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13/06/2017

Laisser dormir le passé

Roman, francophone, Francis Dannemark, Le Castor Astral, Jean-Pierre LongreFrancis Dannemark, Martha ou la plus grande joie, Le Castor Astral, 2017

Le passé de Martha est douloureux : son mari radiologue « mort d’un cancer foudroyant » en 2011, puis pour elle une grave chute qui a entraîné deux ans d’hospitalisation et de soins divers, ainsi qu’une mémoire défaillante et des réactions parfois déconcertantes. Malgré cela, avec ses gestes et ses mots inattendus et au fond si appropriés, son sourire contagieux et son regard curieux de tout, c’est un vrai bonheur qui émane de toute sa personne.

Avec son frère jumeau Martin (le narrateur), elle rend visite à Jeanne, une dame âgée qui vit dans l’Yonne et a des révélations à leur faire à propos de leur père. Des révélations qui vont plus loin que ce à quoi ils s’attendaient, donnant une dimension nouvelle à la vie et à la personnalité de leur père et de ses relations avec cette vieille femme d’autant plus attachante que son récit est d’une sincérité absolue, nécessaire et vitale : « Jeanne a cessé de parler. Je l’ai vue fermer les yeux, comme s’il s’agissait de se concentrer très fort. Quelques minutes plus tôt, j’avais senti monter en moi une peur sourde, allait-elle s’effondrer, ou s’éteindre comme une bougie ? Non, elle irait jusqu’au terme de son récit. C’est de la force que je sentais en elle maintenant, et j’en étais bouleversé. ».

Autour de l’histoire centrale en tournent quelques autres, en particulier celle de John, écrivain irlandais dont Martin traduit les œuvres, qui est bizarrement accusé de plagiat et qui s’est retiré du monde pour vivre en paix dans un petit village. L’auteur en fait à l’occasion son porte-parole stylistique : « J’ai peur des trop belles phrases. L’important, c’est qu’une phrase soit si juste qu’on en oublie qu’elle est belle. » – et voilà qui se vérifie à la lecture du roman de Francis Dannemark, dont l’écriture comme naturelle ne laisse rien au hasard.

Oublions donc la beauté des phrases pour apprécier celle des personnages et de leur monde. Malgré les accidents de la vie, les incertitudes de la volonté et les caprices du destin, aucun être n’est mauvais ; tous sont profondément humains : Jeanne à coup sûr, et les hommes qu’elle a connus ; Septime le garagiste au grand cœur, qui ravive celui de Martha ; le frère, la sœur et leur famille… Et ces êtres humains, dans leurs gestes, leurs paroles, donnent à l’ensemble une atmosphère apaisante dont l’oubli des fêlures est une condition : « Le passé a bien le droit de dormir maintenant. Moi, en tout cas, je n’ai plus envie de le réveiller. », dit Martha qui préfère contempler les fleurs bleues ; la fleur bleue, cet idéal que, depuis Novalis, beaucoup se sont échinés à chercher, et qui semble ne pouvoir se réaliser que si sa recherche s’accompagne de « la plus grande joie ». Et la vie va s’écouler, paisible comme l’Yonne.

Jean-Pierre Longre

www.castorastral.com

www.francisdannemark.be

27/05/2017

Dynamite financière

Roman, Suisse alémanique, Martin Suter, Olivier Mannoni, Christian Bourgois, Jean-Pierre LongreMartin Suter, Montecristo, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgois éditeur, 2015, Points, 2017

Jonas Brand, qui tourne des vidéos « people » pour vivre, mais rêve de devenir un vrai cinéaste, est le témoin privilégié de deux événements apparemment indépendants l’un de l’autre : le suicide (ou le meurtre ?) d’un homme se jetant d’un train, et l’acquisition fortuite de deux billets de cent francs suisses portant le même numéro de série et tous deux authentiques. Son métier et son professionnalisme de reporter le poussent à enquêter sur ces deux « incidents » qui, se révélant finalement liés, vont s’avérer bien plus graves qu’il n’y paraissait.

Tenace, persévérant, efficace, Jonas s’enfonce dans les méandres d’une enquête qui menace à chaque instant de l’étouffer ou de lui exploser à la figure. Pour détourner son attention, « on » lui trouve un financement miraculeux pour qu’il puisse réaliser le film dont il rêvait, Montecristo, une fiction narrant elle-même le piège dans lequel un individu est pris, et qui manque de coûter sa liberté et peut-être sa vie au réalisateur en personne. Les investigations qu’il poursuit envers et contre tout lui valent beaucoup de déboires, d’angoisses, de pertes (celle, notamment, de son ami Max dans un incendie faussement accidentel), lui font aussi connaître le grand amour, les doutes, la trahison, et l’introduisent dans les arcanes de la haute finance suisse et mondiale, des spéculations et des manipulations qui la caractérisent.

roman,suisse alémanique,martin suter,olivier mannoni,christian bourgois éditeur,jean-pierre longreMartin Suter sait tenir son lecteur en haleine. Le sujet traité (manœuvres de traders, bulles financières…) aurait pu être aride. Il n’en est rien : le récit avance à coups d’épisodes aussi brefs qu’acérés, se succèdent, s’imbriquent, s’emboîtent comme dans la reconstitution d’un puzzle. Un « thriller », avec les ingrédients nécessaires au suspense, certes, mais un thriller qui met en jeu non seulement la vie de personnages attachants ou repoussants, mais aussi la destinée de toute une société, de tout un pays, jusqu’au fonctionnement de l’économie mondiale. Comme le dit le « directeur de l’administration helvétique des finances » : « Nous continuons tous à planer dans la grande bulle de savon. Et nous allons y évoluer aussi prudemment que possible, car personne ne veut la voir éclater. ». Voilà qui donne à réfléchir…

Jean-Pierre Longre

www.christianbourgois-editeur.com

www.lecerclepoints.com

20/05/2017

« Le goût des mots »

Essai, autobiographie, francophone, Dany Laferrière, Grasset, Jean-Pierre Longre

Dany Laferrière, L’art presque perdu de ne rien faire, Grasset, 2014, Le livre de poche, 2017

Ne nous y trompons pas. Même si, çà et là, y figurent des textes intitulés « L’amateur de sieste », « Éloge de la lenteur » ou « L’art de dormir dans un hamac », même si la nonchalance y est avec bonheur communicative, le livre de Dany Laferrière n’est pas un livre de vrai paresseux. C’est une somme de réflexions, de méditations, de variations, de confidences, d’analyses sur des sujets liés à l’existence humaine en général et à l’expérience de l’écrivain en particulier, et pour lesquels, certes, la tranquillité est de mise.

Vingt-trois chapitres eux-mêmes composés de plusieurs textes autonomes, que l’on peut lire comme les Essais de Montaigne, « à sauts et à gambades », avec la lenteur voulue, que l’on peut savourer, garder en bouche tout en se laissant aller aux rêveries et aux pensées qu’ils suscitent. C’est un choix infini de thèmes et de motifs qui nous est proposé : le temps, les rapports sociaux, l’amour, la mort, les voyages, la culture, le plaisir, la peur, la violence, le pouvoir, la nostalgie, l’art et, bien sûr, les livres et les écrivains préférés – le tout n’étant pas exempt de quelques épisodes autobiographiques, de quelques souvenirs intimes. Cerise sur le gâteau, chaque chapitre est ponctué par un texte en vers libres, qui donne à ce que l’on peut considérer comme une mosaïque d’essais une belle touche poétique.

essai,autobiographie,francophone,dany laferrière,grasset,jean-pierre longreNon que la prose de l’académicien Dany Laferrière soit aride, bien au contraire. Comme toujours chez lui, elle se caractérise par son pouvoir d’évocation et d’émotion, d’empathie et d’ironie, par sa sensualité, son humour, son « goût des mots » – pour reprendre le titre d’un texte inclus dans un chapitre ô combien prometteur, « Un orgasme par les mots »…

On voudrait tout retenir de ce traité de vie, ou mieux, de ce roman de la vie. Car il s’agit bien de cela : Dany Laferrière se et nous raconte des histoires, des histoires qui donnent à penser, qui nous rendent intelligents, pour peu qu’on puisse l’être, des histoires qui aident à vivre. « J’ai toujours vu un lien entre la librairie et le cimetière », écrit-il. L’art presque perdu de ne rien faire nous fait retrouver l’idée que les livres nous aident à attendre calmement et délicieusement la mort.

Jean-Pierre Longre

www.grasset.fr   

www.livredepoche.com

14/05/2017

Black Herald, nouveautés 2017

Black Herald Press

Mai 2017

 

À paraître

Réalisme total

Totální realismus

Egon Bondy

Poème traduit du tchèque par Eurydice Antolin

Black Herald Press, mai 2017 – 58 pages – 6 €

Ouvrage bilingue (tchèque-français)

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Comme je suis le plus grand poète vivant

je songeais à la poésie

Qui se mesure à l’aune seule des secondes

que je passe dans l’impuissance

Egon Bondy (1930-2007), de son vrai nom Zbyněk Fišer, fut dans un premier temps poète, influencé par Dada et le surréalisme, puis prosateur et essayiste. Réalisme total, écrit en 1950 et d’abord publié clandestinement en 1951 par la maison d’édition fondée par Bondy et son ami Ivo Vodseďálek, marque la première rupture esthétique et poétique de son œuvre. Il devient également la figure tutélaire de l’underground tchèque des années 1970, quand nombre de ses textes sont repris par le groupe de musique The Plastic People of the Universe, et jusqu’à nos jours par d’autres musiciens tchèques proches de la musique expérimentale. Il a également influencé l’écrivain Bohumil Hrabal qui, de son propre aveu, s’est inspiré de son réalisme total pour écrire la prose total-réaliste Jarmilka (1952). Marginal inclassable et provocateur, Bondy reste aujourd’hui encore un personnage emblématique de la littérature tchèque.

 

https://blackheraldpress.wordpress.com/books/realisme-total-totalni-realismus-egon-bondy

Pour précommander l’ouvrage / to pre-order the book:

http://blackheraldpress.wordpress.com/buy-our-titles

 

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 Derniers ouvrages parus

 

David Gascoyne et la fonction prophétique

Kathleen Raine

Traduit de l’anglais par Michèle Duclos

David Gascoyne and the Prophetic Role

Black Herald Press, mai 2017 – 118 pages – 9 €

Ouvrage bilingue – bilingual book

Bondy.png

Après la publication de La vie de l’homme est cette viande, deuxième recueil de David Gascoyne (1916-2001), et de son poème radiophonique Pensées nocturnes, diffusé en 1955 par la BBC, Black Herald Press propose un essai consacré au poète et à son parcours si singulier. Dans ce texte paru en 1966 et jusqu’à présent inédit en français, la poète Kathleen Raine (1908-2003), par ailleurs héritière spirituelle de William Blake, rend hommage au cheminement poétique, littéraire et métaphysique de son ami David Gascoyne.

