12/03/2023
Un roman à trois voix
Mary Lawson, Des âmes consolées, traduit de l’anglais (Canada) par Valérie Bourgeois, Belfond, 2022, 10/18, 2023
Suivant une construction à la fois habile et prenante, Mary Lawson nous donne en alternance, directement ou indirectement, les points de vue des trois protagonistes de ce roman où les péripéties du présent répondent aux drames du passé, où l’on espère que les tempêtes d’autrefois laisseront la place à un bonheur apaisé.
Il y a la vieille Madame Orchard qui, se mourant peu à peu dans sa chambre d’hôpital, se remémore l’amour de Charles, son mari décédé (auquel d’ailleurs s’adresse son monologue intérieur) et, surtout, la tendresse qu’elle éprouvait, elle qui n’avait pas pu avoir d’enfants, pour le petit garçon de ses voisins, plutôt délaissé par sa mère au profit de ses quatre soeurs ; une tendresse, un attachement qui se muèrent en une véritable passion dont les conséquences furent irréversibles.
Ce petit garçon s’appelait Liam. Devenu adulte, installé à Toronto, marié, divorcé, il hérite de la maison de cette Madame Orchard, dont, pourtant, il n’a que quelques vagues souvenirs. Il quitte toutefois la grande ville et son travail de comptable et vient s’installer au moins provisoirement dans la maison située à Solace, localité perdue au milieu des lacs et des forêts du nord de l’Ontario. À cette occasion il redécouvre une lettre que sa bienfaitrice lui a envoyée il y a plusieurs années et qui se termine ainsi : « Mon vœu le plus cher est que tu te portes bien et que tu profites de la vie, Liam. Je songe souvent aux moments que nous avons passés ensemble, et ils me font sourire. Avec mon éternelle affection. Elizabeth Orchard. » Son installation dans la maison n’est d’ailleurs pas sans susciter quelques soupçons de la part du policier local et du voisinage.
Justement, dans ce voisinage, exactement en face, il y a la petite Clara, qui ne veut pas quitter sa fenêtre depuis que Rose, sa grande sœur, a disparu. C’est de là qu’elle voit cet homme qui a investi la maison de Madame Orchard, dont Clara a toute la confiance, puisqu’elle l’a chargée de s’occuper de son chat Moïse pendant qu’elle est à l’hôpital. Mais la fillette ne sait pas que sa vieille voisine vient de mourir, et que cet étrange individu n’est ni un cambrioleur ni un intrus. Alors elle s’indigne auprès de ses parents : « Le monsieur d’à côté est en train de voler toutes les affaires de Mme Orchard ! Il les a mises dans des cartons et il va les emporter ! » Petit à petit, pourtant, Liam et la fillette vont s’apprivoiser et sympathiser.
Trois voix différentes et trois voies d’accès au récit, trois personnages qui, la méfiance effacée, suscitent la sympathie et la foi en l’âme humaine. Madame Orchard aime les enfants, Clara aime Madame Orchard et, finalement, s’attache à Liam, dont l’arrivée inopinée à Solace va devenir une présence rassurante, voire utile… Il y a eu des malheurs, des drames, des séparations, la mort. Mais à travers les protagonistes qui respirent l’humanité, Des âmes consolées est un beau roman dans lequel l’harmonie et l’empathie l’emportent sur la discorde et la tragédie.
https://www.lisez.com/1018/livres/16
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11/03/2023
Violences familiales et sombre passé
Lire, relire... Arnaldur Indridason, Le mur des silences, traduit de l’islandais par Éric Boury, Métailié, 2022, Points 2023
Konrad, ancien inspecteur opiniâtre et tourmenté, va mener une double enquête qui le plongera dans un sombre passé. Certes, il n’est pas officiellement habilité à faire ces investigations, qui vont lui attirer la méfiance des éventuels témoins, et même l’hostilité de ses anciens collègues, mais il va passer outre les contrariétés, voire la légalité.
La première affaire concerne la découverte d’un squelette emmuré dans la cave d’une maison où plusieurs occupantes antérieures se sentaient mal à l’aise, avec parfois le sentiment d’étouffer – ce qui n’étonne pas Eyglo, amie de Konrad un peu médium, un peu magnétiseuse. Ce qui s’est passé entre les membres d’une famille ayant naguère habité cette maison va peu à peu se dévoiler, d’une manière de plus en plus terrible. La seconde affaire tient plus à cœur à Konrad : il s’agit du meurtre de son père, il y a bien longtemps, devant une entreprise de fumoirs à viande. L’assassin n’avait pas été retrouvé, et plus personne ne se posait de questions ; mais comme Konrad, qui avait menti lorsque, enfant, il avait été interrogé par la police, en est venu à être soupçonné, ainsi que sa mère, il décide de reprendre l’enquête, au moins pour se disculper. Il faut dire que le père, délinquant et alcoolique, particulièrement violent avec les siens, avait fait subir des sévices inavouables à sa fille, et que la police pense à une vengeance familiale.
Alors qu’il pourrait profiter un peu de sa retraite, Konrad, tenace et obstiné, va passer son temps entre ces deux meurtres lointains, interrogeant le plus de monde possible, poussant les témoins ou leurs enfants dans leurs retranchements, se fâchant avec certains d’entre eux, et même avec son propre fils, plongeant dans les turpitudes humaines, les relations malsaines et les atmosphères glauques, ce qui n’est pas fait pour le libérer de ses obsessions. Arnaldur Indridason, comme toujours, sait entretenir le suspense, faisant monter tour à tour l’angoisse et l’espoir en ménageant une savante alternance entre le passé et le présent, entre les actes et les pensées, entre la cruauté et la sensibilité humaines, et entre les deux affaires qui, étrangement parallèles, ont peut-être quelque chose à voir l’une avec l’autre. Un grand art du polar, avec un protagoniste qui, défauts et qualités mêlés, pris par ses mensonges et dévoré par sa recherche de la vérité, a tout pour rester très humain.
Jean-Pierre Longre
19:49 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, islande, arnaldur indridason, Éric boury, éditions métailié, jean-pierre longre, points | Facebook | | Imprimer |
04/03/2023
Une enfance sous Ceauşescu
Daniel Horia, Je suis né roumain, éditions Paquet, 2023
« L’époque d’or », prétendait le régime roumain. Une époque bien difficile en réalité : les restrictions, les rationnements, les files d’attente devant les magasins, les coupures d’électricité, la délation, la méfiance mutuelle, l’indifférence, la corruption… C’est sur ce fond plutôt sombre que le petit Daniel a commencé sa vie. Devenu adulte, il cherche ses plus lointains souvenirs, qui « affluent, s’entremêlent et se chevauchent comme une vague colorée aux mille sons et sentiments. »
Alors ils s’égrènent, les souvenirs de l’adulte, à hauteur de l’enfant qu’il était entre 1984 et 1986. Une vie de garçon de 3, 4, 5 ans, entre ses parents et ses grands-parents – une mère aimante et inquiète qui, on l’apprendra, a tenu malgré les épreuves à mettre son enfant au monde, des grands-parents paternels et maternels au passé et aux personnalités différentes mais tous attentifs à leur petit-fils, dont ils s’occupent avec affection et avec la proximité que l’on trouvait dans la tradition roumaine. C’est pour le petit garçon la découverte de la nature (la montagne, le parc Cişmigiu de Bucarest, le magnifique jardin de l’un des grands-pères), du bricolage (avec l’autre grand-père), de l’amitié, mais aussi de la cruauté au jardin d’enfants, de la maladie et de la douleur, du monde des grands qui n’est pas sans secrets, sans failles…
C’est d’ailleurs avec subtilité que l’auteur, qui devenu adulte a su ce qui s’est passé dans la famille et plus généralement dans la société roumaine des années 1980, laisse à l’enfant ses propres soucis d’enfant. Les souvenirs ne sont pas seulement factuels : ils sont ceux des rêves, des préoccupations, voire des soupçons d’un petit garçon. Avec le réalisme du vécu, un réalisme par moments teinté d’humour (voir par exemple la scène du restaurant où aucun des plats figurant sur la carte n’est disponible, ou l’accueil rébarbatif des employées de magasin), et avec une sensibilité teintée de discrétion, les complexités de la mémoire sont parfaitement rendues par la narration et les dialogues, ainsi que par les images colorées, lumineuses, souriantes, tendres, avec parfois de tragiques contrastes – le gris et le noir de la souffrance, les vifs éclats de la colère ou la brusquerie des catastrophes (celle de Tchernobyl, dont le nuage radioactif arrivant sur Bucarest ponctue l’album). Je suis né roumain est une belle autobiographie, qui éveillera la nostalgie ou les regrets de ceux qui ont vécu une enfance comparable, qui à d’autres apprendra un certain nombre de choses, et qui pour tous combine les plaisirs de la lecture graphique, historique, psychologique et littéraire.
Jean-Pierre Longre
Daniel Horia sera présent :
À Lyon le 9 mars : Libraire Expérience de 16:00 à 19:00.
À Montbrison le 10 mars : Librairie D'une Bulle à l'Autre de 14:30 à 18:30.
À Vienne le 11 mars : Librairie Les Bulles de Vienne à partir de 10:00
15:35 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, autobiographie, francophone, roumanie, da, iel horia, éditions paquet, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
24/02/2023
Se venger, désespérément
Michaël Mention, Les Gentils, Belfond, 2023
Franck, devenu disquaire après une période de tâtonnements mouvementés, a vécu quelques années de pur bonheur avec sa femme et leur fille. « Ta mère est entrée dans ma vie. L’amour. Ta mère et toi. L’émerveillement. Huit ans de bonheur. T’étais enjouée sans être chiante, et nous cool sans être laxistes. Notre harmonie était permanente, irradiant toute la famille. Avec mes parents, si on a commencé à se parler, c’est grâce à toi. Bref, chaque jour, c’était les vacances. Et la joie quotidienne de te voir grandir, de côtoyer ton intelligence, ton sourire. »
Tout à coup, l’événement le plus tragique qui puisse arriver à des parents, la mort soudaine de la fillette, tuée au cours du braquage minable d’une boulangerie. L’enquête policière n’aboutissant à rien, son couple défait par le drame, sa boutique bradée, Franck, « transpercé » par le deuil, part sur les traces du meurtrier, avec un portrait bien mince : « Homme blanc, la vingtaine, brun… et logo Anarchie tatoué sur l’épaule gauche ». Son départ à travers les bas-fonds parisiens, puis vers le sud de la France (Toulouse, Marseille) est le prélude d’une longue aventure en Guyane, dans la forêt amazonienne aux multiples dangers, un enfer qui contraste avec les quelques années paradisiaques soudainement révolues.
