15/03/2021
« L’authentique philosophie existentielle »
David Gascoyne, Après dix années de silence, Léon Chestov / After Ten Year’s Silence, Lev Shestov, traduit de l’anglais par Michèle Duclos, édition bilingue, Black Herald Press, 2020
Dix ans après la mort du philosophe russe Léon Chestov (1886-1938), David Gascoyne (1916-2001), qui l’avait découvert grâce à Benjamin Fondane, lui consacra cet essai destiné à faire connaître en Grande-Bretagne celui qui y restait alors « tout à fait inconnu. » Grâce à cette édition et à cette traduction, les fondements de l’existentialisme chrétien dont se revendiquait le philosophe nous sont présentés d’une manière à la fois claire et précise.
En « quête de la vérité absolue et totale », Chestov était préoccupé par la mort, sans morbidité mais surtout sans l’oublier, comme ont tendance à vouloir le faire les « modernes ». Lui qui ne voulait pas enseigner, afin de garder l’attitude d’un chercheur exigeant, s’efforçait de « lancer des individus dans une existence réelle » et, en un apparent paradoxe, de lutter « contre les idées » ou, plus précisément, contre l’idéalisme et le rationalisme, contre la « Raison Pure », guidant sa pensée du côté de Pascal plutôt que de Descartes.
David Gascoyne, dont le parcours, ici, va de Benjamin Fondane à Léon Chestov (dont Fondane fut en 1939 « l’unique disciple »), accompagne le lecteur sur le chemin de « l’authentique philosophie existentielle » et sur les traces d’un penseur qui ne prétendait pas atteindre la « sagesse », mais exprimer ses vérités.
Jean-Pierre Longre
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05/03/2021
Dash chez Pinkerton
Collectif, Hammett Détective, Syros, 2015, Points, 2021, avec une préface inédite de François Guérif.
Il y a soixante ans mourait Dashiel Hammett, maître du roman noir américain. C’était, volontairement ou non, l’occasion de rééditer Hammett Détective, qui, lors de sa première parution en 2015 chez Syros, « fêtait le centenaire de l’arrivée de Dashiell Hamett chez Pinkerton. » Cette nouvelle édition chez Points est augmentée d’une préface de François Guérif, à qui l’on peut se fier en matière de polar… Il s’agissait donc de demander à neuf auteurs d’écrire une nouvelle dont « Dash » serait le héros, détective débutant chez Pinkerton, la fameuse agence.
Stéphanie Benson, Benjamin et Julien Guérif, Jérôme Leroy, Marcus Malte, Jean-Hugues Oppel, Benoît Séverac, Marc Villard, Tim Willocks (traduit par Natalie Beunat) apparaissent ainsi comme les successeurs de leur protagoniste, mettant en scène l’écrivain en jeune homme, ou en homme mûr racontant ses souvenirs, alors qu’il se sent accablé par le poids du passé, condamné pour ses opinions. « Dashiell se sentait si vieux aujourd’hui, alors qu’il avait à peine soixante ans : il avait vu trop de choses. Et son enfance et sa jeunesse lui semblaient loin, tellement loin… « Mais non, se dit-il intérieurement, un homme ne voit jamais trop de choses. J’ai connu tous les milieux et j’ai essayé d’en parler dans mes livres. » » Le voilà donc au centre des histoires, entouré de partenaires incontournables comme James Wright, directeur adjoint de l’agence, qui lui confie avec une bienveillance bourrue et une confiance bonhomme ses premières enquêtes, confronté à des personnages, bandits ou victimes, sur lesquels il doit se renseigner, qu’il doit rencontrer en évitant les gros dommages, et se référant périodiquement à d’illustres prédécesseurs comme Edgar Poe…
Autant de plumes différentes, autant d’histoires différentes, bien sûr et heureusement. Il y a les enquêtes, mais aussi des péripéties inattendues, des aventures périlleuses, soutenues par des évocations et des descriptions de lieux souvent urbains et glauques, parfois ruraux et froids, dans lesquels évoluent des êtres dont les mystères ne sont jamais complètements levés, même si les récits ont un dénouement. Et toujours Dash du côté des victimes, des innocents, des opprimés, Dash l’incorruptible anticipant sur son avenir littéraire, social, politique. Au-delà de la diversité des thèmes et des styles, ce qui fait l’unité du volume, c’est non seulement le personnage central, mais aussi l’atmosphère qui émane de toutes ces nouvelles – celle du roman noir américain.
Jean-Pierre Longre
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04/03/2021
Un très honorable délateur
Lire, relire... Romain Slocombe, Monsieur le Commandant, NIL, 2011, Pocket, 2013, Points, 2021, avec une préface inédite de Jérôme Leroy
Paul-Jean Husson, archétype de l’homme de lettres conscient de son talent, de son entregent et de sa notoriété, respectable académicien et notable respecté dans la sous-préfecture normande où il vit, est aussi le modèle du collaborateur, pétainiste de la première heure, admirateur de l’ordre nazi, antisémite acharné, xénophobe virulent, partisan de la fermeture des frontières, n’hésitant pas à dénoncer « l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves, de l’affreuse misère andalouse, de la semence d’Abraham et du bitume de Judée » (ce n’est qu’un exemple).
L’excès de ces convictions provoque son drame personnel et familial : un fils qui va rallier la France Libre à Londres, une belle-fille d’origine allemande, dont une enquête secrète révèle qu’elle est juive (et que ses petits-enfants, donc, sont juifs aussi…), et dont il ne peut s’empêcher, malgré tout, de tomber passionnément amoureux. Le drame tourne au cauchemar – sans entamer pour autant son antisémitisme viscéral et son pro-nazisme exacerbé. Comment résoudre le dilemme ? Comment sortir de la nasse ? Tout bien pesé, en écrivant, dans le style impeccablement académique que lui prête l’auteur, une longue missive au « Sturmbannführer » de la ville – en trahissant, d’une manière aussi odieuse qu’hypocrite, ses propres sentiments, et en sacrifiant sa famille, ceux qu’il est censé aimer.
D’aucuns ont vu dans le livre de Romain Slocombe un appel à la compréhension, voire à la bienveillance pour quelqu’un qui s’est rangé du côté des bourreaux. À y regarder de près, il n’en est rien. Les moments d’épanchement et d’apparente sociabilité ne font que mettre en valeur la foncière nocivité du personnage. Sous des dehors sensibles, c’est la brute qui se cache à peine, et qui ne sommeille pas. Derrière l’élégance du style, implosent l’insulte et l’injure. Et soixante-dix ans après ces événements, à l’heure où le fascisme se loge derrière des façades blanchies, où il se targue de compter parmi ses adeptes des notables bien mis et des jeunes gens bon genre – sans pour autant pouvoir passer sous silence sa violence fondamentale et sa haine viscérale de l’étranger –, il est utile de rappeler (qui plus est, comme ici, sous la forme d’un roman aussi complexe que terrifiant), que les pires horreurs, cautionnées par la peur sociale et économique, sont parfois perpétrées par des hommes cultivés et talentueux.
Jean-Pierre Longre
Et à relire encore…
Romain Slocombe, Mortelle Résidence, Le Masque, 2008
« Ah, quel drame ! Quel lieu, Lyon… Quelle énergie…Ça m’inspire ! ». Cette réflexion de l’un des personnages résume en quelque sorte la teneur et l’esprit de ce livre foisonnant, qui entrecroise en Rhône et Saône les récits semi-historiques et semi-fictionnels, toujours sanguinaires et terriblement humains. De la Terreur (et même en deçà) à nos jours en passant par l’occupation nazie, du Chili à la France en passant par les camps d’extermination, des pires bains de sang au « performances » du pseudo art contemporain, Mortelle Résidence laisse à peine le temps de souffler. A flux tendu, certains hauts lieux lyonnais du passé et du présent, réels ou à peine déguisés (telle cette « Délivrance » dans laquelle les autochtones reconnaîtront les « Subsistances ») sont le théâtre d’épisodes qui ne laissent pas indifférents. A lire d’un élan, si possible.
JPL
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27/02/2021
Théâtre métaphysique et moral
Raymond Queneau, Monsieur Phosphore (1940), Dessins de Jean-Marie Queneau, Fata Morgana, 2021
De cette pièce inachevée, Raymond Queneau nous a laissé 34 feuillets manuscrits, dont trois comprenant un plan et diverses notes préparatoires, et 31 le texte de l’acte I (6 scènes) et celui de l’acte II, inachevé (3 scènes rédigées).
Les feuillets préparatoires semblent rapprocher cette ébauche de pièce d’une fresque à la fois mythique et historique, mystique et scientifique. Les feuillets rédigés comprennent un début de mise en œuvre de la pièce, avec deux catégories de personnages, les « quatre anges déchus » et les « trois archanges ». Ces trois archanges de la tradition judéo-chrétienne, Gabriel, Raphaël et Michel, sont les interprètes de la volonté divine auprès des anges. Et, toujours selon la même tradition, l’ange déchu est Lucifer. Mais l’originalité réside dans le fait que Lucifer figure la partie dominante d’une trinité angélique et maudite, puisque les trois noms qu’on lui prête habituellement, Satan, le diable et Lucifer, sont incarnés dans la pièce en trois personnages différents. Ainsi la trinité infernale paraît être le pendant symétrique de la trinité divine, mettant Lucifer sur le même plan que le Créateur.
Plus surprenant, le personnage de Monsieur Phosphore. Nouveau et inédit parmi les anges, il est à l’évidence, par son nom, l’équivalent hellénisant du latinisant Lucifer, puisque les deux noms signifient « qui porte la lumière », l’un en grec, l’autre en latin. On ne peut pas non plus, à la lecture de certains passages, ne pas évoquer un jeu avec le verbe « phosphorer », qui dans le registre familier signifie « réfléchir intensément ». Et de fait, le personnage se caractérise par sa propension à la réflexion:
Phosphore: Je ne dis pas cela, mais je cherche à comprendre. J’ai l’esprit si lent.
Le diable à Phosphore : Réfléchis là-dessus.
Ce porteur de lumière à l’esprit pondéré est aussi le plus humain des quatre anges. Humanité d’emblée conférée par le titre de « Monsieur », alors que les autres n’y ont pas droit, et peu à peu confirmée par le tempérament humble et conciliant du personnage. Il est guidé non seulement par un souci d’objectivité, mais aussi par une modestie et des scrupules qui le rapprochent de nombreux personnages romanesques de Queneau. On sait qu’il est le dernier à se rallier à la révolte luciférienne, et que les supplices prévus pour les damnés le laissent horrifié; en outre, un certain nombre de didascalies ou de répliques mettent en avant son caractère profondément humain:
Avec la grande douceur qui lui est essentielle (Acte I, sc. 1).
Je ne suis pas digne (Acte I sc. 4).
Inclinons-nous donc (Acte I, sc. 6).
Il m’a fait tout petit (Acte I, sc. 6).
Je me trouve tout petit (Acte II, sc. 3).
Ange à face humaine, homme à face angélique: cette innocence, cette humilité, cette approche de la perfection ne sont-elles pas caractéristiques de certains héros romanesques de Queneau ? N’y a-t-il pas chez Monsieur Phosphore quelque chose de Jacques l’Aumône, de Valentin Brû et de Pierrot? Il est, parmi les anges de la malédiction, celui qui, avec humanité, porte le flambeau de la sagesse dans les ténèbres du néant.
On pourrait ranger ce début de pièce dans la catégorie générique du drame et, pour être plus précis, du drame « métaphysico-mythologique ». À sujet particulier, genre particulier. Certes, ce texte n’est pas le seul où Queneau aborde le thème de la Création. Mais ailleurs, il le traite d’un point de vue plutôt scientifique et matérialiste. La Petite cosmogonie portative, notamment, écrite entre 1948 et 1950, est un poème scientifique, dans lequel l’histoire de l’homme se réduit à deux vers (sur 1388):
Le singe (ou son cousin) le singe devint homme
lequel un peu plus tard désagrégea l’atome.