 

https://blackheraldpress.wordpress.com/books/david-gascoyne-et-la-fonction-prophetique-kathleen-raine

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The Return to Silence

and other poetical essays

Paul Stubbs

 (on Baruch Spinoza, Friedrich Hölderlin, Simone Weil, Arthur Rimbaud, Yves Bonnefoy, and E. M. Cioran)

Black Herald Press – 138 pages – 12 €

 

‘For nearly two decades (or perhaps millennia) Paul Stubbs has been engaged in the task of imagining what lies beyond the imagination…there is no guardrail to this kind of project, no literary guide or physical limit, only exploration.’—Alice Oswald (The Poetry Review)

 

https://blackheraldpress.wordpress.com/books/thereturntosilence

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Pensées nocturnes / Night Thoughts

David Gascoyne

ouvrage bilingue – bilingual book

traduit de l’anglais par Michèle Duclos – Postface / Afterword by Roger Scott

Black Herald Press – 156 pages – 16 €

 

https://blackheraldpress.wordpress.com/books/pensees-nocturnes-night-thoughts-david-gascoyne

 

Pour commander les ouvrages

http://blackheraldpress.wordpress.com/buy-our-titles

 

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Marché de la Poésie, Paris

 

Black Herald Press participera au 35e Marché de la Poésie, du 7 au 11 juin 2017, place Saint-Sulpice (Paris Ve), stand 710, en compagnie des Carnets d’Eucharis & du Visage Vert.

http://www.marche-poesie.com/

 

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Black Herald Press
Paris • London

Black Herald Press publie une revue de littérature bilingue, des ouvrages de poésie et des essais.
Black Herald Press publishes a bilingual magazine, poetry books, and essays.

http://blackheraldpress.wordpress.com

 

 

02/05/2017

Entre Mer et Montagne

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreAuđur Ava Ólafsdóttir, Le rouge vif de la rhubarbe, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2016

Ágústína est née dans la voiture de Vermundur, l’ami de la famille, alors qu’il emmenait la future mère à l’hôpital régional dans le brouillard et la pluie. Les routes islandaises ne sont pas de tout repos, et des complications de cette naissance la jeune fille a gardé de lourdes séquelles : deux jambes paralysées et atrophiées, béquilles obligatoires pour se déplacer. Qui plus est, son père est reparti sur son bateau tout de suite après sa conception, sans rien savoir de ce qu’il laissait derrière lui, et sa mère vit à l’autre bout du monde, poursuivant des recherches sur les oiseaux et lui envoyant de temps à autre quelques nouvelles et de vagues promesses de retour au pays.

C’est avec Nína, vieille femme affectueuse, bienveillante et sage, qu’Ágústína passe son enfance et son adolescence. Une vie d’écolière particulièrement douée et particulièrement originale, qui « commence par les bords », comme dit son professeur, et qui regarde les autres, le monde et les événements en les considérant dans des dimensions et selon des critères bien à elle. « Ce n’est pas seulement ce qui se passe qui a de l’importance, mais aussi ce qui ne se passe pas. ». Rythmée par les plats, confitures et gâteaux confectionnés par Nína, par les visites de Vermundur, celles du jeune Salómon avec qui elle partage des sentiments naissants, par l’école, les séances de cinéma et les quelques activités associatives et culturelles de ce petit village côtier plongé la plupart du temps dans la nuit, la vie de la jeune fille est un mélange de quotidienneté et de rêverie, de réalité et de fiction, de contraintes physiques et de grands projets. « Ágústína a acquis très tôt le sentiment de sa singularité dans l’univers. ». La mer, les oiseaux, la Montagne, le champ de rhubarbe où elle fut conçue et où elle se réfugie – cette rhubarbe qui donne lieu à des concours de confiture chez les ménagères du village –, voilà son monde, avec lequel elle semble souvent ne faire qu’un.

Se confondre avec la plage et l’eau glacée de la mer, ou avec le sommet de la Montagne dont elle projette de gravir, armée de ses béquilles, les huit cent quarante-quatre mètres : Ágústína est une fille de la nature, de cette nature islandaise pleine d’inimitié pour les autres, mais si amicale à ses propres yeux. « Le monde réside dans les yeux de celui qui regarde », dit l’ophtalmo. C’est par le regard particulier du personnage et par la grâce d’une écriture qui présente avec douceur et simplicité les nuances complexes et la dureté de l’existence que le livre d’Auđur Ava Ólafsdóttir est un roman véritablement poétique.

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr

16/04/2017

Les leurres et la vérité de Terezin

roman, francophone, antoine choplin, bedrich fritta, la fosse aux ours, points, jean-pierre longreAntoine Choplin, Une forêt d’arbres creux, La fosse aux ours, 2015, Points, 2017

Terezin, trop fameuse localité, dont les nazis firent un ghetto, un camp de concentration, un lieu de transit vers l’extermination. Parmi beaucoup d’autres, y fut détenu Bedrich Fritta, dessinateur et caricaturiste tchèque, ainsi que sa femme et son petit garçon. Les geôliers, connaissant ses talents, le chargèrent, avec une quinzaine d’autres prisonniers, de dessiner les plans du futur crématorium et d’autres éléments de prétendue amélioration du lieu, donc de faire en quelque sorte leur métier malgré eux, ce qui leur valut « une joie presque, secrète et immobile, surplombant les parois du ghetto, réduisant à néant, le temps d’une seconde, les tragédies. ».

De ce dilemme monstrueux, de cette très relative liberté de façade, Antoine Choplin rend compte avec une fine délicatesse et une cruelle vérité. Le récit commence et finit avec des arbres (d’où le titre), des arbres à la fois bien présents et symboliques de la souffrance, des « corps décharnés », de l’enfermement (juste derrière les ormes évoqués au début passe « la clôture de fils de fer barbelés ») et de l’illusion. Car l’apparente douceur que recèlent les quelques instants fugitifs de lumière et de liberté est un leurre, comme ce qui se fabrique dans le ghetto à l’annonce d’une visite de la Croix-Rouge : façades, couleurs, décorations cachant l’angoisse et l’atrocité de la vie quotidienne, la faim, la douleur, les convois, l’épuisement, la mort.

roman, francophone, antoine choplin, bedrich fritta, la fosse aux ours, points, jean-pierre longreOr Bedrich et ses compagnons ne veulent pas être uniquement les instruments des bourreaux nazis. Ils comptent témoigner. C’est pourquoi la nuit ils réinvestissent l’atelier où, la journée, ils obéissent aux commandes. En cachette, ils se consacrent à « la représentation de la réalité, sensible et nue. ». Chacun à sa manière dessine « la vérité de Terezin », pour qu’à l’extérieur on sache ce qui s’y passe vraiment.

C’est sur cette vérité que s’appuie l’auteur pour construire son récit. Tout y est conforme à la réalité, dans un style qui fait de cette réalité à la fois une narration romanesque et un questionnement existentiel et artistique, conforme aux réflexions de Bedrich : « Le talent du peintre réside-t-il dans la force et la justesse de sa contribution personnelle, ou, à l’inverse, dans une capacité de retrait afin de mieux se consacrer à la vérité, ses détours, ses irisations ? ». Malgré le drame, et au-delà des mensonges et des souffrances, au-delà de la mort même, subsistent ces « irisations » de la vérité.

Jean-Pierre Longre

www.lafosseauxours.com

www.lecerclepoints.com

10/04/2017

Feuilles à foison

Revue, francophone, Suisse, Le Persil, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreJournal littéraire Le Persil, 2016-2017

Comment se fait-il que quelques revues littéraires – rares, il faut l’avouer – restent actives d’année en année à un rythme soutenu ? Ténacité, pluralité, diversité. Prenons exemple sur Le Persil – pas vraiment « revue », mais « journal », selon l’aveu même inscrit dans l’oreille qui jouxte la manchette (« Journal inédit, Le Persil est à la fois parole et silence ») et le format de la publication.

La ténacité, c’est celle de son initiateur et responsable, Marius Daniel Popescu, poète, romancier, personnalité du monde culturel suisse et roumain, toujours à l’offensive et sur la brèche, soutenu par les « Amis du Journal Le Persil ». La pluralité, la diversité, ce sont celles des auteurs qui emplissent les pages de leurs textes aux tonalités, aux formes, aux sujets d’une variété infinie.

Revue, francophone, Suisse, Le Persil, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreConsidérons les dernières livraisons.

Novembre 2016, n° 127-128-129 : « Spécial polar romand », publié sous la responsabilité de Giuseppe Manone (par ailleurs président de l’Association des Amis du journal le Persil), comprenant une bibliographie du polar romand, des entretiens, des présentations d’auteurs et d’ouvrages et, bien sûr, des histoires policières. Avis aux amateurs…

Décembre 2016, n° 130-131-132 : « Atelier d’écriture avec des étudiants du Gymnase de la Cité de Lausanne. Visite de l’Institut littéraire de Bienne. Voyages ». Poèmes, proses, accompagnés d’images de Marie-José Imsand, un dossier sur Matthieu Ruf, Prix Georges-Nicole 2016… Le terme de « diversité » prend ici tout son sens.

Hiver 2016-2017, n° 133-134 : carte blanche à Germano Zuldo et Albertine, « qui ont demandé à vingt auteurs et illustrateurs de s’approprier le thème du territoire ». Textes et illustrations y rivalisent d’originalité, de personnalité – preuve s’il en est besoin qu’une contrainte thématique n’empêche pas et, au contraire, favorise la création.

Janvier 2017, n° 135-136 : « Bonnes feuilles » présentant des extraits de « livres à paraître en 2017 dans treize maisons de Suisse romande », annonçant « le joli printemps des maisons d’édition romandes ». Là encore, il y a de tout, un tout prometteur qui préfigure la qualité des publications à venir.

Cette brève présentation ne permet pas d’entrer dans le détail des feuilles foisonnant d’invention, de connaissances, de talents en germe ou en pleine maturité, d’imagination. Au lecteur de se faire explorateur de ce que Germano Zuldo et Albertine qualifient à juste titre de « formidable espace de création et de liberté ».

Jean-Pierre Longre

https://www.facebook.com/journallitterairelepersil

Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.

E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr

Association ses Amis du journal Le persil lepersil@hotmail.com

03/04/2017

« Je viens vivre »

Poésie, francophone, Patricia Cottron-Daubigné, L’Amourier, Jean-Pierre LongrePatricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain, L’Amourier, 2017

Variation sur une question bien connue : peut-on faire de la « bonne poésie » avec de « bons sentiments » ? Oui, si ceux-ci ne sont pas une excuse, et si la poésie en question n’est pas un alibi. Et oui, les poèmes de Patricia Cottron-Daubigné chantent avec force, douleur et vérité la force, la douleur et la vérité de ceux qui cherchent refuge contre la violence, « ceux à qui nous enlevons même / la petitesse d’un pré-fixe comme un bout de terre » : « im-migrants », « é-migrants », « migrants » tout court…

Le poète d’aujourd’hui n’est pas seul à dénoncer « la cruelle désolation », « la guerre, la fuite, l’errance ». C’est sur L’Énéide de Virgile que Patricia Cottron-Daubigné fait reposer toute la première partie de son livre, « Énée de Syrie » rappelant « Énée de Troie »,  « exilé de tous les siècles de tous les lieux », portant son père et le poids de la guerre sur ses épaules. « C’est chez Virgile que je lis ce que je cherche dans mes mots depuis des mois. Je lis, je regarde, je cherche, je pleure, j’ai honte, j’écris. » (ce « j’écris » deviendra pluriel à la toute fin du recueil : « nous écrirons », manière d’implication collective dans le drame de ceux qui ont à franchir « tant d’écueils et tant d’eau »).

Implication dans l’histoire, implication dans l’écriture de l’actualité : ce peut être le rythme du vers mimant la marche exténuante : « je marche / je ne sais plus / le jour / j’ai compté / au début / puis la peur / a remplacé / les jours / et les nuits… » ; ce peut être un poème infini fait des noms de ceux qui sont morts « en Méditerranée et sur les routes d’Europe ». Cela n’exclut ni les évocations des « camps » délabrés où vivent ceux et celles chez qui l’on voyait « le bel imaginaire de l’enfance lointaine et des livres, des poèmes, du rire et du mouvement, du voyage libre, des jupes et des grands yeux noirs », ni celles du « ban », cette « banlieue de la banlieue » où sont relégués les « bannis », ni le chantant contraste entre la misère et le rire de Brika la Rom.

Ceux du lointain met en poésie les rivages, les naufrages, les images des hommes, des femmes, des enfants que, trop souvent, nous ne voulons pas voir malgré « le flot des mots » et « le mouvement des écrans ». Comme si l’auteure avait décidé que l’expression de notre « honte », de notre « sauvagerie » ne pouvait passer que par la poésie. Elle a raison, avec Virgile et quelques autres, de leur donner au moins le réconfort des mots, de leur donner la parole : « je ne viens rien conquérir / je viens vivre. ».

