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24/10/2022

Anecdotes et souvenirs littéraires

Nouvelles, chroniques, autobiographie, récit, francophone, Roger Grenier, Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, Jean-Pierre LongreRoger Grenier, Les deux rives, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022

Roger Grenier (1919-2017), écrivain, journaliste, éditeur, lecteur chez Gallimard, a bien connu le monde littéraire. Dans cet ouvrage posthume, sous la forme d’anecdotes souvent souriantes, ironiques sans méchanceté, il rend compte à sa manière d’épisodes significatifs, parfois saugrenus, parfois émouvants, mettant en scène des personnalités connues ou méconnues.

Situés entre 1937 et 2005, maints événements confidentiels ou notoires sont tombés sous la plume alerte de l’auteur. C’est par exemple, en 1950, Marguerite Duras exclue du P. C. F. pour des raisons relevant de la morale la plus intransigeante ; la visite des fines fleurs de la Beat Generation (Jack Kerouac, Alan Ginsberg, Gregory Corso) dans les bistrots de Saint-Tropez ; les funérailles de Céline, en 1961, à l’occasion desquelles, dans son reportage pour France-Soir, Roger Grenier écrivit : « Il est toujours triste d’être obligé d’avoir honte d’un grand écrivain. » ; André Maurois faisant appel à des « nègres » ; des confidences de Serge Gainsbourg ; l’évocation de la mort, à Venise, de Wagner « se faisant faire une gâterie, comme on dit, par la femme de chambre »… On croise de grandes figures, amis ou connaissances de l’auteur, Camus bien sûr, Raymond Queneau, Jules Roy, Pierre Lazareff, Daniel Boulanger, et bien d’autres membres de la République des Lettres.

Ces échos des « deux rives » sont précédés de trois nouvelles, dans lesquelles Roger Grenier évoque aussi – souvenirs mêlés de fiction – des figures attachantes, discrètes voire secrètes, avec un art consommé du récit bref et du suspense narratif. Et ils sont suivis d’un texte s’attardant sur ce qui fut pour le petit Roger « un inépuisable livre d’images », deux volumes du magazine L’Illustration, aux photos « prodigieuses », atteignant « les sommets du chauvinisme ».

Comme l’écrit Jean-Marie Laclavetine dans sa préface, Roger Grenier fut « un esprit discrètement libertaire et d’un antimilitarisme foncier » (ce qui ne l’empêcha pas, entre autres engagements, de participer à la libération de Paris). Et dans cet ultime ouvrage, il use « toujours du ton d’ironie modeste et du sourire en coin de ceux qui ont perdu toute illusion quant aux capacités d’amélioration de l’espèce. » Un exemple pour finir ? En 1968 : « Mes fils, Frédéric et Nicolas, ont 15 et 13 ans. Comme je leur dis : « Il faudrait quand même que vous lisiez La Condition humaine ou Les Conquérants », l’un d’eux réplique : « Tu ne te figures pas que je vais lire les livres d’un ministre ! » Je me dis alors que Malraux vient de trouver sa punition. »

Jean-Pierre Longre

 

www.gallimard.fr

21/10/2022

Parutions récentes aux éditions L’Espace d’un instant

Théâtre, Grèce, Serbie, Luxembours, Iàkovos Kambanèllis, Gilles Decorvet, Sissy Papathanassiou, Maja Pelević, Marie Karaś-Delcourt, Svetislav Jovanov, Ian De Toffoli, Jean Boillot, L’Espace d’un instantIàkovos Kambanèllis, La Cour des miracles. Traduit du grec par Gilles Decorvet, préface de Sissy Papathanassiou, 2022

« Athènes, années 50. La capitale grecque n’est pas encore hérissée d’immeubles. Les gens vivent dans des maisonnettes, serrées autour de préaux. Dans l’un d’eux s’agite le petit monde de La Cour des miracles. Ici, un couple n’arrête pas se disputer pour mieux s’aimer à nouveau ; là, une fille s’imagine faire carrière au cinéma ; untel, à gauche, fait des pieds et des mains pour émigrer en Australie où, croit-il, la vie sera enfin plus belle ; tel autre, à droite, est possédé par le démon du jeu ; sur une terrasse, un vieillard philosophe tisse des songeries poétiques… Les destins se croisent et se décroisent autour de la cour. C’est la classe ouvrière qui se démène, celle qui, plus tard, s’enrichira peut-être ou qui, au contraire, fera naufrage. Ça rit, ça pleure, ça se dispute, ça crie, ça s’énerve et ça danse. Car la vie grouille, dans cette cour : on y souffre et on y rêve. La Cour des miracles : un condensé de Grèce. Un vivier d’humanité. »

« Connu en France pour son récit Mauthausen (Albin Michel ; Prix du livre étranger France Inter/Le Point 2020), Iàkovos Kambanèllis (1922-2011) est célèbre en Grèce avant tout pour ses pièces de théâtre et ses poèmes. Les seconds ont notamment été mis en musique par Mikis Théodorakis. Les premières ont été mises en scène par les plus grands, comme Karolos Koun. Très marqué par son expérience vécue dans un camp de concentration en Allemagne, Kambanèllis a su sublimer les épreuves pour en tirer une oeuvre saisissante de beauté, de poésie et d’émotion. »

 

 

Théâtre, Grèce, Serbie, Luxembours, Iàkovos Kambanèllis, Gilles Decorvet, Sissy Papathanassiou, Maja Pelević, Marie Karaś-Delcourt, Svetislav Jovanov, Ian De Toffoli, Jean Boillot, L’Espace d’un instantMaja Pelević, Peau d’Orange. Traduit du serbe par Marie Karaś-Delcourt, préface de Svetislav Jovanov, 2022

« Moderne et percutante, Peau d’orange bouscule et soulève les questions de genre dans notre monde contemporain. Le personnage principal, ELLE, oscille entre la dépression, la révolte et le conformisme. Tour à tour soumise au diktat de l’image du corps imposé par la société patriarcale, prête à tout pour être reconnue ou devenue mère malgré elle, la femme et sa féminité sont remises en question et tiraillées entre libération et asservissement. L’homme et la femme sont-ils partenaires ou étrangers l’un à l’autre ? L’autre n’est-il qu’un moyen pour assouvir ses désirs ou atteindre ses objectifs ? La force du texte tient en la simplicité de l’expression pour décrire toute la complexité d’un système. »

« Maja Pelević, née à Belgrade en 1981, est dramaturge, metteuse en scène et performeuse. Elle a notamment suivi les cours dispensés par Richard Schechner, avant d’être accueillie au Royal Court Theatre de Londres en 2005. Membre de la rédaction de la revue Scena, conseillère littéraire au Théâtre national de Belgrade, cofondatrice de Nova drama, elle participe à de nombreux projets. Ses productions ont été largement présentées en Europe, notamment à la Volksbühne à Berlin, et ont reçu de nombreux prix, dont celui du BeFem, le festival féministe de Belgrade, en 2019. Créé à l’Atelier 212 à Belgrade en 2006, prix du meilleur spectacle au festival Sterjino Pozorje de Novi Sad en 2010, Peau d’orange a récemment fêté sa trois-centième représentation. »

 

Théâtre, Grèce, Serbie, Luxembours, Iàkovos Kambanèllis, Gilles Decorvet, Sissy Papathanassiou, Maja Pelević, Marie Karaś-Delcourt, Svetislav Jovanov, Ian De Toffoli, Jean Boillot, L’Espace d’un instantIan De Toffoli, Trilogie du Luxembourg, préface de Jean Boillot, 2022

« Les trois textes de Trilogie du Luxembourg, montés entre 2018 et 2021 au Luxembourg, en France et en Italie, dessinent le portrait politique d’un pays clivé, où les apparences polies cachent souvent de plus sombres rouages. Terres arides, pièce documentaire sur les traces d’un journaliste luxembourgeois en voyage en Syrie, scrute le système politique et juridique du Luxembourg en posant les questions de la citoyenneté, de la radicalisation et de l’apparente paix sociale du pays. Le monologue Tiamat fait le voyage en sens inverse, disséquant le business des antiquités de sang venues du Proche-Orient, rendu possible par l’opacité de structures financières et logistiques du Luxembourg. Confins raconte, depuis la fondation de l’Union européenne, et au-delà, les pérégrinations de générations d’hommes et de femmes venus d’Italie pour s’enfoncer dans les mines du bassin de fer de la Grande Région. »

« Ian De Toffoli, né en 1981 à Luxembourg au sein d’une famille italo-luxembourgeoise, est écrivain, dramaturge et universitaire, auteur d’une thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne-Paris IV, d’essais et de pièces de théâtre traduits et publiés dans plusieurs pays européens. Depuis 2012, ses pièces sont créées aux Théâtres de la Ville de Luxembourg, au Théâtre national du Luxembourg, au Théâtre du Centaure, mais également en France, Belgique, Allemagne et Italie. Depuis 2022, il est artiste associé aux Théâtres de la Ville de Luxembourg. »

 

 http://parlatges.org

 

14/10/2022

Juifs contre bétail

récit, histoire, francophone, Roumanie, Sonia Devillers, Flammarion, Jean-Pierre LongreSonia Devillers, Les exportés, Flammarion, 2022

Ils s’appelaient Harry et Gabriela, et Sonia, leur petite-fille, les a bien connus. Juifs sans le vouloir, mais obligés de l’être. « Je savais qu’ils étaient juifs, mes grands-parents. Je savais aussi qu’ils n’y accordaient aucune importance, qu’ils ne portaient même plus de nom juif. » Ils ne parlaient pas de ce qu’ils avaient vécu avant et pendant la guerre, accréditant ainsi l’idée que l’antisémitisme n’avait pas sévi en Roumanie, le pays où ils habitaient. Et pourtant… Pogroms, emprisonnements, déportations, tout cela avait bien eu lieu. Mais pour Harry et Gabriela Greenberg, qui prirent le nom de Deleanu parce qu’ils se sentaient plus roumains que juifs, « la franche horreur se situait ailleurs, dans cet exil forcé de 1961, ce voyage si terrorisant de Bucarest à Paris, vécu par ma mère lorsqu’elle avait quatorze ans. »

Le livre relate toutes les étapes, ô combien éprouvantes, accidentées, périlleuses que sa famille maternelle (son arrière-grand-mère, ses grands-parents, sa mère, sa tante) dut franchir, eux qui avaient eu foi dans le communisme et qui devinrent des parias, pour parvenir à fuir la dictature et les sévices et arriver à Paris, échangés contre… des machines agricoles et du bétail (en particulier des porcs). Car la Roumanie de 1960-1961 avait grandement besoin de renforcer son matériel agricole et son cheptel. Un homme, trafiquant habile, aventurier ambigu et sans grands scrupules (qui pourtant rendit de grands services à nombre de Juifs roumains, dont la famille Deleanu), Hongrois devenu Ukrainien puis Britannique, Henry Jacober, fut la cheville ouvrière de ce troc. Un chapitre entier est consacré à la reproduction (traduite) de documents que Sonia Devillers a trouvés dans les dossiers de la Securitate, et qui dressent la liste des « personnes autorisées à quitter le pays » en échange de vaches, cochons, moutons, taureaux (tous de bonne race), ainsi que de machines agricoles performantes – listes à l’appui là aussi. Cette période plutôt artisanale fut suivie, après l’arrivée au pouvoir de Ceauşescu, d’un commerce identique et même accéléré, mais avec comme monnaie d’échange des centaines de milliers de dollars…

Le témoignage familial de Sonia Devillers, plein d’anecdotes émouvantes, est au cœur du récit. Mais il est l’occasion d’une véritable enquête historique sur les Juifs roumains du XXe siècle, où l’autrice s’appuie non seulement, en journaliste chevronnée, sur les témoignages directs et sur les archives, mais aussi sur des ouvrages comme ceux de Mihai Sebastian, Matatias Carp, Radu Ioanid, Ion Pacepa, qui montrent que la succession des régimes (notamment fascisme puis communisme), n’a jamais épargné les Juifs, quels qu’ils soient. Les statistiques sont formelles : « À la fin des années1930, la Roumanie comptait 750 000 juifs roumains. Au cours de la seconde guerre mondiale, la moitié d’entre eux furent assassinés. » Ajoutons à cela les 130 000 qui, vivant en Transylvanie, furent déportés à Auschwitz. « Au sortir de la guerre, la Roumanie ne comptait plus que 350 000 citoyens d’origine juive. […] Quatre décennies plus tard, lorsque Nicolae Ceauşescu fut renversé en 1989, les juifs étaient moins de 10 000 dans le pays. Ils avaient physiquement disparu. La Roumanie était bel et bien devenue un pays sans juif. » Ce récit est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’exil, les racines, la langue : la mère de Sonia, Marina, arrivée adolescente de Roumanie, épousa ensuite un Français, et ne parla à sa fille qu’en français ; celle-ci parle donc sa « langue paternelle » - sauf si l’on considère la langue maternelle comme celle de la mère patrie… Finalement, évoquant la figure, le sort et les écrits de Georges Perec, elle interroge une judéité qu’elle ne ressent pas, et le sentiment de l’exil : « Je suis étrangère à quelque chose de moi-même. » Familial, pathétique, historique, dramatique, Les exportés résonne aussi comme un questionnement personnel dans lequel le lecteur ne peut se sentir que profondément impliqué.

