13/02/2016
Matéi Visniec à Lyon
Invité par le Consulat Général de Roumanie à Lyon, en partenariat avec l’Institut Culturel Roumain de Paris et TVR Iaşi, Matéi Visniec sera à Lyon en février 2016:
- au cinéma La Fourmi le 16 février à 19h (avec le film Visniec roi du Off à Avignon)
- à la Maison de l’Europe et des Européens le 17 à 19h (avec le film Le Paris de Matéi).
Pour toutes précisions, cliquer ici et là
Autres liens:
http://maison-europe-et-europeens.eu
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31/01/2016
Roman d’une écriture
Loïc Folleat , Des débris, des éclats, Carnet d’art, 2015
Pourquoi écrire ? Éternelle question, souvent posée à tort et à travers, et qui a donné lieu à tous les clichés, à tous les truismes, à tous les refus. Dans son bref « roman », Loïc Folleat tente d’y répondre avant qu’on la lui pose. Mais ce n’est pas tout, et ce n’est pas si simple. Des débris, des éclats (deux parties précisément identifiées, géométriquement réparties) est un livre riche d’une expérience qui, pour encore brève qu’elle soit, est celle d’une arrivée à maturité, avec tous les paradoxes que cela implique : expérience du réel et de l’imaginaire, de la veille et du rêve, expérience du désespoir et de l’espoir, de la souffrance et du plaisir, de la solitude et de l’amour, du silence et de la parole, du vide et de la plénitude, de l’aliénation et de la liberté, des risques et des bonheurs de l’écriture.
En proses compactes ou aérées, en vers libres parfois, en images poétiques, l'auteur met à contribution toutes les ressources de la langue – ne rechignant pas à en jouer (à « caresser le texte »), à en extirper aussi l'extrême violence (voir la terrible danse macabre de la littérature qui s’achève sur une authentique profession de foi littéraire : « Moi, j’écris depuis ma vie.[…] J’écris tout tout de suite, le plus tôt possible ».).
Des « débris » aux « éclats », des morceaux de vie à l’« écriture qui délivre », le récit suit un cheminement tortueux, à la fois tourmenté et maîtrisé (« Je muselle mes émotions, j’accède aux mots »). Il y a là un peu de Rimbaud, « l’enfant infini », un peu de la « table rase » des révolutionnaires, un peu de Leiris (« Métier de l’écrivain : s’exposer au danger, puis le faire mijoter dans le secret de son intérieur »), un peu de Cioran, pour les aphorismes paradoxaux… Il y a surtout l’itinéraire personnel et obstiné d’un jeune écrivain qui s’invente, s’explore, « crée [s]es fictions », et qui donne à lire un texte dense et fort, brisé mais éclatant de promesses.
Jean-Pierre Longre
17:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, poésie, essai, loïc folleat, carnet d’art, jean-pierre longre | Facebook | |
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21/01/2016
Troubles en Transylvanie
Mathias Menegoz, Karpathia, P.O.L., 2014, Folio, janvier 2016
Prix Interallié 2014
Pour un jeune noble hongrois vivant à Vienne dans les années 1830 (comme pour beaucoup de nos contemporains), le nom même de Transylvanie recèle sa part de légendes, d’exotisme et de mystère. C’est pourtant là-bas, aux confins de l’empire austro-hongrois, que le comte Alexander Korvanyi, tout juste réchappé d’un duel meurtrier et fraîchement marié avec une jeune fille de bonne famille autrichienne, Charlotte (dite Cara) von Amprecht, décide d’aller s’installer avec son épouse, afin de reprendre en main le domaine familial, dont l’histoire tourmentée est liée à celle du pays entier.
Parvenu sur place, installé dans son château, le couple découvre une contrée aux aspects à la fois sauvages et inattendus, vastes pâturages, lac paisible, sombres forêts, villages modestes ou miséreux… Dans cette vallée de la Korvanya et sur les terres voisines se côtoient sans se mélanger les différentes communautés qui peuplent la Transylvanie, et dont la présence plus antagoniste qu’harmonieuse résulte des événements des siècles passés. Magyars (Hongrois), Széklers (Sicules), Saxons (Allemands), Valaques (Roumains), Tsiganes – chacun occupe sa place, dans son rôle social (seigneurs, militaires, domestiques, serfs, ouvriers itinérants, bergers, forestiers, contrebandiers...). Le fougueux Alexander décide de mettre sans ménagement tout ce monde au pas de ses décisions, se disant que les révoltes passées doivent être définitivement oubliées. Mais quelques événements étranges (des disparitions d’enfants tsiganes ou valaques, le viol d’une jeune hongroise, des attaques de loups – ou d’hommes ? – contre des troupeaux), s’ajoutant à l’intransigeance du jeune comte et à l’animosité d’une bande de contrebandiers, mettent le feu aux poudres, et ce qui était prévu comme un rassemblement de chasseurs tourne à l’explosion de violence et au massacre.
Karpathia raconte des aventures mouvementées, laissant une part non négligeable à l’imaginaire, mais c’est aussi un roman historique, social et psychologique. Les espaces temporel et géographique y sont précisément délimités ; les noms hongrois des localités (mis à part celui de la fictive Korvanya), la cohabitation inamicale des communautés nationales et linguistiques, le pittoresque des paysages – tout correspond à une réalité vérifiable, fruit d’une sérieuse documentation. Les personnages, bien campés dans leurs individualités parfois complexes, dans leurs réactions contrastées, dans leur orgueil sans concessions, dans leurs passions, leurs ambitions ou leurs révoltes, avec leurs forces et leurs faiblesses, sont plus que des types humains : des êtres en proie à leurs doutes et à leurs convictions, à leurs superstitions et à leurs calculs, à leur sensibilité et à leur violence. La prose de Mathias Menegoz, à la fois élaborée et enlevée, classique et audacieuse, combinant le souci du détail et la rapidité de la narration, l’arrêt sur image et la vivacité de l’action, est celle d’un vrai romancier – traditionnel ? Sans doute, mais en l’occurrence ce n’est pas un défaut, au contraire. En tout cas, pour le lecteur, un plaisir auquel le tourment prend une belle part.
Jean-Pierre Longre
18:50 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, mathias menegoz, p.o.l., jean-pierre longre | Facebook | |
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14/01/2016
Des lettres pour comprendre
Antoine Choplin, Hubert Mingarelli, L’incendie, La fosse aux ours, 2015
Après la guerre qui a ensanglanté l’ex-Yougoslavie, l’un est resté à Belgrade, l’autre s’est exilé en Argentine. Celui-ci est revenu quelque temps dans son pays pour enterrer son père, et ils se sont revus à cette occasion, ont évoqué des souvenirs, dont celui de Branimir, le troisième compagnon qui, va-t-on apprendre, est mort.
Mais leur conversation n’est pas allée très loin. Jovan, de Belgrade, et Pavle, de Puerto Madryn, finissent par s’écrire, et ce sont leurs lettres qui reconstruisent le passé, celui de la guerre contre la Croatie, et plus particulièrement celui d’un épisode dramatique dont ils ont été les acteurs. Dramatique, noir, maudit – et c’est cette malédiction qui fait obstacle à la parole et à la mémoire. C’est donc par l’écrit, un écrit dans lequel le non-dit va peu à peu laisser transparaître les aveux, dans lequel la limpidité va éclore dans l’obscurité, dans lequel le pathétique va prendre l’ascendant sur le tragique, que la vérité va se faire.
Durant le conflit, les trois jeunes hommes se sont vu confier par leur chef la mission d’aller fouiller une maison – qui est finalement devenue le lieu du drame que Jovan et Pavle ont en vain tenté d’oublier, tant la noirceur des hommes peut être aveuglante. Cependant de leurs aveux épistolaires vont naître non seulement la honteuse vérité, mais aussi une lueur d’espoir en l’âme humaine, dans sa complexité. Et de cette complexité, Antoine Choplin et Hubert Mingarelli font un récit dont la progression à la fois simple et minutieusement dosée, lettre par lettre, structure l’attente du lecteur, qui petit à petit apprend à connaître le passé des deux amis. Dans une prose simple et harmonieuse, rythmée par les scrupules, les réticences et les questions qui n’en sont pas vraiment (l’absence de points d’interrogation est significative), une prose collant aux préoccupations et aux sentiments des protagonistes, L’incendie est un récit qui, exempté des grands effets de style et de la rhétorique superflue que l’on trouve parfois dans les ouvrages relatifs à ce genre d'événement, suscite l’émotion et donne à méditer sur les conséquences bouleversantes de la guerre.
Jean-Pierre Longre
18:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, récit, épistolaire, francophone, antoine choplin, hubert mingarelli, la fosse aux ours, jean-pierre longre | Facebook | |
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04/01/2016
Reddition
Éric Reinhardt, L’amour et les forêts, Gallimard, 2014, Folio, janvier 2016
Éric Reinhardt, romancier qui n’hésite pas à se transformer en être de fiction dans son propre récit (tout en restant l’auteur – statut à la fois complexe et authentique), reçoit une belle lettre, puis des messages, et enfin, au cours de deux rencontres à la terrasse du Nemours, près du Palais-Royal, les confidences de Bénédicte Ombredanne, professeur de Lettres et fervente lectrice. C’est ainsi que l’on découvre une jeune femme qui, possédant les atouts ordinaires de l’émancipation individuelle (un métier intéressant, un physique agréable, un esprit ouvert, une culture supérieure à la moyenne), se laisse peu à peu dévorer par la perversion d’un mari dont on se demande, épisodiquement, pourquoi elle ne l’abandonne pas à ses complexes et à son narcissisme.
