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19/01/2015

Inséparables

Roman, Russie, Ukraine, Mikhaïl Elizarov, Stéphane A. Dudoignon, Serge Safran éditeur, Jean-Pierre LongreMikhaïl Elizarov, Les ongles, traduit du russe par Stéphane A. Dudoignon, Serge Safran éditeur, 2014 

À l’époque de la transition entre la chute de l’empire soviétique et l’avènement du capitalisme débridé, abandonnés ou orphelins, handicapés de surcroît, deux garçons au sort similaire se sont pris d’une amitié indéfectible. Difficile, voire impossible pour eux de rester séparés plus d’une journée, et l’on peut supposer que quand l’un des deux mourra, l’autre le suivra de près. Élevés (pour ainsi dire) dans les mêmes institutions, où le mépris, la maltraitance et la mort sont monnaies courantes, ils suivent des itinéraires parallèles, compte tenu de leurs tares et de leurs dons respectifs.

Gloucester (un surnom qui n’a rien de russe, mais qui le suivra constamment), le narrateur, paraît posséder dans sa bosse, pour le meilleur et pour le pire, deux atouts qui lui sauvent la vie et qui vont faire ses éphémères fortune et célébrité : une force herculéenne et un génie mozartien de la musique. Bakatov (surnom sonnant bien russe mais lui aussi fruit du hasard) a visiblement un pouvoir occulte qui se manifeste lorsqu’il se ronge les ongles, à intervalles réguliers – et, par ailleurs, il devient un habile plombier. Devenus jeunes adultes émancipés, livrés à eux-mêmes, Gloucester et Bakatov vont devoir se débrouiller dans la grande ville, jungle inconnue, dévorante, où ils sont pris en main par des hommes qui apparemment leur veulent du bien, mais dont on peut mettre en doute la sincérité et la probité. L’essentiel, pour les deux garçons, est leur lumineuse intimité réciproque. « La vie suivait son cours. Nous n’étions jamais séparés plus de vingt-quatre heures de suite. J’allais lui rendre visite et il venait me voir. Je lui racontais mes événements musicaux, il m’initiait aux mystères percés par lui des lavabos finnois. Pour une raison que j’ignore, cela me rappelait tout de suite les contes d’Andersen ou le Nord scandinave cristallin et glacé et Bakatov m’apparaissait comme le Finnois de Pouchkine, en mage d’opéra. ».

Né en Ukraine en 1973, Mikhaïl Ezarov (dont Les Ongles est le deuxième ouvrage traduit en français) a l’art des descriptions grouillantes, de la narration aux péripéties surprenantes. Son roman, dans lequel le réalisme du quotidien sordide et le sens aigu de la psychologie voisinent avec le fantastique, l’humour noir et l’onirisme, se situe à la fois dans une certaine tradition russe et dans la lignée de certains récits poétiques contemporains.

Jean-Pierre Longre

www.sergesafranediteur.fr

29/12/2014

À l’Est quoi de nouveau ?

Roman, francophone, Anne-Sylvie Salzman, Dystopia, Jean-Pierre LongreAnne-Sylvie Salzman, Dernières nouvelles d’Œsthrénie, Dystopia, 2014 

Dans une Europe orientale qui a vu passer au fil des siècles des occupants de tous horizons (Turcs, Russes, Autrichiens, Allemands…), il est de petits pays, royaumes, principautés, duchés, nés de l’imagination de quelques auteurs bien inspirés, qui regroupent et condensent les réelles caractéristiques de cette région fluctuante et troublée. L’Œsthrénie en fait partie. Comme dans la Syldavie et la Bordurie d’Hergé, comme dans la Marsovie de Frédéric Verger, on y trouve des montagnes escarpées au profil carpatique, des forêts peuplées de bêtes sauvages et semées d’étangs mystérieux, des rivières apaisantes, des villages heureux ou miséreux, des châteaux seigneuriaux, un bord de mer séduisant, une capitale peu engageante…

En six chapitres (ou « nouvelles » – prenons le terme dans ses deux acceptions principales) logés sous une couverture délicieusement baroque et rudement incitative (Laurent Rivelaygue), Anne-Sylvie Salzman conte l’histoire de ce royaume devenu dictature. Par la voix de six protagonistes différents mais ayant tous quelque chose à voir entre eux – liens familiaux, historiques ou narratifs – nous assistons aux péripéties qui vont entraîner  la ruine du pays. Sa prospérité relative, minée par la mégalomanie d’un despote paranoïaque faisant construire un immense palais à la manière de Ceauşescu, mais aussi par les complots et les velléités de soulèvement, par les persécutions et la soumission, par l’expansionnisme des peuples voisins, sera mortellement menacée.

Dernières nouvelles d’Œsthrénie relève à la fois du réalisme historique et du fantastique suggéré. Un réalisme qui ne colle pas aux événements relatés dans les manuels scolaires et dans les encyclopédies, mais qui, par le truchement d’un microcosme précisément décrit,  forme une synthèse romanesque de l’histoire de toute une partie de l’Europe ; et un fantastique qui ne fait pas basculer dans des mondes éloignés, mais qui, par touches discrètes, s’appuie sur les mythes et légendes populaires. Surtout, l’auteure, adaptant subtilement son écriture aux situations et aux tempéraments des protagonistes narrateurs, campe des êtres qui, au-delà des circonstances particulières au récit et aux dialogues, au-delà de leurs vies respectives, représentent une humanité en proie à ses peurs, à ses espoirs, à ses interrogations, à ses contradictions, à ses admirations, à ses violences, en proie à la mort. 

Jean-Pierre Longre

www.dystopia.fr   

21/12/2014

« J’espère en ton jardin »

Jacques Chauviré, Fils et mère, Le temps qu’il fait, 2014Récit, autobiographie, francophone, Jacques Chauviré, Le temps qu’il fait, Jean-Pierre Longre

Jacques Chauviré, né en 1915, mort en 2005, a connu ce qu’ont connu beaucoup d’enfants de sa génération : le père tué, la mère, devenue veuve de guerre, obligée d’élever seule ses enfants – en l’occurrence, comme souvent, avec l’aide des grands-parents. En 1985, celui qui est devenu depuis longtemps médecin et écrivain sollicite sa mémoire toujours vive, rédigeant un vaste portrait, original et passionné, de celle qui le considérait comme « la chair de sa chair », résurgence presque sensuelle de son époux, allant jusqu’à donner à l’enfant le prénom du défunt, Ivan, brouillant inconsciemment les identités.

Ce récit rétrospectif d’un fils à la fois aimant et lucide a la forme d’une lettre (de plus de cent pages) adressée à celle qui a été marquée, dans son cœur et dans son corps, par la mort et l’absence, qui en a marqué son dernier fils, et qui a lutté avec obstination et simplicité contre le vide. « Le jardin témoigne de l’ordre que tu souhaites sur la terre. Dans son ordonnance, il s’est opposé aux fureurs de la guerre, maintenant il t’apporte une certaine paix. ». Rien n’est figé : l’adoration filiale quasiment charnelle, au fil des ans, devient amour, dévouement, révolte parfois (notamment devant la jalousie exacerbée d’une mère trop possessive) – rapports tourmentés de deux êtres à qui il arrive de vivre des « drames de la passion », successions de scènes violentes et de réconciliations.

Plusieurs années après la disparition de Jacques Chauviré, c’est un plaisir toujours neuf de retrouver la prose à la fois limpide et poétique d’un écrivain qui sait comme personne chanter les paysages humides des bords de Saône, les saisons brumeuses et les arbres penchés des campagnes lyonnaises, mais aussi les rues et les couloirs sombres de la ville et de ses maisons. D’un écrivain qui sait comme personne évoquer l’espoir et l’apaisement de l’âme au contact de la nature, sans toutefois hésiter à écrire sans vergogne, par exemple : « La mort de grand-mère, en plein juillet, me fut une fête ». Les bienfaits et les scandales de la vie, tout uniment, et les doutes qui en résultent. « Ma mère, toi seule me relie à l’au-delà. C’est dans l’espoir de te retrouver que vacille une faible lueur. Tout, sans toi, me porte au doute. ».

Jean-Pierre Longre

 www.letempsquilfait.com    

Pour retrouver Jacques Chauviré:

Jacques Chauviré, quelques livres.pdf

et ici

01/12/2014

« Le lieu de l’exil »

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Notabilia, Les Éditions Noir sur Blanc, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Le dernier gardien d’Ellis Island, Notabilia / Les Éditions Noir sur Blanc, 2014 

Entre 1978 et 1980, Robert Bober et Georges Perec réalisèrent un film issu de la visite du site où transitèrent les aspirants à l’immigration américaine : Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir. En 1994 et 1995, en fut tiré Ellis Island (P.O.L.), le texte de Georges Perec, pour qui ce lieu « est le lieu même de l’exil, / c’est-à-dire / le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. ».

Est-ce à dire que le livre de Gaëlle Josse fait double emploi ? Certes, comme pour Perec, il fait suite à une visite de l’île, « aujourd’hui transformée en musée de l’Immigration, à quelques brasses de la statue de la Liberté. », et il est une tentative de réponse à la question qui s’est immédiatement posée à elle : « Comment expliquer la fulgurante émotion dont j’ai été saisie dans ce lieu chargé du souvenir de tous les exils ? ». Mais en dehors de cette communauté de réactions humaines, Le dernier gardien d’Ellis Island adopte un point de vue radicalement différent de celui de Perec, puisqu’il s’agit là des souvenirs, sous forme de journal, d’un personnage fictif mais représentatif d’une vérité, John Mitchell, directeur du centre d’immigration, qui sera le dernier à quitter « cet environnement à la fois lugubre et familier », comme un capitaine est le dernier à quitter son navire en péril. Car en 1954, le centre ferme, et John doit rejoindre la terre ferme, la cité, le monde qu’il évitait le plus possible.

Si Ellis Island est « le lieu de l’exil », c’est bien sûr pour ces étrangers venus du monde entier, fuyant la misère et l’oppression (il y a dans les premières pages un émouvant rappel du psaume de l’exil « Sur les bords des fleuves de Babylone ») ; mais ce lieu est celui de l’exil aussi pour cet homme qui raconte en quelques journées un long passé tourmenté. Tourmenté par son travail, par le tri des êtres humains fondé sur vingt-neuf questions auxquelles ils doivent répondre avant d’être admis dans ce qu’ils imaginaient comme une terre promise, ou rejetés. Tourmenté aussi par son propre destin – son mariage et la mort prématurée de la femme aimée, la passion irrépressible et dramatique éprouvée pour une jeune italienne et la crise de conscience qui a suivi, la transgression de son devoir, les relations difficiles entretenues avec certains de ses subordonnés…

Plus que l’histoire d’Ellis Island, cette « Porte d’or rêvée », c’est donc celle de son « dernier gardien » que relate Gaëlle Josse, l’histoire d’un homme solitaire, dont la sensibilité et la générosité naturelles se sont heurtées à la nature humaine et aux lois collectives du devoir. « Seuls quelques visages émergent, fugitivement, comme sortis d’une brume, avant de retourner s’y fondre. Les visages de ceux dont j’aurais peut-être, dans une autre vie, aimé devenir l’ami, ou du moins échanger avec eux sans crainte de jugement, et sans position hiérarchique à tenir. ». Un « dernier gardien » d’une grande humanité.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsnoirsurblanc.fr  

http://gaellejosse.kazeo.com

http://derniergardienellis.tumblr.com

22/11/2014

Points de suspension

nouvelle, Francophone, Pierre Autin-Grenier, Finitude, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, Analyser la situation, Finitude, 2014 

Cette fameuse éternité que l’ami Pierre jugeait inutile, il en gardait toutefois malicieusement un morceau pour le servir bien mijoté à ses fidèles lecteurs, accompagné d’un goûteux flacon d’humour soigneusement conservé tout au fond de sa réserve à cogitations. Et cela donne neuf textes à savourer avec lenteur, bouchée par bouchée, phrase par phrase, mot par mot.