Jean-Pierre Longre 

https://editions.flammarion.com

07/10/2022

S’évader vers les chefs d’œuvre.

:  bande dessinée, francophone, hergé, tintin, éditions moulinsart, géo, jean-pierre longreTintin c’est l’aventure n° 12, Patrimoine mondial. Trésors en danger ? Geo, éditions Moulinsart, juin-août 2022

Commençons par la fin : avant une interview de François Schuiten et Benoît Peeters à propos de leur album Bruxelles, Un rêve capital, « ode au patrimoine de la capitale millénaire de l’Europe », une question récurrente parce qu’importante est posée : « Mais où est donc la Syldavie ? » La Syldavie, « pays mosaïque », celui du Sceptre d’Ottokar, où l’on passe aussi en lisant Objectif lune, On a marché sur la lune, que l’on côtoie (en Bordurie) dans L’affaire Tournesol… Tenter de répondre à cette question, c’est faire le tour de pays européens au riche patrimoine, à commencer par la Roumanie, illustrée ici par une magnifique photo de la cité médiévale de Sighişoara. Les autres hypothèses ne sont pas à rejeter, loin s’en faut : Monténégro, Albanie, Serbie, Croatire, République tchèque, Pologne, Autriche, Hongrie, et même Angleterre et Belgique – ou un mélange de toutes ces régions. Bref, on n’a pas fini d’en discuter, et le magazine Géo a dressé une carte précise du pays…

:  bande dessinée, francophone, hergé, tintin, éditions moulinsart, géo, jean-pierre longreMais ce nouveau numéro de Tintin c’est l’aventure aborde bien d’autres thématiques concernant le patrimoine et des trésors en danger aussi divers que ceux qui figurent dans les albums d’Hergé. Monuments lointains ou proches, animaux exotiques, ruines diverses, musées, et aussi le château de Moulinsart (fortement inspiré de celui de Cheverny) amènent à poser des questions cruciales sur la notion de patrimoine (« construction sociale » selon la spécialiste Julie Deschepper), sur le tourisme de masse (genre « Joyeux Turlurons »), sur le drame que fut la déportation des Amérindiens – on en passe. C’est aussi l’occasion de lire une BD inédite d’Aude Mermillon et Louise Dupraz, et de découvrir, illustrations à l’appui, l’ « univers inimitable » du dessinateur-voyageur suisse Cosey.

:  bande dessinée, francophone, hergé, tintin, éditions moulinsart, géo, jean-pierre longreCe volume, où alternent textes, interviews, images, poursuit l’exploration de l’univers de Tintin, une exploration variée, approfondie, toujours passionnante, jamais épuisée. Et un univers qui est d’abord, mentalement et artistiquement, celui d’Hergé, qui confia à Numa Sadoul : « Si je me suis mis à voyager ce n’est pas seulement pour voir de nouveaux paysages, mais pour découvrir d’autres modes de vie, d’autres façons de penser ; en somme pour élargir ma vision du monde. »

Jean-Pierre Longre

www.geo.fr

https://www.tintin.com

30/09/2022

Symphonie des persécutés

Histoire, musique, anglophone, Michael Haas, Blandine Longre, Elisabeth Willenz, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreMichael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022

« Cet ouvrage est une épopée qui débute en 1815 avec le congrès de Vienne et s’achève sur les définitions nouvelles de la musique et de la société dans les années 1960. » Cette annonce faite à la fin de l’introduction reflète exactement la suite : si le sujet central du livre est bien la persécution des musiciens juifs par les nazis, Michael Haas, spécialiste de la question et musicologue érudit, cofondateur du centre « Exilarte » de Vienne consacré à la musique de l’exil, celle de l’extérieur et celle du « retour intérieur », s’adonne plus globalement à une étude historique complète permettant de comprendre les tenants et les aboutissants de cette persécution.

Les premiers chapitres sont consacrés à un tableau historique des nations qui, bien plus largement que l’Allemagne seule, ont en commun la langue allemande, ou ont donné naissance à des artistes et des intellectuels s’exprimant en allemand. On apprend aussi, entre autres informations de premier plan, que l’Autriche vit, entre 1857 et 1920, sa population juive se multiplier par presque cent, ce qui « s’accompagna d’un élan libérateur d’assimilation qui vit artistes et musiciens devenir des citoyens à part entière participant à la vie intellectuelle autrichienne, ainsi que des protagonistes dans le domaine plus vaste de la culture allemande. » Et dans une autre perspective on mesure à quel point Wagner est « le père de l’antisémitisme allemand », et fut considéré par les nazis « comme la national-socialiste » par excellence, sur lequel furent fondées « les politiques musicales dans l’Allemagne hitlérienne. »

On suit dans cette monumentale étude les épisodes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont marqué la vie politique et artistique – particulièrement la vie musicale bien sûr – des pays concernés, avec les grands compositeurs qui ont ponctué cette vie : outre Wagner, on rencontre Mendelssohn, Brahms, Mahler, Schoenberg, Schrecker, Zemlinsky, Berg, Webern, Kurt Weill, bien d’autres, sans compter les interprètes et chefs d’orchestre, tels Fritz Busch ou Bruno Walter (qui ont fait précédemment l’objet de publications chez Notes de nuit)… Michael Hass donne en outre de nécessaires précisions sur les mouvements caractéristiques ou les états d’esprit des différentes périodes concernées (« fin de siècle », « modernisme », « nihilisme thérapeutique », « renouveau romantique » etc.). Tout cela permet à l’auteur de faire une analyse poussée de l’attitude des nazis face aux musiciens juifs, persécutions, déportations, exils vers les États-Unis, l’Angleterre, la France (avant qu’elle soit elle-même occupée, mais où certains comme le Hongrois Joseph Kosma ont pu rester) et quelques autres pays. Ce qui a permis à des compositeurs exilé, malgré l’accueil mitigé qui leur fut réservé, de reprendre, parfois différemment, leur carrière, voire de renouer, par exemple, avec des formes anciennes comme la symphonie, d’où la « symphonie de l’exil » austro-allemand. N’oublions pas non plus les compositions écrites dans les camps de concentration, notamment à Theresienstadt, comme Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann. Le dernier chapitre est consacré, après la victoire sur le nazisme, aux débuts de la guerre froide et à ce qu’il en résulte sur le plan musical.

Ouvrage de grande envergure, savant, exhaustif, complété par une bibliographie fournie et un index très utile, Musique interdite est une mine de renseignements historiques et une large base de réflexion sur ce que peut provoquer une politique dévoyée dans le domaine de la création musicale et plus généralement artistique. Pour n’en pas finir, en résonance avec notre époque, citons quelques lignes d’un éditorial anonyme paru en 1933 dans Neue Freie Press et cité dans le livre : « La déshumanisation de l’humanité a progressé comme jamais auparavant, l’indifférence au sort d’autrui, le désir de domination sans limites, la déification du préjugé, tout cela s’est propagé comme une épidémie psychique telle qu’on en avait connu seulement durant les heures les plus sombres du mysticisme médiéval. […] La notion de civilisation européenne est détruite, aujourd’hui toutes ses traditions intellectuelles sont en miettes. »

Jean-Pierre Longre

www.notesdenuit-editions.net

23/09/2022

« Vaillante, vacillante »

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Les Éditions Noir sur Blanc, J’ai lu, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Ce matin-là, Les Éditions Noir sur Blanc, 2021, J’ai lu, 2022

Il y a l’élément déclencheur – en l’occurrence, la voiture qui « ce matin-là ne veut pas démarrer. Et il y a ce qui couvait, ce que ce banal incident de la vie fait soudainement surgir. L’enfermement chez soi, en soi, le gouffre. « Clara la vaillante, vacillante. Une lettre en plus qui dit l’effondrement. […] Une lettre qui dessine une caverne, un trou où elle tombe, un creux, une lettre qui l’empêche de retrouver celle qu’elle était, entière, debout. »

Il y a Thomas, qu’elle aime et qui lui avait proposé de vivre avec lui, qui s’efforce de la maintenir à flot, mais qui peu à peu se décourage devant son absence de réaction. Il y a eu l’angoissante tension au travail, la dictature de la performance, le « maillage invisible d’ondes et de réseaux qui l’enserre chaque jour un peu plus, comme cette torture qui consiste à ligoter la victime de manière telle qu’à chaque effort pour se libérer, elle resserre un peu plus les liens, jusqu’à l’étranglement final. » Il faudra un acharnement désespéré pour sortir du puits, remonter vers le jour, répondre aux sollicitations familiales et amicales.

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Les Éditions Noir sur Blanc, J’ai lu, Jean-Pierre LongreCertes, dira-t-on, voilà le récit détaillé, pas à pas, d’une dépression comme on en vit ou en côtoie dans notre monde stressant. Quoi de neuf ? Eh bien, le neuf, c’est que Gaëlle Josse a su en faire un roman poétique et profond, ni larmoyant ni distant, dont le caractère empathique est plus prenant qu’une simple narration. Rythmées par les couplets d’une chanson connue (depuis « Nous n’irons plus au bois » jusqu’à « Entrez dans la danse »), les différentes étapes du récit mènent du noir désespoir à la lumière de l’espérance, « insaisissable et réelle ». C’est ainsi que le roman sait capter ce qui échappe à la raison pure.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsnoirsurblanc.fr

www.jailu.com

10/09/2022

Histoires de lieux

Revue, Nouvelle, francophone, Brèves, Atelier du Gué, Jean-Pierre LongreBrèves n° 120, 2022

À la fin du volume, Éric Dussert présente Fanny Clar (1875-1944), journaliste engagée, romancière, nouvelliste, et propose à la lecture l’un de ses textes, « L’horloger qui écouta les horloges » : l’horloger en question, que personne n’a jamais vu en dehors de sa boutique, se voit harcelé par ses instruments qui lui répètent sans cesse « Le temps fuit… ». Finalement, c’est lui qui va fuir le lieu de son enfermement volontaire, quittant sa boutique pour des promenades, enfin « souriant au soleil, aux moineaux, à l’instant de joie qui passe et dont il faut jouir, vite, vite, avant qu’il soit trop tard, tard… ».

Voilà un beau prolongement des douze nouvelles qui composent le corps principal de ce numéro (dont les dernières pages sont consacrées, comme il se doit, à d’utiles recensions). De tons et de factures divers, ces douze nouvelles ont un motif commun : ce sont des histoires de lieux. Sur le mode réaliste ou fantastique, nostalgique ou humoristique, morbide ou réjouissant, dramatique ou poétique, il s’agit de lieux où l’on reste, que l’on quitte, que l’on retrouve, lieux individuels ou collectifs, intérieurs ou extérieurs – croisés par le temps, bien sûr, qui pèse de tout son poids sur les mouvements des personnages.

