25/03/2014
Des nouvelles d’Estonie, et d’ailleurs
Brèves n° 103, « Estonie » et « Nouvelles inédites », décembre 2013
Que sait-on en France de la littérature estonienne ? Mieux (pire), que sait-on de l’Estonie ? La lecture de la deuxième moitié du numéro 103 de Brèves, sans imposer un savoir encyclopédique, permet d’obtenir une réponse au moins partielle à ces deux questions et, surtout, introduit à la connaissance de ce pays en passant par la porte la plus séduisante, l’ouverture artistique.
D’une part l’art du récit court, avec, par André Chalvin, une « brève histoire de la nouvelle estonienne » et une recension des œuvres traduites en français, puis un entretien de Georges-Olivier Châteaureynaud avec l’un des représentants majeurs du genre, Mehis Heinsaar – illustré par deux nouvelles originales, dont le « réalisme magique » et la poésie onirique stimulent singulièrement la lecture. D’autre part l’art architectural et les arts visuels (peinture et photographie), qui fournissent l’occasion d’un beau cahier en couleurs – ce qui, promis, se renouvellera régulièrement.
Cette deuxième moitié se termine par un « bref » mais intéressant et méthodique « éloge de la nouvelle » par Michel Lamart et deux notes critiques. Et la première ? Elle répond à un autre objectif de la revue : faire connaître des textes et des auteurs nouveaux ou méconnus. Évidemment, ces qualificatifs ne concernent pas Paul Fournel, qui ouvre l’anthologie par trois pages aussi drôles que noires. Ainsi guidée, la petite troupe formée de Sylvie Durbec, Jean-Claude Tardiff, Astrid Bouygues, Monique-Marie Champy, Jean Pézennec, Emmanuel Leriche, Domi Giroud et Christine Sagnier raconte des histoires poétiques, humoristiques, nostalgiques, avant une remise en mémoire, par Éric Dussert, de Gérard Jarlot (1923-1964), qui eut son « heure de gloire », « une existence aussi pétillante que raccourcie », et dont on peut lire une nouvelle dense et fiévreuse.
Après la Norvège, la Suède, le Mexique, l’Espagne, le Liban, la Bulgarie, la Roumanie, la Nouvelle-Zélande et l’Océanie, la revue poursuit son exploration des écritures étrangères, tout en prêtant ses pages à la diversité française. Sûrs de gagner, continuons à miser sur cette « permanence » toujours renouvelée de Brèves…
Jean-Pierre Longre
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18/03/2014
Le souffle et les serpents
Donna Tartt, Le petit copain, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch, Plon, 2003, Pocket, 2014
Un roman tous les dix ans (Le maître des illusions en 1992, Le petit copain en 2002, Le chardonneret en 2013)… Donna Tartt n’est pas de ces écrivains dont la production annuelle s’assimile à l’entreprise industrielle (chacun a des noms en tête). La rareté, chez elle, est proportionnelle à l’ampleur et à la densité de ses livres.
On a récemment beaucoup écrit sur Le chardonneret, qui vient de paraître en traduction française. Restons donc un instant, pour changer, sur le roman précédent, Le petit copain, dont la version française vient d’être redonnée en collection de poche. Huit cent quarante pages serrées, qui à aucun moment ne suscitent l’ennui. Dans le Mississipi, que l’auteure, pour y être née, connaît bien, la famille Cleve Dufresne a été traumatisée par la mort (accidentelle ? criminelle ?) de Robin, âgé d’une dizaine d’années, retrouvé pendu à un arbre de la propriété. Mère dépressive, père absent, sœur occupée d’elle-même, Harriett, qui était un bébé lors de la tragédie, ne trouve réconfort qu’auprès d’une grand-mère à la forte personnalité, de quelques tantes et de son « petit copain » Hely. Plus de dix ans après, la fillette décide de trouver l’assassin de son frère et de faire justice.
Son entêtement, son goût du risque, les imprudences d’Hely (les siennes aussi) l’entraînent dans un univers inconnu, où les adultes se découvrent peu à peu comme des êtres fermés ou dangereux, faibles ou brutaux, frénétiques ou apathiques, et où la vie repose sur la lâcheté, les supercheries, les illusions, l’absence de scrupules – avec toutefois quelques parenthèses de joie sincère et de fraîcheur spontanée (celle-ci fort bien venue dans l’atmosphère étouffante où évoluent les personnages). Harriett mène la danse, une danse qu’elle ne maîtrise pas toujours, qui serpente et se désarticule jusqu’aux limites du souffle vital (les serpents et le souffle, deux motifs récurrents du récit, deux piliers de la narration).
Roman pointilliste et haletant, Le petit copain est un patchwork et une symphonie. Portraits multiples, incisifs et pittoresques, tableaux familiaux et sociaux d’un naturalisme grouillant, descriptions poétiques d’une nature glauque et hostile, évocations de rêves envahissants, aventures à rebondissement, suspense narratif angoissant, tout cela n’occulte en rien la sensibilité à fleur de peau d’une fillette attachante et futée, nourrie de souvenirs inquiets et des récits de Kipling ou Stevenson, et dont le cheminement vers la vie adulte se fait dans l’obstination et les tourments. Comme chez certains grands écrivains américains, comme chez certains grands écrivains russes, le souffle romanesque de Donna Tartt ne laisse pas le lecteur en repos.
Jean-Pierre Longre
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10/03/2014
Les tribulations d’un huguenot
Nicolas Cavaillès, Vie de Monsieur Leguat, Les éditions du Sonneur, 2013
Prix Goncourt de la nouvelle 2014
En 1685, Louis XIV signe l’édit de Fontainebleau, qui révoque celui de Nantes, et jette sur les routes de l’exil des milliers de huguenots, entraînant les conséquences durables que l’on connaît.
Parmi eux, François Leguat, gentilhomme bressan déjà âgé de 50 ans, qui, fuyant ses terres, se réfugie en Hollande ; de là, vu la foule d’émigrés s’entassant dans le port d’Amsterdam, il décide de s’embarquer pour les îles lointaines. Premier départ à bord d’une frégate, avec quelques hommes qui deviendront forcément des compagnons de long voyage. Le roman retrace les tribulations de ces navigateurs malgré eux, les incidents, les maladies, les tempêtes, les trahisons, la survie sur des îles inconnues, les morts, les emprisonnements, les abandons… Leguat résiste à tout, au prix de combats inhumains contre l’adversité, contre les duretés de la nature et des hommes, entre océans et continents – et ne meurt qu’à 96 ans, dans les bas-fonds londoniens.
Nicolas Cavaillès, dans ce bref roman (ou longue nouvelle), ne se contente pas de raconter ce que son héros avait déjà narré dans son Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales, publié en 1707 – suivant peut-être en cela la mode des récits exotiques de l’époque. En une prose limpide et riche, rythmée par les évocations poétiques, il entame une réflexion sur la nature et la destinée humaines, sur le sens de l’aventure, sur la souffrance, sur la mort, sur Dieu, sur la sincérité même de la narration autobiographique, sur « l’idéal littéraire de simple vérité » ; et il réhabilite ce bourlingueur qui « aura vécu trois vies », qui aura fréquenté « l’Éden original » et « la cité de l’Apocalypse » – et qui, tout compte fait, fut une homme « simple et sincère » et reste « un modèle à suivre ».
Jean-Pierre Longre
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10/02/2014
En quête d’Éden
Léo Henry et Jacques Mucchielli, Sur le fleuve, Dystopia Workshop, 2013
Au cœur de la forêt tropicale, le long d’un fleuve qui pourrait bien être l’Amazone ou l’un de ses affluents, se sont aventurés quelques personnages venus pour différentes raisons se perdre au-delà des océans à la recherche de Manoa, la Cité d’or. Un noble castillan et son épouse indigène, un ancien inquisiteur et son secrétaire, un soldat néerlandais, un marin navarrais, un mercenaire corse, un chasseur galicien, un jésuite fou… Cette petite troupe, accompagnée de soldats et d’Indiens, affronte les dangers inhérents à ce genre et à ce lieu d’expédition – dangers naturels et physiques, mais aussi ceux que chaque humain recèle en lui-même.
Un autre être, invisible et dont la présence est pourtant prégnante, rôde autour des campements, sur les rives et dans les profondeurs touffues : Tyvra’i ou « Petit Frère », dont les monologues rythment le récit. « Mon nom est Petit Frère car, de tous les gens de mon peuple, je suis le plus jeune. La forêt est le ventre duquel je suis né. Je ne suis pas le fruit d’un arbre, je n’ai pas jailli de la source et ne suis pas tombé des cieux. La glaise ne m’a pas façonné. C’est la forêt qui m’a engendré, la forêt grosse comme la femme lorsqu’elle est enceinte. Mon nom est Petit Frère et je suis né d’ici. ». La mort rôde, surprend, et l’aventure tourne aux massacres successifs. Confrontés à des forces imparables, rêvant de possessions, les conquérants vont peu à peu se faire posséder eux-mêmes, disparaître sous les griffes de « Jauára ichê », le jaguar.