Jean-Pierre Longre

www.amourier.com

24/03/2017

L’écume du malheur

Roman, francophone, Emmanuel Carrère, P.O.L., Folio, Jean-Pierre LongreLire, relire... Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, P.O.L., 2009, Folio, 2010, rééd. Folio, 2017

Dans l’avant-propos de L’écume des jours, Boris Vian proclame la primauté, dans la vie comme dans son livre, de l’amour (sans oublier une certaine musique de jazz), et dévoile son principe romanesque : « Les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre ». À la fin de sa présentation de D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère écrit ceci : « Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d’extrême pauvreté, de justice et surtout d’amour. Tout y est vrai ». Faut-il arrêter ici la comparaison ? Sans doute, mais si elle m’est venue à l’esprit malgré le paradoxe, c’est parce que dans les deux cas les récits sont profondément humains et profondément « vrais », l’humanité et la vérité empruntant des chemins littéraires différents – l’imaginaire fantaisiste et l’humour (noir) dans le premier, la relation précise et sans concessions des faits réels dans le second. L’amour, la tendresse, l’amitié, la maladie, la mort, le malheur sont en tout cas, dans l’un et l’autre roman, le substrat humain qui fonde le besoin d’écriture et le désir de lecture.

roman,francophone,emmanuel carrère,p.o.l.,folio,jean-pierre longreOn sait que les livres d’Emmanuel Carrère sont souvent le fruit d’une quête intime (Un roman russe) ou d’une enquête personnelle (L’adversaire). Cela a été suffisamment développé pour qu’on n’y revienne pas. Dans D’autres vies que la mienne, l’auteur est présent, témoin, et devient, un peu malgré lui, et en plusieurs étapes, le narrateur de deux catastrophes qui le touchent de près. C’est d’abord la mort d’une petite fille, Juliette, lors de vacances au Sri Lanka brutalement interrompues par le Tsunami, avec tout ce que cela entraîne de désespoir pour l’entourage, d’amicale sollicitude aussi autour de la détresse d’une famille atteinte au cœur de sa raison d’être. L’autre épisode relate la maladie, l’agonie, la mort d’une autre Juliette, jeune mère de famille, jeune juge au Tribunal d’instance de Vienne. Son mari, ses trois petites filles, sa sœur Hélène (compagne d’Emmanuel Carrère), son ami et collègue Étienne, chacun à sa manière l’entoure de tendresse.

Événements pathétiques s’il en est, racontés sans pathos, avec des détails que l’on sent précisément choisis, dans leur apparente objectivité et à travers quelques exemples individuels, pour montrer la confiance que l’on peut avoir dans l’amour humain (ce sont bien, d’ailleurs, les malheurs dont ils sont témoins qui renforcent les sentiments que se portent l’auteur et sa compagne, et finalement sauvent leur couple). Les personnes réelles deviennent des personnages symboliques de l’humanité, dans tous les sens du terme. Ils sont modestes (petites familles, petits juges), les morts ne sont ni héroïques ni vraiment exceptionnelles (catastrophe naturelle, cancer), mais ce qui est représenté, c’est le pouvoir qu’a chaque être humain, confronté à la fatalité, de changer la vie, de combattre la souffrance, de ressouder les liens, et aussi de peser sur les contraintes sociales, de protéger les pauvres, de braver la puissance des groupes financiers quand on est un « petit juge de province » obstinément épris de justice… Dans l’écume du malheur, il y a toujours de la place pour l’expression poignante de l’amour, et d’une œuvre de « commande », il y a toujours de quoi faire un beau roman.

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.fr  

www.folio-lesite.fr

16/03/2017

Désespérer, fuir, rêver ?

Roman, francophone, Clotilde Escalle, Les éditions du sonneur, Jean-Pierre LongreClotilde Escalle, Mangés par la terre, Les éditions du sonneur, 2017

Enfermement et délabrement ; désespoir ou résignation : avant même l’ouverture du livre, un regard jeté à l’illustration de couverture annonce l’atmosphère, campe le paysage mental des personnages. « Que peut-on faire dans un patelin où la seule direction à prendre est celle de la salle polyvalente ? Panneau cloué sur un poteau, lettres fines et allongées, en italique, noires sur fond blanc, la petite flèche tout de suite après. Envie de vomir, toute la tristesse du monde – les pourquoi je vis, pourquoi je meurs, pourquoi ces jambes, ces seins, etc. – toute cette tristesse prend forme, là, à la lecture de ce panneau. ». Voilà, dans la tête de Jeanne, qui résume ce paysage.

Elle rêve de partir en Amérique avec son copain Éric, qui fait dans la brocante et ne rechigne pas à la bagatelle. Et il y a les autres. Caroline, odieusement repoussée par sa mère, qui la fait passer pour folle et interner dans un asile où elle devient poupée martyre, brutalisée et aimée par deux frères débiles, Patrick et Robert ; Édouard Puiseux, le notaire engoncé dans son univers étriqué, entre les rivalités familiales qui se succèdent dans son étude, le papier peint de sa chambre et la passion jalouse et sans retour que lui voue sa servante Gabrielle. Destins divers, secrets particuliers qui se révèlent tour à tour mais qui se recoupent par leur nature même et par le croisement des chemins. Le notaire couche sans illusions et sans amour avec Agathe, la mère indigne de Caroline, laquelle partage une amitié rêveuse d’adolescente avec Jeanne. L’univers de Copiteau (le village, dont « on ne peut pas dire grand-chose ») se replie sur lui-même, se love dans l’avachissement glauque de ses habitants « mangés par la terre ».

Ce serait désespérant à mourir, s’il n’y avait les rêves de fuite, et surtout ce qui se crée, ou en tout cas ce qui se loge dans les livres et les cahiers. Le notaire Puiseux lit Chateaubriand au hasard, Paul, le frère des deux brutes de l’asile, « récite des poèmes pour se consoler », Jeanne dessine des villes imaginaires, Caroline soliloque, crie, se souvient en écrivant dans ses cahiers… Et Clotilde Escalle raconte tout cela en se coulant dans les voix de ses personnages, sans concessions, crûment parfois, en une poésie brutale et rageuse, en phrases assénées comme des coups, avec juste ce qu’il faut de recul littéraire pour faire de ce réalisme sordide un sujet de roman captivant, d’une beauté cruelle, et qui, pourquoi pas, ménage sa part de rêve par la force des mots. 

Jean-Pierre Longre

 

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09/03/2017

De moderne en classique

Essai, francophone, Maxime Decout, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreMaxime Decout, Qui a peur de l’imitation ?, Les éditions de minuit, 2017

Maxime Decout a l’art de soulever les paradoxes auxquels la littérature confronte auteurs et lecteurs. En toute mauvaise foi (2015) avait déjà exploré ce qui se passe sous la surface de l’écriture, et l’auteur récidive avec Qui a peur de l’imitation ?, toujours publié dans la collection clairement nommée « Paradoxes » des éditions de Minuit. Récidive, sans toutefois se répéter. Car l’exploration concerne ici un phénomène inhérent à toute écriture et à toute pensée, et dont les nombreuses catégories peuvent se décliner à l’envi : « Le pastiche, la parodie, le travestissement burlesque, l’allusion, le plagiat », on en passe, sans compter ce qui relève de l’inconscient et des phénomènes « associés » tels que l’influence.

Paradoxes, disions-nous. Cela ne date pas d’aujourd’hui : « J’ai, avant tous les autres, porté de libres pas dans un domaine encore vacant. Mon pied n’a point foulé les traces d’autrui. […] Le premier, j’ai fait connaître au Latium les ïambes de Paros, imitant les rythmes et la vivacité d’Archiloque. ». Voilà ce qu’écrivait Horace dans ses Épîtres, et qui « commande une série de compromis incertains. », provoquant si l’on pousse loin la réflexion (ce qui est le cas) une sorte de vertige, en tout cas une instabilité constante. Tous les écrivains (et Maxime Decout s’appuie sur de multiples exemples, de l’Antiquité à nos jours, en passant bien sûr par Montaigne, La Fontaine, Chateaubriand, Flaubert, Proust, Gide, Joyce, Sartre…) « ont été amenés à confronter leur spontanéité mimétique au démon de l’originalité et aux démangeaisons de l’authenticité. ». Ils ont aussi mis en jeu les origines mêmes de l’acte littéraire ainsi que leur identité propre. « Car imiter, c’est s’engouffrer dans une zone de turbulence qui laboure les notions d’œuvre et d’auteur, puisque ce sont elles qu’on place facilement sous l’égide tyrannique de l’identité, de la singularité et de l’origine. ».

Pour ou contre l’imitation ? La question ne se pose pas vraiment, puisque tout écrivain, quelque original qu’il veuille être, est aussi un lecteur. Mais l’essai de Maxime Decout ne se contente pas du constat, ni de l’analyse des variations sur la question en fonction des périodes, des courants et des mouvements. En deux grandes parties (« Malaises dans l’imitation », « De l’imitation comme défi à l’imitation »), dans un style qui mêle avec bonheur didactisme, précision, objectivité, considérations personnelles, illustration abondante et complicité malicieuse (voir par exemple les titres de l’introduction et de la conclusion), l’auteur trace des itinéraires qui nous permettent de toucher, sur le chemin et au-delà du concept central d’imitation, des notions apparemment secondaires et en réalité importantes telles que celles de « supercherie littéraire », d’altérité (« Je est un autre »), de « plagiat par anticipation », d’« imitation réformatrice », de « communautarisme littéraire » ou encore celle, d’un intérêt majeur, de « mutualisme imitateur », qui, « pensé dans la durée, pourrait bien être aussi à l’origine de la cohésion stylistique et intellectuelle des mouvements littéraires ». Bref, n’ayons pas peur de l’imitation ; elle est là, constamment présente, et loin d’être négative ou honteuse, elle est constructive et constitutive de la chaîne créatrice : l’écrivain imite et est à son tour imité. Quoi de plus enviable pour lui de devenir à son tour un modèle ? C’est ainsi, finalement, que la littérature avance, faisant « d’un texte moderne un classique ».

Jean-Pierre Longre

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17/02/2017

Les vertiges de la mémoire

Roman, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, La Nostalgie, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2017

Tout commence avec la mémoire, et se poursuit avec le rêve. Le rêve est d’ailleurs le titre sous lequel les cinq textes du livre parurent dans les années 1980, amputés de certains passages par la censure, puis traduits par Hélène Lenz et publiés en France en 1992 chez Climats (édition maintenant épuisée). La Nostalgie est donc un livre au passé déjà chargé, aussi chargé que les histoires qui s’y trament.

Cinq textes autonomes, donc, mais qui entretiennent entre eux des rapports plus ou moins cachés (retours de personnages, de motifs, de mystères, type de style, progressions parallèles…), rapports qui se tissent à mesure que l’on avance sur la toile narrative – le leitmotiv de l’araignée tissant sa toile et étendant ses longues pattes sur le paysage ou les personnages est l’une des marques saisissantes de l’ouvrage.

Le « Prologue » s’ouvre sur les états d’âme d’un vieil écrivain « pleurant de solitude » et attendant la mort en essayant de « réfléchir ». « Voilà pourquoi j’écris encore ces lignes : parce que je dois réfléchir, comme celui qui a été jeté dans un labyrinthe doit chercher une issue, ne serait-ce qu’un trou de souris, dans les parois souillées d’excréments ; c’est la seule raison. ». Et l’« Épilogue » se ferme sur un autre vieillissement, universel celui-là, anéantissement et renaissance se faisant suite. Entre les deux, les cinq nouvelles cheminent parmi souvenirs et imagination, dans un réalisme fantastique qui ne laisse ni l’auteur, ni ses personnages ni le lecteur en repos.