Certes, une journée de sa vie, parenthèse d’enchantement, lui a laissé entrevoir le bonheur éclatant de l’amour, mais a aussi précipité le harcèlement quasiment incompréhensible auquel elle est soumise, et l’a plongée dans la tragédie quotidienne d’une vie aux côtés d'un époux odieux et d’enfants indifférents, voire hostiles. Quelques jours passés en clinique psychiatrique lui procurent un répit trop bref, que la Faculté et son mari, comme ligués contre elle, refusent de prolonger malgré son désir ardent et sa peur du retour au domicile. L’amour et les forêts pourrait, ainsi, être un roman psychologique donnant matière à une réflexion sociale sur le harcèlement et sur les violences conjugales.
Il est plus que cela. Si l’histoire passe par les confidences de Bénédicte Ombredanne retranscrites par le romancier (qui met sans doute une part de lui-même dans son personnage féminin), il y a aussi le point de vue de la sœur jumelle de la jeune femme, qui se dévoile sur le tard, dans une sorte de bifurcation narrative. Car on découvre, par la bouche de cette sœur aimante, des épisodes dont Bénédicte n’avait pas parlé à l’auteur – de même qu’elle en avait caché d’autres à sa sœur. S’est bâti dans son esprit et dans sa parole comme un cloisonnement, résultant sans doute du décalage, du fossé même entre ce qu’elle attendait de la vie et ce qu’elle y trouvait. « Elle se battait avec quelque chose de lointain et elle n’a pas triomphé. Le scepticisme et le désenchantement l’ont emporté », dit la sœur qui évoque un mot que Bénédicte adorait, un mot de chanson, « surrender » - « reddition ». C’est cela. Personnage de tragédie (plus que de roman psychologique ou psychanalytique), Bénédicte Ombredanne, comme d’autres avant elle (dans la littérature et dans la vie), mais avec ses propres raisons conscientes ou non, avouées ou non, et selon un cheminement tout en virages et en ressassements (auquel semble coller le style d’ Éric Reinhardt), s’est rendue : à son mari, qui « avait sur elle, inexplicablement, une emprise absolue », et surtout à un destin pathétique qui, si l’on n’a pas connu les affres de la dépendance irrépressible, peut paraître absurde.
Jean-Pierre Longre
11:53 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, Éric reinhardt, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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29/12/2015
Impasses de la littérature ?
Maxime Decout, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Les éditions de Minuit, 2015
« La mauvaise foi est la chose du monde la mieux partagée. Elle se range de prime abord à côté des mensonges, haines, hontes, colères ou autres sentiments violents qui constituent la matière même de l’humain. ». Autrement dit, elle est « inscrite dans la structure même de l’être. ». D’emblée le lecteur est mis en condition, prévenu : les cinq chapitres du livre vont montrer que la littérature, l’une des formes esthétiques les plus fréquentées, l’un des modes d’expression les plus répandus, est une incessante manifestation de mauvaise foi.
Il ne faut pas, comme on le fait souvent, confondre mauvaise foi et mensonge. « La littérature ment », certes – la fiction et la poésie le font naturellement –, mais il s’agit ici de développer l’idée que quelles que soient les postures de ses acteurs, y compris celles des autobiographes, voire des « sincéromanes exaltés », le discours littéraire respire la mauvaise foi dans son fonctionnement, même lorsque celle-ci est reconnue, avouée. Il suffit d’« ouvrir le ventre du texte, [d’] ausculter sa circulation et sa respiration » pour le constater.
Maxime Decout ne s’en prive pas. Son essai n’a rien d’un pensum théorique : tous les constats, toute l'argumentation s’appuient sur les œuvres d’auteurs choisis, dont certains ont leur place naturellement désignée par le sujet (Montaigne, Rousseau, Stendhal, Dostoïevski, Leiris, Sartre, Blanchot, Sarraute, Perec…), mais dont d’autres sont sollicités d’une manière moins attendue, cependant pleinement convaincante (Madame de Lafayette, Molière, Zola, Mauriac, Queneau, la liste complète serait trop longue), et le recours au roman policier n’est pas négligé. Cela va, par exemple, jusqu’à une « querelle de la mauvaise foi » qui se joue en trois actes entre certains pratiquants et/ou théoriciens. Et en guise d’épilogue, une « petite histoire de (la) mauvaise foi » (remarquer la subtile et plaisante équivoque de la présence ou de l’absence d’article), qui nous mène du XVIIème siècle à nos jours, comme un vrai manuel littéraire.
Un essai ? Un traité ? Une histoire littéraire ? Oui à toutes les questions, mais aussi un dialogue avec le lecteur, dans lequel l’auteur n’hésite pas à se mettre en scène, jouant avec les références, les vrais-faux aveux (« Prenez donc garde, lecteur, de ne pas vous fier au texte que vous avez entre les mains »), les vraies-fausses questions (« Est-il possible d’envisager un personnage sans mauvaise foi ? Vous avez envie de répondre oui. Moi aussi ». Espoir ruiné dans les lignes qui suivent, bien sûr…). Et si les impasses sont implacablement constatées (par l’auteur, par le lecteur), l’étude du « paradoxe littéraire » ici déployée est une fine analyse, en général, de ce qu’est la littérature et, en particulier, de la « fécondité sans pareille qui innerve une multitude de trajets d’écriture. ».
Jean-Pierre Longre
17:40 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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23/12/2015
Vibrants instantanés
Catherine Leblanc, Il n’est pas d’étrangers, L’Amourier, 2015
« Les mots écrits ne sont pas les mêmes que les mots parlés. Ce sont des mots gardés, des mots goûtés, des mots sauvés, des mots choisis un à un pour former une flèche touchant au cœur. Les mots écrits préservent le silence. ». Le dernier texte, en guise de postface à ce délicat petit livre, est en quelque sorte une justification de tout ce qui précède (au cas où elle soit nécessaire), une reprise de son essence même ; car ici les mots écrits « touchent des gens qu’on ne connaît pas, qu’on ne voit jamais, des gens qui sont brûlés ou blessés, des gens qu’il ne faut pas approcher en criant. ».
En quatre sections (« Passants », « Parole première », « Pages volantes », « N’être »), Catherine Leblanc présente tout en finesse, dans de courtes pages empathiques, des êtres qu’elle a croisés dans la rue ou ailleurs, ou qu’elle a connus plus personnellement lors de consultations psychologiques ; elle se présente aussi elle-même à la première personne (« J,e, deux petites lettres pour échapper aux crocs »), avec ses souvenirs et ses impressions. Ceux dont elle parle sont des êtres souvent fragiles, ou sous influence : une petite vieille qui traverse la rue, un garçon contrôlé au faciès par la police, un enfant trop sage pour ne pas être violent au fond de lui, un cheval à la fois puissant et docile, un adolescent perturbé…
Ce ne sont pas des portraits en forme, ni des récits de vie, ni des nouvelles, mais un peu tout cela. « Proses brèves », dit le sous-titre, auquel il faudrait ajouter : poèmes. Une poésie composée d’instantanés qui, loin de figer les existences, les traduit en images vibrantes, comme des « bulles irisées » qui « s’éparpillent » et « s’évaporent », cependant que « l’image reste, indissoluble, indestructible. ».
Jean-Pierre Longre
09:57 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : portraits, poésie, francophone, catherine leblanc, l’amourier, jean-pierre longre | Facebook | |
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07/12/2015
« La bonne éducation »
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2014, Points, 2015
Chaque classe sociale a ses normes, ses règles, ses exigences, ses frontières hors desquelles on est considéré comme un paria. Pour échapper à l’ostracisme, seule la fuite semble être la solution. Fuir les autres, fuir la famille, fuir les insultes, les coups et les humiliations, fuir jusqu’à son nom, tel est l’argument du premier roman d’Édouard Louis, dont le succès lors de sa parution aux éditions du Seuil lui vaut maintenant une édition en poche (Points).
Un roman qui superpose et mêle plusieurs genres en une composition binaire : Livre 1, « Picardie (fin des années 1990 – début des années 2000) » ; Livre 2, « L’échec et la fuite ». Plusieurs genres, donc : roman social (l’auteur a lu et étudié Pierre Bourdieu), qui campe et analyse de l’intérieur le prolétariat de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, à coups de descriptions sans concessions (mais sans jugement moral) et de citations orales – ce qui, stylistiquement parlant, a le mérite de mêler les registres de langue et de faire ressortir la crudité verbale que l’auteur a su mettre à distance. Le roman autobiographique, qui narre dans un mélange subtil d’objectivité et d’hypersensibilité le douloureux décalage que le jeune Eddy ressent par rapport à sa famille, à ses copains, et qu’il tente désespérément d’effacer. Le roman initiatique d’un garçon qui se sent rapidement différent des autres, féminin, dans un milieu où la virilité ostensible est la marque obligée du monde des hommes, un garçon qui voudrait ne pas être ce qu’il est, qui s’essaie à l’amour des filles mais ne peut échapper à l’opprobre de plus en plus ricanant et hostile de son environnement familial, villageois, scolaire, et qui finalement découvre qu’il y a d’autres manières de vivre que celle dans laquelle il était enfermé.