Sur le fleuve laisse s’écouler la narration, péripéties violentes et mystères insondables, raccourcis fulgurants et suspens silencieux, chutes inattendues et calmes plats. Manoa existe-t-elle ? Le saura-t-on vraiment ? Si le monde garde ses secrets, la leçon est claire :
« Cessons de chercher l’or !
Restons hors de cette forêt !
Nous sommes incapables d’y vivre,
incapables de comprendre ce que disent là-bas
les arbres dans leur sommeil,
les animaux qui marchent comme l’homme,
les voix qui crépitent dans les flammes
et celles qui courent aux vents de nuit !
Restons hors de cette forêt !
Ne cherchons pas à rendre ce monde parfait ! ».
Jean-Pierre Longre
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03/02/2014
Toujours vert
Le persil, journal, 2013
Réalisé par Marius Daniel Popescu (ou, au moins, avec son concours, et quoi qu’il en soit toujours à son initiative), Le persil, journal littéraire aux voix multiples, lance toujours ses larges feuilles bien remplies sur les chemins de la langue française et dans les champs de la culture européenne. Quelques exemples de l’activité tous azimuts de cette publication qui laisse la parole aux auteurs les plus divers, sans considération de leur notoriété sur le marché de l’édition ? En voici, tout au long de l’année 2013 :
Mai (n° 65-66-67) : inaugurés par un beau témoignage de Gérard Delaloye sur des souvenirs d’amitié roumano-valaisanne, une suite de textes inédits, poétiques, théâtraux, narratifs d’auteurs de Suisse romande.
Juin (n° 68-69) : carte blanche offerte par Marius Daniel Popescu à Herke Fiedler, « auteure, poétesse, performeure » née en Allemagne, vivant à Genève, écrivant en français et faisant cohabiter différentes langues. Textes poétiques, étranges parfois, et qui toujours interrogent le lecteur, dans une mise en page originale.
Juillet-août-septembre (n° 70-71-72) : Vincent Yersin et Daniel Vuataz font le tour des nouvelles maisons littéraires de Suisse romande : interviews d’éditeurs, portraits, genres, activités, particularités, photos, « fiches d’identité » – un numéro qui donne une idée précise de la vie et de la production littéraires locales.
Novembre ( n° 73-74) : réalisé par André Wyss, un numéro consacré à Charles Racine (1927-1995), « poète au talent rare », trop méconnu. Des textes d’André Wyss, Philippe Rahmy, Françoise Matthey, et du poète lui-même, tentent une juste réhabilitation de cette « voix hors du commun ».
Décembre (n° 75) : « Voix de condamnés à mort ». Présentés par Daniel Vuataz et Joséphine Maillefer, des lettres et des poèmes de détenus – beaux documents parfois tout simples, toujours émouvants – « parole et silence », comme se définit Le persil.
Le persil dérange parfois, rassure aussi sur la ténacité de la littérature à rester vivante. Qu’elle continue à vivre, que Le persil, qui a maintenant 10 ans, continue à pousser, malgré un terreau capricieux !
Jean-Pierre Longre
Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.
Tél. 0041.21.626.18.79.
E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr
Association ses Amis du journal Le persil :
lepersil@hotmail.com
M.D. Popescu: http://jplongre.hautetfort.com/tag/marius+daniel+popescu
Rencontre avec M. D. Popescu, vidéo: http://www.canal-u.tv/producteurs/universite_lyon_3_division_de_l_audio_visuel_et_du_multimedia/dossier_programmes/lettres/rencontre_avec_marius_daniel_popescu
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05/01/2014
Chasse à la baleine
Jeremiah N. Reynolds, Mocha Dick. Traduction de l’anglais (États-Unis) et préface de Thierry Gillyboeuf, Les éditions du Sonneur, 2013
Avant Herman Melville dans Moby Dick, Jeremiah N. Reynolds, journaliste, conférencier, infatigable voyageur, avait raconté la lutte à mort d’hommes téméraires contre un cachalot blanc aussi résistant que redoutable. Melville avait-il lu cette histoire ? Thierry Gillyboeuf se pose la question dans sa préface, et relève les similitudes entre les deux (un autre récit, celui du naufrage du baleinier l’Essex par Owen Chase, fait partie des sources avérées).
Certes, Mocha Dick est un récit beaucoup plus bref que Moby Dick, moins symbolique aussi. Mais cette relation d’une chasse effrénée à la baleine au large des côtes du Chili relève elle aussi de l’épopée humaine et animale, et la précision avec laquelle sont employés les termes techniques, géographiques, marins atteste une expérience hors du commun.
Descriptions détaillées, style direct des injonctions, dialogues incisifs, rivalités de marins, violence des combats, risques encourus, paroles viriles de la chanson finale… Ce petit livre, d’un coup de rame, nous mêle sans scrupules à la lutte.
Jean-Pierre Longre
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29/12/2013
Le roman de Lucile
Delphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit, JC Lattès, 2011, Le livre de poche, 2013
Les récits familiaux se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Rien ne s’oppose à la nuit ne tient pas du déballage sordide dans lequel certains se complaisent. Delphine de Vigan y raconte la vie erratique de sa mère, sans se voiler derrière une fausse pudeur, mais sans cacher non plus ses scrupules et les difficultés du processus narratif : « Un matin je me suis levée et j’ai pensé qu’il fallait que j’écrive, dussé-je m’attacher à ma chaise, et que je continue de chercher, même dans la certitude de ne jamais trouver de réponse. Le livre, peut-être, ne serait rien d’autre que ça, le récit de cette quête, contiendrait en lui-même sa propre genèse, ses errances narratives, ses tentatives inachevées. Mais il serait cet élan, de moi vers elle, hésitant et inabouti. ». Et à plusieurs reprises, elle revient sur cette quête littéraire de la vérité, de « l’angle qui [lui] permettra de [s]’approcher encore, plus près, toujours plus près ».
C’est dire si elle est à la fois foncièrement vitale et éminemment littéraire, cette entreprise qui consiste à explorer les méandres serrés, les recoins secrets de l’histoire familiale. De la vie du couple hors normes que forment Liane et Georges, de celle de leurs nombreux enfant, de la mort tragique et prématurée de certains d’entre eux, et surtout du destin chaotique de leur fille Lucile, née en 1946, tout est relaté le plus fidèlement possible ; des affres et des rêves des deux filles de celles-ci, marquées par une enfance ballottée et un sens prématuré des responsabilités, tout est analysé sans concessions ni rancœur, avec l’émotion et la sincérité de l’amour et du désarroi devant la détresse d’une mère bipolaire. « C’était moi qui la réveillais le matin, c’était moi qui m’inquiétais de savoir si elle se rendait à son travail, c’était moi qui faisais la gueule parce qu’elle ne parvenait plus à nous parler. Jusque là, Lucile avait été ma maman. Une maman différente des autres, plus belle, plus mystérieuse. Mais je prenais maintenant conscience de la distance physique qui me séparait d’elle, je la regardais avec d’autres yeux, ceux de l’école, ceux de l’institution, ceux qui la comparaient aux autres mères, ceux qui cherchaient la douceur qui avaient disparu des siens. ». Les yeux d’une enfant de dix ans…
L’une des éternelles questions est : pour quoi écrire ? Delphine de Vigan y répond dans ce livre, à propos de ce livre : pour tenter de restituer la folie du réel – et peut-être de l’exorciser. Le 31 janvier 1980, Lucile a une crise de démence particulièrement violente. La racontant, l’auteure avoue : « L’origine de l’écriture se situe là, je le sais de manière confuse, dans ces quelques heures qui ont fait basculer nos vies, dans les jours qui les ont précédées et le temps d’isolement qui a suivi. ». Voilà qui donne à méditer sur la complexité des rapports entre la vie et la littérature – et qui fournit l’occasion de lire un livre grave et beau.
Jean-Pierre Longre
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18/12/2013
Doutes et séductions
Paul Auster, Invisible. Traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2010, Le livre de poche, 2013
Paul Auster possède au plus haut degré l’art de combiner l’illusion romanesque avec les mystères de la vie réelle. En l’occurrence, Invisible (dont le titre s’adapte et réfère aussi bien à l’une qu’aux autres, tout en ménageant d’autres pistes) présente d’abord d’une manière relativement classique (dirons-nous), sous la forme d’un récit rétrospectif à la première personne, les aventures d’Adam Walker. L’ambition poétique de celui-ci semble se satisfaire de la rencontre presque miraculeuse du riche français Rudolf Born et de son énigmatique et séduisante compagne, qui lui proposent la création d’un magazine de littérature – création qui tournera court, dans la violence et la tromperie.