La « nostalgie » est une pathologie psychique liée au regret du passé, certes, mais aussi à celui d’une situation idéale inatteignable. De fait, ici, chaque récit part d’un point du passé, d’un souvenir qui se tourne vers un univers intérieur échappant à l’entendement ordinaire, voire vers un anéantissement de soi au profit d’une apothéose littéraire ; c’est le cas avec « Le Roulettiste », dont le personnage n’arrive pas à mourir. La seconde nouvelle, « Le Mendébile », tient véritablement du souvenir d’enfance, racontant les jeux plus ou moins violents d’une bande de copains à l’arrière cafardeux d’un immeuble bucarestois des années 1970, avec portraits sans concessions et rivalités sans pitié, jusqu’à la souffrance extrême. Avec « Les Gémeaux », qui ménage un suspense narratif et érotique intrigant, nous suivons une progression vers une double métamorphose, un transfert à la fois intime et terrifiant : « Nous nous sommes longtemps regardés, horrifiés, sans nous parler ni nous attirer. Nous étions trop fatigués, trop abasourdis pour réfléchir encore. […] Nos gestes hésitaient, nos mouvements balbutiaient, nos mains rataient ce qu’elles faisaient. Nous nous regardions comme des êtres venus de deux mondes différents, aux bases chimiques, biologiques et psychologiques totalement autres. ». « REM », le récit le plus long, est aussi le plus complexe, même si lui aussi est un récit d’enfance, celui d’une jeune femme qui déroule en une nuit à l’intention de son amant ses souvenirs de « choses qui se sont passées dans les années 1960, 1961, quand j’étais encore une petite fille. ». Jeux d’enfants chez une tante habitant aux limites de la ville, mystères liés à ces trois lettres, « REM » (la « chose » inexplicable, les Réminiscences de phénomènes dont l’étrangeté est liée à la rencontre entre la poésie de l’enfance et le gigantisme de la mémoire, entre la vie innocente et l’annonce de la mort, entre la quotidienneté du réel et l’étrangeté du songe – confrontations qui ne peuvent se résoudre que dans la création, littéraire en l’occurrence, aboutissement de la quête de ce Graal nouvelle version). « Il existe des livres secrets, écrits à la main, consacrés au REM, et il existe des sectes concurrentes qui reconnaissent le REM, mais qui ont des idées on ne peut plus différentes quant à sa signification. Certains soutiennent que le REM serait un appareil infini, un cerveau colossal qui règle et coordonne, selon un certain plan et en vue d’un certain but, tous les rêves des vivants, depuis les rêves inconcevables de l’amibe et du crocus, jusqu’aux rêves des humains. Le rêve serait, selon eux, la véritable réalité, dans laquelle se révèle la volonté de la Divinité cachée dans le REM. D’autres voient dans le REM une sorte de kaléidoscope dans lequel on peut lire tout l’univers, dans tous les détails de chaque instant de son développement, de sa genèse jusqu’à l’apocalypse. ».

Difficile d’en écrire davantage dans un simple compte rendu. Sinon que le dernier texte est comme une signature apocalyptique, celle de « l’architecte » dont l’influence musicale va s’étendre sur la « mentalité humaine » en transformation, sur le monde entier, sur « l’espace interstellaire » et « des constellations entières ». C’est ainsi que l’artiste complet (l’écrivain, comme l’architecte, le musicien ou tout autre) compose son univers vertigineux et le propose au public, qui a le choix de le suivre ou non sur les flots de son écriture et de son imagination. Avec Cărtărescu, difficile de ne pas se laisser embarquer, même si l’on redoute la tempête, les récifs et les courants.

Jean-Pierre Longre

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13/02/2017

Lire, relire... L’amitié, la mort, l’amour

Roman, francophone, Philippe Claudel, Stock, Jean-Pierre LongrePhilippe Claudel, L’arbre du pays Toraja, Stock, 2016, Le livre de poche, 2017

Chez les Toraja, en Indonésie, les dépouilles des défunts sont nichées « à même la roche de certaines falaises sacrées ». Quant à celles des enfants morts au cours de leurs premiers mois, elles sont déposées au creux d’un arbre particulier, qui se referme lentement sur le petit corps. Symbole fort, ouvrant le roman de Philippe Claudel sur son thème majeur, la mort, tout en suggérant le cycle naturel et permanent de la vie, qui inclut l’amour et les perspectives de naissances à venir.

L’histoire est à la fois dramatique et simple. Le narrateur, cinéaste, a pour meilleur ami Eugène, son producteur ; celui-ci lui annonce qu’il est atteint d’un « vilain cancer » qui, après rémissions et rechutes, l’emporte en février 2013. Hymne à l’amitié, le livre est aussi une somme de réflexions, de méditations et d’impressions vagabondes sur l’amour (deux femmes, l’ancienne et la nouvelle, entourent le narrateur comme des garantes aimantes de la mémoire et de l’existence à venir), sur les maladies du corps et de l’esprit, sur les leçons que nous donnent la vie et la disparition d’un être cher, avec les manques qu’elle entraîne : « La mort d’Eugène ne m’a pas seulement privé de mon meilleur et seul ami. Elle m’a aussi ôté toute possibilité de dire, d’exprimer ce qui en moi s’agite et tremble. Elle m’a également fait orphelin d’une parole que j’aimais entendre et qui me nourrissait, qui me donnait, à la façon dont opère un radar, la mesure du monde que, seul désormais, je ne parviens à prendre qu’imparfaitement. ».

roman,francophone,philippe claudel,stock,jean-pierre longreCe vagabondage entraîne aussi le lecteur dans ce qu’il pourrait prendre pour des digressions, mais qui marque des étapes inhérentes au cheminement de la mémoire : de très belles pages sur l’alpinisme, « leçon rugueuse de philosophie », sur la beauté féminine, sur une rencontre inopinée avec Milan Kundera, au fond d’un café sans grâce, une autre avec Michel Piccoli dans un MacDonald's (où l'acteur est sûr de n'être pas reconnu), sur Venise et sur divers autres paysages. Et surtout sur la création : cinématographique, bien sûr, et littéraire, deux formes d’expression artistique que l’on confronte volontiers : « Je me rends compte que j’écris en mêlant des temps, le passé simple, le présent, le passé composé, l’imparfait dont les règles du récit d’ordinaire n’autorisent pas la cohabitation. Lorsque je filme, je ne me pose pas cette question. Je laisse glisser les plans un à un, sans jamais recourir à des retours en arrière pas plus qu’à des bonds en avant. Très tôt le cinéma m’a paru un art tendu vers le devenir. ». N’empêche, le roman ne cesse de rendre compte de cette tension.

On pourrait chercher à savoir si L’arbre du pays Toraja est un roman à clés. Il y en a, certes. Mais les plus importantes résident dans l’écriture qui permet à un créateur de dévoiler (autant que possible) les méandres de l’âme humaine grâce à la fiction qui, « par une sorte de choc en retour, […] travaille le monde. ».

Jean-Pierre Longre

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10/02/2017

Lire, relire... L’amour et la barbarie

Autobiographie, récit, francophone, Marceline Loridan-Ivens,Judith Perrignon, Grasset, Jean-Pierre LongreMarceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, Le livre de poche, 2016. Suivi d'un dossier d'Annette Wievorka. Grand prix des lectrices de Elle - Document.

Arrêtés en mars 1944 à Bollène, passés par Drancy, Froim Rozenberg et sa fille Marceline ont été déportés à Auschwitz. Séparés dès l’arrivés (lui à Auschwitz, elle à Birkenau), ils ne se sont revus que furtivement, de manière risquée – et lui n’est jamais revenu. Le récit que Marceline fait de cette tragédie bien des années plus tard est une extraordinaire lettre ouverte à son père tant aimé ; comme une amorce épistolaire, cette lettre débute par l’évocation d’un mot que son père avait réussi à lui faire passer là-bas et qui commençait par « ma chère petite fille », et le livre se termine par une terrible question posée par sa belle-sœur : « Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps ? »…

La réponse est contenue par anticipation dans ces cent pages denses, qui racontent l’horreur vécue par une jeune fille de 16 ans, dans le côtoiement quotidien des chambres à gaz et des cadavres, dans la famine et le gel, sous les coups de la cruauté nazie. Elles racontent aussi le retour, l’absence si lourde de celui qui lui avait prédit : « Tu reviendras, Marceline, parce que tu es jeune », un retour auprès d’une mère qui « ne voulait pas comprendre » et d’une famille qui a sa vie, malgré tout, et la tentation du suicide, de l’effacement désespéré.

autobiographie,récit,francophone,marceline loridan-ivens,judith perrignon,grasset,jean-pierre longreIl y aura les mariages – le deuxième avec Joris Ivens, pionnier du cinéma, fameux documentariste, avec qui elle vivra l’engagement, les réussites, les erreurs, les voyages, la création. « Imagine le monde après Auschwitz. Quand la pulsion de vie succède à la pulsion de mort. Quand la liberté retrouvée contamine la planète entière et décrète de nouvelles batailles. ». Chant d’amour filial écrit à l’âge de 86 ans, où on lit entre autres cette phrase bouleversante : « Je t’aimais tellement que je suis contente d’avoir été déportée avec toi. », Et tu n’es pas revenu est aussi une belle leçon d’humanité, de courage et d’intransigeance dans le combat contre la barbarie.

Jean-Pierre Longre

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06/02/2017

Une traque mouvementée

Roman policier, francophone, Pierre Pouchairet, Fayard, Jean-Pierre LongrePierre Pouchairet, Mortels trafics, Fayard, 2016. Prix du Quai des Orfèvres 2017

Qu’attend-on de la lecture d’un roman policier ? Les plaisirs du mystère, du suspense, de l’action, mais aussi celui de faire fonctionner ses méninges et, pourquoi pas, d’acquérir des connaissances. Tous ces ingrédients sont réunis en une savante osmose dans Mortels trafics, qui a bien mérité son Prix du Quai des Orfèvres (décerné sur manuscrit inédit pour un montant de 777 euros et une publication chez Fayard).

Le mystère : le récit commence par le calvaire d’un honorable Marocain torturé à mort, et par le meurtre de deux enfants à l’hôpital Necker. Pour quelles raisons ces crimes odieux ? On ne le saura qu’au fil des pages, bien plus tard. Le suspense : partant de l’assassinat des enfants, l’enquête va se dérouler sur fond de violence et de trafic de drogue, de lieu en lieu, de rebondissement en rebondissement, de danger en danger. L’action : il y a des moments intenses dans les tribulations mortelles des trafiquants, les expéditions périlleuses de la police, entre banlieue parisienne et Maroc, en passant par l’Espagne, les Pyrénées, Nice… La connaissance : celle des hommes, d’abord. Les malfrats plus ou mois engagés dans la violence sans scrupule, sous la coupe de leur avidité et de leur brutalité, et sous celle de puissances internationales malfaisantes et, parfois, de maîtres chanteurs ; les victimes, êtres innocents et braves gens sur qui tombe le hasard du malheur ; et bien sûr les policiers, à commencer par le protagoniste, Patrick Girard, qui mène tout cela de bout en bout avec ses coéquipiers et ses supérieurs, avec ses collègues (dont une forte personnalité, la commandant Léanne Vallauri), et aussi un pittoresque vieillard qui observe scrupuleusement les va-et-vient de la cité où il habite…

Et comme l’auteur est parfaitement au courant du fonctionnement de la police, le lecteur profite largement de ses connaissances sur les différents réseaux d’enquêteurs, les services et les relations qu’ils entretiennent entre eux – le tout précisé par un glossaire qui en fin de volume traduit les sigles correspondants (vous savez, ceux que l’on entend parfois sans bien les comprendre : BRI, DCPJ, DGSI, OCRTIS, RAID etc.). Ainsi actionne-t-il ses méninges, le lecteur ; mais il n’y a rien d’aride dans ces indications. Au contraire : c’est par les points de vue internes et les détails matériels, dans leur agencement impeccable, que le réalisme sans concessions transforme le récit en thriller haletant.