Au contraire, c’est la création de l’homme vue sous l’angle mythologique et biblique qui est au centre de Monsieur Phosphore. On peut sans doute relier ce point de vue aux préoccupations métaphysiques que Raymond Queneau manifeste à cette période dans son Journal 1939-1940, où abondent les questions d’ordre religieux. L’annonce de la venue du Christ dans Monsieur Phosphore n’est pas absolument surprenante, compte tenu des tendances mystiques de Queneau à cette époque, mais le point de vue est pour le moins original, puisque cette annonce est placée dans la bouche de l’archange Raphaël, et faite aux anges, au grand scandale de Lucifer:
Raphaël: Entends-moi... oui... Dieu se manifestera dans le Monde par l’intermédiaire de cette Forme...
Lucifer: Blasphème!
Raphaël: Entends-moi... oui... Les deux Natures, divine et humaine, seront un jour réunies...
Lucifer: Blasphème!
Raphaël: Elles éprouveront ensemble la mort. (Actes I, sc. 4)
Mais au-delà des proclamations d’ordre religieux, un examen plus poussé du texte permet de déceler une caractéristique plus constante et plus représentative de la pensée quenienne: une morale de la dualité, que l’on remarque chez la plupart des personnages romanesques, qui ne sont ni anges ni bêtes, ou qui sont les deux à la fois, et qui incarnent l’humilité et l’orgueil, le rêve et la réalité, la vie et le néant, le bien et le mal. Certaines répliques de Lucifer résument la dualité fondamentale de l’homme et de l’univers:
Je lègue à l’homme ces figures où sont tracées les oscillations du Monde, le Haut et le Bas, le Plus et le Moins, [...] l’Identité (et) la Multiplicité. (Acte I, sc. 1)
Je ne regrette rien. Ne faut-il pas que l’œuvre de Dieu s’accomplisse ? Il faut un envers à la trame du monde : nous sommes cet envers. Il faut un Mal pour qu’il y ait un Bien : nous sommes ce Mal. Ainsi nous servirons Dieu. (Acte II, sc. 3)
La leçon de la pièce, dans l’hypothèse de l’achèvement de celle-ci et de l’existence de celle-là, eût sans doute été que l’ange est aussi une bête, que l’Enfer fait partie du plan divin, que le Mal est contenu dans le Bien, que le porteur de la lumière divine est aussi porteur du feu infernal, Phosphore ou Lucifer, vie ou néant.
1940 est aussi l’année de composition du poème intitulé « L’explication des métaphores ». Des thèmes identiques à ceux que l’on vient de relever s’y décèlent aisément, confirmant les préoccupations de Queneau à cette époque:
Car ces dieux sont démons; ils rampent dans l’espace.
Oui, ce sont des démons. L’un descend, l’autre monte.
Mais ni dieu ni démon l’homme s’est égaré.
Si l’on reconnaît en Monsieur Phosphore un type de « sage » quenien, et dans la thématique quelques-unes des grandes préoccupations de l’œuvre romanesque et poétique, l’écriture et la structure, au-delà de l’originalité des situations, sont identifiables. Le soin mis à la forme n’est pas étonnant de la part de Queneau. Ce qui est cependant remarquable ici, c’est que les caractéristiques stylistiques et structurelles soient déjà si élaborées dans un manuscrit ne représentant qu’un début de pièce dont le plan est encore incertain, ou pour le moins susceptible de modifications. Ces quelques pages sont d’un grand intérêt pour qui veut étudier en détail l’écriture théâtrale de Queneau, chez qui on décèle une réelle volonté théâtrale. Le sens dramaturgique de Queneau se manifeste non seulement dans la présentation scénique, les dialogues, les didascalies, la structure, l’écriture, mais aussi dans le véritable souci du spectacle.
Dans cette perspective, et faute (pour l’instant) de véritable mise en scène, les dessins de Jean-Marie Queneau donnent une expression visuelle (au sens plein) et originale aux personnages, en différentes dimensions. Texte et illustrations se complètent ainsi pour faire de cette œuvre inachevée un ensemble complet.
Jean-Pierre Longre
(D’après le livre Raymond Queneau en scènes de Jean-Pierre Longre, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 62 à 67)
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10/02/2021
D’une tempête à l’autre
Lire, relire... Jean-Paul Dubois, Une vie française, Éditions de l’Olivier, 2004, Points 2, 2011, rééd. Points 2021
Comme en arrière-plan, s’écoule le temps politique, la succession des mandats présidentiels (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand I, Mitterrand II, Chirac I, Chirac II…). Sur la scène elle-même, se joue la vie personnelle du narrateur, Paul Blick, avec les péripéties qui jalonnent une existence faite d’immobilisme et de tourments, de laisser-faire et de bonds en avant.
Mais les deux plans, le décor et la pièce qui se déploie sous nos yeux ne sont pas aussi distincts qu’il n’y paraît ; ils se rejoignent, se croisent, se superposent : on a bien affaire à une « vie française », celle d’un homme de notre époque et de notre contrée qui cherche sa voie, qui pense parfois l’avoir trouvée, qui la perd ou pense l’avoir perdue ; un homme qui déroule son histoire cahoteuse au milieu d’une Histoire dont le propre déroulement chaotique ne peut être enrayé.
Jean-Paul Dubois, donc, nous plonge directement dans les perturbations de la vie de Paul Blick, depuis la première tempête vécue par l’enfant – la mort de son frère – jusqu’à la dernière – la mort de sa femme dans des circonstances qu’il devra apprendre à maîtriser, puisqu’elle entraînera les désillusions, la ruine financière, la maladie de sa fille, et que l’autre femme de sa vie, sa mère, s’effacera à son tour en toute lucidité politique… Entre temps, il y aura eu mai 68, une jeunesse d’étudiant en sociologie (c’est-à-dire tournée vers beaucoup d’autres préoccupations que les études), les amours et les amitiés, la musique, les changements de cap, le mariage, les enfants et le travail d’homme au foyer, les courts et longs voyages à la recherche d’arbres à photographier, figés dans leur solitude orgueilleuse, une solitude dans laquelle Paul Blick se reconnaît lui-même, repoussant les sollicitations sociales, relationnelles, professionnelles et politiques (une drôle d’intervention de Mitterrand, notamment).
Chronique du dernier demi-siècle, compte rendu d’une initiation (initiation au vieillissement et au désenchantement, et aussi à une vie qui ne demande qu’à se construire ou au moins à se dessiner), récit d’un naufrage auquel on tâche de réchapper tant bien que mal (et la véritable confrontation avec les éléments déchaînés subie par Paul et son beau-père une nuit d’orage méditerranéen s’impose comme une récapitulation concrète de la situation), tragi-comédie pathétique ou drame socio-familial, incessant questionnement individuel qui demeurera sans réponses, traversée d’un territoire parsemé de viaducs, de tunnels, de paysages lumineux et de sombres pièges… Une vie française est tout cela à la fois : sous un titre dont l’apparente simplicité annonce un programme dense et périlleux, un vrai roman d’aujourd’hui, personnel et universel.
Jean-Pierre Longre
http://www.editionsdelolivier.fr
19:03 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean-paul dubois, éditions de l’olivier, jean-pierre longre, points | Facebook | |
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03/02/2021
« Un art du bonsaï »
Brèves n° 117, 2020
Décidément, la revue Brèves, dans un créneau que l’on pourrait considérer comme étroit, a l’art d’ouvrir des horizons littéraires infinis. Le genre de la nouvelle, loin de restreindre la lecture, permet au contraire de solliciter l’imagination en même temps que le sens esthétique et la réflexion. En l’occurrence, ce numéro 117 (rendons-nous compte : 117 numéros, un chiffre qui en dit long sur la ténacité des responsables de la revue…) est consacré à une forme plus que « brève » dont un pays lointain s’est fait une spécialité. La « micronouvelle », si elle est « un genre littéraire universel », est en Chine (et dans la diaspora chinoise) « un art vieux de vingt siècles », qui revêt plusieurs caractéristiques bien définies : la « brièveté » (« moins de 3000 mots »), « une chute finale, un faible nombre de personnages et un épisode narratif, un sens critique aigu de la société, et de l’ironie. »
Tout cela est développé par Grâce Honghuat Poizat, spécialiste de linguistique chinoise et traductrice littéraire, qui présente plusieurs auteurs, des revues, des associations, diverses manifestations, l’ensemble étant illustré par des textes d’écrivains représentatifs des différents tons et orientations de la micronouvelle. Il y a l’humour, l’onirisme, le drame, la poésie, la tradition, la modernité… Et chaque fois, une « chute » inattendue ou mystérieuse (voir, entre autres, celle de « Une rencontre fortuite » de Mo Yan, ou encore celle de « Ordiphage », de CHEN Lijiao).
La deuxième partie du recueil est consacrée à « Un maître du genre », LING Dingnian (né en 1951), auteur « très prolifique », qui « a déjà publié plus de cinq mille histoires dans diverses revues chinoises et étrangères, reprises et traduites en une dizaine de langues », mais jamais en français. C’est chose faite maintenant, puisque nous avons douze micronouvelles choisies, traduites et introduites par François-Karl Gschwend, traducteur du japonais et du chinois. Là encore, de vraies et belles découvertes à faire, dans des textes dont l’auteur excelle à placer la tradition dans le contexte contemporain, voire dans la science-fiction, à mêler la sensibilité à l’érudition, le romantisme au réalisme. Il se permet même de donner une suite à un conte d’Andersen, « Les habits neufs de l’Empereur », où il fait intervenir un détecteur de mensonges venu tout droit des États-Unis… Une grande variété de tons et de thèmes, et toujours l’attente d’une « chute » qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière phrase.
Comme toujours dans Brèves, les textes sont complétés par un beau cahier iconographique – photos d’écrivains, de paysages ruraux et urbains, de groupes humains –, et par une bibliographie ici naturellement consacrée à la nouvelle chinoise. Ce numéro, élaboré avec grand soin (ce qui est habituel, dira-t-on), présenté avec beaucoup de clarté, se lit avec le plaisir de la découverte et de la dégustation gourmande, et avec l’heureux vertige de l’infini, résumé par Grâce Honghuat Poizat : « La micronouvelle est un art du bonsaï. […] Tout comme un grain de sable peur contenir l’éternité, un grain de riz peut embrasser le monde. Le micro et le macro se rejoignent enfin. »
Jean-Pierre Longre
Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude
Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81
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29/01/2021
Les jeux du bref
Jean-Philippe Querton, Délit d’initiales, Cactus Inébranlable éditions, 2020
« - Et comment faites-vous, Monsieur l’éditeur, pour vous détendre de ce travail si harassant ?
- J’écris des livres. »
Jean-Philippe Querton étant éditeur, on peut donc penser que ce petit livre si dense est pour lui une manière d’amusement. C’est un fait : l’humour, les jeux (de mots et d’idées) forment l’ossature principale de ces 90 pages, qui sous le prétexte de la « détente » sont soupçonnables d’être le fruit mûr d’un travail de longue haleine. Certes, il y a de nombreux jeux du genre : « Si tu prêtes à confusion, tu ne risques pas d’être remboursé de sitôt », « Bénévole à l’étalage » ou, dans un registre un peu différent : « L’honneur ? Vous m’en mettrez juste un doigt. » Mais pas que cela.
