On s’intéresse autant à elle qu’à son enquête, dans laquelle elle va s’investir de plus en plus, au mépris du danger, de sa propre sécurité, de sa vie personnelle. Et l’on se laisse prendre au jeu du suspense et de l’angoisse, à l’atmosphère particulière et changeante d’une région soumise aux caprices de la météo, entre jours et nuits sans fin, entre soleil pâle et pluie battante, entre lave noire et neige vierge…
L’habileté de l’auteur, outre le style adapté à l’intrigue, est de jouer avec ces alternances, qui correspondent aux focalisations différentes, d’abord énigmatiques, mises sur les personnages, victimes et protagonistes, sur les risques qu’ils courent, sur les péripéties qui guident leurs destinées. Et l’audace suprême et subtile : faire de cette dernière enquête de l’héroïne le premier récit d’une trilogie qui remonte le temps.
Jean-Pierre Longre
16:10 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, islande, anglophone, ragnar jónasson, philippe reilly, éditions de la martinière, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
04/04/2021
Les paradoxes du malheur
Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Éditions de l’Olivier, 2019, Points, 2021
Prix Goncourt 2019
Une ou deux fois ne sont pas coutume. Il est rare dans ces pages de trouver une chronique sur un livre récompensé par le prix Goncourt. Mais en 2019, ouf ! Nous avons échappé à une intarissable fabricante de best-sellers qui se veut magicienne des Lettres et qui n’a pas besoin d’afficher des prix pour remplir les têtes de gondole. Bref, des deux, c’est bien Jean-Paul Dubois qui méritait la récompense, même si à juste titre on avait déjà beaucoup parlé de son roman.
Cette notoriété m’évitera de donner un résumé de Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon. Résumé qui d’ailleurs aurait du mal à rendre compte de toutes les aventures qui arrivent à Paul Hansen, et dont il fait lui-même le récit depuis sa cellule d’une prison de Montréal. Pourquoi est-il en prison, lui qui est l’altruisme même, au plein sens du terme ? On ne le saura que sur le tard (stratégie du suspense) ; disons que c’est l’aboutissement (heureusement non définitif) d’un long processus mouvementé : enfant toulousain d’un père danois et pasteur qui perd la foi, d’une mère magnifique, militante et lointaine, Paul va naviguer vers l’âge adulte en suivant son père au Canada, où il deviendra pour de nombreuses années « superintendant » (c’est-à-dire homme à tout faire) de L’Excelsior, une résidence sécurisée à l’américaine pour privilégiés actifs ou retraités – où il aura des amis, mais aussi un ennemi acharné qui le fera sortir de ses gonds. Une compagne idéale, une chienne affectueuse, un métier qui lui plait, qui lui permet de s’adonner à son empathie naturelle et à « son envie de réparer les choses, de bien les traiter, de les soigner, de les surveiller. »... L’auteur combine à merveille l’art du récit à rebondissements, l’art du portrait juste et révélateur, l’art de la surprise et du paradoxe. La cohabitation de Paul, par exemple, avec le détenu Patrick Horton, « un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos », un passionné de Harley Davidson qui a vraisemblablement assassiné un Hells Angel, pourrait être un enfer ; eh bien non, Patrick, cette force de la nature qui souffre pourtant de phobies inattendues, est d’une bienveillance toute protectrice… Le tout à l’avenant : le père, pasteur en pays catholique, se prend d’une passion fiévreuse et destructrice pour les jeux de hasard, le cinéma d’art et d’essai de la mère est devenu une salle spécialisée dans les films porno, la compagne d’origine algonquine pilote audacieusement un antique aéronef au-dessus des immensités glacées, le seul véritable ami (outre la chienne Nouk) que Paul se fait à l’Excelsior est « casualties adjuster », chargé d’évaluer le prix des morts pour les compagnies d’assurance…
Mais les faits, les situations et les personnages ne sont paradoxaux qu’en apparence. Jean-Paul Dubois possède tout à la fois le sens de la construction narrative, l’audace du réalisme, l’ardeur de l’imagination et la richesse de la sensibilité. Certes, pour lui, d’une manière générale, la destinée humaine est vouée à l’échec et au malheur : « À l’intérieur d’un immeuble ou d’une communauté, le malheur s’installe généralement par période. Pendant plusieurs mois, il va rôder dans les étages, oeuvrant de porte en porte, croquant d’abord le faible, ruinant les espérants. Et puis, un jour, changer de rue, de quartier, poursuivant à l’aveugle son travail d’artisan. ». Progression similaire pour tous les individus. Mais l’écriture de Jean-Paul Dubois convoque toutes les ressources de la générosité, de l’amitié, de l’amour, de l’humour. Et la pilule passe à merveille. Chaleureuse et euphorisante.
Jean-Pierre Longre
23:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : roman, francophone, jean-paul dubois, éditions de l’olivier, jean-pierre longre, points | Facebook | | Imprimer |
31/03/2021
Paris-Bucarest-Paris. Journal d’un écrivain
Dumitru Tsepeneag, Un Roumain à Paris, traduit du roumain, avant-propos et notes par Virgil Tanase, P.O.L., 2021
« Au moment même où je suis sur le point de devenir un écrivain professionnel (horribile dictu !), j’ai décidé, par un choix délibéré, de me prêter à cet exhibitionnisme autorisé (et inoffensif) qui est de tenir un journal. C’est pour cette raison que je suis à Paris ! » En 1970, au moment où il écrivait cela, Dumitru Tsepeneag ne savait pas qu’à partir de 1975, déchu de sa nationalité roumaine, il ne pourrait retourner dans son pays qu’après la chute de Ceauşescu. Ce journal, entrecoupé de « notes à la va-vite » datées de 1972, de notes sur un « voyage en Amérique » accompli en 1974, suivi d’un entretien avec Monica Lovinescu intitulé « La condition des intellectuels en Roumanie. Entre censure et corruption » (Radio Free Europe, 30 septembre 1973) et précédé d’une solide préface historico-biographique de Virgil Tanase, court de 1970 à 1978, avec quelques interruptions plus ou moins longues, et il est un vrai journal d’écrivain qui, la trentaine bien sonnée, s’est lancé dans la littérature de fiction.
Car si l’auteur s’adonne çà et là à quelques confidences personnelles (ses relations avec ses parents, son mariage…), c’est le monde intellectuel et artistique qu’il décrit avec beaucoup de précision et de diversité, notamment celui qui concerne les écrivains roumains, exilés ou restés au pays, dissidents ou s’accommodant du régime, notoires ou méconnus. Alors on croise à plusieurs reprises Cioran et Ionesco, Paul Goma (souvent) et Vintilă Horia (un peu), Virgil Tanase et Leonid Dimov, bien d’autres encore. Et aussi les Français Robbe-Grillet et Michel Deguy, le traducteur Alain Paruit, les éditeurs, dont Paul Otchakovsky (qui, devenu P.O.L., publiera les ouvrages de Tsepeneag, dont celui-ci), et encore Roland Barthes, sous la direction duquel il commença une thèse sur Gérard de Nerval. On en passe une multitude, tant ces 600 pages regorgent de rencontres et d’événements qui suscitent récits et réflexions.
