09/04/2012
L’art de l’illusionniste
Jean-Marie Blas de Roblès, La mémoire de riz, Zulma, 2011
Prix de la Nouvelle de l'Académie Française 1982
L’illusionniste est la première des dix-huit nouvelles qui composent La mémoire de riz. Il est vrai que l’illusion, sous ses formes les plus achevées, mène le recueil : la construction des récits, le mystère qui plane sur leur dénouement même, les différentes visions du réel comme autant d’angles de prise de vue aboutissant au fantastique, tout cela réussit à perdre le lecteur à travers un labyrinthe de significations dans lequel il doit s’enfoncer pour tenter de résoudre les énigmes.
On oublie vite le caractère un peu fabriqué de certains de ces textes pour se laisser prendre à leurs toiles. Chaque page pourrait être une case de « L’échiquier de Saint-Louis » ou un des grains de riz à agencer avec les autres pour garder la mémoire de récits multiples (le titre du recueil est celui de la quatrième nouvelle). Jean-Marie Blas de Roblès (prix Médicis 2008 pour Là où les tigres sont chez eux, Zulma) prolonge et enrichit la tradition du genre : les personnages qui devisent confortablement et se lancent dans des récits au milieu desquels s’enchâssent d’autres récits nous font remonter à Boccace et à Marguerite de Navarre ; mais les visions fantastiques, nées d’une réalité soutenue par des descriptions souvent riches et baroques, de portraits bizarres et quotidiens, nous mènent à l’atmosphère des contes de Buzzati, Borgès, Garcia Marquez ou Cortazar… Tradition encore (la grande, celle qui fait la vraie littérature) dans les thèmes favoris de l’auteur : La Méditerranée, avec son Orient de rêve, sa sensualité, son merveilleux mythologique et psychologique ; l’amour et la mort, qui se combinent diaboliquement avec la peinture et la musique ; et parfois, rançon de sa formation, un petit bout de philosophie qui échappe à l’auteur au coin d’une phrase.
C’est porté par cette force, soutenue par elle, que l’auteur trouve son originalité : latine, orientale, méditerranéenne, sa prose a la logique sereine des belles architectures, la sensualité lourde des parfums entêtants, la complexité obscure des fonds sous-marins, la violence convulsive des passions mortelles. Mélange prometteur et séduisant, opérant la jonction entre rêve et réalité dans une vérité qui doit une bonne part d’elle-même à l’art de l’illusionniste.
Jean-Pierre Longre
Trente ans ! Cette chronique a paru pour la première fois dans la revue Brèves n° 6 (juin 1982), à l’occasion de la publication de La mémoire de riz aux éditions du Seuil. Quelques petits remaniements l’actualisent.
Jean-Marie Blas de Roblès, sera le jeudi 26 avril à 19h à la Librairie du Tramway (Lyon) pour parler de La Mémoire de riz. Cette rencontre sera enrichie par la présence du comédien professionnel Christian Taponard qui lira à voix haute des extraits choisis de ces nouvelles.
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02/04/2012
Une leçon de modestie
Pascal Garnier, Nul n’est à l’abri du succès, Zulma, 2012
Ce bref roman pourrait être vu comme une leçon de modestie délivrée par l’auteur à lui-même d’abord, aux autres écrivains ensuite, et plus généralement à tous ceux qui connaissent un jour ou l’autre le succès. Ce succès qui n’apporte pas le bonheur, mais une rupture existentielle.
Jean-François Colombier reçoit un grand prix littéraire, et se voit comblé d’honneurs, d’amis, d’argent, d’amour… Cédant momentanément à cette vie, il ne la supporte que peu de temps et répond à la rupture que provoqua ce prix par une autre rupture. Parti rejoindre son fils, petit dealer vivant au jour le jour, il se jette tête la première dans des péripéties où il s’empêtre de plus en plus, jusqu’à vouloir en mourir ; victime des escroqueries d’une vamp de bistrot et d’un semblant d’avocat, victime d’une fausse jeunesse qu’à 50 ans il croit retrouver, victime de ses illusions et de ses velléités, victime de son métier d’écrivain qui lui fait prendre les personnes de la vie pour des personnages de roman, à commencer par lui-même, comme le lui rappelle l’un d’entre eux : « Qu’est-ce que vous faites pour eux si ce n’est de les utiliser dans vos romans ? Vous leur versez des droits d’auteur ? […] Vous n’y connaissez rien, mon petit monsieur. C’est moi, là, maintenant qui écris le scénario, vous n’êtes qu’un personnage. »
Livre noir, mais alerte, Nul n’est à l’abri du succès obéit aux lois du roman d’aventures, comporte ce qu’il faut d’amour, de coups de revolver, de trafics divers, de trajets nocturnes en voiture, de déambulations citadines et autres ingrédients traditionnels, mais en décalage et à distance, subvertis par une écriture plaisante et ironique, ainsi que par les actes manqués et souvent ridicules du protagoniste/narrateur, anti-héros qui, ne comprenant pas ce qu’il vit, ne parvient même pas à mourir. Oui, une jolie leçon de modestie pour tous ceux qui se croient utiles aux autres et ne le sont même pas à eux-mêmes.
J.-P. Longre
Après la disparition de Pascal Garnier, en mars 2010, la revue Brèves lui a consacré son numéro 93. Voir: http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/11/29/pour-la-nouvelle-toujours.html
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Dans la modernité européenne
Andreia Roman, Literatura româna / Littérature roumaine, tome III, L’entre-deux-guerres, éditions Non Lieu, 2012
Il y a deux ans, Andreia Roman publiait les deux premiers volumes de sa Littérature roumaine, qui nous menaient des origines à la première guerre mondiale. Ce tome trois, toujours bilingue (consultante pour la version française : Lorène Vanini), est consacré tout entier à une période relativement brève (celle de la « Grande Roumanie ») qui, dans sa richesse et son foisonnement, assoit le patrimoine roumain dans la modernité européenne.
Comme l’explique l’auteur dans son introduction, c’est un renouvellement décisif dans les domaines culturel, historique, idéologique qui marque ces années : « La littérature de l’époque se situe plus que jamais au cœur de la société ». Une société dont l’expression se fait de plus en plus urbaine, passant par de nombreux périodiques publiés dans la capitale et les grandes villes.
Dans les livres, des figures romanesques nouvelles surgissent (l’arriviste, l’intellectuel, le citadin), et le réalisme s’assortit d’une dimension sociale et philosophique qui prend ses sources dans la littérature occidentale, sans renier les traditions orientales. La poésie, à l’évidence, est le lieu d’un éclatement, d’une « révolution » qui donnent naissance à l’avant-gardisme que de jeunes Roumains exportent largement vers l’Europe occidentale, en particulier vers la France. En outre, l’un des grands mérites de cet ouvrage est de rappeler que la production théâtrale, durant cette période, « est de loin la plus riche de l’histoire littéraire de la Roumanie », et qu’ainsi elle doit être « reconsidérée ».
Selon le principe bien établi des deux premiers tomes, ce sont ici les exemples textuels qui priment, suivant un choix judicieux, représentatif de la diversité des genres et des styles. Depuis Hortensia Papadat-Bengescu, « grande dame de la littérature roumaine », jusqu’à Mircea Eliade, dont l’œuvre proprement roumaine est surtout romanesque, nous parcourons un itinéraire donnant une idée précise des auteurs et des œuvres. Se succèdent les poètes Tristan Tzara, Ion Vinea, Ilarie Voronca, Gherasim Luca, Benjamin Fundoianu, Tudor Arghezi, Ion Pillat, Lucian Blaga, Ion Barbu, les prosateurs Mihail Sadoveanu, Urmuz, Mateu I. Caragiale (fils du célèbre dramaturge Ion Luca Caragiale), Liviu Rebreanu, Gib Mihăescu, Camil Petrescu, George Călinescu, Anton Holban, les dramaturges George Mihail Zamfirescu, Tudor Muşatescu, Mihail Sebastian (dont le fameux Journal a un peu occulté les œuvres romanesques et théâtrales)… Il y en a beaucoup d’autres, mais le choix était inévitable. En tout cas, les notices biobibliographiques et les extraits d’œuvres nous incitent à considérer l’importance, la diversité, la complexité de cette période, à aller plus loin et à attendre, bien sûr, la suite de cette belle anthologie.
Jean-Pierre Longre
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21/03/2012
La décadence en marche
Christos Tsiolkas, La gifle, traduit de l’anglais (Australie) par Jean-Luc Piningre, Belfond, 2011. 10-18, 2012
Au début, on se croirait en pleine saga socio-familiale, entre Desperate housewives et enquête sur les relations humaines dans la société occidentale actuelle. Et peu à peu, à partir d’une gifle donnée à un enfant au cours d’un barbecue entre amis, on s’aperçoit que c’est construit, profond, intéressant en somme, et de plus en plus.
Loin de la lisse superficialité d’une série américaine, nous plongeons dans les rapports complexes, les non-dits troubles, les angoisses secrètes ou involontairement proférées de la société australienne d’aujourd’hui, dans laquelle les mélanges ethniques n’empêchent pas le racisme, le souci de l’harmonie sociale n’empêche pas la violence, les liens familiaux n’empêchent pas le désarroi de la jeunesse, l’amour n’empêche pas la haine.