À partir de là, les échafaudages romanesques se mettent en place : diversité des points de vue narratifs, mise en doute de la vérité biographique, apparitions de nouveaux personnages, de nouveaux horizons (entre l’Amérique et la France), de nouveaux mystères, imbrications réciproques du présent et du passé, de la fiction et de la réalité, de l’amitié et de l’inimitié, de l’attirance et de la répulsion, de la vie et de la mort…
Voilà le type même du livre qui se lit à différents niveaux, dont les couches narratives, fortement solidaires entre elles, se détachent les unes des autres avec un mélange de difficulté et de plaisir – savoureuse résistance du roman au déchiffrage qui n’a pas de fin. Et comme une mise en abîme, un récit se déroule à l’intérieur du récit, les deux se mettent mutuellement en perspective et en doute, se dérobant l’un à l’autre pour mieux se recomposer l’un dans l’autre. « Il eût été si simple d’effacer mes traces en niant l’existence du livre, ou de lui dire que je l’avais perdu quelque part, ou de prétendre qu’Adam avait promis de me l’envoyer mais ne l’avait pas fait », dit l’ultime narrateur. Heureusement, le livre est là, tout simplement, dans toute sa complexité. Adam Walker nous déroute et nous séduit, et Paul Auster nous raconte des histoires. Quoi de meilleur?
Jean-Pierre Longre
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17/12/2013
Des revues à foison
Études greeniennes n° 5, Apollinaire n° 14, Cahiers Raymond Queneau n° 3, Éditions Calliopées, 2013
Aux éditions Calliopées, une part importante des publications est consacrée à des revues que l’on appellera monographiques, puisque chacune d’entre elles est consacrée à un auteur particulier : Guillaume Apollinaire, Julien Green, Pierre Jean Jouve, Raymond Queneau, Jean Tardieu. Apollinaire, Green et Queneau font l’objet des toutes dernières livraisons.
Le numéro 5 des Études greeniennes, présenté par Marie-Françoise Canérot et Carole Auroy, est largement consacré à des articles précis sur le motif de la nuit dans plusieurs des œuvres de l’écrivain. « S’enfoncer dans la nuit greenienne, c’est […] pénétrer au cœur battant d’un homme et d’un imaginaire », écrit M.-F. Canérot. Le volume se clôt par la fort belle reproduction d’une lettre manuscrite de l’auteur.
Le n° 14 d’Apollinaire, revue qui publie régulièrement, depuis plusieurs années, des « études » à la mesure du génie, de l’éclectisme et de la notoriété du poète, est inauguré, après l’éditorial de Jean Burgos, par les « ouvertures » d’un autre poète, Jean-Michel Maulpoix, puis par un texte émouvant de Madeleine Pagès, la fiancée lointaine, présenté par Claude Debon. Suivent des études spécialisées, notamment un article de grand intérêt sur « la musique d’Apollinaire », par Peter Dayan, avant les traditionnels comptes rendus et échos.
Raymond Queneau est, peut-on dire, celui qui peuple le plus assidûment le catalogue des éditions Calliopées. Le numéro 3 des Cahiers qui lui sont consacrés, sous la houlette de Daniel Delbreil, est consacré à des « déchiffrements » divers : parallèle Queneau-Cioran, études concernant En passant, Pierrot mon ami, le « langage des fleurs », présentation d’un texte de jeunesse sur l’Albanie… Volume particulièrement émouvant, puisqu’il commence en évoquant la mémoire de trois grands « queniens » récemment disparus, Claude Simonnet, Brunella Eruli et Florence Géhéniau.
Revues de spécialistes ? Oui, en partie, avec les exigences intellectuelles et la perfection formelle que cela implique. Mais les études à caractère universitaire voisinent avec des textes, des présentations, des nouvelles, des échos dans lesquels tout lecteur peut trouver son intérêt et son plaisir.
Jean-Pierre Longre
10:40 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, francophone, julien green, guillaume apollinaire, raymond queneau, éditions calliopées, jean-pierre longre | Facebook | |
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27/11/2013
Matéi Visniec à Lyon
Rencontre à la Bibliothèque Municipale de Lyon – La Part-Dieu
Dans le cadre de son vingtième anniversaire, l’association Rhône Roumanie, en partenariat avec l’Institut Culturel roumain de Paris et la Bibliothèque Municipale de Lyon, propose une Rencontre sur la littérature roumaine francophone, avec Matéi Visniec, dramaturge, poète et romancier.
Rencontre animée par Jean-Pierre Longre.
Jeudi 28 novembre à 18h30,auditorium de la Bibliothèque Municipale de Lyon la Part-Dieu
Entrée libre.
Tous renseignements sur :
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18/11/2013
« Ce que l’homme fait, l’homme le détruit »
Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, 2012, Babel, 2013.
Prix Goncourt 2012
C’est au rythme de messages spirituels délivrés par Saint-Augustin que Jérôme Ferrari relate l’histoire d’une famille, entre la naissance et la mort de Marcel Antonetti, le grand-père, qui non seulement ouvre et clôt le roman, mais lui donne une empreinte photographique indélébile. Ascension et décadence, va-et-vient dans le temps (de 1918 à nos jours) et dans l’espace (la Corse, le continent, l’Afrique), le petit groupe représente l’entière humanité qui, croyant à la bénédiction durable, se voit condamnée par la malédiction à laquelle sont vouées les constructions terrestres, selon le sermon de l’évêque d’Hippone.
Cela dit, si la philosophie sous-tend la narration, celle-ci ne se prend ni pour une dissertation, ni pour une leçon de morale, ni pour un traité spirituel. Elle tourne autour de plusieurs pôles, dont le principal est le café d’un village corse repris par deux amis étudiants en philosophie, Matthieu, petit-fils de Marcel, et son ami Libero ; ils veulent faire du bistrot à l’abandon un lieu de bonheur, une espèce d’abbaye de Thélème – et il le sera pendant quelque temps, avant de sombrer dans la tragédie, violence et débauche conjuguées. Les autres membres de la famille et leurs satellites ont eux aussi leurs histoires plus ou moins autonomes, comme Aurélie, sœur de Matthieu, qui, justement, prend part en Algérie aux fouilles visant à retrouver la cathédrale d’Augustin.
Tout avance, tout se bâtit, tout se délite dans une prose qui elle-même avance, se bâtit, se délite sur un vide porteur, comme si les phrases elles-mêmes, cahoteuses et escarpées, ne reposaient que sur une force stylistique illusoire, vouée à la chute. Un balayage verbal dont la dynamique mime la bourrasque qui balaie l’univers humain. « La terre est secouée avec tous ses habitants », dit le psaume de l’office des ténèbres du Jeudi saint, dans l’église du village comme partout dans le monde.
Jean-Pierre Longre
15:19 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jérôme ferrari, actes-sud, jean-pierre longre | Facebook | |
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17/11/2013
Le messager noir, quatrième galop
The Black Herald – nr 4, octobre 2013, Black Herald Press
Poèmes, proses, essais, photographies : le nouveau numéro de la revue bilingue (et même multilingue, en l’occurrence) offre un choix toujours exigeant, toujours gratifiant, et d’une haute tenue constante.
With / avec Steve Ely, Pierre Cendors, Edward Gauvin, Paul B. Roth, Jean-Pierre Longre, Rosemary Lloyd, Boris Dralyuk, Paul Stubbs, Georgina Tacou, John Lee, Cristián Vila Riquelme, Philippe Muller, Michael Lee Rattigan, Desmond Kon Zhicheng-Mingdé, Vasily Kamensky, David Shook, Oliver Goldsmith, Michel Gerbal, Gary J. Shipley, Anthony Seidman, Fernando Pessoa, Cécile Lombard, Anne-Sylvie Salzman, Heller Levinson, Jorge Ortega, Blandine Longre et des essais sur / and essays about Robert Walser, Arthur Rimbaud, Raymond Queneau, E.M. Cioran.
Images: Raphaël Lugassy, Pierre Cendors.
Design: Sandrine Duvillier.
The Black Herald
Literary magazine – Revue de littérature
Issue #4 – October 2013 - Octobre 2013
160 pages – 15€ / £12.90 / $20 – ISBN 978-2-919582-06-8 (ISSN 2266-1913)
Poetry, short fiction, prose, essays, translations.
Poésie, fiction courte, prose, essais, traductions.
now available / disponible
To order the issue / Pour commander le numéro
The Black Herald’s editors are Paul Stubbs and Blandine Longre.
Comité de Rédaction : Paul Stubbs et Blandine Longre.
An interview with Paul Stubbs in Bookslut (October 2012)
Un article paru dans Recours au Poème (Octobre 2013)
22:04 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, anglophone, francophone, poésie, nouvelle, essai, blandine longre, paul stubbs, black herald press | Facebook | |
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12/11/2013
Enfermés dans l’après-guerre
Lionel Duroy, L’hiver des hommes, Julliard, 2012, Le Livre de Poche, 2013. Prix Renaudot des Lycéens, 2012. Prix Joseph Kessel, 2013.