Les mouvements, et les destins. Il y a un jeune boucher qui, devenu veuf et séducteur malgré lui, part vers d’autres horizons ; ce voyageur infatigable découvrant un village reculé d’Afrique et la vie qu’on y mène ; ces habitants d’une banlieue réunis pour assister à la démolition de leurs logements à coups d’explosifs ; cette pauvre Liselotte qui n’a trouvé qu’un moyen pour bénéficier d’un peu de chaleur l’hiver : passer ses journées dans les bus. Il y a les souvenirs familiaux et lyonnais d’un jeune homme ; les impressions d’un commandant extra-terrestre visitant en 2096 une planète vide, la terre ; un monde où le travail est considéré comme une drogue… On en passe, laissant aux lecteurs le plaisir de suivre à leur guise le fil conducteur de ces nouvelles et les boucles parfois surprenantes qu’il offre.

Encore une fois, Martine et Daniel Delort font de Brèves bien plus qu’une simple revue, un recueil qui déploie toutes les ressources de la littérature. Profitons-en !

Jean-Pierre Longre

Les auteurs : Alain Leygonie, Dominique Lanni, Sylvie Cavillier, Marie-José Le Roy, Brice Gautier, Christophe Varlet, Jean-Yves Robichon, Rose Tacvorian, Dominique Carron, Julie Boudillon, Mireille Diaz-Florian, Marie-France Fournié, Fanny Clar

Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude

breves@atelierdugue.com

Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81

https://www.pollen-difpop.com/article-8529-breves.aspx

03/09/2022

Tragi-comédie familiale

Roman, francophone, Yasmina Reza, Flammarion, Jean-Pierre LongreLire, relire... Yasmina Reza, Serge, Flammarion, 2021, Folio, 2022

Certains écrivains sont aussi à l’aise dans l’écriture théâtrale que dans l’invention romanesque. L’art du dialogue, le mélange des registres, les mouvements de personnages bien campés, l’agencement précis de scènes en une répartition structurelle élaborée : ces caractéristiques scéniques sont aussi celles de la narration dans le dernier roman de Yasmina Reza.

« Je n’intéressais pas mon père. J’étais le bon garçon sans histoire, qui travaillait correctement, faisait tout comme son frère et n’avait aucune personnalité. Au contraire de Serge qui le rendait fou par ses opinions de blanc-bec, ses allures, sa fourberie, sa morgue et que lui en retour rendait fou à force de brutalité et raisonnements soi-disant édifiants, mais qui le surprenait, et peut-être même l’impressionnait. » On comprend ici (et ailleurs) pourquoi le livre s’intitule Serge. Celui-ci est le protagoniste, autour duquel gravitent son frère Jean (le narrateur), sa sœur Anne (Nana) et quelques autres personnages qui apparaissent au fil des scènes : Valentina, la compagne que Serge est en train de perdre, Luc, le fils de Marion, séparée de Jean, qui continue à s’en occuper comme de son propre enfant, Ramos, mari de Nana, avec laquelle il forme le seul couple stable de la fratrie, Joséphine, fille de Serge, qui va entraîner son père, son oncle et sa tante dans un voyage à Auschwitz. La visite du camp occupe une large scène centrale du roman, une scène dont la tonalité est représentative de celle de la plupart des autres. En ce lieu de toutes les cruautés, de toutes les souffrances humaines, les frères et la sœur vont se chamailler pour des peccadilles, se faire la tête, se brouiller même (Nana et Serge, qui boude de plus en plus), se moquer du beau-frère, bref se comporter comme si on était en vacances à la campagne. Et c’est aussi l’occasion, pour l’autrice à la verve acérée, de s’adonner par personnages interposés à une vive satire du tourisme de masse sur les lieux de mémoire tragique. Au milieu de cette agitation, Jean tâche de concilier les positions, mais en prend pour son grade et se fait traiter de lâche, et seule Joséphine, l’adolescente, reste fidèle à la charge de douleur que recèle le lieu.

roman,francophone,yasmina reza,flammarion,jean-pierre longreDe fait, tout le roman est sous-tendu par la mémoire familiale et, plus généralement, humaine. La famille Popper (famille juive laïque, dont certains comportements font penser à ceux que l’on rencontre chez Albert Cohen), est travaillée par les souvenirs – ou par leur absence : « Quand je regarde Nana, je cherche à retrouver la jeune fille qu’elle était. Je cherche dans les yeux, dans les mouvements du corps, le rire, même dans les cheveux, bref dans tout l’assemblage qui fait un être, les traces d’Anne Popper, fleur magique que ses frères exposaient au compte-gouttes dans les soirées pour renforcer leur prestige. Je ne trouve rien. » La maladie et la mort habitent un récit où l’enfance et la jeunesse tentent de prendre leur place. Entre les deux (voir la tirade impayable sur le yaourt, « le dessert de l’enfant et du vieillard »), des adultes à la vie mouvementée, aux actions décalées, à l’angoisse récurrente. Serge est un roman plein  e vie où la mort rôde à chaque coin de page.

Jean-Pierre Longre

https://editions.flammarion.com  

www.folio-lesite.fr 

20/08/2022

Maria Anna, Clara, Fanny, Alma et les autres

Essai, musique, histoire, francophone, Aliette de Laleu, éditions Stock, Jean-Pierre LongreAliette de Laleu, Mozart était une femme, « Histoire de la musique classique au féminin », Stock, 2022

Maria Anna Mozart a été injustement oubliée ; ou si l’on en parle, c’est uniquement comme de la sœur du grand Wolfgang Amadeus. D’où le titre emblématique du livre d’Aliette de Laleu, qui introduit son « Histoire de la musique classique au féminin » en évoquant les sœurs de… (Maria Anna Mozart, donc, ou Fanny Mendelssohn) et les épouses de… (Clara Schumann, Alma Mahler…). « Combien de Maria Anna Mozart n’ont pas pu développer leur talent ou leur art parce que femmes ? »

L’autrice ne prétend pas faire une étude exhaustive sur les compositrices, interprètes ou cheffes d’orchestre sans lesquelles le patrimoine musical ne serait pas ce qu’il est, mais qui « ont été exclues du monde de la musique ». Toutefois, en dénonçant les préjugés tenaces, les oublis plus ou moins délibérés, les exclusions abusives, elle comble les importantes lacunes qui jonchent l’histoire de la musique. Car il y a parmi ces « effacées » des génies qui, si elles avaient été hommes, auraient connu la gloire.

Construit avec la clarté de la chronologie, l’ouvrage nous mène de l’antiquité (Sappho bien sûr) à l’époque contemporaine (qui paradoxalement a vu décliner la création féminine) en passant par le Moyen Âge (Hildegarde de Bingen, « star historique », ou, beaucoup moins connues, les « trobairitz », qui chantaient « pour le plaisir »), puis par la période baroque (avec, par exemple, un questionnement sur le rôle d’Anna Magdalena Bach), la période classique (notamment les révolutionnaires comme Hélène de Montgeroult), le Romantisme (les sœurs ou épouses de…), l’époque moderne (les sœurs Boulanger, les premières grandes cheffes etc.), et le XXe siècle, qui laisse des questions en suspens…

L’étonnant, c’est que sur le nombre considérable de femmes musiciennes, si peu aient laissé un nom dans l’Histoire. Aliette de Laleu nous fait comprendre combien l’injustice des hommes a pesé sur cette absence. Injustice liée aux préjugés, par exemple, sur la prétendue incapacité des femmes à jouer de tel ou tel instrument, ou tout simplement à jouer dans un orchestre symphonique ; liée aussi à la condescendance manifestée à l’encontre de celles qui réussissent à diriger un orchestre (en réaction, de bienvenus orchestres féminins ont été créés au fil des années, et les conservatoires, sous la pression, ont ouvert leurs classes aux jeunes filles). Bref, si l’on veut avoir une vision réelle de l’histoire de la musique, il faut lire ce livre, qui donne aussi de belles idées d’auditions d’œuvres trop méconnues et de lectures complémentaires. Et espérons, comme Aliette de Laleu, que son travail, à la fois très documenté et tout à fait accessible, portera ses fruits.

Jean-Pierre Longre

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08/08/2022

Maître absolu et esclave consentant

Roman, humour, francophone, Roland Topor, Alexandre Devaux, Wombat, Jean-Pierre LongreRoland Topor, Le sacré livre de Proutto. Postface d’Alexandre Devaux, suivie de Sacré Jean-Paul par Topor, Wombat, 2022

Pour qui veut profiter d’une « robinsonnade » parodique et truculente, Le sacré livre de Proutto est une lecture jouissive. Roland Topor s’en donne à cœur joie, nous entraînant à la suite d’un certain Gisou, tyran sadique, et de son adorateur Proutto, masochiste à souhait, tous deux habitants d’une île devenue déserte après la mort collective des ses habitants les « Zoas » et sur laquelle Gisou règne en tant qu’autoproclamé dieu vivant. Le dominant et le dominé vont vivre un certain nombre d’aventures (comme le Robinson et le Vendredi de Daniel Defoe ou, plus proches, de Michel Tournier), jusqu’à l’arrivée d’une certaine Aba, dont le dieu vivant ne se privera pas d’affreusement abuser, et à la naissance d’un garçon aveugle… Bref, loufoquerie et excès, violence et jouissance, ambiguïté et hypocrisie marquent les relations entre bourreau abusif et victimes consentantes.

Parfois Gisou a des regrets : « Je regrette d’avoir échoué chez les Zoas, je maudis le jour où je t’ai connu. J’ai envie de rentrer chez moi. / - Où est-ce, Gisou ? / - Au pays des Dieux vivants. Je suis le pire d’entre eux, parce que la valeur d’un Dieu vivant se mesure à la qualité et à la quantité de ses fidèles. Je n’ai que toi, Proutto. Si les autres l’apprenaient, je mourrais de honte. » Paradoxalement, voilà qui l’humanise un peu, malgré tout ce qu’il fait subir à Proutto, cherchant toujours la pire humiliation à lui faire accepter. Dans sa postface (« Maudit Proutto ! »), Alexandre Devaux écrit à juste titre : « Plus encore qu’un « déconnage sur l’esclavage », ou une critique féroce de l’emprise de la religion sur les corps et les esprits, c’est une fable sur les rapports de domination, de soumission et de possession des êtres entre eux. Prouto est maso, Gisou est sado : « À bon sado, bon maso, ils sont tous les deux contents », dit Topor. »

Le sacré livre de Proutto est suivi d’une brève nouvelle, Sacré Jean-Paul, où Jésus (et non plus Gisou), à l’invitation du pape, participe à un concours de ramassage de billets de banque. Chez Topor, le rire est roi, un rire franc qui, disons-le, met parfois mal à l’aise, tant il est décalé, tant il est satirique, tant il se penche sur les côtés noir et ridicule des humains et des clivages sociaux. Mais ses écrits et ses œuvres d’art marquent pour toujours le patrimoine. Sacré Topor, toujours vivant !

Jean-Pierre Longre

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30/07/2022

Maternelle et tenace

Roman, francophone, Maroc, Abdellah Taïa, Le Seuil, Jean-Pierre LongreAbdellah Taïa, Vivre à ta lumière, Le Seuil, 2022

Abdellah Taïa joue franc jeu, dès la dédicace : « Pour ma mère : M’Barka Allai (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix. » Histoire vraie, donc, mais devenue roman par le truchement des mots d’un écrivain donnant la parole à sa protagoniste qui monologue, se raconte, raconte les siens, ses proches et tout compte fait la vie du Maroc (d’un certain Maroc) de la fin du XXème siècle.

Une autobiographie en trois temps. À Béni Mellal, elle a trouvé toute jeune l’amour d’Allal, qu’elle épouse avec la bénédiction de son père et le consentement de sa belle-famille, mais qui part faire la guerre des Français en Indochine, pensant gagner suffisamment d’argent : « Un an ou deux de guerre et me voilà riche, un peu riche. » Il n’en reviendra pas, et Malika sera chassée par ses beaux-parents, qui avaient pourtant promis de la traiter comme leur fille.

Nous la retrouvons à Rabat, bien des années plus tard, avec son second mari, un homme « gentil » qui l’a aidée à sortir de son complet dénuement et lui a fait de nombreux enfants. Mais c’est elle qui mène son monde, prend les initiatives et défend sa fille Khadija contre la mainmise de Monique, une Française qui voudrait prendre Khadija à son service. Non, Malika rêve que sa fille épouse un homme puissant et riche, un de ceux qui fréquentent le palais royal tout proche. Le destin en ira autrement.