Il y a bien sûr ce qui a trait à la situation en Roumanie et à sa dégradation vers plus de censure, d’hypocrisie, d’intimidations, de répression ; ce qui concerne, par extension, la situation internationale et les questions idéologiques (« Confusion des termes ! Quel rapport entre l’Union soviétique et le communisme ? Confusion qu’entretiennent aussi, cela va de soi, et par tous les moyens, les adversaires du communisme. ») ; et les mouvements littéraires, dont l’onirisme, bien sûr (que l’auteur, qui en fut le chef de file avec Dimov, distingue précisément du surréalisme), le nouveau roman et ses théories… Dans tous les cas, Dumitru Tsepeneag affirme nettement sa personnalité et ne mâche pas ses mots, conformément à son habitude (souvenons-nous de ses Frappes chirurgicales) : « Lorsque quelqu’un m’est antipathique, j’ai du mal à changer d’avis. » Même les gens qu’il apprécie sont parfois passés au crible, et cela concerne aussi ses propres écrits, dont ce journal, qui parfois lui pose problème : « À quoi bon ce journal ? Je ne le publierai jamais. Je ne suis même pas sûr de ne pas le détruire un jour ou l’autre. L’idée de me regarder plus tard dans un miroir (déformant) est stupide et je doute que l’envie m’en vienne un jour. D’autant plus que je note des impressions très superficielles, occasionnées par des événements extérieurs. »
Sévère voire injuste avec lui-même, l’auteur a beau dire, son journal est du plus haut intérêt pour toute une série de raisons, dont les conditions et le déroulement de la vie littéraire, collective et individuelle, n’est pas la moindre. Il n’est pas indifférent, loin s’en faut, de savoir par exemple comment sont nés, non sans difficultés, Les Cahiers de l’Est, ou comment se sont élaborés certains romans comme Les Noces nécessaires, Arpièges ou, surtout, Le Mot sablier, où « la langue roumaine s’écoulera dans la langue française comme à travers l’orifice d’un sablier. » Une belle image, qui résume la riche destinée linguistique et littéraire d’un écrivain qui, sans fausse pudeur ni étalage complaisant, montre comment l’exil a été un frein et un moteur de la création littéraire.
Jean-Pierre Longre
18:20 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, roumanie, dumitru tsepeneag, virgil tanase, jean-pierre longre, p.o.l. | Facebook | | Imprimer |
28/03/2021
Manuel de rébellion littéraire
Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, Les éditions de minuit, 2021
Le titre, paradoxal, pourrait sonner comme une provocation de la part d’un universitaire censé enseigner la « bonne lecture ». Mais justement : si l’adjectif « mauvais » « signale un écart par rapport à une norme intellectuelle », il annonce aussi et surtout une activité productrice de sens et esthétiquement créatrice. De manière réjouissante et familière, dans le style enlevé qu’on lui connaît et qui n’empêche pas la rigueur intellectuelle et le sens de la pédagogie, Maxime Decout s’adresse directement à nous (bons ou mauvais lecteurs ?) pour faire un tour exhaustif des types de « mauvaise lecture ».
On connaît les « dangers de l’identification » symbolisés fictivement par Don Quichotte, Emma Bovary et quelques autres, ou réellement, entre autres, par les suicides qui ont suivi le succès des Souffrances du jeune Werther de Goethe. En rester là serait stérile, et ne permettrait de garder des théories de la lecture que ce qu’Umberto Eco appelle « Lecteur Modèle ». Heureusement, l’ouvrage fait renaître (ou naître) le vrai « mauvais lecteur », qui est en réalité multiple, puisque l’on va de l’identification positive à la réécriture littéraire, en passant par maintes étapes précises au long des quatre larges chapitres du livre. Comment « redevenir un mauvais lecteur » ? En s’adonnant à l’interprétation, entre « immersion » et « intellection », comme cela se passe par exemple avec le roman policier et certaines œuvres de Georges Perec, ou à la « lecture contrefactuelle », c’est-à-dire en lisant un texte « en dépit de ses paramètres visibles », voire en allant jusqu’à la « lecture aberrante ». La « mauvaise lecture » peut pencher du côté du fétichisme, de la monomanie, jusqu’à l’envie pressante d’écrire en imitant telle œuvre ou tel auteur idolâtrés. Tout est fertile, rien n’est interdit : ni la « lecture haineuse », ni la « lecture névrotique », ni les fantasmes qu’elle peut induire. Le dernier chapitre répertorie « les pratiques du mauvais lecteur », qui ressortissent à deux attitudes principales : « lire le nez en l’air » (se promener dans un livre, par exemple, en sautant des passages ou en pensant à autre chose) et « lire en tous sens » (lecture puzzle ou labyrinthe, notamment). Déconstruire, donc, mais pour reconstruire, recomposer, réécrire…
La rébellion plus ou moins consciente que représente la « mauvaise lecture » aboutit donc à la création. Ce que nous dit ici Maxime Decout, et que grâce à lui nous prenons conscience de pratiquer régulièrement, passe par de nombreux exemples, des références variées (des grands classiques aux contemporains, des œuvres méconnues à la littérature policière). Un ensemble à la fois précis, documenté, richement illustré, d’où l’humour n’est pas exclu, loin de là. Voyez : quelle est « la plus grande marque de respect qu’un auteur peut recevoir » ? Eh bien : « Être kidnappé ou assassiné par son propre lecteur ». Et pour celui-ci, en tout cas, le livre de Maxime Decout est un bel encouragement à la lecture libre et fructueuse.
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
25/03/2021
Une journée de retrouvailles
Lire, relire...Lionel Duroy, Nous étions nés pour être heureux, Julliard, 2019, J'ai lu, 2021
« On arrive avec trente ans de retard, c’est certain, ça te paraît même peut-être complètement ridicule, mais crois-moi : nous sommes tous désireux de réparer ce qui peut l’être. ». Voilà ce que disent deux des frères de Paul à Claire, l’une de ses filles. Que réparer ? Beaucoup de choses. D’abord l’impéritie et la folie des parents, qui ont fait le malheur de leurs neuf enfants en leur faisant vivre la déchéance matérielle et morale ; ensuite les livres dénonciateurs dans lesquels Paul relate les désastres familiaux ; enfin la brouille de toute la famille avec l’écrivain : « À partir du jour où mon livre a été publié vous ne m’avez plus adressé aucun signe. Ni un mot ni un coup de téléphone. Vous n’avez plus jamais invité mes enfants. ».
Comment réparer ? Paul a décidé de réunir tout le monde, ses enfants et petits-enfants, ses frères et sœurs, ses deux ex-femmes, pour une journée particulière dans sa maison provençale, au pied du Mont Gardel. À une exception près, chacun se rend à l’invitation, et le livre raconte, en dialogues animés, ces retrouvailles semées de souvenirs, d’aveux sincères et parfois honteux, de bienveillance, de jeux et de mots d’enfants. Retrouvailles émouvantes, qui reconstituent en quelques heures des vies pleines d’embûches, de drames, de hontes, des vies qui se sont plus ou moins bien reconstruites. Et l’on revient sur cette brouille qui, pour beaucoup, est issue de malentendus, d’incompréhensions, à commencer par celle de l’écriture, sans laquelle Paul n’aurait pu survivre : « Comment peut-on exister sans écrire ? songe-t-il. Sans consigner inlassablement le mouvement de la vie ? Écrire est au contraire la plus sûre façon de ne rien rater de la vie, d’en débusquer les ressorts secrets invisibles à l’œil nu, de s’y ancrer ». Certains, comme son frère Nicolas, dont il fut très proche, reviennent sur les pouvoirs de nuisance de la famille : « Au nom de “l’esprit de famille”, cette valeur de merde, je me suis laissé entraîner, et je n’ai plus vu Paul. Notre qualité de frères l’a emporté sur notre amitié, alors que ç’aurait dû être le contraire. Je n’aurais jamais dû lâcher Paul, sous aucun prétexte, et surtout pas au nom d’une quelconque solidarité familiale. Il est là, le vrai scandale ! ».
Nous étions nés pour être heureux est, si l’on veut, un roman à clés, mais là n’est pas le plus important. Si on reconnaît Lionel Duroy dans le personnage de Paul, si tous les personnages correspondent à des personnes réelles, si les lieux (la région du Ventoux) sont reconnaissables et si les faits évoqués ont bien eu lieu, la condensation fictionnelle et quasiment théâtrale de l’action et des sentiments confère au roman une tension, une authenticité que le pur récit autobiographique ne pourrait pas apporter.