Comment échapper aux réactions à l’emporte-pièce, aux jugements manichéens lorsqu’on a affaire à un conflit fratricide aussi tragique, aussi sanglant, aussi complexe que celui de l’ex-Yougoslavie ? En considérant de plus près les protagonistes, en parlant avec eux, en essayant de les comprendre, on s’aperçoit que tous furent, à des degrés divers, du côté des bourreaux, des victimes, des poursuivants, des fuyards…
Marc, écrivain à qui l’auteur a fourni beaucoup de sa propre expérience, revient en Serbie en 2010, intrigué par le suicide de la fille du général Mladić, et désireux de mener l’enquête sur cette mort que certains (dont le général) qualifient d’assassinat. De Belgrade, il part avec son interprète Boris – figure attachante et fraîche au milieu de ce sombre récit – dans la petite république serbe de Bosnie, où il rencontre des êtres enfermés non seulement entre les frontières de leur État, mais encore dans un état d’esprit composé de colère, de peur, de haine, de paranoïa, de méfiance, de frustration.
De Pale, quartier général du temps de la guerre, à Banja Luka, actuelle capitale, de villes nouvelles en villages montagnards perdus dans la neige, Marc rencontre et interroge des admirateurs de Mladić, des combattants courageux, des déserteurs lucides, des nationalistes impénitents… Il ne les condamne pas, ne les innocente pas non plus ; sa seule préoccupation : pouvoir les comprendre, être « le greffier de la vraie vie, celle de nos ténèbres, l’envers du décor que nous nous efforçons d’offrir chaque jour ». Les échos de sa propre vie sentimentale et familiale donnent d’ailleurs une résonance particulière à ce qu’il perçoit de ces humains rongés par leurs souvenirs : « J’aurais voulu les réunir tous, les regrouper sous un bel arbre ou les adosser à un mur de pierres dorées. Tous, les vivants et les morts, les victimes et les bourreaux. J’aurais pris une photo. Non, mieux, je me serais glissé parmi eux, nous nous serions tenus serrés les uns contre les autres. Moi au milieu des ces femmes et de ces hommes brisés ».
Dans les dernières pages, le narrateur se retrouve à Sarajevo, cette ville où ses amis serbes disent ne plus pouvoir se rendre de peur de s’y faire arrêter, voire tuer. Il s’aperçoit alors que les exclusions que s’infligent les trois peuples, Croates, Musulmans et Serbes, qui naguère vivaient en bonne entente, reposent autant sur des fantasmes que sur la cruelle réalité d’une guerre récente. Peut-on chasser les illusions meurtrières, ici et là, chez les autres et en soi ? Sans résoudre le problème, ce généreux roman qu’est L’hiver des hommes suscite une vraie réflexion.
Jean-Pierre Longre
www.livredepoche.com
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10/11/2013
La Roumanie à Lyon
Du 21 au 29 novembre 2013, l’association Rhône Roumanie fête ses vingt ans. Manifestations culturelles à volonté, à Lyon et Villeurbanne :
Conférence : Repères d’histoire sur les rives roumaines du Danube, par André Paléologue.
Cinéma : Au diable Staline, vive les mariés !, de Horatiu Malaele. Séance suivie d’une discussion.
Ateliers d’arts populaires (œufs peints, peinture sur bois et sur verre…).
Rencontre littéraire avec Matéi Visniec, dramaturge, romancier, poète.
Concert de musique de chambre roumaine (flûtes, piano, alto).
Cocktail
Programme complet et précisions ici
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28/10/2013
Mots en fuite
Jean-Baptiste Monat, Cavales, éditions hochroth Paris, 2013
Écrire un roman ? L’idée, l’envie, voire le besoin en ont effleuré l’esprit de « l’homme sans réseaux ». Il y a résisté, mû cependant par l’irrépressible geste narratif. Alors, il a sauvé quelques morceaux de son blog personnel, il les a « repeints, ajustés, affûtés », et cela donne un « récit incertain », en trente-neuf chapitres aux fortes résonances poétiques.
« Marié de force à la réalité absconse », le narrateur, sans pouvoir en divorcer, compose avec elle, tente de « reprendre élan » en chevauchant les mots en fuite. Des mots violents parfois, de mort et de souffrance, des mots ailés aussi, qui tiennent à distance, qui survolent le monde et les êtres étranges et familiers qui le peuplent. Surtout, des mots finement choisis et agencés, qui tantôt saisissent sur le vif le réel quotidien et ses contraintes, tantôt lancent des images étonnantes et infinies, celles par exemple de « cet échassier devant des cruches vides » ou de ce « vol d’étudiantes qui piquent au sud »… On se dit alors, comme lui, que tout serait possible, que ce soit avec l’indifférence de « l’ennui liquide » ou avec « une force suspendue en moi sans limite », entre aboulie instinctive et volonté créatrice.
Non, Cavales n’est pas un roman. C’est une multitude d’ébauches romanesques, d’esquisses narratives, dont la densité fait résonner toutes sortes d’harmoniques et dont les lignes mélodiques libèrent chez chacun la « surface vierge du passage ». Tout se déroule « en musique, tristement, dans l’errance de l’espèce », l’essentiel étant de « maintenir en équilibre la colonne de ciel branlante posée sur notre tête ». Lourde responsabilité.
Jean-Pierre Longre
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16/10/2013
Présences poétiques
John Taylor, Le fontaine invisible, traduit de l’anglais (É.-U.) par Françoise Daviet, Éditions Tarabuste, 2013.
Frédérick Houdaer, Fire notice, Le Pont du Change, 2013.
Voilà deux recueils dont les origines et les horizons diffèrent sensiblement, et dont les lectures parallèles imposent, pourtant, de fulgurantes intersections. Ne serait-ce que par la présence au monde dont les textes portent témoignage.
Dans La fontaine invisible, John Taylor, écrivain américain qui vit en France depuis de nombreuses années, observe et décrit, écoute et raconte, comme Jean le visionnaire à Patmos, en multipliant les points de vue et les options esthétiques. Cela donne des instantanés narratifs, des confidences recueillies sur l’île de Samos, des évocations de paysages (parfois apocalyptiques), des poèmes aux résonances mystérieuses, des interrogations en prose, en versets, en vers disloqués… En quête du réel, on n’est jamais sûr de rien, et il faudrait « avoir foi dans les fontaines invisibles », même si les mémoires ne sont que « des tessons / des éclats de pierre / des échardes / dans la glaise ». Il faut se le dire : la recherche du réel ne peut que passer par la poésie.
Avec Fire notice, nonobstant le titre, on a affaire à un auteur français (lyonnais…), qui n’hésite pas à se colleter avec le monde, avec la vie quotidienne, ses violences, ses injustices, et à tenter de voir à travers le prisme de l’écriture poétique ce que cache tout cela, et à le traduire en brefs constats rythmés, sur tous les tons, en mineur ou en majeur. Quitte à dire, par exemple, que « les astrologues se sont trompés », car « la fin du monde / a bel et bien eu lieu / une fois / deux fois / dix fois / on a fini par ne plus y prêter attention » ; et à écrire « au nom » de ceux qui ne le font pas parce qu’ils restent spectateurs impuissants et que – répétons-le sans vergogne – la recherche du réel ne peut que passer par la poésie.
Jean-Pierre Longre
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12/10/2013
Portraits équestres
Jérôme Garcin, Galops, Perspectives cavalières, II, Folio / Gallimard, 2013
On connaît la passion que Jérôme Garcin voue aux chevaux. Et comme la littérature est aussi son fort, cela donne de beaux ouvrages équestres que nous lisons soit avec le regard naïf du néophyte, soit avec l’admiration complice du connaisseur, et toujours, selon les circonstances, aux rythmes des « trois allures ».
Dans Galops, l’auteur continue à dessiner avec brio et sensibilité ses « perspectives cavalières ». Les souvenirs personnels forment l’antichambre d’une galerie de portraits dont, évidemment, le cheval est le protagoniste. Portraits de comédiennes (dont celui, intime et tendre, d’Anne-Marie) et de comédiens (dominés par la silhouette rieuse et raffinée de Jean Rochefort), puis d’écrivains (Paul Morand et Flaubert en première ligne), d’artistes aux yeux perçants, d’un présentateur de télévision érudit, et bien sûr celui, en plusieurs épisodes, de Bartabas, « l’homme cheval », le « Centaure » dont les spectacles exigeants, piaffants, baroques et toujours renouvelés sont autant d’hymnes à l’animal royal. Pour finir, quelques considérations sur la féminisation du monde équestre (dont, visiblement, l’écrivain cavalier ne se plaint pas) et sur les engagements politiques divers du cheval (eh oui!), avant le portrait le plus émouvant, celui d’« Eaubac, le roi nonchalant », vieux compagnon à qui l’auteur rend le plus souvent possible visite « dans son petit royaume de verdure ».
Ces évocations, ces méditations, ces réflexions, ces récits, ces descriptions doivent certes beaucoup aux personnages animaux et humains qui les peuplent, mais beaucoup aussi à l’art du portraitiste, qui ne recule ni devant les confidences personnelles, ni devant les images fulgurantes, ni devant les jeux verbaux (à commencer par le néologisme « hippothèque » ou par l’homonymie de « selles »…). Une prose séduisante qui, sans les percer, laisse entrevoir les mystères d’un animal libre et fascinant.