Avec en arrière-plan les circonstances politiques française de l’année 1978 (les discours de Giscard d’Estaing, le programme commun de la gauche) qui paraissent de plus en plus lointaines voire anachroniques, Franck, mû par une volonté obstinée de vengeance, arrive à se sortir de situations inextricables, de risques physiquement mortels et mentalement décourageants, laissant derrière lui les traces sanglantes de violences inouïes. Lorsqu’il n’est pas abandonné à lui-même dans une nature inhospitalière, confronté à des animaux peu rassurants, il croise toutes sortes de gens – indigènes pacifiques, ouvriers exploités par une multinationale, jeunes révolutionnaires utopistes – pour aboutir au milieu d’une communauté présentant toutes les apparences du bonheur, en réalité une secte qui a défrayé la chronique en novembre 1978…
Roman noir, roman d’aventures violentes, Les Gentils l’est, à coup sûr. C’est aussi le roman d’une quête pathétique de soi à travers le dialogue entre l’adulte et la fillette, à qui le récit s’adresse, comme si la mort était niée, ou en tout cas exorcisée, transcendée par l’écriture et la parole, et par un amour absolu.
Jean-Pierre Longre
www.lisez.com/belfond/collection-belfond-noir/58932
Michaël Mention sera présent au festival Quais du Polar, Lyon, du 31 mars eu 2 avril 2023. www.quaisdupolar.com
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, michaël mention, belfond, jean-pierre longre, policier | Facebook | | Imprimer |
09/02/2023
Glaciales tragédies
Lire, relire... Patrice Gain, De silence et de loup, Albin Michel, 2021, Le Livre de Poche, 2023
Un jour de janvier 2019, Dom Joseph, jeune novice de l’ordre des Chartreux, de son vrai nom Sacha Liakhovic, reçoit le journal de sa sœur Anna, partie à l’automne 2017 accompagner comme journaliste une expédition scientifique dans l’Arctique, au fin fond de la Sibérie, chargée d'étudier les effets du réchauffement climatique. La lecture de ce journal, entrecoupée par les pensées et occupations monastiques de son frère, nous fait découvrir à la fois le passé dramatique et la personnalité d’Anna, ainsi que les aventures non moins dramatiques des membres de l’expédition et de la jeune journaliste au tempérament bien affirmé et au courage sans faille.
On apprend assez vite que ce qui mine Anna et a provoqué son départ, c’est la perte accidentelle de sa fille Zora et la disparition de sa compagne Romane. « Sans ma Belette accrochée à mon cou, sans Zora, qu’est-ce que je suis ? » Elle pense donc pouvoir, sinon oublier, du moins reléguer ces malheurs au fond d’elle en partant loin, sans se douter que d’autres malheurs l’attendent sur les terres et les glaces du bout du monde, sans compter avec une mémoire ravivée qui va lui faire lever le secret familial pesant sur Zora.
De révélations en désillusions, de longues plages de solitude en accès de violence, Anna, avec les autres membres de l’expédition, va faire des découvertes inédites, mais va aussi connaître les cruelles rigueurs de l’hiver arctique, l’implacable rigidité des autorités russes et la brutalité des hommes, résonnant avec les violences qu’elle a connues dans le passé, même si au milieu de la détresse quelques instants d’espoir éclairent la nuit (par exemple la rencontre d’un loup silencieux et apparemment fidèle et bienveillant). « Demain le soleil ne se lèvera pas. […] Est-ce que je vais pouvoir concilier les ombres qui m’habitent avec celles qui m’envelopperont ? Zora, ma Belette, je venais chercher une nouvelle voie dans le grand désert blanc, faire l’apprentissage d’une vie sans ta main dans la mienne et je vois se profiler dans l’obscurité un immense désarroi. Sacha, mon frère, prie pour moi. Du fond de ta cellule, parle-moi, encourage-moi. Chante-moi l’usage du monde et chasse les ténèbres. »
Dans un environnement évidemment glacial à tout point de vue, Patrice Gain conte des péripéties qui dévoilent l’hostilité de la nature et des hommes, une immense noirceur sur fond d’un blanc angoissant, et le lecteur n’est jamais à l’abri d’une surprise. Ce pourrait être désespérant. C’est palpitant et émouvant.
Jean-Pierre Longre
18:13 Publié dans Littérature, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, patrice gain, albin michel, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | | Imprimer |
31/01/2023
L’architecte, les promoteurs et les politiciens
Jeton Neziraj, Les cinq saisons d’un ennemi du peuple. Traduit de l’albanais (Kosovo) par Anne-Marie Bucquet, préface de Shkëlzen Maliqi, éditions L’espace d’un instant, 2022
« Mais ces gens-là sont en train de détruire cette ville ! Ces entrepreneurs sont une poignée de bandits, une toute petite minorité, alors que ceux qui subissent les conséquences de leurs actes sont la majorité. Et la majorité est contre. » Ainsi s’indigne l’architecte, protagoniste de la pièce de Jeton Neziraj. Indignation justifiée par les manœuvres sournoises et les méthodes maffieuses des promoteurs immobiliers, ici incarnés par le personnage de Meti, propriétaire tout-puissant d’une entreprise de BTP. Mais indignation impuissante devant l’influence néfaste subie par les gouvernants et le peuple, avec l’assentiment de Pierre, administrateur des Nations unies, de Margarita, journaliste populaire de télévision, et même du secrétaire général du syndicat des ouvriers du bâtiment.
La pièce est tirée d’une histoire vraie : en 2000, Rexhep Luci, chef du service d’urbanisme de Prishtina, opposé aux constructions illégales de grands ensembles dans la capitale du Kosovo et promouvant une reconstruction harmonieuse de la ville, est assassiné. C’est le processus qui a abouti à cet assassinat que le dramaturge reconstitue ici, sous la forme de la fiction théâtrale, mettant en scène les relations de plus en plus ambiguës et conflictuelles entre l’architecte et les autres personnages, auxquels s’ajoutent un « dieu des constructions » et, selon un rapport bien différent, la fille de l’architecte, soucieuse de la vie de son père dans sa lucidité : « Tu es tout seul. Et tu ne peux pas les arrêter à toi tout seul. Papa, tu dois te protéger ! »
Les cinq saisons d’un ennemi du peuple est une pièce subtilement engagée, démontrant peu à peu les rouages pernicieux du fonctionnement politique dans le Kosovo d’après-guerre, un fonctionnement politique soumis comme dans beaucoup d’autres pays aux lois (aux non-lois) du capitalisme sauvage et sans scrupules. Ceux que l’on croyait du côté de l’architecte – la journaliste, le syndicaliste, le représentant des Nations unies, le peuple même – se révèlent peu à peu soumis à cette emprise. Tout cela se fait par étapes, par découvertes successives au fil des scènes, et c’est de cette manière que la satire est la plus prégnante, les mises en garde de l’architecte à sa fille les plus claires : « Je voulais te dire quelque chose. Fais attention à ces gens des Nations unies. Ils ont de l’argent, ils conduisent leurs grosses Jeep, ils mangent dans les meilleurs restaurants et ils pensent qu’ils peuvent tout acheter ici. » Quatre actes, quatre saisons. Et une cinquième, « intermédiaire », saisons de bourgeons nouveaux, que finalement semble espérer la jeune fille. Nous aussi.
Jean-Pierre Longre
Autre parution aux éditions L’espace d’un instant :
Goran Stefanovski, Éloge du contraire. Textes réunis et présentés par Ivan Dodovski, traduits du macédonien par Maria Béjanovska.
« Voici enfin réunis, et pour la première fois, les textes de Goran Stefanovski, essais et discours écrits à l’occasion de différentes manifestations culturelles internationales. Ses observations et ses réflexions, faites à partir d’une position d’« exil itinérant » et dans lesquelles on croise Kafka, Tintin ou Donald Duck, élaborent un hypertexte sur l’identité et engagent à une déconstruction audacieuse des clichés. L’auteur d’Hôtel Europa propose ainsi une critique des divisions internes de l’Europe, qui menacent de la transformer en un espace dystopique de méfiance et d’ignorance, particulièrement sous les assauts du capitalisme mondial. »
Il fut pourtant un temps où l’Est (du moins mon coin de l’Est) criait : “Nous sommes ici, ici !”, et où l’Occident répondait : “Nous ne pouvons pas vous voir. Vous n’êtes pas là où nous vous attendions. Déplacez-vous, que nous puissions vous voir.” »
Goran Stefanovski (1952-2018) est né en Macédoine. Auteur dramatique, universitaire, il a vécu et travaillé entre Skopje et Canterbury. Il a écrit de nombreuses pièces et scénarios, abordant notamment les frictions entre identité personnelle, histoire et politique. Un bon nombre de ses œuvres ont fait l’objet de productions internationales, représentées à travers l’Europe, du BITEF de Belgrade jusqu’au Festival d’Avignon.
Sommaire :
Histoires de l’Est sauvage
Sur notre histoire
Discours post-dînatoire
L’essence des choses
Le téléphone en panne
Les trans-artistes et les cis-artistes
L’auteur dramatique en tant qu’artisan des drames
Dispute avec Kafka
Éloge du contraire
Tintin dans les Balkans
L’étincelle qui jaillit
Supplément :
« Goran Stefanovski : “Fables du monde sauvage de l’Est.
Quand étions-nous sexy ?” », par Frosa Pejoska-Bouchereau
15:46 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, kosovo, macédoine, jeton neziraj, anne-marie bucquet, shkëlzen maliqi, goran stefanovski, ivan dodovski, maria béjanovska, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
24/01/2023
Le chauffeur, sa fille et le ministre
Lire, relire... Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Les éditions de minuit, 2021, Minuit Double, 2023
On reconnaît les bons romans, en particulier, à l’adéquation repérable entre la forme et le fond, le style et l’histoire racontée, l’écriture et la parole des personnages. C’est le cas avec le dernier roman de Tanguy Viel, qui calque sa syntaxe tourmentée sur les tourments de sa protagoniste, venue se plaindre aux policiers des abus sexuels qu’elle a subis, « laissant dévider sur ses lèvres la longue pelote de récit qu’il fallait extirper d’on ne sait quelle jungle organique qui lui servait de corps – le contraire exactement de cette endurance dont elle avait fait montre toutes ces longues semaines à retenir les phrases à l’intérieur d’elle, les maintenant si longtemps à cet état larvaire et inarticulé qu’elle leur avait interdit tout accès à la lumière du langage. »
L’histoire est dramatique, mais certainement pas unique. Laura, la fille d’un champion de boxe par ailleurs chauffeur d’un édile local en passe de devenir ministre, demande à celui-ci, sur les conseils de son père, de l’aider à trouver un logement. Promesse du maire, qui la confie à l’un de ses amis (et complice en affaires douteuses) tenancier d’un casino, et celui-ci fournit à Laura travail et logement sur place – où le maire va venir quotidiennement se faire payer, on devine comment, le service rendu. Les policiers se demandent si la plainte de la jeune femme est recevable, puisqu’il y a apparence de consentement (souvenons-nous que ce terme a fait récemment l’objet d’un livre témoignage retentissant). Consentement, vraiment ? Plutôt emprise, chantage sexuel, version moderne du droit de cuissage… Et au policier disant avec un semblant d’indulgence « Oui, bien sûr, je comprends », « Non, je ne pense pas, elle lui a dit, que vous compreniez vraiment, non, je ne le pense pas, parce que tout simplement ce n’est pas possible, pas du tout possible parce qu’alors, tout simplement, vous en sauriez plus que moi, et ça, eh bien, ça n’a aucun sens. »
Le maire devenu ministre, les choses vont se précipiter. Car on se doute bien que la plainte de la fille d’un chauffeur contre un ministre retors et sans scrupules, n’hésitant pas pour se défendre à salir la réputation de sa victime, se retournera contre elle et contre son père, pour qui l’affaire, quand il en prendra connaissance, deviendra insupportable. Roman dramatique, donc, dans lequel la leçon sociale ne laisse pas d’être à la fois réaliste et pathétique, vérifiant la fameuse morale de La Fontaine : « Selon que vous soyez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Cela dans un style bien différent de celui du fabuliste, suivant l’écriture fouillée de Tanguy Viel, qui explore tous les chemins possibles, même les impasses.