Jean-Pierre Longre

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22/01/2017

Hors-normes et dans l’Histoire

Roman, francophone, Christophe Boltanski, éditions Stock, Jean-Pierre LongreChristophe Boltanski, La cache, éditions Stock, 2015, Folio, 2017

Prix Femina 2015  

Certains romans familiaux n’ont d’intérêt que pour leurs protagonistes et ceux qui les connaissent, comme des albums de photos que l’on se passe de mains en mains. Ce n’est pas le cas de La cache. Certes, l’auteur semble se contenter de relater ce qu’il a appris, entendu, éventuellement vu en personne, au sein d’une famille tout en même temps excentrique et autocentrée. Mais le caractère aussi bien hors-normes qu’historique des personnages et des événements, de même que la structure particulière du récit, donne à celui-ci la dimension universelle que l’on attend d’un roman.

roman,francophone,christophe boltanski,éditions stock,jean-pierre longreTout, ou presque, se passe en un seul lieu : la maison familiale de la rue de Grenelle, déclinée en neuf unités formant neuf chapitres (« cuisine, bureau, salon, escalier, appartement, salle de bain, entre-deux, chambre, grenier »), auxquelles s’ajoutent le seul moyen de sortie, la « voiture » (premier chapitre), et une échappée finale de « cet espace clos, plongé dans le silence, rétif à tout rituel, iconoclaste et anachronique ». Lieux à la fois restreints et ouverts sur les perspectives de l’imaginaire et des événements extérieurs, auxquels il est impossible d’échapper – notamment la guerre de 1940 et l’occupation. Le grand-père Boltanski, médecin réputé, redevient aux yeux des autorités et de l’occupant nazi le Juif originaire d’Odessa qu’il était à sa naissance, malgré sa conversion antérieure (et inattendue) au catholicisme. Doit-il fuir ? Persuadé par son épouse, il reste rue de Grenelle, dans un espace minuscule et hermétique qui devient pour ainsi dire le nombril de la maison et le point de focalisation du récit.

Autour de ce centre spatial et narratif gravitent les personnages, et d’abord cette « Mère-Grand » si particulière, « tout à la fois petite fille, menteuse, aimante, possessive, mère fouettarde, chef rebelle, agitatrice professionnelle », paralysée et pourtant sans cesse en action, et qui ne peut vivre qu’en gardant tout son monde autour d’elle, « en vase clos », jour et nuit : mari, enfants, petit-fils (Christophe lui-même)… Engagée dans le monde mais voulant en préserver les siens (c’est elle, par exemple, qui se charge de leur faire la classe), elle occupe une large part de leur vie et du roman.

Oui, La cache est bien, comme l’indique la présentation, « le roman-vrai des Boltanski » : la vérité sans fard s’y manifeste, mais elle s’y « cache » aussi. Qui pourrait tout savoir des troubles et des richesses d’une telle famille ? Qui pourrait tout savoir du monde énigmatique et effrayant dont elle tente de se préserver et qui les guette sans cesse ?

Jean-Pierre Longre

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17/01/2017

Un regard intense

Roman, francophone, Simon Liberati, Eva Ionesco, éditions Stock, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreSimon Liberati, Eva, éditions Stock, 2015, Le livre de poche, 2016

« J’ai su très vite qu’Eva allait me rendre heureux, c’est-à-dire m’affoler, bouleverser ma vie si complètement, qu’il faudrait tout refaire autrement et dans le désarroi, seul symptôme incontestable de la vérité. ». Eva est-il donc un roman d’amour ? Oui, et au-delà. Le roman d’un amour sur lequel pèse tout le poids du passé sulfureux d’une femme qui a commencé sa « carrière » à l’âge de l’innocence sous l’objectif sans concessions de sa mère photographe, et qui a rapidement soumis son existence à l’alcool, à la drogue, aux amours de passage, à l’érotisme – et d’un passé familial placé pour ainsi dire sous le signe maudit de l’inceste.

Simon Liberati, qui a lui aussi beaucoup vécu, et dont le regard fasciné porté sur Eva est à la fois celui de l’abandon passionné et de la recherche maîtrisée, procède par épisodes disparates reliés entre eux par des liens intimes et objectifs, distinguant l’Eva réelle, en chair et en os, de l’Eva fictive, celle des photos, de l’histoire qu’elle s’est elle-même construite dans le monde de la vie nocturne, et du roman que l’auteur mène d’une plume sophistiquée, sur le mode allusif et esthétisant, mais aussi en s’appuyant sur des documents, des témoignages, ses propres souvenirs et les conversations qu’il a avec celle qui partage sa vie depuis 2013, après qu'ils se sont fugitivement croisés des années auparavant.

Roman, francophone, Simon Liberati, Eva Ionesco, éditions Stock, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreEva, biographie, autobiographie, série de variations sur un thème, est bien un roman d’amour, à la fois tendre et cruel, combinant le naturel et les artifices, nourri de sentiment et de réflexion, de sincérité et de références (littéraires, artistiques, mondaines…). C’est surtout un portrait dont la complexité du personnage, ses ambiguïtés, ses contradictions, ses sautes d’humeur, sa soif de liberté, sa « ferveur naïve » n’occultent pas la lucidité et la tendresse. « Son pouvoir d’imagination est d’autant plus ferme qu’il repose sur des souffrances très anciennes. Ses infortunes ont fait qu’elle a beaucoup observé les autres, beaucoup réfléchi et vu beaucoup de films. Comme tous les martyrs et tous les bourreaux, comme Sade, comme Justine, c’est une grande imaginative. Je discernais en même temps dans ces moments d’urgence que son rapport à soi avait une intensité différente, plus détachée ; l’objet qu’elle voyait dans la glace, Eva, était une fiction, elle l’avait été pour d’autres avant de l’être pour elle-même, ce qui n’était pas sans lien avec cette capacité fantastique de s’abstraire dans une autre dimension. ». Cette « autre dimension », faute d’être complètement identifiable, se laisse deviner comme dans un reflet tout au long de ces pages intenses.

Jean-Pierre Longre

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03/01/2017

Solide comme un arbre

Roman, francophone, Venezuela, Miguel Bonnefoy, Rivages, Jean-Pierre LongreMiguel Bonnefoy, Le voyage d’Octavio, Rivages, 2015, Rivages poche, 2016

Prix littéraire de la vocation 2015

L’église Saint-Paul du Limon est née en 1803 d’une sorte de miracle, et la ville s’est mise à grouiller autour. C’est dans cette ville que vit Don Octavio, homme simple et robuste, géant illettré qui cache son ignorance des mots et des lettres sous un silence discret, une sage solitude et une marginalité de révolté.

Le voici (et par la même occasion voici un échantillon du beau style tendu et solide de Miguel Bonnefoy) : « Il était nettement plus grand et plus large que la moyenne. Son corps paraissait taillé à coups de serpe dans un tronc. Son cœur pouvait battre cent ans. Il avait le profil d’un colosse au cou épais, aux cuisses solides, aux épaules puissantes, le torse légèrement renversé en arrière, comme s’il soutenait une charge invisible. Fort, il pouvait mettre un jeune taureau à genoux en le tenant par les cornes. Il n’étouffait pas sous le poids de son ossature. Il semblait plutôt flotter en elle, avec des gestes gracieux et liquides, dans un curieux mélange d’envol et de fermeté. C’était une vitalité arrogante, occupant toute la place, à l’exclusion de tout le reste. À le voir, il représentait un pays entier de mangues et de batailles. ». Portrait prémonitoire…

roman,francophone,venezuela,miguel bonnefoy,rivages,jean-pierre longreOn ne racontera pas ici « Le voyage d’Octavio ». On ne dira pas comment, grâce à l’amour de la belle Venezuela (qui porte significativement le même nom que son pays) il peut apprendre à lire et à écrire ; ni comment il doit fuir la ville et son taudis à cause d’un cambriolage mal venu décidé par Alberto Guerra, le chef de la bande de voleurs dont Octavio fait partie ; ni comment il se met à parcourir son pays, forêts, rivières, villages et villes, dans le dénuement et la magie des rencontres diverses.

Ce périple est un itinéraire à la fois aventureux et symbolique, une odyssée terrienne qui donne l’impression finale d’un retour au point de départ, mais, comme au sommet d’une spirale, à un point de départ naturellement métamorphosé, transcendé. Roman épique et initiatique, Le voyage d’Octavio, dans sa simplicité et sa vigueur, dans ses non-dits et sa profondeur, se lit à différents niveaux. Au-delà de toutes références (prose sud-américaine en langue française, par exemple), cette possibilité de lectures multiples est la marque des grands romans.

Jean-Pierre Longre

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26/12/2016

« La persistance des traces »

Revue, francophone, Nunc, Réginald Gaillard, Franck Damour, Éditions de Corlevour, Jean-Pierre LongreRevue Nunc n° 40, coordination Réginald Gaillard et Franck Damour, Éditions de Corlevour, octobre 2016

Chaque numéro de la revue Nunc, « revue mystique », est assorti d’une épithète qui participe d’une déclinaison poétique. Le numéro 40, qualifié de « désertique », est néanmoins fertile en productions réparties autour d’un dossier sur Hadewijch d’Anvers sous-titré « Aux sources de la mystique occidentale ». « Béguine » dont le nom et l’œuvre (écrite en langue vernaculaire, le brabançon) ont été, disons-le, bien oubliés depuis la fin du Moyen Âge, Hadewijch d’Anvers est pour ainsi dire ressuscitée par ce beau dossier qui contient des articles de recherche littéraire et historique, des poèmes et lettres traduits et commentés, des vers inspirés par ses textes, des considérations sur son héritage et son influence… Travaux de spécialistes et d’écrivains (Daniel Cunin, Franck Willaert, Claude-Louis Combet, Pascal Boulanger, Veerle Fraeters, Rob Faesen, Raymond Jahae, Isabelle Raviolo, Ludovic Maubreuil, David Vermeiren) qui s’adressent à tous les esprits curieux de littérature, de mystique, d’amour, de poésie, d’esthétique.

Les autres pages de ce numéro illustré par des dessins en volumes puissants et tourmentés, d’une minéralité « désertique », de Solène Heurtebise se répartissent suivant les rubriques habituelles de la revue. La séquence spirituelle (Shekina), dominée par la silhouette d’Hadewijch d’Anvers, est complétée par une prose picturale  de Claude-Henri Rocquet et la poésie de l’espace, aérée, de Jean-François Eynard. L’écriture de la présence au monde (Oikouménè) est ici figurée par un texte de François Souvay (qui analyse trois essais de théorie littéraire s’intéressant à la fiction), des poèmes de Shu Cai et de Chu Chen (traduits du chinois par Nicolas Idier et Antoine Roset), ainsi que des poèmes de Paul Stubbs (traduits de l’anglais par Blandine Longre), inspirés par des œuvres de Francis Bacon. Comme une synthèse des deux sections précédentes, la troisième, Axis Mundi, propose des textes d’Éléonore de Monchy (« Défiance » et « Poèmes »), des ensembles de doubles quatrains de Gérard Bocholier (« Simon de Cyrène »), des extraits de « La Montagne qui fume » de Michel de Léobardy et une étude de Stéphane Barsacq (Le vitrail d’Yves Bonnefoy »). Enfin, le « Cahier critique » équilibre les comptes rendus : musique, peinture, poésie, philosophie.

Les épithètes peuvent défiler, comme elles le font en bas de la page de couverture, de « religieuse » à « silencieuse » en passant par « littéraire », « pérégrine », « sensuelle », « intérieure » et on en passe… Ce qui fait à la fois l’unité et la richesse de la revue, et en particulier de ce numéro 40, est exprimé dans le « Liminaire » de Gemma Serrano : « Face à l’amnésie du quotidien, la persistance des traces est proposée. […] L’instant se défait sans cesse, se forme, se déforme, se reforme et se transforme, […] l’instant modèle et métamorphose les espaces et les hommes. ». Ainsi prenons le temps de lire Nunc, maintenant, en profondeur.