Neuf textes qui sont à la fois récits, méditations, testament en forme de réflexion sur divers sujets touchant à la « situation » de l’écrivain. De la philosophie ? Loin de lui cette idée, sinon « en amateur », comme c’est le cas dans les premières pages où semble filer toute seule la métaphore de l’homme lancé sur la route de l’existence. Le personnage principal, c’est celui qui fait semblant de « jouer à l’écrivain », qui fait semblant de ne rien faire, et qui s’en amuse avec la modestie et la truculence qu’on lui connaît. « Analyser la situation » en parlant de soi, et puis des autres, les humbles amateurs de bonnes choses, amis pour toujours, mais aussi les « cannibales », les « incultes », les « rustres entièrement acquis à un populisme débridé, rance et xénophobe à outrance », contre qui la seule arme efficace serait la poésie, ou encore les fumistes à la mode qui nous valent des prestations « d’attrape-couillons » devenues, sous la plume de l’auteur, une vraie tranche de rigolade.

Comment parvenir à rendre l’inimitable style de Pierre Autin-Grenier, prince de la comparaison rieuse et de la métaphore chantante, roi de l’image robuste et de la formule chantournée ? Et pourquoi le tenter ? Laissons-le donc dire, ce sera plus efficace : « Tant d’années passées à jouer à cache-cache avec les mots et s’en amuser avec l’air de ne pas y toucher, recenser en fin d’une vie rêveuse et distraite une somme d’écrits aussi mince qu’une membrane de chauve-souris et n’envisager au mieux ne rédiger maintenant que de laconiques cartes postales à quelques rares et lointains fidèles, méritent bien, ma foi, d’être regardé comme poète le plus prometteur du patelin par mes six cent trente-neuf lecteurs et cela, mieux que me combler d’honneurs, suffit tout à fait à mon bonheur. Turlututu chapeau pointu, turlututu… n’en parlons plus ! ».

« N’en parlons plus » ? Au contraire. Et ce beau volume, dont le caractère émouvant est accentué par les reproductions des premières pages manuscrites de chacun des textes (avec de si belles ratures et de si parlants ajouts, avec les dates et lieux de composition, sans oublier la mention du saint quotidien…), nous incite à continuer à en parler, et à rêver avec Pierre Autin-Grenier à des rivages où il ferait bon vivre. Car « le monde réel, allez, est bien cruel ! ».

Jean-Pierre Longre

Des hommages à Pierre Autin-Grenier :

nouvelle, Francophone, Pierre Autin-Grenier, Finitude, Jean-Pierre LongreUn livre : Une manière d’histoire saugrenue, « hommage à Pierre Autin-Grenier », Finitude, 2014.

Présentation de l’éditeur : Pierre Autin-Grenier est allé vérifier si l’éternité est bel et bien inutile. Quelques-uns de ses amis lui rendent hommage.

Textes de Franz Bartelt, Arno Bertina, Izabella Borges, Dominique Fabre, Christian Garcin, Brigitte Giraud, Eric Holder, Frédéric-Yves Jeannet, Martine Laval, Jean-Jacques Marimbert, Thomas Vinau, Antoine Volodine, Eric Vuillard & Pierre Autin-Grenier.

Un livre illustré, en noir et en couleur, de photos et de reproductions d’œuvres de Ronan Barrot, Denis Monfleur, Georges Rubel & Ibrahim Shahda.

Des rencontres :

-      À l'occasion de la parution d’Analyser la situation aux éditions Finitude, soirée de lectures à voix haute, par et en présence des amis de Pierre Autin-Grenier, écrivains, peintres et poètes.
Le samedi 22 novembre 2014 à 19h à la librairie de l'Horloge
35, Place de l'Horloge, CARPENTRAS
.
Pour tous contacts : Agnès BASCOU, 40 Bd des Boettes - 84200 CARPENTRAS
06 12 95 64 09        francoise.bascou@gmail.com

-      Mardi 25 novembre à 19h, hommage à Pierre Autin-Grenier: les « riens du tout » et l’éternité. Librairie Passages, 11 rue de Brest, 69002 LYON. Tél. 04 72 56 34 84. « Les écrivains Brigitte Giraud, Christian Garcin, Dominique Fabre, Martine Laval et Thomas Vinau se joindront à nous et à sa femme Aline pour fêter dignement notre ami Pierre, qui nous manque et qui manque à la littérature. »

www.finitude.fr  

https://librairiepassages.wordpress.com

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18/11/2014

Les reliefs de la mémoire

Récit, autobiographie, Yves Wellens, Noam Van Cutsem, Ker éditions, Jean-Pierre LongreYves Wellens, Vert bouteille, Ker éditions, 2014 

« Chaque personne est singulière, et c’est bien ainsi. Et son histoire. Et sa mémoire ; et son expression pour la dire. ». Yves Wellens, dans sa postface, ajoute plus ou moins explicitement que l’autobiographie à laquelle il s’est livré dans ce livre, loin d’être un récit gratuit et narcissique, a pour finalité d’explorer la genèse de l’œuvre littéraire – de dire « contre quoi elle devait être construite », après qu’il eut quitté le « vert paradis de l’enfance » (démarquage ironique du « vert bouteille » cher au père).

Cela dit, Vert bouteille est aussi, en soi, une construction qui fonde son esthétique sur ce que Michel Leiris appelait l’authenticité, celle qui commande une narration épousant le rythme du souvenir, les saillies de la mémoire. C’est par touches éparses, par taches mises en relief sur le blanc de la page que l’écrivain raconte la partie de son enfance qui, dans les années 1960 à Bruxelles, a semble-t-il le plus influé sur sa vie et sur son écriture à venir. L’isolement, les malheurs familiaux, les lectures, le cinéma, les violences, la confrontation à l’alcoolisme, à la séparation, à la mort – parfois souvenirs de souvenirs (à propos des grands-parents). Périodiquement, sous l’artifice typographique des caractères italiques, apparaissent des évocations moins personnelles, ou à la fois personnelles et collectives : actualités, livres, émissions télévisées, sport, événements de mai 68 – rien que du tangible, comme des témoins de la vérité.

Cette vérité, c’est bien celle de la « personne singulière » qui raconte et qui se met en scène au milieu des autres (la liste des personnages qui ouvre le livre et les dessins de Noam Van Cutsem donnent un espace quasiment théâtral à la narration). Et la singularité, comment la rendre à la fois dans sa subjectivité et avec le détachement nécessaire à la relation objective ? Par la distorsion grammaticale : première et troisième personnes confondues, « Lui, c’est Je ». Ici, « Je » n’est pas un autre, mais le même qui se raconte en tant que moi et que lui, sujet et objet du récit, observé et observateur, et c’est en cela que la constante et scrupuleuse fidélité à la mémoire construit par tableaux successifs et autonomes l’œuvre littéraire.

Voilà l’un des fondements de l’écriture à venir : dès Le cas de figure, elle se manifeste par une quête qui, sous des allures objectives et lacunaires, procède à l’exploration personnelle de l’humain. On peut ainsi constater que la première œuvre de « Je » est une rédaction scolaire dans laquelle « l’événement important, qui était le thème de l’exercice, n’était ici en réalité jamais vraiment exposé ». Et lorsque le professeur, séduit par ce texte, le lisait devant la classe, « Je gardait la tête baissée » ; l’image est parlante, qui n’occulte pas complètement (et même pas du tout) la tête levée de l’artiste vers la réalité, une réalité que, comme son passé, l’on ne pourra jamais connaître complètement.

Jean-Pierre Longre

www.kerditions.eu   

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13/11/2014

« Chercher la réponse »

Poésie, anglophone, Gregory Corso, Blandine Longre, Paul Stubbs, Kirby Olson, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreGregory Corso, Le joyeux anniversaire de la mort / The Happy Birthday of Death, édition bilingue de poèmes choisis, traduits de l’anglais par Blandine Longre. Introduction de Paul Stubbs, postface de Kirby Olson, Black Herald Press, 2014 

Gregory Corso (1930-2011), poète de la « Beat Generation » (celle d’Allen Ginsberg, Jack Kerouac et William S. Burroughs), est aussi “un iconoclaste capable de détruire ou de se soustraire à tout système de pensée, à tout système critique », selon les mots de Kirby Olson. Poète singulier, qui a donc un cheminement propre, non sans rapports avec son destin particulier. C’est en prison qu’il découvre la littérature et l’écriture, et tout au long de « sa vie chaotique », c’est la poésie qui l’a soutenu – sinon fait vivre.   

Le volume bilingue publié par Black Herald Press, qui donne un large choix de textes tirés de The Happy Birthday of Death, un recueil écrit lorsqu’il vivait à Paris et publié en 1960, contribue à faire apprécier un poète jusque-là méconnu en France, puisque son œuvre n’y a été traduite et publiée que sporadiquement, par courts échantillons, peut-être à cause de cette originalité qui le caractérise, entre tradition et modernisme, entre classicisme et surréalisme. Paul Stubbs le précise dans son introduction : « Bien qu’il ait toujours été un poète moderne, voire enraciné dans son époque, Corso demeure avant tout un « ancien », doté d’une conscience pré-mythique, d’un mode d’expression pré-cognitif et, en fin de compte, excentrique » ; et les textes choisis sont une probante et belle illustration du caractère parfois surprenant d’une écriture qui « s’évertuait à atteindre les limites de l’imagination ».

Il y a du vagabondage dans cette écriture, qui évoque ici et là la Crète, Rome, Paris, L’Odyssée (mais tout de même, « Ulysse est mort », lui qui « aveugla créature d’immortalité ») ; il y a aussi du désespoir, du moins momentanément, dans les évocations de la mort et de la guerre, ou dans le constat du vide :

         « Il n’y a pas de nous, il n’y a pas de monde, pas d’univers,

         il n’y a pas de vie, pas de mort, pas de néant – rien n’a de sens,

         et ceci aussi est mensonge – Ô maudite année 1959 ! »

Mais cela n’exclut ni l’humour (celui, par exemple, des « Poètes auto-stoppeurs sur l’autoroute ») ni l’ironie sociale que manie le long poème intitulé « Mariage » et qui commence par une série de questions : « Devrais-je me marier ? Devrais-je être bon garçon ? / Sidérer la jeune voisine avec mon complet de velours et ma cagoule faustienne ? »

Questions en suspens – et heureusement, car, on le sait, la poésie est aux antipodes de la certitude :

                            « La poésie c’est chercher la réponse

                            La joie c’est savoir qu’une réponse existe

                            La mort c’est connaître la réponse ».