Jean-Pierre Longre
19:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, tanguy viel, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
« Une vue globale du monde »
Lire, relire... David Thomas, Seul entouré de chiens qui mordent, Éditions de l’Olivier, 2021, éditions Points, 2023
« Le livre que vous écrivez doit être unique » : tel est le conseil que donne un éditeur à un auteur en mal d’inspiration, qui va alors consacrer son temps à écrire « le livre le plus dégueulasse ». Ce n’est pas le cas pour celui de David Thomas, qui est pourtant unique dans son inspiration et sa composition. D’innombrables histoires courtes nous font explorer le monde, la société, les caractères, les singularités de la vie humaine : solitaire ou en couple, artistique et laborieuse, enthousiaste ou dépressive, pleine de rires et de pleurs.
Il y a cette vieille dame hospitalisée qui, tombée amoureuse de son jeune et bel infirmier, lui demande avant de mourir de se mettre nu devant elle… Il y a ce marathonien sans succès qui trouve le bonheur de courir sous les applaudissements adressés au personnel soignant pendant le confinement du printemps 2020… Il y a ce jeune garçon qui, après une mention très bien au bac, avoue à son père que sa vocation est de devenir loueur de pédalo… Il y a cet écrivain qui pratique le « no kill » avec les pages de son manuscrit (« No kill » ? Le fait de remettre un poisson à l’eau après l’avoir pêché). Il y a les réussites et les échecs, les mensonges et les vérités…
Il y a… On n’en finirait pas de glaner des anecdotes, des motifs de réflexion et de méditation dans cette mosaïque littéraire où l’humour le dispute au morbide, le paradoxal au rassurant, l’onirique au réel, le pessimisme à l’optimisme, la distance critique à l’émouvante empathie. Avec cela, un style alerte et jouissif, une prose qui se coule dans le moule de ce qu’elle évoque, à la première ou à la troisième personne, et qui nous sert périodiquement des formules d’une beauté pleine d’échos, du genre : « Ma vie de couple est dans le quotidien mais tant que ma femme sera dans le jour, le quotidien ne sera qu’un petit nain face au jour. » Ou bien : « Le bruit que font les autres sur le fil des secondes. » Ou encore : « Tu crois parler de la souffrance mais la pierre fendue par le gel en parle mieux que toi. » Tout cela pour dire que ce puzzle, pièce par pièce agencé, donne, pour reprendre le titre de l’un des textes, « une vision globale du monde ».
Jean-Pierre Longre
17:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, david thomas, Éditions de l’olivier, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
17/01/2023
Un père et ses fils
Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, La Manufacture de livres, 2020, Le Livre de Poche, 2022
Depuis que « la moman » a succombé à la maladie qui la rongeait, ils restent tous les trois, le père avec Fus et Gillou, ses fils, tous deux de bons garçons, chacun à sa manière. Solidaires dans les difficultés, dans la douleur de l’absence, dans les tentatives faites pour retrouver le bonheur de vivre. « Il y avait déjà trois mois que la moman était partie, j’avais évacué la peur de ne pas y arriver, de ne pas faire face à tout ce qu’il y avait à organiser, à gérer. Tout ce que j’avais déjà entrevu depuis trois ans. » Il faut dire aussi que, pour aider, il y a le foot, les entraînements, les matchs de l’équipe de Metz…
Les fils grandissent, leurs personnalités s’affirment. Alors que le jeune Gillou se destine à de brillantes études, encouragé par son père et par son frère, celui-ci, de son côté, se met à fréquenter de drôles de gars qui penchent nettement du côté de l’extrême-droite – à la grande honte de son père qui participait régulièrement aux réunions de sa cellule communiste. Il faut dire que dans ce coin de Lorraine, entre Nancy et le Luxembourg, sévit un chômage désespérant. Alors, Gillou parti étudier à Paris, Fus et son père cohabitent en réduisant les conversations au strict nécessaire. « Désormais, on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait ; mon fils avait fricoté avec des fachos. » Et un jour, survient ce qu’il aurait fallu éviter à tout prix : la violence. Le jeune homme rentre à la maison salement amoché, « le visage démonté », attaqué par des « antifas ». L’engrenage de la violence s’enclenche, avec ses conséquences dramatiques, l’impuissance, l’impression d’être dépassé par les événements – et, paradoxalement, l’amour retrouvé entre père et fils.
S’il se fonde sur des réalités sociales, Ce qu’il faut de nuit est un beau roman, littérairement et affectivement parlant. Les relations humaines, amicales, familiales sont soutenues par la langue même des personnages, la narration étant assurée avec pudeur et sincérité par le père et ses propres mots, ses propres phrases. Une vraie émotion émane du récit, qui se mue parfois en poésie apaisante : « Août, c’est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles. La lumière vers les cinq heures de l’après-midi est la plus belle qu’on peut voir de toute l’année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l’automne, traversée de zestes de vert et de bleu. Cette lumière, c’est nous. » Récit social, récit tragique, récit familial, récit poétique, tout se tient dans ce poignant roman.
Jean-Pierre Longre
22:35 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, laurent petitmangin, la manufacture de livres, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
08/01/2023
Poésies sans fin
Radu Bata, Le Blues roumain, vol. 3, anthologie implausible de poésies. Préambule de Muriel Augry, préface de Cali, mot de la fin de Charles Gonzalès, Éditions Unicité, 2022
Il y a eu l’anthologie « imprévue », puis l’anthologie « désirée », et maintenant voici l’anthologie « implausible ». Implausible, certes, mais il est bien là, ce troisième volume bourré de poésies de toutes sortes, d’auteurs d’une diversité à peine croyable. Il fallait un lecteur insatiable et averti, un traducteur infatigable et affectueux (il nous le redit : ses traductions sont « hypocoristiques »), un esprit aussi ouvert que celui de Radu Bata pour nous livrer un florilège qui n’a pas d’équivalent dans la langue française.
Car Le Blues roumain, dans sa surprenante abondance, ses séduisantes sinuosités, son infinie liberté, n'a rien de traditionnel, rien d’académique. À côté des valeurs sûres comme Ana Blandiana, Mircea Cărtărescu, Mircea Dinescu, Paul Vinicius, Nichita Stănescu, Andrei Crăciun et Radu Bata en personne, il y a toutes celles et tous ceux que l’on découvre avec les délices de la nouveauté et l’émotion d’une affection partagée. Oui, il les aime, ses poètes, Radu Bata, et cet amour s’insinue, se répand chez les lecteurs – à des degrés divers, bien sûr, mais sans faux-semblants.
Ne touchons pas aux textes, ne les déflorons pas à coups de citations arbitraires ou d’analyses érudites (qui toutefois prouveraient, s’il en était besoin, que nous avons affaire à de la poésie au plein sens du terme). Laissons-les nous parler de la vie quotidienne, de la souffrance des âmes et des corps, du temps et de la mémoire ; laissons-les nous chanter les rêves fous et la douce douleur du « dor », l’amour et la tendresse, le bonheur au conditionnel ; laissons-les nous montrer les images paisibles de la nature et les visions fantastiques de l’esprit ; laissons-les nous évoquer la Roumanie avec son passé, sa tsuica, les tramways de Bucarest et son « Paysan du Danube » ; laissons-les nous présenter Eminescu, Mozart, Jung, Breton ou Vlad l’Empaleur ; laissons-les fustiger avec nous les abus de notre époque et espérer un avenir de simplicité, de sincérité, de gentillesse… Voilà, s’il fallait lui trouver une utilité, à quoi sert la poésie. Entre langue roumaine et langue française, « les vers murmurent à travers l’Europe », comme nous le fait entendre Ana Pop Sirbu ; et on en redemande ! Disons-le avec Andrei Crăciun : « Il est naturel que la poésie n’ait pas de fin ».
Jean-Pierre Longre
Les auteurs : Luminita Amarie, Alexandru Andrieş, Andreea Apostu, Şerban Axinte, Ana Barton, Radu Bata, Anca-Iulia Beidac, Ana Blandiana, Geo Bogza, Dorina Brânduşa Landén, Emil Brumaru, Ion Calotă, Virgil Carianopol, Ana Căbulea, Mircea Cărtărescu, Denisa Comănescu, Ben Corlaciu, George Coşbuc, Andrei Crăciun, Corina Daşoveanu, Mircea Dinescu, Adrian Diniş, Gabriel Dinu, Adela Efrim, Vasile Petre Fati, Raluca Feher, Irina-Roxana Georgescu, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Claudiu Komartin, Alexandra-Mălina Lipară, Aurelian Mareș, Mariana Marin, Ioan Mateiciuc, Andra Mateucă, Ştefan Manasia, Ciprian Măceșaru, Marin Mălaicu Hondrari, Rozana Mihalache, Ştefania Mihalache, Andrei Mocuța, Ion Mureşan, Emilia Nedelcoff, Dana Nicolaescu, Felix Nicolau, Andrei Novac, Dana Novac, Cosmin Perţa, Violeta Pintea, Rică Poindronescu, Ioan Es Pop, Savu Popa, Radmila Popovici, Sorina Rîndaşu, Mihai Radu, Petronela Rotar, Carmen Secere, Roxana Sicoe-Tirea, Ana Pop Sirbu, Octavian Soviany, Cătălina Stănescu, Nichita Stănescu, Ioana Maria Stăncescu, Elena Stîngă, Petre Stoica, Robert Şerban, Iulian Tănase, Ioana Tătărușanu, Elsa Dorval Tofan, Tatiana Țîbuleac, Mircea Țuglea, George Vasilievici, Silviu Vergu, Gabriela Vieru, Paul Vinicius, Demetra Vlas, Vitalie Vovc.
http://jplongre.hautetfort.com/tag/radu+bata
18:50 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, roumanie, radu bata, muriel augry, cali, charles gonzalès, Éditions unicité, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/01/2023
La disparition
Riad Sattouf, L’Arabe du futur 6, Allary Éditions , 2022
Voilà le dernier tome de la série autobiographique au cours de laquelle nous apprenons tout sur la jeunesse de Riad, de la Syrie à la France. Nous le retrouvons donc à 16 ans, lycéen complexé, « apathique » au grand désespoir de sa mère, et le quittons à 33 ans auteur à succès. Entretemps, les péripéties familiales – colères et démarches désespérées de la mère, vieillissement des grands-parents – et personnelles – timidité à l’égard des filles, amours naissantes, psychothérapie révélatrice, études artistiques, recherche obstinée d’éditeurs pour les premières bandes dessinées – sont ponctuées par l’image obsédante du père qui est reparti en Syrie en enlevant Fadi, le petit frère. Le père, cet « Arabe du futur » qui est tombé dans un traditionalisme haineux, rejetant tout ce qui constitue la culture occidentale. Il faudra que cette image obsédante disparaisse pour que l’histoire s’achève.