Jean-Pierre Longre

www.corlevour.com

19/12/2016

Un « art du merveilleux »

Essai, francophone, cinéma, Raymond Queneau, Marie-Claude Cherqui, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, Jean-Pierre LongreMarie-Claude Cherqui, Queneau et le cinéma, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, collection « Le cinéma des poètes », 2016

Dans Loin de Rueil, roman dont le cinéma associé au rêve forme le fil conducteur, dans la narration et dans la vie du héros Jacques l’Aumône, le pouvoir du « cintième art » (expression quenienne, on l’aura deviné) est tel qu’il laisse voir en lui « une manière d’exister, de philosopher, une mystique profane ». C’est en tout cas ce que Marie-Claude Cherqui affirme, et elle a raison. Car pour l’écrivain, le cinéma fut, « aux côtés de la littérature et des mathématiques, un compagnon quotidien. ». En tant que spectateur, bien sûr, dès l’enfance et tout au long de sa vie (« au moins trois fois par semaine », assure-t-il lui-même en 1945), mais aussi en tant que critique, commentateur, auteur, dialoguiste, scénariste, réalisateur, acteur… Bref, « ses travaux […] occupent à côté de son œuvre romanesque et poétique une place plus qu’importante. ».

Essai, francophone, cinéma, Raymond Queneau, Marie-Claude Cherqui, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, Jean-Pierre LongreDans cet ouvrage, tout est là pour le confirmer et l’attester, en deux grandes parties finement intitulées « Du ciné dans Queneau » et « Du Queneau dans le ciné ». L’auteure y développe toute l’activité cinématographique de Queneau qui, soit dit en passant, a fréquenté dans ce contexte non seulement Jacques Prévert, Marcel Duhamel et Boris Vian, ses complices des « premières tentatives cinégraphiques », mais aussi René Clément, Marcel Pagliero, Jean-Pierre Mocky, Luis Buñuel, Jean Jabely, Jacques Rozier, Alain Resnay, Pierre Kast…, et dont l’œuvre a inspiré Louis Malle, Jean Herman, Michel Boisrond, François Leterrier ou Daniel Ceccaldi… Pour compléter la liste, Queneau a laissé « 8 commentaires pour des documentaires, 14 scénarios ou adaptations et dialogues pour des longs-métrages, 9 synopsis. Il supervise le doublage de 4 longs-métrages, écrit 6 chansons pour Gervaise, fait un peu l’acteur pour Pierre Kast et Claude Chabrol » ; il a aussi écrit « « 11 textes et articles sur le cinéma », et a été juré du Festival de Cannes en 1952. Voilà un aperçu, qui méritait d’être développé – ce qui est fait dans ce volume.

En 120 pages complétées par une bibliographie « sélective » mais significative, 120 pages denses, parfois pittoresques ou surprenantes, toujours sérieuses et documentées, ponctuées d’abondantes citations de textes de et sur Queneau, Marie-Claude Cherqui – qui a naguère consacré une thèse entière et plusieurs articles au sujet – dit tout, explique tout, en une série d’analyses synthétiques (pour ainsi dire), et montre avec pertinence que l’œuvre cinématographique de Queneau est en phase avec le reste de son œuvre, romanesque et poétique. Voilà la marque d’un artiste au génie largement pluriel et toujours maîtrisé.

Jean-Pierre Longre

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14/12/2016

Le jeu de la différence et de l’espoir

Théâtre, Bulgarie, Hristo Boytchev, Iana-Maria Donycheva, Bernard Faivre d’Arcier, Marianne Clévy, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreHristo Boytchev, Le colonel-oiseau, Orchestre Titanic, traduits du bulgare par Iana-Maria Dontcheva, préfaces de Bernard Faivre d’Arcier et Marianne Clévy, éditions L’espace d’un instant, 2016  

Hristo Boytchev, né en 1950 en Bulgarie, est l’un des grands dramaturges européens contemporains, et les deux pièces que viennent de publier les éditions L’espace d’un instant le confirment. Deux comédies où la folie, le rêve, l’absurde, l’illusion, l’espérance, dans la meilleure manière balkanique actuelle, portent témoignage de la réalité humaine.

Dans Le colonel-oiseau, six personnages sont réunis dans un monastère isolé transformé en « centre psychiatrique régional », sous la surveillance de plus en plus relative d’un docteur nouvellement arrivé. Chacun a pour ainsi dire sa spécialité : voleur impénitent, prostituée repentie, interprète du journal télévisé, Tzigane devenu impuissant, petit homme hanté par la peur de se faire écraser… Nous sommes à l’époque de la guerre en Yougoslavie, et un jour l’ONU parachute par erreur sur le site de l’asile des colis destinés à Sarajevo assiégée, une manne miraculeuse qui permettra de nourrir les pensionnaires souffrant d’une totale pénurie. À partir de là, Fétissov, un Russe qui était jusqu’à présent resté totalement muet, prend les choses militairement en main et transforme la petite troupe en « unité de combat », sous-division de l’ONU ou de l’OTAN, décidée à rejoindre le parlement européen à Strasbourg. Entreprise folle, tragi-comique, dramatique ? Oui, et plus que cela. « Messieurs, mademoiselle ! Vous n’êtes pas fous ! Vous êtes seulement différents des autres ! Vous n’êtes simplement pas faits pour ce monde, car ce monde a été créé pour les gens identiques. […] Il faut s’échapper de ce monde, d’ailleurs, nous sommes déjà en train de le faire, mais en vainqueurs ! On va s’échapper comme des vainqueurs ! Nous allons réussir notre mission, précisément parce que nous sommes différents. ». Telle est, s’il en faut une, la leçon proclamée par Fétissov.

Les gares, lieux improbables de passages, de départs, d’arrivées, d’illusions, de déceptions, sont un lieu romanesque ou scénique souvent sollicité dans la littérature d’Europe orientale (voir par exemple certains romans et nouvelles de Dumitru Tsepeneag ou certaines pièces de Matéi Visniec). Celle d’Orchestre Titanic est abandonnée, mais investie par quatre humains eux aussi « différents », quatre sans-abri qui jouent à quitter cet endroit désert à chaque passage de train. Ils n’arrivent qu’à recevoir les déchets jetés des wagons, jusqu’à l’arrivée de Hari, magicien, maître illusionniste qui les nourrit de promesses (« Vous, vous êtes des élus ! Je vous ai cherchés depuis l’éternité, et voilà que je finis par vous trouver, n’est-ce pas merveilleux ? Et je vous aiderai à faire l’exode vers la Terre promise de votre âme. »), et qui tente de les préparer « intérieurement » « pour la vie là-bas… Là-bas, vous trouverez un monde nouveau et très différent de tout ce que vous avez connu jusqu’ici. Il faut vous préparer à l’assimiler. ». Encore un homme providentiel, qui mènera le petit groupe vers sa destinée…

Pièces métaphoriques aux accents parfois beckettiens, Le colonel-oiseau et Orchestre Titanic sont représentatives d’un style théâtral riche en images, en sensations, en trouvailles verbales, le style d’un auteur qui sait observer les hommes, leur voue une attention particulière dans leur diversité et leur volonté d’arriver à vivre, d’un auteur qui soigne ses textes dans les moindres détails et qui crée un théâtre dans lequel la poésie va de pair avec l’émotion. Du vrai et beau théâtre.

Jean-Pierre Longre

www.sildav.org

08/12/2016

Histoire d’une famille, Histoire d’un pays

Roman, francophone, Fabrice Humbert, Gallimard, Jean-Pierre LongreFabrice Humbert, Éden utopie, Gallimard, 2015, Folio, 2016  

« Comme il y a une forme de vulgarité à parler de soi, j’essayerai de n’être qu’un personnage parmi les autres. ». Si Fabrice est au centre du livre, ce n’est pas du fait de ce que l’on nomme d’ordinaire « autobiographie », mais plutôt de celui des recherches qu’il mène, et qu’on le voit mener, à partir de la vie des membres de sa famille, pour reconstituer non seulement l’histoire de cette famille sur trois générations, mais aussi l’Histoire de la France sur une période qui va, disons, de l’immédiat après-guerre à nos jours.

À l’origine, il y a deux cousines, Sarah et Madeleine, élevées ensemble. Mariage bourgeois et prometteur pour la première, échec pour la seconde, qui doit se séparer de ses trois enfants pour survivre, avant un second mariage qui lui donnera deux autres enfants, dont Danièle, la mère de l’auteur. Il y a, surtout, la « Frater », œuvre de trois hommes entreprenants, anciens résistants, protestants militants, André Coutris, Daniel Jospin, Emmanuel Rochefort. « Fraternité » donc, réunie dans une bâtisse construite à Clamart des propres mains de ces hommes et de leurs familles, et inaugurée en 1946. Tous les personnages du livre en sont issus plus ou moins directement, héritiers de l’idéalisme bienheureux de cette époque, tous en quête, de diverses manières, de l’utopie édénique ainsi engendrée.

roman,francophone,fabrice humbert,gallimard,jean-pierre longreIssues du groupe et des deux cousines, se côtoient et se séparent deux branches familiales aux destins opposés : comme les Rougon et les Macquart, les riches Coutris et les pauvres Meslé – mais dont l’évolution va être bien différente de celle des personnages de Zola. Côté Meslé, le second mari de Danièle, beau-père de Fabrice, est une figure de l’entrepreneuriat social-démocrate, qui va introduire dans le foyer des personnalités du monde politique, artistique, médiatique. Côté Coutris, les options de la gauche radicale vont mener certains petits-enfants à la marge de groupuscules autonomes et violents comme Action Directe. Les illusions politiques d’Élise, notamment, la mèneront (plutôt injustement) en prison. Paradoxe fréquent à notre époque, les divergences familiales se muent en inversions sociales.

C’est ainsi qu’à travers les cinq épisodes du roman (« Les fondateurs », « Mai 68 », « L’Affaire », « La fortune des Macquart », « La vie etc. ») et grâce aux témoignages et documents que l’auteur recueille comme le fait un historien, c’est bien la chronique d’une époque qui est proposée. Les individus, dans leurs destins romanesques, sont le fidèle reflet, en profondeur et en relief, de la réalité socio-historique, avec des portraits (ceux de célébrités comme Jean-Claude Brialy, Michel Rocard, Lionel Jospin, bien d’autres encore, obscurs ou fameux), des peintures sociales, des épisodes dramatiques, des références littéraires et artistiques, et l’émotion, la nostalgie, les analyses philosophiques et psychologiques… Éden utopie est une fresque sur laquelle se greffent, en vue d’un aboutissement, les confidences et les réflexions du narrateur. « C’était ma quête de l’éden. J’étais à la recherche de cette plénitude exceptionnelle que j’imagine avoir éprouvée autrefois, dans un éden enfantin peut-être mythique, le sentiment merveilleux et immémorial de la présence du monde, mais ces mots trop pompeux échouent à traduire le pays merveilleux, qui est un je-ne-sais-quoi lové en chacun et que les mots ne sauraient restituer. ».

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.folio-lesite.fr

01/12/2016

Soupçons

Roman, francophone, Édith Masson, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreÉdith Masson, Des carpes et des muets, Les éditions du Sonneur, 2016  

Ça commence vite et fort : en curant un canal, des hommes découvrent un sac en plastique (de ceux que l’épicerie du coin distribue aux clients) rempli d’ossements humains. Branle-bas dans le village (lequel ? Il n’est jamais nommé, mais on va apprendre à le connaître de l’intérieur). Boule, le maire, alerte les autorités, les discussions vont bon train dans le bistrot de Nazaire… Mais si l’on s’attend à une enquête policière en bonne et due forme, on en sera pour ses frais.