Le troisième épisode, qui se situe à Salé, est une confrontation entre Malika et Jaâfar, un jeune voisin tout juste sorti de prison qui la menace d’un couteau pour voler son argent. Elle lui tient tête, lui parle d’Ahmed, son fils parti en France qui ne donne plus de nouvelles. Impitoyable et maternelle, elle résiste au délinquant et au récit sordide de la vie des prisonniers marocains.

Malika est ce que d’autres appelleraient une « femme puissante ». Mais sa puissance n’est ni politique, même si d’importantes digressions évoquent Ben Barka et le roi Hassan II, ni économique, puisque sa famille vit dans les conditions les plus précaires, même si elle fait tout pour lui construire une maison et la nourrir. « Des années tous les onze dans une seule pièce. Onze ! J’ai économisé centime après centime. J’ai économisé tout ce que je pouvais. Certains mois, je ne leur préparais qu’un seul repas par jour. Ils râlaient. Ils criaient. Nous avons faim ! Nous avons faim, maman ! Je ne pouvais rien faire d’autre. Il fallait économiser encore et encore. Ils trouvaient tous que j’étais devenue impitoyable. Ce n’était pas grave. Un jour, ils comprendraient les sacrifices que j’avais faits pour eux. Les humiliations que j’avais subies à cause d’eux, pour leur donner un toit, une maison. Une vraie maison. » Quoi de plus parlant que ce qu’écrit Abdellah Taïa de cette mère lumineuse, volontaire, tenace ? « C’est Malika qui parle ici. Tout le temps. Elle raconte avec rage les stratégies pour échapper aux injustices de l’Histoire. Survivre. Avoir une petite place. » Son fils, par la magie de la littérature, lui a donné une vraie place.

Jean-Pierre Longre

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26/07/2022

Mystérieux champion

Essai, cyclisme, francophone, Paul Fournel, Le Seuil, Jean-Pierre LongrePaul Fournel, Anquetil tout seul, Le Seuil, 2012, éditions Points, 2013, rééd. Points 2021, puis 2022.

Le jeune Paul a eu beau, tout au long de son enfance et des routes parcourues sur deux roues, se prendre pour son champion préféré (souvenons-nous, il y avait deux clans bien marqués, celui, plus populaire, des Poulidor et celui, plus élitiste, des Anquetil), jamais il n’a réussi jusqu’à présent à percer les mystères de celui pour qui « l’essentiel se joue dans la solitude ».

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« Petit cycliste, j’avais des idées claires sur ce que devait être un champion. Elles étaient si claires que je les consignais dans un cahier d’écolier parmi les photos que je découpais dans les journaux et collais dans un ordre qui n’appartenait qu’à moi. Ce cahier était à la fois mon Panthéon et mes Commandements ». Devenu grand, Paul doit pourtant se poser les questions essentielles, résumées par le titre du chapitre central, « À quoi marche Anquetil ? » : à l’exploit, à l’amour du vélo, à l’argent, à la douleur, à la drogue, à la générosité ? À tout cela sans doute, ce qui le rend d’autant plus « énervant » qu’il reste très secret.

Paul Fournel, qui s’y connaît en vélo, sportivement, pratiquement, théoriquement et littérairement (voir Besoin de vélo, Méli-vélo etc.), livre dans Anquetil tout seul des réflexions qui ne doivent rien à l’hagiographie (même si Anquetil est devenu, comme d’autres et plus que d’autres, une légende, celle-ci n’occulte en rien les défauts humains qui ne lui ont pas été épargnés), rien à la complaisance, rien au moralisme, beaucoup tout de même à l’admiration inséparable de l’autobiographie. Des réflexions, et des variations : ce livre est la partition d’une cantate qui suit les rythmes variés d’une combinaison instrumentale élégante et indicible : l’homme et la bicyclette. 

Jean-Pierre Longre

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19/07/2022

“Mépriser son être essentiel”

Essai, poésie, francophone, anglophone, Victor Segalen, Arthur Rimbaud, Blandine Longre, Paul Stubbs, Black Herald PressVictor Segalen, Le Double Rimbaud / The Double Rimbaud, ouvrage bilingue - bilingual book, translated from the French by Blandine Longre and Paul Stubbs, Black Herald Press, 2022

Médecin de marine, écrivain, grand voyageur, Victor Segalen (1878-1919) a peu publié de son vivant, mais son œuvre est abondante (deux volumes dans la Pléiade). Le double Rimbaud, publié pour la première fois dans Le Mercure de France le 15 avril 1906, n’en est qu’un échantillon fort bref, mais très représentatif des préoccupations de l’auteur : peut-on être à la fois un immense poète et un négociant aventureux ? À la fois, non. Successivement, oui, apparemment, et Segalen s’interroge sur les deux Rimbaud : « Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? »

On le sait, Rimbaud s’arrêta brusquement d’écrire, et après avoir erré pendant au moins quatre ans, passa les dix dernières années de sa vie entre l’Abyssinie et Aden. Segalen utilise divers documents (lettres, souvenirs écrits ou oraux) pour retracer cette aventure, non sans citer et analyser auparavant un certain nombre d’extraits poétiques parvenant à « d’insoupçonnables horizons » et proclamant des désirs d’ailleurs : « Et cela fut, en vérité, prophétique des désirs constants de l’autre Rimbaud, qui même avant ses souffrances, avant ses échecs, en pleine fièvre de vie et d’action, entrevoyait, comme but seul désirable, le repos. »

Comment expliquer ce « cas singulier, d’un poète récusant son œuvre entière de poète […] par son mutisme définitif » ? Segalen avance alors « le Bovarysme », fameuse théorie conçue d’après l’héroïne de Flaubert par Jules de Gautier comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. » Et de donner les exemples d’Ingres et son violon, de Chateaubriand et ses velléités politiques, de Goethe et ses ambitions scientifiques etc. Voilà qui expliquerait aussi « les deux essors divergents » et l’étouffement de l’inspiration poétique chez Rimbaud, « persistant à mépriser son être essentiel. » Rien n’est définitivement éclairci, et Arthur Rimbaud restera toujours un cas mystérieux et fascinant dans l’histoire de la poésie. Mais Victor Segalen, dans ce petit ouvrage que les éditions Black Herald Press ont eu l’excellente idée de rééditer – en version bilingue qui plus est – fait avancer la réflexion non seulement sur le poète de Charleville, mais plus généralement sur la destinée des artistes.

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12/07/2022

Une fille des livres et de l’eau

roman,francophone,julia kerninon,l’iconoclaste,2020,folio,jean-pierre longreJulia Kerninon, Liv Maria, L’iconoclaste, 2020, Folio, 2022

Thure Christensen, jeune marin norvégien, s’arrêta un jour sur une île bretonne où il fit la connaissance de Mado, qui tenait le « café-restaurant-épicerie que possédait depuis toujours la famille Tonnerre. » Et en 1970 naquit Liv Maria, sous le signe des livres qu’aimait son père et de la vie insulaire que menait sa mère. « Son père était un lecteur, et sa mère était une héroïne. »

Une ascendance qui marquera ses goûts et son tempérament. Envoyée à 17 ans à Berlin par sa mère, elle y vivra une aventure dont le secret la suivra toute sa vie. De retour dans son île, c’est la mort de ses parents qui l’attend. Ce sera ensuite le Chili, où elle sera  l’associée et la maîtresse d’un entrepreneur, puis se consacrera à l’élevage de chevaux. De retour dans son île, elle y rencontre Flynn, qui l’emmène en Irlande et devient un mari idéal, avec qui elle aura deux enfants. Elle tiendra une librairie, « le rêve qui devient réalité. » Mais ce rêve familial et livresque n’efface pas la tache indélébile, le secret inavouable qui la mine et s’est réveillé lorsqu’elle est arrivée dans le pays de Flynn. « C’était tellement inouï. Peut-être aurait-elle pu alors tout dire – pas tout, bien sûr – mais au moins une partie, et cet épisode serait devenu une romantique légende familiale. »

Liv Maria Christensen est bien plus que la protagoniste de ce qui pourrait être un roman d’aventures, de voyages, d’amours. « Fille unique du lecteur et de l’insulaire », elle est une femme d’exception, qui a vécu ce que son père disait déjà à propos de sa mère : « Les chemins difficiles qui semblent être les seuls qu’elle connaisse. » Voilà qui résume la destinée mouvementée, narrée avec vigueur et brio, de « la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre. » Elle est celle que l’on croit bien connaître, et dont même son mari n’a jamais pu sonder tous les mystères. Elle est un roman, elle est l’océan.

Jean-Pierre Longre

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05/07/2022

Au pays des destins croisés

Roman, francophone, Nicolas Mathieu, Actes Sud, Jean-Pierre LongreNicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022

Ils sont nés dans la même localité, à deux pas d’Épinal, où les gens vivent tant bien que mal, végétant dans cette « petite ville peinarde » ou tentant à tout prix de s’en échapper, suivant leur tempérament ou le degré de leurs ambitions. Christophe incarne la première posture, lui qui est resté là, partageant son existence entre les copains et l’équipe de hockey sur glace dont il est l’une des vedettes, attirant irrésistiblement le regard des filles, lui qui vit maintenant, la quarantaine atteinte, avec son père et son fils, vendant de la nourriture pour animaux parce qu’il faut bien vivre. Hélène, quant à elle, a fait des études impeccables, a émigré à Nancy, s’est mariée, a eu deux filles ; une jeune femme moderne, qui apparemment a tout réussi : son couple, ses enfants, sa vie professionnelle dans un cabinet de consultants – ce qui veut tout dire et ne rien dire, vendre du vent ou de véritables conseils ?

On le voit, le destin de ces deux là est aussi éloigné que possible ; ils se sont certes connus dans l’enfance et l’adolescence, Christophe avait même séduit pour un temps la meilleure amie d’Hélène ; mais l’éloignement risquait d’être définitif. Pourtant, ils vont se recroiser. Et là… « Hélène avait voulu conquérir des distances, à coups d’écoles, de diplômes et d’habitudes relevées. Elle avait quitté cette ville pour devenir cette femme de fantasme, efficace et conséquente. Et là, comme une conne, dans un resto franchisé coincé entre un cimetière et un parking, elle venait d’avoir un coup de chaud en apercevant Christophe Marchal. Vingt années d’efforts n’avaient servi à rien. » La brillante carriériste et le sportif resté peuple vont s’apercevoir que leur vie ne leur apporte pas ce qu’ils attendaient, et une attirance mutuelle, amoureuse ou érotique (va savoir), va la rendre plus exaltante, en tout cas pour un temps.

Nicolas Mathieu nous fait suivre deux destinées qui, partant du même point, se séparent, s’éloignent, se rapprochent, se croisent plus ou moins durablement, et à travers ces deux destinées particulières c’est la France contemporaine qu’il raconte, France d’en-haut et France d’en bas, France superficielle et France profonde. Dans des va-et-vient entre les années 1990 et l’année 2017 (année d’élections dont les enjeux n’échappent pas à la plume ironique de l’auteur), l’adolescence et ses fièvres campées avec finesse et empathie, l’âge adulte et ses illusions vus avec précision et rigueur, tout cela est étalé, disséqué. Le réalisme et la satire socio-politique se combinent dans des descriptions acérées, ce qui n’occulte pas une certaine tendresse pour le peuple. Le langage des cabinets de conseil avec son snobisme pseudo-anglophone fait, par exemple, l’objet d’un humour sans concessions, tandis que les scènes de bistrot populaire, pour burlesques qu’elles soient, attirent la sympathie ; la rengaine de Michel Sardou, qui donne son titre au roman et qui pourrait être moquée sans vergogne, apporte plutôt du liant au récit. Et la longue séquence finale de la noce campagnarde est un morceau d’anthologie naturaliste. Il y a du Zola dans ce roman d’aujourd’hui.