Une histoire dans laquelle affleure toujours le recul humoristique, mais que son caractère auto analytique rend plutôt sérieuse, voire dramatique. Le dessin, avec bonheur, teinte plaisamment tout cela, ce dessin qui porte la vocation du jeune Riad, passant un jour d’un art « réaliste » à un art « personnel », au grand dam des grands-parents qui se demandent pourquoi leur petit-fils change ainsi de style…
Il y a dans cet album tout ce qui fait une jeunesse, en général et en particulier. La famille et ses problèmes, ses disputes, ses séparations, ses retrouvailles, la recherche d’argent, les pièges dans lesquels tombe la mère pour récupérer son petit dernier, l’amitié, l’amour avec ses tâtonnements, les rêves et l’inconscient, l’histoire et la politique en arrière-plan, la naissance et l’accomplissement d’une vocation, l’art qui transcende, qui idéalise même (voir l’image du frère Fadi revenu en France, si beau, bien plus beau que Riad !)… Bien d’autres choses encore, et nous espérons que le point final, cette « disparition de l’Arabe du futur », n'est qu'un point de suspension.
Jean-Pierre Longre
19:05 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, autobiographie francophone, riad sattouf, allary Éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
21/12/2022
« L’éviscération du Merveilleux »
Anthony Seidman, That Beast in the Mirror / Cette bête dans le miroir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022
Un apparent paradoxe : tirer la poésie de la charogne, d’un os, d’une « dent ébréchée », du « crâne d’une gazelle », d’une hyène qui « macule son museau de chair et d’entrailles fumantes » … Baudelaire le fit, Anthony Seidman l’a fait, « aux interstices entre Viande Divine et Viande Humaine ».
Les trois parties du recueil (« De la chaleur », « Nuage avec fermeture éclair », « Pluie comme leitmotiv »), qui font intervenir la bête sous toutes ses formes (vivantes et mortes, corps et squelette…), ont d’autres points communs, en une poésie atmosphérique : la chaleur, les nuages, la pluie, le vent, sous toutes les dimensions : « On peut choisir / n’importe quelle direction […]. Là-haut, l’empreinte / d’une trainée de vapeur dans l’azur immaculé. / En bas, le ciel replié sous le Chili et / la crête de l’Antarctique. » La diversité des dimensions est aussi celle des vers, dans leur architecture strophique, frisant parfois la prose ou le verset ; on entend, à la fin, le martèlement de la pluie marqué par les anaphores et les vers frappant la surface blanche de la page.
La poésie n’est pas que performative. Elle est aussi, par exemple, référence et déférence : à des artistes de toutes sortes (Coltrane, Piaf, Mingus ou Olivier Messiaen, Baudelaire ou Geoffrey Chaucer, Tanguy, Soutine, Watteau, Hopper ou Magritte…), et aussi aux dames « de souffre », « d’argile », « de la soif » « de pierre ». Les images étranges, sur la ligne de crête du surréalisme, se bousculent à la porte des yeux et des oreilles (la fumée, « les carillons de cloches et les / appels stridents d’un paquebot qui sombre ») ou à celle de la signification (« Nous pleuvons une grammaire foutue de toute chose perdue, / comme un appentis derrière le ranch d’une grand-mère disparue »). Il pourrait y avoir dans tout cela de la méfiance, quand quelqu’un qui « sonne à la porte » semble vouloir « profiter d’un placard rempli / et d’un vin buvable » ; mais le merveilleux est là, dans tous ses états, prêt à être disséqué, examiné au plus profond de ses entrailles. Avec malgré tout, çà et là, un trait d’humour, quand on aperçoit « les sourcils haussés de la caissière qui voit un bip / sur l’écran alors qu’elle effectue ton dépôt bancaire. » Et surtout, on se dit, avec Anthony Seidman : « Il reste encore des poèmes à lire ».
Jean-Pierre Longre
17:39 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie, anglophone, anthony seidman, blandine longre, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
20/11/2022
Solitudes et longueur de temps
Benoit Meunier, Désertiques, Ab irato, 2022
Trois nouvelles, trois déserts, trois êtres aussi étranges que solitaires, pour lesquels le temps et l’existence ne se mesurent pas à l’aune habituelle.
Il y a d’abord celui qui vit (survit, végète ?) sur une montagne qu’il parcourt en tous sens, créant un complexe réseau de sentiers, et où les objets banals (mottes de terre, feuilles mortes, bâton…) deviennent des sortes de trésors ; une montagne dont il ne descend que pour en trouver une autre, infatigable Sisyphe randonneur, et avec laquelle il semble se confondre. Il y a ensuite le gardien d’une station-service où jamais ne s’arrête une automobile, espèce de Bagdad-Café bordé de rails vides et à l’horizon duquel ne passent que de rares individus, et dont le bâtiment, jusqu’au siège où est assis notre bonhomme, est envahi par un imbroglio de cactus qui l’empêche de bouger. Il ne vit que par son regard, son dialogue avec quelques bêtes et des souvenirs de jeux à caractère surréaliste. Et il y a celui qui, avec sa brouette, transporte inlassablement d’un tas à l’autre du minerai où se cachent des pépites d’or, dans un environnement totalement minéral, « sans oublier de faire une pause tous les trois mois pour boire un peu de l’eau qui sort du robinet de l’atelier, et respirer de temps en temps » ; lui aussi, traçant d’éternels sillons, soliloque et erre dans son monde, « citoyen de la mine » qui est sa vie, son horizon immuable.
Chaque texte a son style, qui colle au personnage décrit, à sa parole intérieure, à ses obsessions, chaque texte a son décor particulier, ses paysages, ses objets. Mais maints points communs justifient leur réunion en recueil : l’atmosphère, que l’on peut qualifier de kafkaïenne, avec çà et là des décalages surréalistes, et aussi des motifs récurrents – cactus, petits animaux du désert plus ou moins amicaux, plus ou moins repoussants, le « détachement souverain » des personnages, leurs tentatives de révolte et leur fuite vers… un autre désert ?
Ce qui hante chacun d’entre eux, notre pousseur de brouette le formule mentalement par la plume poétique de l’auteur : « Il se doute qu’il y a de l’autre côté des collines, des régions diverses et nouvelles qu’il aimerait traverser : des plaines arides, plates et nues, dont le sol blanchi n’est qu’une immense croûte de sel craquelée qui s’étend à perte de vue, barrée à l’horizon par une fine bande de terre à peine visible ; des dunes de sable au drapé soyeux, négligemment disposées au hasard des vents ; des chicots de basalte circulaires et verticaux, isolés, dressés comme des colonnes dont la base est enfouie dans un monticule de débris, assez larges au sommet pour y bâtir une ville ; des acacias noirs et tordus, fossilisés depuis des siècles ; des plateaux verdoyants ; des buissons d’épines, des dalles de granit, des lacs salés ; et plus loin des villes, des forêts, des fleuves et des rivières ; et chaque région est un nouveau désert, et chaque désert possède sa faune, sa flore et son système. » Jacques Dutronc chantait jadis : « Le monde entier est un cactus » ; Benoit Meunier, dans ce triptyque dont les composantes dépassent largement les limites de leurs cadres, nous dit : « Le monde entier est un désert ».
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, benoit meunier, ab irato, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
03/11/2022
Un Goncourt venu de Lyon
Le Prix Goncourt 2022 vient d’être attribué à Brigitte Giraud pour Vivre vite, Flammarion 2022.
En attendant une chronique sur ce livre, on peut lire quelques chroniques antérieures :
http://jplongre.hautetfort.com/tag/brigitte+giraud
Et la présentation de l’éditeur :
« J’ai été aimantée par cette double mission impossible. Acheter la maison et retrouver les armes cachées. C’était inespéré et je n’ai pas flairé l’engrenage qui allait faire basculer notre existence.
Parce que la maison est au cœur de ce qui a provoqué l’accident. »
En un récit tendu qui agit comme un véritable compte à rebours, Brigitte Giraud tente de comprendre ce qui a conduit à l’accident de moto qui a coûté la vie à son mari le 22 juin 1999. Vingt ans après, elle fait pour ainsi dire le tour du propriétaire et sonde une dernière fois les questions restées sans réponse. Hasard, destin, coïncidences ? Elle revient sur ces journées qui s’étaient emballées en une suite de dérèglements imprévisibles jusqu’à produire l’inéluctable. À ce point électrisé par la perspective du déménagement, à ce point pressé de commencer les travaux de rénovation, le couple en avait oublié que vivre était dangereux.
Brigitte Giraud mène l’enquête et met en scène la vie de Claude, et la leur, miraculeusement ranimées.
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31/10/2022
« C’est un monde »
Lire, relire... Jean Échenoz, Vie de Gérard Fulmard, Les éditions de minuit, 2020, Minuit Double, 2022
Sous quelle plume peut-on assister, dans un même roman, à la chute d’un fragment de satellite soviétique sur un hypermarché (qui entraîne la mort, entre autres, du propriétaire du narrateur, d’où suspension bienvenue du loyer), à celle, dans le même quartier, de Mike Brant depuis le sixième étage de son immeuble (manquant d’écraser la mère du même narrateur), à l’enlèvement et à la prétendue mort de la secrétaire générale d’un petit parti politique dont les responsables brillent par leur totale absence de scrupules et par leur cynisme ricanant ? Oui, sous quelle plume? Bien sûr sous celle de Jean Échenoz, qui manie dans un inimitable mélange le détachement de l'ironie, la force du burlesque, le dévoilement discret des techniques romanesques et l’empathie pour les gens ordinaires confrontés à la brutalité des arrivistes.