Non. Tout est dans l’atmosphère (la chaleur, l’humidité – on étouffe un peu, on tourne en rond comme poissons dans un bocal), dans les non-dits, les rumeurs, les allusions, les silences. Le personnage qui ouvre et ferme le récit, et qui est une sorte de témoin extérieur tout en ayant, on s’en doute, des liens avec le passé du village, porte un nom de fleur qui sonne comme un objet (ou un corps) lancé dans l’eau : Phlox. Au lecteur de déchiffrer les symboles, les messages cryptés, les réflexions et attitudes des hommes et des femmes, parfois étranges et pourtant si humains, qui animent le récit. Et de se plonger dans les mystères des origines : « C’est important, les origines. C’est passionnant aussi, parfois, comme ces énigmes dans les films qu’il faut résoudre. La réponse se trouve quelque part, il faut savoir la chercher. Ce n’est pas toujours celle qu’on s’imagine… Les familles ont leurs petits secrets, n’est-ce pas ? Qui n’en a pas ? ». Les familles, et le reste. Il y a eu autrefois la mort d’Athanase, poussé à l’eau à l’issue d’une soirée particulièrement agitée. Il y a eu cet Allemand, Heinrich, resté sur place après la guerre. D’autres choses encore, que l’on raconte sans en avoir l’air, que l’on ne raconte pas en feignant de le faire, ou que l’on ressasse indéfiniment – au café, dans la rue, chez l’un ou l’autre…

Le maire, qui a été témoin de faits importants dans son enfance, tente de donner cohérence à tout cela – et l’éclairage des lampadaires pendant toute une nuit est comme un signe concret de ses recherches. « Il faut que les choses aient un sens, n’importe lequel. Qu’il y ait une histoire autour de ces os, de toi, Prisque, de chacun de nous, et qu’elle tienne debout. Qu’elle ait un début, une fin. Qu’on la croie vraie. Qu’au besoin on la fabrique. ». Et puis : « Tout à coup on te regarde autrement. Pourquoi ? Sans que tu saches comment, une histoire a poussé autour de toi. On te regarde comme ça et, peu à peu, si tu n’es pas assez fort, tu seras réellement ce raté, ce héros, ce sale caractère, ce malhonnête, ce personnage qu’ils auront inventé. ». Une histoire, des histoires qui se développent, et nous voilà en plein dans le roman, ou dans les romans qui se soupçonnent. Des personnages s’agitent, se cachent, s’exhibent, se regardent en silence, se parlent à mots couverts, et le récit s’épaissit au fur et à mesure. Les lecteurs, eux, investissent la fiction, s’investissent dans l’atmosphère du lieu, se construisent leurs fictions ; ils deviennent eux-mêmes carpes et muets, pris dans le filet de la narration et plongés dans leur propre imagination, par l’entremise de celle de l’auteure.

Jean-Pierre Longre

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http://www.marcvillemain.com/archives/2016/10/10/34420983...

23/11/2016

« Mégalométropolis »

poésie, anglophone, David Gascoyne, Michèle Duclos, Roger Scott, black herald press David Gascoyne, Pensées nocturnes, ouvrage bilingue – bilingual book, traduit de l’anglais par Michèle Duclos. Postface / Afterword by Roger Scott, Black Herald Press, 2016

Après la parution en français de La vie de l’homme est cette viande (Man’s Life Is This Meat) de David Gascoyne (1916-2001), dont on fête cette année le centenaire de la naissance, Black Herald Press propose une édition bilingue de son poème radiophonique, Pensées nocturnes, diffusé en 1955 par le Third Programme de la BBC. Au sommaire : le poème en trois volets (« Les Veilleurs de Nuit », « Carnaval Mégalométropolitain », « Rencontre avec le Silence »), « Le Poète et la Ville » (1981), essai de Gascoyne inédit en français, et une postface de Roger Scott – ami, archiviste, éditeur du poète et spécialiste de son œuvre ; le tout dans une traduction de Michèle Duclos.

After the publication of a bilingual edition of Man’s Life Is This Meat (La vie de l’homme est cette viande) by David Gascoyne (1916-2001), the centenary of whose birth is celebrated this year, Black Herald Press releases a bilingual edition of his radiophonic poem Night Thoughts, broadcast in 1955 by the Third Programme (BBC). This book includes the three-part poem (‘The Nightwatchers’, ‘Megalometropolitan Carnival’, ‘Encounter with Silence’), an essay by Gascoyne ‘The Poet and the City’ (1981), and an afterword by Roger Scott—a friend, archivist, and editor of the poet, and a specialist of his work; French translation by Michèle Duclos.

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Diffusé en 1955 par le Third Programme de la BBC et publié en 1956 en Grande-Bretagne, Pensées nocturnes, poème radiophonique pour plusieurs voix de David Gascoyne (1916-2001), se présente comme une déambulation en trois volets dans une ville nocturne – en l’occurrence, Londres – qui revêt des formes multiples : cité réelle, rêvée et assoupie, puis fantasmagorique et hallucinatoire, enfer souterrain et ultra-mécanisé, enfin silencieuse et apaisée, rendue à la Nature, à l’espoir et à la renaissance. Partant du thème de la Cité primitive et mythique devenue « Mégalométropolis », le poète dépeint tant « le vide éthique qui est au cœur de notre monde » que la figure du Solitaire perdu dans la multitude, tantôt « privé d’âme et d’individualité », tantôt luttant pour préserver son humanité. À travers cette exploration tour à tour tragique, satirique et existentielle de la Ville, le poète entend aborder « la nuit spirituelle » inextricablement liée à la civilisation moderne et souligner sa quête incessante de lumière, seule capable « d’écarter l’obscurité du Vide », pour citer Roger Scott, et de nous permettre d’accéder à une « solitude partagée ». En complément, deux textes, l’un de David Gascoyne, « Le Poète et la Ville », l’autre de Roger Scott, en postface, retracent la genèse de ce triptyque poétique et ses influences, parmi lesquelles les « Villes » de Rimbaud, le Paradis perdu de Milton, l’Enfer de Dante, ou encore La Terre vaine de T. S. Eliot.

David Gascoyne, l’un des grands poètes britanniques du xxe siècle, est l’auteur de plusieurs recueils – dont Roman Balcony, paru alors qu’il n’a que 16 ans, La vie de l’homme est cette viande, La Folie de Hölderlin et Poems, 1937-42. Dès 1933, lors de ses séjours en France, il fréquente de nombreux artistes et écrivains (Breton, Dalí, Ernst, Éluard…) avant de lier amitié avec Benjamin Fondane et Pierre Jean Jouve. D’abord influencé par le surréalisme (on lui doit le premier ouvrage en anglais consacré à ce mouvement et la traduction des Champs magnétiques de Breton et Soupault), Gascoyne s’en détachera pour se consacrer à une poésie humaniste et spirituelle. Son œuvre, d’une originalité saisissante et visionnaire, est marquée par une profonde angoisse existentielle, empreinte d’un mysticisme prophétique et tourmenté.

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Broadcast in 1955 by the Third Programme (BBC) and published in Great-Britain in 1956, Night Thoughts, a radiophonic poem by David Gascoyne, is a three-part quest in a nocturnal city—in this case, London—which dons various forms: a real, dreamed, and sleeping city, then a phantasmagorical and hallucinatory one, like an underground and mechanized inferno, and lastly silent and appeased, restored to Nature, hope and rebirth. Taking as a starting point the theme of the primaeval and mythic City turned into a “Megalometropolis”, the poet depicts “the ethical emptiness at the core of our…world” as well as the figure of the Solitary, either “soulless” and “devoid of all individuality”, or struggling to preserve his humanity. Through this alternately tragic, satirical, and existential exploration, the poet intends to confront the “spiritual night” inextricably associated with modern civilisation and insists on “his constant search for the light to displace the darkness of the Void” (as Roger Scott writes in his afterword), a search that may allow us to reach “a shared solitude”. This book comprises two additional texts, “The Poet and the City” by David Gascoyne and an afterword by Roger Scott: they unveil the genesis of this poetical triptych and its influences—among them the “Villes” texts by Rimbaud, Milton’s Paradise Lost, Dante’s Inferno, and T. S. Eliot’s The Waste Land.

David Gascoyne (1916-2001), one of the great British poets of the 20th century, is the author of several collections—Roman Balcony, published when he was only 16 years old, Man’s Life Is This Meat, Hölderlin’s Madness and Poems, 1937-42, while his New Collected Poems, edited and introduced by Roger Scott, was released in 2014 (Enitharmon Press). From 1933 onwards, while staying in France, he met many artists and writers (Breton, Dali, Ernst, Éluard...) before befriending the Romanian-French poet and philosopher Benjamin Fondane and the French poet Pierre Jean Jouve. At first influenced by Surrealism (he wrote the first book in English dedicated to this movement and translated into English The Magnetic Fields by Breton and Soupault), by the late 1930s Gascoyne distanced himself from it and began to write a more humanistic and spiritual poetry. Imbued with a startling and visionary originality, his work is marked by a deep existential angst while being fraught with a prophetic, tormented mysticism.

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Black Herald Press
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17/11/2016

« Géographie sonore »

Essai, francophone, Gaëlle Josse, Le temps qu’il fait, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, De vives voix, Le temps qu’il fait, 2016  

La voix est « ce qui précède le verbe, la parole, le discours », écrit l’auteure dans son « Avant-dire ». Et puis le verbe est nécessaire pour en parler. Même chose avec la musique, que Gaëlle Josse évoque avec ferveur, ici et dans d’autres livres (par exemple Les heures silencieuses ou Nos vies désaccordées). Autre point commun : le silence. C’est sur les plages de silence que les sons prennent leur relief ; toute parole, toute musique se construit sur le silence. C’est ainsi que les textes de Gaëlle Josse sur la voix ont pris la forme de la brièveté, interrompus et reliés par des espaces vides comparables à ceux qui ponctuent la parole, le chant, le cri – reprises de souffle, pauses qui permettent à la voix d’être « signe de présence au monde, signe d’un possible vers autrui. », et au lecteur de méditer un instant sur ce qu’il vient de lire.

La voix, donc, thème central, est l’objet de variations multiples permettant à l’auteure d’aborder toutes sortes de sujets dont le caractère personnel s’élargit à des considérations d’ordre général. Souvenirs d’enfance, instantanés de la vie quotidienne (le métro, la rue, une réunion familiale ou amicale, la radio et la télé…), agacement et colère contre les voix qui veulent se donner de l’importance, mise en avant d’expressions sur lesquelles il est bon de s’attarder (« Parler à la cantonade », « Une voix tranchante, une voix coupante, une voix caressante », et, avant tout, le titre, auquel le pluriel donne une particulière résonance), aussi et encore la musique, avec notamment une belle description de voix chantant Schubert : « Voix de baryton pour le narrateur, voix de ténor pour l’enfant et le Roi des Aulnes, voix de basse pour le père. Le piano fait entendre les rafales de vent à la main gauche, et le galop du cheval par des triolets d’accords à la main droite. La nature tourmentée, le déchaînement des instincts, l’aveuglement puis l’angoisse paternelle, l’issue tragique. Les forces obscures contre la seule raison. ».

« Ni essai, ni récit, ni roman, ni autobiographie », précise la quatrième de couverture. D’accord. Mais si l’on peut en effet exclure le roman, De vives voix est peuplé de réflexions (essai), d’histoires (récit), de mémoire personnelle (autobiographie). Il y a donc de tout cela, à quoi il faut ajouter la poésie. Ces brefs agencements de mots tiennent souvent du poème en prose, à la fois par leur condensation et les perspectives qu’ils ouvrent. Leurs échos ont des chances de résonner bien au-delà de leurs significations premières.

Jean-Pierre Longre

www.letempsquilfait.com

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08/11/2016

La route, les mots

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Icare au labyrinthe, Les éditions du Sonneur, 2016  

« Tu prends la route, là, n’importe laquelle, tu débouches sur des mots. Tu peux bien sûr baliser ton itinéraire, savoir où tu vas. Mais tu peux aussi te laisser guider par le hasard, te fier à la rencontre. L’amour, les blagues, l’art : joindre, poser l’insolite, tracer du neuf dans le vieux, créer de nouveaux sens. ». Nous sommes là au cœur du livre, au centre d’un itinéraire qui, entre Le Puy et Paris, se trace dans le sillage d’un drôle de couple : lui, poète vieillissant, revenu de beaucoup de choses mais pas de l’art et de l’écriture ; elle, jeune fille de vingt ans à la langue bien pendue et au verbe déluré, Zazie du XXIème siècle issue de l'immatérialité des réseaux sociaux.