Même si le récit dans sa globalité revêt une unité, une continuité qui tiennent en haleine, chaque chapitre, consacré à l’un des protagonistes, est à lui seul une sorte de roman autonome, qui permet au lecteur de cheminer à la fois à la surface du temps et dans l’épaisseur psychologique des personnages, de parcourir l’échelle des générations et des origines, de mesurer le délitement d’une société où l’alcool et la drogue, les illusions et la désespérance voisinent avec la chaleur humaine et le réconfort des traditions.
L’Australie est vue ici à la fois comme un pays particulier, avec ses coutumes, son melting-pot, ses tensions, son isolement, mais aussi comme un symbole de cet Occident qui voudrait avoir tout juste et qui s’aperçoit que, tout compte fait, la décadence est en marche. Christos Tsiolkas a sans doute mis dans son récit de son expérience personnelle et familiale (les immigrés grecs et leurs descendants y tiennent une place de choix) ; mais La gifle est surtout un vrai, bon et gros roman qui, par la fiction, lève le voile sur la réalité. C’est le premier roman de l’auteur traduit en français. Nous attendons les autres.
Jean-Pierre Longre
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16/03/2012
Les aboiements de la littérature
Jean-François Louette, Chiens de plume. Du cynisme dans la littérature française du XXe siècle, La Baconnière, 2011
Il y a le Cynisme, mouvement philosophique venu de l’antiquité et dont Diogène est la figure la plus fameuse, il y a le cynisme, attitude sociale de l’amertume, qualifié ici de « mondain », et il y a le « canisme », qui donne à l’expression littéraire le point de vue du chien (ou l’inverse ?) ; l’auteur rappelle à juste titre que le mot « cynisme » vient du grec « kuôn », chien.
Voilà ce que Jean-François Louette, professeur à la Sorbonne, entreprend d’étudier à travers cinq écrivains du XXe siècle, Michaux, Queneau, Bataille, Drieu la Rochelle, Nimier, plus quelques autres qui parcourent en zigzag les dix chapitres du livre (parmi lesquels se font repérer par leurs jappements réitérés Maupassant, Gide, Céline, Sartre, Genet, d’autres encore, en meutes ou solitaires).
Les soubassements philosophiques de l’analyse servent la cause littéraire, et c’est ce qu’on attend : il s’agit bien du « cynisme dans la littérature », et non du cynisme littéraire dans la philosophie, ni du cynisme des écrivains en tant qu’individus. Prenons l’exemple du chapitre consacré à Raymond Queneau, balayant les rapports du chien et du cynisme avec un écrivain qui ne s’est pas privé de faire remarquer que son nom même évoque à la fois le chêne et le chien (le haut et le bas) et qui cultive un « mythe personnel du chien » ; rapports avec l’écrivain, donc, mais aussi et surtout avec les personnages de certains de ses romans comme Le chiendent (titre en soi significatif), avec l’écriture même, cette écriture dont l’attitude distanciée par rapport à la langue et aux conventions romanesques relève aussi du cynisme.
Exemple probant, mais très partiel. Les autres chapitres font des « chiens de plume » cités plus haut des objets d’études fouillées, de découvertes judicieuses. En même temps, la portée de la réflexion se fait volontiers générale, par exemple sur le cynisme comme « révélateur de la modernité », sur les attitudes contradictoires et complémentaires du chien (l’écriture peut aboyer chaleureusement ou agressivement, l’animal littéraire peut être gai ou triste, nonchalant ou en colère…), et sur les va-et-vient entre cynisme et littérature : « La littérature aiguise notre connaissance du cynisme. En sens inverse, il se peut que la connaissance du cynisme aiguise notre savoir des mécanismes du champ littéraire ».
Jean-Pierre Longre
10:57 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : essai, francophone, jan-françois louette, la baconnière., jean-pierre longre | Facebook | |
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L’animal humain
Serge Scotto, Qui veut tuer Astrid la truie ?, Les éditions du littéraire, 2011
Drôles de personnages que ceux qui circulent dans les nouvelles de Serge Scotto : une truie qui, délaissant la ferme d’origine, décide de monter à Paris (comme on le dit des ambitieux) pour y mener une vie que, finalement, elle ne pourra pas maîtriser ; une girafe inspecteur des impôts qui n’apprendra ce qu’est l’indulgence que par le truchement d’un passage au purgatoire…
Des animaux très humains – ou du moins représentatifs de certaines catégories d’humains, tel aussi ce jeune homme si démonstratif de son malheur que les autres le feront roi, voire tyran sanguinaire comme par inadvertance… Mais le plus réussi des quatre textes met en scène une statue de Jeanne d’Arc qui, prenant vie comme la Vénus d’Ille, s’emploiera, beaucoup plus violemment que cette dernière, à passer au fil de son épée tout ce qu’elle rencontrera de vivant.
Récits aux allures de fables socio-morales, ces « quatre nouvelles qui font une satire » tiennent un peu de Marcel Aymé, et aussi de la bande dessinée (y compris les quelques coquilles et négligences orthographiques qui parfois caractérisent le genre…). C’est alerte, étrange, vivifiant, et les aquarelles de l’auteur donnent au volume une coloration de bon aloi.
Jean-Pierre Longre
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06/03/2012
Présente et absente
Patrick Lapeyre, La vie est brève et le désir sans fin, P.O.L., 2010.
PRIX FEMINA 2010
Rééd. Folio, 2012
« Il y a des circonstances où quoi qu’on fasse on va toujours nulle part ». En l’occurrence, dans le dernier roman de Patrick Lapeyre, on va et on vient entre passé et présent, entre ici et ailleurs, entre le réel quotidien et nulle part. Plus précisément, Nora Neville, jeune anglaise farouchement attachée à sa liberté, sans qu’elle éprouve le besoin de s’en justifier, va et vient entre Paris et Londres, entre Louis Blériot (qui n’est pas aviateur) et Murphy (qui est trader).
Et tout tourne autour d’elle, qu’elle soit physiquement présente ou absente, jusqu’à l’obsession, une obsession aux pouvoirs aussi absolus que mystérieux : « C’est à cette heure qu’autrefois Murphy aimait entrer en communication avec Nora. Il la retrouvait sagement assise, un livre à la main, à l’intérieur d’un café de Soho ou bien se promenant dans les allées de Green Park » ; une obsession qui peut suspendre le cours du monde, pour Blériot et pour les autres : « Le temps qu’elle pivote sur elle-même en le cherchant des yeux, il n’y a plus aucun bruit, on ne sent plus le souffle d’air, la rotation de la terre s’interrompt quelques nanosecondes ».
Certes, le personnages de Louis Blériot, « un peu poltron », anxieux, angoissé, à la fois fuyant et soumis à une épouse qui lui assure la subsistance matérielle, est celui qui occupe le plus souvent les pages du livre, mais les deux hommes se trouvent réunis par leur amour pour Nora, d’abord comme « de part et d’autre d’une paroi très fine », avant une véritable rencontre. Et c’est leur destinée, en même temps que la sienne, que la jeune femme tient inconsciemment entre ses mains.
A l’instar du titre, évocateur et harmonieux, emprunté au poète japonais Issa, le style de Patrick Lapeyre est aéré et allusif, limpide et plein d’échos ; sous un apparent dépouillement, il ne dédaigne pas l’expressivité, la tournure imagée voire surprenante – comme est surprenante l’héroïne fraîche et tragique, présente et absente, attendue et imprévisible, réelle et irréelle – un peu comme si se retrouvaient dans le monde d’aujourd’hui la Manon Lescaut de l’abbé Prévost (dont l’auteur revendique d’ailleurs la paternité), mais aussi la Nadja d’André Breton.
Jean-Pierre Longre
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27/02/2012
Match livresque
Pierre Autin-Grenier et Christian Garcin, Quand j’étais écrivain, Finitude, 2011
Face à face, dos à dos, tour à tour ? En tout cas, deux écrivains, fort marris de la maigreur de leurs ventes, se retrouvent autour de bonnes bouteilles et se lancent un défi susceptible de leur remonter le moral, sait-on jamais. Pour l’un, Christian Garcin (alias Christophe Garçon), c’est « le concours de la plus maigre assistance en librairie » ; pour l’autre, Pierre Autin-Grenier (alias Paul Autant-Grognard), le gagnant serait celui « qui collectionnerait le plus d’invitations » dans les lieux culturels les plus divers.
Ce double défi donne lieu à un délicieux double petit livre, « côté pile et côté face », une double « fantaisie » pleine de rebondissements saugrenus et d’humour irrésistible, parsemée de citations et de proverbes chinois qui laissent perplexe.
À chacun ses voyages, à chacun son récit, à chacun son style, alerte et sans chichis, le style des vrais écrivains qui ne se prennent pas pour des institutions littéraires. Tout se déroule dans le fumet engageant de « casseroles frémissantes » et le bouquet enivrant de fameux bourgognes, puis se résout d’une manière un peu inattendue, mais toujours avec les livres. Les livres auxquels – auteur ou lecteur – on n’échappera pas.
Jean-Pierre Longre
Dans le même esprit, mais dans un contexte bien différent, on lira avec un plaisir non dénué d'arrière-pensées les mésaventures d'écrivains anglo-saxons racontées par eux-mêmes: lectures publiques sans public, signatures qui tournent court, rencontres inattendues.