Les péripéties inattendues et les chutes diverses qui jalonnent ce bondissant récit sont comme une série de reflets changeants de la déchéance de Gérard Fulmard, dont la biographie relatée à la première personne est périodiquement relayée par des digressions nous faisant percevoir les effrayants abîmes de la vie politique et sociale. Gérard Fulmard, donc, stewart licencié pour faute, cherche un moyen de gagner sa vie. Pourquoi pas détective privé ? Fort de sa nouvelle raison sociale, il va se faire enrôler par les sbires de la FPI (Fédération Populaire Indépendante). Enrôler et complètement piéger, pris dans un engrenage de plus en plus serré.
Inutile de préciser qu’à aucun moment on ne risque de s’ennuyer à la lecture de Vie de Gérard Fulmard (un titre à la Stendhal, et qui se laisse comparer à ceux des grandes biographies historiques ou sacrées, sauf à y voir, par son côté assonantique, une sorte de dérision - Gérard n'est pas du genre fulminant). Non, aucun ennui. Plutôt de la jubilation, à suivre ces itinéraires citadins et narratifs dont la succession de s’épuise pas, à déceler la parodie, les allusions, la satire, à lire un vrai roman qui se pose ouvertement comme tel, puisque le romancier n’hésite pas à discrètement se manifester, un vrai roman dont chaque couche superposée (comme les pelures d’un oignon, pour reprendre la comparaison jadis faite par Queneau) laisse place à une autre couche, et ainsi de suite. « C’est un monde », comme le dit le psychiatre véreux de l’histoire.
Jean-Pierre Longre
18:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean Échenoz, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
Faire justice à tout prix
Lire, relire... Harlan Coben, Gagner n’est pas jouer, traduit de l’anglais (États-Unis) par Roxane Azimi, Belfond, 2021, Pocket, 2022
Windsor Horne Lockwood III, dit Win, a tout pour lui. Héritier d’une famille richissime, bel homme, intelligent, d’une force physique au-dessus de la moyenne… Revers de la médaille : cynique et sans scrupules, fuyant tout sentimentalisme (surtout en amour), adepte de la formule « la fin justifie les moyens », même les plus brutaux (surtout pour faire justice, concédons-le). La fin, en l’occurrence : trouver qui a assassiné un vieil homme vivant en solitaire, quasiment caché, dans un appartement de New-York, et élucider toutes les ramifications qui s’ensuivent ; les moyens : tous ceux qui sont possibles, physiquement, matériellement et moralement.
On n’entrera pas ici dans le détail de l’enquête et des actions menées par Win, ce privé très spécial. L’assassinat de l’homme le ramène à une histoire familiale vieille de plus de vingt ans, notamment à la mort de son oncle et à la séquestration de sa cousine dans la « cabane des horreurs », ainsi qu’à un vol de tableaux appartenant aux Lockwood. L’affaire est aussi liée à un attentat mortel perpétré il y a longtemps par de jeunes anarchistes, dont la plupart ont mystérieusement disparu… Bref, l’intrigue est complexe, le suspense habilement entretenu, les rebondissements nombreux, le dénouement inattendu.
L’histoire, racontée à la première personne par Win, est semée de considérations sociales et psychologiques qui ajoutent une autre qualité au protagoniste : la lucidité, par exemple à propos du milieu des affaires : « Voilà pourquoi ils sont si nombreux à contourner la loi, à la transgresser, à tricher. Le risque de se faire prendre ? Très mince. De finir au tribunal ? Plus mince encore. Et si, malgré tout, le riche se fait pincer, la probabilité de payer une simple amende inférieure à la somme d’argent que vous avez volée ? Énorme. De purger une quelconque peine de prison ? Infinitésimale. » ; ou à son propos même : « En me voyant, vous avez l’impression que je vous regarde de haut. Cela vous inspire un sentiment de rancœur et d’envie. Tous vos échecs, réels ou ressentis comme tels, alimentent votre agressivité envers moi. » Gagner n’est pas jouer est un vrai et grand thriller, intelligent et musclé, comme son héros. Et Harlan Coben est un maître en la matière.
Jean-Pierre Longre
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24/10/2022
Anecdotes et souvenirs littéraires
Roger Grenier, Les deux rives, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022
Roger Grenier (1919-2017), écrivain, journaliste, éditeur, lecteur chez Gallimard, a bien connu le monde littéraire. Dans cet ouvrage posthume, sous la forme d’anecdotes souvent souriantes, ironiques sans méchanceté, il rend compte à sa manière d’épisodes significatifs, parfois saugrenus, parfois émouvants, mettant en scène des personnalités connues ou méconnues.
Situés entre 1937 et 2005, maints événements confidentiels ou notoires sont tombés sous la plume alerte de l’auteur. C’est par exemple, en 1950, Marguerite Duras exclue du P. C. F. pour des raisons relevant de la morale la plus intransigeante ; la visite des fines fleurs de la Beat Generation (Jack Kerouac, Alan Ginsberg, Gregory Corso) dans les bistrots de Saint-Tropez ; les funérailles de Céline, en 1961, à l’occasion desquelles, dans son reportage pour France-Soir, Roger Grenier écrivit : « Il est toujours triste d’être obligé d’avoir honte d’un grand écrivain. » ; André Maurois faisant appel à des « nègres » ; des confidences de Serge Gainsbourg ; l’évocation de la mort, à Venise, de Wagner « se faisant faire une gâterie, comme on dit, par la femme de chambre »… On croise de grandes figures, amis ou connaissances de l’auteur, Camus bien sûr, Raymond Queneau, Jules Roy, Pierre Lazareff, Daniel Boulanger, et bien d’autres membres de la République des Lettres.
Ces échos des « deux rives » sont précédés de trois nouvelles, dans lesquelles Roger Grenier évoque aussi – souvenirs mêlés de fiction – des figures attachantes, discrètes voire secrètes, avec un art consommé du récit bref et du suspense narratif. Et ils sont suivis d’un texte s’attardant sur ce qui fut pour le petit Roger « un inépuisable livre d’images », deux volumes du magazine L’Illustration, aux photos « prodigieuses », atteignant « les sommets du chauvinisme ».
Comme l’écrit Jean-Marie Laclavetine dans sa préface, Roger Grenier fut « un esprit discrètement libertaire et d’un antimilitarisme foncier » (ce qui ne l’empêcha pas, entre autres engagements, de participer à la libération de Paris). Et dans cet ultime ouvrage, il use « toujours du ton d’ironie modeste et du sourire en coin de ceux qui ont perdu toute illusion quant aux capacités d’amélioration de l’espèce. » Un exemple pour finir ? En 1968 : « Mes fils, Frédéric et Nicolas, ont 15 et 13 ans. Comme je leur dis : « Il faudrait quand même que vous lisiez La Condition humaine ou Les Conquérants », l’un d’eux réplique : « Tu ne te figures pas que je vais lire les livres d’un ministre ! » Je me dis alors que Malraux vient de trouver sa punition. »
Jean-Pierre Longre
19:45 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelles, chroniques, autobiographie, récit, francophone, roger grenier, jean-marie laclavetine, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
21/10/2022
Parutions récentes aux éditions L’Espace d’un instant
Iàkovos Kambanèllis, La Cour des miracles. Traduit du grec par Gilles Decorvet, préface de Sissy Papathanassiou, 2022
« Athènes, années 50. La capitale grecque n’est pas encore hérissée d’immeubles. Les gens vivent dans des maisonnettes, serrées autour de préaux. Dans l’un d’eux s’agite le petit monde de La Cour des miracles. Ici, un couple n’arrête pas se disputer pour mieux s’aimer à nouveau ; là, une fille s’imagine faire carrière au cinéma ; untel, à gauche, fait des pieds et des mains pour émigrer en Australie où, croit-il, la vie sera enfin plus belle ; tel autre, à droite, est possédé par le démon du jeu ; sur une terrasse, un vieillard philosophe tisse des songeries poétiques… Les destins se croisent et se décroisent autour de la cour. C’est la classe ouvrière qui se démène, celle qui, plus tard, s’enrichira peut-être ou qui, au contraire, fera naufrage. Ça rit, ça pleure, ça se dispute, ça crie, ça s’énerve et ça danse. Car la vie grouille, dans cette cour : on y souffre et on y rêve. La Cour des miracles : un condensé de Grèce. Un vivier d’humanité. »
« Connu en France pour son récit Mauthausen (Albin Michel ; Prix du livre étranger France Inter/Le Point 2020), Iàkovos Kambanèllis (1922-2011) est célèbre en Grèce avant tout pour ses pièces de théâtre et ses poèmes. Les seconds ont notamment été mis en musique par Mikis Théodorakis. Les premières ont été mises en scène par les plus grands, comme Karolos Koun. Très marqué par son expérience vécue dans un camp de concentration en Allemagne, Kambanèllis a su sublimer les épreuves pour en tirer une oeuvre saisissante de beauté, de poésie et d’émotion. »
Maja Pelević, Peau d’Orange. Traduit du serbe par Marie Karaś-Delcourt, préface de Svetislav Jovanov, 2022
« Moderne et percutante, Peau d’orange bouscule et soulève les questions de genre dans notre monde contemporain. Le personnage principal, ELLE, oscille entre la dépression, la révolte et le conformisme. Tour à tour soumise au diktat de l’image du corps imposé par la société patriarcale, prête à tout pour être reconnue ou devenue mère malgré elle, la femme et sa féminité sont remises en question et tiraillées entre libération et asservissement. L’homme et la femme sont-ils partenaires ou étrangers l’un à l’autre ? L’autre n’est-il qu’un moyen pour assouvir ses désirs ou atteindre ses objectifs ? La force du texte tient en la simplicité de l’expression pour décrire toute la complexité d’un système. »
« Maja Pelević, née à Belgrade en 1981, est dramaturge, metteuse en scène et performeuse. Elle a notamment suivi les cours dispensés par Richard Schechner, avant d’être accueillie au Royal Court Theatre de Londres en 2005. Membre de la rédaction de la revue Scena, conseillère littéraire au Théâtre national de Belgrade, cofondatrice de Nova drama, elle participe à de nombreux projets. Ses productions ont été largement présentées en Europe, notamment à la Volksbühne à Berlin, et ont reçu de nombreux prix, dont celui du BeFem, le festival féministe de Belgrade, en 2019. Créé à l’Atelier 212 à Belgrade en 2006, prix du meilleur spectacle au festival Sterjino Pozorje de Novi Sad en 2010, Peau d’orange a récemment fêté sa trois-centième représentation. »
Ian De Toffoli, Trilogie du Luxembourg, préface de Jean Boillot, 2022
« Les trois textes de Trilogie du Luxembourg, montés entre 2018 et 2021 au Luxembourg, en France et en Italie, dessinent le portrait politique d’un pays clivé, où les apparences polies cachent souvent de plus sombres rouages. Terres arides, pièce documentaire sur les traces d’un journaliste luxembourgeois en voyage en Syrie, scrute le système politique et juridique du Luxembourg en posant les questions de la citoyenneté, de la radicalisation et de l’apparente paix sociale du pays. Le monologue Tiamat fait le voyage en sens inverse, disséquant le business des antiquités de sang venues du Proche-Orient, rendu possible par l’opacité de structures financières et logistiques du Luxembourg. Confins raconte, depuis la fondation de l’Union européenne, et au-delà, les pérégrinations de générations d’hommes et de femmes venus d’Italie pour s’enfoncer dans les mines du bassin de fer de la Grande Région. »
« Ian De Toffoli, né en 1981 à Luxembourg au sein d’une famille italo-luxembourgeoise, est écrivain, dramaturge et universitaire, auteur d’une thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne-Paris IV, d’essais et de pièces de théâtre traduits et publiés dans plusieurs pays européens. Depuis 2012, ses pièces sont créées aux Théâtres de la Ville de Luxembourg, au Théâtre national du Luxembourg, au Théâtre du Centaure, mais également en France, Belgique, Allemagne et Italie. Depuis 2022, il est artiste associé aux Théâtres de la Ville de Luxembourg. »
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07/10/2022
S’évader vers les chefs d’œuvre.