Jean-Pierre Longre

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28/06/2022

« Elle avait toujours raison »

Récit, biographie, illustrations, francophone, Alain Joubert, Toyen. Ab irato, Jean-Pierre LongreAlain Joubert, Toyen. Petits faits et gestes d’une très grande dame, Ab irato, 2022

Comptée au nombre des surréalistes, née à Prague et figure majeure de l’avant-garde tchèque, Toyen (Maria Čerminová, 1902-1980) dépasse largement les limites des classifications. Créatrice avec Jindřich Štyrský de l’artificialisme et fondatrice du mouvement surréaliste tchèque, elle rejoint après la guerre le groupe français, liée d’une forte amitié avec certains de ses membres. L’exposition de ses œuvres (peintures, collages, dessins etc.) au Musée d’Art Moderne de Paris (jusqu’au 24 juillet 2022) témoigne de l’originalité de son œuvre.

Cette originalité, Alain Joubert (1936-2021) en témoigne à sa manière, celle de quelqu’un qui, lui-même partie prenante dans les activités surréalistes des années 1950-1960, a connu Toyen dans sa vie quotidienne, dont il évoque ici « quelques moments », montrant combien sa « vie réelle » a pu influer sur sa « vraie vie », celle de l’art. Alors nous voici embarqués avec elle au café où elle retrouvait André Breton et son groupe, ainsi que ses « complices » Benjamin Péret, Charles Estienne et quelques autres. Nous voici confrontés à un langage que l’auteur appelle « le toyen », fort en accent et en images nouvelles, du genre : « Ti sais, moi, j’y bouffe du cinéma ! » ; ou partageant avec elle des tâches ménagères qu’elle considérait comme secondaires, et un goût inattendu pour le Rock de Vince Taylor ; ou séjournant avec elle à Saint-Cirq-Lapopie, s’adonnant à la natation ou à des mimes endiablés devant ses compagnons ; ou encore à l’hôpital, où elle manifestait ouvertement sa détestation de la religion et son éloignement de toutes « racines », se caractérisant par deux mots : surréaliste et APATRIDE.

Relatés sur le mode personnel, émaillés d’anecdotes savoureuses et d’illustrations photographiques, ponctués par le tableau « L’échiquier » (1963), ces « petits faits et gestes d’une très grande dame » révèlent une personnalité hors du commun, dynamique, robuste physiquement, intellectuellement, esthétiquement. Et comme l’écrit Alain Joubert : « Soyons clairs : elle avait toujours raison… ».

Jean-Pierre Longre

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21/06/2022

Amours, mystères et illusions

Roman, anglophone, Graham Swift, France Camus-Pichon, Jean-Pierre LongreGraham Swift, Le grand jeu, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 2021, Folio, 2022

En 1939, beaucoup d’enfants londoniens furent évacués de Londres pour être mis en lieu sûr et ainsi échapper aux bombardements nazis. Parmi eux, Ronnie, huit ans, eut la chance d’être accueilli dans l’Oxfordshire par un couple qui s’occupa de lui comme s’il était l’enfant qu’ils n’avaient pas eu. Une belle maison, un jardin paisible, une automobile, le téléphone, de la tendresse… Même si le garçon pense à sa mère avec émotion, le voilà heureux de connaître ce confort et d’être choyé par Pénélope et Eric Lawrence – d’autant que celui-ci était « un magicien accompli », qui lui apprit les rudiments de la prestidigitation.

roman,anglophone,graham swift,france camus-pichon,jean-pierre longre,gallimardRonnie trouvera là sa vocation, en fera son métier, montant avec son « assistante » Evie White un spectacle populaire sous le patronage de son ami Jack Robins. Un fabuleux trio avec de fameux noms de scène : Jack Robinson, Pablo le Magnifique, l’étincelants Ève, et un succès grandissant auprès des estivants du bord de mer. Entre Robbie et Ève, la magie n’est pas seulement scénique, mais aussi sentimentale.

La magie, c’est aussi celle su style de Graham Swift, qui sait à merveille opérer les va-et-vient entre le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, l’amour et le désamour, le silence et la parole des regards, les apparitions et les disparitions. C’est bien de tout cela qu’il s’agit entre Jack et Ronnie, avec Evie comme point d’ancrage ou de départ. Présences et disparitions, énigmes et illusions : « Or qu’y a-t-il de plus extraordinaire : que les magiciens puissent transformer une chose en une autre, même faire disparaître et réapparaître les gens, ou que les gens puissent être présents un jour – oh, tellement présents – et plus le lendemain ? À tout jamais. » C’est l’enjeu de ce beau roman où se dessinent tout en nuances les destinées d’êtres pleins de force, de délicatesse et de mystère.

Jean-Pierre Longre

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14/06/2022

Pas à pas vers l’espérance

Poésie, francophone, dessin, photographie, peinture, Denis Clavel, éditions Esope, Jean-Pierre LongreDenis Clavel, Monologue du silence, éditions Esope, 2022

Monologue du silence est ce qu’on peut appeler un livre précieux. Précieux par sa forme : mise en page d’une sobre perfection, mise en regard esthétique des mots et des images ; précieux par son contenu : la poésie que révèle l’épaisseur des vers dans une substantielle économie verbale, le mystère que recèlent les illustrations. Celles-ci exploitent les ressources du dessin, de la peinture, de la photographie : paysages, objets et êtres de la nature, lignes suggestives, profondeurs colorées, évocations d’un infini vertical et horizontal. Cela pour chaque page de droite.

À gauche, des textes. Poèmes brefs, lapidaires, aphoristiques. Mais une brièveté qui en dit long. Car dans l’omniprésence visuelle et auditive du silence annoncé par le titre, la polysémie du langage joue un rôle majeur : comment saisir le mot « sens » lui-même (« direction / ou / signification ») ? Sans compter une troisième acception qui parcourt le livre : les sensations mêlées, ouïe, vue, odorat, grâce auxquelles on tente de percer les énigmes de la nature, de chercher par exemple « à comprendre / ce que dit la rivière », ou à contempler « l’extase d’un oiseau » (et ne pas se contenter de « jeter [son] regard »).

On voudrait tout citer, tant la densité du recueil, qui utilise si peu de mots pour dire l’essentiel, qui fait résonner le silence d’harmoniques profondes, qui donne à entrevoir la beauté de l’existence (l’être au-delà du paraître), tant cette densité, donc, nous permet de dépasser le pessimisme de l’absence, la « misérable mort », pour parvenir vers par vers, pas à pas, à l’espérance finale. Un vaste parcours artistique et méditatif ouvert par la promesse qu’esquisse la phrase initiale : « J’écoute l’invisible ».

Jean-Pierre Longre

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08/06/2022

Deux romans en un (ou l’inverse)

Roman, francophone, Patrice Jean, Motifs, Jean-Pierre LongrePatrice Jean, L’homme surnuméraire, Motifs, 2021

Deux protagonistes se partagent le roman de Patrice Jean, chacun avec son entourage, épouse, enfants éventuels, amis ou relations de passage… Il y a d’abord Serge Le Chenadec, qui est effectivement « surnuméraire » dans sa famille et dans la société : après une phase d’amour partagé avec sa femme, après avoir rempli son devoir conjugal et procréateur, le voilà ignoré par ses enfants et méprisé par son épouse, qui nourrit d’autres ambitions que celles du vulgaire agent immobilier qu’est son mari. Et il y a, dans une seconde phase romanesque, Clément, qui raconte à la première personne comment, lui qui n’a connu que de petits boulots, il se fait embaucher par un éditeur dans le vent pour remanier, censurer, édulcorer les œuvres littéraires du passé (puis du présent) dans le sens de la morale actuelle, d’un « humanisme » intransigeant qui exige d’ôter des chefs d’œuvre toute trace de sexisme, de colonialisme, de racisme – on voit l’idée…

Deux romans pour le prix d’un, dira-t-on. En quelque sorte ; sauf que ces deux romans se rejoignent, aussi bien dans la narration que dans les développements théoriques. D’étape en étape, les chapitres intitulés « L’homme surnuméraire » (1, 2, 3 et « 4 ou l’ultime dénouement ») alternent avec des chapitres dans lesquels Clément et les consignes qu’il reçoit cheminent vers cet « ultime dénouement ». Et voyez les titres dont le caractère austère ou énigmatique devient lumineux à la lecture : « La littérature critique et universitaire », « La littérature humaniste », « Littérature et mammographie »… Le tout entrecoupé, ultime sophistication structurelle, de brefs extraits romanesques ou théoriques.

La plume vive et jubilatoire de Patrice Jean ne se prive pas de donner libre cours à une satire mordante que d’aucuns (qui sont justement les cibles de cette satire) qualifieraient de réactionnaire, une satire qui vise plutôt les excès démagogiques d’une « culture » dont les Persans de Montesquieu ou l’Ingénu de Voltaire auraient eu beau jeu de s’étonner, tout en s’inscrivant dans une vraie modernité (voir par exemple l’impayable Au véritable french tacos de Jacques Aboucaya et Alain Gerber). On se délecte des scènes où des intellectuels (« Le philosophe traduit en vingt-quatre langues », « Le grand universitaire », « L’ancien Prix Goncourt »…) font mine de débattre de grandes idées pour mieux se hausser du col ; eux se sentent pleinement utiles, non « surnuméraires ». On voit aussi que les grandes questions sur lesquelles planchent les candidats au bac de français ou au Capes de Lettres peuvent être définitivement réglées par quelques métaphores telles que celle de la mammographie… Sans compter que l’auteur, par personnages interposés, se paie le luxe de commenter son propre récit, présenté sous pseudonyme. Belle mise en abyme du travail d’écriture ! Pour tout dire, on ne s’ennuie pas un seul instant à la lecture de ce roman double et unique, qui nous fait rire et nous alerte, nous réjouit et nous laisse songeurs.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdurocher.fr/livres/6-motifs-poche/1/all   

01/06/2022

« Le son des mots réconciliés »

Poésie, illustration, francophone, Nicolas Gruszkiewicz, Valérie Ghévart, éditions La Centaurée, Jean-Pierre LongreNicolas Gruszkiewicz, Au matin de la Grande journée, encres de Valérie Ghévart, Éditions La Centaurée, 2022

Les mots se répandent sur la page blanche comme des notes sur une partition, comme des instruments dans un orchestre, sonnent verticalement, horizontalement et en épaisseur, comme une symphonie. Ils flottent sur l’eau immobile, comme de frêles embarcations, lestés du poids de leurs harmoniques et de leurs significations, seuls ou en petits groupes obstinés forçant « le silence féroce » du vide. Çà et là, les encres tout en nuances et en forme de feuille dressent leur pointe vers des hauteurs muettes, en une verticalité qui répond à celle des poèmes, que l’on suit, bien obligé, vers le mystère de leur profondeur. Et voilà qu’on ne peut « rester immobile. »

De quoi nous parlent-ils, ces poèmes ? De la nature, du ciel, de l’eau, de la lumière, du vent, du sable, de la terre, du feu – des éléments dont la présence est immuable, mais que la mue des mots transcende, que la poésie rassemble contre la fuite du temps. Les années passent, la vieillesse gagne, mais il y a toujours un peu de lumière, et la parole respire. Contre « l’embarras du labyrinthe », se dresse « la mémoire aux lèvres d’argile », mais aussi « l’ocre sonore », les « feux mouillés », la « terre d’écume » - bref, synesthésies, oxymores et autres audaces verbales, tout ce que les mots peuvent se permettre, entre le silence et la solitude, pour préserver les « jours heureux ».

Dans ce beau recueil qui fait entendre « le son des mots réconciliés », « les questions du vent » et bien d’autres choses encore, le poète « adresse [ses] cris au ciel », et nous l’accompagnons, murmurant avec lui : « Merci pour la lumière ».