Jean-Pierre Longre
19:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, lionel duroy, julliard, jean-pierre longre, j'ai lu | Facebook | | Imprimer |
15/03/2021
« L’authentique philosophie existentielle »
David Gascoyne, Après dix années de silence, Léon Chestov / After Ten Year’s Silence, Lev Shestov, traduit de l’anglais par Michèle Duclos, édition bilingue, Black Herald Press, 2020
Dix ans après la mort du philosophe russe Léon Chestov (1886-1938), David Gascoyne (1916-2001), qui l’avait découvert grâce à Benjamin Fondane, lui consacra cet essai destiné à faire connaître en Grande-Bretagne celui qui y restait alors « tout à fait inconnu. » Grâce à cette édition et à cette traduction, les fondements de l’existentialisme chrétien dont se revendiquait le philosophe nous sont présentés d’une manière à la fois claire et précise.
En « quête de la vérité absolue et totale », Chestov était préoccupé par la mort, sans morbidité mais surtout sans l’oublier, comme ont tendance à vouloir le faire les « modernes ». Lui qui ne voulait pas enseigner, afin de garder l’attitude d’un chercheur exigeant, s’efforçait de « lancer des individus dans une existence réelle » et, en un apparent paradoxe, de lutter « contre les idées » ou, plus précisément, contre l’idéalisme et le rationalisme, contre la « Raison Pure », guidant sa pensée du côté de Pascal plutôt que de Descartes.
David Gascoyne, dont le parcours, ici, va de Benjamin Fondane à Léon Chestov (dont Fondane fut en 1939 « l’unique disciple »), accompagne le lecteur sur le chemin de « l’authentique philosophie existentielle » et sur les traces d’un penseur qui ne prétendait pas atteindre la « sagesse », mais exprimer ses vérités.
Jean-Pierre Longre
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05/03/2021
Dash chez Pinkerton
Collectif, Hammett Détective, Syros, 2015, Points, 2021, avec une préface inédite de François Guérif.
Il y a soixante ans mourait Dashiel Hammett, maître du roman noir américain. C’était, volontairement ou non, l’occasion de rééditer Hammett Détective, qui, lors de sa première parution en 2015 chez Syros, « fêtait le centenaire de l’arrivée de Dashiell Hamett chez Pinkerton. » Cette nouvelle édition chez Points est augmentée d’une préface de François Guérif, à qui l’on peut se fier en matière de polar… Il s’agissait donc de demander à neuf auteurs d’écrire une nouvelle dont « Dash » serait le héros, détective débutant chez Pinkerton, la fameuse agence.
Stéphanie Benson, Benjamin et Julien Guérif, Jérôme Leroy, Marcus Malte, Jean-Hugues Oppel, Benoît Séverac, Marc Villard, Tim Willocks (traduit par Natalie Beunat) apparaissent ainsi comme les successeurs de leur protagoniste, mettant en scène l’écrivain en jeune homme, ou en homme mûr racontant ses souvenirs, alors qu’il se sent accablé par le poids du passé, condamné pour ses opinions. « Dashiell se sentait si vieux aujourd’hui, alors qu’il avait à peine soixante ans : il avait vu trop de choses. Et son enfance et sa jeunesse lui semblaient loin, tellement loin… « Mais non, se dit-il intérieurement, un homme ne voit jamais trop de choses. J’ai connu tous les milieux et j’ai essayé d’en parler dans mes livres. » » Le voilà donc au centre des histoires, entouré de partenaires incontournables comme James Wright, directeur adjoint de l’agence, qui lui confie avec une bienveillance bourrue et une confiance bonhomme ses premières enquêtes, confronté à des personnages, bandits ou victimes, sur lesquels il doit se renseigner, qu’il doit rencontrer en évitant les gros dommages, et se référant périodiquement à d’illustres prédécesseurs comme Edgar Poe…
Autant de plumes différentes, autant d’histoires différentes, bien sûr et heureusement. Il y a les enquêtes, mais aussi des péripéties inattendues, des aventures périlleuses, soutenues par des évocations et des descriptions de lieux souvent urbains et glauques, parfois ruraux et froids, dans lesquels évoluent des êtres dont les mystères ne sont jamais complètements levés, même si les récits ont un dénouement. Et toujours Dash du côté des victimes, des innocents, des opprimés, Dash l’incorruptible anticipant sur son avenir littéraire, social, politique. Au-delà de la diversité des thèmes et des styles, ce qui fait l’unité du volume, c’est non seulement le personnage central, mais aussi l’atmosphère qui émane de toutes ces nouvelles – celle du roman noir américain.
Jean-Pierre Longre
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04/03/2021
Un très honorable délateur
Lire, relire... Romain Slocombe, Monsieur le Commandant, NIL, 2011, Pocket, 2013, Points, 2021, avec une préface inédite de Jérôme Leroy
Paul-Jean Husson, archétype de l’homme de lettres conscient de son talent, de son entregent et de sa notoriété, respectable académicien et notable respecté dans la sous-préfecture normande où il vit, est aussi le modèle du collaborateur, pétainiste de la première heure, admirateur de l’ordre nazi, antisémite acharné, xénophobe virulent, partisan de la fermeture des frontières, n’hésitant pas à dénoncer « l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves, de l’affreuse misère andalouse, de la semence d’Abraham et du bitume de Judée » (ce n’est qu’un exemple).
L’excès de ces convictions provoque son drame personnel et familial : un fils qui va rallier la France Libre à Londres, une belle-fille d’origine allemande, dont une enquête secrète révèle qu’elle est juive (et que ses petits-enfants, donc, sont juifs aussi…), et dont il ne peut s’empêcher, malgré tout, de tomber passionnément amoureux. Le drame tourne au cauchemar – sans entamer pour autant son antisémitisme viscéral et son pro-nazisme exacerbé. Comment résoudre le dilemme ? Comment sortir de la nasse ? Tout bien pesé, en écrivant, dans le style impeccablement académique que lui prête l’auteur, une longue missive au « Sturmbannführer » de la ville – en trahissant, d’une manière aussi odieuse qu’hypocrite, ses propres sentiments, et en sacrifiant sa famille, ceux qu’il est censé aimer.
D’aucuns ont vu dans le livre de Romain Slocombe un appel à la compréhension, voire à la bienveillance pour quelqu’un qui s’est rangé du côté des bourreaux. À y regarder de près, il n’en est rien. Les moments d’épanchement et d’apparente sociabilité ne font que mettre en valeur la foncière nocivité du personnage. Sous des dehors sensibles, c’est la brute qui se cache à peine, et qui ne sommeille pas. Derrière l’élégance du style, implosent l’insulte et l’injure. Et soixante-dix ans après ces événements, à l’heure où le fascisme se loge derrière des façades blanchies, où il se targue de compter parmi ses adeptes des notables bien mis et des jeunes gens bon genre – sans pour autant pouvoir passer sous silence sa violence fondamentale et sa haine viscérale de l’étranger –, il est utile de rappeler (qui plus est, comme ici, sous la forme d’un roman aussi complexe que terrifiant), que les pires horreurs, cautionnées par la peur sociale et économique, sont parfois perpétrées par des hommes cultivés et talentueux.
Jean-Pierre Longre
Et à relire encore…
Romain Slocombe, Mortelle Résidence, Le Masque, 2008
« Ah, quel drame ! Quel lieu, Lyon… Quelle énergie…Ça m’inspire ! ». Cette réflexion de l’un des personnages résume en quelque sorte la teneur et l’esprit de ce livre foisonnant, qui entrecroise en Rhône et Saône les récits semi-historiques et semi-fictionnels, toujours sanguinaires et terriblement humains. De la Terreur (et même en deçà) à nos jours en passant par l’occupation nazie, du Chili à la France en passant par les camps d’extermination, des pires bains de sang au « performances » du pseudo art contemporain, Mortelle Résidence laisse à peine le temps de souffler. A flux tendu, certains hauts lieux lyonnais du passé et du présent, réels ou à peine déguisés (telle cette « Délivrance » dans laquelle les autochtones reconnaîtront les « Subsistances ») sont le théâtre d’épisodes qui ne laissent pas indifférents. A lire d’un élan, si possible.