Tintin c’est l’aventure n° 12, Patrimoine mondial. Trésors en danger ? Geo, éditions Moulinsart, juin-août 2022
Commençons par la fin : avant une interview de François Schuiten et Benoît Peeters à propos de leur album Bruxelles, Un rêve capital, « ode au patrimoine de la capitale millénaire de l’Europe », une question récurrente parce qu’importante est posée : « Mais où est donc la Syldavie ? » La Syldavie, « pays mosaïque », celui du Sceptre d’Ottokar, où l’on passe aussi en lisant Objectif lune, On a marché sur la lune, que l’on côtoie (en Bordurie) dans L’affaire Tournesol… Tenter de répondre à cette question, c’est faire le tour de pays européens au riche patrimoine, à commencer par la Roumanie, illustrée ici par une magnifique photo de la cité médiévale de Sighişoara. Les autres hypothèses ne sont pas à rejeter, loin s’en faut : Monténégro, Albanie, Serbie, Croatire, République tchèque, Pologne, Autriche, Hongrie, et même Angleterre et Belgique – ou un mélange de toutes ces régions. Bref, on n’a pas fini d’en discuter, et le magazine Géo a dressé une carte précise du pays…
Mais ce nouveau numéro de Tintin c’est l’aventure aborde bien d’autres thématiques concernant le patrimoine et des trésors en danger aussi divers que ceux qui figurent dans les albums d’Hergé. Monuments lointains ou proches, animaux exotiques, ruines diverses, musées, et aussi le château de Moulinsart (fortement inspiré de celui de Cheverny) amènent à poser des questions cruciales sur la notion de patrimoine (« construction sociale » selon la spécialiste Julie Deschepper), sur le tourisme de masse (genre « Joyeux Turlurons »), sur le drame que fut la déportation des Amérindiens – on en passe. C’est aussi l’occasion de lire une BD inédite d’Aude Mermillon et Louise Dupraz, et de découvrir, illustrations à l’appui, l’ « univers inimitable » du dessinateur-voyageur suisse Cosey.
Ce volume, où alternent textes, interviews, images, poursuit l’exploration de l’univers de Tintin, une exploration variée, approfondie, toujours passionnante, jamais épuisée. Et un univers qui est d’abord, mentalement et artistiquement, celui d’Hergé, qui confia à Numa Sadoul : « Si je me suis mis à voyager ce n’est pas seulement pour voir de nouveaux paysages, mais pour découvrir d’autres modes de vie, d’autres façons de penser ; en somme pour élargir ma vision du monde. »
Jean-Pierre Longre
23:29 Publié dans Essai, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : : bande dessinée, francophone, hergé, tintin, éditions moulinsart, géo, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
30/09/2022
Symphonie des persécutés
Michael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022
« Cet ouvrage est une épopée qui débute en 1815 avec le congrès de Vienne et s’achève sur les définitions nouvelles de la musique et de la société dans les années 1960. » Cette annonce faite à la fin de l’introduction reflète exactement la suite : si le sujet central du livre est bien la persécution des musiciens juifs par les nazis, Michael Haas, spécialiste de la question et musicologue érudit, cofondateur du centre « Exilarte » de Vienne consacré à la musique de l’exil, celle de l’extérieur et celle du « retour intérieur », s’adonne plus globalement à une étude historique complète permettant de comprendre les tenants et les aboutissants de cette persécution.
Les premiers chapitres sont consacrés à un tableau historique des nations qui, bien plus largement que l’Allemagne seule, ont en commun la langue allemande, ou ont donné naissance à des artistes et des intellectuels s’exprimant en allemand. On apprend aussi, entre autres informations de premier plan, que l’Autriche vit, entre 1857 et 1920, sa population juive se multiplier par presque cent, ce qui « s’accompagna d’un élan libérateur d’assimilation qui vit artistes et musiciens devenir des citoyens à part entière participant à la vie intellectuelle autrichienne, ainsi que des protagonistes dans le domaine plus vaste de la culture allemande. » Et dans une autre perspective on mesure à quel point Wagner est « le père de l’antisémitisme allemand », et fut considéré par les nazis « comme la national-socialiste » par excellence, sur lequel furent fondées « les politiques musicales dans l’Allemagne hitlérienne. »
On suit dans cette monumentale étude les épisodes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont marqué la vie politique et artistique – particulièrement la vie musicale bien sûr – des pays concernés, avec les grands compositeurs qui ont ponctué cette vie : outre Wagner, on rencontre Mendelssohn, Brahms, Mahler, Schoenberg, Schrecker, Zemlinsky, Berg, Webern, Kurt Weill, bien d’autres, sans compter les interprètes et chefs d’orchestre, tels Fritz Busch ou Bruno Walter (qui ont fait précédemment l’objet de publications chez Notes de nuit)… Michael Hass donne en outre de nécessaires précisions sur les mouvements caractéristiques ou les états d’esprit des différentes périodes concernées (« fin de siècle », « modernisme », « nihilisme thérapeutique », « renouveau romantique » etc.). Tout cela permet à l’auteur de faire une analyse poussée de l’attitude des nazis face aux musiciens juifs, persécutions, déportations, exils vers les États-Unis, l’Angleterre, la France (avant qu’elle soit elle-même occupée, mais où certains comme le Hongrois Joseph Kosma ont pu rester) et quelques autres pays. Ce qui a permis à des compositeurs exilé, malgré l’accueil mitigé qui leur fut réservé, de reprendre, parfois différemment, leur carrière, voire de renouer, par exemple, avec des formes anciennes comme la symphonie, d’où la « symphonie de l’exil » austro-allemand. N’oublions pas non plus les compositions écrites dans les camps de concentration, notamment à Theresienstadt, comme Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann. Le dernier chapitre est consacré, après la victoire sur le nazisme, aux débuts de la guerre froide et à ce qu’il en résulte sur le plan musical.
Ouvrage de grande envergure, savant, exhaustif, complété par une bibliographie fournie et un index très utile, Musique interdite est une mine de renseignements historiques et une large base de réflexion sur ce que peut provoquer une politique dévoyée dans le domaine de la création musicale et plus généralement artistique. Pour n’en pas finir, en résonance avec notre époque, citons quelques lignes d’un éditorial anonyme paru en 1933 dans Neue Freie Press et cité dans le livre : « La déshumanisation de l’humanité a progressé comme jamais auparavant, l’indifférence au sort d’autrui, le désir de domination sans limites, la déification du préjugé, tout cela s’est propagé comme une épidémie psychique telle qu’on en avait connu seulement durant les heures les plus sombres du mysticisme médiéval. […] La notion de civilisation européenne est détruite, aujourd’hui toutes ses traditions intellectuelles sont en miettes. »
Jean-Pierre Longre
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23/09/2022
« Vaillante, vacillante »
Gaëlle Josse, Ce matin-là, Les Éditions Noir sur Blanc, 2021, J’ai lu, 2022
Il y a l’élément déclencheur – en l’occurrence, la voiture qui « ce matin-là ne veut pas démarrer. Et il y a ce qui couvait, ce que ce banal incident de la vie fait soudainement surgir. L’enfermement chez soi, en soi, le gouffre. « Clara la vaillante, vacillante. Une lettre en plus qui dit l’effondrement. […] Une lettre qui dessine une caverne, un trou où elle tombe, un creux, une lettre qui l’empêche de retrouver celle qu’elle était, entière, debout. »
Il y a Thomas, qu’elle aime et qui lui avait proposé de vivre avec lui, qui s’efforce de la maintenir à flot, mais qui peu à peu se décourage devant son absence de réaction. Il y a eu l’angoissante tension au travail, la dictature de la performance, le « maillage invisible d’ondes et de réseaux qui l’enserre chaque jour un peu plus, comme cette torture qui consiste à ligoter la victime de manière telle qu’à chaque effort pour se libérer, elle resserre un peu plus les liens, jusqu’à l’étranglement final. » Il faudra un acharnement désespéré pour sortir du puits, remonter vers le jour, répondre aux sollicitations familiales et amicales.
Certes, dira-t-on, voilà le récit détaillé, pas à pas, d’une dépression comme on en vit ou en côtoie dans notre monde stressant. Quoi de neuf ? Eh bien, le neuf, c’est que Gaëlle Josse a su en faire un roman poétique et profond, ni larmoyant ni distant, dont le caractère empathique est plus prenant qu’une simple narration. Rythmées par les couplets d’une chanson connue (depuis « Nous n’irons plus au bois » jusqu’à « Entrez dans la danse »), les différentes étapes du récit mènent du noir désespoir à la lumière de l’espérance, « insaisissable et réelle ». C’est ainsi que le roman sait capter ce qui échappe à la raison pure.
Jean-Pierre Longre
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10/09/2022
Histoires de lieux
Brèves n° 120, 2022
À la fin du volume, Éric Dussert présente Fanny Clar (1875-1944), journaliste engagée, romancière, nouvelliste, et propose à la lecture l’un de ses textes, « L’horloger qui écouta les horloges » : l’horloger en question, que personne n’a jamais vu en dehors de sa boutique, se voit harcelé par ses instruments qui lui répètent sans cesse « Le temps fuit… ». Finalement, c’est lui qui va fuir le lieu de son enfermement volontaire, quittant sa boutique pour des promenades, enfin « souriant au soleil, aux moineaux, à l’instant de joie qui passe et dont il faut jouir, vite, vite, avant qu’il soit trop tard, tard… ».
Voilà un beau prolongement des douze nouvelles qui composent le corps principal de ce numéro (dont les dernières pages sont consacrées, comme il se doit, à d’utiles recensions). De tons et de factures divers, ces douze nouvelles ont un motif commun : ce sont des histoires de lieux. Sur le mode réaliste ou fantastique, nostalgique ou humoristique, morbide ou réjouissant, dramatique ou poétique, il s’agit de lieux où l’on reste, que l’on quitte, que l’on retrouve, lieux individuels ou collectifs, intérieurs ou extérieurs – croisés par le temps, bien sûr, qui pèse de tout son poids sur les mouvements des personnages.