Ces souvenirs, extraits de Hontes, confessions impudiques mises en scène par les auteurs (éditions Joëlle Losfeld) sont d'autant plus délicieux que, tout en étant pleins d'humour et d'autodérision, ils renseignent sans faux-fuyants sur la réelle condition de l'écrivain débutant ou confirmé, méconnu ou célèbre, et sur l'ignorance, voire le mépris dans lesquels la société occidentale actuelle tient la littérature...
Fiasco! Des écrivains en scène. D'après une anthologie de Robin Robertson, traduit de l'anglais par Catherine Richard, Gallimard, Folio, 2011.
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18/02/2012
« Pouvoir rire de tout, ce n’est pas rien »
François Morel, L’air de rien, chroniques 2009-2011, France Inter/Denoël, 2011
Le vendredi matin, un peu avant le journal de neuf heures, France Inter donne la parole à un drôle de bonhomme qui s’est fait connaître jadis avec les Deschiens (ce dont on doit lui rebattre les oreilles, d’ailleurs) et qui, depuis, a fait son chemin, notamment sur les planches théâtrales et à la radio, dans ses « billets » d’humeur et d’humour.
Chroniques de circonstance qui ont pourtant une portée plus générale que les simples (ou complexes) événements auxquels elles se réfèrent, elles donnent, sans forcer la note, matière à un livre savoureux. Elles courent sur deux saisons, du 4 septembre 2009 au 30 juin 2011, et nous replongent dans l’histoire immédiate, nous rappelant des faits petits et grands qui ont ponctué l’actualité ; le tout sur le mode délicatement railleur, finement burlesque, faussement naïf caractérisant la manière de François Morel, qui ne se prive pas, parfois, de laisser s’épancher une sensibilité sincère, voire une colère à peine contenue.
On ne rappellera pas toutes les affaires, toutes les aberrations politiques et sociales, toutes les injustices, tous les scandales auxquels s’attaque l’humoriste : un par semaine en presque deux ans, le choix est trop difficile. On dira simplement que le fait de lire ces chroniques confirme l’auditeur dans ses impressions fugitives : voilà un auteur qui manie avec une belle dextérité les mots, la syntaxe, les tonalités diverses (toute la gamme qui va du style enfantin à la fausse grandiloquence), sans se départir de sa personnalité, et sans se prendre au sérieux. « J’ai envie de parler de tout. […] C’est tout. C’est rien ». C’est salutaire.
Jean-Pierre Longre
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07/02/2012
« Le plus triste et le plus heureux des hommes »
Éric Durnez, Le voyage intraordinaire, Lansman, 2011
Un homme seul, dans la vie et sur la scène, raconte. Il se raconte, il raconte le voyage de sa vie, son « épreuve de force intérieure », sorte d’odyssée à la fois mentale et physique, aux étapes tour à tour vécues et rêvées.
« C’est arrivé comme ça et ça n’a plus fait l’ombre d’un pli ». Il décide d’un coup de quitter sa famille, ses camarades, et d’entamer ce qui se révélera comme un voyage initiatique. Ses souvenirs, présentés dans le désordre de la mémoire, évoquent des rencontres inopinées : « Le doyen de l’humanité, la fille la plus bête du monde, le pilote de la Grande Ourse, la jeune femme à l’orange, l’aubergiste des jours heureux, le véritable Monsieur Moyen, le manieur de paradoxes, le garçon aux trois yeux » (efficaces pour la mémoire, ces récapitulations périodiques…). Chacune de ces rencontres est une étape révélatrice, entre autres, de la relativité du temps et de la vie.
Le récit se referme sur lui-même, semble-t-il (avant de nouvelles aventures ?). Retour à la case départ, comme Ulysse à Ithaque, avec les changements inhérents au défilement du temps… Cette pièce narrative fait aussi réfléchir sur le statut même du genre théâtral : qu’est-ce que la scène, sinon une production de l’esprit, de l’imaginaire et du langage ?
Jean-Pierre Longre
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19/01/2012
« La rue m’étonne toujours »
Roland Tixier, Le passant de Vaulx-en-Velin, Le Pont du Change, 2011
Si l’on veut sortir des clichés que les médias affichent invariablement lorsqu’ils évoquent les banlieues des grandes villes, il faut lire les textes de Roland Tixier sur Vaulx-en-Velin. Loin du misérabilisme de rigueur et des rumeurs violentes qui y sont liées, le poète chante, dans de brèves strophes en forme de haïkus, les joies simples et naturelles d’une ville qu’il connaît bien, mais dont chaque exploration est pour lui une nouvelle source de découvertes.
Lumières, poussières et promesses du printemps, oiseaux dans le vent, feuillages mobiles des arbres, la nature tient une place de choix le long des rues, des avenues et des trottoirs, d’où ne sont nullement exclus les « visages singuliers », les « acteurs extraordinaires », les « files d’attente à Casino ».
« La rue m’étonne toujours
Tant de panoplies
Tant de gens différents »
C’est bien une ville, avec ses bus et ses chantiers, ses quartiers et ses marchés, avec ses passants (parmi lesquels se glisse, tiens donc, Georges Perec), et aussi avec tout ce qui fait la vie : les souvenirs, la musique, les sensations, la légèreté ou la lourdeur de l’air, le temps qui passe, le cycle des saisons, « l’impression que tout recommence » ; bref, la discrète et immuable beauté d’un monde qu’il convient de voir d’un regard neuf, par-delà les apparences. Pour cela, rien ne vaut la poésie.
Jean-Pierre Longre
http://lepontduchange.hautetfort.com
Au Pont du Change, d'autres recueils de Roland Tixier:
- Simples choses (2009), "haïkus urbains", "regard posé sur le monde".
- Chaque fois l’éternité (2011): voir http://jplongre.hautetfort.com/archive/2011/09/07/des-tro...
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31/12/2011
Les violences de l’art
Yves Wellens, Épreuve d’artiste, Grand miroir / Renaissance du livre, 2011
Stéphane Mandelbaum (1961-1986) a connu le destin tragique d’un artiste maudit ; un destin, en quelque sorte, à l’image de sa peinture violente, provocatrice, transgressive, où la mort, le sexe, le sang, la chair sont objets de fascination. Peintre insatisfait, portraitiste tourmenté, il se fit aussi voleur, et en mourut assassiné à 25 ans.
Le personnage a de quoi attirer les écrivains en quête de sujets forts. Certains pourraient en faire une biographie pleine de références ; d’autres un roman aux résonances vigoureuses. C’est le genre qu’a choisi Yves Wellens, mais à sa manière particulière, donnant des allures réalistes à l’invention et des airs romanesques à la réalité – et développant en quelque sorte ce qui se présentait sous forme abrégée ou ramassée dans certains de ses ouvrages précédents, comme Le cas de figure (Didier Devillez, 1995) ou Incisions locales (Luce Wilquin, 2002).
Selon un canevas quasiment immuable et terriblement prenant, entre prologue et épilogue, se succèdent dix chapitres d’« actualités » et sept chapitres de « portraits », qui bâtissent le processus biographique, artistique, mental du personnage devenant sous nos yeux la personne réelle de Stéphane Mandelbaum. Ce qui importe, semble-t-il, c’est moins de raconter une vie, certes hors du commun, que de tenter d’explorer les tréfonds de la création artistique avec ses tâtonnements, ses fulgurances, ses échecs, ses excès, ses risques mortels. Il y a l’enquête journalistique avec son cheminement cahoteux, et la construction esthétique avec ses errements chaotiques. Et à cette construction ne sont pas étrangers les « portraits » d’êtres tout aussi hors normes que Mandelbaum : Rimbaud, Pasolini, Bacon, Pierre Goldman, Goebbels, Himmler… On peut dire que ces portraits, de même qu’ils font partie intégrante du livre, sont au cœur même de l’œuvre du peintre.
Ainsi Wellens donne-t-il une tragédie en forme de puzzle dont chaque ensemble de scènes, chaque acte vise à percer des secrets, à approcher les rapports intimes entre un homme (sa vie, sa mort) et son œuvre. « On atteint, dans cette circonstance, un cas limite de contamination de l’œuvre par la réalité, mais aussi bien de la réalité par l’œuvre, sans qu’on sache parfaitement discerner en quel sens l’influence joue le plus ». ET Stéphane Mandelbaum lui-même de citer cette phrase : « J’ai une certaine faiblesse pour les criminels et les artistes : ni les uns ni les autres ne prennent la vie comme elle est ». Ainsi va la création.
Jean-Pierre Longre
http://www.renaissancedulivre.be/index.php/litterature/grand-miroir
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29/12/2011
Dans le silence des profondeurs
Valérie Canat de Chizy, Pieuvre, Jacques André éditeur, 2011
« Dans l’antre du poème, accueillir sa solitude, sa vérité. Se taire une bonne fois pour toutes, laisser couler la source claire ».
Les textes qui composent Pieuvre tiennent autant de la poésie que de la narration. C’est en tout cas poétiquement que l’auteur y déroule ses souvenirs en racontant son expérience et les épreuves de la surdité, du silence, de la solitude, de l’anormalité, des transformations physiologiques, mentales, relationnelles qu’entraîne cette sorte de mise à l’écart. Une « harmonie », une « logique » particulières marquent cet enfermement dans les profondeurs de soi.