En finir avec Eddy Bellegueule est une œuvre courageuse qui, à la manière des autobiographies de Michel Leiris, ne cherche pas à échapper aux risques personnels, qui les provoque même. Mais c’est aussi et surtout l’œuvre d’un écrivain. S’il y a du Zola dans l’évocation de la misère sociale, du Jules Renard (celui de Poil de Carotte) dans celle de l’enfance malheureuse, la division en brèves séquences donne à l’ensemble une visibilité théâtrale, quasiment cinématographique, tout en préservant le relief de la réalité. Souffrir et jouir, aimer et rejeter, s’attacher et fuir, mépriser et admirer – Édouard Louis, avec une précoce maturité, sait restituer toute la complexité des comportements humains.
Jean-Pierre Longre
16:52 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, autobiographie, francophone, Édouard louis, le seuil, points, jean-pierre longre | Facebook | |
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Un père, malgré tout?
Pascal Bruckner, Un bon fils, Grasset, 2014, Le Livre de Poche, 2015
« Mon père m’a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait ». Tel est le point de convergence des souvenirs et des réflexions dont est composé Un bon fils. Récit de vie paternelle ? Autobiographie ? Règlement de compte ? Essai de psychologie familiale ? Il n’y a pas à choisir : le livre est un peu tout cela, qui, entre narration discontinue et mosaïque de maximes philosophiques, en fait une œuvre littéraire.
En trois parties (« Le détestable et le merveilleux », « L’échappée belle », « Pour solde de tout compte ») et un épilogue-surprise, Pascal Bruckner développe le paradoxe du « bon fils » d’un père qui, dirait-on, fait tout pour être haï : mari brutal, pervers et infidèle, antisémite, xénophobe, pronazi s’empressant d’aller travailler pour l’ennemi, être despotique et imprévisible, puis exemple encore vivant de la décrépitude physique – s’accrochant envers et contre tout à son fils unique qui, en réaction, s’éloigne avec vigueur et passion d’une enfance inquiète. « Je me suis allégé de ma famille en m’alourdissant d’autres liens qui m’ont enrichi ».
Le salut, pour le fils du tyran, ce sera d’abord la lecture. « Dans les livres, enfin, j’apprends la grammaire de la liberté grâce aux dieux de ma jeunesse, Sartre, Gide, Malraux, Michaux, Queneau, Breton, Camus. Je me construis à travers eux une forteresse inexpugnable ». Ce sera aussi la prise de l’indépendance et de la liberté (les voyages, les amours, le rejet des contraintes de l’existence bourgeoise). Et ce sera, bien sûr, l’écriture, ces livres qui font de Pascal Bruckner un auteur original, à la fois penseur (de ceux que l’on rangeait naguère parmi les « nouveaux philosophes ») et auteur de belles fictions romanesques. « Tant qu’on crée, tant qu’on aime, on demeure vivant ». Ce récit initiatique, qui ne s’arrête pas au simple dévoilement de secrets de famille, mais élargit le champ d’investigation à l’apprentissage de la vie, le prouve avec limpidité.
Jean-Pierre Longre
14:47 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, récit, pascal bruckner, grasset, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | |
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06/12/2015
Boccace au bistrot
Melvin Van Peebles, Le Chinois du XIVe. Préface d’André Hardellet, illustrations de Topor, Wombat, 2015
Dans le Décaméron, Boccace (1313-1375) imagine que dix jeunes gens et jeunes filles, isolés dans une villa à cause de la peste qui sévit à Florence, consacrent dix journées à se raconter des histoires de toutes sortes. Dans Le Chinois du XIVe, la villa de Toscane est remplacée par Mon Moulin, bistrot du quatorzième arrondissement de Paris, la peste devient une coupure d’électricité provoquée par la grève, et les conteurs sont des « petits », des gens du peuple parisien des années 1960, dont les histoires sont tirées de leur expérience, de leurs rêves, de leur imagination…
Il y a là, par exemple, un veilleur de nuit inquiet de la puissance des savants, un clochard qui a laissé filer le grand amour par ambition, un représentant suggérant mine de rien le moyen de régler radicalement les problèmes familiaux, une bonne à tout faire réincarnation de l’immaculée conception, le patron du troquet et sa femme, aux souvenirs d’enfance où les chiens jouent un rôle, d’autres encore… Le fameux Chinois, lui, joue les Arlésiennes dès le début ; il a disparu de la circulation, et finalement au bout de quelques jours il n’est plus question de lui, sinon dans le titre du livre.
Un livre par ailleurs impossible à résumer – ou alors il faudrait raconter toutes les histoires qu’échangent les convives autour d’une table éclairée par une lampe à pétrole. Des histoires dans lesquelles la réalité, avec ses grand malheurs et ses petits bonheurs, ses tristesses et ses joies, avec les colères et la solidarité que tout cela suscite, la réalité, donc, côtoie allègrement les rêves d’une autre vie, les fantasmes et les cauchemars. Le Chinois du XIVe est un livre d’atmosphère (à laquelle contribuent largement les illustrations de Topor), écrit par un Américain éclectique, musicien, cinéaste, traducteur et, bien sûr écrivain « d’expression française », une « expression » originale, dans tous les sens du terme – disons à la fois de pure origine populaire et sortant de l’ordinaire. Narration et poésie, burlesque et pathétique, suspense et sagesse, étrange et pittoresque – un beau mélange des genres pour une lecture d’une réjouissante variété.
Jean-Pierre Longre
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À la poursuite du vibrion cholérique
Anne Roiphe, L’insaisissable, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Les éditions du Sonneur, 2015
En 1883, une épidémie de choléra sévit à Alexandrie. Louis Pasteur confie à de jeunes chercheurs français la mission de partir dans la ville égyptienne afin de traquer et d’identifier le microbe responsable de la maladie qui a ravagé de nombreuses régions du monde au cours des siècles. À partir de ce fait scientifique, Anne Roiphe, journaliste et écrivain née en 1935 aux États-Unis, a composé une épopée romanesque dans laquelle vérité historique et suspense narratif se répondent et se mêlent intimement.
Le contexte géographique, campé avec précision et pittoresque, est donc celui d’Alexandrie à la fin du XIXe siècle, ville grouillante de vie malgré l’épidémie, cité où se mêlent l’antique et l’actuel, port cosmopolite où se côtoient les communautés de diverses origines, de diverses religions – avec ce que cela implique d’amitiés sincères mais aussi de rivalités et de trafics en tous genres. Il y a encore le contexte médical, dans lequel émergent des personnes réelles (l’équipe des chercheurs français et celle des chercheurs allemands menée par le fameux Robert Koch), mais aussi des personnages fictifs comme le docteur Malina, honorable médecin juif renommé dans la ville, qui avec sa famille sera victime du machiavélisme des Anglais, et dont la fille, Este, va devenir l’héroïne féminine du roman. Car un amour réciproque naît peu à peu entre la jeune fille et Louis Thuillier, membre du petit groupe de français qui a installé son laboratoire dans l’hôpital européen de la ville – et cet amour va de pair avec l’intérêt grandissant d’Este pour le travail de recherche médicale. D’autres personnages nés sous la plume de la romancière jouent des rôles qui, bien qu’ils paraissent secondaires, changent radicalement le cours du récit : tels le jeune Marcus, aide de laboratoire en quête de fortunes faciles, Eric Fortmann, aventurier hâbleur et sans scrupules, ou Albert, initialement fiancé à Este…
Pour historique qu’il soit, L’insaisissable est donc un vrai roman, une fiction dans laquelle les sentiments, les passions et les manœuvres nouent des destins dramatiques. De surcroît, l’aspect documentaire, assuré par des extraits de lettres de Pasteur et d’ouvrages spécialisés, ainsi que par de minutieuses descriptions des corps malades et des expériences de laboratoire, est rehaussé par les épisodes qui font du mystérieux microbe un être vivant et invisible s’insinuant dans l’eau, les humeurs, les tissus, les organes, les moindres recoins de la ville, des rues, des maisons et des corps, une sorte de fantôme morbide et diabolique qui exerce ses ravages de manière subreptice, imprévisible et fatale. Et ceux qui le traquent risquent bien d’être à leur tour traqués, d’en devenir les victimes. Insaisissable, jusqu’au bout.
Jean-Pierre Longre
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« Parvenir à quelque chose »
Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain, Notabilia / Les Éditions Noir sur Blanc, 2015
Voilà bien un roman contemporain, dans tous les sens du qualificatif. Sa période de publication correspond fidèlement à la condition de nombreux trentenaires d’aujourd’hui : combiner les contraintes du dénuement financier (le chômage, les factures qui continuent d’arriver, la recherche de nourriture et de vêtements, les reproches ou les interrogations de la famille, les comptes pathétiques de fin de mois…) avec les exigences culturelles et sociales d’une âme généreuse, d’un esprit lucide et critique, d’un cœur en quête d’affection et d’amitié.
Entendons-nous : Quand le diable sortit de la salle de bain n’est pas une étude sociologique. C’est mieux que cela. La narratrice comble sa misère matérielle en racontant, sur un mode plus humoristique que dramatique, ses déboires, ses espoirs, ses déceptions, ses joies aussi, l’amitié parfois éprouvante qui la lie à Hector (gentil obsédé sexuel), les apparitions de Lorchus, son démon littéraire, les interruptions imaginaires ou réelles de ses proches (sa mère surtout), les visites à Pôle Emploi, le séjour méridional dans le cocon nourricier de la famille, le retour à Lyon, les difficultés du métier de serveuse – car il faut bien, un jour, se mettre à travailler en renonçant à « toute ambition personnelle », en tentant tout de même de « parvenir à quelque chose ».