JPL
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27/02/2021
Théâtre métaphysique et moral
Raymond Queneau, Monsieur Phosphore (1940), Dessins de Jean-Marie Queneau, Fata Morgana, 2021
De cette pièce inachevée, Raymond Queneau nous a laissé 34 feuillets manuscrits, dont trois comprenant un plan et diverses notes préparatoires, et 31 le texte de l’acte I (6 scènes) et celui de l’acte II, inachevé (3 scènes rédigées).
Les feuillets préparatoires semblent rapprocher cette ébauche de pièce d’une fresque à la fois mythique et historique, mystique et scientifique. Les feuillets rédigés comprennent un début de mise en œuvre de la pièce, avec deux catégories de personnages, les « quatre anges déchus » et les « trois archanges ». Ces trois archanges de la tradition judéo-chrétienne, Gabriel, Raphaël et Michel, sont les interprètes de la volonté divine auprès des anges. Et, toujours selon la même tradition, l’ange déchu est Lucifer. Mais l’originalité réside dans le fait que Lucifer figure la partie dominante d’une trinité angélique et maudite, puisque les trois noms qu’on lui prête habituellement, Satan, le diable et Lucifer, sont incarnés dans la pièce en trois personnages différents. Ainsi la trinité infernale paraît être le pendant symétrique de la trinité divine, mettant Lucifer sur le même plan que le Créateur.
Plus surprenant, le personnage de Monsieur Phosphore. Nouveau et inédit parmi les anges, il est à l’évidence, par son nom, l’équivalent hellénisant du latinisant Lucifer, puisque les deux noms signifient « qui porte la lumière », l’un en grec, l’autre en latin. On ne peut pas non plus, à la lecture de certains passages, ne pas évoquer un jeu avec le verbe « phosphorer », qui dans le registre familier signifie « réfléchir intensément ». Et de fait, le personnage se caractérise par sa propension à la réflexion:
Phosphore: Je ne dis pas cela, mais je cherche à comprendre. J’ai l’esprit si lent.
Le diable à Phosphore : Réfléchis là-dessus.
Ce porteur de lumière à l’esprit pondéré est aussi le plus humain des quatre anges. Humanité d’emblée conférée par le titre de « Monsieur », alors que les autres n’y ont pas droit, et peu à peu confirmée par le tempérament humble et conciliant du personnage. Il est guidé non seulement par un souci d’objectivité, mais aussi par une modestie et des scrupules qui le rapprochent de nombreux personnages romanesques de Queneau. On sait qu’il est le dernier à se rallier à la révolte luciférienne, et que les supplices prévus pour les damnés le laissent horrifié; en outre, un certain nombre de didascalies ou de répliques mettent en avant son caractère profondément humain:
Avec la grande douceur qui lui est essentielle (Acte I, sc. 1).
Je ne suis pas digne (Acte I sc. 4).
Inclinons-nous donc (Acte I, sc. 6).
Il m’a fait tout petit (Acte I, sc. 6).
Je me trouve tout petit (Acte II, sc. 3).
Ange à face humaine, homme à face angélique: cette innocence, cette humilité, cette approche de la perfection ne sont-elles pas caractéristiques de certains héros romanesques de Queneau ? N’y a-t-il pas chez Monsieur Phosphore quelque chose de Jacques l’Aumône, de Valentin Brû et de Pierrot? Il est, parmi les anges de la malédiction, celui qui, avec humanité, porte le flambeau de la sagesse dans les ténèbres du néant.
On pourrait ranger ce début de pièce dans la catégorie générique du drame et, pour être plus précis, du drame « métaphysico-mythologique ». À sujet particulier, genre particulier. Certes, ce texte n’est pas le seul où Queneau aborde le thème de la Création. Mais ailleurs, il le traite d’un point de vue plutôt scientifique et matérialiste. La Petite cosmogonie portative, notamment, écrite entre 1948 et 1950, est un poème scientifique, dans lequel l’histoire de l’homme se réduit à deux vers (sur 1388):
Le singe (ou son cousin) le singe devint homme
lequel un peu plus tard désagrégea l’atome.
Au contraire, c’est la création de l’homme vue sous l’angle mythologique et biblique qui est au centre de Monsieur Phosphore. On peut sans doute relier ce point de vue aux préoccupations métaphysiques que Raymond Queneau manifeste à cette période dans son Journal 1939-1940, où abondent les questions d’ordre religieux. L’annonce de la venue du Christ dans Monsieur Phosphore n’est pas absolument surprenante, compte tenu des tendances mystiques de Queneau à cette époque, mais le point de vue est pour le moins original, puisque cette annonce est placée dans la bouche de l’archange Raphaël, et faite aux anges, au grand scandale de Lucifer:
Raphaël: Entends-moi... oui... Dieu se manifestera dans le Monde par l’intermédiaire de cette Forme...
Lucifer: Blasphème!
Raphaël: Entends-moi... oui... Les deux Natures, divine et humaine, seront un jour réunies...
Lucifer: Blasphème!
Raphaël: Elles éprouveront ensemble la mort. (Actes I, sc. 4)
Mais au-delà des proclamations d’ordre religieux, un examen plus poussé du texte permet de déceler une caractéristique plus constante et plus représentative de la pensée quenienne: une morale de la dualité, que l’on remarque chez la plupart des personnages romanesques, qui ne sont ni anges ni bêtes, ou qui sont les deux à la fois, et qui incarnent l’humilité et l’orgueil, le rêve et la réalité, la vie et le néant, le bien et le mal. Certaines répliques de Lucifer résument la dualité fondamentale de l’homme et de l’univers:
Je lègue à l’homme ces figures où sont tracées les oscillations du Monde, le Haut et le Bas, le Plus et le Moins, [...] l’Identité (et) la Multiplicité. (Acte I, sc. 1)
Je ne regrette rien. Ne faut-il pas que l’œuvre de Dieu s’accomplisse ? Il faut un envers à la trame du monde : nous sommes cet envers. Il faut un Mal pour qu’il y ait un Bien : nous sommes ce Mal. Ainsi nous servirons Dieu. (Acte II, sc. 3)
La leçon de la pièce, dans l’hypothèse de l’achèvement de celle-ci et de l’existence de celle-là, eût sans doute été que l’ange est aussi une bête, que l’Enfer fait partie du plan divin, que le Mal est contenu dans le Bien, que le porteur de la lumière divine est aussi porteur du feu infernal, Phosphore ou Lucifer, vie ou néant.
1940 est aussi l’année de composition du poème intitulé « L’explication des métaphores ». Des thèmes identiques à ceux que l’on vient de relever s’y décèlent aisément, confirmant les préoccupations de Queneau à cette époque:
Car ces dieux sont démons; ils rampent dans l’espace.
Oui, ce sont des démons. L’un descend, l’autre monte.
Mais ni dieu ni démon l’homme s’est égaré.
Si l’on reconnaît en Monsieur Phosphore un type de « sage » quenien, et dans la thématique quelques-unes des grandes préoccupations de l’œuvre romanesque et poétique, l’écriture et la structure, au-delà de l’originalité des situations, sont identifiables. Le soin mis à la forme n’est pas étonnant de la part de Queneau. Ce qui est cependant remarquable ici, c’est que les caractéristiques stylistiques et structurelles soient déjà si élaborées dans un manuscrit ne représentant qu’un début de pièce dont le plan est encore incertain, ou pour le moins susceptible de modifications. Ces quelques pages sont d’un grand intérêt pour qui veut étudier en détail l’écriture théâtrale de Queneau, chez qui on décèle une réelle volonté théâtrale. Le sens dramaturgique de Queneau se manifeste non seulement dans la présentation scénique, les dialogues, les didascalies, la structure, l’écriture, mais aussi dans le véritable souci du spectacle.
Dans cette perspective, et faute (pour l’instant) de véritable mise en scène, les dessins de Jean-Marie Queneau donnent une expression visuelle (au sens plein) et originale aux personnages, en différentes dimensions. Texte et illustrations se complètent ainsi pour faire de cette œuvre inachevée un ensemble complet.