Jean-Pierre Longre

http://blackheraldpress.wordpress.com

10/11/2014

Retour sur Panaït Istrati

Monique Jutrin, Panaït Istrati, Un chardon déraciné, Éditions L’Échappée, 2014 

Panaït Istrati, Présentation des Haïdoucs, Éditions L’Échappée, 2014 

Essai, roman, francophone, Roumanie, Monique Jutrin, Sidonie Mézaize, Carmen Oszi, Panaït Istrati, éditions L’échappée, Jean-Pierre Longre

Longtemps méconnu, souvent ignoré, parfois méprisé, Panaït Istrati est pourtant l’un des grands écrivains européens des années 1920. Il revient en force, et c’est justice. L’association des Amis de Panaït Istrati, qui a récemment repris ses activités éditoriales, témoigne en particulier de cette réhabilitation, et y contribue avec bonheur, de même que plusieurs publications récentes.

Monique Jutrin (qui a par ailleurs écrit plusieurs ouvrages sur Benjamin Fondane) a publié en 1970 la première grande biographie de l’auteur des Chardons du Baragan et de maints autres romans, un auteur qui était alors « oublié en Occident ». Ce livre, réédité avec retouches et actualisations de rigueur, se lit aujourd’hui avec autant d’intérêt qu’il y a quarante ans, faisant redécouvrir à la fois le « conteur » et « l’homme passionné », qui a connu « tous les degrés du bonheur et de la misère ». La première partie est un récit de vie intimement lié à l’œuvre, et aussi passionné que le fut l’homme – ce qui, dans le cas d’Istrati, est de très bon aloi, très naturel aussi. Les voyages, le « déracinement », les déboires, les joies, les illusions et désillusions politiques, l’entrée en écriture – tout fait l’objet de recherches précises, de témoignages directs, sans que soient occultées les questions (par exemple à propos de la tentative de suicide de 1921), ni « les détours et les contradictions dont est faite cette vie ».

La seconde partie de Panaït Istrati, Un chardon déraciné est spécifiquement consacrée à l’œuvre : les racines, les « sources populaires et historiques », « l’art du conteur », la réception… Une analyse fouillée, s’appuyant sur des citations nombreuses et convaincantes. Le livre de Monique Jutrin, documenté, vivant, relève à la fois du sérieux universitaire et de la lecture engagée auprès d’un auteur qui proclamait volontiers qu’il n’était « pas un écrivain comme les autres ».

 

Essai, roman, francophone, Roumanie, Monique Jutrin, Sidonie Mézaize, Carmen Oszi, Panaït Istrati, éditions L’échappée, Jean-Pierre LongreLe lecteur qui voudra (re)prendre contact concrètement avec l’œuvre (re)lira avec bonheur un autre ouvrage réédité par L’échappée, Présentation des Haïdoucs, que Panaït Istrati publia en 1925, après Oncle Anghel et avant Domnitza de Snagov. Entre une préface discrètement personnelle de Sidonie Mézaize et une étude littéraire circonstanciée de Carmen Oszi, les récits de Floarea, d’Élie, de Spilca et des autres comparses disent avec vigueur qui sont ces bandits au grand cœur, ces hommes (et femmes, oui !) d’honneur, ce que sont leurs sentiments et leurs exploits dont l’écho résonne avec puissance et originalité dans la rugueuse musique de l’écriture istratienne.

Jean-Pierre Longre

www.lechappee.org

http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?op...

05/11/2014

L’histoire mouvementée de la famille Marinescu

Roman, francophone, Roumanie, Irina Teodorescu, Gaïa-éditions, Jean-Pierre LongreIrina Teodorescu, La malédiction du bandit moustachu, Gaïa, 2014 

« L’homme à la longue moustache », bandit au grand cœur et trop confiant, meurt un jour « en maudissant Gheorghe Marinescu et toute sa descendance jusqu’en l’an deux mille ». Pourquoi ? Parce que le Marinescu en question, « petit-bourgeois qui a envie de s’enrichir », l’a laissé mourir de faim et de soif enfermé dans sa cave, tandis que, chassant ses derniers scrupules, il s’emparait du trésor destiné à être distribué aux pauvres. Et c’est le début d’une saga familiale semée de morts brutales et de deuils multiples.

Voilà qui aurait pu donner lieu à une longue suite tragique, à un vaste drame pathétique ou à un conte moral fondé sur une légende d’allure populaire dont la Roumanie a le secret. Il y a de tout cela, mais l’histoire racontée par Irina Teodorescu, par la grâce d’un style alerte et cocasse, par l’originalité du ton et du verbe, par la variété de l’imagination, va au-delà ; c’est un roman à la fois truculent et sensible, où le réalisme et le merveilleux se côtoient et se mélangent allègrement.

Les personnages, caractérisés par des surnoms pittoresques (Maria la Cadette, Maria la Cochonne, Ana la belle masochiste, Ion-Aussi, Margot la Vipère, Maria la Laide) ou par des portraits hauts en couleurs, tentent par tous les moyens d’enrayer la malédiction : pèlerinages, séjours au monastère, recours à la Tzigane diseuse de bonne aventure, enrichissement, carrière politique, générosité, méchanceté… Peine perdue. Au fil du siècle, de génération en génération, la mort guette et assaille la famille Marinescu, sans crier gare, aux moments où l’on s’y attend le moins – comme survint, par exemple, le tremblement de terre meurtrier de 1977. Car « dans cette vie imaginaire, des choses vraies se glissent malgré tout et se mélangent aux autres, les imaginées. ». C’est là l’un des mérites du roman : mêler les réalités de l’Histoire collective à celles du vécu individuel, de l’imagination et du fantasmatique. Les références à un passé vérifiable (la guerre, le communisme etc.) ne sont pas incompatibles avec les mystères qu’interrogent les âmes. Et sous la fable de « la malédiction du bandit moustachu », se tapit sans vraiment se cacher l’idée que la mort frappe n’importe quand, n’importe où, n’importe qui, que cela fait très mal à tout le monde, et d’abord aux proches.

Tout un roman pour aboutir à ce constat ? Oui, car il y a dans ce roman ce qu’il faut pour une lecture bondissante, émouvante, joyeuse même, et un goût des mots, de la phrase, de la langue qui avec délices se nourrit à la fois de la rigueur et de l’élasticité du français.

Jean-Pierre Longre

www.gaia-editions.com   

29/10/2014

Vive Modiano, merci Queneau !

Roman, francophone, Patrick Modiano, Raymond Queneau, Gallimard, Jean-Pierre LongrePatrick Modiano Prix Nobel de littérature 2014

Les médias n’ont pas fini d’en parler… Laissons faire, et ne soyons pas plus bavards que le lauréat, pas plus, de même, que Raymond Queneau qui, lorsque Patrick était adolescent, lui donnait des cours de mathématiques (utiles ?), puis qui un peu plus tard l’introduisit dans le monde éditorial et lui permit de publier son premier roman. Il fut même témoin de son mariage, avec André Malraux (ce qui valut une dispute mémorable entre les deux écrivains à propos de Dubuffet…). L’essentiel, c’est l’œuvre. Voilà donc l’occasion de lire et de relire Modiano, de lire et de relire Queneau, de constater que les personnages romanesques de l’un et de l’autre ne sont pas étrangers les uns aux autres.  Êtres au passé flou, en quête d’une identité qu’ils ont laissé échapper, suivant des itinéraires urbains aussi fluctuants que leur existence… Et de goûter bien d’autres choses encore…

Jean-Pierre Longre

Pour mémoire ou consultation :

http://jplongre.hautetfort.com/tag/patrick+modiano

http://jplongre.hautetfort.com/tag/raymond+queneau

http://lereseaumodiano.blogspot.fr/2012/01/raymond-quenea...

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23/10/2014

Mère coupable ?

Laura Kasischke, Esprit d’hiver, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet, Christian Bourgois éditeur, 2013, Le Livre de Poche, 2014 

Roman, anglophone, Laura Kasischke, Aurélie Tronchet, Christian Bourgois éditeur, Le Livre de Poche, Jean-Pierre LongreLaura Kasischke enseigne l’art du roman, et cela se voit. Elle maîtrise à la perfection les techniques de la narration, les méthodes de construction d’une intrigue, en tenant compte des exigences du genre et en composant avec les contraintes qu’elle s’impose à elle-même.

Esprit d’hiver est un huis clos à suspense psychologique respectant les règles non seulement du roman, mais aussi de la tragédie classique : unité de temps (un seul jour, et pas n’importe lequel : celui de Noël) ; unité de lieu (l’intérieur chaleureux de la maison familiale, alors qu’au dehors sévit une tempête de neige) ; unité d’action (la dégradation des relations entre une mère aimante, Holly, et sa fille adoptive, Tatiana). Avec cela, comme au théâtre, des échappées hors scène, dans le temps et dans l’espace, sous la forme d’images entêtantes : l’orphelinat de Sibérie où Holly et son mari Eric sont allés chercher leur petite fille, treize ans auparavant ; la ville et ses alentours, où la circulation est devenue périlleuse à cause du blizzard, et d’autres circonstances mystérieuses et déstabilisantes.

Roman, anglophone, Laura Kasischke, Aurélie Tronchet, Christian Bourgois éditeur, Le Livre de Poche, Jean-Pierre LongreAprès une longue phase introductive où, comme pour rassurer tout le monde, se bousculent les clichés américains traditionnels (préparation d’une belle fête de Noël avec famille et amis – désirés ou non –, maison accueillante et foyer aimant), et où seules quelques allusions, s’insinuant comme par hasard, annoncent insensiblement la suite (maladies congénitales et stérilité, ainsi qu’un refrain qui trotte dans l’esprit maternel : « Quelque chose les aurait suivis depuis la Russie jusque chez eux ? »), l’angoisse éclate, au sens quasiment littéral du verbe, en des scènes et des réminiscences dont les liens laissent peu à peu percer la vérité, cette vérité qui était restée enfouie au plus profond de l’esprit de Holly, et dont le lecteur prend conscience en même temps que le personnage. Glaçant.

Jean-Pierre Longre

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30/09/2014

« Une histoire rude »

Roman, anglophone, états-unis, Robert Goolrick, Marie de Prémonville, éditions Anne Carrière, Pocket, Jean-Pierre LongreRobert Goolrick, Arrive un vagabond, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2012, Pocket, 2014

Pendant la première moitié du roman, on se sent bien. Blotties dans l’atmosphère sereine d’un petit bourg de Virginie, peu après la deuxième guerre mondiale, quelques familles vivent en harmonie dans des maisons bien rangées autour de boutiques où l’on trouve tout le nécessaire. Cette tranquillité tient certes à la bienveillance de chacun, mais aussi à l’autorité des pasteurs dans la bouche desquels l’enfer est une menace permanente, à un repli instinctif sur soi et à une ségrégation caractéristique des États-Unis d’Amérique de cette époque : chacun chez soi, les Blancs en ville, les Noirs en  périphérie.