Car ce n’est pas seulement l’ouïe qui est en jeu. L’atrophie de l’un des sens entraîne la quête d’un nouvel équilibre dans le rapport à l’environnement. Les mots sont ceux des sensations qui traversent le corps : odorat, goût, toucher, et surtout vue (scintillements légers et ombres lourdes, noirceur et clarté) sont ici sollicités, faisant résonner la présence du monde et des autres.
Pas de miracle. Singulièrement, le recours à l’écriture n’est pas considéré comme la panacée, mais comme une des composantes de la survie : « Tiraillée entre le désir de vivre et l’exigence de l’écriture, j’oscille entre ouverture et repli. Il me faut trouver l’équilibre juste entre ces deux pôles. L’extériorisation me fait perdre de la profondeur. Tandis que la solitude me rapproche de ce qui en moi est humain. Forcément douloureuse, elle me mène à creuser dans l’obscurité pour trouver la lumière ». Cette lumière, malgré tout, Valérie Canat de Chizy, qui n’en est pas à sa première expérience poétique, nous la fait entrevoir dans ce récit poétique en demi-teintes.
Jean-Pierre Longre
22:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, poésie, francophone, valérie canat de chizy, jacques andré éditeur, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/12/2011
Le sacre du métèque
Cioran, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. Édition établie, présentée et annotée par Nicolas Cavaillès, avec la collaboration d’Aurélien Demars, 2011
Venu des Carpates et des « cimes du désespoir », exilé à Paris, prisonnier volontaire d’une langue nouvelle et d’un pessimisme provocateur, Cioran est l’un des grands écrivains français du XXe siècle. Lui consacrer un volume de la Pléiade était justice, et la publication de ses Œuvres est un modèle du genre.
Les éditeurs ont choisi à bon escient de se limiter (si l’on peut dire) aux textes rédigés en langue française. Ce choix est dû à des raisons non seulement linguistiques et chronologiques, mais aussi philosophiques et littéraires. Les dix œuvres « françaises » publiées, présentées et annotées ici, même si elles n’échappent pas – et c’est heureux – à l’héritage roumain, forment un ensemble cohérent dans sa succession interne, tant du point de vue de la pensée que de celui du style.
On lira (ou relira) donc avec un bonheur non dénué d’une angoisse communicative Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, La tentation d’exister, Histoire et utopie, La chute dans le temps, Le mauvais démiurge, De l’inconvénient d’être né, Écartèlement, Aveux et anathèmes, Exercices d’admiration, le tout complété, comme il se doit dans la Pléiade, par une préface, une biographie, une bibliographie, des notices, des notes, des appendices… Comme il se doit, et plus qu’il ne se doit : la préface, entre autres, offre, certes, une synthèse impeccable de l’œuvre de Cioran, une analyse limpide de son écriture, des ouvertures séduisantes sur les origines et les enjeux des textes, mais elle est aussi en elle-même un morceau de littérature ; à la fois enthousiaste et distanciée, construite et foisonnante, elle offre un bel exemple de « style comme aventure ».
Avec ce volume, le plaisir d’entendre une « voix [qui] accède à une pluralité de formes et de tons – de l’essai lyrique au lambeau delphique, de l’aphorisme ravageur à l’épître complice, de l’effigie destructrice à l’oraison non-violente… » est relevé par celui d’en apprendre beaucoup sur cette « voix », sur ce qui l’a construite et sapée, nourrie et affamée, encouragée et découragée, composée et décomposée. Au-delà de l’amertume ou des anathèmes, ce sont bien des « exercices d’admiration » que nous sommes amenés à pratiquer en l’écoutant, et en écoutant celles qui l’accompagnent.
Jean-Pierre Longre
19:56 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : essai, francophone, roumanie, cioran, nicolas cavaillès, aurélien demars, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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« Pas maintenant, pas comme ça »
Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, Les éditions de Minuit, 2011
En décembre 2009, des vigiles du supermarché Carrefour de Lyon La Part-Dieu, ayant surpris un jeune homme à voler une canette de bière, se défoulent sur lui jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ces quatre hommes n’en étaient sans doute pas à leurs premières brutalités, mais il n’étaient pas encore allés jusqu’à l’assassinat.
Ce dramatique fait divers a été librement adapté par Laurent Mauvignier, en soixante pages d’un seul élan – une seule phrase suspendue entre un non début et une non fin, entre inspiration et expiration, comme le dernier souffle de l’être qui ne veut pas vraiment y croire et se dit jusqu’au bout : « Pas maintenant, pas comme ça ».
La syntaxe audacieuse, tourmentée, précise, comme toujours chez Mauvignier, forge et nourrit les personnages et les événements, les sensations et la trame narrative. Adressé au frère de la victime, le récit incantatoire dévoile peu à peu ce qu’était la vie (réinventée, transposée) du jeune homme qui ne se doutait pas que, accomplissant l’acte anodin de pénétrer dans un grand magasin, il n’en ressortirait pas vivant ; sa modeste famille, ses piètres amours, ses petits boulots, tout le mène sans en avoir l’air vers la tragédie, qui est aussi celle, en quelque sorte, des quatre bourreaux dont le narrateur se demande « de quelle humiliation ils veulent se venger ».
Tragédie en un acte, en un souffle, Ce que j’appelle oubli prouve que la littérature est apte à mettre en scène la souffrance humaine, honteuse, révoltante, que l’art peut faire vivre intensément la parole toute simple d’un homme de loi : « et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu, qu’il est injuste de mourir à cause d’une canette de bière ».
Jean-Pierre Longre
09:02 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, francophone, laurent mauvignier, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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04/12/2011
Une culture en mouvement
Revue Altermed n° 4, « Cultures roumaines », éditions Non Lieu, 2011
La revue Altermed a consacré trois numéros à la culture de différents pays méditerranéens, en mettant l’accent sur la création contemporaine et ce qui fait ses spécificités. La Roumanie est-elle un pays méditerranéen ? Michel Carassou, dans sa présentation, justifie le choix du numéro 4 en rappelant l’histoire et la tradition latines du pays, ainsi que l’influence ottomane à laquelle s’est heurtée « l’hégémonie slave ».
Quoi qu’il en soit, un volume consacré aux « cultures roumaines », qui ont tant de liens avec celles de divers pays d’Europe, notamment la France, autre pays méditerranéen, se justifie pleinement. Les bouleversements intervenus depuis la fin des années 1980 ne sont pas seulement politiques ou économiques. Le champ culturel a lui aussi connu des changements radicaux, ne serait-ce que par la liberté retrouvée, avec les tentatives, les tâtonnements, les expériences, les échecs et les réussites qu’elle a suscités.
La littérature occupe ici une place importante : la prose narrative, dont Andreia Roman rappelle l’histoire récente, depuis les contraintes du totalitarisme jusqu’à la « mise en question du monde » par les romanciers de la dernière génération comme Florina Ilis ; la poésie, elle aussi florissante, dont l’anthologie contenue dans ces pages complète celle qui a été publiée en 2008 dans Confluences poétiques ; le théâtre, lieu expérimental par excellence, qui oscille entre fidélité aux « racines » et « désir violent de réel ». Deux chapitres sont en outre consacrés aux arts visuels : le cinéma, dont les films d’auteurs internationalement reconnus manient à l’envi l’absurde, la satire et le « minimalisme » ; les arts plastiques – photographie, graphisme – qui tendent eux aussi vers un renouvellement complet et un engagement socio-politique marqué.
Malgré sa relative jeunesse, la Roumanie est riche d’un patrimoine culturel exceptionnel, qui a souvent nourri les avant-gardes européennes. Les artistes d’aujourd’hui ne dérogent pas à cette tradition, et on est heureux de lire ici des textes d’auteurs notoires ou encore peu connus, ainsi que des analyses précises et engageantes de certaines formes d’art contemporain.
Jean-Pierre Longre
Les éditions Non Lieu viennent de publier une très intéressants correspondance de la poétesse et philosophe Catherine Pozzi (1882-1934) avec Raïssa et Jacques Maritain, Hélène Kiener et Audrey Deacon. Ces lettres inédites sont longuement présentées, précisément annotées par Nicolas Cavaillès, qui les a pour la plupart retrouvées à la Bibliothèque Nationale de France.
Nicolas Cavaillès, L’élégance et le chaos, éditions Non Lieu, 2011
17:36 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, essai, francophone, roumanie, altermed, éditions non lieu, jean-pierre longre | Facebook | |
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07/11/2011
Les ruses du roman
Dumitru Tsepeneag, Le camion bulgare, « Chantier à ciel ouvert ». Traduction du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2011
Précisément, s’agit-il d’un roman ? Certes, Dumitru Tsepeneag a depuis longtemps (au moins depuis Le mot sablier qui, publié en 1984, représente sous forme narrative le passage d’une langue à l’autre) commencé à dévoiler certains coins de son atelier à l’intention de ses lecteurs, sans leur en laisser découvrir tous les secrets. Mais jamais un de ses livres n’a autant mérité le sous-titre de « Chantier à ciel ouvert ».