Jean-Pierre Longre
(D’après le livre Raymond Queneau en scènes de Jean-Pierre Longre, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 62 à 67)
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10/02/2021
D’une tempête à l’autre
Lire, relire... Jean-Paul Dubois, Une vie française, Éditions de l’Olivier, 2004, Points 2, 2011, rééd. Points 2021
Comme en arrière-plan, s’écoule le temps politique, la succession des mandats présidentiels (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand I, Mitterrand II, Chirac I, Chirac II…). Sur la scène elle-même, se joue la vie personnelle du narrateur, Paul Blick, avec les péripéties qui jalonnent une existence faite d’immobilisme et de tourments, de laisser-faire et de bonds en avant.
Mais les deux plans, le décor et la pièce qui se déploie sous nos yeux ne sont pas aussi distincts qu’il n’y paraît ; ils se rejoignent, se croisent, se superposent : on a bien affaire à une « vie française », celle d’un homme de notre époque et de notre contrée qui cherche sa voie, qui pense parfois l’avoir trouvée, qui la perd ou pense l’avoir perdue ; un homme qui déroule son histoire cahoteuse au milieu d’une Histoire dont le propre déroulement chaotique ne peut être enrayé.
Jean-Paul Dubois, donc, nous plonge directement dans les perturbations de la vie de Paul Blick, depuis la première tempête vécue par l’enfant – la mort de son frère – jusqu’à la dernière – la mort de sa femme dans des circonstances qu’il devra apprendre à maîtriser, puisqu’elle entraînera les désillusions, la ruine financière, la maladie de sa fille, et que l’autre femme de sa vie, sa mère, s’effacera à son tour en toute lucidité politique… Entre temps, il y aura eu mai 68, une jeunesse d’étudiant en sociologie (c’est-à-dire tournée vers beaucoup d’autres préoccupations que les études), les amours et les amitiés, la musique, les changements de cap, le mariage, les enfants et le travail d’homme au foyer, les courts et longs voyages à la recherche d’arbres à photographier, figés dans leur solitude orgueilleuse, une solitude dans laquelle Paul Blick se reconnaît lui-même, repoussant les sollicitations sociales, relationnelles, professionnelles et politiques (une drôle d’intervention de Mitterrand, notamment).
Chronique du dernier demi-siècle, compte rendu d’une initiation (initiation au vieillissement et au désenchantement, et aussi à une vie qui ne demande qu’à se construire ou au moins à se dessiner), récit d’un naufrage auquel on tâche de réchapper tant bien que mal (et la véritable confrontation avec les éléments déchaînés subie par Paul et son beau-père une nuit d’orage méditerranéen s’impose comme une récapitulation concrète de la situation), tragi-comédie pathétique ou drame socio-familial, incessant questionnement individuel qui demeurera sans réponses, traversée d’un territoire parsemé de viaducs, de tunnels, de paysages lumineux et de sombres pièges… Une vie française est tout cela à la fois : sous un titre dont l’apparente simplicité annonce un programme dense et périlleux, un vrai roman d’aujourd’hui, personnel et universel.
Jean-Pierre Longre
http://www.editionsdelolivier.fr
19:03 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean-paul dubois, éditions de l’olivier, jean-pierre longre, points | Facebook | | Imprimer |
03/02/2021
« Un art du bonsaï »
Brèves n° 117, 2020
Décidément, la revue Brèves, dans un créneau que l’on pourrait considérer comme étroit, a l’art d’ouvrir des horizons littéraires infinis. Le genre de la nouvelle, loin de restreindre la lecture, permet au contraire de solliciter l’imagination en même temps que le sens esthétique et la réflexion. En l’occurrence, ce numéro 117 (rendons-nous compte : 117 numéros, un chiffre qui en dit long sur la ténacité des responsables de la revue…) est consacré à une forme plus que « brève » dont un pays lointain s’est fait une spécialité. La « micronouvelle », si elle est « un genre littéraire universel », est en Chine (et dans la diaspora chinoise) « un art vieux de vingt siècles », qui revêt plusieurs caractéristiques bien définies : la « brièveté » (« moins de 3000 mots »), « une chute finale, un faible nombre de personnages et un épisode narratif, un sens critique aigu de la société, et de l’ironie. »
Tout cela est développé par Grâce Honghuat Poizat, spécialiste de linguistique chinoise et traductrice littéraire, qui présente plusieurs auteurs, des revues, des associations, diverses manifestations, l’ensemble étant illustré par des textes d’écrivains représentatifs des différents tons et orientations de la micronouvelle. Il y a l’humour, l’onirisme, le drame, la poésie, la tradition, la modernité… Et chaque fois, une « chute » inattendue ou mystérieuse (voir, entre autres, celle de « Une rencontre fortuite » de Mo Yan, ou encore celle de « Ordiphage », de CHEN Lijiao).
La deuxième partie du recueil est consacrée à « Un maître du genre », LING Dingnian (né en 1951), auteur « très prolifique », qui « a déjà publié plus de cinq mille histoires dans diverses revues chinoises et étrangères, reprises et traduites en une dizaine de langues », mais jamais en français. C’est chose faite maintenant, puisque nous avons douze micronouvelles choisies, traduites et introduites par François-Karl Gschwend, traducteur du japonais et du chinois. Là encore, de vraies et belles découvertes à faire, dans des textes dont l’auteur excelle à placer la tradition dans le contexte contemporain, voire dans la science-fiction, à mêler la sensibilité à l’érudition, le romantisme au réalisme. Il se permet même de donner une suite à un conte d’Andersen, « Les habits neufs de l’Empereur », où il fait intervenir un détecteur de mensonges venu tout droit des États-Unis… Une grande variété de tons et de thèmes, et toujours l’attente d’une « chute » qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière phrase.
Comme toujours dans Brèves, les textes sont complétés par un beau cahier iconographique – photos d’écrivains, de paysages ruraux et urbains, de groupes humains –, et par une bibliographie ici naturellement consacrée à la nouvelle chinoise. Ce numéro, élaboré avec grand soin (ce qui est habituel, dira-t-on), présenté avec beaucoup de clarté, se lit avec le plaisir de la découverte et de la dégustation gourmande, et avec l’heureux vertige de l’infini, résumé par Grâce Honghuat Poizat : « La micronouvelle est un art du bonsaï. […] Tout comme un grain de sable peur contenir l’éternité, un grain de riz peut embrasser le monde. Le micro et le macro se rejoignent enfin. »
Jean-Pierre Longre
Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude
Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81
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29/01/2021
Les jeux du bref
Jean-Philippe Querton, Délit d’initiales, Cactus Inébranlable éditions, 2020
« - Et comment faites-vous, Monsieur l’éditeur, pour vous détendre de ce travail si harassant ?
- J’écris des livres. »
Jean-Philippe Querton étant éditeur, on peut donc penser que ce petit livre si dense est pour lui une manière d’amusement. C’est un fait : l’humour, les jeux (de mots et d’idées) forment l’ossature principale de ces 90 pages, qui sous le prétexte de la « détente » sont soupçonnables d’être le fruit mûr d’un travail de longue haleine. Certes, il y a de nombreux jeux du genre : « Si tu prêtes à confusion, tu ne risques pas d’être remboursé de sitôt », « Bénévole à l’étalage » ou, dans un registre un peu différent : « L’honneur ? Vous m’en mettrez juste un doigt. » Mais pas que cela.