Roman, anglophone, états-unis, Robert Goolrick, Marie de Prémonville, éditions Anne Carrière, Pocket, Jean-Pierre LongreQuand « arrive un vagabond », ce Charlie Beale épris de liberté, de la nature et des grands espaces, il est accueilli avec une curiosité un peu méfiante, mais sans animosité. Il est même pris en amitié par Will le boucher, sa femme Alma et surtout leur fils Sam, un petit garçon de cinq ans auquel il fait découvrir des tas de choses que recèle la campagne environnante et que ses parents n’ont pas le temps de lui montrer. Tout se passe d’une manière lisse, jusqu’au jour où Charlie s’éprend de Sylvan, jeune femme à peine tirée de l’enfance et de sa campagne reculée par un homme brutal qui l’a carrément achetée à ses parents afin de l’épouser. Sylvan, qui par films et magazines interposés ne rêve que de Hollywood et de robes de stars, voit le beau Charlie à travers le prisme du cinéma et de ses rêves. Elle n’a donc pas de mal à se laisser aimer passionnément par le nouveau venu. À partir de là commence la descente ; le mal s’insinue d’abord sournoisement, puis les destins vont basculer de plus en plus tragiquement, sous les yeux du petit garçon lié à Charlie par une promesse tenace.

L’art de Robert Goolrick tient du piège et de l’accélération. D’abord la mise en confiance, qui confine à la monotonie rassurante, puis des péripéties apparemment sans conséquences et restant dans les normes du comportement humain (l’amitié solide, l’amour joyeusement fou), enfin le drame, qui arrive presque sans crier gare et qui laissera des traces indélébiles. Comme l’explique le narrateur final, cinquante ans après, à de nouveaux venus dans le pays : « C’est une histoire rude. Aussi accueillant qu’il paraisse, ce n’est pas un pays facile. Mais on ne peut vivre de la terre sans la connaître, on ne peut la fouler sans se rappeler que nos pas ne sont pas les premiers ». Oui, une histoire rude, d’amour, de terre et de sang.

Jean-Pierre Longre

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26/09/2014

Paradoxes et vérité

Russell Banks, Lointain souvenir de la peau. Traduit de l’américain par Pierre Furlan, Actes Sud, 2012, Babel, 2013

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Premier paradoxe : aux États-Unis d’Amérique, les délinquants sexuels condamnés puis libérés ne doivent pas sortir des limites de leur comté, et ont interdiction de résider à moins de 800 mètres d’un lieu susceptible d’être fréquenté par des enfants (école, bibliothèque, centre de loisirs etc.). En Floride, dans le comté de Calusa (nom sous lequel ne se cache pas vraiment celui de Miami), quelles solutions leur reste-t-il ? L’aéroport, les marais ou le viaduc qui relie la ville à la mer, et sous lequel vit effectivement une colonie de parias.

Second paradoxe : le Kid, 21 ans, bracelet électronique à la cheville, fait partie de ces parias, et a planté sa tente sous ce viaduc. Pourtant, il est vierge. Son addiction au sexe, qui le tient depuis l’enfance, est purement virtuelle, passant par des sites internet qui n’ont aucun secret pour lui ; la seule incursion qu’il a faite dans le monde réel n’a été qu’une tentative minable, un lamentable piège, et lui a valu sa condamnation. Vierge sexuellement, il l’est aussi socialement ; sans attache parentale, ses seuls amis sont un iguane, puis une chienne et un perroquet ; ses compagnons d’infortune ne sont que des voisins plus ou moins clochardisés, puis ou moins sympathiques, obéissant au « chacun pour soi » des exclus. Frotté à la dure réalité, le Kid perdra sa naïveté, aura l’occasion de mettre son intelligence à l’épreuve, de toucher du doigt la complexité de l’existence : « À présent, lentement, il commence à se rendre compte qu’il pourrait ne pas être quelqu’un d’exceptionnel mais qu’au moins il a une importance par le simple fait d’être qui il est, qu’en réalité il n’est pas comme la masse de l’humanité telle qu’elle était à ses débuts, comme ces gens dont la vie entière, tout ce qu’ils décidaient de faire ou de ne pas faire, était déterminée par des facteurs extérieurs, par les conditions et les circonstances de leur naissance et par les gens qu’ils trouvaient là pour les accompagner dans leur vie ».

Roman, anglophone, états-unis, Russel Banks, Pierre Furlan, Actes sud, Leméac, Jean-Pierre Longre

Cette démarche et cette transformation sont déclenchées par l’arrivée dans la vie du Kid d’un étrange personnage, le « Professeur », qui dans le cadre de ses recherches sociologiques s’intéresse particulièrement au jeune homme. Sans dévoiler les mystères de son propre passé ni les secrets de son présent, le « Professeur » parvient à faire parler son protégé, à lui faire prendre conscience de la vie, des sentiments, des relations humaines, mais aussi de la difficulté, voire de l’impossibilité de connaître la vérité, comme il est impossible de savoir si le trésor des pirates de jadis est vraiment caché quelque part.

Voilà une des questions centrales de ce grand roman : peut-on croire sans savoir ? « Ouais, bon, moi, il faut que je sache si cette histoire est vraie ou pas. Parce que s’il s’agit juste de croire, je peux aller d’un côté comme de l’autre. Et si je vais d’un côté, mon « comportement humain » sera pas le même que si je vais de l’autre et vice versa. Quel que soit le côté où je vais, j’aurai peur que ce soit pas le bon côté, et mon comportement humain sera pas bon non plus. On est pas dans un roman ou un film, tu comprends, où des conneries de ce genre n’ont aucune importance puisqu’à la fin on sait ce qui s’est réellement passé ». Dernier enchaînement de paradoxes : Lointain souvenir de la peau est bien un roman, mais un roman qui interroge la réalité sans forcément trouver de réponse, une fiction que l’on peut ranger dans la catégorie du réalisme social, mais qui met en avant les mensonges d’une société disparaissant sous les illusions du monde virtuel des écrans d’ordinateurs. « Ce qu’il sait pourtant, c’est que si rien n’est vrai, alors rien n’est réel. La logique le lui dit. Et si rien n’est réel, alors rien n’a d’importance ».

Jean-Pierre Longre

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17/09/2014

La perfection, jusqu’à la perte.

Roman, anglophone, Dexter Palmer, Anne-Sylvie Homassel, Blandine Longre, Passage du Nord-Ouest, Jean-Pierre LongreDexter Palmer, Le rêve du mouvement perpétuel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre, Passage du Nord-Ouest, 2014

Enfermé dans le « vaillant navire Chrysalide », vaste zeppelin censé fonctionner pour l’éternité, Harold Winslow, jeune homme ordinaire, héros malgré lui d’aventures extraordinaires, narrateur scrupuleux et acteur étonné, couche par écrit ses souvenirs – c’est-à-dire tout ce qui l’a mené à s’embarquer dans le monstrueux véhicule aérien.

Récit touffu, plein de péripéties inattendues et de personnages étranges, Le rêve du mouvement perpétuel met en scène Prospero Taligent, « le plus prodigieux et le plus doué des inventeurs du XXème siècle », qui règne sur Xéroville dominée par l’immense tour où, pour la protéger des ravages du monde et du temps, il a enfermé sa trop aimée fille Miranda, et où l’on découvrira aussi son « fils » Caliban, créature difforme et complexe. Il y a aussi Astrid, la sœur de Harold, artiste au cheminement absolu et suicidaire. Il y a encore les robots (vrais ou faux, c’est selon) fabriqués par Prospero, qui de plus en plus envahissants s’adonnent aux tâches nécessaires à la vie collective, et dont on ne sait s’ils vont atteindre le niveau d’intelligence et d’initiative des humains… Voilà, entre autres phénomènes, qui suscite des réflexions poussées sur l’âme, l’esprit, le progrès, les rapports des hommes entre eux…

Comment qualifier le genre de ce rebondissant roman ? Science-fiction ou anticipation ? Dans ce cas, c’est de la rétro-anticipation (rétrofuturisme, dira-t-on), puisque tout se passe dans un XXe siècle tel qu’aurait pu l’imaginer le XIXème. Fantastique ? Merveilleux ? Il est vrai que les actes terribles et hors normes auxquels conduit l’amour fou de Prospero pour sa fille n’occultent pas par exemple les aspects merveilleux de l’enfance qu’elle a vécue, auxquels Harold n'est pas étranger. De même, la relation dramatique des événements n’exclut pas la distance humoristique et satirique de certains chapitres. Il faut aussi évoquer le démarquage littéraire, évident, revendiqué, puisque les protagonistes de La Tempête de Shakespeare sont là : Prospero, Miranda, Caliban… Un Prospero qui ne vieillit pas : « Je n’ai pas de passé. Vous pouvez toujours imaginer que je fus un jour petit, jeune et sans sagesse, comme vous autrefois, mais j’ai toujours été tel que je vous apparais aujourd’hui. Un vieux magicien en exil, depuis toujours ». Un magicien vieux sans doute, mais moderne, et dont la quête de perfection ne peut mener qu’à la mort figée ou à l’enfermement onirique. Souvenons-nous de La Tempête, acte IV, scène 1 : « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes, et notre petite vie, un songe la parachève ».

Jean-Pierre Longre

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08/09/2014

Rêves d’azur

Roman, poésie, francophone, Jean de la Ville de Mirmont, Jérôme Garcin, Gallimard, Jean-Pierre LongreJérôme Garcin, Bleus Horizons, Gallimard, 2013, Folio, 2014

Né à Bordeaux en 1886, Jean de la Ville de Mirmont est mort sur le front en novembre 1914, laissant une œuvre forcément interrompue : un bref roman, Les dimanches de Jean Dézert, quelques contes et, surtout, un recueil poétique, L’horizon chimérique. Qui s’en souvient ? Quelques amateurs éclairés, quelques lecteurs obstinés, quelques auditeurs attentifs aussi, puisque les beaux vers du poète ont été mis en musique par Gabriel Fauré. Les autres ne savent pas ce qu’ils perdent.