Jean-Pierre Longre

www.esperluete.fr

19/05/2022

« Musique interdite »

Histoire, musique, anglophone, Michael Haas, Blandine Longre, Elisabeth Willenz, Notes de nuitMichael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022

Présentation :

« En 1933, quand Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, le monde musical, davantage que tout autre, compte d’innombrables Juifs qui deviennent aussitôt une cible pour le régime national-socialiste. Dans Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis, Michael Haas commence par dresser un panorama politico-historique de la situation paradoxale des Juifs, dans les États germanophones, depuis le XIXe siècle, replaçant la progression de l’antisémitisme austro-allemand dans un contexte musical où l’assimilation juive se trouve rapidement confrontée à des attaques virulentes, notamment de la part de Richard Wagner. Après une période de créativité intense jusqu’aux années 1930, les compositeurs juifs, mais aussi les interprètes, les chefs d’orchestre, les critiques ou les éditeurs de musique, sont impitoyablement persécutés par les nazis, et ceux qui ne trouvent pas refuge dans l’exil connaîtront un sort tragique. Dans cet ouvrage foisonnant, l’auteur s’efforce de réhabiliter des musiciens et des œuvres trop longtemps abandonnés à l’oubli. »

www.notesdenuit-editions.net

12/05/2022

La puissance de l’imaginaire

Nouvelle, francophone, dessin, Manuel Anceau, Ève Mairot, Ab irato, Jean-Pierre LongreManuel Anceau, Il y a un pays, dessins d’Ève Mairot, Ab irato, 2021

« Les rêves se disent et se perpétuent, bien qu’exprimer (fût-ce entre deux bouchées de pâté à la viande) ce qui n’est pas autre chose, après tout, qu’un fort sentiment de désarroi, ce soit tout aussi bien pleurer sur son propre sort. Qu’on me comprenne : on ne peut pas passer sa vie comme Livisse à avoir le nez en l’air. » Livisse (remarquez l’art de la déclinaison chez M anuel Anceau : il y a eu Livaine, Lormain, Lieuve, Louvet, il y aura Liviane, Lise, Livia, Yvonne, Ivor, Yvan…), Livisse, donc, le protagoniste de la première des douze nouvelles (quu donne son titre au recueil), après avoir été souffre-douleur dans son enfance, est devenu un adulte dont la force est celle des simples, ce qui lui permet d’aller « lentement, mais sûrement, vers le rêve bienheureux. »

La tonalité est donnée. Les récits qui suivent disent la puissance de l’imaginaire, tout en maintenant les personnages ancrés dans le réel (celui du « pâté à la viande », de la terre et de maints éléments de la vie quotidienne). Nous avons affaire, successivement, à Nils, rejeton d’une famille de grands bourgeois, fortement intéressé par les champignons vénéneux ; à trois condamnés attendant d’être fusillés au pied de la statue du glorieux « Leunuk », héros et « grand-père débonnaire » de la nation ; à un jeune conférencier qui se sort d’un mauvais pas d’une manière inattendue et lumineuse ; à un groupe d’enfants qui, sous la conduite autoritaire d’Irène, dix ans, construit une « arche » en prévision d’un hypothétique déluge, et la catastrophe qui survient n’est pas celle que l’on attendait ; à un homme dont la mère a sacrifié sa carrière de cantatrice, et qui le regrette ; au montage d’un télescope géant dans l’Himalaya, accompagné de querelles et de visions fantastiques ; à une fillette qui dit voir apparaître des fées, ce qui perturbe la fratrie ; aux souvenirs amoureux et aux regrets d’un homme âgé ; à la présence étrange et mystérieuse d’un marginal écrivant de non moins étranges phrases sur des bouts de papier devant les habitués d’un bistrot ; aux dramatiques retrouvailles d’un homme avec sa mère, qui avait dû l’abandonner lorsqu’il était enfant pour pouvoir survivre d’une manière inavouable ; à une découverte surprenante faite par un vieux célibataire qui, voulant quitter son « pays », résout une énigme ancienne…

Il y a des motifs communs, tels que la solitude, le désarroi, les vicissitudes de la vie, mais les situations, les personnages, les décors, les intrigues, les registres se signalent par leur variété – le tout périodiquement illustré par les dessins d’Ève Mairot qui, tout en étant suggestifs, mettent l’accent sur le mystère des silhouettes, des regards, du « pays » dont il est question. Et il y a le style de Manuel Anceau, dont on a déjà relevé certains aspects à propos de précédents ouvrages : phrases tout en volutes, interruptions, parenthèses, réitérations, anticipations… Une prose poétique apte à explorer les coins et les recoins du conscient et de l’inconscient, du réel et de l’imaginaire.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com

Nouvelle, francophone, dessin, Manuel Anceau, Ève Mairot, Ab irato, Jean-Pierre LongreLes éditions Ab irato viennent de publier Toyen, petits faits et gestes d’une très grande dame, par Alain Joubert.

Chronique à venir !

07/05/2022

Cahoteuses et chaotiques

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreNatalka Vorojbyt, Mauvaises routes, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, éditions L’espace d’un instant, 2022

Le premier des six tableaux qui composent cette pièce est le monologue d’une journaliste venue se rendre compte de ce qu’il se passe sur le front du Donbass. « Qui ne veut pas aller au front ?! Tout le monde veut aller au front. Je l’ai décidé avant même d’y réfléchir. » C’est Serhig, combattant endurci et bel homme, qui l’y emmène en lui racontant ses propres tribulations. Témoignage vivant, brève histoire de guerre et d’amour qui se terminera, elle le sait, par « une séparation lente et terrible. »

Les fragments suivants, extensions dialoguées du premier, mettent en scène des personnages divers, dont la variété des situations n’occulte pas ce qu’ils ont en commun et qui forme à la fois l’arrière-plan constant et l’immédiateté scénique : la guerre, les dangers et les tensions qu’elle engendre. De toutes jeunes filles, assises sur un banc près d’une supérette, bavardent, se disputent, se racontent leurs amours (« Comme Roméo et Juliette : tout le monde est contre nous, et nous on est contre le monde entier. »), leurs révoltes (« Je ne veux pas regarder la télé russe. / On regardera autre chose. / Il n’y a rien d’autre. ») et expriment leurs peurs devant les explosions. Un directeur d’école tente de s’extirper d’une situation et d’une attitude qui le rendent suspect aux yeux d’un commandant de « blockpost » – ivresse, passeport égaré, détention d’une arme -, ce qui occasionne au passage une profession de foi du militaire : « Personnellement, je combats pour que ma fille ne se réveille pas un jour au milieu de la guerre, comme vos enfants. Pour qu’elle ne se cache pas dans les caves, putain [...] Et puis je suis ici pour qu’un directeur d’école ivre ne transporte pas une kalachnikov dans son coffre… Pour que ce genre de directeur ne s’approche pas des enfants. On ne sait pas ce que tu leur apprends, là-bas, quelle patrie aimer, quel drapeau arborer. » Une femme médecin et un militaire roulent sur une route accidentée, et leur conversation agitée laisse entendre que le corps du mari mort au combat se trouve dans le coffre du véhicule. Situation tragique, qui n’empêche pas l’humour (noir) : « Ton père est encore en vie ? / Non. / Alors que Poutine est en vie. / Oui, j’aurais bien fait l’échange… / Impossible. / Je sais. / Ça t’ennuie si je me soûle ? / Si tu y tiens vraiment. Mais… / Je plaisante. C’est de l’eau. » Puis c’est une scène à la limite du soutenable entre « Lui », une brute enragée, et « Elle », qui tente de l’amadouer par tous les moyens, sentiments, ruse, brutalité en retour… Image de la dictature guerrière contre les valeurs démocratiques. Le dernier tableau, dont l’action se situe « avant la guerre », met face à face les scrupules et la cupidité, la générosité et la tentation d’en profiter. Prémices de batailles plus violentes.

Tous ces personnages, dont certains, comme des fils plus ou moins ténus, réapparaissent périodiquement et tracent un cheminement entre les scènes, suivent ces « mauvaises routes » cahoteuses et chaotiques qu’ils n’ont pas forcément prévu ou envie de suivre. L’art de la dramaturge leur donne une existence immédiate, tangible, profondément humaine, et nous, lecteurs ou spectateurs, partageons de près leurs angoisses, leurs révoltes, leurs vies à la fois dramatiques et si proches de la quotidienneté de toute vie, avec ses sourires et ses peurs. D’autant plus, bien sûr, que les événements décrits ici, datant d’il y a cinq ans (2017, création de la pièce), sont d’une brûlante actualité.

Jean-Pierre Longre

 

Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreSergueï Guindilis, Les voisins, traduit du russe par Boris Czerny, préface de Benoît Vitkine, 2022

« La réélection frauduleuse du président sortant, Alexandre Loukachenko, en août 2020, provoque une vague de manifestations pacifiques en Biélorussie. Les opposants au régime sont violemment réprimés. La pièce Les Voisins reproduit les témoignages d’hommes et de femmes emprisonnés, violentés ou contraints à l’exil par les forces de l’ordre biélorusses. Ils racontent ce qu’ils ont vécu et qui fait qu’ils ne seront plus jamais les mêmes qu’avant. En mai 2021, la première de la pièce au Teatr.doc de Moscou a été interrompue par la police.

Ce texte est le fruit du travail collectif d’un groupe d’artistes russes et biélorusses, dirigé par Sergueï Guindilis, metteur en scène, et composé de Daria Demoura, régisseuse et documentaliste, Ekaterina Finevitch, actrice de cinéma et de théâtre, et Ksenia Terechtchenko, dramaturge. Sergueï Guindilis, né en 1994 à Moscou, a étudié la philosophie, l’art dramatique et le cinéma documentaire, et a notamment organisé différents spectacles dans le cadre du cycle « Histoire des épidémies » au Teatr.doc. »

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreKaveh Ayreek, La valise vide, traduit du dari (Afghanistan) par Guilda Chahverdi, préface de Guilda Chahverdi ,2022

« Hamid et Maryam sont afghans, ils ont grandi en Iran. Leurs parents y avaient migré au début de la longue série des guerres afghanes dans les années 1980. Toute leur enfance, ils ont été bercés par la poésie et la description des beautés de leur terre d’origine. Dans les années 2010, une fois mariés, Hamid et Maryam décident de retourner en Afghanistan. Ce retour leur semble essentiel pour offrir à leurs enfants la
légitimité d’une terre dont eux ont été privés. Leurs familles respectives tentent de les en dissuader : les habitants de ce pays sont des loups. Mais le couple ne veut rien entendre. Il voyage par voie de terre pour voir enfin les paysages et rencontrer ses habitants. »

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreJovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Carrousel pour les Tsiganes, traduit du rromani par Marcel Courthiades, préface de Marcel Courthiades, 2022

« Dans un café tenu par Yashar, Rrom de Prizren, se déroulent des événements du quotidien en période de conflit serbo-albanais, apportant de plus en plus de violence, de corruption, de haine absurde entre ennemis jurés, hier encore amis. La pièce illustre la souffrance morale des Yougoslaves écartelés entre nostalgie, compassion, haine(s), nationalisme(s), mensonges et manipulations. Si les personnages principaux sont rroms, symbolisant le peuple simple sans orientation nationaliste, les autres protagonistes apparaissent avec toutes leurs ambiguïtés.