Jean-Pierre Longre
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17/09/2013
« De l’autre côté du langage »
W. S. Graham, Les Dialogues obscurs / The Dark Dialogues, poèmes choisis traduits de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre. Introduction de Michael Snow, postface de Paul Stubbs. Black Herald Press, 2013.
William Sydney Graham (1918-1986) est considéré comme l’un des grands poètes britanniques du XXe siècle, mais n’avait jusqu’à présent jamais été publié en français (hormis quelques textes dans des revues). Les éditions Black Herald Press font donc œuvre salutaire avec ce volume bilingue de poèmes (bien) choisis. Selon Paul Stubbs, d’ailleurs, si cette publication est d’abord destinée à faire connaître cette œuvre aux lecteurs français, elle doit aussi permettre au poète « de se libérer de certaines comparaisons littéraires des plus superflues »… Propos quelque peu polémique mais pertinent, qui insiste sur le fait que la traduction est une mutation, une réadaptation de la poésie dans une langue différente, qui lui permet de sortir de son « insularité ». C’est en cela, aussi, que la confrontation des deux versions (anglaise et française) est bien venue.
L’ouverture et l’élargissement du travail poétique sont d’ailleurs revendiqués par Graham lui-même, dans ses « Notes sur une poésie de la libération » ici reproduites. Pour lui, « le poème est plus que l’intention du poète ». « Pour chaque individu il prend une vigueur nouvelle. C’est le lecteur qui le ramène à la vie et il participe à la transformation du lecteur ».
Fort de ces considérations, et de la présentation faite par Michael Snow (ami du poète, décédé trop tôt pour voir cette parution), le lecteur peut pénétrer dans le monde de W. S. Graham, se glisser peut-être « entre moi et cet environnement qui m’envahit de toute part », et composer avec l’apparente obscurité (que le titre du recueil ne dément pas) de certains textes, qui conduisent « de l’autre côté / Du langage ». Il s’agit d’être à l’écoute (« Je laisse ceci à ton oreille pour quand tu t’éveilleras »), de savoir être « réceptif » :
« Ces fragments que j’envoie voyager
Les reçois-tu ? Hélas,
Je ne le sais pas, ne sais pas davantage
Si l’on m’entend ici. ».
Alors, comme l’espère le poète, le lecteur « ramène » le sens des mots « à la vie » :
« Imagine une forêt
Une vraie forêt
Tu y marches et elle soupire
Autour de toi là où tu vas dans une profonde
Ballade à la frontière d’un temps
Où il te semble avoir déjà marché. ».
Laissons déambuler le poète, et tentons de marcher sur ses traces, chacun à son rythme, chacun à son pas.
Jean-Pierre Longre
11:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, anglophone, w. s. graham, anne-sylvie homassel, blandine longre, michael snow, paul stubbs, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | |
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14/09/2013
La souffrance et l’espoir
Judith Martin, Chauve, La Taillanderie / Léandre, 2013
Judith Martin, originaire de Cluj, en Roumanie, a publié aux éditions Noir sur Blanc deux livres dont l’élaboration littéraire n’occulte pas la sensibilité (au contraire), et dont les protagonistes sont le père (Pli urgent, 2001) et la mère (Elle va parler, 2005). Avec Chauve, que son mari a mis tout son soin et toute son énergie à faire éditer, c’est le « Je » qui est au centre du récit, un « Je » dont l’espérance, qui donne sa « violence » aux dernières lignes (et au dernier chapitre, intitulé « L’Espoir »), n’a pu enrayer la force destructrice du cancer.
Le titre se réfère clairement à la chute des cheveux, symbole central de la maladie, de la souffrance et de la perte de soi : « Je devrais me dire que les cheveux ne sont qu’une parure extérieure à mon être. Non ! cela fait partie de moi-même. Leur perte constitue une blessure narcissique ! ». Ainsi, plusieurs épisodes tournent autour de cette préoccupation lancinante : la coiffure, la chevelure, la perruque, le chapeau – comme s’il y allait de la santé perdue ou retrouvée.
La santé, la douleur, le cancer… On aurait pu s’attendre à un récit morbide, mortifère, désespérant. Il n’en est rien. Comme le dit René Martin dans la préface, l’écriture permet à l’auteure de se prémunir, de « tenir [la maladie] à distance », de s’éloigner des « turpitudes du traitement et de l’angoisse du mal ». Il y a le travail narratif et descriptif, l’émotion des souvenirs, de l’affection, de l’amitié, de l’amour, il y a l’humour même, qui traverse et écorne sans vergogne la souffrance morale et physique, et la poésie : celle qui résulte du choix des mots, des phrases, celle qui émane des images évoquées, celle qui emplit la mémoire de la narratrice et les pages du livre : les comptines de l’enfance en Transylvanie, les vers d’Ana Blandiana, de Mihai Eminescu ou d’Attila József, ceux de Judith Martin elle-même, dont le fameux « Racines », qui évoque sa triple origine (roumaine, hongroise, juive) et sa foi en l’Europe – et qui clôt avec bonheur ce beau livre émouvant et courageux.
Jean-Pierre Longre
16:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, poésie, francophone, judith martin, éditions la taillanderie léandre, jean-pierre longre | Facebook | |
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06/08/2013
Fatale loterie
Grégoire Delacourt, La liste de mes envies, JC Lattès, 2012, Le Livre de Poche, 2013
Jocelyne Guerbette est une sorte de synthèse. Celle de la femme de la petite classe moyenne : son mari, Jocelyn, est un employé qui rêve de promotion ; ses meilleures amies, des jumelles, tiennent le salon de coiffure voisin ; son père, veuf trop tôt, perd la mémoire toutes les six minutes ; elle, mercière boulotte et active, mère de deux enfants qui ont pris leur indépendance, ce qu’elle accepte sans récriminations, est lucide sur ce qu’elle est et sur l’affection qui la lie à son entourage. Pour couronner le tout, elle habite le modèle même de la ville moyenne (Arras), dont la grisaille, c’est le moins qu’on puisse dire, ne suscite pas l’enthousiasme…
Femme moyenne, donc, qui n’échappe pas aux clichés de sa condition (déroulés ici comme par dérision), et pourtant… Pourtant, elle n’échangerait pas son petit bonheur contre un (prétendu) plus grand ; se satisfaisant de ce qu’elle est, de ce que sont sa vie, sa famille, elle ne s’en contente pas vraiment, mais elle en est contente. « Jo a besoin de moi et une femme a besoin qu’on ait besoin d’elle. Le plus beau du monde, il n’a besoin de rien puisqu’il a tout le monde. Il a sa beauté ; et l’irrépressible fringale de toutes celles qui veulent s’en repaître et finiront par le dévorer et le laisseront mort, les os bien sucés, brillants et blancs, dans le fossé de leurs vanités ».
Au demeurant, Madame Guerbette est intelligente… et moderne. Son blog « dixdoigtsdor.com » marche du tonnerre, fréquenté par des milliers de personnes qui y cherchent des conseils de mercerie, mais bien d’autres choses encore, comme le réconfort et l’amitié. Une femme cultivée, aussi, qui lit Belle du Seigneur, y trouvant de quoi nourrir des réflexions sur sa propre vie : « Je suis passée chez Brunet, rue Gambetta, j’y ai acheté Belle du Seigneur en Folio. Je profite des soirées sans Jo pour le relire. Mais cette fois, c’est terrifiant puisque désormais, je sais. Ariane Deume prend son bain, soliloque, se prépare et je connais déjà la chute genevoise. Je connais l’horrible victoire de l’ennui sur le désir ; du bruit de la chasse d’eau sur la passion mais je ne peux m’empêcher d’y croire encore. La fatigue m’emporte au cœur de la nuit. Je me réveille épuisée, rêveuse, amoureuse ».
Alors, le jour où le hasard que beaucoup qualifieraient d’heureux lui tombe dessus, elle fait tout pour l’enrayer, pour préserver son petit bonheur (qui n’exclut pas, comme l'annonce le titre, l’expression systématique des « envies »). Mais le ticket gagnant est une Fatalité, imparable et comparable au Fatum de la tragédie antique. Comment y échapper ? L’issue de cette tendre et douloureuse histoire est-elle la seule possible ? Au lecteur, à la lectrice, à tous ceux qui ressemblent peu ou prou à Jocelyne (donc à tout le monde) de se bâtir une réponse.
Jean-Pierre Longre
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19/07/2013
Une vie d’écriture
Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés 1925-1944, « Édition sans fin » établie et présentée par Monique Jutrin, Parole et silence, 2013
Benjamin Fondane, Comment je suis né, textes de jeunesses traduits du roumain par Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre, présentés par Monique Jutrin, Caractères, « Cahiers latins », 2013
Le premier trimestre 2013, si riche en publications franco-roumaines, richesse à laquelle le Salon du Livre de Paris ne fut pas étranger, a vu paraître coup sur coup deux ouvrages réunissant des textes de Benjamin Fondane présentés par Monique Jutrin, qui connaît parfaitement l’écrivain et son œuvre.