À l’image des tranchées que quelques travailleurs s’échinent à creuser dans les rues, certains leitmotive d’œuvres précédentes se retrouvent dans Le camion bulgare, certains personnages aussi : Marianne, l’épouse partie se soigner de son étrange maladie en Amérique, et à qui l’écrivain demande sans cesse des conseils, Alain, l’ami et traducteur à l’agonie, qu’il va falloir remplacer. D’autres apparaissent au fil des pages, fondant une narration épisodique : Tzvetan, le camionneur bulgare qui, en, quelque sorte, succède au fameux « plombier polonais » (et, autre clin d’œil, transporte avec lui un dangereux parapluie) ; Béatrice, dont la route va croiser celle du précédent, après qu’ils auront accompli leur itinéraire érotique ; Milena, romancière originaire de Slovaquie (mais dont le modèle, semble-t-il, vient plutôt de Slovénie), Pastenague, le double de l’auteur/narrateur avec qui il échange parfois des impressions ; quelques autres encore, qui naviguent entre réel et imaginaire.
On ne fera pas ici la liste des thèmes et sujets dont le foisonnement tient à la fois de la marqueterie cubiste, de la musique expérimentale et de l’art consommé de la (fausse) digression, dans un texte qui avance comme un camion cahotant sur les routes européennes. Il est question de Marguerite Duras, de « littérature d’ordinateur » et d’amour par courrier électronique, de mythologie égyptienne, d’animaux divers, de la Bulgarie et de la Roumanie, de maladie et de vieillesse… La récurrence de ce dernier motif pourrait laisser entendre que Le camion bulgare est le roman de la dépossession, voire de la disparition. Mais n’est-ce pas une ruse, pour mieux conserver sa foi en la littérature ? Car c’est essentiellement de littérature qu’il est question ; de celle des autres, parfois (les délicieuses et impitoyables Frappes chirurgicales restent d’actualité), mais surtout de celle qui est en train de s’élaborer ici, maintenant : autocommentaire, autocritique, autobiographie littéraire (que d’« auto » pour un camion…), ou encore métalittérature, poétique du roman, mise en abîme de l’écriture… Patiemment, de livre en livre, bien mieux que dans n’importe quel traité théorique ou manuel universitaire, Dumitru Tsepeneag explore malicieusement l’art du récit et procède aux mises en ordre successives de ses découvertes. Attendons la suite.
« Je reconnais que je n’ai pas eu le courage d’écrire un véritable chantier : rassembler des matériaux de construction, placer côte à côte les briques narratives et les idées structurantes, et laisser le lecteur se faire son roman lui-même. Certes : je l’ai écrit, pour ainsi dire, sous ses yeux, il est témoin des efforts que je fais pour écrire encore un livre – le livre de trop, diront certains… ». Mais non !
Jean-Pierre Longre
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29/10/2011
Les révélations de la musique
Kazuo Ishiguro, Nocturnes. Traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch, Éditions des 2 terres, 2010, rééd. Folio, 2011
De même que la belle interprétation d’un morceau donne envie de le réécouter, de même la lecture des « Cinq nouvelles de musique au crépuscule » de Kazuo Ishiguro (auteur, entre autres, des Vestiges du jour) invite à la relecture. Car dans chaque récit, le thème principal est soutenu par des thèmes secondaires, contrepoints et basses continues, qui lui donnent une profondeur harmonique inépuisable.
Le « crooner » vieillissant, idole d’un jeune guitariste, ne peut prouver son amour à sa femme qu’en l’amenant à Venise pour une ultime sérénade. L’ami de jeunesse, amateur de jazz, resté à près de cinquante ans une sorte d’adolescent que l’on prend en pitié, sera-t-il d’un quelconque secours pour Emily et son mari ? Que vient faire cet étrange couple de voyageurs suisses allemands dans les douces collines de Malvern, sous le regard étonné d’un jeune auteur-compositeur-interprète ? Il faut ensuite assister aux folles expéditions nocturnes, dans un hôtel de luxe, d’un jeune saxophoniste en mal de notoriété et d’une vedette de la télévision, tous deux la tête enfouie sous des bandages après une opération de chirurgie esthétique. Enfin, retour en Italie pour une série de tête à tête entre un violoncelliste plein de « potentialités » et une « virtuose » à l’attitude bizarre…
La musique est partout, susceptible de révéler les sentiments, les émotions et les secrets que tout être humain cache au fond de lui, les questions qu’il se pose, les rêves qu’il voudrait réaliser. Et l’écriture est telle, dans son apparente simplicité, dans la sobriété des moyens utilisés, dans les changements de tempo, dans les mystères qu’elle recèle, dans l’humour des situations et des gestes, que le lecteur se prend d’affection pour les personnages – témoins ou acteurs –, devinant plus ou moins spontanément que, sous des aspects très divers, chacun d’entre eux lui ressemble, en toute humanité.
Jean-Pierre Longre
- 2 mars 2011 : Sortie du film Never let me go d’après le roman de Kazuo Ishiguro.
- Nocturnes fait partie de la sélection par le magazine Lire des « 20 meilleurs livres de l’année ».
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25/10/2011
Chaos bien ordonné
Patrick Ledent, À vos caddies !, Éditions Calliopées, 2011
Dans son précédent recueil (Joli coup), Patrick Ledent avait révélé un vrai talent de conteur. Voilà qui se confirme sans conteste dans À vos caddies !. Et le mot « recueil » n’est pas anodin : les vingt nouvelles, encadrées par des « Prolégomènes » et un « Envoi », bouclent un itinéraire plein de surprises, qui mène le lecteur d’une envolée satirique (le monde de la consommation) à l’autre (le monde du travail), d’un cimetière au même cimetière, à Nice où sévissent des vampires très humains. La vie, mort comprise…
Les surprises ? Elles sont multiples et variées : un drôle de restaurant où se cache une drôle de lolita, l’étrange rencontre d’une tulipe et d’un enfant, les illusions d’un tueur en série, les découragements d’un employé de bureau, les ruses d’une élégante de casino… des accidents bizarres, des hasards suspects, des rencontres inattendues…
Pour réaliste que soit le monde dans lequel évoluent les personnages et surgissent les événements, le lecteur se laisse volontiers transporter vers l’imprévu, et la verve de l’auteur y est pour beaucoup. Car le suspense s’assortit d’une écriture alerte, d’une prose séduisante où se profilent parfois quelques silhouettes familières, telle celle de Queneau qui passe comme une discrète figure tutélaire. On se laisse mener avec délices par le bout du nez pour s’évader à loisir, poussant devant soi une provision de références rassurantes et d’inventions délicieuses, dans un chaos bien ordonné. « Mais c’est dur, le chaos. Alors, pardon, je compense. Je mets de l’ordre, me réinvente, vous réinvente. Invente tout court, puisqu’on est frères. Des petites histoires. Je fais comme tout le monde, je fais comme vous : je creuse. Une évasion, ça commence par là ».
Jean-Pierre Longre
18:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, patrick ledent, éditions calliopées, jean-pierre longre | Facebook | |
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19/09/2011
« Battre le tambour »
Jacques-Pierre Amée, Le ciel est plein de pierres, Infolio, 2011
Le nouveau roman de Jacques-Pierre Amée est certes plein de pierres, mais aussi plein de rythme, et de tant d’autres choses parmi lesquelles la nature tient une place prépondérante (la forêt et les animaux, par exemple), sans compter l’amitié, l’amour, la parole, le silence, le mystère…
Le narrateur, Graham Rouge (un nom qui se détache sur la verdure, la neige, le ciel, la nuit), photographe animalier, observateur du monde lointain et proche, tente de se frayer un chemin entre souvenirs et immédiateté, entre passé et présent. Son récit, qui s’adresse à son ami Emil, hospitalisé au-delà des mers, à cette Ibi qu’il aime mais qu’il n’a pas vue depuis un certain temps, à d’autres encore, Caïm, Lucie, le lecteur, lui-même... son récit, donc, tient autant de la narration que de la poésie, du mouvement que du ressassement, de la fiction que du journal, un journal dans lequel, au fil de la lecture, on assiste à la mise en place de l’écriture.
L’auteur a l’art de (se) raconter sans en avoir l’air, par des détours, par des étapes où l’accessoire narratif parait devenir l’essentiel. « Y a rien de facile », dit périodiquement le boucher du coin : aussi difficile d’étouffer proprement un pigeon que de percer le mystère de l’énigmatique « Toubob », vagabond qui pourrait bien avoir fait disparaître avec lui la vieille dame qui l’avait recueilli, ou de reconstituer le puzzle que représente le titre du magazine NOÉ…
Voilà un livre qui « bat le tambour » (autre leitmotiv, autre rime de la prose), qui bat le rappel (des souvenirs, des amis, des contrées lointaines), qui bat la chamade (émotion à tous les tournants de pages), qui bat les cartes (pour mieux rendre compte du désordre universel). Un livre musical, où le langage des images et des mots s’impose comme une lancinante mélodie, comme une étourdissante symphonie.
Jean-Pierre Longre
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12/09/2011
Se défaire du monde
Laurence Plazenet, La blessure et la soif, Gallimard, 2009, Folio, 2011
« Nous avons été deux hommes juchés face au mal. J’ai su que vous souffriez comme je souffrais. Nous adressions à des dieux différents des lamentations qui n’empruntaient pas les mêmes mots. Je ne savais pas quelle peine vous avait conduit près de moi. Je ne pensais pas qu’il fût de peine qui valût la mienne. Mais vous étiez venu du bout de la terre. Nous fûmes une seule protestation et l’amour qui ne renonce pas ».