En préambule, l’auteur pose une « question d’organisation » : ranger les aphorismes dans un ordre précis, par rubriques, ou les laisser aller en un « joyeux bordel » ? Entre l’ordonnancement à la Perec et « le foutraque » à la Scutenaire, il choisit (on pouvait d’y attendre) le Belge, d’ailleurs plusieurs fois évoqué dans le recueil. C’est donc au lecteur de s’y laisser perdre, ou de s’y retrouver en repérant quelques motifs récurrents. Accompagnant le ludisme et l’humour, il y a une petite dose de morale teintée d’ironie (« Elle était fort généreuse dans sa manière de mettre en scène sa générosité », ou « La réalité, c’est qu’on n’a pas tous la même »), et une bonne dose de poésie : sous forme de haïkus (ici nommés « haïkouilles », par pudeur sans doute), de métaphores bucoliques (« Seul l’oiseau saisit le sens des phrases lancées en l’air ») ou de variation musicales sur des « Impressions de salon (du livre »).
Justement, la vie littéraire figure ici en bonne place, dans une sorte de « pessimisme rigolo » (oui, Jean-Philippe Querton cultive volontiers l'oxymore et le paradoxe). La « vie d’éditeur » (titre de plusieurs aphorismes), celle du livre lui-même, qui « demeure imperturbable dans une armoire, un grenier ou mieux encore la bibliothèque, […] s’accommode de nombreux déménagements, […] ne se formalise pas des pages écornées, des notes dans les marges ni même des gros surlignages multicolores… » Et aussi la vie de l’auteur de ces lignes et de ses semblables : « Fuyez, fuyez les critiques littéraires autoproclamés ! » Qu’on se le dise, et qu’on aille directement lire Délits d’initiales !
Jean-Pierre Longre
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26/01/2021
L’ogre et l’adolescente
Lire, relire... Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020, Le livre de poche, 2021
Depuis longtemps Vanessa Springora n’est plus une adolescente, mais il lui a fallu de nombreuses années pour pouvoir revenir par écrit sur sa dramatique relation avec Gabriel Matzneff (G. dans le livre). « Jusqu’ici, je n’étais pas prête. Les obstacles me paraissaient infranchissables. » Mais « si je voulais étancher une bonne fois pour toutes ma colère et me réapproprier ce chapitre de mon existence, écrire était sans doute le meilleur des remèdes ». Finalement, grâce à certaines personnes, notamment à celui qu’elle appelle « l’homme que j’aime », le livre s’est accompli. Un récit précis, sans concessions, dont la progression lucide est implacable, en six sections aux titres révélateurs: « L’enfant, La proie, L’emprise, La déprise, L’empreinte, Écrire ».
Père absent, mère plus intéressée par son propre plaisir que par l’attention portée à sa fille – V. se réfugie dans les livres qu’elle dévore avec passion avant d’être elle-même dévorée par un « homme de lettres ». Oui, « toutes les conditions sont réunies ». Chaque chapitre, chaque épisode rapporté décrit et analyse le piège dans lequel elle s’est laissé enfermer, fascinée par un homme qui savait exactement ce qu’il faisait, maîtrisant parfaitement le mécanisme du « consentement ». « En jetant son dévolu sur des jeunes filles solitaires, vulnérables, aux parents dépassés ou démissionnaires, G. savait pertinemment qu’elles ne menaceraient jamais sa réputation. Et qui ne dit mot consent ». Dans l’atmosphère de permissivité aveugle qui caractérise le monde intellectuel de l’époque, G., « stratège exceptionnel », est guidé par deux motivations : « Jouir et écrire ».
Car les deux sont inséparables. Double jouissance : celle, immédiate, qui satisfait ses sens, et celle qui, pour longtemps, va satisfaire son goût du scandale littéraire par le récit de ses turpitudes. Pas besoin de bien écrire : il suffit d’écrire glauque. « Avec G., je découvre à mes dépens que les livres peuvent être un piège dans lequel on enferme ceux qu’on prétend aimer, devenir l’instrument le plus contondant de la trahison. Comme si son passage dans mon existence ne m’avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu’il documente, qu’il falsifie, qu’il enregistre et qu’il grave pour toujours ses méfaits ».
Si le succès du livre de Vanessa Springora est dû en partie à la juste et bouleversante dénonciation qu’il développe, il ne faut pas cacher qu’il suscite une vraie réflexion sur les rapports entre la littérature, l’honnêteté intellectuelle, la morale et la loi, ainsi que sur la distinction à faire (ou non) entre la personne et l’œuvre. « Les écrivains sont des gens qui ne gagnent pas toujours à être connus. On aurait tort de croire qu’ils sont comme tout le monde. Ils sont bien pires. Ce sont des vampires ». Ce cri du cœur et la généralisation qu’il contient donnent matière à réflexion.
Jean-Pierre Longre
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22/01/2021
Entre Bretagne et Syrie
Riad Sattouf, L’Arabe du futur 5, « Une jeunesse au Moyen-Orient (1992-1994) », Allary Éditions, 2020
L’histoire mouvementée de la famille Sattouf se poursuit dramatiquement : le père a enlevé Fadi, le petit frère, et est parti en Syrie avec lui. Que faire ? Riad, sa mère et Yahya sont restés à Rennes, désespérés, soutenus par les grands-parents bretons. La mère alterne les crises de colère et de désespoir, entame une procédure, tente toutes les démarches possibles, des plus prometteuses aux plus illusoires, des plus médiatiques aux plus confidentielles. Et même si le père donne sporadiquement quelques nouvelles, jurant que Fadi va bien et poursuit une bonne scolarité, l’avenir reste sombre.
Riad, devenu adolescent, connaît les premiers émois amoureux, séduit par une grande fille rousse qui semble s’intéresser à lui… Sa vie scolaire et sociale connaît des hauts et des bas, quelques satisfactions, les amitiés, la peur des bandes de loulous agressifs, et sa vie tout court laisse une belle part aux rêves, aux fantasmes, aux croyances passagères… Surtout, il y a la naissance d’une vocation encouragée par la professeure d’art plastique, l’admiration des copains et la lecture de BD prêtées par Anaïck, la fameuse copine. Avec, toujours en arrière-plan, l’angoisse de ne jamais revoir Fadi, ou les rêves de son retour avec un père devenu accommodant.
Le caractère autobiographique du récit n’empêche pas le recul, son caractère pathétique n’empêche pas le sourire. L’art de Riad Sattouf est de montrer par le dessin (et aussi par la narration et les dialogues) les subtilités de la psychologie des personnages, à commencer par lui-même, en une sorte d’auto-ironie à la fois sans concessions et indulgente pour son personnage d’adolescent attentif aux autres. Tout est vu avec perspicacité, rendu avec lucidité, sans tomber dans la caricature. Même si se succèdent des disputes, de la violence, des déceptions, il y a par-dessus tout une émotion sincère, une tendre bienveillance qui émane de ces pages.
Jean-Pierre Longre
16:59 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, autobiographie francophone, riad sattouf, allary Éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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17/01/2021
« Pouvoir parler »
Lire, relire... Brigitte Giraud, Une année étrangère, Stock, 2009, J’ai lu, rééd. 2021
Son jeune frère Léo est mort dans un accident de mobylette, ses parents se renvoient plus ou moins explicitement la responsabilité de leur deuil, et Laura, 17 ans, souffre doublement de ce déchirement familial. Son départ pour l’Allemagne du Nord en tant que jeune fille au pair est comme une fuite.
Là-bas, prise dans le froid et l’humidité de la Baltique, tout près de l’infranchissable frontière avec l’Est (nous sommes avant 1989), elle a du mal à s’intégrer dans un monde inconnu, dans une famille étrange où le mystère et les non-dits semblent tenir une place importante, en un vide existentiel qui, à l’évidence, ne comblera pas le sien. Où trouver refuge ? Dans les occupations ménagères, dans la musique, dans une correspondance réconfortante avec son frère aîné, Simon (qui pourtant trouvera à la longue un autre point d’ancrage sentimental), et, peu à peu, dans une sorte de complicité avec les deux enfants de la famille Bergen, Thomas, 14 ans, et Susanne, 9 ans. Il y a aussi quelques sorties en ville, la bibliothèque, un peu de lecture, Thomas Mann… Pas de quoi contrecarrer la souffrance de la rupture et de l’absence… D’autant que les lacunes linguistiques ne facilitent pas la communication. Trouver les mots, « pouvoir parler », voilà le difficile enjeu, pour elle et pour les autres.
Bien que certains échos résonnent discrètement et distinctement entre France et Allemagne, entre passé et présent (la mobylette, les relations familiales tendues – ou distendues –), Laura est ailleurs, ou plutôt elle sent les autres ailleurs – Monsieur et Madame Bergen, le grand-père, même les enfants –, et le passé de la famille pèse pour beaucoup dans ce sentiment, même s’il se révèle sur le tard. Elle est certes dans une contrée lointaine, mais ce n’est pas le seul facteur d’isolement. « Voici à quoi ressemble ma vie à quelques mois de mes dix-huit ans : un pays étranger, une langue étrangère, un homme étranger, mes parents étrangers, mon frère Léo dont l’image s’éloigne, mon frère Simon qui m’échappe, et moi, un corps étranger. C’est ce que je me dis le matin au réveil, quand je ne parviens pas à poser un pied par terre alors que la lumière entre depuis longtemps par le vasistas. C’est ce que je ressasse quand je marche près de Susanne le long de la voie ferrée. C’est peut-être cela l’expérience du deuil ? Un vertige d’étrangeté ».
Brigitte Giraud, avec profondeur et délicatesse, campe un personnage attachant, tout en nuances, fait de repli sur soi et d’ouverture aux autres, de fermeture et de réceptivité, de désillusion et d’espoir, et dont le nécessaire monologue intérieur laisse alterner plages de lucidité et zones d’ombre. Un personnage que l’on surprend en pleine métamorphose, et qui nous surprend par sa force de résistance aux faiblesses humaines, y compris les siennes.
Jean-Pierre Longre
19:41 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, brigitte giraud, éditions stock, jean-pierre longre | Facebook | |
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11/01/2021
« À l’école de l’enfance »
Jean Miniac, Béquille d’école, éditions Conférence, 2020
Ils sont quelques élèves de cours préparatoire à être « accompagnés », après la classe, au sein d’un atelier de lecture et d’écriture, dans le but de lever leurs difficultés. Dans cette école parisienne située en REP (réseau d’éducation prioritaire), nous faisons la connaissance d’Audrey, Jade, Yacine, Mathis, Adama, Ismaël, Alinaya, et nous rencontrons aussi Madame la Directrice et les enseignants, pleins de bonne volonté et, s’ils sont gagnés par la fatigue, portés par l’espoir, des parents parfois démunis, parfois méfiants, ainsi que le REV (ne nous méprenons pas, le « Responsable éducatif ville », qui veille sur la sécurité et gère les problèmes matériels…). Et il y a l’auteur, qui n’en est pas à son premier livre, loin s’en faut, mais qui en l’occurrence raconte son expérience d’accompagnateur (j’allais dire de « simple » accompagnateur, mais non ; c’est au contraire une expérience fort complexe !), l’auteur, donc, qui décrit ses activités quotidiennes avec des enfants dont l’apprentissage de la lecture et de l’écriture les aidera à franchir les barrières que la vie a dressées devant eux.