Le premier, Poèmes retrouvés 1925-1944, porte le beau sous-titre que l’auteur avait donné à sa deuxième version d’Ulysse, « Édition sans fin », qui « pourrait convenir à l’œuvre tout entière ». Pour ce volume, Monique Jutrin a opéré un choix à la fois draconien et significatif parmi les nombreux manuscrits que la sœur de Fondane lui confia un beau jour de 1996. Composés entre 1925 et 1944, ces poèmes en français sont « une prise authentique sur le réel », ce réel dont font partie les brouillons, corrections, repentirs et reprises dont l’œuvre finale est le résultat. Ainsi nous sont livrés un certain nombre des « premiers poèmes en français », de même que des textes « en marge » des grands recueils, Titanic, L’Exode, Ulysse, Le Mal des Fantômes. Le tout, augmenté de « poèmes épars » et des « vestiges d’un recueil abandonné », donne une belle idée du travail d’écriture d’un homme dont la poésie, pour primordiale qu’elle fût, n’était que l’une des nombreuses activités intellectuelles et artistiques.
Le second, Comment je suis né, réunit des textes de jeunesse traduits par Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre. Comme le rappelle Monique Jutrin, Benjamin Weschler, devenu B. Fundoianu puis Benjamin Fondane, fut un écrivain particulièrement précoce, puisqu’il commença à publier dès 1912, à l’âge de 14 ans. Pas étonnant, donc, qu’il ait fallu faire le tri « parmi la centaine de textes publiés et de manuscrits inédits datant des années 1912-1922 ». Répartis en trois sections (« Textes autobiographiques », « Lectures », « Poèmes en prose »), ces écrits d’adolescence et de jeunesse sont déjà, ou presque, des productions d’écrivain adulte, faisant montre d’un recul étonnant par rapport à son activité (« J’écris des mémoires. Je tiens probablement à contredire Faguet, qui pense que seuls les vieux écrivent des mémoires. »), voire d’un humour d’homme déjà mûr (« Hertza est une petite bourgade de 3.000 habitants, comptant 4.000 tavernes, un maire, 20 kiosques, deux sergents de police, et d’innombrables voleurs. »). En même temps, c’est d’un sens certain de ce qu’est la littérature, d’une culture à toute épreuve, d’un esprit critique sans concessions que fait preuve le jeune homme, qui fréquente assidûment et intimement l’œuvre d’écrivains français de son époque, ainsi que les « livres anciens », et qui n’hésite pas à écrire par exemple : « Personne ne lit plus, personne ne se livre plus au plaisir ni à la souffrance ; personne ne se tourmente plus pour faire jaillir de lui une passion plus pure – et cependant l’admiration pour les grands artistes se perpétue avec une ardeur éloquente – et pieuse. ».
Ces deux publications sont plus que des compléments aux livres de Benjamin Fondane ; elles sont des pièces à part entière de l’œuvre à la fois abondante et diverse d’un jeune Juif roumain qui, devenu écrivain français par conviction et vocation, a tant apporté à sa culture d’adoption.
Jean-Pierre Longre
16:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, autobiographie, essai, francophone, roumanie, benjamin fondane, monique jutrin, marlena braester, hélène lenz, carmen oszi, odile serre, parole et silence, caractères, jean-pierre longre | Facebook | |
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09/07/2013
Littérature poids léger
Paul Fournel, La liseuse, P.O.L., 2012, Folio, 2013
Le troubadour Arnaut Daniel, poète influent du XIIe siècle, est dit-on l’inventeur d’un genre à forme fixe qui, pour complexe qu’il soit, a connu et connaît encore le succès : la sextine. Les six mots qui forment les rimes tournent sur eux-mêmes, revenant selon une savante rotation hélicoïdale à la fin des six vers de chacune des six strophes. En oulipien virtuose et en fidèle disciple de Queneau (qui construisait ses romans selon de rigoureux schémas préétablis), Paul Fournel a composé La liseuse selon la forme de la sextine, et il a même la gentillesse de nous livrer ce secret de fabrication à la fin de son roman.
Car La liseuse est bien un roman, dont chaque ensemble de six chapitres s’assimile à une strophe, ce qui fait que les trente-six chapitres équivalent à trente-six vers aux rimes constantes et tournantes : « lue, crème, éditeur, faute, moi, soir ». Qui plus est, les vers-chapitres sont d’une longueur régulièrement déclinante, de 7500 à 2500 signes, figurant ainsi le déclin progressif de la vie du protagoniste.
Et ce roman en est bien un vrai, avec un personnage principal autour duquel se meuvent des personnages secondaires. Qui plus est, c’est un roman où il est question de romans, puisque Robert Dubois est un éditeur « à l’ancienne », qui regarde d’un œil malicieux s’agiter tout ce monde, et contemple de même sa propre vie, dont les innovations technologiques semblent vouloir bouleverser le cours. La « liseuse » en question, qu’on vient lui offrir, est une tablette électronique qui contient un nombre de livres tel qu’il ne pourra jamais en transporter dans son cartable. Il ne vire ni au vieux grincheux réfractaire ni à l’obsédé de l’écran, mais se prend au jeu, s’amuse à semer le désordre dans le monde éditorial en s’appuyant sur sa tablette et sur les stagiaires, ces êtres plus ou moins visibles sans lesquels la profession de l’édition ne pourrait pas subsister. S’observant, il en profite pour revenir sur sa vie de lecteur : « Je suis assis dans le canapé, ma tablette posée sur les genoux, je n’ai pas encore l’énergie d’appuyer pour la mettre en marche et faire jaillir le texte. Ce qui est dedans me menace. J’en veux à ce métier de m’avoir tant et tant empêché de lire l’essentiel, de lire des auteurs bâtis, des textes solidement fondés, au profit d’ébauches, de projets, de perspectives, de choses en devenir. Au profit de l’informe ». Un retour sur soi qui prépare le dénouement…
Récit à contrainte, roman-poème, La liseuse se consomme à différents niveaux : l’histoire d’un homme vieillissant, bon vivant, aux petits soins avec sa femme, sujet aux regrets ; un portrait ironique des milieux éditoriaux et de la littérature médiatique ; une description des changements radicaux qu’imposent les inventions modernes ; une réflexion sur les rapports entre le livre et le lecteur, etc. Quoi qu’il en soit, c’est bourré de références et d’allusions (à l’histoire de la littérature, depuis le manuscrit médiéval jusqu’à l’écriture électronique en passant par l’invention de l’imprimerie, et aussi à une quantité d’auteurs, aux collègues de l’Oulipo, à Raymond Queneau…), c’est savant, c’est livresque, c’est léger, c’est profond, c’est drôle, c’est enlevé… C’est du Paul Fournel.
Jean-Pierre Longre
www.folio-lesite.fr
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28/06/2013
Une passion française
Eun-Ja Kang, L’étrangère, Le Seuil, 2013
« Le français a une âme […]. Je saisis ce qui vient de se produire : le français est entré dans ma chair et dans mon âme, tandis que l’anglais est resté sur ma peau. […] Je trouverai dans sa profondeur ce que je cherche. Ce que tu cherches ? Qu’est-ce que tu cherches ? Je ne sais pas. En tout cas, je sens que c’est dans le français que je le trouverai ». Ces considérations quasiment sensuelles n’émanent pas d’un éminent linguiste, ni même d’un étudiant avancé, mais d’une petite lycéenne née au fond de la campagne coréenne dans une famille pauvre, et dont la mère est analphabète… Tombée « amoureuse » du Petit Prince, elle va se prendre d’une passion inextinguible pour la langue de Saint-Exupéry, et pour cela va franchir tous les obstacles qui se dressent devant elle.
Car la société coréenne n’est pas tendre, c’est le moins que l’on puisse dire. À chaque étape de sa scolarité, Eun-Ja doit être la première de sa promotion pour obtenir ou conserver la bourse qui lui permet d’accéder au niveau supérieur. Elle raconte ainsi son enfance, avec ses malheurs et ses bonheurs, ses tristesses et ses joies, le dénuement et le labeur, la solidarité familiale, les relations avec ses camarades, les longs trajets à pied vers l’école, les espoirs et les déceptions, les peurs et les rires, les succès scolaires et la fierté qu’elle en ressent, le départ pour Séoul et l’université, la boulimie intellectuelle qui, comparable et parallèle à l’appétit sexuel, la jette tout entière dans l’étude de la langue qu’elle a choisie, jusqu’à ce que, au prix d’une ténacité sans faille, de décisions draconiennes et de sacrifices financiers (auxquels sa famille n’hésite pas à participer), elle puisse partir pour la France préparer son doctorat et écrire des romans…
Le simple résumé de cet itinéraire est impuissant à dire ce qu’il a d’étonnant, de bouleversant même. Mais l’écriture de l’auteur, qui ne dissimule rien, qui n’use d’aucun artifice, est en elle-même une démonstration probante de son caractère exceptionnel. Comme le fait l’eau d’un fleuve, elle coule, à la fois immuable et mouvante, fluctuante et transparente, inégale et imparable, dans une langue acquise à travers Stendhal et Proust (entre autres), une langue qui laisse sentir le poids de chaque mot, de chaque phrase, une langue dont la sincérité est à la mesure de l’enthousiasme que « l’étrangère » a mis à s’en pénétrer.