Ces deux hommes, Monsieur de la Tour et Lu Wei, n’étaient pas faits pour se connaître : le premier, noble français plus ou moins mêlé à la Fronde, et le second, dignitaire chinois déchu par les guerres et le renversement de la dynastie des Ming, sont séparés non seulement par les océans, mais aussi par leurs origines et leurs cultures. Pourtant, leur rencontre silencieuse et leur amitié précautionneuse sont le fruit d’une convergence qui les rend inévitables : Monsieur de la Tour, brûlant d’un amour coupable et partagé pour Madame de Clermont, fuit au-delà des mers et se retrouve, au bout d’un périple aussi hasardeux que dangereux, sur un îlot où s’est retiré Lu Wei, souffrant lui-même d’un désespérant mal d’amour pour son épouse disparue. Commencent douze années de condamnation volontaire, de réclusion ascétique, au cours desquelles la soif d’absolu tente de panser la blessure, où la quête du vide le dispute à l’espoir en Dieu, ce dieu que Monsieur de la Tour cherchera encore en France, réfugié à Port-Royal, dans le plus complet dénuement, dans cet « abandonnement » qui l’accompagnera jusqu’à la fin.
Le roman de Laurence Plazenet se déroule comme une longue litanie submergeant les heurts, les atrocités, les décompositions qu’il dévoile. Psalmodiées en un récitatif qui donne autant d’importance à la musique des mots qu’à leur contenu, les phrases, dont la sobriété toute classique s’accommode parfois de circonvolutions baroques, sont prenantes. La stylisation de la forme impose l’évidence des faits et des pensées, donne à la prose une profondeur qui révèle celle des âmes.
Jean-Pierre Longre
Laurence Plazenet vient de publier Disproportion de l'homme, Gallimard, 2011. Lecture et chronique à venir…
09:36 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, laurence plazenet, gallimard, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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10/09/2011
Poète du mouvement
Christophe Dauphin, Ilarie Voronca, le poète intégral, Rafael de Surtis / Éditinter, 2011
De tous les écrivains venus de Roumanie qui, au cours du XXe siècle, ont enrichi la littérature de langue française, Ilarie Voronca est l’un des plus importants et des plus méconnus. Tristan Tzara, Benjamin Fondane, Eugène Ionesco, Cioran et quelques autres font l’objet de nombreuses études ; pour les compléter, la parution de l’ouvrage de Christophe Dauphin est salutaire.
« Poète intégral », Voronca l’est à des titres divers. Théoricien de l’« intégralisme », il fut l’un des rédacteurs de la revue Integral, ainsi que d’autres revues de de cette avant-garde qui caractérisa la vie intellectuelle roumaine de l’entre-deux-guerres. En outre, toute son œuvre, en vers et en prose, relève d’une volonté d’unification « intégrale » des éléments naturels et humains. La biographie d’Eduard Marcus, alias Ilarie Voronca (1903-1946), très précisément rapportée, s’insère ici dans un environnement lui aussi parfaitement détaillé. Les années roumaines, l’installation en France, l’exil et ses difficultés, les brouilles littéraires momentanées, les amitiés, les amours, les rencontres (avec la plupart de ceux qui forment le monde artistique), les ruptures, la période de l’occupation et de la résistance, la quête désespérée du bonheur, jusqu’au suicide au domicile parisien – tout cela est solidement inscrit dans le contexte historique, social, politique, culturel, roumain, français, européen dont la destinée individuelle est indissociable.
Cette biographie est aussi un portrait moral (« Combattre les prisons, la haine, l’angoisse et l’oppression ») et surtout poétique, dans cet espace franco-roumain qu’Ilarie Voronca incarne totalement : symbolisme, avant-garde, intégralisme, lyrisme personnel… il est le poète du « mouvement », de l’« inquiétude », de l’« insatisfaction », de ces états qui ne laissent jamais en repos et d’où émane une incessante évolution.
Voilà un livre indispensable à la connaissance d’un poète majeur, qui plus est écrit par quelqu’un pour qui l’écriture est une matière vivante, puisque Christophe Dauphin, outre ses essais, a publié nombre de recueils poétiques. Son étude, qui s’appuie beaucoup sur les textes, forme un ensemble très documenté (citations, anthologie significative, riche iconographie…) : Ilarie Voronca, le poète intégral est un ouvrage nourri d’authenticité.
Jean-Pierre Longre
18:04 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, poésie, francophone, roumanie, ilarie voronca, christophe dauphin, rafael de surtis, Éditinter, jean-pierre longre | Facebook | |
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07/09/2011
Des trouvailles au Pont du Change
Roland Tixier, Chaque fois l’éternité, préface de Geneviève Metge, Le Pont du Change, 2011
Alphonse Allais, L’agonie du papier et autres textes d’une parfaite actualité, introduction de Jean-Jacques Nuel, Le Pont du Change, 2011
Le Pont du Change, maison d’édition lyonnaise, enrichit sa production de deux livres à déguster lentement, avec délectation.
L’un (Chaque fois l’éternité de Roland Tixier) est un recueil de brefs poèmes qui, à la manière des haïkus, campent en quelques syllabes tel personnage, tel objet, tel paysage, telle scène, suivant les souvenirs d’un été de vacances en Limousin. Se succèdent les images que l’adulte garde de cette période enfantine, dans un univers limité à une parcelle d’espace et de temps, mais aussi élargi à tout un « monde à portée de main », où les « brosses et savons » deviennent « navires et sous-marins », où s’ouvrent de nouvelles routes – sans parler de l’évocation fugitive d’une Algérie lointaine où se déroulent des événements qui échappent à l’enfant de 10 ans… Par la « magie du verbe », choses banales deviennent « mots cueillis », « mots copeaux / qui s’entortillent », objets poétiques à peine esquissés mais harmonieusement glissés dans le silence de la page.
L’autre (L’agonie du papier) est d’une tonalité radicalement différente – variété des plaisirs, merci Monsieur l’éditeur. On savait Alphonse Allais humoriste hors pair ; on le sait, maintenant, savant et précurseur. Sous le rire et la fantaisie, sous la virtuosité parodique et la fausse grandiloquence, que d’inventions utiles, que de soins pour la survie de l’humanité ! Voilà un auteur qui, dès le tout début du XXe siècle, préconise (avant Queneau et bien avant les « textos ») une réforme profonde, phonétique de l’orthographe, et s’insurge devant la domination grammaticale du masculin sur le féminin, ou qui, devant les désastres de la déforestation et « l’agonie du papier », invente le microfilm, ancêtre de l’e-book… Dans un souci écologique et économique, il promet un bel avenir aussi bien aux énergies éolienne et marémotrice qu’aux téléconférences pour l’Assemblée Nationale, fondées sur le principe du « théâtrophone », ou qu’à un « Paris-Plage » entourant carrément la capitale pour le plus grand plaisir des vacanciers et des consommateurs de poisson. Si l’on veut plus de détails, que l’on se reporte à ce recueil de textes où l’humour, pas aussi absurde qu’on pourrait le croire, est soluble dans le progrès humain (et vice-versa).
Le Pont du Change passe par-dessus les années en deux démarches différentes. Empruntez-le sans hésiter, le trajet ne vous décevra pas.
Jean-Pierre Longre
18:22 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, essai, humour, francophone, roland tixier, alphonse allais, geneviève metge, jean-jacques nuel, le pont du change, jean-pierre longre | Facebook | |
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06/09/2011
En allant chez Destouches
Mikaël Hirsch, Le réprouvé, L’Éditeur, 2010. J'ai lu, 2011
La journée du 6 décembre 1954 aura été pour quelques personnes d’une exceptionnelle densité. C’est d’abord celle où Simone de Beauvoir reçoit le prix Goncourt pour Les Mandarins, ce qui confirme le triomphe de la maison Gallimard sur ses concurrentes. Justement, dans cette maison, il y a un garçon de courses, Gérard Cohen, lui-même fils de l’un des dirigeants, et c’est sa propre journée que raconte le roman : il est chargé d’aller à Meudon, chez Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, porter des papiers que l’écrivain déchu ne voudra même pas regarder, tant il vomit, en même temps que les Juifs et que lui-même, les « sangsues », les « maquereaux », « cette grosse baderne adipeuse de Gaston », ce « gros matou gallimardeux », et « l’univers tout entier ».
À la fois terrorisé et fasciné par le vieil antisémite, le jeune Cohen accomplira sa mission comme d’habitude, en dépit des chiens, de la crasse et des gémissements. Mais auparavant, il profite du répit que lui donne la remise du Goncourt pour s’adonner au vagabondage, et nous suivons les zigzags spatiaux et mentaux du motocycliste. Cela donne de belles évocations contrastées du Paris des années cinquante : le Milieu (éditorial), ses habitudes et ses célébrations ; les Halles, leurs odeurs et leur grouillement ; les hôtels de passe, les œillades et les caresses professionnelles des putains ; l’île Seguin et ses usines, le village de Meudon et ses grisailles, les hauteurs de la Seine où se terre le « réprouvé »… Cet itinéraire plus ou moins aléatoire est une sorte de préparation de l’entrevue, mais surtout, peut-être, une incitation aux souvenirs. La guerre et l’occupation sont encore toutes proches, que l’enfant juif a vécues en errant « de cachette en cachette » après l’emprisonnement de sa mère et l’arrestation de la femme chez laquelle il s’était réfugié, en errant mais en parcourant la campagne, en étudiant les plantes d’Auvergne, en s’instruisant, en vivant la vie d’un garçon de son âge.