Roman très actuel, donc, qui se lit avec un pur plaisir. Récit en trois parties, « roman improvisé, interruptif et pas sérieux » (sous-titre donné par l’auteure elle-même) ? « Improvisé » en apparence, en réalité construit ; « interruptif », certes, mais avec un bon fil conducteur ; « pas sérieux », tout est relatif : le sujet est grave, le style alerte, l’allure rieuse, la narration pleine de références littéraires, et toutes les ressources de la typographie sont mises à contribution: tableaux, calligrammes, listes, colonnes, dialogues simultanés, schématisation – insérée dans l’écriture – des positions corporelles et des dispositions mentales (sur un lit, par exemple, le personnage désespéré contemplant le plafond), sigles et signes divers… Et, comme dans les DVD, un « bonus » avec « index des principaux auteurs cités, pillés ou dissous », traces d’une quatrième partie, « note d’intention ». Sophie Divry a du métier et, bien plus, du talent.
Jean-Pierre Longre
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« En faveur de la lecture »
Jean-Jacques Nuel, Billets d’absence, Le Pont du Change, 2015
Il y a eu les Courts métrages, il y a maintenant les Billets d’absence, comme de petits mots signalant que l’on est toujours là, même si la « séparation de corps » (titre du premier texte) signale un éloignement de soi, une prise d’indépendance. Jean-Jacques Nuel est toujours présent, dans une sorte de dédoublement, le trait d’union entre Jean et Jacques prenant parfois de drôles d’allure et le choix entre l’espace et le temps étant parfois difficile à faire.
La longueur des textes varie entre trois lignes et une page. C’est suffisant pour que s’y logent les surprises, l’humour (noir, rose ou les deux à la fois), les réflexions sous forme d’anecdotes légères ou tragiques (en particulier sur le livre, la littérature, la lecture), l’absurde, la poésie. Oui, quelques mots suffisent pour laisser une belle image onirique s’imposer à l’esprit (par exemple : « La ligne de flottaison du rêve était si basse que le dormeur risquait à tout moment, s’il se retournait trop fort dans son lit, de sombrer. ») ; ou pour livrer quelques confidences sur le temps qui passe, sur la mort, sur la vie, confidences qui, si personnelles qu’elles soient, concernent tout un chacun ; ou encore pour cibler quelque défaut flagrant de la société humaine.
Passent au fil des pages quelques auteurs fameux : Schopenhauer, Emily Brontë, Faulkner, Isidore Ducasse (en compagnon de route), Kafka (bien sûr), Jacques Sternberg (sans doute, en filigrane) ; mais surtout Jean-Jacques Nuel, qui, comme naguère l’ami Pierre Autin-Grenier, voue une sorte de culte mitigé au ratage, à l’échec, jusqu’à s’étonner d’être lu : « Le timide succès qui semble commencer à se dessiner aujourd’hui me perturbe et ne laisse pas de m’inquiéter : quelle erreur ai-je bien pu commettre pour plaire enfin et trouver sur le tard un public ? ». Eh bien, cher écrivain, pas d’étonnement ! Si succès il y a, il est mérité. Et vos « billets d’absence » participent sans conteste à « une politique en faveur de la lecture ».
Jean-Pierre Longre
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05/12/2015
Irrésistibles élans
Nicolas Cavaillès, Pourquoi le saut des baleines, Les éditions du Sonneur, 2015
La question est-elle absurde ? Pas plus que le geste sur lequel elle porte. Pas moins non plus. En réalité, écrit l’auteur, « nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du fait que la question n’a pas été tranchée. ». Une fois évacuée (mais non définitivement écartée) l’éventualité du saut « quia absurdum », qui serait peut-être la preuve de l’esprit philosophique des baleines, nous avons droit, après une revue de « détail » des différentes familles de cétacés, au développement de toutes les réponses possibles à la question que posent les bonds étranges, inattendus, violents, différents selon les espèces, des baleines hors de l’eau.
Nicolas Cavaillès, pour l’occasion, se livre à toutes les hypothèses, depuis les explications (contestées) des Vikings (« Un moyen de se déplacer plus facilement, et de détruire les navires ») jusqu’aux élucubrations sur le caractère érotique des sauts collectifs (« orgies de caresses, ébats en groupe »). Chemin faisant, nous apprenons de bonnes et belles choses sur la vie et la mort, le tempérament et la physiologie de ces êtres fascinants, nous plongeons dans les études aristotéliciennes sur la locomotion animale, en surgissons pour tomber sur un chapitre hautement mathématique, empli de formules fondées sur la « poussée d’Archimède »…
Par-dessus tout, ce qui paraît être un bref essai scientifique mâtiné de rappels historiques et de détachement fantaisiste, voire humoristique, est aussi une méditation sous-tendue par la réflexion philosophique et le sentiment artistique. La Bible, Kierkegaard, Nietzsche sont sollicités, et aussi Herman Melville (bien sûr pour Moby Dick), Dostoïevski, Glenn Gould et son interprétation des Variations Goldberg… Cela pour dire que le mammifère aquatique voudrait aussi être aérien, aspire comme le mammifère humain, entre la naissance et la mort, à échapper à la « fadeur de l’existence » et à pénétrer dans « le Grand Tout homogène où le ciel et la mer ne font qu’un, sans hiérarchie ni haut ni bas, partageant de mêmes flux magnétiques sans distinction entre les quatre points cardinaux d’une planète ronde. ». Pourquoi Nicolas Cavaillès a-t-il cherché des réponses à la question du « saut des baleines » ? Sans doute pour mieux poser celle, tout aussi énigmatique, de l’existence humaine. Allez savoir…
Jean-Pierre Longre
Nicolas Cavaillès, spécialiste de Cioran, traducteur du roumain, éditeur, écrivain, a obtenu le Prix Goncourt de la nouvelle en 2014 pour Vie de Monsieur Leguat (Les éditions du Sonneur).
Voir http://jplongre.hautetfort.com/tag/nicolas+cavaillès
14:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, roman, francophone, nicolas cavaillès, les éditions du sonneur, jean-pierre longre | Facebook | |
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Une assourdissante absence
Pascal Herlem, La soeur, L’arbalète Gallimard, 2015
Le premier mot du titre, en deux lettres, en dit déjà long : ni « ma », ni « notre » ; « la » sœur n’appartient à personne, à peine à la famille, cette « sœur aînée, presque une inconnue. Une sœur qu’en croyant bien faire on a lobotomisée », cette sœur dont l’auteur écrit : « Je l’ai toujours connue ainsi, absente ».
Absente, mais sans cesse présente d’une manière ou d’une autre, pendant et après l’enfance, dans une famille dominée par « la » mère (toujours cette non appartenance). Pascal Herlem puise dans ses souvenirs d’enfant et d’adulte, mais aussi dans trois récits laissés par la mère, « trois récits glaçants » qui composent quelque peu avec la vérité, sans occulter les faits : la lobotomie qui ne résoudra rien, les hospitalisations, les périodes de crise, la disparition de Françoise dans différentes maisons où elle restera enfermée loin de ses deux frères qui paraissent s’accommoder de cette absence, de ce silence en réalité assourdissant. Une sorte de mort par anticipation – et la découverte finale en est pour ainsi dire une attestation.
Racontant l’histoire de Françoise, l’auteur raconte sa propre histoire et celle des siens, remontant aux « origines » d’une famille déclassée, dans laquelle la bâtardise, la mort, la folie voudraient être effacées par les rêves de réhabilitation sociale de la mère, comme par les « arrangements », les non-dits et l’enfouissement des secrets. De surcroît, l’étrange (ou compréhensible ?) effacement du père devant l’omniprésence de la mère est une constante, jusqu’à la fin : « Papa n’est pas là, il est ailleurs, on ne sait pas où ». Bref, tout cela méritait d’être raconté, et Pascal Herlem le fait avec une courageuse sincérité, sans complaisance mais sans animosité, avec une sensibilité tout en retenue qui n’exclut ni la prise de distance, ni l’esquisse d’explications socio-psychologiques, ni, surtout, un travail de mise en ordre littéraire. La force du sujet et de son traitement qui laisse percer de tendres et tenaces regrets, le choix précis des mots, la belle et suggestive limpidité du style font de La sœur un livre que l’on ne peut oublier.
Jean-Pierre Longre
10:20 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, pascal herlem, gallimard, l’arbalète, jean-pierre longre | Facebook | |
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04/12/2015
Explosante-fixe
Irina Teodorescu, Les étrangères, Gaïa, 2015
Le nouveau roman d’Irina Teodorescu ne laisse pas le lecteur en repos ; c’est tant mieux. De l’image à jamais fixe de la photographie à l’incessant mouvement circulaire de la danse, il doit se frayer son chemin, le lecteur. Et entre les deux formes artistiques, une troisième s’impose, qui fait le lien : la musique, sonore ou silencieuse. En outre, il y a les voyages, les va-et-vient entre Bucarest et Paris, entre la ville étrange et reposante de Kalior (la plus belle, sans doute) et l’Europe – et par-dessus tout, l’amour.
La narration est multiple, en instantanés, en spirales, en arrêts sur image, en bonds, autour des deux protagonistes. Il y a d’abord Joséphine, petite puis jeune fille franco-roumaine, élevée sous la dictature de Ceauşescu mais pouvant circuler, avec ses parents, entre la Roumanie et la France. Amoureuse de sa professeure de violon, puis passionnée de photographie, elle sacrifie ses études et ses diplômes à cette passion qui lui vaut un succès international. Et c’est le grand amour : celui de Nadia, la ronde danseuse, avec qui elle va tout partager (la vie, l’art, les voyages, les confidences), et qui va peu à peu se raconter elle-même, raconter leur existence fusionnelle. « Pendant quatre ans, Joséphine et moi fûmes un seul corps. Comme des amantes siamoises. ». Puis les séparations, les retours, la fuite solitaire vers un ailleurs situé entre veille et rêve, un espace à la fois mouvant et immobile.