Jérôme Garcin, qui a l’art de ressusciter de grandes silhouettes enfouies sous des années d’oubli (pensons, par exemple, à ce qu’il a écrit sur Jean Prévost, mort dans le Vercors, lui aussi les armes à la main, trente ans après Jean de la Ville de Mirmont), le fait cette fois par le truchement d’un personnage imaginaire, Louis Gémon, frère d’armes du poète, blessé au Chemin des Dames, qui va consacrer sa vie à la mémoire de Jean. La consacrer sans relâche, jusqu’à sacrifier son existence sociale, jusqu’à en mourir seul dans une obscure maison des bords de l’Yonne. Avant cela, écrit-il, « m’occuper de Jean fut ma seule raison de vivre. Il donnait un sens à ce qui n’avait plus de sens. Si je n’avais décidé, un matin, de faire connaître ses poèmes et son roman, de lui tendre la main comme s’il me glissait le témoin dans la tranchée où il fut enterré vivant, peut-être aurais-je mis fin à mes jours. Il m’a distrait de mon chagrin, il m’a sauvé de la dépression ». Et la seule œuvre que laissera Louis est Bleus Horizons, ce manuscrit abandonné sur son bureau.

roman,poésie,francophone,jean de la ville de mirmont,jérôme garcin,gallimard,jean-pierre longreLa fiction est un moyen de rendre le réel plus prégnant, et le roman de Jérôme Garcin l’atteste magistralement. Le réel collectif, comme ce début de l’été 1914, où l’ambiance est à l’enthousiasme patriotique avec lequel tout le monde pense que la guerre ne sera qu’une « formalité », voire une « belle expérience »… « Nous étions invincibles. Dieu que nous étions bêtes ». Et, bien sûr, le réel individuel, le destin tragique du jeune héros, l’amour exclusif et réciproque qu’il éprouvait pour sa mère, ses rêves de voyages lointains, son « courage incroyable », son « goût pour l’exceptionnel »… Et il y a l’intangible, suggéré par les mots et les vers de Jean de la Ville de Mirmont qui rythment la narration, qui lui donnent sa couleur poétique et pathétique. Au-delà des hommes, au-delà des faits, L’horizon chimérique est, en quelque sorte, le personnage principal et omniprésent de ce livre émouvant et ardent.

                   « À vivre parmi vous, hélas ! avais-je une âme ?

                     Mes frères, j’ai souffert sur tous vos continents.

 Je ne veux que la mer, je ne veux que le vent

 Pour me bercer, comme un enfant, au creux des lames. »

 

 

Jean-Pierre Longre

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Roman d’errances

Roman, francophone, Julia Deck, éditions de minuit, Jean-Pierre LongreJulia Deck, Viviane Élisabeth Fauville, Éditions de Minuit, 2012, Minuit "Double", 2014

Dès les premières pages, on croit tout savoir : Viviane Élisabeth Fauville est une femme d’aujourd’hui ; la quarantaine, une enfant de douze semaines, un mari qui vient de la quitter pour une autre, elle travaille comme responsable de la communication dans une grosse entreprise. Une bourgeoise moderne, en quelque sorte. Puis l’information nous arrive sans ambages : « Vous avez déménagé le 15 octobre, trouvé une nourrice, prolongé votre congé maternité pour raisons de santé et, le lundi 16 novembre, c’est-à-dire hier, vous avez tué votre psychanalyste ».

On croit tout savoir, et l’on ne sait rien. « Heureusement, je suis là pour reprendre la situation en main », annonce la quatrième de couverture. Si le « vous », le « elle » et le « je » alternent dans la désignation de la protagoniste, en une navigation entre les points de vue, entre prise en charge empathique, rapport objectif et tentatives d’introspection, il y a un autre « je » invisible mais omniprésent, un « je » narrateur qui cache son jeu mais qui mène le récit à sa guise.

roman,francophone,julia deck,les éditions de minuit,jean-pierre longreEt qui guide les pas, les gestes, les réactions, les relations de Viviane ; les pas qui la font circuler dans le Paris des rues, des boulevards et des squares, dans le Paris souterrain du métro ; les gestes bizarres et apparemment fous ; les réactions incohérentes ; les relations étranges avec le bébé, le mari, la mère absente-présente, la police, les personnes mêlées à l’assassinat… « Je ne sais pas pourquoi je fais ce que je fais, mais je le fais. Qu’on n’aille pas croire que je pense que c’est une bonne idée ou que j’en suis fière, c’est juste que cela s’impose : mes pieds avancent et je les suis ». Les errances urbaines sont les mises en espace des errances mentales d’une femme dont l’existence prévisibles et les souvenirs bien rangés ont été bouleversés par les grains de sable glissés dans les rouages. La psychanalyste est-elle un recours ? Mortelle, la psychanalyse ! Alors quoi ? La vie ?

Jean-Pierre Longre

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Se remettre en selle

Récit, essai, francophone, Pascal Quignard, Grasset, Jean-Pierre LongrePascal Quignard, Les désarçonnés, Grasset, 2012, Folio 2014

L’Histoire est jonchée de cavaliers désarçonnés. Pascal Quignard, évoquant le passé lointain et proche, rapporte un certain nombre de chutes de cheval, parmi les plus fameuses. Évidemment, les anecdotes ne sont que des points de départ : « Saint Paul, Abélard, Agrippa d’Aubigné se mettent à écrire parce qu’ils tombent de cheval ».

Peu à peu, par courts chapitres, l’auteur explore les lourds secrets de l’humanité, et ses tentatives désespérées pour se les dévoiler à elle-même. « La première langue de l’humanité consistait dans le silence de mort ». Le rappel de certains épisodes n’est pas le moindre charme du livre : la mort du maréchal de la Palisse et la complainte qui s’ensuivit, Roland (désarçonné) appelant à l’aide avec son olifant, Pétrarque bébé sauvé in extremis de la noyade… Voilà qui ravive la mémoire et, surtout, laisse à penser. Car là encore, ces épisodes ne sont que les préludes d’une réflexion sans concessions sur la vie, la mort, la guerre, la violence, les « joies animales » auxquelles jamais l’humanité n’a su se soustraire. « Ce qui était férocité chez les animaux devint cruauté chez les hommes. Ce qui était périssement et dévoration chez les animaux devint mort et funérailles chez les hommes. La cruauté est la sublimation de la férocité comme la guerre est la sublimation de la chasse, qui elle-même était la sublimation de la prédation. Chasse et sacrifice sont les deux faces de la même pièce de monnaie infernale ».

récit,essai,francophone,pascal quignard,grasset,jean-pierre longrePascal Quignard revendique la solitude, celle dans laquelle il s’est volontairement enfermé, celle que nécessitent l’écriture, la musique, l’art, le recueillement, la liberté, l’indépendance ; celle des ermites, de Rousseau, de Louise Michel, du patricien romain Paulin ; celle de l’homme tombé de cheval qui se relève sous une autre lumière. Et l’auteur a l’art de débusquer ce que les mots recèlent, en remontant à leurs origines. C’est, par exemple, la présence de la « chair » dans le substantif « acharnement », qui reprend ainsi ses dimensions sexuelle, sanglante, carnivore. C’est encore le rapprochement entre nation, nativité, nature : « Natio comme natura renvoyaient au fait de naître ». Ainsi de suite, selon un cheminement original et complexe qui va de la définition à la méditation, de la mise au point à la remise en cause. La remise en cause, voilà le seul moyen de se remettre en selle, et voilà l’un des centres de ce livre multiple, profond, exigeant.

Jean-Pierre Longre

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06/09/2014

L’errance et la conscience

Roman, francophone, Alexis David-Marie, Aux forges de Vulcain, Jean-Pierre LongreAlexis David-Marie, Prométhée vagabond, Aux forges de Vulcain, 2014 

Paul, étudiant sorbonnard, pour avoir commis une faute dont le mystère ne sera livré qu’en cours de route, est envoyé par son recteur à la recherche de l’un de ses condisciples, Jean-Baptiste Larpenteur (nom clairement symbolique), impie notoire, auteur de pamphlets qui l’ont contraint à l’exil. Un premier obstacle franchi (la guerre sur le Rhin), Paul pénètre en Allemagne : Weimar, Iéna… et trouve son blasphémateur au milieu d’une compagnie d’étudiants dépravés. À partir de là, il ne le lâchera plus, et tous deux vont parcourir, sur terre et sur mer, l’Europe des années 1670, de Iéna à Lübeck, de Lübeck à Bordeaux, et de Bordeaux vers Paris à travers les campagnes les plus reculées de France, d’infortunes en vicissitudes, miséreux parmi les miséreux. Parfois, une heureuse rencontre leur fournit de quoi survivre, parfois, ils échappent de peu à la mort. On fait même la connaissance de quelques autres protagonistes hauts en couleurs, parmi lesquels le narrateur en personne, compréhensif et accueillant.

Comme Prométhée, les deux jeunes gens devenus compères cherchent dans leurs tribulations à capter le feu de la vie, sur des chemins identiques mais chacun à sa manière. Car leurs aventures physiques, géographiques, sociales, si elles leur permettent de mieux connaître le genre humain, relèvent aussi de la quête intérieure. Entre eux, qui ne sont au départ d’accord sur rien, les discussions vont bon train : foi chrétienne contre athéisme, Dieu contre constellations, certitudes contre angoisse de l’ignorance… Peu à peu, ils apprennent à se comprendre, à s’apprécier, à se libérer de leurs contraintes spirituelles et intellectuelles. Larpenteur, à la recherche d’une trinité sans divinité, n’est plus prisonnier de lui-même, et Paul se détache des croyances toutes faites pour se mettre au service des hommes, pour faire rimer « errance » et « vérité ». Chacun, dans ses vagabondages, trouve sa conscience et sa lumière.

Roman picaresque, roman initiatique, Prométhée vagabond est aussi la chronique d’une conversion à la révolte teintée de libertinage. Le roman comique de Scarron et le Dom Juan de Molière sont passés par là.

Jean-Pierre Longre

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30/08/2014

Absorptions et métamorphoses

Nouvelle, Anne-Sylvie Salzman, Stepan Ueding, Le Visage Vert, Jean-Pierre LongreAnne-Sylvie Salzman, Vivre sauvage dans les villes, Le Visage Vert, 2014 

La sauvagerie, on la trouve partout, chez les humains comme chez les bêtes – dans les corps, dans les têtes, dans les terres, au bord de l’eau, dans les villes… C’est en tout cas ce qu’Anne-Sylvie Salzman détecte et révèle en sept nouvelles réparties en trois sections aux titres significatifs : « Filles perdues », « Crucifixions », « Vivre sauvage dans les villes » (le dernier texte, à la fois générique et chute, dans lequel le Parc Montsouris devient un repère propice à la métamorphose d’une fille en animal avide de sang, d’entrailles et de chair).

Auparavant, on assiste, dans un va-et-vient de fascination-répulsion, aux rapports ambigus et terrifiés d’un jeune animal recherchant le contact de sa mère humaine, au cauchemar de la dévoration d’une femme par des chiens féroces, à une cérémonie sacrificielle fomentée par des « pirates cannibales », aux égorgements étranges de brebis par une bête mystérieuse, à de bizarres phénomènes qui se déroulent au-dessus d’un phare maritime du nord lointain, aux transports éperdus et pénétrants d’un prothésiste oculaire amoureux de l’une de ses clientes…

Ainsi résumées, ces nouvelles perdent leur goût épicé. En une sorte de réalisme fantastique (mais pas seulement), de merveilleux morbide (mais pas seulement), l’auteure, maîtresse de son écriture et des mystères qu’elle y insinue, fouille non seulement les corps, mais aussi les fantasmes, les rêves et les âmes d’êtres qui, pour terrifiants qu’ils puissent paraître, n’en sont pas moins profondément humains. Comme tous leurs semblables, ils se cherchent, se sondent, se livrent à leurs peurs et à leurs pertes, à leurs inconstances et à leurs incertitudes. Au-delà des leitmotive (le sang, la chair, l’absorption, les fulgurances, la mort), c’est cela qui fait l’unité du recueil, rehaussée par les gravures en noir et blanc, dessinées à grands traits mouvants, de Stepan Ueding.