Le réprouvé est un vrai livre de littérature, à tous points de vue. Celle qui s’écrit et se déroule sous nos yeux, en des phrases qui suivent avec bonheur les méandres de la mémoire et de l’autoanalyse ; celle aussi qui s’est construite dans les soubresauts politiques et sociaux (que le père de l’auteur a dû connaître dans des conditions analogues), celle qui a composé avec les abominations, les lâchetés et la mauvaise conscience, avec la souffrance, l’innocence et le courage, celle qui est inséparable de la nature humaine. Et il n’y a pas que Céline ; l’on croise, à l’occasion, Paul Léautaud, Jean Paulhan, Raymond Queneau, et cela fait toujours plaisir. Il ne faut donc pas hésiter à accompagner le jeune Gérard Cohen dans son parcours initiatique.
Jean-Pierre Longre
11:03 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, mikaël hirsch, l’Éditeur, jean-pierre longre | Facebook | |
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« Vous vous souvenez ? »
Gianina Carbunariu, Avant-hier, après demain, Nouvelles du futur. Traduit du roumain par Mirella Patureau, éditions L’espace d’un instant, 2011
Dans ces quatre scènes, ponctuées de « micro-séquences » laissées à l’initiative du réel et des acteurs, Gianina Carbunariu anticipe. Beaucoup l’ont fait avant elle, beaucoup le feront après, dira-t-on. C’est un fait. Comme on le voit chez d’autres auteurs, les défauts, les excès, les tabous, les interdits, les vides du monde actuel sont ici poussés à un tel degré qu’ils deviennent à la fois absurdes, odieux et destructeurs. Ne le sont-ils pas déjà ? Les fumeurs deviennent des criminels, les animaux des compagnons adulés, les gadgets électroniques disparaissent sous la montée des eaux, la misère pousse à chercher tous les moyens de survie : finalement, peu de différence entre les XXIe et XXIIe siècles.
Mais il ne s’agit pas seulement de dénoncer les abus de nos sociétés, d’exercer son esprit critique, de s’adonner à la satire (souvent savoureuse, salutaire et parfaitement ciblée, au demeurant) des mœurs d’aujourd’hui. Nous avons affaire à du théâtre, un théâtre polyphonique à souhait, permettant à l’auteur, aux personnages, aux comédiens, aux spectateurs / lecteurs de (se) rendre compte, d’une manière concrète et stylisée, de ce qu’est la réalité. Le langage théâtral, à la fois maîtrisé et libéré, assure la mise en perspective burlesque, morbide, tragique de l’Histoire, et ce langage, s’il est multiple, est d’abord celui des mots. Mots accumulés, mots perdus et recherchés, mots ambigus, mots crus, mots à la mode, mots de toujours (saluons au passage le travail de la traductrice)… Ces « nouvelles du futur » sont aussi – pour reprendre une formule de Ghérasim Luca dans Levée d’écrou – « des nouvelles inquiétantes sur le langage ».
Avant-hier, après demain, à travers les va-et-vient de la mémoire, montre, suggère et pose des questions qui concernent non seulement notre actualité, mais aussi les moyens que nous avons de dire cette actualité, de suivre la marche du monde passé, présent et à venir. Donner à voir et à entendre le réel, dans les interstices et les harmoniques de la fiction verbale et scénique : c’est bien ce que l’on attend du théâtre.
Jean-Pierre Longre
10:58 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, roumanie, gianina carbunariu, mirella patureau, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | |
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31/08/2011
The Black Herald n°2 arrive
Literary magazine –Revue de littérature
The Black Herald issue #2 – September 2011 - Septembre 2011
162 pages - 13.90 € – ISBN 978-2-919582-03-7
Poetry, short fiction, prose, essays, translations.
Poésie, fiction courte, prose, essais, traductions.
With / avec W.S Graham, Danielle Winterton, Dumitru Tsepeneag, Clayton Eshleman, Pierre Cendors, Onno Kosters, Alistair Noon, Anne-Sylvie Salzman, Róbert Gál, Andrew Fentham, Hart Crane, Delphine Grass, Jacques Sicard, Iain Britton, Jos Roy, Michael Lee Rattigan, Georges Perros, Laurence Werner David, John Taylor, Sudeep Sen, César Vallejo, Cécile Lombard, Michaela Freeman, Gary J. Shipley, Lisa Thatcher, Dimíter Ánguelov, Robert McGowan, Jean-Baptiste Monat, Khun San, André Rougier, Rosemary Lloyd, Hugh Rayment-Pickard, Sherry Macdonald, Will Stone, Patrick Camiller, Paul Stubbs, Blandine Longre. and essays about / et des essais sur Arthur Rimbaud, Tristan Corbière, Jacques Derrida. Images : Romain Verger, Jean-François Mariotti. Design: Sandrine Duvillier.
The Black Herald is edited by Paul Stubbs and Blandine Longre
Comité de rédaction : Paul Stubbs et Blandine Longre
http://blackheraldpress.wordpress.com/magazine/the-black-herald-issue-2/
Where to find the magazine and our books / Où trouver la revue et nos publications :
http://blackheraldpressbookshop.blogspot.com/p/add-to-cart-ajouter-au-panier.html
And soon in bookshops listed here / et bientôt dans les librairies suivantes:http://blackheraldpress.wordpress.com/buy-our-titles/
Black Herald Press : http://blackheraldpress.wordpress.com/
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Co-edited by Blandine Longre and Paul Stubbs, the magazine’s only aim is to publish original world writers, not necessarily linked in any way by ‘theme’ or ‘style’. Writing that we deem can withstand the test of time and might resist popularization – the dangers of instant literature for instant consumption. Writing that seems capable of escaping the vacuum of the epoch. Where the rupture of alternative mindscapes and nationalities exists, so too will The Black Herald.
L’objectif premier de la revue, coéditée par Blandine Longre et Paul Stubbs, est de publier des textes originaux d’auteurs du monde entier, sans qu’un « thème » ou un « style » les unissent nécessairement. Des textes et des écritures capables, selon nous, de résister à l’épreuve du temps, à la vulgarisation et aux dangers d’une littérature écrite et lue comme un produit de consommation immédiate. Des textes et des écritures refusant de composer avec la vacuité de l’époque, quelle qu’elle soit. Éclatement des codes, des frontières nationales et textuelles, exploration de paysages mentaux en rupture avec le temps : c’est sur ces failles que l’on trouvera le Black Herald.
“Black Herald Press is an outstanding new imprint – physically and stylistically their books are a delight.” — Paul Sutton, Stride magazine, 10/2010.
« La ligne éditoriale de la revue s’attache avant tout à établir un horizon élargi et diversifié de genres, de langues et de styles. Aucun thème ni mouvement commun, simplement (et c’est là que se trouve tout le sel de ces pages) l’articulation d’hémisphères, quelques terres inconnues reliées les unes aux autres pour que le style, justement, de la revue, ce soit ce point de convergence des textes entre eux. » – Guillaume Vissac, 04/2011
“Its publication feels like an event, in terms of quality and scope (it’s bi-lingual and has its sights, like Blast long before it, on the more visionary and European aspects of poetry).” – Darran Anderson, 02/2011
« Aux commandes de ce navire de pirates, Paul Stubbs et Blandine Longre, dont on avait déjà loué ici la sauvage poésie d’expression anglaise. Tous deux ont eu l’audace d’offrir à leurs contributeurs cette étrange arène où la langue, par le système d’échos qu’ils ont construit, ne peut être que remise en cause. Lecture jamais confortable, jamais contentée, donc, que celle du Black Herald, où chaque page, chaque texte, dans sa version originale et / ou dans sa traduction est source d’inquiétude. On attend avec une impatience certaine la deuxième livraison (automne 2011, nous dit-on) de ce super-héraut. » – Le Visage Vert, 01/2011
15:31 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, anglophone, francophone, poésie, nouvelle, essai, blandine longre, paul stubbs, black herald press | Facebook | |
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23/08/2011
Brisures et vérités
Nancy Huston, Lignes de faille, Actes Sud / Leméac, « Un endroit où aller », 2006. J'ai lu, 2011. Prix Fémina 2006.
Quatre récits, quatre enfants de six ans différents et réunis par une ligne dont les brisures s’ouvrent peu à peu aux yeux du lecteur. Avec Sol (« Solly, Solomon »), petit garçon américain à part entière, rêvant sur Internet de puissance et d’éternité, imaginant qu’il « contrôle et possède chaque parcelle du monde », commence le parcours généalogique ascendant d’une famille reliée par quelques points d’ancrage – un grain de beauté, une poupée que se disputent violemment deux femmes âgées redevenues petites, un « vieux nounours tout râpé »…
L’exploration se poursuit avec Randall, le père de Sol, que l’on retrouve à six ans entre un père dramaturge au creux de son inspiration et une mère obsédée par ses recherches sur le Mal et les « fontaines de vie », lieux où les nazis concentraient pour les « germaniser » des enfants volés dans les pays occupés. Celle-ci, Sadie, est passée à l’âge de six ans du « parfum de tristesse » quotidien ressenti entre ses grands-parents à l’agitation réjouissante et désordonnée de la vie d’artiste menée par sa jeune mère. Finalement, c’est cette dernière, Erra (ou Kristina ou AGM), héroïne du quatrième récit, qui imprime sa marque sur tous les épisodes, en pointillés incisifs puis par la découverte de ses propres origines, donc de celles de la famille entière.