Mais les auteurs traitent d’une destruction intérieure, qui n’épargne personne, et ne font pas le procès de l’une ou l’autre des forces en présence. « Quand les taureaux se battent, c’est l’herbe qui souffre le plus. »

Le texte a été créé en Allemagne en 2000 par Rahim Burhan et le théâtre Phralipe, principal théâtre rrom en Europe, et édité en 2004 à l’Espace d’un instant, sous le titre Kosovo mon amour. »

 

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreHristo Boytchev, L’invasion, traduit du bulgare par Roumiana Stantcheva, préface de Jordan Plevneš, 2022

« Au fin fond de la campagne, retranchés dans leur maison transformée en bunker improbable, Luca, ses enfants Galilei le lunatique et Maria le garçon manqué, ainsi que Mattei, personnage velléitaire qu’ils hébergent, armés jusqu’aux dents, défendent leur bastion face à un ennemi invisible. Mattei courtise Maria qui le rabroue à coups de taloches, Galilei joue au somnambule, Luca règne en maître sur ce petit monde qui attend à longueur des jours, des mois, des années l’arrivée de l’envahisseur. Un jour, enfin, les collines alentour se couvrent de monde. Les envahisseurs sont là ! »

 

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02/05/2022

Comment ne pas s’en sortir

Roman, francophone, humour, Fabrice Caro, Sygne, Gallimard, Jean-Pierre LongreFabrice Caro, Broadway, Sygne, Gallimard, 2020, Folio, 2022

Le discours, Folio, 2020

Pourquoi avoir reçu « une enveloppe plastifiée bleue au bas de laquelle est inscrit : Programme national de dépistage du cancer colorectal », normalement adressée aux hommes âgés de cinquante à soixante-quatorze ans, alors que « j’ai quarante-six ans » ? C’est la question qui va tarauder le narrateur d’une manière obsessionnelle, alors qu’il tente de se dépêtrer des difficultés quotidiennes qui jalonnent la vie d’un homme d’aujourd’hui, marié, père de famille, et qui rêve de changements, de grands espaces et d’exaltations exotiques.

roman,francophone,humour,fabrice caro,sygne,gallimard,jean-pierre longre,folioLes difficultés ? C’est par exemple la convocation chez le chef d’établissement de son fils auteur d’un dessin mettant en situation compromettante deux de ses professeurs ; ou les prières que lui demande de faire sa fille abandonnée par son petit ami ; ou rendre l’invitation à l’apéritif de voisins encombrants ; ou encore envisager des vacances à Biarritz avec un couple d’amis de sa femme qui s’enthousiasment à l’idée de faire du « paddle » au bord de l’océan… Les rêves ? Séduire Mel, la professeure dessinée par son fils ; tracer sa route et parler foot en buvant l’apéritif avec des copains argentins « dans une ruelle del barrio de la Boca, attablé à la terrasse de mon café d’adoption »… et se sortir de ses fantasmes sanitaires, entre difficultés de prostate et « dépistage colorectal »…

On aura compris que le narrateur-protagoniste navigue entre illusions et velléités, fausses résolutions et promesses non tenues. Cela aurait pu donner un roman dramatico-psychologique. Mais le style alerte et enlevé de Fabrice Caro, son écriture ironique donnent une image à la fois humoristique et bienveillante de cet être socialement décalé, plutôt autocentré, mal à l’aise mais plein de bonne volonté, qui se dit « Il est urgent d’agir » mais n’agit pas, et qui souffre d’« un problème de communication », comme lui dit sa femme. C’est donc avec un plaisir jouissif non dénué de compassion qu’on lit les aventures d’un homme inadapté mais lucide. « Je me sens comme un de ces personnages hitchcockiens qui se retrouvent au cœur d’une intrigue d’envergure internationale alors qu’ils n’ont rien demandé, tout ça à cause d’un simple malentendu ».

Jean-Pierre Longre

 

roman,francophone,humour,fabrice caro,sygne,gallimard,Folio,jean-pierre longreAuparavant, Fabrice Caro avait publié dans la même collection Le discours, paru depuis en Folio.

Dans une veine du même ordre, nous avons affaire à une comédie à la fois franche et grinçante. Le temps d’un repas familial (belle unité de lieu et de temps), Adrien, le protagoniste-narrateur, se dévoile comme un personnage lui aussi décalé, et se comporte un peu comme Bartleby dans la nouvelle d’Herman Melville, celui dont le mantra est « I would prefer not do », « Je préférerais ne pas… ». Amoureux qui se sent délaissé, il se désintéresse de tout ce qui ne concerne pas Sonia, l’amour de sa vie.

« Je suis en train de manger du gigot et du gratin dauphinois alors que le fruit de mon tourment est ailleurs et qu’une fourchette menace à tout moment de grincer dans l’assiette et la discussion ne porte même pas sur l’amour, ou la poésie, ou le sens de la vie, non, on parle de chauffage au sol, de vacances en Sardaigne, de Jean-François, le fils du voisin, qui a fait construire, tu entends, Adrien, il a fait CONSTRUIRE. Pour ma mère, le monde se divise en trois catégories : ceux qui ont un cancer, ceux qui font construire et ceux qui n’ont pas d’actualité particulière. Entre ces deux, la construction et le cancer, pas grand-chose, une espèce de flottement, une parenthèse, un grand vise existentiel. » C’était un échantillon représentatif de ce roman délicieusement paradoxal : personnage déprimé, lecture roborative.

Jean-Pierre Longrer

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25/04/2022

Le roman d’Agnès et William

roman, anglophone, Maggie 0’Farrell, Hamnet, Sarah Tardy, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Maggie O’Farrell, Hamnet, traduit de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy, Belfond, 2021, 10/18, 2022

Nous sommes à Stratford dans les dernières années du XVIe siècle. Agnès a le don de soigner des maladies grâce aux plantes qu’elle ramasse dans les bois environnants. En butte à la mauvaise humeur de sa marâtre, elle tombe amoureuse du précepteur de ses demi-frères – sentiment qui va se révéler partagé. Elle épouse donc, malgré les obstacles, celui qui ne sera jamais nommé, mais dont on devine rapidement l’identité : William Shakespeare, fils d’un gantier connu, notable de la localité, qui règne en despote sur sa famille. Le couple va vivre dans une dépendance de la maison familiale, et trois enfants vont naître : Susanna, puis Judith et son jumeau Hamnet, que la maladie (la « pestilence ») va emporter alors qu’il est encore enfant.

roman,anglophone,maggie 0’farrell,hamnet,sarah tardy,belfond,jean-pierre longreComment se remettre de la mort d’un enfant ? Pour Agnes, le temps est au désespoir de n’avoir pas décelé la maladie de son fils, de n’avoir pu le sauver malgré ses talents de guérisseuse, d’autant que son époux va passer la majeure partie de sa vie à Londres occupé à des affaires mystérieuses. « Quelque part au fond d’elle, Agnes aimerait pouvoir remonter le temps, le reconstituer, le rembobiner comme une pelote de laine. Elle aimerait faire tourner le rouet à l’envers, défaire l’écheveau – la mort d'Hamnet, son enfance, sa petite enfance, sa naissance – pour revenir à ce moment où elle et son mari s’étaient unis dans ce lit et avaient conçu des jumeaux. » À quoi bon continuer à faire le ménage, cuisiner, soigner les gens qui viennent lui demander de l’aide ? Il y a bien sûr ses deux autres enfants, Mary sa belle-mère, Bartholomew son frère attentionné, les lettres qu’elle reçoit de Londres… Mais le souvenir du petit garçon est toujours là, plus que le souvenir même : l’image de celui qu’il serait devenu, et qu’elle tente de construire en observant Judith, sa jumelle. Elle ne se doute pas que, sous des dehors distants, son mari est lui aussi hanté par la figure de son fils, qui lui inspirera l’une de ses pièces les plus célèbres.

Même si son intrigue est fondée sur certains faits réels, Hamnet est un roman. Et plus encore que celui d’Hamnet, c’est le roman d’Agnes, cette jeune femme aux « étranges pouvoirs », dont l’autrice raconte le mythe, décrypte le comportement énigmatique avec une empathie profonde. Les rappels historiques servent à la fois l’imaginaire et l’analyse socio-psychologique. L’action souvent pathétique et dramatique n’occulte pas les silhouettes de personnages parfaitement campés dans leur individualité. La vie dans la nature animée, et plus tard la découverte de l’agitation urbaine par une Agnes abasourdie donnent lieu à des descriptions aussi précises que mouvementées. Dans un style qui ne laisse rien au hasard, avec un luxe de détails mêlant histoire et fiction (comme chez Shakespeare), Maggie O’Farrell crée des destinées auxquelles on ne peut que s’attacher. De ce beau roman, le théâtre n’est pas très éloigné.

Jean-Pierre Longre

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18/04/2022

Rouge et noir

Roman, policier, francophone, François Médéline, La manufacture de livres, Points, Jean-Pierre LongreFrançois Médéline, L’ange rouge, La manufacture de livres, 2020, Points, 2022

Le cadavre défiguré, tailladé, émasculé, crucifié, orné d’une orchidée, descendant la Saône sur un radeau éclairé par des torches, n’est que la première manifestation d’une série de meurtres qui ont toutes les apparences d’un rituel. Vengeances ? Règlements de comptes ? Coups de folie ? Ouvrages méticuleusement préparés par un tueur en série ? Le commandant Alain Dubak, enquêteur borgne et narrateur scrupuleux, va mener avec son équipe une enquête difficile, sanglante, mouvementée, avec un souci d’efficacité dont l’urgence repousse parfois les limites de la légalité.

roman,policier,francophone,françois médéline,la manufacture de livres,points,jean-pierre longreUne équipe à la fois éclectique, dévouée et pittoresque, la plus originale du lot étant sans conteste celle que l’on surnomme « Mamy », amatrice boulimique de sucreries, pseudo-voyante à ses heures, dont l’apparente apathie cache une lucidité hors pair ; il y a là, aussi, Joseph, Laurent, Abdel, Thierry, Franky, Véronique la confidente de Dubak, Monique Chabert la psychologue – un attachant échantillon du genre humain. Tout ce monde se disperse sur les traces piégées du tueur et se retrouve régulièrement pour faire le point à « Fort-Apache », le siège de la PJ lyonnaise. Remontées dans le passé, arrestations erronées, arrivisme forcené du commissaire Giroux, prêt à fausser l’enquête pour satisfaire ses ambitions, incursions dans le monde de l’anarchisme radical et de l’extrême-droite fasciste, dans l’univers des artistes, sans oublier la pression médiatique… Les obstacles et fausses pistes ne manquent pas. Tout se passe à Lyon et dans les environs (mis à part quelques hors-scène du côté d’un terrible passé américain), une ville des années 1990 que l’on explore dans la diversité de ses quartiers, dans ses moindres recoins – jusque dans les traboules et même les « arêtes de poisson », réseau d’obscurs souterrains jadis creusés avec régularité par on ne sait qui dans la colline de la Croix-Rousse.

L’ange rouge est un roman très noir, d’une noirceur sanglante soulignée par l’écriture particulière de François Médéline. Un style percutant, voire brutal, d’une violence mimant en quelque sorte celle que vivent les personnages – victimes, enquêteurs, suspects. À aucun moment on ne risque de s’ennuyer, mais il faut s’accrocher pour ne pas succomber à la frayeur, à l’horreur même. Un thriller haletant à souhait.

Jean-Pierre Longre

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13/04/2022

Comment l'exprimer?

Roman, anglophone, Jessica Moor, Alexandre Prouvèze, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Jessica Moor, Les femmes qui craignaient les hommes, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Alexandre Prouvèze, Belfond, 2021, Pocket, 2022

Une petite ville près de Manchester. Le corps de Katie Straw est retrouvé dans la rivière, en aval d’un pont d’où elle est vraisemblablement tombée. Suicide ? Accident ? Meurtre ? L’inspecteur Whitworth va mener l’enquête, en commençant par interroger les pensionnaires du « refuge », vaste demeure qui abrite des femmes fuyant la violence de leurs maris ou compagnons, et où Katie était employée. Valerie Redwood, l’intraitable directrice du lieu, met tout de suite les choses au clair : « J’ignore si vous savez quelles pensionnaires se retrouvent dans ce genre de refuge, mais soyez bien conscient que notre priorité absolue est de les protéger contre des menaces réelles de féminicides. Nous faisons attention. Katie faisait attention. […] Elles comptent sur moi pour ça, pas sur vous. Pas sur la police ou les tribunaux. Sur moi, mes compétences et la sécurité que leur apporte ce bâtiment. »

roman,anglophone,jessica moor,alexandre prouvèze,belfond,jean-pierre longreL’intrigue policière va tenir sa place, mais parallèlement et en alternance, c’est aux diverses formes de maltraitance que la lectrice et le lecteur sont confrontés : brutalité physique ou morale, violence ouverte ou insidieuse… Compagnes, épouses, filles sont en proie à l’emprise d’hommes qui n’ont pas forcément une conscience claire de leurs méfaits, ou au contraire dont la perversité a trouvé des cibles adéquates. En tout cas, Jessica Moor, qui connaît bien la question, analyse avec finesse et clarté les caractéristiques psychologiques et sociales de cette plaie récurrente.