Jean-Pierre Longre

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14/07/2014

Verdun, l’autre bord

Roman, Allemagne, Guerre de 14-18, Fritz von Unruh, Martine Rémon, Nicolas Beaupré, Vincent Vanoli, La dernière goutte, Jean-Pierre LongreFritz von Unruh, Le chemin du sacrifice. Traduit de l’allemand par Martine Rémon, préface de Nicolas Beaupré, illustrations de Vincent Vanoli. La dernière goutte, 2014 

Fritz von Unruh fait partie de ceux que Nicolas Beaupré appelle les « écrivains combattants ». Dans Le chemin du sacrifice (titre original : Opfergang), qui fut censuré en 1918 et qui fut peut-être à l’origine de son pacifisme et plus tard de ses courageuses positions antinazies, il fait certes preuve de son expérience de soldat de la « grande guerre », mais il va bien au-delà. À travers la fiction, en quatre actes tragiques (« L’approche », « La tranchée », « L’assaut », « Le sacrifice »), la réalité morbide de la bataille de Verdun devient une autre expérience, celle de la littérature.

Après la première traduction (plus ou moins fidèle, plus ou moins édulcorée) de Jacques Benoist-Méchin, celle de Martine Rémon restitue la force expressionniste du style de l’auteur. Les dialogues et monologues des personnages, archétypes humains traumatisés par la violence folle de la bataille, l’évocation de leurs souffrances physiques et morales, de leurs résistances et de leurs faiblesses, les descriptions hallucinées des combats sanguinaires, tout concourt à faire du récit une mosaïque de tableaux pathétiques. Un exemple ? « Chaque homme était à son poste. La mèche rougeoyait en bordure du grand champ de mines. Les abris flamboyaient de mille yeux. Un battement de cœur rempli d’espoir martelait les pelotes serrées de fantassins et un vacarme à détruire les mondes inondait de ses ondes incandescentes les oreilles des combattants. Les cerveaux subissaient un pilonnage en règle ».

Parfois, une incursion au sein de l’état-major donne la mesure du cynisme de la hiérarchie militaire – à l’image de cette réponse du général en chef à l’un de ses subordonnés se plaignant de l’épuisement des hommes et du nombre des pertes : « C’est normal que nous ayons des pertes ! s’exaspéra-t-il en jetant la liste dans un coin de la pièce. J’attends les Anglais à Arras. Pas question de gaspiller tout mon matériel ici ! Nous devons y arriver avec ce corps ! 400 000 pertes ? Ça rejoint mes calculs ». Preuve, du côté allemand comme du côté français, de l’infini écart entre les délires patriotiques et les vérités de la boucherie. Deux bords cruellement opposés, qui ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Et puisque nous en sommes aux écarts, le livre pose aussi la question de ce qui en l’homme oppose et unit le rêve lumineux et la sombre réalité. « L’atmosphère commençait à resplendir à l’arrière des rafales. Dans un rêve né de la surexcitation, la guerre se détacha de la terre, jusqu’à ce que celle-ci se soulevât, libre de respirer, et que le rire des enfants vînt couvrir toute destruction. Quels yeux, quelles larmes ! Partout cette lumière ! La planète Terre la saluait avec des cris de joie comme une alouette lance ses trilles au matin, elle fondait et se perdait dans les délices du soleil. Clemens tendait ses bras vers l’astre. Mais des milliers d’atrocités surgies d’abîmes où le sang se glace et la raison se perd s’accrochaient encore à ses jambes et le tiraillaient. Alors, d’un geste résolu, il desserra l’étreinte et déchira son rêve ».

Saturé de violence et d’humanité, d’illusion et de désespoir, d’humour noir et de pathos, de satire et de compassion, Le chemin du sacrifice est un grand roman, qu’on ne lit pas sans angoisse, ni sans empathie. Dans cette nouvelle et belle édition, les gravures en noir et blanc de Vincent Vanoli sont en phase directe avec l’expressivité de l’écriture.

Jean-Pierre Longre

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05/07/2014

« Je ne sais plus pourquoi je meurs »

Sorj Chalandon, Le quatrième mur, Grasset, 2013, Le Livre de Poche, 2014

Prix Goncourt des lycéens 2013

roman,francophone,sorj chalandon,grasset,jean-pierre longreLe récit commence sur un rythme essoufflé, violent, dans le sang et la souffrance, et toute la suite du roman est un long retour en arrière haletant – mieux qu’un reportage sur la guerre du Liban, un roman à la fois personnel et collectif, où la réalité se laisse déborder par la fiction narrative.

Georges, un peu étudiant, un peu théâtreux, un peu pion, a participé à toutes les luttes gauchistes et pro-palestiniennes des années 1970, mais vit aussi l’amour et les joies de la paternité. En 1982, il se laisse persuader par son ami et mentor mourant, Sam, Grec et Juif, qui fut victime de la dictature des Colonels et militant de la justice et de la liberté, de partir pour le Liban en guerre prendre la relève de son utopie. Il s’agit de mettre en scène Antigone d’Anouilh et de faire jouer la pièce par des comédiens issus de toutes les religions, de toutes les factions qui se combattent les unes les autres, Druzes, Chiites, Palestiniens, Chrétiens, et ainsi de donner au théâtre l’occasion de mettre un instant entre parenthèses les tirs, les bombardements, les attentats, les embuscades et les contrôles meurtriers, laissant aux acteurs la liberté de tirer au profit de leur cause l’interprétation de leur rôle.

Roman, francophone, Sorj Chalandon, Grasset, Jean-Pierre Longre

Tout cela est une histoire de combats. Pas seulement ceux qui se déroulent à Beyrouth, mais aussi celui de Sam contre la mort (de son corps et de son projet), celui de Georges en proie à sa lutte intérieure (choisir entre le bonheur simple de la vie familiale et le malheur irrésistible, confinant à la folie, de la guerre fratricide), celui du lecteur contre l’émotion et la rage qui l’étreignent devant le récit des massacres, devant la description du camp de Chatila dévasté par la barbarie aveugle, et celui de la petite Antigone contre le pouvoir de Créon, du devoir fraternel et mortel contre la tentation de la vie ; le choix d’Antigone sera-t-il aussi celui de Georges ?

Sorj Chanlandon, vrai journaliste et vrai romancier, montre ici combien la réalité peut fournir une matière romanesque prenante et terrible, et combien la fiction peut permettre de saisir la réalité et de poser les questions essentielles. De quoi faire résonner la fameuse réplique d’Antigone : « Je ne sais plus pourquoi je meurs ».

Jean-Pierre Longre

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L’ombre de l’essentiel

Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Gallimard, 2012, Folio, 2014

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longreOn le sait depuis longtemps, Patrick Modiano a l’art de suggérer, de laisser entrevoir l’ombre de l’essentiel, tout en faisant savoir à mots couverts que jamais celui-ci ne pourra être dévoilé. Bien sûr, ici, il y a le « carnet noir » dans lequel sont notés des noms de lieux, des dates, des détails concrets, des repères dont on se demande souvent quoi faire. Bien sûr, les personnages ont des noms, des semblants d’identités dont on ne sait jamais si la forme correspond au fond. Identité ? Nom, origine, profession, nationalité… Oui, il y a dans le roman une sorte d’enquête policière, et il y a « la bande de Montparnasse », celle qui apparaît – tableau récurrent – dans le hall de l’Unic Hôtel, et qui a quelque chose à voir avec le Maroc, un enlèvement, un assassinat (l’affaire Ben Barka, puisque c’est apparemment l’époque)… Aghamouri, le faux étudiant attardé, l’inquiétant « Georges », et puis Paul Chastagnier, Duwelz, Gérard Marciano – ces quelques hommes que semble fréquenter et aussi fuir Dannie.

Dannie a sûrement d’autres noms, d’autres identités, mais peu importe au tout jeune homme qu’était alors Jean, le narrateur. « Elle a fait quelque chose d’assez grave… ». Quoi ? Est-ce primordial ? Comme la Nadja d’André Breton, comme, dans un autre registre, l’Odile de Raymond Queneau, elle est de ces jeunes femmes qu’entourent des mystères dans lesquels l’amour a quelque chose à voir, sans que cela soit jamais clairement proclamé ; de ces êtres qui dévoilent une facette de leur personnalité pour mieux occulter les autres, qui cachent leur histoire sans avoir l’air de le vouloir.

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre

La narration, tout en zigzags et allers-retours, est une quête sans fin que symbolisent les itinéraires parisiens et nocturnes, dans le labyrinthe quasi végétal des rues, des boulevards, d’où émergent quelques lieux de rendez-vous, bouches de métro, cafés, carrefours… Quête du passé de Dannie, quête de soi, quête d’un temps révolu qui se superpose au présent : « Derrière la vitre, la chambre est vide, mais quelqu’un a laissé la chambre allumée. Il n’y a jamais eu pour moi ni présent ni passé. Tout se confond, comme dans cette chambre vide où brille une lampe, toutes les nuits. ». Quête qui doit beaucoup à l’errance et à l’attente d’on ne sait quoi : « Je plaignais ceux qui devaient inscrire sur leur agenda de multiples rendez-vous, dont certains deux mois à l’avance. Tout était réglé pour eux et ils n’attendraient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d’infini que d’autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l’attente. ». Paradoxalement, chez Patrick Modiano, c’est la ténuité des liens entre le temps et l’espace, entre la surface des personnages et l’insondable des êtres, entre la légèreté du réel et le poids des interrogations qui constitue la force de l’écriture romanesque.

Jean-Pierre Longre

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Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre La collection « Quarto » de Gallimard réunit dix romans de Patrick Modiano : Villa triste, Livret de famille, Rue des boutiques obscures, Remise de peine, Chien de printemps, Dora Bruder, Accident nocturne, Un pedigree, Dans le café de la jeunesse perdue, L’horizon. 

Présentation de l’auteur : «Ces "romans" réunis pour la première fois forment un seul ouvrage et ils sont l'épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil.  Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient suggérer que tous ces "romans" sont une sorte d'autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire. Les photos mêmes de mes parents sont devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et mes filles sont réels.  Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l'album, en noir et blanc? J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique.» 

Patrick Modiano

 

Un rappel

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longrePatrick Modiano, La petite Bijou, Gallimard, 2001, Folio, 2002.