En préambule, l’auteur pose une « question d’organisation » : ranger les aphorismes dans un ordre précis, par rubriques, ou les laisser aller en un « joyeux bordel » ? Entre l’ordonnancement à la Perec et « le foutraque » à la Scutenaire, il choisit (on pouvait d’y attendre) le Belge, d’ailleurs plusieurs fois évoqué dans le recueil. C’est donc au lecteur de s’y laisser perdre, ou de s’y retrouver en repérant quelques motifs récurrents. Accompagnant le ludisme et l’humour, il y a une petite dose de morale teintée d’ironie (« Elle était fort généreuse dans sa manière de mettre en scène sa générosité », ou « La réalité, c’est qu’on n’a pas tous la même »), et une bonne dose de poésie : sous forme de haïkus (ici nommés « haïkouilles », par pudeur sans doute), de métaphores bucoliques (« Seul l’oiseau saisit le sens des phrases lancées en l’air ») ou de variation musicales sur des « Impressions de salon (du livre »).
Justement, la vie littéraire figure ici en bonne place, dans une sorte de « pessimisme rigolo » (oui, Jean-Philippe Querton cultive volontiers l'oxymore et le paradoxe). La « vie d’éditeur » (titre de plusieurs aphorismes), celle du livre lui-même, qui « demeure imperturbable dans une armoire, un grenier ou mieux encore la bibliothèque, […] s’accommode de nombreux déménagements, […] ne se formalise pas des pages écornées, des notes dans les marges ni même des gros surlignages multicolores… » Et aussi la vie de l’auteur de ces lignes et de ses semblables : « Fuyez, fuyez les critiques littéraires autoproclamés ! » Qu’on se le dise, et qu’on aille directement lire Délits d’initiales !
Jean-Pierre Longre
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26/01/2021
L’ogre et l’adolescente
Lire, relire... Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020, Le livre de poche, 2021
Depuis longtemps Vanessa Springora n’est plus une adolescente, mais il lui a fallu de nombreuses années pour pouvoir revenir par écrit sur sa dramatique relation avec Gabriel Matzneff (G. dans le livre). « Jusqu’ici, je n’étais pas prête. Les obstacles me paraissaient infranchissables. » Mais « si je voulais étancher une bonne fois pour toutes ma colère et me réapproprier ce chapitre de mon existence, écrire était sans doute le meilleur des remèdes ». Finalement, grâce à certaines personnes, notamment à celui qu’elle appelle « l’homme que j’aime », le livre s’est accompli. Un récit précis, sans concessions, dont la progression lucide est implacable, en six sections aux titres révélateurs: « L’enfant, La proie, L’emprise, La déprise, L’empreinte, Écrire ».
Père absent, mère plus intéressée par son propre plaisir que par l’attention portée à sa fille – V. se réfugie dans les livres qu’elle dévore avec passion avant d’être elle-même dévorée par un « homme de lettres ». Oui, « toutes les conditions sont réunies ». Chaque chapitre, chaque épisode rapporté décrit et analyse le piège dans lequel elle s’est laissé enfermer, fascinée par un homme qui savait exactement ce qu’il faisait, maîtrisant parfaitement le mécanisme du « consentement ». « En jetant son dévolu sur des jeunes filles solitaires, vulnérables, aux parents dépassés ou démissionnaires, G. savait pertinemment qu’elles ne menaceraient jamais sa réputation. Et qui ne dit mot consent ». Dans l’atmosphère de permissivité aveugle qui caractérise le monde intellectuel de l’époque, G., « stratège exceptionnel », est guidé par deux motivations : « Jouir et écrire ».
Car les deux sont inséparables. Double jouissance : celle, immédiate, qui satisfait ses sens, et celle qui, pour longtemps, va satisfaire son goût du scandale littéraire par le récit de ses turpitudes. Pas besoin de bien écrire : il suffit d’écrire glauque. « Avec G., je découvre à mes dépens que les livres peuvent être un piège dans lequel on enferme ceux qu’on prétend aimer, devenir l’instrument le plus contondant de la trahison. Comme si son passage dans mon existence ne m’avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu’il documente, qu’il falsifie, qu’il enregistre et qu’il grave pour toujours ses méfaits ».
Si le succès du livre de Vanessa Springora est dû en partie à la juste et bouleversante dénonciation qu’il développe, il ne faut pas cacher qu’il suscite une vraie réflexion sur les rapports entre la littérature, l’honnêteté intellectuelle, la morale et la loi, ainsi que sur la distinction à faire (ou non) entre la personne et l’œuvre. « Les écrivains sont des gens qui ne gagnent pas toujours à être connus. On aurait tort de croire qu’ils sont comme tout le monde. Ils sont bien pires. Ce sont des vampires ». Ce cri du cœur et la généralisation qu’il contient donnent matière à réflexion.
Jean-Pierre Longre
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22/01/2021
Entre Bretagne et Syrie
Riad Sattouf, L’Arabe du futur 5, « Une jeunesse au Moyen-Orient (1992-1994) », Allary Éditions, 2020
L’histoire mouvementée de la famille Sattouf se poursuit dramatiquement : le père a enlevé Fadi, le petit frère, et est parti en Syrie avec lui. Que faire ? Riad, sa mère et Yahya sont restés à Rennes, désespérés, soutenus par les grands-parents bretons. La mère alterne les crises de colère et de désespoir, entame une procédure, tente toutes les démarches possibles, des plus prometteuses aux plus illusoires, des plus médiatiques aux plus confidentielles. Et même si le père donne sporadiquement quelques nouvelles, jurant que Fadi va bien et poursuit une bonne scolarité, l’avenir reste sombre.
Riad, devenu adolescent, connaît les premiers émois amoureux, séduit par une grande fille rousse qui semble s’intéresser à lui… Sa vie scolaire et sociale connaît des hauts et des bas, quelques satisfactions, les amitiés, la peur des bandes de loulous agressifs, et sa vie tout court laisse une belle part aux rêves, aux fantasmes, aux croyances passagères… Surtout, il y a la naissance d’une vocation encouragée par la professeure d’art plastique, l’admiration des copains et la lecture de BD prêtées par Anaïck, la fameuse copine. Avec, toujours en arrière-plan, l’angoisse de ne jamais revoir Fadi, ou les rêves de son retour avec un père devenu accommodant.
Le caractère autobiographique du récit n’empêche pas le recul, son caractère pathétique n’empêche pas le sourire. L’art de Riad Sattouf est de montrer par le dessin (et aussi par la narration et les dialogues) les subtilités de la psychologie des personnages, à commencer par lui-même, en une sorte d’auto-ironie à la fois sans concessions et indulgente pour son personnage d’adolescent attentif aux autres. Tout est vu avec perspicacité, rendu avec lucidité, sans tomber dans la caricature. Même si se succèdent des disputes, de la violence, des déceptions, il y a par-dessus tout une émotion sincère, une tendre bienveillance qui émane de ces pages.
Jean-Pierre Longre
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17/01/2021
« Pouvoir parler »
Lire, relire... Brigitte Giraud, Une année étrangère, Stock, 2009, J’ai lu, rééd. 2021
Son jeune frère Léo est mort dans un accident de mobylette, ses parents se renvoient plus ou moins explicitement la responsabilité de leur deuil, et Laura, 17 ans, souffre doublement de ce déchirement familial. Son départ pour l’Allemagne du Nord en tant que jeune fille au pair est comme une fuite.
Là-bas, prise dans le froid et l’humidité de la Baltique, tout près de l’infranchissable frontière avec l’Est (nous sommes avant 1989), elle a du mal à s’intégrer dans un monde inconnu, dans une famille étrange où le mystère et les non-dits semblent tenir une place importante, en un vide existentiel qui, à l’évidence, ne comblera pas le sien. Où trouver refuge ? Dans les occupations ménagères, dans la musique, dans une correspondance réconfortante avec son frère aîné, Simon (qui pourtant trouvera à la longue un autre point d’ancrage sentimental), et, peu à peu, dans une sorte de complicité avec les deux enfants de la famille Bergen, Thomas, 14 ans, et Susanne, 9 ans. Il y a aussi quelques sorties en ville, la bibliothèque, un peu de lecture, Thomas Mann… Pas de quoi contrecarrer la souffrance de la rupture et de l’absence… D’autant que les lacunes linguistiques ne facilitent pas la communication. Trouver les mots, « pouvoir parler », voilà le difficile enjeu, pour elle et pour les autres.