Ce pourrait être un compte rendu à caractère socio-psychologique, voire un traité de pédagogie. Si ces motifs sont présents dans ces pages, en clair ou en filigrane, ils n’en sont pas les éléments premiers. Tous ces textes brefs, formés de courts paragraphes s’apparentant à des versets, donnent un ensemble de variations (plus « coda ») tenant autant de la poésie en prose que de la narration. La poésie s’insinue même dans la tâche effectuée, « au carrefour de nos interactions » : « Le propre d’une activité de service, c’est que celui qui l’accomplit s’y oublie complètement. / La poésie devrait être ainsi. C’est sa vocation. »
Le travail quotidien de l’« accompagnateur », comme celui du personnel enseignant et administratif, peut paraître ingrat, comme en un éternel recommencement qui abolirait le courage. Décourageant, oui, parfois. « Mais l’espoir est plus fort que tout savoir, que toute conviction d’échec. » C’est ce que met en avant l’ouvrage de Jean Miniac : rien n’est définitif, et ces enfants qui paraissent en perdition forment une communauté dont chaque membre, soudé aux autres, forge son apprentissage et bâtit son destin, aidé en cela par l’adulte bienveillant et lucide qui, lui-même, se sent en retour « à l’école de l’enfance ». Et c’est poétiquement que celui-ci rend compte des transformations auxquelles il assiste, dont il se sent partie prenante. « Ces enfants qui ne partaient jamais ; ces enfants qui restaient ancrés dans le port circonscrit de leur entourage, de leur quartier, dans le havre de quelques rues… ils étaient en voyage, à présent… / Avaient-ils jamais cessé de l’être, pour peu que l’on écoute, en sourdine, leurs routes fuyantes, tapies sous chacun de leurs pas ? Les sillons qui s’y dessinent, leurs brusques inflexions de cap, non voulues, non réfléchies, simplement existantes. / Simplement nécessaires. / Comme l’élément qui les porte. »
Jean-Pierre Longre
22:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, poésie, francophone, jean miniac, éditions conférence, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/01/2021
Sanglantes mises en scène
Antonin Varenne, L’artiste, La Manufacture de livres, 2019, Points, 2020
Ça commence tambour battant. Chapitre 1 : du côté de Ménilmontant, une jeune femme s’est jetée par la fenêtre avec ses deux enfants. Chapitre 2 : dans le centre commercial de Bercy 2, un pompier se fait descendre par un cambrioleur. Fin du chapitre 3 : nous apprenons que nous sommes en septembre 2001, et que les tours du World Trade Center viennent d’être détruites par des avions. Chapitre 4 : Jules Armand, de son vrai nom David Kurjeza, peintre de la place du Tertre, se fait assassiner en rentrant chez lui par un inconnu qui lui a lancé : « Moi aussi je veux être artiste ! Moi aussi je veux peindre ! ». Et il y a vingt-cinq chapitres…
C’est le début d’une série de meurtres visant des artistes, dont on retrouve les cadavres au centre de mises en scène esthétiquement élaborées, impeccablement propres, véritables œuvres d’un « artiste » macabre. C’est Virgile Heckmann, inspecteur hors normes (socialement, professionnellement, individuellement), qui est chargé de ces affaires. Outre quelques adjoints officiels, dont un jeune inspecteur de la police scientifique qui n’a pas fini sa formation mais dont l’efficacité est certaine, il est officieusement secondé par Max Marty, ancien détective privé reconverti dans l’entretien acrobatique de façades et futur père de famille, et par Roland Parques, ancien médecin avorteur en pleine décrépitude crasseuse, mais qui a gardé quelques compétences. Un trio pour le moins pittoresque, dont chaque membre va jouer son rôle à sa façon très personnelle, le plus souvent décontenancé face à la « folie » du tueur.
Certes, sous la houlette du policier, l’affaire sera résolue, mais ce ne sera pas sans mal ni sans casse. Antonin Varenne mène son lecteur dans un labyrinthe dramatique mais non dénué d’humour (noir, bien sûr), dans un labyrinthe palpitant et pathétique, et il le malmène aussi, son lecteur, comme sont malmenés les personnages – les enquêteurs, les victimes et leur entourage –, dont l’épaisseur psychologique et l’existence problématique donnent un aperçu de la complexité humaine. L’artiste est un vrai polar à suspense, qui n’occulte pas les enjeux socio-politiques, historiques, artistiques et psychologiques, ce qui en fait aussi un roman à part entière.
Jean-Pierre Longre
18:35 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, antonin varenne, la manufacture de livres, points, jean-pierre longre | Facebook | |
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30/12/2020
Passion, liberté, poésie
Michel Peyramaure, La scandaleuse, Calmann-Lévy, 2020
« Aimer et écrire furent les fils entremêlés dont j’ai tissé ma vie. » Cette phrase placée sous la plume de Louise Labé, et qui synthétise sa vie, est suivie d’une profession de foi singulièrement moderne : « Je revendique aussi pour mes sœurs l’accès au savoir et à la parole, et de vivre selon leur plaisir, comme je l’ai presque toujours fait ». Elle ne l’a sans doute pas formulé réellement de cette manière, mais c’est l’un des points sur lesquels a voulu insister Michel Peyramaure.
Celui-ci, pour décrire cette « Belle Cordière » qui fut l’une des grandes figures de la vie culturelle lyonnaise, lui invente des mémoires écrits à la fin de sa brève existence (1522-1566) dans sa maison de la Grange-Blanche à Parcieux (ou « Parcieu ») où elle s’est retirée, entre Saône et Dombes. C’est donc une autobiographie fictive qui nous fait découvrir ou redécouvrir un personnage pluriel : fille de cordier, mariée à un autre cordier affectueux et fort indulgent pour son épouse volage, elle fut femme d’action, de lettres et de plaisirs, muse et créatrice, de belle réputation auprès des poètes, mais plutôt de mauvaise auprès du peuple (d’où le titre du livre).
On ne retracera pas ici la destinée mouvementée maintes fois évoquée de Louise, qui a connu (parfois intimement) de grandes personnalités (comme le dauphin Henri, futur Henri II ou le cruel baron des Adrets), des écrivains prestigieux (Maurice Scève, Clément Marot, Pontus de Tyard, Joachim Du Bellay, François Rabelais) et de belles amours souvent brèves ou orageuses… Ce qu’elle narre ici, par la plume de Michel Peyramaure, relève parfois autant de l’imaginaire que du réel, de la légende que du témoignage, du roman que de la biographie, mais on y décèle la vérité d’un personnage ancré à la fois dans son époque tourmentée (les guerres de religion avec leurs massacres et leurs destructions, les épidémies, les manœuvres politiques…) et dans la société lyonnaise. Et même si d’aucuns contestent son talent de poète, voire son existence, on garde en mémoire le portrait d’une jeune femme passionnée, dont le charme, le goût de la liberté et les écrits ont traversé les siècles.
Jean-Pierre Longre
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24/12/2020
Une campagne de rêve
Lionel-Édouard Martin, Roxane, Le bateau ivre, 2020
Ils sont trois, la soixantaine bien mûre et encore alerte, l’embonpoint assumé, qui après de belles carrières se sont retirés dans leur bourg poitevin d’origine et y forment un « petit cénacle ». Apéritifs quotidiens, copieux repas, conversations interminables, pêche à la ligne, virées dans l’antique AX de l’un d’entre eux… La belle vie, régulière et joyeuse, animée par les récitals de trompe de chasse qu’ils donnent à l’occasion de certaines festivités, revêtus de l’habit rouge traditionnel. Oui, la belle vie, « genre bourgeois-bohèmes des champs, caves profondes, animaux de compagnie », à peine dérangée par quelques Parisiens cherchant à s’installer à la campagne, air pur, « harmonie bucolique » et prix modiques.
Parmi eux, en voilà un qui attire particulièrement leur attention, se renseignant auprès du maire, écumant les agences immobilières, achetant la littérature locale, faisant le trajet à plusieurs reprises et restant même plusieurs jours à examiner ses projets : un moulin au bord de la rivière ? Une grosse propriété ? Un domaine agricole ? Nos trois retraités suivent, espionnent, enquêtent. L’un d’entre eux arrive même à converser avec lui et s’empresse de faire son rapport à ses congénères. Son rêve : s’installer complètement avec sa femme et leur fille Roxane, une enfant fragile, trop sensible à la pollution citadine. Le « zig », avec lequel ils lient une sorte d’amitié malicieuse, commence vraiment à les intriguer, à troubler leur tranquillité. « Qu’est-ce qu’il a, ce zig, de spécial pour à ce point nous obséder ? ». Réponse incertaine : « Sa façon peut-être de s’accrocher à nous, ça fait désespoir de petit baigneur cherchant la perche, comme tombé dans lui-même, dans sa rivière propre, il est là qui panique, mais la perche est une farce, un sucre d’orge, une illusion, ça fond quand on y touche. » Comme si le « petit cénacle » devinait qui est vraiment le « zig ».
Dans son style nourri d’images pittoresques et originales, d’un lexique riche et mêlé, d’une syntaxe rebondissante, avec un sens ravageur de l’humour et du pathétique réunis, Lionel-Édouard Martin mène son roman par étapes successives, faisant alterner les points de vue par le truchement des monologues (ceux du « zig » – y compris les SMS qu’il échange avec Maryelle, sa femme – et ceux du trio), nous laissant savourer quelques morceaux de bravoure (telle la scène affolante d’un molosse déversant son trop-plein, disons… d’affection sur un humain). Peu à peu se mettent en place les ruses du dit trio, le piège qui sera tendu au « Parisien », jusqu’aux surprises finales, au dénouement dévoilant les rêves inaccomplis. Pour le « zig », c’était « rêves à tous les repas, collations comprises, l’imagination flamboyante, le monde lui entre dans la bouche, il le mâche, en fait des mots. » Tout un monde de mots : l’auteur sait de quoi il retourne.
Jean-Pierre Longre
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22/12/2020
Les poussières du passé
Robert Goolrick, Ainsi passe la gloire du monde, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2019, 10/18 2020
« Le fauteuil de Morphée », confortable cabriolet brun, est le refuge favori de Rooney qui, maintenant âgé de 70 ans, atteint de douleurs aiguës à la jambe et d’un désespoir irrémédiable, ne sort plus de son « cabanon » que pour promener son fidèle compagnon, le vieux chien Judge. Il a pourtant connu la gloire et la richesse, l’amour véritable et les succès éphémères, féminins et masculins. « Il y avait les fêtes, le théâtre, le shopping, les rendez-vous chez le tailleur, la salle de sport avec coach personnel à l’aube pour amener son corps à cette perfection que sa propre tante trouvait vulgaire ».
Ce bonheur factice, cette recherche du plaisir et de la fortune se situaient cependant du côté du mensonge et de la honte, dont le souvenir hante la mémoire du reclus. Il y eut d’abord le viol du petit garçon qu’il était par son père, sous les yeux mêmes de sa mère. Mais « passé l’âge de vingt ans, plus personne ne se soucie de ce qui vous est arrivé dans l’enfance ». Et il y eut la fréquentation, parmi les plus riches, les plus malhonnêtes, de Donald Trump, âme damnée qui, une nuit de débauche particulièrement malsaine, lui offrit un « rencard à quatre » avec deux toutes jeunes prostituées, que Rooney refusa, honteux de la fréquentation d’un homme aussi repoussant. Trump, la bête noire, le monstre de vulgarité, devient l’obsessionnel refrain du livre, sous des formes et des appellations diverses (« TrumpetantrompeurTrump, ToxiTrump, UsurpaTrump »…). « Être le PDG véreux d’une compagnie qui pique dans le tronc des pauvres sous le regard lascif des prêtres, ou président des États-Unis d’Amérique, ça revient au même, pas vrai ? Les hommes politiques jacassent sans fin, et personne ne prononce le seul mot que le peuple veuille entendre : trahison. Le pays est à vendre au plus offrant, et CulbutoTrump est croupier à la table de craps, à rafler les jetons et à plumer la banque pour se remplir les poches ».
Un virulent pamphlet contre Trump, certes, mais en partie seulement. Le livre est aussi le testament d’un homme qui, en un ultime épisode, se voit assister aux funérailles d’un ancien ami immensément riche, et revenir « à la cité d’or ». Mais tout s’est effondré, illustrant le « Tu retourneras à la poussière » qui donne son titre à l’un des chapitres. « À sa grande honte, son ultime fantasme n’a pas été le salut ou la grâce, mais la possession, et à présent il s’est totalement dissipé. Au lieu de s’émerveiller du miracle de la foi, il a trop longtemps vénéré Mammon ». À la fois violent et émouvant, résonnant d’une émotion non contenue, ce roman à caractère en partie autobiographique, dédié à la France (et non à l’Amérique, on aurait pu s’en douter) dévoile un aspect inédit et inoubliable de l’écriture de Robert Goolrick.