Dans De si braves garçons, il y a plus de vingt ans, était évoquée l’histoire de la Petite Bijou ; Patrick Modiano, qui avoue lui-même avoir « l’impression depuis plus de trente ans d’écrire le même livre », l’a reprise et développée dans un roman paru en 2001, et publié à bon escient dans la collection Folio en novembre 2002.

La Petite Bijou, c’est le surnom (le « nom d’artiste ») d’une fillette qui, devenue adulte (disons, une jeune adulte de 19 ans prénommée Thérèse), se met en quête de son passé, une quête fébrile, qui lui procure les images obscures d’une mère distante, d’un oncle (resté en tout cas comme tel dans la mémoire) qui lui prodigue une affection en pointillés, d’un chien perdu, d’une grande maison vide près du Bois de Boulogne... Le déclic de cette quête, c’est une femme en manteau jaune entrevue à la station Châtelet, et en qui Thérèse croit reconnaître cette mère dont on lui a pourtant dit qu’elle est morte au Maroc. S’ensuivent des filatures en direction de  Vincennes, vers un grand immeuble désolé, des déambulations dans Paris, la rencontre d’un gentil traducteur d’émissions radiophoniques étrangères, d’une pharmacienne à l’affection toute maternelle, d’un couple étrange qui lui confie la garde de sa petite fille, - et ce couple, comme par hasard, habite une grande maison vide en bordure du Bois de Boulogne et, comme par hasard, ne se soucie guère de la fillette livrée à elle-même...

L’écriture est précise, le monde est flou. Mondes du passé et du présent qui se mêlent, se superposent en couches parallèles, se brouillent comme les voix de la radio et du téléphone ; monde urbain, parcouru en lignes brisées selon des itinéraires complexes et récurrents, parsemé de lieux-repères entre Vincennes et Neuilly (stations de métro, café du Néant, hôtel...), dans un Paris de rêve et de cauchemar, où la foule fantomatique vaque comme dans un théâtre d’ombres. Evidemment, les parcours de la Petite Bijou dans le temps et dans l’espace sont les images de son parcours intérieur, d’une recherche d’elle-même qui risque de lui être fatale, mais qui peut aussi lui permettre de renouer avec la vie.

Si certains affirment que Modiano écrit toujours le même livre, le lecteur trouve toujours son plaisir (le même et un autre) au contact de personnages qui, dans leurs zones secrètes, recèlent les mystères de tout être doué d’humanité.

Jean-Pierre Longre

 

 

Vivantes épitaphes

Blandine Le Callet, Dix rêves de pierre, Stock, 2013, Le Livre de Poche, 2014

nouvelle,francophone,blandine le callet,stock,jean-pierre longreL’auteur explique dans sa postface que l’idée de ces nouvelles lui est venue au Musée Gallo-Romain de Lyon, à la lecture de l’épitaphe d’une certaine Blandinia Martiola, épouse « incomparable » de Pompeius Catussa, morte « pleine d’innocence » à 18 ans. À partir de là, visites de cimetières et de musées ont fourni les occasions de lectures d’autres inscriptions funéraires, sources de récits dans lesquels l’imagination ressuscite de modestes héros condamnés à une éternelle obscurité.

C’est ainsi que, dans l’ordre chronologique, de l’antiquité à nos jours, reviennent momentanément à la vie Hermès, jeune esclave et précepteur mort avec ses deux petits protégés lors d’un tremblement de terre ; Blandinia déjà citée, qui vécut au deuxième siècle ; la duchesse Sibylle qui dut échanger « la lumière d’Apulie » contre le château de Caen où règnent l’obscurité et un mari sans scrupules ; un frère et une sœur qui s’aimaient trop ; un homme « simple et juste », généreux et trop naïf ; une femme soumise au malheur de ses enfants morts nés ; une victime de la cruauté nazie ; un chien pathétiquement adoré ; une mère qui a « semé la zizanie entre [ses] enfants »… et les ancêtres mêmes de Blandine Le Callet, dans un cimetière breton qui, bien qu’elle n’y retrouve pas la tombe familiale, lui réserve une surprenante découverte.

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Vu le prétexte de chaque nouvelle, on se doute que le point commun de l’ensemble est la mort. Mais – paradoxe inhérent à la stratégie narrative – c’est l’humanité vivante qui se décline ici, sur tous les tons : tragique, pathétique, comique, satirique, lyrique. Ces épitaphes, dont la pierre conserve une trace durable, deviennent l’immuable support de beaux récits de vie, émouvants et mémorables.

Jean-Pierre Longre

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Croisements ferroviaires, bifurcations personnelles

Gaëlle Josse, Noces de neige, Autrement / Littérature, 2013, J'ai lu, 2014

roman,francophone,gaëlle josse,autrement,jean-pierre longreAnna Alexandrovna Oulianova, jeune aristocrate russe, laide et mal aimée de sa mère la « somptueusement belle » Maria Petrovna, passe chaque année avec sa famille un hiver de fêtes et de mondanités sur la Côte d’Azur. En mars 1881, tout le monde prend le train de retour vers Saint-Petersbourg. En compagnie de Mathilde, sa jeune gouvernante française, Anna Alexandrovna voyage au rythme de ses souvenirs et de ses projets, dans la hâte de retrouver les chevaux, qui sont sa passion, et Dimitri Sokolov, cadet du tsar, qui un jour lui a dit cette phrase qui ne sort pas de sa mémoire : « Comme vous êtes radieuse, Anna Alexandrovna, tellement radieuse ! ».

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Irina Tanaiev, jeune fille d’aujourd’hui dont on apprend peu à peu quels drames elle a vécus, prend à Moscou, en mars 2012, le Riviera Express qui doit la mener à Nice en deux jours. Sous la houlette de son amie Oksana, elle a fréquenté des sites de rencontre et échangé pendant plus de six mois une correspondance électronique avec Enzo, qui lui a dit travailler dans une banque niçoise. « Il est très amoureux de moi, il m’écrit tous les jours, il m’envoie des photos. Il est beau, en plus. Je vais rester un mois, on va se découvrir, se connaître. Il voudrait qu’on se marie vite », dit-elle à Sergueï, le chef de bord du train.

Noces de neige raconte en quatorze chapitres croisés le trajet de ces deux jeunes filles, dont le destin – pour ne pas en dire plus – va basculer, d’une manière ou d’une autre. Car il ne s’agit pas seulement de voyages en train, mais d’itinéraires intérieurs et passionnels, que toutes deux tracent dans leur vie sentimentale – ou que l’on trace pour elles. Gaëlle Josse, dans sa prose suggestive et musicale, a l’art de rendre les subtilités de l’esprit et du cœur, de traduire les impressions furtives et les émotions envahissantes, de créer la surprise, de faire éclater la tragédie, et de tracer des chemins de vie qui, à plus d’un siècle de distance, se croisent sans se confondre.

Jean-Pierre Longre

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Traitres, héros, victimes


Dan Franck, Les champs de bataille, Grasset, 2012, Le Livre de Poche, 2014

roman,histoire,francophone,dan franck,grasset,jean-pierre longre« L’affaire de Caluire » est bien connue de ceux qui s’intéressent un tant soit peu à l’histoire de l’occupation nazie et de la Résistance. Jean Moulin et ses compagnons, réunis le 21 juin 1943 dans la maison du Docteur Dugoujon pour procéder à la nomination du chef de l’Armée secrète, sont arrêtés par Klaus Barbie et ses sbires. Qui a trahi ? René Hardy, qui s’était invité à cette réunion après avoir été arrêté puis relâché par la Gestapo ? Deux fois de suite pourtant, après la Libération, il fut jugé puis acquitté.

C’est à partir de là que se construit le roman. Dan Franck ne raconte pas les faits une énième fois ; il ne les réinvente pas non plus : il imagine qu’un juge à la retraite « instruit un troisième procès, totalement imaginaire ». Ce faisant, il pénètre dans le labyrinthe des relations complexes entre Résistance et collaboration, entre les Résistants eux-mêmes, des calculs politiques et des ambiguïtés idéologiques. Entrent en jeu notamment les rapports de force entre Gaullistes, communistes, ex-cagoulards… Parmi ceux-ci, par exemple, Pierre de Bénouville, alias Barrès, qui aurait cherché à neutraliser Jean Moulin, dit Max, homme de gauche… Sur ces points, le juge, qui a participé à bien des combats pour la liberté, a ses propres convictions, voire ses colères, qui peuvent aller loin : « Barrès ! Encore Barrès ! Toujours Barrès ! Lui aussi, cagoulard fasciste ! Et pourquoi tout cela ? Pour que la droite de la Résistance s’unisse à Vichy contre les communistes ! Et la suite doit se faire sans Max ! ».

Roman, Histoire, francophone, Dan Franck, Grasset, Jean-Pierre Longre

La fiction brouille et confond habilement les époques (les années 1940 et la période actuelle), les lieux (le Palais de Justice, l’appartement du juge, Paris, Lyon), les personnages (Jean Moulin et le juge lui-même). Celui-ci a d’ailleurs sa propre histoire, qui nous est périodiquement contée. Les deux intrigues imbriquées, celle qui relève de l’Histoire collective et celle qui relève de la biographie individuelle, ne nous donnent pas de certitudes sur la culpabilité de Hardy ou de certains autres personnages impliqués dans le « complot » contre Jean Moulin. Mais le dénouement romanesque, avec le fin mot sur l’identité du juge, nous apporte une autre vérité : face au malheur, à la trahison, à la cruauté, l’être humain peut encore réagir comme tel, choisir son attitude et son destin.

Jean-Pierre Longre

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17/06/2014

Mouvante poésie

Ada Milea, Petit mouton, anthologie bilingue, traduction du roumain par Faustine Vega et Nicolas Cavaillès

Irina Mavrodin, Sang vert, anthologie bilingue, traduction du roumain par l’auteur

éditions hochroth Paris, 2014

Poésie, Roumanie, francophone, Ada Milea, Irina Mavrodin, Faustine Vega, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreAda Milea est une artiste aux talents multiples : théâtre, musique, chanson, et poésie. C’est de celle-ci, principalement, que relève Petit mouton, sans qu’il soit fait abstraction des autres genres esthétiques. La chanson, notamment, résonne à maintes reprises dans des textes dont l’oralité se manifeste sous les formes de la comptine détournée, du chant national parodié, de la légende travestie (au premier plan, celle de Mioritza, fameuse ballade populaire).

En quelques textes, se produit le mélange des tonalités et des motifs : l’absurde (si cher à la tradition folklorique roumaine, comme chez Urmuz), l’humour noir et la satire sociale voisinent en bonne entente avec la révolte contre le sort réservé aux peuples, aux femmes, aux petits de ce monde. Pas un instant on ne risque de se détourner d’une poésie qui lance ses appels : « - Oooo, Pastoureau / - Oo, Jouvenceau ! », et invite au rêve collectif : « D’un même mouvement les gens… rêvent tous. / Tous ensemble… rêvent tous ».