Les étrangères (aux autres, à elles-mêmes, au monde) est un roman de l’entre-deux (entre deux pays, entre deux langues, entre deux arts, entre deux femmes, entre réel et imaginaire, entre fusion et séparation…) et de la quête d’un absolu artistique : photographier l’invisible (la musique, l’intérieur des gens), danser sur le silence, fixer le mouvement – comme l’image « explosante-fixe » de la « beauté convulsive » chère à André Breton. C’est aussi, et surtout, le roman d’une écriture ; celle d’une auteure qui a appris la langue française à l’âge de 19 ans, et qui quinze ans plus tard parvient à la maîtriser au point de la rendre malléable, et, tout au long de ces 200 pages, d’adapter son style à celui des protagonistes, de leur âge, de leurs préoccupations, de leur tempérament. Laisser leur liberté d’expression à ses personnages, voilà un bel idéal romanesque.
Jean-Pierre Longre
http://www.arte.tv/magazine/metropolis/fr/irina-teodoresc...
16:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, irina teodorescu, gaïa-éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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03/12/2015
« Le mystère d’Edward Hopper »
Michel Arcens, La maison d’Hannah et autres fictions, Alter Ego Éditions, 2015
Les vingt textes que Michel Arcens propose « dans la lumière d’Edward Hopper » ne sont ni des descriptions ni des commentaires de tableaux. Serait-il d’ailleurs possible pour un écrivain de traduire en mots ce que seule la peinture sait dire et sous-entendre ? L’artiste lui-même jugeait vaine toute tentative de ce genre. Non : l’intention avouée de Michel Arcens est de « pénétrer dans la peinture de Hopper » en lui apportant une part « mystérieuse », « inconnue », secrète de soi-même.
Pas de méprise : il ne s’agit pas de confession intime, de journal personnel ou esthétique. Il s’agit de rester dans les limites imposées par les toiles ici reproduites, dans leur immobilité, leur luminosité, leurs couleurs, leurs perspectives, leurs motifs (personnages en attente, bâtisses isolées, étendues marines ou campagnardes, paysages citadins…). Mais dans ces limites mêmes, la profondeur des tableaux sollicite l’imagination, la puissance du rêve, le mouvement narratif, qui eux-mêmes suscitent la poésie et le récit.
Cela donne des nouvelles qui sont comme des illustrations verbales, de délicats prolongements de l’œuvre peinte, et qui provoquent chez celle-ci des pulsions parfois inattendues. De ces toiles qui en surface paraissent figées (ce que confirment le style et la teneur des extraits descriptifs), l’auteur sait, à partir de sa propre expérience, de sa sensibilité personnelle et de références littéraires identifiées, extirper l’histoire singulière de personnages plus ou moins inventés, les sensations physiques, les mouvements de la nature cosmique, minérale, végétale, ceux du temps qui passe, voire les parfums, la musique et la danse. Illusions ? Sans doute, mais illusions heureuses. Hannah a disparu, mais : « C’est un prodige étrange qu’Hannah soit ici, maintenant, présente, vibrante, heureuse. Elle passe lentement ses doigts sur mes paupières, puis ma bouche, jusqu’au menton. Elle pose ses lèvres sur les miennes, entrouvertes de tant de merveilles… ». Ces merveilles, ce sont celles de la peinture et de l’écriture conjuguées.
Jean-Pierre Longre
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30/11/2015
Un polar bien renseigné
Pascal Marmet, Tiré à quatre épingles, Michalon, 2015
Les ingrédients y sont : un meurtre, suivi (ou précédé) de quelques autres, un policier au tempérament particulier – à la fois solitaire, discret et sensible –, des jeunes gens paumés et sympathiques, des trafiquants, de vrai(e)s méchant(e)s, des secrets venus d’ailleurs, de l’exotisme… Cela donne une bonne intrigue policière : on suit les méandres, les hauts et les bas de l’enquête du commandant Chanel assisté du capitaine Devaux, on s’insinue dans la vie mystérieuse d’une certaine Madame Saint-Germain de Ray, veuve peu nette d’un ex-préfet assassiné il y a quelque temps, on compatit aux errances d’un certain Laurent tout habillé de vert, on assiste aux affaires louches d’un expert en arts primitifs…
Roman policier donc, qui vaut surtout par le suspense entretenu, mais aussi par sa riche documentation: le fameux 36 quai des Orfèvres est décrit comme si nous y étions, et son auteur en connaît visiblement bien le fonctionnement. Autres exemples : les quais de la gare de Lyon, ou le musée des Arts Premiers, que l’on visite avec intérêt. Ainsi de suite.
Pascal Marmet, qui n’en est pas à sa première publication (deux romans aux éditions du Rocher : le Roman du parfum et le Roman du café, respectivement en 2013 et 2014), sait camper des décors, créer des atmosphères où cauchemar et réalité se côtoient volontiers, et tenir le lecteur en haleine.
Jean-Pierre Longre
13:26 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, pascal marmet, michalon, jean-pierre longre | Facebook | |
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12/11/2015
Passeur de littérature
Journal Le Persil n° 100, puis 101-102-103, automne 2015
Marius Daniel Popescu aime la vie quotidienne, il aime les gens qui la traversent et la peuplent, et des moindres gestes, des moindres objets, des moindres mots s’échappent sous sa plume des paysages nouveaux – par la parole, le souvenir, l’imagination. Le banal, chez lui, ne l’est jamais; de l’ordinaire naît l’extraordinaire. S’il est besoin de le prouver encore, le numéro 100 du Persil, « journal qui cultive le goût de la cuisine des mots de chaque jour », le fait à merveille. Des poèmes nouveaux, et deux extraits d’un roman à venir (et attendu), Le Cri du barbeau : l’un puisé dans un épisode de la vie actuelle – petits incidents et conversations paisibles –, l’autre dans les souvenirs des « travaux patriotiques » organisés par le « parti unique » – ramassage obligatoire de pommes de terre par les étudiants, sous la surveillance des professeurs d’université, à l’époque de la dictature en Roumanie.
Cette centième parution, donc, qui dresse aussi la liste des 99 précédentes, avec tous les détails sur leur sommaire, contient « des textes d’un seul auteur ». Mais le numéro triple qui suit dans la foulée (101-102-103) est, comme la plupart des précédents, laissé à la disposition d’autres auteurs de la Suisse romande (Ivan Farron, Serge Cantero, Bertrand Schmid, Janine Massard, Silvia Härri, Ferenc Rákóczy, Lucas Moreno, Lolvé Tillmans, Dominique Brand, Heike Liedler, Michel Layaz) et de Sanaz Safari, écrivaine iranienne qui, grâce à David André et Marius Daniel Popescu, publie ici ses deux premiers textes écrits en français, « à l’attention d’un lectorat dont elle ignore tout ».
Roumanie, Suisse romande, Iran, et tous les espaces que l’écriture laisse entrevoir : Le Persil, « parole et silence », est un généreux passeur de littérature, au plein sens de l’expression.
Jean-Pierre Longre
12:44 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, roman, nouvelle, suisse, roumanie, marius daniel popescu, jean-pierre longre | Facebook | |
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20/10/2015
« Questionner, inquiéter, jouer »
Brèves n° 106, 2015
1975-2015. C’est autour de ces deux dates et des quarante années qu’elles délimitent que tourne l’éditorial de ce n° 106 de Brèves. 1975 : création « déraisonnable », en tout cas audacieuse, de L’Atelier du Gué, loin de Paris et en l’absence des moyens de communication dont, en 2015, il y a pléthore… La maison d’édition et la revue Brèves ont non seulement tenu le coup, mais se sont développées ; d’ailleurs Martine et Daniel Delort, avec tous ceux qui les entourent, les aident en fonction de leurs moyens, continuent. « Soyons fous, écrivent-ils, régalons-nous avec ce numéro qui nous avons titré Émois et frissons, et dont le la est donné par Annie Saumont. La littérature aime questionner, inquiéter, jouer… ».
Questions, inquiétude, jeu : les douze nouvelles de ce volume, emmenées par « Un témoin gênant », nous en fournissent à foison. Événements mystérieux, anecdotes étranges, crimes explicables ou non, meurtres à distance, destins insensés, sentiments extrêmes, désillusions intimes… L’art du récit bref, de la narration incisive ou suspendue se décline au fil des pages et des plumes (outre celle, donc, d’Annie Saumont) de Michel Lamart, Pierre-Brice Lebrun, Marina Pesic, Jean-Daniel Herschel, Stéphane Croenne, Victor Garcia, Mireille Diaz-Florian, Jean-Louis Rech, Isabelle Lagny, Sven Hansen-Løve, Sébastien Reynaud.
Suivent un dossier iconographique varié sur les belles œuvres plastiques et photographiques de Claudine Capdeville, un texte du trop méconnu Louis Ténars, « Les P’tits Noëls », introduit par de précieuses indications d’Éric Dussert, et des incursions « sur la toile » avec les revues Encres vagabondes et Texture. Encore un beau numéro, qui maintient la vie littéraire dans une toujours permanente jeunesse. Lisez Brèves, vous serez émus, vous frissonnerez !