Jean-Pierre Longre
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18/12/2020
Immigration et « nouvelles patries »
Boris Adjemian, Les Petites Arménies, Éditions Lieux Dits, 2020
L’histoire des Arméniens, depuis plus de cent ans, est semée de malheurs, de massacres, de migrations, mais aussi de résilience, et les derniers événements (nouvelle guerre du Haut-Karabagh, exactions des « loups gris » contre des communautés arméniennes en France…) font ressurgir les tribulations passées. La France, et particulièrement la région Rhône-Alpes, comprennent de nombreux foyers de fixation provisoire ou définitive des exilés arméniens ayant fui le génocide de 1915 et ses suites, qui se sont prolongées tout au long des années 1920-1930. L’ouvrage de Boris Adjemian rend compte avec beaucoup de précision de l’installation de ces exilés dans les villes de la vallée du Rhône et de ses alentours, Lyon et Villeurbanne, Saint-Étienne, Grenoble, Roanne, Vienne, Privas, Valence (ville privilégiée), et aussi des localités moins peuplées telles que Décines, Pont-de-Chéruy, Meyzieu, Romans, Largentière…
Trois grandes parties fixent la chronologie : « Groung » (la grue, emblème de l’oiseau migrateur), « les temps de l’exil », section qui étudie les origines et le déroulement de l’émigration, et montre que l’installation des individus, des familles et des communautés s’est heurtée à l’hostilité et aux préjugés raciaux de l’administration française (tracasseries, rejet, menaces d’expulsion etc.), et s’est faite le plus souvent dans le dénuement, mais qu’à force de volonté l’adaptation s’est effectuée par le travail, les regroupements par affinités, la préservation des traditions culturelles restant compatible avec l’intégration. La deuxième partie, « Haynots » (petites patries), analyse justement la « stabilisation » par la création d’associations ou unions, de « partis et chapelles »… « Dans les années 1920-1940, en dépit des mouvements croisés induits par l’arrivée de nouveaux immigrants et les départs répétés pour l’Arménie soviétique, les colonies arméniennes de la vallée du Rhône se stabilisent progressivement. Les hauts lieux de la présence arménienne (rues, quartiers, immeubles collectifs) s’affirment. La mise en place de structures communautaires favorise l’ancrage social des Arméniens, l’épanouissement d’une vie associative et culturelle, ainsi que l’appropriation et l’identification de nouveaux terroirs. » Les naturalisations se réalisent peu à peu, les « apatrides » devenant français, surtout à partir de 1939 et de la mobilisation. La troisième partie, « Houshamadyan, de la mémoire au patrimoine », décrit l’enracinement d’une communauté qui, tout en gardant son identité, a « pris ses marques » dans le tissu régional (et national). Actuellement, la mémoire se fixe sur les grands événements de l’histoire du peuple arménien tels que le génocide et les exils, le groupe de résistants dont Missak Manouchian était le chef, bien d’autres encore, cela grâce aux lieux culturels et cultuels, aux noms donnés à des rues et des places, aux jumelages, aux monuments (le Mémorial de Lyon, le « Centre du patrimoine arménien » de Valence etc.), aux commémorations régulières…
Ce volume présente plusieurs facettes : il est le fruit d’une recherche documentaire rigoureuse et approfondie, d’une quête de témoignages probants, d’une analyse historique et sociologique serrée ; il présente concrètement l’histoire de ces « petites Arménies » avec beaucoup de clarté et d’empathie, partant souvent d’exemples particuliers pour parvenir à une vision générale ; enfin, l’iconographie est à la fois riche, parlante et émouvante : photos de familles, de groupes, d’individus, reproductions de documents officiels, de passeports, de lettres… Voilà qui en fait à la fois ce qu’on appelle un « beau livre » et un essai historique, un ouvrage qui peut se lire de plusieurs manières et qui, s’il concerne au premier chef les Arméniens de la région, peut être mis entre toutes les mains.
Jean-Pierre Longre
17 rue René Leynaud
69 001 LYON
Tél : +33 (0) 4 72 00 94 20
Fondée en 2000, Lieux Dits est une maison d’édition spécialisée dans le Beau livre illustré dont le catalogue s’articule autour de trois thèmes principaux, le patrimoine, la photographie et récemment une collection sur le monde du travail plus particulièrement destinée à l’orientation professionnelle.
Issue du monde de la photographie, Lieux Dits attache une attention particulière à la reproduction de l’image imprimée dans des ouvrages de belle facture.
Le catalogue de Lieux Dits possède plus de 700 titres auxquels viennent s’ajouter une vingtaine de nouveautés par an.
19:22 Publié dans Essai, Histoire, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, histoire, beau livre, francophone, arméniens, boris adjemian, Éditions lieux dits, jean-pierre longre, arménie | Facebook | |
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13/12/2020
Être ou ne pas être poète
Jean-Jacques Nuel, Mémoire cash, éditions Gros Textes, 2020
« Certains lecteurs disent / que tu es un poète / d’autres disent que tu n’es pas / un poète ». Question de mots. Pendant de nombreuses années, Jean-Jacques Nuel s’est voulu uniquement prosateur – récits, textes brefs –, mais la poésie se niche aussi dans ces formes. Et maintenant qu’il s’est remis aux vers (et installé à la campagne…), on se dit que ces vers ne sont pas éloignés de la narration, voire de la relation autobiographique : date et lieu de naissance, fonctions officielles à la préfecture du Rhône, parcours lyonnais (rue Vaubecour, parc de la Tête d’Or, librairies de la place Bellecour…), ou vie actuelle dans un village bourguignon.
Si ce n’était que cela, on se demanderait où la dénicher, la poésie. Rassurons-nous, elle est bien là, dans ce lien mystérieux et souvent contradictoire qui se tisse entre la mémoire et le réel, entre le passé et le présent, dans cette confrontation qui se joue entre les images mentales et la vie quotidienne, celle du bureau de poste, de la boulangerie, des trajets en bus, des voyages en train, des modes d’écriture (moyens matériels ou agencement des mots). Ce lien, cette confrontation débouchent souvent sur un trait final qui se fait prolongement propice à la méditation. « Les 2 bords de la plaie / du temps / s’étaient refermés / un quart de siècle après / tout est à peine / une poussière / d’éternité ».
N'oublions pas non plus que poésie et humour peuvent faire bon ménage, ce qui donne à l’auteur l’occasion de ne pas prendre les poètes trop au sérieux : « Les 2 stands les plus fréquentés / statistiquement / du marché de la poésie / restent la buvette / et les toilettes ». Que dire aussi de l’ouverture d’un sachet de raisins secs qui mène au désespoir existentiel, dans une formule à saisir à des degrés différents (« et ce besoin tardif / de réparation / quand la situation est devenue / irréparable ») ? Et de cette question taraudante : « Lorsque j’écris des choses banales / pourquoi restent-elles / banales / alors que Bukowski tapant / sur sa machine bruyante des choses pareillement / banales est touché / par la grâce » ? Il est vrai que « la création reste inexplicable / et le mystère entier ». Gardons cet aphorisme à l’esprit, nous apprécierons d’autant mieux la lecture de Mémoire cash.
Jean-Pierre Longre
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08/12/2020
Découvertes, souvenirs et coups de cœur
Île-de-France, Un autre patrimoine, réalisé par la Région Île-de-France, direction de la Culture, service Patrimoines et Inventaire, direction de la publication Julie Corteville, Éditions Lieux Dits, 2020
« Île-de-France »… D’où vient ce nom ? Il date du XVe siècle, désignant « un territoire compris entre trois cours d’eau : la Marne, la Seine et l’Oise. » Et selon Charles Estienne en 1552 : « L’isle de France contient ce qui est depuis sainct Denys dict en France, jusques a Roissy et Montmorency : et generalement le contenu entre les revolutions et sinuositez de la riviere de Seine, vers la Normandie d’un costé, et la Picardie de l’autre. » Province à part, puisqu’elle est « région-capitale », elle est particulièrement riche en témoignages du passé mais aussi en innovations diverses. Cet ouvrage met en relief l’héritage « pluriséculaire », le patrimoine « remarquable » dont jouit cette région.
Les trois grandes sections (« Partir au vert », « Là où souffle l’esprit », « Au cœur de la modernité ») sont rythmées par des chapitres spécifiques illustrés par de magnifiques photographies, au contenu parfois inattendu. Nous découvrons par exemple dans le chapitre « Une ruralité méconnue » des fermes, dont certaines fort anciennes, parsemant la campagne agricole, et complémentairement l’originalité de la gastronomie « populaire et princière ». Découverte aussi des « villégiatures » construites par les familles aisées entre les XVIIIe et XXe siècles. Plus connus, les jardins des châteaux mettent en mémoire de majestueux points de vue.
Le « souffle » de « l’esprit » est d’abord illustré par les grands édifices religieux, l’accent étant mis sur l’architecture gothique (bien sûr Notre-Dame de Paris et la basilique Saint-Denis, sans oublier Provins ou Étampes, entre autres), mais aussi par le « patrimoine religieux » du XXe siècle, églises, temples, synagogues, mosquées etc. Ce sont encore les lieux de pouvoir comme Le Louvre, Versailles, le château de Vincennes… De même les lieux artistiques : musées, ateliers, œuvres plus ou moins expérimentales telles que celles de Calder, Dubuffet ou Buren. Des points de vue sur certains théâtres donnent des images, au-delà des bâtiments renommés, d’« une constellation de salles » de style art déco, et c’est une jolie surprise. La section consacrée à « l’esprit » se termine, et c’est justice, par les lieux d’études : lycées, universités, centres de recherche, avec des photos d’une grande originalité (voyez celles de l’École nationale supérieure des télécommunications ou du lycée Camille Sée).
Preuve que l’Île-de-France est bien une terre d’innovations, le chapitre « Au cœur de la modernité » est consacré aux « cathédrales de l’industrie », manufactures et usines mises en valeur par l’archéologie industrielle ; puis à l’architecture des banlieues, des pavillons aux grands ensembles, avec ses réussites et ses échecs. Les transports terrestres et aériens et, pour finir, les équipements sportifs concluent ce tour d’horizon sinon exhaustif, du moins remarquablement représentatif de la diversité d’un patrimoine inépuisable. Si les textes décrivent et explicitent clairement chaque facette de ce patrimoine, les photographies pleine page pour la plupart relèvent de l’art, aussi bien du point de vue thématique que du point de vue esthétique. Complété par la localisation précise des sites photographiés et par la « liste des publications du service de l’inventaire d’Île-de-France », cet ouvrage permet à chacun de trouver des souvenirs, des pistes de visites et des coups de cœur… et une belle idée de cadeau.
Jean-Pierre Longre
17 rue René Leynaud
69 001 LYON
Tél : +33 (0) 4 72 00 94 20
Fondée en 2000, Lieux Dits est une maison d’édition spécialisée dans le Beau livre illustré dont le catalogue s’articule autour de trois thèmes principaux, le patrimoine, la photographie et récemment une collection sur le monde du travail plus particulièrement destinée à l’orientation professionnelle.
Issue du monde de la photographie, Lieux Dits attache une attention particulière à la reproduction de l’image imprimée dans des ouvrages de belle facture.
Le catalogue de Lieux Dits possède plus de 700 titres auxquels viennent s’ajouter une vingtaine de nouveautés par an.