Poésie, Roumanie, francophone, Ada Milea, Irina Mavrodin, Faustine Vega, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreIrina Mavrodin (1929-2012) est d’abord connue comme essayiste, théoricienne, critique, universitaire de haut vol, traductrice de Proust, Flaubert, Gide, Camus, Ponge et de nombreux autres écrivains ou essayistes… dont elle-même, puisqu’elle est l’auteur des versions roumaine et française des précieux poèmes ici réunis sous le titre de l’un d’eux, Sang vert.

Le sang du corps humain, le vert des « feuilles à nervures », selon une fusion récurrente qui se produit, dans ces courts et beaux textes, entre la nature et l’homme, « sous la peau chaude des pierres », ou bien là où « palpite le cœur des arbres ». Discrètement, l’amour (« écrit sur les ailes des oiseaux ») et la mort (« je ne sais plus / dans quel monde je vis / si je suis ici / ou de l’autre côté ») se glissent entre les « immobiles branches », donnant pérennité aux salutaires et nécessaires mouvements de la poésie et de la vie.

Quoi de commun, tout compte fait, entre Petit mouton et Sang vert ? Formellement, les deux ouvrages offrent de front leurs textes en roumain et en français, et tous deux sont des recueils poétiques. Surtout, leur voisinage dans cette chronique voudrait prouver que le domaine de la poésie est étonnamment étendu, varié, accidenté, inattendu, et montrer, encore une fois, les choix judicieux des éditions hochtoth Paris.

Jean-Pierre Longre

www.paris.hochroth.eu  

12/06/2014

« Rien ne remplace le vivant »

Roman, francophone, Jeanne Benameur, Actes Sud, Jean-Pierre LongreJeanne Benameur, Profanes, Actes Sud, 2013, Babel, 2014

Octave Lassalle, 90 ans, vit seul dans sa grande maison depuis la mort de sa fille Claire et le départ de sa femme Anna pour le Canada. Ancien chirurgien, il ressent le besoin de rassembler de nouveau une équipe autour de lui, une équipe bien choisie qui fasse corps avec lui, qui lutte avec lui dans la dernière phase de sa vie, au moment où il se donne « droit au doute ». Une équipe de « profanes » pour « la lutte sacrée ».

« Chez chacun des quatre, il a flairé le terreau d’une histoire. Quelque chose qui pourrait l’éclairer ». La vie s’organise, chacun accomplissant la tâche qui lui est dévolue, selon un emploi du temps précisément défini. Rien de mécanique ni de contraignant ; l’humain dans ses diverses dimensions prend peu à peu toute sa place, et peu à peu le passé revient ; non seulement celui d’Octave et de ce qu’il a manqué de l’amour d’Anna et de l’existence de Claire, de son enfance et de ses passions, des secrets qu’elle a confiés au journal qu’il découvre comme par effraction, mais aussi celui des trois femmes et de l’homme qui maintenant partagent son quotidien. Car tous les quatre, aussi, recèlent des mystères, des souffrances, des espérances dont les voiles se lèvent progressivement, partiellement.

Dans le style tout en finesse et en sensibilité qui lui est propre, Jeanne Benameur construit le roman de ces destinées qui accompagnent celle d’Octave. « Entre eux et moi, au fil des jours, quelque chose s’est bien tissé. Un drôle de fil de vie à vie. Ma vie, elle ne vaut pas plus que la leur ». Pas plus, mais pas moins, dirait-on. À mesure qu’avance le temps, les liens se resserrent non seulement entre eux et le vieil homme, mais entre chacun d’entre eux, « de vivant à vivant ». Et au seuil de la mort de son occupant, la grande maison se met à respirer d’un souffle nouveau, humain, tellement humain.

Jean-Pierre Longre

 

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10/06/2014

Parole, paradoxe, parabole

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, Rougier V. éd., Jean-Pierre LongrePhilippe Jaffeux, Courants blancs, Atelier de l’agneau, 2014

Parmi les formes lapidaires de la littérature, l’aphorisme est l’une des plus modernes (depuis Chamfort), des plus denses et, souvent, des plus paradoxales. Philippe Jaffeux, dans ses Courants blancs, ne déroge pas à ces caractéristiques, tout en y ajoutant un concentré d’énigmatique dont l’esprit du lecteur a du mal à démêler les fils – et il en redemande, le lecteur, cela va sans dire.

Au hasard : « Il dessinait le silence avec des lettres afin de voir sa voix ». Les correspondances de sens (dessiner / voir, silence / voix) pourraient rassurer par leur normalité, si elles n’étaient perturbées par la présence des lettres (que l’on voit ? que l’on entend ?). Et ainsi de suite, dans le même esprit : « Il attendait d’être patient au risque d’être terrassé par l’activité d’un temps imprévisible ». Pour qui voudrait entreprendre l’analyse précise de chaque ligne (26 par page, et 70 pages bien remplies), patience attentive et ouverture d’esprit ne devraient pas manquer.

Contentons-nous de dire que le livre fournit à quiconque matière à méditation foisonnante et à lecture infinie, puisque chaque aphorisme, chaque paradoxe, tout en répondant aux contraintes du genre, résonnent d’harmoniques dont l’écho porte loin. Le « il » ici mis en scène, acteur et spectateur, locuteur et lecteur, personnage et observateur, vit des vies multiples qui s’entremêlent, se retournent sur elles-mêmes, s’étirent et se recroquevillent, s’éclairent et s’assombrissent… La parole et l’écriture, en motifs omniprésents et pour ainsi dire paraboliques, nourrissent l’ensemble, lui donnent corps et ossature thématique. « Les lettres se métamorphosent en sons pour honorer la permanence d’une parole invisible », ou « Sa parole se transforme en image lorsqu’il ferme sa bouche pour garder les yeux ouverts ».

De quoi se dire que la poésie, même si et parce qu’elle est contenue dans des limites strictes, peut nous plonger dans des abîmes buissonnants, bourdonnants, étonnants, stimulants.

Jean-Pierre Longre

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, Rougier V. éd., Jean-Pierre LongreP.S. : Reçu avec intérêt, en même temps que Courants blancs, un épais petit courrier, une enveloppe intitulée Courants 505 : le vide (Rougier V. éd.) et contenant quinze lettres soigneusement ficelées où, selon les mêmes principes contraignants, se bousculent d’autres paradoxes aphoristiques, accompagnés cette fois de monotypes de Vincent Rougier. Certes « notre imagination est infinie parce que les limites de la parole sont humaines ».

 

http://atelierdelagneau.com

http://www.rougier-atelier.com  

www.philippejaffeux.com   

05/06/2014

Le "grain minéral" des mots

Poésie, francophone, Jos Roy, Blandine Longre, Paul Stubbs, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreJos Roy, De suc & d’espoir. Édition bilingue, traduction anglaise de Blandine Longre et Paul Stubbs (With Sap & Hope), Black Herald Press, 2014. 

L’espoir, c’est celui du voyage, démarrant par un alexandrin plein de promesses, posé là comme en guise de prologue, appelant le « précipité des voix & des dieux ». Le suc, c’est celui du « grain minéral » des mots, des « strates fines », du « roc fondu », des « cris-paroles ». C’est du moins ce que les vingt textes du recueil, dont les squelettes percent sous « la très fine / épaisseur d’histoire / l’infime épaisseur du lieu », laissent entrevoir dans leur « souffle creusé ».

La poésie de Jos Roy est à la fois très concrète, dans sa forme et dans son contenu, et tout en nuances, en allusions et en silences (d’où le mérite et l’utilité textuelle de la traduction en une autre langue). L’auteur joue manifestement avec les diverses possibilités de la typographie, les blancs qui s’allongent entre les mots, les ralentissements et accélérations, les rythmes visuels et sonores, les échos proches et lointains – comme en une poésie de l’oralité, comme en une écriture vocale. Et les évocations de la nature (minérale, animale, végétale, cosmique), parfois brisées par la violence de la vie (« le sang coule », « le cri frappe ») ne sont pas innocentes ; si « pour certains seul le printemps est digne de parole », d’autres le soupçonnent d’être « la saison des serments et des gorges tranchées ».

Rien n’est acquis, rien n’est simple. Si « on conçoit un / lieu commun », loin des clichés rassurants, il aura quelque chose à voir avec la sauvagerie et l’exil. Le langage poétique de Jos Roy, dans sa complexité, sa densité, dans ses spirales, ses allers-retours, nous rappelle que le « voyage », s’il vaut la peine d’être vécu, n’est pas toujours de tout repos, et qu’il faut compter avec « la valeur brute du chant ».

Jean-Pierre Longre

http://blackheraldpress.wordpress.com  

Black Herald Press sera présent au 32e Marché de la Poésie
Place Saint-Sulpice
Paris 6ème

du mercredi 11 au dimanche 15 juin 2014.

 

Voir : http://blackheraldpressblog.wordpress.com/2014/05/15/marc...

26/05/2014

Amour, lyrisme et mots

Poésie francophone, Roumanie, Radu Bata, éditions Galimatias, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Le philtre des nuages et autres ivresses, Éditions Galimatias, 2014

Oui, dans Le philtre des nuages, le lyrisme et les jeux font bon ménage, ce qui n’est pas courant. Radu Bata, dans son précédent ouvrage, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, nous avait mis en condition, triturant la langue dans tous les sens de ses rêves et de ses insomnies. Ici, certes, nous retrouvons ce goût prononcé pour l’élasticité du verbe, pour les « champs sémantiques / du no man’s land », pour la musique des consonnes, pour les aphorismes détournés… Mais, dit-il, « derrière les mots il y a un mystère ».

C’est ce mystère que, par la poésie, le « soigneur de mots », spécialiste de « la langue du doute », tente de percer. Les textes, aux titres intrigants, souvent décalés, ne manquent pas de réserver des surprises linguistiques, oniriques, humoristiques, satiriques – et les suites à caractère surréaliste, aux allures de cadavres exquis, voisinent sans anicroche avec la simple expression des sentiments humains, avec le lyrisme vrai de l’amour, seul capable « de dissiper / les nuages / qui s’amassent / sur ton front ».

Mais comment préserver la sincérité du cœur dans un monde où « les humains ne savent plus dire qu’amour de soi », dans un monde où les « enfants battus / de la prospérité » doivent fraterniser avec des « loups-garous avares » ou des « vampires malveillants » ? Comment l’individu, condamné à « vivre pluvieux », peut-il affronter les monstres modernes ? Radu Bata n’a pas perdu ses racines roumaines, qu’il revendique çà et là, et n’a rien oublié non plus de la beauté des nuages, de « l’harmonie cosmique », de la « langue du doute », des bienfaits du silence, ni de l’ivresse que procure la vraie poésie, celle de Rimbaud ou de Nichita Stanescu par exemple.

C’est ainsi que Le philtre des nuages, en « poésettes » aux allures simples mais (mine de rien) finement élaborées, nous emmène « par des chemins de traverse » vers un « pays d’élection », celui où il fait bon, sous la houlette du langage, déguster les bonheurs distillés de la nature, de la tendresse et de la chaleur humaines.

Jean-Pierre Longre

 www.editions-galimatias.fr