Jean-Pierre Longre
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25/06/2013
Révoltes et tribulations
Radu Aldulescu, L’amant de la veuve, traduit du roumain par Dominique Ilea, Éditions des Syrtes, 2013
Mite Cafanu et ses deux frères, Costel et Nicu, sont fils d’un dignitaire politique et d’une enseignante ; des jeunes gens privilégiés, donc, en quelque sorte, mais représentatifs de la génération qui a passé sa jeunesse dans les années 1970, à l’époque où, en Roumanie, il fallait se débrouiller avec (ou sans) le régime communiste : composer avec lui (Costel), s’exiler (Nicu), se révolter d’une manière ou d’une autre (Mite).
C’est surtout de celui-ci qu’il s’agit dans le foisonnant roman de Radu Aldulescu. Encore enfant, il s’éprend de la « Veuve à Colivaru », femme mûre lui permettant d’assouvir ses besoins d’amour et de protection, avant de devenir un mauvais sujet qui, loin des préoccupations carriéristes de son père, fuyant sa famille sans renier l’affection de sa mère et de ses frères, va errer de travail en oisiveté, de chantier en usine, de rencontre en séparation, d’amours diverses en solitude forcée, s’accommodant de la galère et de l’amitié de garçons aussi marginaux que lui – aussi fous, dira-t-on, de cette folie que peuvent produire les sociétés sans horizon, stériles et mortifères. « Il venait de se rendre compte qu’ils avaient été si peu nombreux, une minorité, une quantité négligeable, dont certains étaient parvenus à s’enfuir, mais les autres, que diable étaient-ils devenus ? Qui pendus à un croc de grue, qui égarés dans des fabriques, des prisons, des porcheries et des briqueteries… Oui, ils étaient pu nombreux, même si en figurant parmi eux tu les as trouvés innombrables. Ceux qui ne voyaient que leur intérêt et leurs affaires formaient le gros du peloton ».
Si, ici ou là, L’amant de la veuve dénonce avec virulence les méfaits d’un régime étouffant et les déchéances individuelles qu’il entraîne, la force du roman réside surtout dans la vivace complexité des portraits humains et la vigueur fascinante du style, qui mènent bien au-delà de la simple critique sociopolitique. Les descriptions passent du réalisme concret à l’envolée lyrico-épique, les monologues et dialogues tournent à la virtuosité dans le maniement des différents registres, notamment de la langue verte, les scènes collectives se métamorphosent en bains de foules tragico-burlesques. Entre rires et pleurs, entre cruauté et sensibilité, entre amour et haine, entre enfer et paradis, ainsi va l’écriture de Radu Aldulescu, qui n’a pas son pareil pour explorer les mouvements humains à travers quelques figures pathétiques et pittoresques.
Jean-Pierre Longre
11:03 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, radu aldulescu, dominique ilea, éditions des syrtes, jean-pierre longre | Facebook | |
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24/06/2013
À la recherche du temps disloqué
Marien Defalvard, Du temps qu’on existait, Grasset, 2011, Le Livre de Poche, 2013
360 pages d’errances dans le temps (presque 50 ans), dans l’espace (des milliers de kilomètres), dans l’imaginaire, dans le monde et à l’écart du monde ; une vie entière enfermée à l’intérieur d’un enterrement. 360 pages emplies d’« aspérités profondes et distordues », de couleurs et de formes, de va-et-vient entre deux villes, entre deux paysages, entre deux maisons, entre deux dates, entre deux rêves…
Ces pages évoquent, plus qu’elles ne racontent, une vie de dandy postromantique avec ses rencontres, sa solitude, ses livres, ses routes entrecroisées, ses dates et ses lieux, repères auxquels se raccroche une vie entière de rêverie, d’écriture et de peinture (« Je devenais un peintre, et une envie soudaine commençait alors à grimper en moi, puissante ; il me fallait, tout de suite, un chevalet, une blouse, un pinceau, car devant cette scène forestière, j’échangeais mon âme contre celle d’un artiste, et j’avais l’impression qu’en moi bouillait un talent fou »), de recherche à la fois détachée et présomptueuse de soi et du temps (« J’aimerais atteindre, quand trop d’églises en perspectives trompeuses, trop de raccourcis aux noms oubliés, trop d’immeubles noirs, lépreux, sous ciels bleus, maintenant anéantis m’auront abandonné, atteindre, comme une clairière, le jour du temps démoli. Le grand jour du temps démoli »).
Tout s’enchaîne sous nos yeux parfois ébahis par l’audace d’une écriture foisonnante et baroque qui, à la limite du bancal, se joue des normes, n’hésite pas à faire plier les mots sous le jeu des sonorités (« Paul était d’une hétérosexualité sans vergogne, sans verte guigne, ni repos ; droite, roide, stoïque, aimable. Rossé pensant ») et des formes (« Lyon. Un nom plein, qui adhère à la bouche, consistant, presque gras. Le L coulant du paysage, le L liquide des eaux, le L lit du fleuve et de la rivière. Le Y, aristocratique, petit doigt en l’air, le Y assez crâneur et le Y affecté, rare. Le Y confluent. Le ON plein, ample en bouche, le ON ascensionnel, le ON fort. Le tout pour un nom très court mais très expressif, sonore, comme la ville, concentrée et étirée à la fois ; ville diérèse, synérèse, chaude et froide, dorée, déshéritée »).
L’auteur, nous dit-on, a 19 ans. Peu importe. Du temps qu’on existait est un livre définitif, une quête où tout commence et où tout finit. Tout commence avec « Il y a la vie », tout finit avec « Moi ou la fin de tout ». Entre les deux, le monde défile en désordre, le temps s’en va, s’emmêle, s’enchaîne, se déchaîne, et les mots cherchent (y arrivent-ils ?) à donner une cohérence à tout cela : « Je ne savais plus ce que j’étais ; j’étais le temps ; tout était rentré dans l’ordre, le blanc ».
Jean-Pierre Longre
17:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marien defalvard, grasset, jean-pierre longre | Facebook | |
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20/06/2013
Des lectures à foison
Nicolae Manolescu, Sujets français, traduit du roumain par Dominique Ilea, Ginkgo éditeur, 2013
Nicolae Manolescu, l’une des grandes figures de la critique littéraire roumaine et européenne, livre ici une infime partie des articles qu’il a écrits dans les années 1970 et 1980, lorsque la littérature permettait, d’une manière plus vive qu’à n’importe quelle autre époque, d’échapper au moins momentanément aux affres de la bêtise totalitaire. Point commun de ce choix de textes : la langue, la littérature et la culture françaises – ce qui nous vaut des pages d’une richesse inouïe sur un patrimoine que l’auteur connaît à la perfection.
Que ce soit à propos de Balzac, de Flaubert, de Gide, de Malraux, de Cioran, de Victor Hugo, des écrits du Moyen Âge, de Stendhal, de Proust (on en passe…), la réflexion du critique va bien au-delà de la description et de l’histoire, pour entraîner le lecteur hors des sentiers battus, sans toutefois le perdre dans un maquis de vaines considérations. La plupart des développements sur la littérature partent de l’expérience du lecteur francophone et francophile, certes, mais aussi du lecteur bilingue, pour qui la littérature française et la littérature roumaine sont deux points d’accroche concrets, même si le livre porte essentiellement sur la première ; cela donne d’intéressants rapprochements, tel celui qui est fait entre les couples Victor Hugo / Chateaubriand et Vasile Alecsandri / Mihai Eminescu.
On ne peut tout évoquer de ce recueil propre à susciter des lectures multiples. Il y a les évocations de promenades parisiennes – toujours en référence à la culture, à l’art, aux livres (et cela donne, par exemple, une belle évocation de Caragiale à propos de tableaux parisiens). Il y a les tentatives (réussies) de définition, de défense, de critique de la critique elle-même, à propos de Sainte-Beuve notamment. Il y a la précision des mots et la mesure de leurs enjeux. Il y a, surtout, l’amour des livres, ceux du passé et du présent, ceux d’ici et d’ailleurs, cet amour qui guide l’auteur entre les différentes facettes de cette vaste culture dont il fait profiter le lecteur. « Mes livres sont la chair de ma chair ».