Jean-Pierre Longre
13:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, nouvelle, francophone, brèves, atelier du gué, jean-pierre longre | Facebook | |
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10/08/2015
Amateurs et musiciens
Alain Gerber, Bu, Bud, Bird, Mingus, Martial et autres fauteurs de trouble, Alter Ego Éditions, 2014
Il ne sera pas fait ici l’éloge d’Alain Gerber ni de son inimitable style. Ce serait superflu. On se contentera de signaler aussi bien aux amateurs qu’aux musiciens (attention, distinguons bien les deux catégories : « le musicien est un homme qui écoute la musique […]. L’amateur n’écoute rien. Il imagine. », et ailleurs : « Il y a des gens que des musiques déjà réelles font rêver : on les appelle des amateurs. Il en est d’autres pour rêver des musiques qui n’existent pas encore : ce sont des musiciens ; parfois leurs rêves deviennent réalités. »), on signalera donc que Bu, Bud, Bird, Mingus, Martial et autres fauteurs de trouble est un abécédaire non balbutiant du jazz dans tous ses états, et qui joue toutes sortes d’airs en partant de Henry « Red » Allen pour arriver à Kenny Werner.
Reprenant des textes publiés çà et là en revues, volumes et magazines divers, y ajoutant quelques inédits, Alain Gerber décline les genres, les compositions, les interprètes, ne se refusant pas au passage à quelques confidences ou pensées personnelles, de même qu’à quelques digressions nécessaires (il peut être question du Facteur Cheval, de Picasso, des buffets de gare, de la mondialisation, de souvenirs personnels – mais c’est toujours, en définitive, pour parler de la musique, de ses mystères et des désirs qu’elle suscite).
Et il y en a pour tous les goûts ; goûts musicaux, oui, mais aussi goûts littéraires : de l’essai au récit, de la critique au poème, du monologue au témoignage, les phrases déroulent les mots comme les mélodies déroulent les notes, et l’on peut se promener dans les pages du livre comme dans les plages d’un disque. On y dénichera toujours quelques-uns des « troubles » dont il est question dans le titre. « Chaque musique, comme chaque individu, est le produit et l’agent d’une mentalité. Dans ces conditions, la rencontre, disons, d’un Français avec le blues et le jazz évoque l’union pittoresque de la carpe et du lapin. Elle repose, en particulier, sur une puissante conjuration de malentendus. Malentendus que les mots dissimulent et dénoncent. Que les mots traduisent et trahissent. Qu’ils sapent et qu’ils renforcent, parfois d’un même mouvement. ». À chacun de rêver sa musique et ses mots.
Jean-Pierre Longre
09:01 Publié dans Essai, Littérature, Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : : essai, musique, jazz, alain gerber, alter ego éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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07/07/2015
Le terroriste et l’échidné
Gergana Dimitrovna & Zdrava Kamenova, Protohérissé (BP : Unabomber), traduit du bulgare par Marie Vrinat, L’espace d’un instant, 2015
Un journal épistolaire tenu par une drôle de bête vivant, semble-t-il, depuis des milliers d’années et qui, s’inquiétant pour son avenir, se révèle être un « zaglossus brujinii ». La disparition d’un homme qui a, semble-t-il encore, fui le domicile conjugal, et l’inquiétude de sa femme qui alerte la police. Les théories de Ted Kaczinski tirées de son manifeste La société industrielle et son avenir. Un scientifique, un enfant qui pousse la chansonnette, « Un homme qui aime regarder la télé », un journaliste, un chœur, un satellite…
Les faits et les personnages semblent se bousculer, mais les auteures annoncent que « le metteur en scène est libre de déterminer le nombre d’acteurs et de distribuer les rôles ». Protohérissé (BP : Unabomber) est donc une pièce qui joue avec les normes du genre théâtral, tout en les respectant : des personnages, des monologues, des dialogues, une progression, le tout paraissant d’abord se côtoyer en un collage de textes autonomes. Peu à peu les individus se révèlent, et se dessine une cohérence, une convergence de l’ensemble, une narration qui combine l’engagement écologique et politique, l’humour et la violence, la culpabilité et l’ironie.
Plongé dans le texte, le lecteur/spectateur se fait aussi auteur/acteur tout en ayant la position du satellite : il « observe le monde, tous les objets et les êtres qui bougent, il enregistre leur mouvement dans l’espace. ». Littérature, spectacle et engagement : un théâtre complet et très actuel.
Jean-Pierre Longre
19:56 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, bulgare, gergana dimitrovna, zdrava kamenova, marie vrinat, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | |
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11/06/2015
Noir c’est noir
Thomas Ligotti, Chants du cauchemar et de la nuit, Nouvelles choisies, présentées et traduites de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel, Dystopia Workshop, 2014
Thomas Ligotti, né en 1953 à Detroit, est – aux dires mêmes de sa traductrice – un héritier de Lovecraft et d’Edgar Poe (dont il se revendique par des allusions et des références parfois claires). Et même si on n’en était pas averti, on s’en apercevrait rapidement à la lecture de ces nouvelles (bien) choisies, qui jouent sur tous les tons de la littérature que l’on qualifie généralement, pour faire vite, de fantastique, sans négliger la parodie.
Onze nouvelles, donc, qui mènent le lecteur aux confins du réel, aux frontières entre la vie éveillée et la vie rêvée, entre le tangible et l’imaginaire, entre l’ici-bas et l’au-delà. On y rencontre des figures attendues (vampires, assassins, savants fous), mais aussi des êtres humains devenus pantins privés de toute liberté, de toute volonté – ainsi la prose de Ligotti contient-elle en filigrane (voire en sombre transparence) un pessimisme existentiel qui ne dépare pas dans l’obscurité environnante.
Cette obscurité visuelle qui laisse entrevoir « l’ombre au fond du monde » (titre de l’une des nouvelles) et « l’art perdu du crépuscule » (autre titre) laisse aussi filtrer « des sons venus par-delà quelque grise brume, ou cieux de pluie sifflante, comme si, en quelques ailleurs, des esprits ténus se convulsaient en un monde obscur et oublié de tous. ». Les sensations physiques sont instables, les corps sont soumis à des forces non maîtrisées, comme en rêve : « Dans ces moments où il rêvait, tout passait sous la coupe de puissances qui n’admettaient ni loi, ni raison ; rien n’avait de nature propre, d’essence : tout n’était qu’un masque posé sur le visage des ténèbres absolues, d’une noirceur que nul n’avait jamais vue. ». Mais ne s’agit-il que de cauchemars ? Le lecteur, lui aussi, à mesure qu’il avance dans son exploration du recueil, dans l’audition de ces « chants », éprouve le délicieux malaise que provoquent les mondes méconnus mais vivants, étranges et familiers.
Jean-Pierre Longre
15:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, anglophone, thomas ligotti, anne-sylvie homassel, dystopia workshop, jean-pierre longre | Facebook | |
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02/06/2015
Une revue, deux livres, trois volumes…
Les publications du Black Herald, printemps 2015
Le Black Herald sera présent au Marché de la Poésie, Place Saint-Sulpice, Paris 6ème, du 10 au 14 juin 2015.
The Black Herald n° 5
Literary magazine – Revue de littérature
Issue #5 – Spring 2015 – printemps 2015
160 pages – 15€ – ISBN 978-2-919582-12-9 (ISSN 2266-1913)
With / avec David Gascoyne, Olive Moore, Egon Bondy, Rosemary Lloyd, Pierre Cendors, Andrew Fentham, Peter Oswald, Charles Nodier, Alistair Ian Blyth, Emil Cioran, Bensalem Himmich, Paul Stubbs, Eurydice Antolin, Afonso Cruz, Heller Levinson, Anne-Sylvie Homassel, Philippe Annocque, David Spittle, Cécile Lombard, Jos Roy, Michael Lee Rattigan, Yves et Ada Rémy, Victor Segalen, César Vallejo, Anthony Seidman, Edward Gauvin, Blandine Longre.
Interview with Emil Cioran / Entretien (inédit) avec Emil Cioran.
Contents & contributors / Sommaire et contributeurs
*
The Black Herald’s editors are Paul Stubbs and Blandine Longre.
Comité de Rédaction : Paul Stubbs et Blandine Longre.
To order the issue / Pour commander le numéro
DITS DES XHUXHA’I
ANNE-SYLVIE SALZMAN
Tales of the xhuxha’i
bilingual book
translated from the French by the author
recueil bilingue
Black Herald Press, mai 2015
58 pages – 9 € – ISBN 978-2-919582-11-2
« La femme (la xhuxha’i) se retire dans la hutte menstruelle.
Médite le monde.
Elle reviendra dans un corps fait de sang. »
Au fil de contes, de chants, de témoignages mais aussi de quelques malédictions, Anne-Sylvie Salzman, en ethnologue de l’imaginaire, sonde les mœurs et les corps des femmes xhuxha’i – qui parlent aux bêtes, peignent les pierres de leurs menstrues et qui, selon les khyang, auraient pour déesse une matrice séchée. Dits des xhuxha’i esquisse entre les mots la fresque fabuleuse, atemporelle, d’une peuplade dont la chair mythique et immatérielle, à mesure que l’on pense en pénétrer le cœur et l’opaque nature, ne cesse de se dérober à nous ainsi qu’à toute interprétation raisonnée.
*
“The woman (the xhuxha’i) takes herself to the menstrual shack.
Broods over the world.
She will come back in a body made of blood.”