Une analyse, certes, mais qui passe par le suspense narratif. Les chapitres intitulés « Avant » remontent dans le passé de Katie, dont on apprend qu’elle a dû changer d’identité, prise dans un piège masculin particulièrement retors ; et dans les chapitres intitulés « Maintenant », on suit le cheminement de l’enquête, dont la résolution nécessiterait que les pensionnaires disent tout ce qu’elles savent. Mais peuvent-elles parler, dévoiler ce qu’elles ont vécu, ce qu’elles ont vu, revenir sur des faits et méfaits qu’elles voudraient occulter et oublier ? À la fois victimes et détentrices de secrets, solidaires mais apeurées, elles restent souvent bloquées devant la parole révélatrice, comme Jenny, l’une d’entre elles, l’exprime à sa manière : « Je pourrais dire à ce flic ce qui s’est passé, le pourquoi et le comment. Il deviendrait mauvais, c’est sûr. Mais peut-être qu’il me croirait, à la fin, quand tout le reste aurait été nettoyé. Mais la mort a ses entrées partout. Je veux dire que c’est à ce moment-là que j’ai su que j’y arriverais pas. Mais peut-être que je le savais déjà. Depuis le début. Que j’allais jamais réussir à le faire, jamais réussir à venir en aide à Katie, jamais réussir à être aussi courageuse. » Les femmes qui craignaient les hommes est un roman dont la noirceur résonne au pluriel.

Jean-Pierre Longre

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06/04/2022

Mère et fils

Récit, autobiographie, francophone, Édouard Louis, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLire, relire... Édouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme, Éditions du Seuil, 2021, Points, 2022

Il a beau faire, beau dire, beau écrire, Édouard Louis n’en a pas tout à fait fini avec Eddy Bellegueule. Après son fameux livre de 2014, il a malgré tout pris en 2018 la défense de son père, violent mais maltraité par l’injustice sociale (Qui a tué mon père, Le Seuil), et trois ans plus tard il retrace ce qu’il appelle les « combats et métamorphoses » de sa mère.

 

Cette mère sur qui le malheur s’est acharné – deux maris au mieux indifférents, au pire violents, des grossesses répétées, la misère nourrie par l’alcool, la honte « de notre maison, de notre pauvreté »… Et malgré cela, la volonté de s’en sortir, la recherche d’un bonheur qui paraît illusoire, trompeur : « J’avais tellement l’habitude de la voir malheureuse à la maison, le bonheur sur son visage m’apparaissait comme un scandale, une duperie, un mensonge qu’il fallait démasquer le plus vite possible. » Pourtant elle le trouvera en rompant avec la résignation, en se rapprochant de son fils, en trouvant un emploi, en s’installant à Paris avec un nouveau compagnon, en s’adaptant à la vie citadine jusqu’à transformer son langage, en rencontrant d’autres gens (même Catherine Deneuve, le temps de fumer une cigarette avec elle !).

récit,autobiographie,francophone,Édouard louis,le seuil,jean-pierre longrePar petites touches mémorielles, en faisant alterner la troisième personne narrative et la deuxième personne empathique, avec, comme des preuves visuelles, quelques photos en noir en blanc, Édouard Louis rend un tendre hommage à une mère avec laquelle il a partagé beaucoup de malheurs, quelques joies, et finalement le bonheur. « Comment le dire sans être naïf ou sans avoir l’air d’employer une expression toute faite, idiote : j’étais ému de te voir heureuse. » Certes, il a l’air de se défendre de faire de la littérature : « On m’a dit que la littérature ne devait jamais tenter d’expliquer, seulement illustrer la réalité, et j’écris pour expliquer et comprendre la vie. » Mais il suffit de quelques traces d’émotion, de quelques pages d’une poésie intense sur l’existence passée (voyez par exemple, un peu avant la fin, ces versets qui résonnent comme une incantation) pour que le témoignage sensible, l’hommage évocateur se transforment en œuvre littéraire.

Jean-Pierre Longre

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30/03/2022

« Car la mer et l’amour ne sont point sans orage »

Roman, francophone, Pascal Quignard, Gallimard, Jean-Pierre LongrePascal Quignard, L’amour la mer, Gallimard, 2022

On connaît le goût de Pascal Quignard pour l’écriture fragmentaire ; on sait aussi qu’il maîtrise parfaitement l’art de la narration continue ; et que la musique, particulièrement la musique baroque, est l’un de ses sujets de prédilection. Ajoutons à tout cela l’amour, la mort et bien sûr la mer (le titre l’annonce), et nous avons la forme et la matière de ce beau roman qu’est L’amour la mer.

Nous sommes au XVIIème siècle, et comme dans La comédie humaine de Balzac nous retrouvons des personnages dont nous avons fait la connaissance dans de précédents ouvrages. Par exemple Meaume le graveur, dont les tribulations étaient contées dans Terrasse à Rome ; ou Monsieur de Sainte-Colombe, fameux violiste, rendu encore plus fameux par Tous les matins du monde, et qui détruisit par le feu ses rouleaux de partitions… Bien d’autres artistes venus de différentes régions d’une Europe en effervescence peuplent les pages du livre, parmi lesquels le claveciniste allemand Jakob Froberger et son élève Hanovre, le luthiste Hatten et son amante Thullyn, violiste qui aime « le sable trempé de l’estran qui brille » et « l’eau lumineuse de la mer » ; amour de l’homme, amour de la mer… C’est d’ailleurs avec elle, grâce à elle que l’on peut accéder au cœur du propos : « Thullyn lisait les cartes, où elle était sans pareille à découvrir la chance. / Elle aimait la musique et s’abandonnait entièrement à la douleur qui naissait d’elle. / Telles étaient ses deux passions si on oublie la mer puisqu’elle venait des îles du bout du monde. / Enfin elle avait une peur absolue de la mort. Cela faisait quatre couleurs. L’amour, la mer, la musique, la mort. »

Roman, francophone, Pascal Quignard, Gallimard, Jean-Pierre LongreOn pourrait aussi évoquer « les épidémies, les bûchers des renégats, les émeutes des affamés, des révoltés, les barricades des parlementaires, les fumées des guerres religieuses » qui se dissipèrent « à la fin du monde baroque » avec, notamment, les « Suites des danses » de Froberger, que Bach reconnut plus tard comme son maître ; ou le château de Montbéliard où aimait se réfugier la princesse Sybille von Württenberg ; ou les sauts dans le temps qui nous font assister à la disparition des violes, à l’apparition des violons, altos, violoncelles, des piano-forte et des pianos ; ou même les confidences du narrateur sur son enfance… On entend toutes les voix, dialogues et monologues, on perçoit la multiplicité des points de vue, on se réjouit à lire la prose de Pascal Quignard, érudite sans pédanterie, musicale sans confusion. Et l’on se prend à imaginer que ce long récit aux multiples ramifications est une vaste extension du célèbre sonnet de Pierre de Marbeuf (1596-1645) qui commence ainsi :

Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,

Et la mer est amère, et l'amour est amer,

L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,

Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.

 

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr   

En lire plus sur Pascal Quignard :

http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard

Quignard et la peinture : Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf

Quignard et la musique : Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf

25/03/2022

Le théâtre ukrainien, bien vivant. « Nous sommes tous en errance »

Théâtre, Ukraine, Dominique Dolmieu, Neda Nejdana, Pavlo Arie, Serhiy Jadan, Oleh Mykolaïtchouk, Oleksandr Irvanets, Oleksandr Viter, Dmytro Ternovyi, Rinat Bektashev, Anna Bagriana. Estelle Delavennat, Maxime Deschanet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel, Tatiana Sirotchouk, L’espace d’un instant, Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, Jean-Pierre LongreDominique Dolmieu et Neda Nejdana (sous la direction de), De Tchernobyl à la Crimée, « Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine », éditions L’espace d’un instant, Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, 2019

Qui en France connaît le théâtre ukrainien, mis à part quelques spécialistes et traducteurs ? Nicolas Gogol et Mikhaël Boulgakov (« auteurs russophones de Kiev ») sont peut-être dans les esprits, mais en ce qui concerne les auteurs d’aujourd’hui, « terra incognita » (Dominique Dolmieu). Il était donc grand temps que le public et les lecteurs francophones découvrent l’écriture dramaturgique contemporaine de ce pays divisé « entre l’Occident et l’Orient, la liberté et le totalitarisme », de ce pays « polyethnique et polyglotte » (Neda Nejdana). Ce peut être chose faite, grâce à la Maison d’Europe et d’Orient et aux Journées de Lyon des auteurs de théâtre. Cette belle et vaste anthologie « tente tout autant de faire découvrir des auteurs européens majeurs que de parcourir les différentes tendances esthétiques qui composent son paysage dramaturgique, farce absurde, tragi-comédie populaire, lyrisme, légende poétique, farce politique télévisuelle, théâtre d’objets… ». Et elle y parvient, avec ces neuf pièces qui, effectivement, reflètent la diversité d’un théâtre décliné sur tous les tons, et qui sont réparties en quatre sections :

« La catastrophe du siècle » (celle de Tchernobyl – ou Tchornobyl dans la langue originale), un « malheur » pour les uns, une « attraction » pour les autres, comprend deux textes : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie, caractérisé entre autres par un va-et-vient entre passé et présent, et Les fugitifs égarés, de Neda Nejdana, qui combine dialogues et monologues. Point commun : l’action des deux pièces se déroule dans la « zone interdite », et met en scène le désarroi de personnages qui s’y trouvent et s’y rencontrent plus ou moins volontairement ; en résumé : « Nous sommes tous en errance. ».

Sous le titre « Au temps des changements », sont présentés L’Hymne de la jeunesse démocratique de Serhiy Jadan, Miel sauvage d’Oleh Mykolaïtchouk et En direct d’Oleksandr Irvanets. En commun, là aussi, un désarroi qui saisit les personnages, d’une manière tragique ou absurde, voire humoristique, et qui a pour source les transformations de la vie économique, sociale, sociétale : comment se débrouiller avec ce passage si rapide entre dictature communiste et libéralisme sauvage, entre contrainte collective et liberté individuelle ? Tout cela peut se résumer par le côté absurde d’un néologisme : le « multiplundisme » : « Après la toxicomanie, la prostitution, l’inflation et les interférences, il s’est avéré qu’il caractérise aussi notre société. ».

« Maïdan, une révolution », avec Le labyrinthe d’Oleksandr Viter et En détail de Dmytro Ternovyi, rappelle les événements que tout le monde a en mémoire, vus par des victimes de la répression, de simples témoins plongés dans l’action, voire des objets qui s’animent, qui parlent et qui se confrontent aux tracasseries administratives. Les occupants du Maïdan sont-ils forcément des révolutionnaires ? Non. « Nous sommes des gens normaux et paisibles, qui voulons vivre une vie normale. Parce qu’il y a des droits fondamentaux : le droit à la vie et le droit à la liberté. ».

Les deux derniers textes sont regroupés dans la section « À l’intérieur et au-delà du monde » : une pièce traduite du tatar, Arzy, légende tatare de Rinat Bektashev, où dialoguent, en vers ou en prose, aussi bien des hirondelles que des personnages mythiques comme Ali Baba ; et un « Mystère psychologique en deux actes », L’Évangile selon Lucifer d’Anna Bagriana, où le passé tragique du pays est évoqué par différentes voix, dont certaines rappellent les quatre évangélistes du Nouveau Testament.

Ces 500 pages foisonnantes illustrent la vivacité du jeune théâtre ukrainien, un théâtre qui met en scène aussi bien les soubresauts de l’Ukraine moderne que les drames du passé (stalinisme, « Holodomor » ou « extermination par la famine », lutte contre le nazisme…). Un théâtre dont la variété est symptomatique de l’écriture contemporaine, et qui manie aussi bien le pathétique que la distance humoristique, l’absurde intemporel que la satire politique, une satire qui pourrait concerner plusieurs pays d’Europe orientale et d’ailleurs : « C’était il y a dix ans qu’ils étaient des bandits. Maintenant, ils sont au pouvoir ; députés, hommes d’affaires, et j’en passe. ». Voilà l’un des aspects majeurs du théâtre : un art complexe et complet susceptible de faire réagir.

Jean-Pierre Longre

Les pièces, les auteurs et les traducteurs : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie; Les Fugitifs égarés, de Neda Nejdana; L’Hymne de la jeunesse démocratique, de Serhiy Jadan; Miel sauvage, d’Oleh Mykolaïtchouk; En direct, d’Oleksandr Irvanets; Le Labyrinthe, d’Oleksandr Viter; En détail, de Dmytro Ternovyi; Arzy, légende tatare, de Rinat Bektashev; L’Évangile selon Lucifer, d’Anna Bagriana. Textes traduits de l’ukrainien, du russe et du tatar de Crimée par Estelle Delavennat, Maxime Deschanet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel et Tatiana Sirotchouk.

http://www.sildav.org  

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presen...