Bien que certains échos résonnent discrètement et distinctement entre France et Allemagne, entre passé et présent (la mobylette, les relations familiales tendues – ou distendues –), Laura est ailleurs, ou plutôt elle sent les autres ailleurs – Monsieur et Madame Bergen, le grand-père, même les enfants –, et le passé de la famille pèse pour beaucoup dans ce sentiment, même s’il se révèle sur le tard. Elle est certes dans une contrée lointaine, mais ce n’est pas le seul facteur d’isolement. « Voici à quoi ressemble ma vie à quelques mois de mes dix-huit ans : un pays étranger, une langue étrangère, un homme étranger, mes parents étrangers, mon frère Léo dont l’image s’éloigne, mon frère Simon qui m’échappe, et moi, un corps étranger. C’est ce que je me dis le matin au réveil, quand je ne parviens pas à poser un pied par terre alors que la lumière entre depuis longtemps par le vasistas. C’est ce que je ressasse quand je marche près de Susanne le long de la voie ferrée. C’est peut-être cela l’expérience du deuil ? Un vertige d’étrangeté ».
Brigitte Giraud, avec profondeur et délicatesse, campe un personnage attachant, tout en nuances, fait de repli sur soi et d’ouverture aux autres, de fermeture et de réceptivité, de désillusion et d’espoir, et dont le nécessaire monologue intérieur laisse alterner plages de lucidité et zones d’ombre. Un personnage que l’on surprend en pleine métamorphose, et qui nous surprend par sa force de résistance aux faiblesses humaines, y compris les siennes.
Jean-Pierre Longre
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11/01/2021
« À l’école de l’enfance »
Jean Miniac, Béquille d’école, éditions Conférence, 2020
Ils sont quelques élèves de cours préparatoire à être « accompagnés », après la classe, au sein d’un atelier de lecture et d’écriture, dans le but de lever leurs difficultés. Dans cette école parisienne située en REP (réseau d’éducation prioritaire), nous faisons la connaissance d’Audrey, Jade, Yacine, Mathis, Adama, Ismaël, Alinaya, et nous rencontrons aussi Madame la Directrice et les enseignants, pleins de bonne volonté et, s’ils sont gagnés par la fatigue, portés par l’espoir, des parents parfois démunis, parfois méfiants, ainsi que le REV (ne nous méprenons pas, le « Responsable éducatif ville », qui veille sur la sécurité et gère les problèmes matériels…). Et il y a l’auteur, qui n’en est pas à son premier livre, loin s’en faut, mais qui en l’occurrence raconte son expérience d’accompagnateur (j’allais dire de « simple » accompagnateur, mais non ; c’est au contraire une expérience fort complexe !), l’auteur, donc, qui décrit ses activités quotidiennes avec des enfants dont l’apprentissage de la lecture et de l’écriture les aidera à franchir les barrières que la vie a dressées devant eux.
Ce pourrait être un compte rendu à caractère socio-psychologique, voire un traité de pédagogie. Si ces motifs sont présents dans ces pages, en clair ou en filigrane, ils n’en sont pas les éléments premiers. Tous ces textes brefs, formés de courts paragraphes s’apparentant à des versets, donnent un ensemble de variations (plus « coda ») tenant autant de la poésie en prose que de la narration. La poésie s’insinue même dans la tâche effectuée, « au carrefour de nos interactions » : « Le propre d’une activité de service, c’est que celui qui l’accomplit s’y oublie complètement. / La poésie devrait être ainsi. C’est sa vocation. »
Le travail quotidien de l’« accompagnateur », comme celui du personnel enseignant et administratif, peut paraître ingrat, comme en un éternel recommencement qui abolirait le courage. Décourageant, oui, parfois. « Mais l’espoir est plus fort que tout savoir, que toute conviction d’échec. » C’est ce que met en avant l’ouvrage de Jean Miniac : rien n’est définitif, et ces enfants qui paraissent en perdition forment une communauté dont chaque membre, soudé aux autres, forge son apprentissage et bâtit son destin, aidé en cela par l’adulte bienveillant et lucide qui, lui-même, se sent en retour « à l’école de l’enfance ». Et c’est poétiquement que celui-ci rend compte des transformations auxquelles il assiste, dont il se sent partie prenante. « Ces enfants qui ne partaient jamais ; ces enfants qui restaient ancrés dans le port circonscrit de leur entourage, de leur quartier, dans le havre de quelques rues… ils étaient en voyage, à présent… / Avaient-ils jamais cessé de l’être, pour peu que l’on écoute, en sourdine, leurs routes fuyantes, tapies sous chacun de leurs pas ? Les sillons qui s’y dessinent, leurs brusques inflexions de cap, non voulues, non réfléchies, simplement existantes. / Simplement nécessaires. / Comme l’élément qui les porte. »
Jean-Pierre Longre
22:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, poésie, francophone, jean miniac, éditions conférence, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
05/01/2021
Sanglantes mises en scène
Antonin Varenne, L’artiste, La Manufacture de livres, 2019, Points, 2020
Ça commence tambour battant. Chapitre 1 : du côté de Ménilmontant, une jeune femme s’est jetée par la fenêtre avec ses deux enfants. Chapitre 2 : dans le centre commercial de Bercy 2, un pompier se fait descendre par un cambrioleur. Fin du chapitre 3 : nous apprenons que nous sommes en septembre 2001, et que les tours du World Trade Center viennent d’être détruites par des avions. Chapitre 4 : Jules Armand, de son vrai nom David Kurjeza, peintre de la place du Tertre, se fait assassiner en rentrant chez lui par un inconnu qui lui a lancé : « Moi aussi je veux être artiste ! Moi aussi je veux peindre ! ». Et il y a vingt-cinq chapitres…
C’est le début d’une série de meurtres visant des artistes, dont on retrouve les cadavres au centre de mises en scène esthétiquement élaborées, impeccablement propres, véritables œuvres d’un « artiste » macabre. C’est Virgile Heckmann, inspecteur hors normes (socialement, professionnellement, individuellement), qui est chargé de ces affaires. Outre quelques adjoints officiels, dont un jeune inspecteur de la police scientifique qui n’a pas fini sa formation mais dont l’efficacité est certaine, il est officieusement secondé par Max Marty, ancien détective privé reconverti dans l’entretien acrobatique de façades et futur père de famille, et par Roland Parques, ancien médecin avorteur en pleine décrépitude crasseuse, mais qui a gardé quelques compétences. Un trio pour le moins pittoresque, dont chaque membre va jouer son rôle à sa façon très personnelle, le plus souvent décontenancé face à la « folie » du tueur.
Certes, sous la houlette du policier, l’affaire sera résolue, mais ce ne sera pas sans mal ni sans casse. Antonin Varenne mène son lecteur dans un labyrinthe dramatique mais non dénué d’humour (noir, bien sûr), dans un labyrinthe palpitant et pathétique, et il le malmène aussi, son lecteur, comme sont malmenés les personnages – les enquêteurs, les victimes et leur entourage –, dont l’épaisseur psychologique et l’existence problématique donnent un aperçu de la complexité humaine. L’artiste est un vrai polar à suspense, qui n’occulte pas les enjeux socio-politiques, historiques, artistiques et psychologiques, ce qui en fait aussi un roman à part entière.
Jean-Pierre Longre
18:35 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, antonin varenne, la manufacture de livres, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
30/12/2020
Passion, liberté, poésie
Michel Peyramaure, La scandaleuse, Calmann-Lévy, 2020
« Aimer et écrire furent les fils entremêlés dont j’ai tissé ma vie. » Cette phrase placée sous la plume de Louise Labé, et qui synthétise sa vie, est suivie d’une profession de foi singulièrement moderne : « Je revendique aussi pour mes sœurs l’accès au savoir et à la parole, et de vivre selon leur plaisir, comme je l’ai presque toujours fait ». Elle ne l’a sans doute pas formulé réellement de cette manière, mais c’est l’un des points sur lesquels a voulu insister Michel Peyramaure.