Les mouvements, et les destins. Il y a un jeune boucher qui, devenu veuf et séducteur malgré lui, part vers d’autres horizons ; ce voyageur infatigable découvrant un village reculé d’Afrique et la vie qu’on y mène ; ces habitants d’une banlieue réunis pour assister à la démolition de leurs logements à coups d’explosifs ; cette pauvre Liselotte qui n’a trouvé qu’un moyen pour bénéficier d’un peu de chaleur l’hiver : passer ses journées dans les bus. Il y a les souvenirs familiaux et lyonnais d’un jeune homme ; les impressions d’un commandant extra-terrestre visitant en 2096 une planète vide, la terre ; un monde où le travail est considéré comme une drogue… On en passe, laissant aux lecteurs le plaisir de suivre à leur guise le fil conducteur de ces nouvelles et les boucles parfois surprenantes qu’il offre.
Encore une fois, Martine et Daniel Delort font de Brèves bien plus qu’une simple revue, un recueil qui déploie toutes les ressources de la littérature. Profitons-en !
Jean-Pierre Longre
Les auteurs : Alain Leygonie, Dominique Lanni, Sylvie Cavillier, Marie-José Le Roy, Brice Gautier, Christophe Varlet, Jean-Yves Robichon, Rose Tacvorian, Dominique Carron, Julie Boudillon, Mireille Diaz-Florian, Marie-France Fournié, Fanny Clar
Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude
Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81
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03/09/2022
Tragi-comédie familiale
Lire, relire... Yasmina Reza, Serge, Flammarion, 2021, Folio, 2022
Certains écrivains sont aussi à l’aise dans l’écriture théâtrale que dans l’invention romanesque. L’art du dialogue, le mélange des registres, les mouvements de personnages bien campés, l’agencement précis de scènes en une répartition structurelle élaborée : ces caractéristiques scéniques sont aussi celles de la narration dans le dernier roman de Yasmina Reza.
« Je n’intéressais pas mon père. J’étais le bon garçon sans histoire, qui travaillait correctement, faisait tout comme son frère et n’avait aucune personnalité. Au contraire de Serge qui le rendait fou par ses opinions de blanc-bec, ses allures, sa fourberie, sa morgue et que lui en retour rendait fou à force de brutalité et raisonnements soi-disant édifiants, mais qui le surprenait, et peut-être même l’impressionnait. » On comprend ici (et ailleurs) pourquoi le livre s’intitule Serge. Celui-ci est le protagoniste, autour duquel gravitent son frère Jean (le narrateur), sa sœur Anne (Nana) et quelques autres personnages qui apparaissent au fil des scènes : Valentina, la compagne que Serge est en train de perdre, Luc, le fils de Marion, séparée de Jean, qui continue à s’en occuper comme de son propre enfant, Ramos, mari de Nana, avec laquelle il forme le seul couple stable de la fratrie, Joséphine, fille de Serge, qui va entraîner son père, son oncle et sa tante dans un voyage à Auschwitz. La visite du camp occupe une large scène centrale du roman, une scène dont la tonalité est représentative de celle de la plupart des autres. En ce lieu de toutes les cruautés, de toutes les souffrances humaines, les frères et la sœur vont se chamailler pour des peccadilles, se faire la tête, se brouiller même (Nana et Serge, qui boude de plus en plus), se moquer du beau-frère, bref se comporter comme si on était en vacances à la campagne. Et c’est aussi l’occasion, pour l’autrice à la verve acérée, de s’adonner par personnages interposés à une vive satire du tourisme de masse sur les lieux de mémoire tragique. Au milieu de cette agitation, Jean tâche de concilier les positions, mais en prend pour son grade et se fait traiter de lâche, et seule Joséphine, l’adolescente, reste fidèle à la charge de douleur que recèle le lieu.
De fait, tout le roman est sous-tendu par la mémoire familiale et, plus généralement, humaine. La famille Popper (famille juive laïque, dont certains comportements font penser à ceux que l’on rencontre chez Albert Cohen), est travaillée par les souvenirs – ou par leur absence : « Quand je regarde Nana, je cherche à retrouver la jeune fille qu’elle était. Je cherche dans les yeux, dans les mouvements du corps, le rire, même dans les cheveux, bref dans tout l’assemblage qui fait un être, les traces d’Anne Popper, fleur magique que ses frères exposaient au compte-gouttes dans les soirées pour renforcer leur prestige. Je ne trouve rien. » La maladie et la mort habitent un récit où l’enfance et la jeunesse tentent de prendre leur place. Entre les deux (voir la tirade impayable sur le yaourt, « le dessert de l’enfant et du vieillard »), des adultes à la vie mouvementée, aux actions décalées, à l’angoisse récurrente. Serge est un roman plein e vie où la mort rôde à chaque coin de page.
Jean-Pierre Longre
20:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, yasmina reza, flammarion, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
08/08/2022
Maître absolu et esclave consentant
Roland Topor, Le sacré livre de Proutto. Postface d’Alexandre Devaux, suivie de Sacré Jean-Paul par Topor, Wombat, 2022
Pour qui veut profiter d’une « robinsonnade » parodique et truculente, Le sacré livre de Proutto est une lecture jouissive. Roland Topor s’en donne à cœur joie, nous entraînant à la suite d’un certain Gisou, tyran sadique, et de son adorateur Proutto, masochiste à souhait, tous deux habitants d’une île devenue déserte après la mort collective des ses habitants les « Zoas » et sur laquelle Gisou règne en tant qu’autoproclamé dieu vivant. Le dominant et le dominé vont vivre un certain nombre d’aventures (comme le Robinson et le Vendredi de Daniel Defoe ou, plus proches, de Michel Tournier), jusqu’à l’arrivée d’une certaine Aba, dont le dieu vivant ne se privera pas d’affreusement abuser, et à la naissance d’un garçon aveugle… Bref, loufoquerie et excès, violence et jouissance, ambiguïté et hypocrisie marquent les relations entre bourreau abusif et victimes consentantes.
Parfois Gisou a des regrets : « Je regrette d’avoir échoué chez les Zoas, je maudis le jour où je t’ai connu. J’ai envie de rentrer chez moi. / - Où est-ce, Gisou ? / - Au pays des Dieux vivants. Je suis le pire d’entre eux, parce que la valeur d’un Dieu vivant se mesure à la qualité et à la quantité de ses fidèles. Je n’ai que toi, Proutto. Si les autres l’apprenaient, je mourrais de honte. » Paradoxalement, voilà qui l’humanise un peu, malgré tout ce qu’il fait subir à Proutto, cherchant toujours la pire humiliation à lui faire accepter. Dans sa postface (« Maudit Proutto ! »), Alexandre Devaux écrit à juste titre : « Plus encore qu’un « déconnage sur l’esclavage », ou une critique féroce de l’emprise de la religion sur les corps et les esprits, c’est une fable sur les rapports de domination, de soumission et de possession des êtres entre eux. Prouto est maso, Gisou est sado : « À bon sado, bon maso, ils sont tous les deux contents », dit Topor. »
Le sacré livre de Proutto est suivi d’une brève nouvelle, Sacré Jean-Paul, où Jésus (et non plus Gisou), à l’invitation du pape, participe à un concours de ramassage de billets de banque. Chez Topor, le rire est roi, un rire franc qui, disons-le, met parfois mal à l’aise, tant il est décalé, tant il est satirique, tant il se penche sur les côtés noir et ridicule des humains et des clivages sociaux. Mais ses écrits et ses œuvres d’art marquent pour toujours le patrimoine. Sacré Topor, toujours vivant !
Jean-Pierre Longre
20:18 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, humour, francophone, roland topor, alexandre devaux, wombat, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
30/07/2022
Maternelle et tenace
Abdellah Taïa, Vivre à ta lumière, Le Seuil, 2022
Abdellah Taïa joue franc jeu, dès la dédicace : « Pour ma mère : M’Barka Allai (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix. » Histoire vraie, donc, mais devenue roman par le truchement des mots d’un écrivain donnant la parole à sa protagoniste qui monologue, se raconte, raconte les siens, ses proches et tout compte fait la vie du Maroc (d’un certain Maroc) de la fin du XXème siècle.
Une autobiographie en trois temps. À Béni Mellal, elle a trouvé toute jeune l’amour d’Allal, qu’elle épouse avec la bénédiction de son père et le consentement de sa belle-famille, mais qui part faire la guerre des Français en Indochine, pensant gagner suffisamment d’argent : « Un an ou deux de guerre et me voilà riche, un peu riche. » Il n’en reviendra pas, et Malika sera chassée par ses beaux-parents, qui avaient pourtant promis de la traiter comme leur fille.
Nous la retrouvons à Rabat, bien des années plus tard, avec son second mari, un homme « gentil » qui l’a aidée à sortir de son complet dénuement et lui a fait de nombreux enfants. Mais c’est elle qui mène son monde, prend les initiatives et défend sa fille Khadija contre la mainmise de Monique, une Française qui voudrait prendre Khadija à son service. Non, Malika rêve que sa fille épouse un homme puissant et riche, un de ceux qui fréquentent le palais royal tout proche. Le destin en ira autrement.
Le troisième épisode, qui se situe à Salé, est une confrontation entre Malika et Jaâfar, un jeune voisin tout juste sorti de prison qui la menace d’un couteau pour voler son argent. Elle lui tient tête, lui parle d’Ahmed, son fils parti en France qui ne donne plus de nouvelles. Impitoyable et maternelle, elle résiste au délinquant et au récit sordide de la vie des prisonniers marocains.
Malika est ce que d’autres appelleraient une « femme puissante ». Mais sa puissance n’est ni politique, même si d’importantes digressions évoquent Ben Barka et le roi Hassan II, ni économique, puisque sa famille vit dans les conditions les plus précaires, même si elle fait tout pour lui construire une maison et la nourrir. « Des années tous les onze dans une seule pièce. Onze ! J’ai économisé centime après centime. J’ai économisé tout ce que je pouvais. Certains mois, je ne leur préparais qu’un seul repas par jour. Ils râlaient. Ils criaient. Nous avons faim ! Nous avons faim, maman ! Je ne pouvais rien faire d’autre. Il fallait économiser encore et encore. Ils trouvaient tous que j’étais devenue impitoyable. Ce n’était pas grave. Un jour, ils comprendraient les sacrifices que j’avais faits pour eux. Les humiliations que j’avais subies à cause d’eux, pour leur donner un toit, une maison. Une vraie maison. » Quoi de plus parlant que ce qu’écrit Abdellah Taïa de cette mère lumineuse, volontaire, tenace ? « C’est Malika qui parle ici. Tout le temps. Elle raconte avec rage les stratégies pour échapper aux injustices de l’Histoire. Survivre. Avoir une petite place. » Son fils, par la magie de la littérature, lui a donné une vraie place.