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07/12/2020
« Une effacée magnifique »
Gaëlle Josse, Une femme en contre-jour, Les Éditions Noir sur Blanc, 2019, J’ai Lu, 2020
Vivian Maier était une photographe exceptionnelle, et personne ne le sut jusqu’à sa mort en 2009… Pourtant, la photo était « au cœur de sa vie », c’était « son œil, sa respiration, son toucher, sa façon d’être. ». Et elle n’a « jamais cherché la moindre reconnaissance, alors qu’elle aurait pu publier ses clichés, les exposer, faire montre de son œuvre. Pourquoi ? Toutes les hypothèses sont possibles, mais cette discrétion est sans doute liée à une condition sociale modeste doublée d’une fierté l’incitant à fuir les éventuelles déceptions : « S’épargner le refus, le rejet. »
C’est en tout cas ce que suggère Gaëlle Josse, dans son récit sensible, émouvant, fouillé qui, à partir de la découverte d’une œuvre aussi abondante que passionnante, compose la rétrospective d’une vie à la fois humble et mouvementée. Née en 1926 aux États-Unis d’une mère originaire du Champsaur, dans les Hautes-Alpes françaises, et d’un père dont la famille venait de l’empire austro-hongrois, Vivian subira les mésententes, les querelles, les mensonges, la dégradation sociale de ses parents. Réfugiée un temps dans le berceau familial français, elle reviendra à New-York, repartira, voyagera, vivra à Chicago, partageant son temps entre son métier de nounou pour des enfants de familles aisées (il faut bien vivre) et sa passion secrète pour la photographie. « Sa vie avance entre ces deux pôles, le plus souvent emmêlés, son métier de gouvernante de jeunes enfants, à domicile, et ses déambulations photographiques. » Sociable, « curieuse de tout », sûre d’elle et de ses opinions, elle reste partout et toujours solitaire, ne cherche pas à plaire – et ses nombreux autoportraits, souvent complexes et savamment élaborés, ne sont pas des entreprises de séduction, mais relèvent plutôt de la recherche visuelle. Photographe de rue, elle fixe sur la pellicule des inconnus pris sur le vif, ceux qu’en général personne ne remarque, « les exclus, les marginaux, les abandonnés, les abîmés, les fracassés… »
Le livre de Gaëlle Josse peut être qualifié de roman, dans la mesure où la vie connue de Vivian Maier est constituée de quelques points de repères et surtout de vides, de silences que seules les déductions et l’imagination peuvent remplir. L’existence en pointillés de cette artiste qui a vécu en domestique est présentée un peu comme une exposition d’instantanés successifs dont la synthèse est laissée à l’appréhension des lecteurs-visiteurs. Dans un ultime chapitre, Gaëlle Josse établit avec justesse un parallèle entre le travail photographique de Vivian Maier et ce que cherche à élaborer le travail littéraire (ou pictural, ou musical). Dans tous les cas, ce qui est en jeu, c’est la création artistique.
Jean-Pierre Longre
16:35 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : biographie, roman, francophone, gaëlle josse, les Éditions noir sur blanc, j’ai lu, jean-pierre longre | Facebook | |
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06/12/2020
Affairistes et jeunesse perdue
Arnaldur Indridason, Les roses de la nuit, traduit de l’islandais par Éric Boury, éditions Métailié, 2019, Points, 2020
Le cadavre dénudé d’une jeune fille, Birta, est découvert en plein cimetière, sur la tombe du père de l’indépendance islandaise. L’enquête menée par Erlendur et son acolyte Sigurdur Oli va les mener dans le sombre présent d’une jeunesse tourmentée, un milieu où la drogue et la prostitution semblent être les seuls horizons de quelques filles et garçons. Erlendur, d’ailleurs, connaît bien ce monde désespérant et désespéré, fréquenté par sa fille et son fils, qui lui reprochent de les avoir abandonnés. C’est dire que le commissaire (« divorcé, la cinquantaine ») est personnellement impliqué dans cette enquête. La victime étant originaire des fjords de l’Ouest islandais, les deux policiers vont aussi mener leurs investigations dans cette région sinistrée, appauvrie par les manœuvres de spéculateurs sans scrupules, et dont les habitants émigrent vers la capitale, Reykjavik. La jonction va être faite entre les deux pôles, la jeunesse perdue et deux hommes corrompus, un proxénète trafiquant de drogue et un promoteur véreux, qui exploitent ouvertement la fragilité humaine.
Publié initialement en 1998 mais paru tout récemment en français, ce roman est l’un des premiers à mettre en scène le commissaire Erlendur Sveinsson et ses méthodes originales, et à dévoiler une fiction qui n’est pas seulement policière. Roman d’atmosphère, roman noir (même si, ici, tout se passe sous le soleil d’été qui envahit la nuit), roman psychologique (les personnages – enquêteurs, victimes ou coupables, sont vus sous différentes facettes, voire dans toutes leurs contradictions), roman socio-politique (Erlendur ne cache pas son indignation face aux magouilles et au cynisme des entrepreneurs enrichis qui détiennent le véritable pouvoir)… L’enquête policière, pour palpitante qu’elle soit, est aussi l’occasion pour l’auteur de bâtir un récit complet et complexe, à l’image des réflexions du protagoniste tentant de récapituler les tenants et les aboutissants de son enquête : « Erlendur n’avait pas fermé l’œil de la nuit, gêné par le jour éternel de l’été. Il avait tenté d’établir des liens entre le meurtre de Birta, Herbert, Jon Sigurdsson, Kalmann et ses activités d’entrepreneur, les fjords de l’Ouest, Janus, la boîte métallique, la drogue, le passé et le présent. Il avait peu à peu échafaudé une hypothèse peut-être trop étrange pour correspondre à la réalité, mais c’est la seule qui lui était venue à l’esprit. » Avec Les roses de la nuit, qui se lit avec un plaisir dans lequel l’anxiété tient une belle place, Arnaldur Indridason avait trouvé le style qui lui a valu son succès actuel.
Jean-Pierre Longre
20:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, islande, arnaldur indridason, Éric boury, éditions métailié, points, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/12/2020
Lucides prémonitions
Lucides prémonitions
Ferhan Şensoy, 2019, Comédie de fiction sans science, traduit du turc par Noémi Cingöz, éditions L’espace d’un instant, 2020
En 2009, c’était une « fiction », comme l’annonçait le sous-titre. Dix ans après, c’est devenu une réalité. « Malheureusement, tout ce que j’ai prédit s’est réalisé », a confié l’auteur au préfacier Cedef Ecer. « Ce ne sont pas des prophéties, tout ça, c’est juste l’intuition d’un auteur. Malheureusement, le texte est aujourd’hui plus parlant que quand on l’a joué, il y a de cela onze ans », poursuit-il. L’anticipation est devenue actualité ; la construction et la tonalité choisies traitent cette anticipation/actualité d’une manière burlesque, ce qui la rend bien plus percutante que tous les articles, manifestes ou essais possibles.
Les dix-huit scènes font intervenir un grand nombre de personnages variés vivant sous le joug de l’islamisme tout-puissant (avec notamment deux personnages dont les prénoms, Mustapha et Kemal, rappellent Mustapha Kemal Atatürk, qui avait fondé dans les années 1920 une Turquie moderne et laïque). Tous sont confrontés à des obligations aussi contraignantes qu’absurdes (« Le vin est un péché », « Se voiler un devoir », « La Turquie est plongée dans ses cinq prières quotidiennes »), et même les publicités télévisées sont consacrées au « tcharchaf » ou aux chapelets… Lorsque la machine administrative est bloquée, « c’est la volonté d’Allah ! », et pour qu’une fillette puisse s’inscrire à l’école, il lui faut un « diplôme d’études coraniques ». Une scène particulièrement désopilante, jusqu’à l’absurde, montre un tournage de série télévisée rendu impossible par les règles religieuses (un homme et une femme ne peuvent pas se toucher les mains, il faut sans cesse s’interrompre pour la prière etc.)…
Le tout à l’avenant, jusqu’au « 29 octobre 2020 », où la situation est inversée (« Fête de la République, paix au Moyen-Orient », guerre civile aux États-Unis…), et où le point final de cette tragi-comédie chante une religion renouvelée : « La religion, un beau poème / Qui n’admet pas les puritains / La religion, un beau poème / Qui n’admet pas les gens malsains ».
Jean-Pierre Longre
Autres parutions aux éditions L’espace d’un instant :
Jeton Neziraj, Peer Gynt du Kosovo et L'Effondrement de la tour Eiffel, traduit de l'albanais (Kosovo) par Arben Bajraktaraj et Valérie Decobert.
« Avec Peer Gynt du Kosovo, voici donc la farce poétique de Henrik Ibsen transposée dans notre Europe du XXIe siècle. Peer Gynt rêve d’un ailleurs de tous les possibles, où il pourra vivre une existence dorée. Il fait donc ses valises, quitte sa mère et son Kosovo natal. Ses aventures le confrontent à des réalités moins heureuses que prévu, sans épuiser sa lumineuse recherche de bonheur et de liberté.
L’Effondrement de la tour Eiffel croise deux histoires sur fond d’extrémisme religieux. L’une à Paris de nos jours, où un amoureux éperdu s’est mis en tête d’enlever tous les niqabs des femmes qu’il rencontre afin de retrouver sa bien-aimée ; l’autre, dans les Balkans sous occupation ottomane, où le soldat Osman est chargé de couvrir les têtes féminines. »
Nâzım Hikmet, Ceci est un rêve, Ferhad et Şirin, Ivan Ivanovitch a-t-il existé ?, traduit du turc et du russe par Noémi Cingöz et Nicole Maupaix. Préface Richard Soudée, illustration Abidine Dino
Ceci est un rêve est une surprenante opérette, dans laquelle l’auteur orchestre avec humour et fantaisie un vaudeville oriental, riche en impostures et quiproquos, intrigues amoureuses et situations burlesques. Les passagers d’une croisière, sous l’effet de quelques cigarettes très spéciales, sombrent dans un rêve tout aussi particulier...
Ferhad et Şirin, écrit en prison, est une histoire d’amour inspirée d’une légende populaire. On y retrouve l’intérêt de l’auteur pour les contes et les thèmes épiques. Ferhad, peintre décorateur, doit, pour retrouver sa bien-aimée, la princesse Şirin, percer une montagne pour amener l’eau jusqu’à la ville, où le peuple meurt de soif.
Ivan Ivanovitch a-t-il existé ? était jusqu’à présent la seule pièce de Nâzım Hikmet à avoir été publiée en français. L’auteur explore le réalisme socialiste, mais toujours avec le même regard critique, contre le culte de la personnalité et le régime stalinien
Nâzım Hikmet, poète et auteur dramatique turc, est né à Salonique en 1902 et mort à Moscou en 1963. Communiste convaincu, amoureux de son pays, il passera sa vie entre l’Union soviétique, en compagnie de Maïakovski et de Meyerhold, et la Turquie, où il est persécuté et emprisonné. En France, son théâtre est encore inédit, mais Mehmet Ulusoy a porté sur les planches un grand nombre de ses poèmes, notamment Paysages humains au Théâtre de l’Odéon à Paris en 1986.
17:56 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, turquie, albanie, ferhan Şensoy, noémi cingöz, jeton neziraj, arben bajraktaraj, valérie decobert, éditions l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | |
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01/12/2020
Un Goncourt oulipien
Le Prix Goncourt 2020 vient d’être attribué à Hervé Le Tellier pour son roman L’Anomalie (Gallimard).
Président de l’OuLiPo depuis 2019 (après Paul Fournel), Hervé Le Tellier est l’auteur de nombreux autres livres. Son roman L’anomalie ayant déjà été, à juste titre, abondamment commenté, on trouvera ci-dessous quelques notes sur certains de ses ouvrages antérieurs.
http://jplongre.hautetfort.com/tag/herv%C3%A9+le+tellier&...