Jean-Pierre Longre
14:45 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, roumanie, littérature française, nicolae manolescu, dominique ilea, ginkgo éditeur, jean-pierre longre | Facebook | |
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12/06/2013
Noces de sang
Romain Verger, Fissions, Le Vampire Actif, 2013
« Je passe ici le plus clair de mon temps à écrire. Je n’ai que ça, d’ailleurs, le temps. Et le terrible ennui. Je l’écosse. Je le décompte en cris, cachets et convulsions. Je l’égrène en mots ». Le narrateur, enfermé dans son asile et dans son passé, « assure [sa] survie » en racontant à sa manière, en dévoilements successifs et suggérés, sa rencontre et son mariage avec Noëline, suspendant dès le début l’angoissante question : « Qu’ont-ils fait de nous, Noëline, qu’ont-ils fait de toi ? ». Car le mariage en question s’est mué en terrifiante cérémonie.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce roman à la fois palpitant (comme on dit d’un cœur qui bat sans mesure), violent, fantastique, satirique, tragique… La tragédie, justement, au sens étymologique du terme (le chant du bouc), est au centre du récit, avec les cris de la mariée, le sacrifice sanguinolent du bouc destiné à la broche, d’autres cris encore obsédants jusqu’au meurtre, des conversations familiales théâtralisées, l’image envahissante de la bouche déformée et du masque facial cabossé, la folie générale et particulière, le tout sur fond de montagnes désertes et de grande bâtisse isolée… Beaucoup à dire, beaucoup à analyser…
De ce foisonnement, chacun garde, comme à l’audition d’un morceau de musique, ce que sa forme et son état d’esprit lui enjoignent de garder. La dominante du livre de Romain Verger, c’est son caractère absolument romanesque, fruit d’un travail sans concessions sur une matière à la fois opaque et malléable. La structure narrative élaborée, le style aux allures baroques en font un ensemble littéraire plein, fait d’un mélange de complexité et de simplicité, de préciosité et de brutalité. Phrases frappantes, formules délicates, motifs martelés, mots rares rythment une prose dont on a du mal à se détacher, rivés à elle comme le narrateur à son récit.
Jean-Pierre Longre
Samedi 15 juin à 18h30, librairie Point d'Encrage, 73 rue Marietton, 69009 Lyon, rencontre-lecture avec Romain Verger autour de son roman Fissions, et avec Anne-Sylvie Homassel autour du dernier numéro de la revue Le Visage Vert. En présence des éditeurs du Vampire Actif.
10:10 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, romain verger, le vampire actif, jean-pierre longre | Facebook | |
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11/05/2013
Derrière les portes du pénitencier
Matéi Visniec, Monsieur K. libéré, traduit du roumain par Faustine Vega, éditions Non Lieu, 2013
Comme celui du Joseph K… de Kafka, le roman du Kosef J. de Visniec commence par un manquement au rituel du petit déjeuner, qu’a en quelque sorte entraîné le dévoilement du sort subi par les deux personnages : « On avait sûrement calomnié Joseph K…, car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » (Kafka) ; « Un beau matin, Kosef J. fut libéré. […] Au début, Kosef J. fut profondément stupéfait, légèrement offensé même. » (Visniec). Sans poursuivre le parallèle, qui irait de soi mais qui ne se prête pas au systématisme, on dira que les deux personnages – l’accusé qui conserve jusqu’à un certain point sa liberté, et le libéré qui reste jusqu’à un certain point prisonnier – vont pénétrer dans le labyrinthe de l’absurde, être confrontés à un monde dont ils ne saisissent pas la cohérence, si jamais il en a une, et sentir leur profonde solitude et leur profond désarroi.
C’est bien là le paradoxe : Kosef J. est libéré, mais reste englué « dans l’incapacité d’agir », de sortir de sa condition de prisonnier, de passer les portes. Si d’ailleurs physiquement il y parvient peu ou prou (mais à partir d’où et de quand est-on libre ?), c’est le sentiment d’être un « déserteur » qui le mine, c’est la culpabilité qui le ronge. Et les êtres étranges qu’il côtoie, les dédales souterrains qu’il entrevoit, rien ni personne n’apporte aux questions qu’il se pose des réponses satisfaisantes ou apaisantes. L’univers le plus rassurant ne serait-il pas celui du pénitencier, où la captivité est compensée par la certitude d’une vie immuablement organisée ?
Bien sûr, la fable peut être interprétée comme celle de la libération des pays totalitaires, plus particulièrement de la Roumanie, plus particulièrement encore de ceux qui, comme l’auteur l’a fait en 1987, ont fui le joug de la dictature, et pour qui l’adaptation à un monde différent, énigmatique, comportant aussi ses duretés, voire son hostilité, fut loin d’être aisée. Mais c’est aussi, plus largement et plus profondément, une illustration de ce que l’homme, aspirant à la fois à la liberté et à la servitude, présente de fondamentalement contradictoire. « Ça va être dur avec eux, ils n’accepteront pas aussi facilement la liberté parce qu’elle leur sera incompréhensible ». Fascinant roman que Monsieur K. libéré – déroutant, implacable, et drôlement lucide en même temps.
Jean-Pierre Longre
14:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, matéi visniec, faustine vega, éditions non lieu, jean-pierre longre | Facebook | |
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08/05/2013
Poèmes en dialogue
Pernette du Guillet, Maurice Scève, Heureuse peine et longue mort, éditions hochroth Paris, 2013
Parmi les couples qui parsèment l’histoire littéraire, celui que forment Pernette du Guillet et Maurice Scève est singulier. Couple poétique s’il en est, une vingtaine d’années les sépare ; lui est un poète savant qui laissa plusieurs recueils dont Délie, écrit pour elle, qui n’eut le temps que de laisser « quelques brouillons de Rymes » avant de mourir à 25 ans, bien avant lui.
Belle idée que de réunir quelques-uns de leurs textes et de les faire se répondre, en un dialogue amoureux et versifié. Beau choix anthologique, aussi, que celui de Nicolas Cavaillès, qui a eu soin de livrer les poèmes dans leur version originale, tels quels. Belle répartition, enfin, que cette alternance entre les dizains à la syntaxe et à la prosodie parfaites de Délie (dont le titre, rappelons-le, est l’anagramme de « l’Idée »), et les strophes musicales et sensuelles des Rymes. À la recherche platonicienne d’un idéal portée par le souvenir de Pétrarque répond l’harmonie pathétique du désir :
Si le servir merite recompense
Et recompense est la fin du desir,
Toujours vouldrois servir plus, qu’on ne pense,
Pour non venir au bout de mon plaisir.
Et puisque Pernette vient d’être citée, ne résistons pas au plaisir d’en faire autant avec Maurice, vrai « lionnois » :
Plus tost seront Rhosne, et Saone desjoinctz,
Que d’avec toy mon cœur se dessassemble :
Plus tost seront l’un, et l’aultre Mont joinctz,
Qu’avecques nous aulcun discord s’assemble :
Plus tost verrons et toy, et moy ensemble
Le Rhosne aller contremont lentement,
Saone monter tresviolentement,
Que ce mien feu, tant soit peu, diminue,
Ny que ma foy descroisse aulcunement.
Car ferme amour sans eulx est plus, que nue.
Vers précieux, aussi précieux que ce petit livre à l’esthétique à la fois sobre et très élaborée.
Jean-Pierre Longre
15:19 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie, pernette du guillet, maurice scève, nicolas cavaillès, alice rambert, éditions hochroth paris, jean-pierre longre | Facebook | |
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15/04/2013
Polyphonies fantastiques
Ana Blandiana, Les saisons. Traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, Le Visage Vert, 2013
Quatre nouvelles, comme il y a quatre saisons, voilà qui, au premier coup d’œil, paraît logique et rassurant. Mais chaque sous-titre met d’emblée le lecteur sur les voies détournées qui le mènent vers des lieux inattendus : « La chapelle aux papillons » pour l’hiver, « Chers épouvantails » pour le printemps, « La ville qui fond » pour l’été, « Souvenirs d’enfance » pour l’automne.
De fait, le voilà embarqué, ce lecteur, dans le monde fantastique et poétique de la narratrice, un monde dans lequel l’air, la terre, la mer, le feu sont éléments de transformation et de combinaison intime entre l’au-delà et l’ici-bas, la peur et la joie, la veille et le sommeil, le présent et le passé. Un monde qui peut être envahi aussi bien par la neige que par les papillons, où la ville se métamorphose en désert ou en « steppe fluide », où une bibliothèque peut devenir couloir infini et sombre ou, à l’envi, verger odorant… Le récit se tourne volontiers vers l’enfance, « mon étrange enfance qui se consumait entre les cataclysmes presque physiques des découvertes et les orages des amours précoces dévastées par des jalousies féroces, mon enfance étrange et gloutonne, pressée de consumer en inclinations incomprises et en vertiges dérisoires les réserves de passion et de présence d’une vie entière » ; et on se prend à chercher encore et encore les messages cachés derrière chaque scène « qui, assise au fondement même de mon devenir et de mon entendement futurs, s’est enrichie de significations sans cesse renouvelées, comme une boule de neige qui grossit de par sa propre dégringolade vers le néant ».
Ana Blandiana, l’une des grandes figures de la poésie roumaine et de la résistance au réel absurde et borné du totalitarisme, livre ici une prose d’une richesse lyrique quasiment sans limites. Chacune de ces quatre nouvelles est un morceau de vie intérieure qui déborde largement la subjectivité, laissant entrevoir un univers où règnent le fantasme et le symbole.
Jean-Pierre Longre
19:01 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, roumanie, ana blandiana, muriel jollis-dimitriu, le visage vert, jean-pierre longre | Facebook | |
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