Through various tales, songs, eyewitness accounts and a few curses, Anne-Sylvie Salzman, as an ethnologist of the imaginary, explores the customs and the bodies of the xhuxha’i women—who talk to beasts, paint stones with their menstrual blood and whose goddess, according to the khyang, is a dried womb. Tales of the xhuxha’i outlines the legendary portrait of a timeless tribe and its mythical, immaterial flesh—whose core and opaque nature we imagine we can grasp, yet which constantly evades us, escaping any reasoned interpretation.
commander l’ouvrage / order the book
COSMOGRAPHIA
& other poems
BLANDINE LONGRE
with an introduction by Paul Stubbs
Black Herald Press, may 2015
70 pages – 9 € – ISBN 978-2-919582-10-5
These poems are ploughing new territories outside of the compulsion to portray any particular emotion or feeling, for what each of them demands of itself is not just ‘expression’ or an escape from expression, but to uproot the very trunk of the language which has already outgrown such things. Blandine Longre, in carving away at the object of the idol of her own primordial will, draws blood fresh from the fingertips of any reader who might happen to pick up and inspect the rough-hewn contours of her truest self—that is from the detritus of each imaginary torso-in-the-making that may float inside of our brains soon after reading her: ‘senses maddened into bone-tales distold: / fronting the words of thick-wet / their loose skeleton only savant mimicry’. (Paul Stubbs)
order the book
09:42 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, essai, récit, francophone, anglophone, anne-sylvie salzman, blandine longre, paul stubbs, black herald press | Facebook | |
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28/05/2015
Le roman de Nadia
Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014, Babel/Poche, mai 2015
Prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs 2014
Montréal, 1976, Jeux olympiques. Une petite Roumaine de 14 ans détraque le panneau électronique d’affichage des résultats : les ordinateurs n’avaient pas prévu que la note 10 puisse être attribuée à une gymnaste – et ce fut pourtant le cas avec Nadia Comaneci… C’est avec ce fameux épisode que naît la légende et que débute le livre, qui n’est cependant ni un éloge dithyrambique, ni un reportage sportif ni un récit biographique. C’est un roman, qui s’appuie certes sur la vie de la protagoniste, jalonnée de fameux épisodes, mais qui, en comblant « les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne », en fait une destinée à la fois hors normes et représentative d’une époque tourmentée.
Un roman vrai, dramatique, vivant, mortel, dont le centre est une petite fille prodige et tenace, imperturbable dans son acharnement à réussir, éduquée à être la meilleure, à incarner la perfection du corps et d’une nation totalitaire où tout n’est qu’apparat et apparence. Car Lola Lafon, qui connaît bien la Roumanie, donne une image précise de la dictature de Ceauşescu, avec la surveillance incessante, les pénuries et les artifices grotesques qui la caractérisaient, mais aussi de la situation actuelle, avec la soumission au libéralisme effréné et les injustices qui en résultent. L’histoire du pays induit celle de « la petite communiste » au visage énigmatique et au corps virtuose, ce corps qui va être comme les autres soumis à l’évolution naturelle jusqu’à devenir comme les autres celui d’une femme : fin du miracle, et fuite vers autre chose ? Que n’aura-t-on dit, écrit, susurré, proclamé sur le passage de Nadia Comaneci à l’Ouest, sur sa vie en Amérique…
Sans fioritures, sans excès rhétoriques ou lyriques, mais avec la vivacité de la parole et de l’échange direct, l’auteure trace le portrait complexe d’un personnage qui malgré les images que l’on en a universellement diffusé garde son mystère et ses contradictions. Visage impassible et corps tout en mouvements. Le roman, en va-et-vient tournoyants, en saltos arrière et avant, en rebondissements inattendus, équilibres précaires ou magiques, circule entre réalité et fiction, entre histoire et mythe, entre points de vue subjectifs et reconstitutions objectives. Ce faisant, il tente de percer les mystères de « la beauté absolue » du mouvement physique, sans occulter la question essentielle et éternelle de la liberté humaine, que ce soit celle d’un peuple ou celle d’un individu : « Je rêvais de liberté, j’arrive aux États-Unis et je me dis : c’est ça la liberté ? Je suis dans un pays libre et je ne suis pas libre ? Mais où, alors, pourrai-je être libre ? ».
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : roman, francophone, roumanie, lola lafon, actes sud, jean-pierre longre | Facebook | |
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25/04/2015
Les méandres d’une existence
Joseph Danan, La Vie obscure, lettrines et encres d’Eva Wellesz, Les éditions du Paquebot, 2015
Soixante et onze chapitres, soixante et onze phrases (annoncées de manière claironnante et oulipienne par les « Septante phrases en guise de préface » de Jacques Jouet – qui a eu l’élégance modeste de laisser la primauté du nombre à Joseph Danan). Soixante et onze phrases, donc, qui pour la plupart font une bonne page, si ce n’est deux : c’est dire combien elles sont sinueuses, rebondies, pleines de recoins et de plis qui laissent entrevoir des détails insoupçonnés, des confidences inattendues, des évocations poétiques. Une seule d’entre elles s’impose en un mouvement irrésistible et lapidaire : « Comme une lame de fond montait la Vie obscure. ».
Quelle est-elle, cette « Vie obscure » dont chaque début de chapitre donne une image sous la forme des lettrines sombres sur fond tacheté de gris d’Eva Wellesz ? Elle est la vie (fondée au moins en partie sur l’expérience personnelle) d’un homme qui, envers et contre tout, se voue à l’écriture : théâtre, poésie, narration, « Journal rêvé » devenant poèmes en prose puis « Nouvelles de l’intérieur ». La quête d’éditeurs et de metteurs en scène, les amours de passage, les désirs de notoriété, le refus des compromissions, l’emploi de bureau à la MATMUT (parce qu’il faut bien vivre), les « idées de voyages », les illusions et désillusions que réserve le monde de la littérature, tout y passe, jusqu’au « livre qui n’existait pas » et qu’il voudrait tant écrire, « lancé à pleine vitesse, le cheveu fou, tapant sur son ordinateur beaucoup plus fort qu’il n’est nécessaire »…
L’essentiel se passe aux confins de l’ironie et aux détours des chapitres-phrases labyrinthiques, dans le dédale de ces proses poétiques dont le cheminement suit les méandres d’une existence dans laquelle le réel est un complexe mélange de vie quotidienne et de rêve (diurne ou nocturne), des méandres qui aboutissent à la ligne droite d’un dénouement brusque et surprenant. Proclamons-le avec Jacques Jouet : « C’est la fin qui est le plus drôle. – C’est la fin qui finit mal. – C’est la fin qui est happy end du point de vue du plaisir de la lecture. – Toujours vivant ? – L’auteur ! l’auteur ! – Longue vie à l’auteur ! »
Jean-Pierre Longre
En même temps ou à peu près, Joseph Danan a publié Le théâtre des papas, pièce à trois personnages (Papa, Maman et Bébé), qui rappelle qu’il est d’abord un auteur de théâtre, et qu’il écrit volontiers pour les enfants (ce qui évidemment n’exclut pas les adultes).
Le théâtre des papas, illustrations d’Adèle Garceau, Heyoka Jeunesse, Actes Sud-Papiers, 2015.
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09/04/2015
Entrez dans le polar
Dominique Gilbert, Joey’s, Les éditions du Littéraire, 2015
MAB : Manufacture des Armes de Bayonne. Les deux font la paire : le « héros », fonctionnaire des Postes et auteur nocturne de polars, et le MAB 6.35, qui ne paie pas de mine mais peut faire des dégâts. Lorsqu’ils se retrouvent en présence l’un de l’autre, on ne sait pas très bien – et eux non plus – où est la frontière entre rêve et réalité (le tout, ne l’oublions pas, dans la fiction du roman).
Car notre postier-écrivain, promenant son chien entre ces deux couches narratives, se retrouve (plus ou moins) malgré lui embarqué dans une affaire dont le point de départ est une « grosse voiture », une Mercedes, véhiculant avec elle « l’image d’une belle fille, d’un genre oriental, croisant les jambes, à l’arrière, sur les sièges en cuir, à côté d’un type qui peut-être ne la regardait même pas. Des imaginations, du roman. ». Voilà que démarre une histoire de vengeance (qu’on ne racontera pas ici) qui le mène aux USA – avec tout ce que ce voyage draine de clichés pour quelqu’un qui en est à son premier voyage en une contrée qu’il a si souvent évoquée dans ses livres. Des clichés pris au second degré, bien sûr, avec le recul de celui qui sent bien qu’une double vie le prend à la gorge : « Il avait compris. Le polar, il venait d’y entrer en personne. ». De quoi faire résonner en contrepoint le sous-titre : « Il fut admis à entrer dans le monde. ».
Joey’s (le titre est le nom d’un sombre bar de la 32e rue, ou d’ailleurs ? ou ayant changé de nom ?) est un roman d’atmosphère et de réminiscences, de références littéraires et urbaines, avec ce qu’il faut de noirceur, d’humour décalé et d’onirisme pour laisser planer le mystère et entretenir le suspense. Un vrai travail de pro.
Jean-Pierre Longre
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03/04/2015
Le « meilleur des mondes » ?
Edward Bellamy, Un regard en arrière, traduit de l’anglais par Francis Guévremont, préface de Manuel Cervera-Marzal, Aux forges de Vulcain, 2014
30 mai 1887, Boston : Julian West, 30 ans, riche et très joliment fiancé, s’endort dans la chambre souterraine que, par souci de tranquillité, il s’est fait aménager chez lui. 10 septembre 2000, Boston : le même Julian West est découvert, en un parfait état de conservation, endormi mais toujours vivant, dans la même chambre oubliée à la suite de l’incendie de sa maison. Il se retrouve au sein d’une charmante famille (le père, la mère, la fille), chaleureusement accueillante et respirant le bonheur, comme d’ailleurs le reste de la société bostonienne et américaine.