22:48 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, hervé le tellier, gallimard | Facebook | |
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Une vie en mille morceaux
Lire, relire... Hervé Le Tellier, Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, Le Castor Astral, « Millésimes », 2005 (première édition : 1997)
Placé sous la double autorité du fameux Je me souviens de Perec et du (pas assez fameux) Mes inscriptions de Scutenaire, frappé par son titre du sceau d’une (vraie ?) modestie peu justifiée (l’auteur a sans doute raison de se dire « ce n’est sûrement pas avec un bouquin comme ça que je vais décrocher le Goncourt », mais ses pensées auraient-elles leur place « sur du papier hygiénique », sous prétexte « qu’on ne peut jamais dire exactement ce qu’on pense » ?), ce livre réussit à proposer mille réponses à une seule question : « A quoi tu penses ? » (à deux variations minimales près, au début et à la fin). Il obéit ainsi à une première contrainte, celle de la question unique ; à la réflexion, il y en a d’autres : la brièveté des réponses (une, deux, trois lignes, rarement plus) ; la dispersion thématique (même si quelques-unes ont l’air de bien s’entendre entre elles, comme celles qui mettent en abyme le motif central de la pensée, à distinguer d’ailleurs de la songerie, car « c’est dans les mauvais livres que l’on écrit "A quoi tu songes ?" ») ; l’autobiographie, faisant la part belle au « je », un « je » miroir dans lequel le lecteur peut se contempler sans vergogne, comme c’est le cas pour toute véritable autobiographie littéraire.
Se dessine, en filigrane ou en clair, l’histoire d’une vie en deux dimensions, extérieure et intérieure, avec les amours, les amitiés, les inimitiés, la tendresse paternelle, l’angoisse du temps qui file vers la mort, les questions que se pose un écrivain sur son écriture, mais aussi sur l’art, la religion, la politique, la philosophie… Livre on ne peut plus humain, donc, où les sentiments ont leur place, sans exclure l’humour et le jeu verbal. Hervé Le Tellier, éminent membre de l’Oulipo, n’hésite pas à invoquer implicitement ou explicitement les mânes de Queneau ou de Perec, et à leur suite à creuser profond dans l’âme humaine en se maintenant dans un cadre strict.
Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable fait partie de ces livres que le critique voudrait laisser parler. Alors, sans dévoiler ses charmes secrets, laissons-en deviner quelques contours en citant un cent vingt-cinquième (à peine) de l’ensemble :
« Je pense que lorsque je suis modeste au cours d’une conversation, j’ai peur que l’on ne s’en rende pas compte ».
« Je pense que je suis triste et je ne sais pas pourquoi ».
« Je pense que pour arriver à concilier l’amour et l’humour, il faut un peu d’amour et beaucoup d’humour ».
« Je pense que ce n’est pas en lisant qu’on devient liseron ».
« Je pense qu’à trente ans, j’ai vraiment compris la mort, mais que je ne l’ai toujours pas admise ».
« Je pense qu’il y a quelque chose d’inexplicable dans le fascisme, tout comme dans la connerie d’ailleurs ».
« Je pense que le malheur est la preuve négative du bonheur ».
« Je pense que j’aimerais bien partir en week-end avec Mme Bovary ».
Les quatre premiers titres de la nouvelle collection « Millésimes » du Castor Astral sont des rééditions d’Emmanuel Bove, de René Guy Cadou, de Francis Dannemark et d’Hervé Le Tellier. Excellentes remises en mémoire, parmi lesquelles le choix des mille pensées d’un « amnésique » s’imposait.
Jean-Pierre Longre
22:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, francophone, hervé le tellier, oulipo, le castor astral, jean-pierre longre | Facebook | |
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Le droit de s’emparer de tout
Lire, relire... Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo, Le Castor Astral, 2006.
« Existe-t-il une approche oulipienne de l’esthétique ? Une esthétique oulipienne ? Quitte à décevoir, affirmons-le : sous cette formulation brutale, certainement pas. Le groupe est lié par un refus commun, celui du hasard, et non par une quelconque théorie du beau ». Qu’est-ce à dire ? Hervé Le Tellier cultiverait-il le paradoxe gratuit ? La provocation ? Pas vraiment. Il n’y a pas de « beau » oulipien, mais il y a une « création » et une « réception » oulipiennes, qui peuvent être étudiées, et c’est à cette étude que se consacre l’un des piliers actuels de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, dans une perspective à la fois vulgarisatrice, scientifique, et tout de même un peu ludique, forcément.
Cinq chapitres qui se succèdent dans un ordre logique (« Fondation et influences », « Univers (et niveaux) « naturels » de complicité », « Immédiatetés culturelles », « Lecteur, encore un effort », « La forme, la contrainte et le monde » (ou « Desseins et dessins », on ne sait pas bien)) convergent vers l’idée d’un oulipisme humaniste : le groupe que fondèrent légitimement Raymond Queneau et François Le Lionnais (avec quelques autres) et qui fonde sa légitimité sur les contraintes formelles serait l’un des ultimes lieux où l’homme trouverait une place, « parce que la potentialité de la littérature est une forme de revanche dérisoire sur celle de l’existence » ; lieu de complicité, « choix de création, ironique et désenchanté ».
Oui. Et comme « l’Oulipo revendique, avec d’autres, le droit des poètes à s’emparer de tout », Le Tellier poète laisse parler Le Tellier poéticien, analyste et théoricien. S’il recense les principaux procédés contraignants de la création oulipienne – des poèmes à forme fixe à l’homophonie (« l’homme aux faux nids ») en passant par le pastiche, la parodie, le contrepet, l’acrostiche, le palindrome, le lipogramme, le « S+7 » et quelques autres manipulations –, il les place dans le contexte général de la création. Et s’il étudie les rapports de l’Oulipo avec le surréalisme, avec les mathématiques, avec l’art, il rappelle que tout cela se situe dans un vaste cadre : celui de la littérature.
Alors, il ne paraît pas inutile qu’il participe aux tentatives de définition et d’évaluation de la littérature ; qu’il rappelle le rôle des mots et de la langue dans la poésie (« il y a chez tout poète cette utopie cratylienne de la langue »), ainsi que la richesse de la multiplicité linguistique (jeux lexicaux et orthographiques à l’appui) ; qu’il développe le concept d’intertextualité afin de montrer comment les textes oulipiens s’inscrivent dans la « généalogie de la littérature »… Et il ne paraît pas hors de propos d’affirmer que cette Esthétique de la littérature, destinée à la fois à faire le point sur 45 ans de vie commune, à replacer cette vie dans le champ littéraire général et à ouvrir des horizons nouveaux, est un ouvrage nécessaire.
Jean-Pierre Longre
21:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, hervé le tellier, oulipo, le castor astral, jean-pierre longre | Facebook | |
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L’amour à l’écossaise (économie de moyens)
Hervé Le Tellier, Je m'attache très facilement, Mille et une nuits, 2007
« Notre héros » (puisque c’est sous ce nom que notre auteur dissimule son personnage) est amoureux de « notre héroïne », cela semble clair. Ce qui est aussi clair, c’est que celle-ci a pris ses distances avec celui-là, distances géographiques, physiques, sentimentales.
L’histoire est simple : un homme, menacé par la cinquantaine et la calvitie, débarque en Ecosse pour y retrouver pendant quelques jours une jeune femme qui fut sa maîtresse à Paris. Elle habite chez sa mère, attendant l’arrivée de son « régulier » (« presque un mari ») – alors que notre héros est pour ainsi dire son « irrégulier », celui qui vient la visiter en catimini. Evidemment, comme il devait le prévoir, comme il le prévoyait sans vraiment vouloir se l’avouer, c’est la solitude qui l’attend, une solitude à peine ponctuée de quelques rendez-vous avec la jeune femme, de quelques verres de bière, de quelques errances dans une Ecosse peu conforme aux clichés, de quelques bouffées de désir insatisfait. Déçu, notre héros ? Oui, mais à peine ; il faut bien qu’il reparte, après que notre héroïne l’a gratifié de gestes tendres avidement réclamés, chichement concédés (elle est écossaise, rappelons-le) et teintés de remords, ou de regrets.
La situation est pathétique, certes, mais narrée avec le recul humoristique d’un auteur qui sait ce qu’écrire veut dire – et aimer aussi, certainement. Les silhouettes des personnages passent sur le fond lumineux d’une Ecosse d’aujourd’hui, entre deux avions, entre deux autoroutes, entre les moutons paisibles, quand même toujours là. L’ironique dissection des sentiments et des situations paraît vouloir éviter le pathos, et tout compte fait le met en relief aux moments cruciaux. Avec une sensible économie de moyens, l’écriture d’Hervé Le Tellier nous rappelle comment les hommes se laissent transporter par l’amour : lucidement et follement.
Jean-Pierre Longre
21:45 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, francophone, oulipo, hervé le tellier, mille et une nuits, jean-pierre longre | Facebook | |
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Pâtes italiennes
Lire, relire... Hervé Le Tellier, Le voleur de nostalgie, Le Castor Astral, 2005
Roman épistolaire, roman culinaire, roman oulipien, roman à tiroirs, roman d’investigation… Maintes caractéristiques génériques pourraient qualifier le dernier livre d’Hervé Le Tellier, qui se situe ici dans la droite (mais complexe) lignée des initiateurs de l’OuLiPo. Il y aurait à ajouter, aux limites du romanesque : la fiction autobiographique, l’érudition historique et artistique, la poésie italienne (et anglaise ou irlandaise), les jeux de l’amour (où le hasard, finalement, n’aura pas voix au chapitre), les malices intertextuelles, de Dante à Calvino et Roubaud.
On aurait pu commencer par résumer, en disant par exemple : un chroniqueur gastronomique publie régulièrement dans un hebdomadaire français des recettes de pâtes italiennes sur fond d’anecdotes pittoresques, en usant du beau pseudonyme de Giovanni d’Arezzo ; un (vrai ?) Giovanni d’Arezzo, ayant découvert l’un de ces articles, lui écrit sans dévoiler son adresse, ce qui pousse le (faux) Giovanni à envoyer une réponse en trois exemplaires aux adresses de trois Giovanni d’Arezzo florentins trouvées grâce aux renseignements internationaux ; commence alors une abondante correspondance entre le narrateur et ses trois « homonymes », dont un retraité de l’enseignement et un jeune prisonnier.
Voilà le début, et on ne poursuivra pas le résumé ; car à partir de là, l’entrecroisement épistolaire, ponctué d’extraits du « Carnet de l’auteur » et de narrations culinaires, mène le lecteur, comme le narrateur, dans un labyrinthe de faux-semblants (vraisemblables au demeurant), de chemins de traverse, de jeux de piste, d’embûches intellectuelles et sentimentales. Qui dit vrai, qui ment ? Qui est le voleur, qui le volé ? Les « Caro Giovanni », « Cher Monsieur d’Arezzo », « Cher Giovanni », « Giovanni mio », « Carissimo Giovanni », les congratulations et remerciements mutuels sont des formules qui occultent à peine une guerre à pointes de moins en moins mouchetées où l’on n’hésite pas à se dérober des histoires personnelles, des souvenirs, des amours anciennes, des confidences, la « nostalgie » qu’évoque le titre.
Tout cela est un jeu ? En quelque sorte : jeu de l’arroseur arrosé, du piégeur piégé, du bourreau victime… Mais jeu qui, comme dans tout bon roman forgé à l’aune d’une construction rigoureusement préméditée (on ne peut manquer de penser, du côté épistolaire, aux Liaisons dangereuses, et du côté oulipien, à La vie mode d’emploi), engage une ou des existences à part entière ; celles des personnages, et celle du lecteur qui se laisse lui-même prendre au piège et ne peut s’empêcher de deviner que, sous ce qu’il a cursivement saisi, bien d’autres choses se tapissent dans les profondeurs dantesques de l’humaine comédie.