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, maroc, abdellah taïa, le seuil, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
26/07/2022
Mystérieux champion
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Le Seuil, 2012, éditions Points, 2013, rééd. Points 2021, puis 2022.
Le jeune Paul a eu beau, tout au long de son enfance et des routes parcourues sur deux roues, se prendre pour son champion préféré (souvenons-nous, il y avait deux clans bien marqués, celui, plus populaire, des Poulidor et celui, plus élitiste, des Anquetil), jamais il n’a réussi jusqu’à présent à percer les mystères de celui pour qui « l’essentiel se joue dans la solitude ».
« Petit cycliste, j’avais des idées claires sur ce que devait être un champion. Elles étaient si claires que je les consignais dans un cahier d’écolier parmi les photos que je découpais dans les journaux et collais dans un ordre qui n’appartenait qu’à moi. Ce cahier était à la fois mon Panthéon et mes Commandements ». Devenu grand, Paul doit pourtant se poser les questions essentielles, résumées par le titre du chapitre central, « À quoi marche Anquetil ? » : à l’exploit, à l’amour du vélo, à l’argent, à la douleur, à la drogue, à la générosité ? À tout cela sans doute, ce qui le rend d’autant plus « énervant » qu’il reste très secret.
Paul Fournel, qui s’y connaît en vélo, sportivement, pratiquement, théoriquement et littérairement (voir Besoin de vélo, Méli-vélo etc.), livre dans Anquetil tout seul des réflexions qui ne doivent rien à l’hagiographie (même si Anquetil est devenu, comme d’autres et plus que d’autres, une légende, celle-ci n’occulte en rien les défauts humains qui ne lui ont pas été épargnés), rien à la complaisance, rien au moralisme, beaucoup tout de même à l’admiration inséparable de l’autobiographie. Des réflexions, et des variations : ce livre est la partition d’une cantate qui suit les rythmes variés d’une combinaison instrumentale élégante et indicible : l’homme et la bicyclette.
Jean-Pierre Longre
23:12 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, cyclisme, francophone, paul fournel, le seuil, jean-pierre longre, points | Facebook | | Imprimer |
19/07/2022
“Mépriser son être essentiel”
Victor Segalen, Le Double Rimbaud / The Double Rimbaud, ouvrage bilingue - bilingual book, translated from the French by Blandine Longre and Paul Stubbs, Black Herald Press, 2022
Médecin de marine, écrivain, grand voyageur, Victor Segalen (1878-1919) a peu publié de son vivant, mais son œuvre est abondante (deux volumes dans la Pléiade). Le double Rimbaud, publié pour la première fois dans Le Mercure de France le 15 avril 1906, n’en est qu’un échantillon fort bref, mais très représentatif des préoccupations de l’auteur : peut-on être à la fois un immense poète et un négociant aventureux ? À la fois, non. Successivement, oui, apparemment, et Segalen s’interroge sur les deux Rimbaud : « Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? »
On le sait, Rimbaud s’arrêta brusquement d’écrire, et après avoir erré pendant au moins quatre ans, passa les dix dernières années de sa vie entre l’Abyssinie et Aden. Segalen utilise divers documents (lettres, souvenirs écrits ou oraux) pour retracer cette aventure, non sans citer et analyser auparavant un certain nombre d’extraits poétiques parvenant à « d’insoupçonnables horizons » et proclamant des désirs d’ailleurs : « Et cela fut, en vérité, prophétique des désirs constants de l’autre Rimbaud, qui même avant ses souffrances, avant ses échecs, en pleine fièvre de vie et d’action, entrevoyait, comme but seul désirable, le repos. »
Comment expliquer ce « cas singulier, d’un poète récusant son œuvre entière de poète […] par son mutisme définitif » ? Segalen avance alors « le Bovarysme », fameuse théorie conçue d’après l’héroïne de Flaubert par Jules de Gautier comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. » Et de donner les exemples d’Ingres et son violon, de Chateaubriand et ses velléités politiques, de Goethe et ses ambitions scientifiques etc. Voilà qui expliquerait aussi « les deux essors divergents » et l’étouffement de l’inspiration poétique chez Rimbaud, « persistant à mépriser son être essentiel. » Rien n’est définitivement éclairci, et Arthur Rimbaud restera toujours un cas mystérieux et fascinant dans l’histoire de la poésie. Mais Victor Segalen, dans ce petit ouvrage que les éditions Black Herald Press ont eu l’excellente idée de rééditer – en version bilingue qui plus est – fait avancer la réflexion non seulement sur le poète de Charleville, mais plus généralement sur la destinée des artistes.
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12/07/2022
Une fille des livres et de l’eau
Julia Kerninon, Liv Maria, L’iconoclaste, 2020, Folio, 2022
Thure Christensen, jeune marin norvégien, s’arrêta un jour sur une île bretonne où il fit la connaissance de Mado, qui tenait le « café-restaurant-épicerie que possédait depuis toujours la famille Tonnerre. » Et en 1970 naquit Liv Maria, sous le signe des livres qu’aimait son père et de la vie insulaire que menait sa mère. « Son père était un lecteur, et sa mère était une héroïne. »
Une ascendance qui marquera ses goûts et son tempérament. Envoyée à 17 ans à Berlin par sa mère, elle y vivra une aventure dont le secret la suivra toute sa vie. De retour dans son île, c’est la mort de ses parents qui l’attend. Ce sera ensuite le Chili, où elle sera l’associée et la maîtresse d’un entrepreneur, puis se consacrera à l’élevage de chevaux. De retour dans son île, elle y rencontre Flynn, qui l’emmène en Irlande et devient un mari idéal, avec qui elle aura deux enfants. Elle tiendra une librairie, « le rêve qui devient réalité. » Mais ce rêve familial et livresque n’efface pas la tache indélébile, le secret inavouable qui la mine et s’est réveillé lorsqu’elle est arrivée dans le pays de Flynn. « C’était tellement inouï. Peut-être aurait-elle pu alors tout dire – pas tout, bien sûr – mais au moins une partie, et cet épisode serait devenu une romantique légende familiale. »
Liv Maria Christensen est bien plus que la protagoniste de ce qui pourrait être un roman d’aventures, de voyages, d’amours. « Fille unique du lecteur et de l’insulaire », elle est une femme d’exception, qui a vécu ce que son père disait déjà à propos de sa mère : « Les chemins difficiles qui semblent être les seuls qu’elle connaisse. » Voilà qui résume la destinée mouvementée, narrée avec vigueur et brio, de « la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre. » Elle est celle que l’on croit bien connaître, et dont même son mari n’a jamais pu sonder tous les mystères. Elle est un roman, elle est l’océan.
Jean-Pierre Longre
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28/06/2022
« Elle avait toujours raison »
Alain Joubert, Toyen. Petits faits et gestes d’une très grande dame, Ab irato, 2022
Comptée au nombre des surréalistes, née à Prague et figure majeure de l’avant-garde tchèque, Toyen (Maria Čerminová, 1902-1980) dépasse largement les limites des classifications. Créatrice avec Jindřich Štyrský de l’artificialisme et fondatrice du mouvement surréaliste tchèque, elle rejoint après la guerre le groupe français, liée d’une forte amitié avec certains de ses membres. L’exposition de ses œuvres (peintures, collages, dessins etc.) au Musée d’Art Moderne de Paris (jusqu’au 24 juillet 2022) témoigne de l’originalité de son œuvre.
Cette originalité, Alain Joubert (1936-2021) en témoigne à sa manière, celle de quelqu’un qui, lui-même partie prenante dans les activités surréalistes des années 1950-1960, a connu Toyen dans sa vie quotidienne, dont il évoque ici « quelques moments », montrant combien sa « vie réelle » a pu influer sur sa « vraie vie », celle de l’art. Alors nous voici embarqués avec elle au café où elle retrouvait André Breton et son groupe, ainsi que ses « complices » Benjamin Péret, Charles Estienne et quelques autres. Nous voici confrontés à un langage que l’auteur appelle « le toyen », fort en accent et en images nouvelles, du genre : « Ti sais, moi, j’y bouffe du cinéma ! » ; ou partageant avec elle des tâches ménagères qu’elle considérait comme secondaires, et un goût inattendu pour le Rock de Vince Taylor ; ou séjournant avec elle à Saint-Cirq-Lapopie, s’adonnant à la natation ou à des mimes endiablés devant ses compagnons ; ou encore à l’hôpital, où elle manifestait ouvertement sa détestation de la religion et son éloignement de toutes « racines », se caractérisant par deux mots : surréaliste et APATRIDE.
Relatés sur le mode personnel, émaillés d’anecdotes savoureuses et d’illustrations photographiques, ponctués par le tableau « L’échiquier » (1963), ces « petits faits et gestes d’une très grande dame » révèlent une personnalité hors du commun, dynamique, robuste physiquement, intellectuellement, esthétiquement. Et comme l’écrit Alain Joubert : « Soyons clairs : elle avait toujours raison… ».
Jean-Pierre Longre
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21/06/2022
Amours, mystères et illusions
Graham Swift, Le grand jeu, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 2021, Folio, 2022
En 1939, beaucoup d’enfants londoniens furent évacués de Londres pour être mis en lieu sûr et ainsi échapper aux bombardements nazis. Parmi eux, Ronnie, huit ans, eut la chance d’être accueilli dans l’Oxfordshire par un couple qui s’occupa de lui comme s’il était l’enfant qu’ils n’avaient pas eu. Une belle maison, un jardin paisible, une automobile, le téléphone, de la tendresse… Même si le garçon pense à sa mère avec émotion, le voilà heureux de connaître ce confort et d’être choyé par Pénélope et Eric Lawrence – d’autant que celui-ci était « un magicien accompli », qui lui apprit les rudiments de la prestidigitation.
Ronnie trouvera là sa vocation, en fera son métier, montant avec son « assistante » Evie White un spectacle populaire sous le patronage de son ami Jack Robins. Un fabuleux trio avec de fameux noms de scène : Jack Robinson, Pablo le Magnifique, l’étincelants Ève, et un succès grandissant auprès des estivants du bord de mer. Entre Robbie et Ève, la magie n’est pas seulement scénique, mais aussi sentimentale.
La magie, c’est aussi celle su style de Graham Swift, qui sait à merveille opérer les va-et-vient entre le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, l’amour et le désamour, le silence et la parole des regards, les apparitions et les disparitions. C’est bien de tout cela qu’il s’agit entre Jack et Ronnie, avec Evie comme point d’ancrage ou de départ. Présences et disparitions, énigmes et illusions : « Or qu’y a-t-il de plus extraordinaire : que les magiciens puissent transformer une chose en une autre, même faire disparaître et réapparaître les gens, ou que les gens puissent être présents un jour – oh, tellement présents – et plus le lendemain ? À tout jamais. » C’est l’enjeu de ce beau roman où se dessinent tout en nuances les destinées d’êtres pleins de force, de délicatesse et de mystère.
Jean-Pierre Longre
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