Itinéraire temporel sur plus d’un demi-siècle de bouleversements et de conflits entre 2004 et 1944, Lignes de faille est aussi un itinéraire spatial entre l’Amérique moderne et l’ancienne Europe, en passant par Israël. A travers des récits de vie individuels et familiaux, c’est la destinée du monde d’aujourd’hui qui est le véritable enjeu de la narration. C’est l’Histoire vécue de l’intérieur, dans la tension d’un mouvement chronologique inversé, à la recherche d’une authenticité dont seuls les enfants, dans leur lucide naïveté, semblent capables : « En les écoutant je repense à cette idée de théâtre et me demande si au fond le gens ne passent pas leur temps à jouer des rôles, non seulement lors des mariages mais tout au long de leur existence : peut-être qu’en conseillant ses fous grand-papa joue le rôle d’un psychiatre et en me frappant avec la règle Mlle Kelly joue le rôle d’une méchante prof de piano ; peut-être qu’au fond d’eux-mêmes ils sont tous quelqu’un d’autre mais, ayant appris leurs répliques et décroché leurs diplômes, ils traversent la vie en jouant ces rôles et il s’y habituent tellement qu’ils ne peuvent plus s’arrêter ».
Ce que se dit la petite Sadie, c’est souvent ce qu’on se dit non seulement à la lecture d’un roman, mais aussi à l’observation de la société des hommes. Lignes de faille est un roman qui, au-delà de l’habileté de la construction, de l’expressivité des soliloques enfantins, de la cruauté de certains passages, de la tendresse de certains autres, tente de mettre au jour les vérités nichées au plus profond des âmes et des corps.
Jean-Pierre Longre
16:25 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, nancy huston, actes-sud, leméac, j'ai lu | Facebook | |
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07/07/2011
« Machine mentale »
Mark Twain, L’homme, c’est quoi ?, traduit de l’américain par Freddy Michalski, L’œil d’or, 2011
L’auteur des Aventures de Tom Sawyer et de celles de Huckleberry Finn (entre autres) publia aussi, à partir de 1896, des textes philosophiques à forte teneur pessimiste, voire nihiliste, au nombre de trois : Lettres de la terre, L’étranger mystérieux et L’homme, c’est quoi ? (tous trois réédités récemment aux éditions de L’œil d'or).
L’homme, c’est quoi ? est un dialogue philosophique empruntant sa forme à la tradition platonicienne : comme Socrate avec ses disciples, un Vieil Homme soumet un Jeune Homme à sa maïeutique ; le va-et-vient des questions-réponses, parsemé non seulement de sentences et d’exemples persuasifs, mais aussi de rappels historiques, de paraboles, de fables, donne à l’enseignement une allure vive et théâtrale.
Comme l’indique le titre, c’est la question fondamentale de l’homme, de sa nature et de ses actions qui est au cœur du débat, et surtout celle de son libre-arbitre (ou plutôt de l’absence de celui-ci). Les six parties du livre orientent le Jeune Homme (et le lecteur) vers l’idée que l’homme, comme une machine, est mû de l’extérieur, que tout ce qu’il pense, émet, fait est de « seconde main » et n’a « pour autre finalité que de lui assurer ponctuellement, d’abord et avant tout, paix de l’esprit et confort spirituel » en lui donnant bonne conscience. À ce compte, l’homme est-il supérieur à la fourmi et aux autres animaux réputés intelligents ? Écoutons encore le vieux philosophe : « Le fait que l’homme sache distinguer le bien du mal prouve sa supériorité INTELLECTUELLE sur les autres créatures mais le fait qu’il soit capable de FAIRE le mal est la preuve même de son infériorité MORALE à toute créature qui ne le peut pas. »
La leçon est rude et ce texte, pour le moins, donne à penser. La réflexion, fortement sollicitée, voire poussée dans ses retranchements (c’est évidemment le but du dialogue), est égayée avec bonheur par les plaisants dessins de Sarah d’Haeyer ponctuant chaque chapitre. Un peu de sourire au milieu de ces déprimants constats.
Jean-Pierre Longre
22:19 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, usa, mark twain, freddy michalski, sarah d’haeyer, éditions l’œil d'or, jean-pierre longre | Facebook | |
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01/07/2011
Drôle ou morbide ?
Patrick Rambaud, Comment se tuer sans en avoir l’air, La Table Ronde, 1986, rééd. Folio, 2011
L’un des propres de l’homme est « le suicide individuel » : les animaux, à part quelques exceptions circonstancielles et généralement collectives, ne prennent pas ce genre d’initiative. C’est en tout cas ce qu’explique Patrick Rambaud en introduisant son « Manuel d’élégance à l’usage des mal partis avec des ruses, des méthodes et des principes expliqués par l’exemple ». Comme un autre propre de l’homme est, selon Rabelais, le rire, il semble que Rambaud ait décidé de développer l’un en s’aidant de l’autre (et inversement).
Cela nous vaut quatorze moyens d’en finir sans honte et en préservant son amour-propre. Il n’est pas question de les énumérer ici, mais on saura que les quatorze chapitres qui les abordent ne sont ni vulgairement pédagogiques ni abstraitement théoriques. Tout passe par des anecdotes aussi tragi-comiques que convaincantes. Les personnages dont l’auteur nous narre le trépas volontaire, nous les connaissons, nous les côtoyons, c’est nous, en plus malheureux, en plus désespérés, en plus obstinés. Les circonstances de la vie les ont poussés à interrompre celle-ci « sans en avoir l’air » : il leur faut trouver un moyen de maquiller leur suicide en accident, en meurtre, en geste héroïque (et « con »), en infarctus, en maladie mortelle… et ils le trouvent.
Tout cela est fort drôle, même s’il nous arrive de rire jaune, tant le genre humain dans son entier est mis à rude épreuve et tend à la morbidité. Le style allant, allusif, expéditif parfois, imagé souvent n’est pas pour rien dans le plaisir que l’on prend à lire dans les pensées des personnages, à les accompagner dans leur cheminement souvent complexe, toujours fatal. Et il faut aller jusqu’au bout : dans sa conclusion, Patrick Rambaud rappelle que le suicide ne date pas d’aujourd’hui, loin s’en faut, et termine tout de même par un bel hymne à la vie.
Jean-Pierre Longre
18:07 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : essai, récits, humour, francophone, patrick rambaud, la table ronde, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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24/06/2011
"Mots nomades"
Sylvie Germain, Le monde sans vous, Albin Michel, 2011
En juin 2010, quatorze écrivains, réunis par « Culturesfrance », ont effectué le trajet Moscou-Vladivostok à bord du Transsibérien. Beau parcours de 19 jours semé d’étapes littéraires et de rencontres diverses, belle ouverture sur le monde extérieur et intérieur.
Sylvie Germain a rapporté de ce périple le premier texte de son livre Le monde sans vous. Ni relation de voyage, ni guide touristique, ni accumulation de notes, « Variations transsibériennes » tient la promesse de son titre : le double déplacement dans l’espace et dans le temps se fait au gré de la musique des mots, du rythme des phrases : « Le train va son chemin. Il va, calme et docile, obstinément ». La musicalité, c’est aussi celle de l’alternance entre la prose narrative ou descriptive et les poèmes empruntés à Ossip Mandelstam, à la Bible, à Boris Pasternak, à Anna Akhmatova, à Arseni Tarkovski, à Paul Celan, à Jules Supervielle, à Blaise Cendrars… C’est bien sûr celle de l’évocation des paysages : la Sibérie, « Nord magnétique » ; la taïga, où « tout est échange, et tout est solitude » ; le lac Baïkal, « œil-ombilic », « visage entier », « paume large ouverte », « oreille tendue », « bouche cobalt », « vulve bleu satin » ; Vladivostok, « drapé dans les plis de son nom qui claque en saccades grises »… Surtout, c’est l’harmonie des va-et-vient entre présent et passé, soutenue par l’évocation de la mère et de sa mort, « douceur et violence intensément unies ».
On saisit alors l’unité du livre en son entier, même si les proses qui le composent datent d’époques différentes. Le Transsibérien est comme un déclencheur de poésie, de souvenirs, d’images. « Kaléidoscope ou notules en marge du père », le deuxième texte, est soutenu, après celle de la mère, par « l’une des deux images premières, fondatrices. Celle du père », ce père porteur et suscitateur de mémoire, et dont la disparition n’a pas effacé le « regard d’enfant simple et confiant ». Suite et variations : la relation entre le père et l’enfant est au cœur des deux derniers textes, « Il n’y a plus d’images » et « Cependant », où le « mystère de la mort », qui ne revendique pas le « dernier mot » (puisqu’il n’y en a pas), se laisse effleurer sans imposer la lourdeur du désespoir.
Car si les grands thèmes (mort et mémoire, entre autres) forment la trame de ce livre polyphonique, dense et profond, ils sont transfigurés par l’art – peinture, poésie, musique – et par l’écriture, « lent travail de détours », dont les « mots nomades » suivent la « marche sinueuse » du train, « point de tangence entre l’espace et le temps ».
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récits, poésie, francophone, sylvie germain, albin michel, jean-pierre longre | Facebook | |
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