Rêve merveilleux ou fantastique bond en avant ? La fin du XXème siècle apparaît comme un âge d’or, dans un monde radicalement transformé par un assemblage parfait (trop parfait ?) des divers rouages de la société. Sous la houlette bienveillante du docteur Leete, son hôte, et de sa fille Edith (qui porte étrangement le même prénom que sa fiancée d’autrefois), Julian apprend à connaître avec un étonnement grandissant ce qui fait fonctionner à merveille l’industrie, le commerce, les relations humaines, la condition féminine, le travail, la finance (en tout cas ce qui en tient lieu), la vie intellectuelle et culturelle, les loisirs, la politique, la justice, la religion… Tout y passe, d’une manière systématique, jusqu’aux sentiments et serments amoureux qui viennent couronner cette revue intégrale.
C’est à un voyage complexe dans le temps que nous invite l’auteur : lecteurs de 2015, nous découvrons ce qu’un auteur de la fin du XIXème siècle prévoyait comme un monde parfait à la fin du XXème siècle : une organisation irréprochable au service d’hommes et de femmes coulés dans le moule d’un bonheur uniforme et indéfectible. Une utopie, une uchronie (comme le précise à juste titre Manuel Cervera-Marzal), dont on se doute qu’elle est et restera du domaine de la spéculation. Mais comment ne pas remarquer combien, hormis les progrès techniques et les améliorations du confort quotidien, le fonctionnement de la société n’a pas changé en presque 130 ans ? On en juge aux comparaisons triomphantes faites par le docteur Leete entre les XIXème et XXème siècles. Par exemple : « Votre système subissait des convulsions périodiques, qui s’emparaient aussi bien des sages que des imbéciles, des égorgeurs que de leurs victimes. Je veux parler de ces crises économiques, qui se produisaient tous les cinq ou dix ans ; elles détruisaient les industries de la nation, accablaient les compagnies qui étaient faibles et mutilaient les plus fortes. Après, il fallait traverser de longues périodes de léthargie, qui pouvaient durer plusieurs années ; les capitalistes en profitaient pour regagner les forces qu’ils avaient perdues ; les classes ouvrières crevaient de faim ou se déchaînaient en émeutes. Alors enfin arrivait une brève période de prospérité, suivie d’une nouvelle crise et d’une nouvelle léthargie. Au fur et à mesure que le commerce se développait, les nations devenaient interdépendantes, les crises s’étendaient au globe tout entier… ». Rien de plus actuel que cette condamnation du libéralisme économique et du règne de la finance ; cette première traduction intégrale et cette réédition d’un livre qui en son temps connut un succès comparable à celui de La case de l’oncle Tom sont salutaires.
Voilà donc un « regard en arrière » plein d’enseignements sur l’évolution (plutôt la stagnation) de l’humanité, de même que sur ses aspirations … À ce titre, il relève de l’essai. Mais c’est aussi un beau récit, avec des personnages auxquels on s’attache – même si certains tendent vers une vision manichéiste de l’Histoire. Un beau récit qui réserve des surprises, d’étranges liens entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité.
Jean-Pierre Longre
23:28 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, essai, anglophone, edward bellamy, francis guévremont, manuel cervera-marzal, aux forges de vulcain, jean-pierre longre | Facebook | |
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19/03/2015
Hollywood, Afrique
Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, P.O.L., 2013, Folio, 2015
Prix Médicis 2013
Dans le monde à la fois excentrique et fermé du cinéma hollywoodien, Solange, la jeune française de Clèves devenue actrice américaine, et Kouhouesso, second rôle dont la figure est cependant notoire, se rencontrent au cours d’une soirée. Cela aurait pu être « Coup de foudre chez George Clooney » – car c’est bien lors d’une réception chez la star que cela se passe. Cela aurait pu être aussi un drôle de roman à clés (outre Clooney, on y rencontre Matt Damon, Steven Soderbergh, Vincent Cassel et quelques autres), ou encore un roman de mœurs, un roman exotique, un roman psychologique…
Bien sûr, ces lectures sont possibles, mais il y en d’autres, plus prégnantes. On pourrait parler de roman d’atmosphères (au pluriel), de roman parodique aussi, jouant avec les stéréotypes auxquels est confrontée l’héroïne : le cinéma, bien sûr, comme un miroir déformant et onirique ; la passion amoureuse, au premier plan, liée à l’attente – celle de l’homme qu’elle aime, qui n’a pas son pareil pour se faire désirer longuement et pour débarquer au moment inattendu ; le couple mixte (femme blanche, homme noir) et les clichés que, nonobstant l’évolution des mœurs et les apparences progressistes, cette alliance véhicule ; l’Afrique, sa chaleur, ses paysages et ses coutumes – où Kouhouesso va tourner Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad.
Dans un style où perce, entre autres, la « petite musique » de Marguerite Duras (à qui l’auteure a emprunté son titre), Marie Darrieussecq construit un récit très personnel, aux allures à la fois théâtrales et cinématographiques, tragédie en cinq actes ou film en cinq grandes séquences précédées d’un « générique » et complétées par un « bonus » (dix ans après…). Mais la différence entre un film ou une pièce de théâtre et un roman, c’est que celui-ci peut diversifier les points de vue, accéder directement à l’intériorité des personnages, mettre des mots sur les comportements et les attitudes, approcher par le verbe les mystères de la vie, les rêves des humains, le sens des silences et la poésie du monde. Tout cela, Il faut beaucoup aimer les hommes y parvient dans une prose à la fois retenue et fiévreuse, sensible et sensuelle, pleine d’images et d’échos, une prose qui laisse de belles traces dans la mémoire du lecteur.
Jean-Pierre Longre
12:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marie darrieussecq, p.o.l., jean-pierre longre | Facebook | |
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13/03/2015
« Où allez-vous, monsieur Eminescu ? »
Florina Ilis, Les vies parallèles, traduit du roumain par Marily Le Nir, précédé d’une préface par Ghislain Ripault, Éditions des Syrtes, 2014
« Où trouveras-tu le mot / Qui exprime la vérité ? ». Ces deux vers du « poète national » roumain, cités dans les dernières pages du livre, posent la question cruciale : existe-t-il une « vérité » concernant Mihai Eminescu, et dans l’affirmative comment l’exprimer ? Il semble que Florina Ilis se soit approché de la solution : « le mot », en l’occurrence, fait presque 650 pages.
Il y est donc question d’Eminescu, l’accent étant mis sur la fin de sa brève vie (« Eminescu est mort jeune. C’était une chose nécessaire à son génie » – affirmation professorale), sur son amour complexe et tempétueux pour Veronica (Madame Micle), sur sa folie lui valant soins et enfermement – mais aussi sur la personnalité, l’érudition, l’inspiration, la sensibilité et la créativité qui firent de lui à la fois le poète de grande envergure que les Roumains portent aux nues et l’artiste incompris, confronté à la matérialité de l’existence, aux mesquineries de la société, aux différents métiers ou aux différentes aides auxquels il dut avoir recours pour subsister. Suprême figure romantique…
Si le roman (oui, il s’agit bien d’un roman) de Florina Ilis était une simple narration biographique, il ne ferait que confirmer, voire renforcer l’image statufiée du poète. Mais on a affaire à des « vies parallèles », dans une perspective autre que celle de Plutarque. On pourrait y voir les vies d’un homme et de ses contemporains célèbres, que l’on rencontre au fil des pages (Maiorescu, Macedonski, Creangă, Caragiale…), ce qui permet de contempler une fresque de la vie politico-culturelle de la fin du XIXème siècle. Il s’agit plutôt des diverses vies vécues par le protagoniste : son existence réelle, mais aussi ses rêves, son imaginaire, son destin littéraire et historique – disons le mythe Eminescu, cultivé dans toutes les dimensions possibles, récupéré par toutes les factions (fascisme, communisme, antisémitisme, repli sur soi ou propagande internationale…), avec un point commun : le poète « national » devenu emblème « nationaliste », pour ainsi dire victime de son succès, de ses excès, de l’image qu’il s’est donnée et qu’on lui a construite.
Cela étant, l’auteure fait de ces « vies parallèles » des romans concomitants et imbriqués, en quelque sorte. Les va-et-vient dans le temps et l’espace, le choc et la fusion des époques (avec passages subits du XIXème siècle aux années 1950 ou 1970) s’accommodent avec une grande réussite du choc et de la fusion des styles. La rigueur de fidèles témoignages et de froids rapports de police (cités intégralement ou résumés) n’exclut ni le lyrisme (sincère ou parodique, avec de belles et plaisantes invocations à la muse), ni l’ironie, ni l’humour (voir le procès épique au cours duquel Eminescu, mort depuis longtemps, ne peut paraître que sous la forme d’une statue qui fait scandale…) ; l’originalité de l’écriture, avec les étonnements qu’elle ménage et les sauts d’obstacles dont elle nous gratifie, facilite la déambulation « dans ce stimulant dédale » (formule du préfacier). Florina Ilis, qui avait déjà créé une belle et vraie surprise littéraire en publiant La croisade des enfants (éditions des Syrtes, 2010), propose un roman aux ramifications multiples, dont l’excès même, dans sa forme et dans son contenu, est celui du personnage multiple qui la peuple.
Jean-Pierre Longre
16:45 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, florina ilis, mihai eminescu, marily le nir, ghislain ripault, éditions des syrtes, jean-pierre longre | Facebook | |
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