Jean-Pierre Longre
21:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, hervé le tellier, oulipo, le castor astral, jean-pierre longre | Facebook | |
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28/11/2020
Les mots et le silence
Gérard Blua, Traces, Ultime cheminement poétique, éditions Campanile, 2018
Même si, comme l’a écrit Jean-Max Tixier, Gérard Blua « est un homme dans le siècle, en prise sur la société », son « cheminement poétique » est long et riche : Traces est son seizième recueil ; le sous-titre laisse-t-il entendre que c’est le dernier ? En tout cas les traces en question sont celles qui, jalonnant son parcours, demeurent en lui et sous sa plume. Chaque poème est dédié à un écrivain, un poète, un artiste, un ami qui lui ont permis de composer sa « mosaïque ».
Car c’est bien ce qui nous est donné là, une « mosaïque » aux motifs divers, ou un « Labyrinthe des signes / Qui n’a d’autre secret / Que l’éclat du poème. » Entre révolte « d’une mémoire torturée » et humour inspiré de Prévert, le regard s’étend au loin ou se fixe tout près, la musique et le rythme des vers, des phrases, des mots s’épanouissent en cris d’angoisse (« Ouvrez ! / La porte retentit / Quelque chose / Est derrière. / Ouvrez ! Avant que la main libre / Dessus / Ne soit clouée. ») ou en questionnements nostalgiques (« Qui saura / Ce que sera le monde ? / Nous ne le sûmes point. / Ce qu’y vivre / Sera notre mission première ? / Nous ne le sûmes point. / Si nos rêves étaient / Ecailles bien réelles ? / Nous ne le sûmes point. »
« Saisir l’existence », telle semble être la mission que se fixe l’itinéraire de ce recueil. « Car toujours nous aimons la vie », écrit Gérard Blua, et cela par le truchement des mots, « oiseaux bien bizarres […] qui ne chantent jamais / Les merveilleuses mélodies / Que je leur entends. ». Mais au-delà « des mensonges du verbe », « Ce ne sont pas les mots / Qui enfantent la Parole / Et élèvent la pensée / Mais toujours leur silence. » Un silence dense, chargé, nourri de visions, d’harmonies, d’émotions, voilà l’aboutissement de ce voyage dans le temps et l’espace conjugués et assemblés.
Jean-Pierre Longre
www.facebook.com/CampanileEditions
https://www.livre-provencealpescotedazur.fr/annuaire/gera...
Le recueil, traduit en roumain par Valeriu Stancu éditions Cronedit (Iaşi) sous le titreUrme, Ultimă călătorie poetică. Voir http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com .
16:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, gérard blua, éditions campanile, jean-pierre longre | Facebook | |
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24/11/2020
Une mine de bribes
Le cabinet Lambda, 5014 citations à siroter, croquer, injecter ou infuser, compilées par Paul Lambda, Cactus Inébranlable éditions, 2020
« Ça fait très longtemps que je ne lis pas de livre : je lis dans les livres. ». Cette citation d’Éloïse Lièvre résume l’attitude que nous avons face au Cabinet Lambda : on ne va pas s’amuser (s’astreindre ?) à lire le livre in extenso, de la page 7 à la page 700. Non. Pour explorer cette mine, pour en goûter les délices, nous pouvons en user de plusieurs manières, l’aborder sous différentes faces. Feuilleter l'ouvrage, et ainsi se fier au hasard des rencontres séduisantes; chercher un mot qui nous intéresse (ils sont déclinés dans l’ordre alphabétique), le trouver (il y a de grandes chances) et en épuiser le contenu ; utiliser l’ « index des auteurs et autres sources » afin de chercher un écrivain (ou autre) et se reporter aux numéros des citations qui le concernent (à considérer cet index, on devine les préférences de Paul Lambda).
Avec modestie, celui qui dit avoir « compilé » ces citations (« tirées de livres, de films et de deux trois passants, de beaucoup de morts et de quelques vivants ») écrit en avant-propos : « C’est mon meilleur livre car il n’est pas de moi. » Certes. Il y a tout de même un énorme travail, visant à « attiser la curiosité », à stimuler l’intellect, la mémoire, la lecture. Car le souvenir de telle œuvre lue jadis ou naguère n’empêche pas la relecture, et la méconnaissance de telle autre pousse à s’y plonger. Sans oublier le plaisir esthétique qu’il y a à superposer des phrases ou de brefs paragraphes, à les faire résonner ensemble, à les remâcher même.
L’inconvénient, avec ce genre d’ouvrage, c’est que le chroniqueur ne peut pas le résumer. S’il veut encourager le futur lecteur (et il le veut), il en est réduit à en citer quelques bribes. Alors, puisque « la législation sur le droit d’auteur » le tolère, en voici quelques-unes, qui pourraient faire naître quelques échos dans notre monde intérieur et extérieur. « Au réveil : malade ; oreilles bouchées, nez qui coule, mal de tête. Mort prochaine ? » (Francis Frog) ; « Je lave chaque matin je ne sais combien de paires de mains qui, toutes, m’appartiennent. » (Vincent La Soudière) ; « À vous votre religion, et à moi ma religion. » (Le Coran) ; « Le terrorisme n’est pas l’expression d’une rage. Le terrorisme, c’est une arme politique. Retirez à un gouvernement sa façade d’infaillibilité et vous retirez la confiance que le peuple peut lui porter. » (Dan Brown) ; « À force de silence, ils ont fini par s’entendre. » (Katherine Mansfield et son mari) ; « Quelle merveilleuse invention que l’homme ! Il peut souffler dans ses mains pour les réchauffer et souffler sur sa soupe pour la refroidir. » (Georges Perec). Pour finir, du côté des auteurs : « Je voudrais arriver un jour à tout faire comprendre en une simple ligne. » (Hugo Pratt) ; et des éditeurs : « Un écrivain est innocent, un éditeur coupable. […] Ne regardez pas seulement ce que je publie, regardez ce que je ne publie pas. ».
Jean-Pierre Longre
16:59 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations, compilation, francophone, paul lambda, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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18/11/2020
Réparer les plaies
Lire, relire...Auđur Ava Ólafsdóttir, Ör, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017, Zulma Poche, 2020
« Je fais tout ce que les trois Guđrun de ma vie me demandent. Je fixe les étagères et les miroirs, je déplace les meubles là où on me dit. […] Je ne suis […] pas un homme qui démolit, plutôt du genre qui arrange et répare ce qui ne fonctionne pas. Si on me demande pourquoi je fais tout ça, je réponds que c’est une femme qui me l’a demandé. ». Jónas Ebeneser, héros et narrateur du nouveau roman d’Auđur Ava Ólafsdóttir, est un habile bricoleur, on l’aura compris. Et bien qu’il n’ait plus de vie sexuelle depuis plusieurs années, il privilégie ses rapports avec les femmes, à commencer par ses « trois Guđrun » : son ex-femme, sa mère (ancienne professeur de mathématiques qui n’a plus toute sa tête mais sait encore calculer) et sa fille (Guđrun Nymphéa), « spécialiste en biologie marine ». À part cela, il se sent bien seul.
L’histoire que Jónas raconte de lui-même devrait être celle de la fin de sa vie. L’idée du suicide le taraude, et il décide de partir, armé de sa perceuse et de sa caisse à outils, pour un pays en ruines – une contrée anonyme qui synthétise tous les pays détruits par la guerre. Dans la ville où il atterrit, seuls demeurent presque intacts de rares bâtiments, dont l’Hôtel Silence où il s’installe. Il s’y prend d’amitié pour May et Fifi, le frère et la sœur qui gèrent tant bien que mal cet établissement aux rares clients, ainsi que pour le petit garçon de May, Adam, fortement marqué par la guerre, et se met à s’occuper de la plomberie, de l’électricité, bref de toutes les défectuosités qu’un long abandon a entraînées. Et sa renommée de bricoleur va s’étendre…
Reprenant goût aux choses, aux plaisirs du cœur et du corps, il ne peut évidemment pas réparer les blessures profondes, les tragédies personnelles et familiales, les cicatrices de la vie, mais il voudrait s’y employer. « Ör » signifie « cicatrices », écrit l’auteur, et Jónas « en a sept ». Le titre de l’un des chapitres (les titres son ici, parfois, tout un programme narratif, voire un poème dense et bref) dit ceci : « Les plaies se referment plus ou moins vite et les cicatrices se forment par couches, certaines plus profondes que d’autres ».
Roman poétique et vrai, dramatique et souriant, jonché de signes à déchiffrer, Ör ménage des surprises, en toute simplicité apparente. Une simplicité qui recèle une profonde humanité, comme le reconnaît à demi-mot Jónas : « Je ne peux pas dire à cette jeune femme, qui ne possède rien d’autre que la vie, que je suis perdu ? Ou que la vie a pris un tour différent auquel je ne m’attendais pas ? Mais si je disais : Je suis comme tout le monde, j’aime, je pleure et je souffre, il est probable qu’elle me comprendrait et qu’elle réponde : Je vois ce que vous voulez dire. ».
Jean-Pierre Longre
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« Toute vie a sa part de mystère »
Lire, relire...Dominique Bona, Mes vies secrètes, Gallimard, 2019, Folio, 2020
Dominique Bona est connue pour avoir raconté d’autres vies que la sienne. Outre ses romans, elle a écrit les biographies de Romain Gary, Stefan Zweig, Berthe Morisot, Camille Claudel, Clara Malraux, Paul Valéry, Colette, Gala Dalí, André Maurois, des sœurs Heredia, des sœurs Rouart… Personnes déjà plus ou moins notoires et bien réelles, qui sont ainsi devenues des personnages, non de fiction, non de roman, mais de récits en quête de vérité humaine. Cette quête, elle passe par la construction des « vies secrètes » dont on ne sait si elles sont celles des protagonistes, celles de l’auteure, ou les deux à la fois.
Le livre, qui a les caractéristiques de l’autobiographie sans en être vraiment une, est peuplé d’une myriade de personnages tournant autour des grandes figures qui ont occupé les recherches, le travail, l’existence de la biographe : Pierre Louÿs, Manet, Mallarmé, Degas, Debussy, Paul Claudel, Rodin, Michel Mohrt, Simone Gallimard, Salvador Dalí, Michel Déon, François Nourissier, d’autres encore… À vrai dire, les fréquentations de Dominique Bona ne sont pas seulement littéraires, et elle leur reconnaît une influence profonde : « Les personnages ont tout pouvoir sur leur biographe, qui en ressent leurs ondes et en accuse les effets. Gary, avec ses masques, me désorientait et j’ai fini par le perdre. Zweig m’a entraînée dans sa descente vers l’abîme et conduite aux portes de la dépression qui l’a finalement emporté. Berthe Morisot voulait que je sois droite et claire, comme elle tenace et appliquée. Clara Malraux m’a communiqué sa joie, sa malice, et fait pleurer aussi avec elle, dans les moments de tendresse vaincue. Mais aucun ne m’a procuré comme Gala tant d’ondes dynamiques : l’énergie, la force qui va, tels sont ses dons de muse. ».
Certes, les biographies, sans expliquer ce que sont vraiment l’art ou la littérature (voir le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust), permettent d’aller au-delà des apparences, de montrer quelques-unes des faces cachées d’êtres trop connus pour échapper aux clichés. Mais il faut reconnaître que « toute vie a son mystère ». « Le biographe se donne pour mission d’aller aussi loin que possible dans la découverte du personnage, dans son intimité profonde, cachée. Mais il demeure et demeurera toujours en deçà de l’inaccessible secret de chacun. ». Si dans Mes vies secrètes Dominique Bona évoque les aspects pluriels de sa vie personnelle en même temps qu’elle rappelle les vies auxquelles elle s’est consacrée, elle ne dévoile pas ce que le titre de son livre a d’ambigu et de dense.
Jean-Pierre Longre
www.folio-lesite.fr
20:22 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, francophone, dominique bona, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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