Celui-ci, pour décrire cette « Belle Cordière » qui fut l’une des grandes figures de la vie culturelle lyonnaise, lui invente des mémoires écrits à la fin de sa brève existence (1522-1566) dans sa maison de la Grange-Blanche à Parcieux (ou « Parcieu ») où elle s’est retirée, entre Saône et Dombes. C’est donc une autobiographie fictive qui nous fait découvrir ou redécouvrir un personnage pluriel : fille de cordier, mariée à un autre cordier affectueux et fort indulgent pour son épouse volage, elle fut femme d’action, de lettres et de plaisirs, muse et créatrice, de belle réputation auprès des poètes, mais plutôt de mauvaise auprès du peuple (d’où le titre du livre).
On ne retracera pas ici la destinée mouvementée maintes fois évoquée de Louise, qui a connu (parfois intimement) de grandes personnalités (comme le dauphin Henri, futur Henri II ou le cruel baron des Adrets), des écrivains prestigieux (Maurice Scève, Clément Marot, Pontus de Tyard, Joachim Du Bellay, François Rabelais) et de belles amours souvent brèves ou orageuses… Ce qu’elle narre ici, par la plume de Michel Peyramaure, relève parfois autant de l’imaginaire que du réel, de la légende que du témoignage, du roman que de la biographie, mais on y décèle la vérité d’un personnage ancré à la fois dans son époque tourmentée (les guerres de religion avec leurs massacres et leurs destructions, les épidémies, les manœuvres politiques…) et dans la société lyonnaise. Et même si d’aucuns contestent son talent de poète, voire son existence, on garde en mémoire le portrait d’une jeune femme passionnée, dont le charme, le goût de la liberté et les écrits ont traversé les siècles.
Jean-Pierre Longre
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24/12/2020
Une campagne de rêve
Lionel-Édouard Martin, Roxane, Le bateau ivre, 2020
Ils sont trois, la soixantaine bien mûre et encore alerte, l’embonpoint assumé, qui après de belles carrières se sont retirés dans leur bourg poitevin d’origine et y forment un « petit cénacle ». Apéritifs quotidiens, copieux repas, conversations interminables, pêche à la ligne, virées dans l’antique AX de l’un d’entre eux… La belle vie, régulière et joyeuse, animée par les récitals de trompe de chasse qu’ils donnent à l’occasion de certaines festivités, revêtus de l’habit rouge traditionnel. Oui, la belle vie, « genre bourgeois-bohèmes des champs, caves profondes, animaux de compagnie », à peine dérangée par quelques Parisiens cherchant à s’installer à la campagne, air pur, « harmonie bucolique » et prix modiques.
Parmi eux, en voilà un qui attire particulièrement leur attention, se renseignant auprès du maire, écumant les agences immobilières, achetant la littérature locale, faisant le trajet à plusieurs reprises et restant même plusieurs jours à examiner ses projets : un moulin au bord de la rivière ? Une grosse propriété ? Un domaine agricole ? Nos trois retraités suivent, espionnent, enquêtent. L’un d’entre eux arrive même à converser avec lui et s’empresse de faire son rapport à ses congénères. Son rêve : s’installer complètement avec sa femme et leur fille Roxane, une enfant fragile, trop sensible à la pollution citadine. Le « zig », avec lequel ils lient une sorte d’amitié malicieuse, commence vraiment à les intriguer, à troubler leur tranquillité. « Qu’est-ce qu’il a, ce zig, de spécial pour à ce point nous obséder ? ». Réponse incertaine : « Sa façon peut-être de s’accrocher à nous, ça fait désespoir de petit baigneur cherchant la perche, comme tombé dans lui-même, dans sa rivière propre, il est là qui panique, mais la perche est une farce, un sucre d’orge, une illusion, ça fond quand on y touche. » Comme si le « petit cénacle » devinait qui est vraiment le « zig ».
Dans son style nourri d’images pittoresques et originales, d’un lexique riche et mêlé, d’une syntaxe rebondissante, avec un sens ravageur de l’humour et du pathétique réunis, Lionel-Édouard Martin mène son roman par étapes successives, faisant alterner les points de vue par le truchement des monologues (ceux du « zig » – y compris les SMS qu’il échange avec Maryelle, sa femme – et ceux du trio), nous laissant savourer quelques morceaux de bravoure (telle la scène affolante d’un molosse déversant son trop-plein, disons… d’affection sur un humain). Peu à peu se mettent en place les ruses du dit trio, le piège qui sera tendu au « Parisien », jusqu’aux surprises finales, au dénouement dévoilant les rêves inaccomplis. Pour le « zig », c’était « rêves à tous les repas, collations comprises, l’imagination flamboyante, le monde lui entre dans la bouche, il le mâche, en fait des mots. » Tout un monde de mots : l’auteur sait de quoi il retourne.
Jean-Pierre Longre
18:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, lionel-Édouard martin, le bateau ivre, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
22/12/2020
Les poussières du passé
Robert Goolrick, Ainsi passe la gloire du monde, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2019, 10/18 2020
« Le fauteuil de Morphée », confortable cabriolet brun, est le refuge favori de Rooney qui, maintenant âgé de 70 ans, atteint de douleurs aiguës à la jambe et d’un désespoir irrémédiable, ne sort plus de son « cabanon » que pour promener son fidèle compagnon, le vieux chien Judge. Il a pourtant connu la gloire et la richesse, l’amour véritable et les succès éphémères, féminins et masculins. « Il y avait les fêtes, le théâtre, le shopping, les rendez-vous chez le tailleur, la salle de sport avec coach personnel à l’aube pour amener son corps à cette perfection que sa propre tante trouvait vulgaire ».
Ce bonheur factice, cette recherche du plaisir et de la fortune se situaient cependant du côté du mensonge et de la honte, dont le souvenir hante la mémoire du reclus. Il y eut d’abord le viol du petit garçon qu’il était par son père, sous les yeux mêmes de sa mère. Mais « passé l’âge de vingt ans, plus personne ne se soucie de ce qui vous est arrivé dans l’enfance ». Et il y eut la fréquentation, parmi les plus riches, les plus malhonnêtes, de Donald Trump, âme damnée qui, une nuit de débauche particulièrement malsaine, lui offrit un « rencard à quatre » avec deux toutes jeunes prostituées, que Rooney refusa, honteux de la fréquentation d’un homme aussi repoussant. Trump, la bête noire, le monstre de vulgarité, devient l’obsessionnel refrain du livre, sous des formes et des appellations diverses (« TrumpetantrompeurTrump, ToxiTrump, UsurpaTrump »…). « Être le PDG véreux d’une compagnie qui pique dans le tronc des pauvres sous le regard lascif des prêtres, ou président des États-Unis d’Amérique, ça revient au même, pas vrai ? Les hommes politiques jacassent sans fin, et personne ne prononce le seul mot que le peuple veuille entendre : trahison. Le pays est à vendre au plus offrant, et CulbutoTrump est croupier à la table de craps, à rafler les jetons et à plumer la banque pour se remplir les poches ».
Un virulent pamphlet contre Trump, certes, mais en partie seulement. Le livre est aussi le testament d’un homme qui, en un ultime épisode, se voit assister aux funérailles d’un ancien ami immensément riche, et revenir « à la cité d’or ». Mais tout s’est effondré, illustrant le « Tu retourneras à la poussière » qui donne son titre à l’un des chapitres. « À sa grande honte, son ultime fantasme n’a pas été le salut ou la grâce, mais la possession, et à présent il s’est totalement dissipé. Au lieu de s’émerveiller du miracle de la foi, il a trop longtemps vénéré Mammon ». À la fois violent et émouvant, résonnant d’une émotion non contenue, ce roman à caractère en partie autobiographique, dédié à la France (et non à l’Amérique, on aurait pu s’en douter) dévoile un aspect inédit et inoubliable de l’écriture de Robert Goolrick.
Jean-Pierre Longre
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