Chaque chapitre nous mène sur des territoires qui, apparemment, n’ont rien de romanesque en soi (Le Puy, Vichy, Montmorillon, Tours), avec des incursions dans le passé récent du côté de Paris et Saint-Ouen (où, finalement, tout se rejoindra et tout se dénouera). Rien de romanesque, mais Lionel-Édouard Martin (Liolio pour les intimes, au moins pour la petite Palombine) a l’art, avec une verve non vergogneuse, de faire roman des plus petits événements, des moindres situations : un repas de restaurant provincial, le cours d’une rivière, un bon crû de derrière les fagots, un souvenir d’enfance, un paysage paisiblement rural, le vide d’une ruelle… Et, périodiquement, un morceau de bravoure, une page d’épopée ou de lyrisme grandiose : l’éclatement d’un orage (« la bruyante déferlante, les fracas d’orange et de zébrures, le jour éphémère, convulsif, le battement spasmodique du noir et du safran, la cravache des bourrasques, la pluie en vrac, diluvienne, sur le monde. ») ; ou encore l’apparition de deux volets d’un triptyque de Mantegna (« un raccourci de l’angoisse déboulant sur le triomphe ») où s’est glissé un lapin, « Le lapin », roux comme le Christ dont pour le narrateur il est le symbole (tiens, l’ami versaillais amateur de littérature se nomme Portechrist – tout un programme, et pourquoi pas un fil (d’Ariane) conducteur).

Icare sortira-t-il de son dédale de routes secondaires ? Se brûlera-t-il les ailes au feu des illusions ? Se fera-t-il dévorer par un Minotaure d’aujourd’hui ? Palombine, sa virtuelle compagne de voyage, le rappelle à la réalité avec sa verdeur naturelle. Le dernier morceau de bravoure est la description savoureusement satirique d’une petite foule de parasites snobinards feignant de s’intéresser à l’art, à la musique, à la poésie, et devant qui le narrateur s’aventure à lire sa poésie, avec un succès qu’on laissera au lecteur le soin d’interpréter – de même qu’il interprétera aussi lui-même le tout dernier épisode d’un roman plein de saveurs et de réminiscences (en témoigne la liste des écrivains et artistes déroulée en annexe), d’un roman plein de tendresse et de passion, d’humour et de fureur, et dans lequel, surtout, les mots règnent en maîtres.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com

https://lionel-edouard-martin.net

02/11/2016

« D’ombre et de fantaisie »

Roman, francophone, Suisse, Jacques-Pierre Amée, Infolio, Jean-Pierre LongreJacques-Pierre Amée, Comme homme, Infolio, 2016  

Jacques-Pierre Amée est un artiste. Son site Internet le prouve, qui donne à voir ses « Lipographies », inspirées par le « Nuage ôté » (le « Blur » du lac d’Yverdon que les riverains ont décidé de supprimer après l’exposition de 2002) et par les « Palafittes », ces constructions sur pilotis dans lesquelles vivaient jadis des pêcheurs. Jacques-Pierre Amée est un artiste. Son dernier roman le prouve, qui donne à lire de brefs tableaux colorés ou sombres, qui comme un peintre hollandais s’attache aux petits détails dont l’addition suggère une vision d’ensemble tantôt floue tantôt évidente, en jeux d’ombres et de lumières, et qui laisse entendre qu’une pièce de théâtre intitulée Comme homme se prépare, où les chansons, la danse, les numéros de clown seront de la partie.

Comme homme, pièce en préparation donc, est d’abord un roman racontant en un va-et-vient de séquences diverses l’histoire de Zo et Zach, qui se retrouvent chaque fin de semaine dans le chalet (ou cabane) de celui-ci, situé sur la pente d’une montagne, vraisemblablement en Suisse. Dans leurs esprits et leurs discussions, il y a le passé : Jeff, mort maintenant, qui a laissé son chalet à Zach ; Haïti, où Zo vivait lorsqu’elle était enfant et où elle a perdu sa main droite, Haïti où est morte la petite Fanette, peu après le grand tremblement de terre. Et il y a le présent : l’amour mutuel de deux êtres à la fois ancrés dans la pérennité et implantés dans la modernité; Noémie qui, ailleurs, au bord du Saint-Laurent, monte sa « pièce d’ombre et de poésie »… Bref. On ne va pas résumer ce qui est suggéré par bribes poétiques, sonores, entrecoupées de digressions ouvertes sur des horizons inattendus, éparpillés.

Ce roman, tout compte fait, est une sorte de long poème en sept chants dont l’unité est assurée par des éléments de la nature : plumes, racines, fruits, feuilles, fleurs, lune, cendres, pierre, sable… Un long poème ponctué par des chansons (Zach en a composé d’innombrables) ou des expressions aux harmoniques pleines d’écho (du genre « Poisson d’audace », « Les voix des titans déchirent l’univers », « Ensemble, joyeux et ivres, au-delà du vrai et du faux »). Un long poème dans lequel, comme il se doit, le langage est primordial, avec des jeux verbaux dont s’amuse Zach, évoquant par exemple pour Zo les Langues O (« Langues Zo ») où il a failli s’inscrire et qui sont maintenant situées dans une « ZAC »… Un long poème dans le « désordre soigneux » duquel ce qui passe par les mots est, au-delà de l’ombre et de la fantaisie et par-dessus tout, l’universelle chaleur humaine.

Jean-Pierre Longre

www.infolio.ch  

www.comme-homme.com

27/10/2016

Comment s’en sortir ?

Roman, francophone, Christian Oster, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreChristian Oster, Le cœur du problème, Éditions de l’Olivier, 2015, Points, 2016  

Avec Christian Oster, on n’est jamais au bout de sa surprise. Dans ce roman (comme dans d’autres, rappelons-le), l’événement déconcertant intervient dès le départ : Simon, le narrateur, rentrant chez lui un soir, trouve dans son salon le cadavre d’un homme, visiblement tombé de la mezzanine dont la balustrade, déjà branlante auparavant, a cédé. Diane, sa compagne, qui prenait son bain, et dont l’inconnu était vraisemblablement l’amant, le quitte dans la foulée, le laissant se « débrouiller » avec l’encombrant colis. Que va-t-il en faire ? Après maintes tergiversations et divers transports dans le coffre de sa voiture, il décide de l’enterrer dans le potager, sous les plants de tomates.

D’autres, à partir de cette situation à suspense, auraient bâti un polar, voire un thriller, avec enquête à rebondissements multiples. On a bien affaire à un roman noir, mais le noir n’est pas celui des péripéties ; plutôt celui qui habite et ronge le personnage de l’intérieur, avec ses hésitations, ses doutes, sa solitude. Un personnage qui s’enfonce comme malgré lui, mais aussi avec une sorte de délectation, dans les difficultés, ne trouvant pas de porte de sortie. « J’ai eu pitié de moi, plus ça allait moins je trouvais de solution satisfaisante ». Ce genre de lucidité paraît commander son comportement. Fait marquant et significatif : la principale rencontre qu’il fait est celle d’un policier à la retraite, avec qui il va jouer au tennis, partir pour un improbable séjour chez la belle-sœur de son nouvel ami, y faire d’autres rencontres – toujours avec en lui le souvenir et le poids du cadavre qu’il a enterré.

Roman, francophone, Christian Oster, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre Longre« Le cœur du problème » réside au premier degré dans ce cadavre non identifié. Mais il concerne surtout Simon, qui se tend des pièges à lui-même tout en les considérant avec une certaine distance. Saisi d’une culpabilité qui ne devait pas le concerner, il semble vouloir se laisser deviner. « Tout est normal. C’est-à-dire rien. En même temps, ça n’a pas tellement d’importance. J’ignore si je ressens quoi que ce soit, en fait. Quand j’arrive chez moi, c’est pareil. ». Et l’amour qu’il éprouve toujours malgré tout pour Diane n’est pas pour rien dans cette sorte d’indifférence à soi. L’auto-analyse est circonstanciée, dans une recherche incessante, et le style de Christian Oster colle à cette recherche, suit dans le détail les méandres de la pensée. Avec cela, l’important est suggéré, la narration se développe avec ses vides, ses non-dits. Au lecteur, sous le choc et sous le charme, de prendre en charge les angoisses de Simon.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr  

www.lecerclepoints.com

Rappel: Mon grand appartement. Lire ICI

19/10/2016

La naissance de l’existence

Récit, Essai, francophone, Yves Déchavanne, Edilivre, Jean-Pierre LongreYves Déchavanne, Et nous croquerons la pomme ou Du bon usage de la liberté, Edilivre, 2014  

« La vie ne peut exister sans imperfection ». Le plan divin, lui, était parfait. La souffrance, les malheurs, les soucis, le doute, et aussi – autres conditions nécessaires à toute véritable existence humaine – la liberté et l’amour. Les hommes iront « s’élevant de chute en chute, progressant dans la connaissance, et créant la vie. […] Et si, conscients de leur existence, certains en viennent à douter de nous, à nous maudire, voire à nous nier, n’y vois pas malice et réjouis-toi : c’est qu’ils grandissent. ». Voilà ce que le créateur dit au « Bénin » (vous savez, celui qui deviendra le « Malin » sous la forme du Serpent), mettant au-dessus de tout l’autonomie de sa Création vouée à devenir créatrice, à commencer par Adam et Ève.

Attention : Et nous croquerons la pomme n’est ni un traité de théologie ni un essai philosophique. Quoique. Les allusions, les références, voire les citations peuplent la prose d’Yves Déchavanne. Liberté et responsabilité, essence et existence, connaissance du bien et du mal, conscience du temps et rôle de l’inconscient – les concepts vont bon train dans la parole divine et humaine, de même que dans la méditation d’Adam, qui va jusqu’à anticiper sur un « L’enfer, c’est les autres » plus intemporel qu’anachronique. Et il y a la découverte du plaisir, de la sensualité, de la musique, de l’amour et de la mort. Ève, rendue experte en ces domaines par l’action du Serpent, va tenter de persuader Adam que tout cela vaut la peine. Une quête quasiment bachelardienne occupe ses pensées : « C’étaient des orgies d’imaginations, des symphonies de rêveries où chaque sens, tout à tour sollicité, devenait tantôt soliste, tantôt concertiste. ». Louise Labé elle-même est un recours pour exprimer les signes de l’amour (chaud et froid, rire et larmes…).

On l’aura vite compris, si l’érudition n’est pas écartée (en témoignent les expressions latines qui accompagnent les apparitions de Dieu), l’humour est la dominante. Un humour sans cesse renouvelé, toujours porteur de sens, qui sous-tend le développement des réflexions et les pages de belle poésie accompagnant le récit d’une Genèse revisitée (thème et variations). Sans oublier le chœur des anges qui chante à la fin de chaque chapitre, élevant la prose vers les sphères de la musique céleste. C’est ainsi, d’une manière plaisante et décalée, qu’est décrit le passage du jardin d’Eden (paradisiaque mais monotone et ennuyeux, tout compte fait) à l’existence pleine de douleur et d’amour, d’inquiétude et de satisfactions, de dépressions et de passions, au demeurant source de promesses et d’optimisme. « L’homme est en marche », et cela, espérons-le, ne s’arrêtera pas. Impatients, nous attendons la suite du cheminement.

Jean-Pierre Longre

www.edilivre.com

13/10/2016

Sortir de la zone

Autobiographie, récit, francophone, Louis Calaferte, Folio, Jean-Pierre LongreLouis Calaferte, Requiem des innocents, Folio, 2016  

La grande ville n’est jamais nommée mais le caractère autobiographique du récit laisse deviner qu’il s’agit de Lyon. Peu importe. Comme partout et comme toujours, en marge de la cité il existe une « zone » grouillante de crasse et de vermine, envahie par la misère et l’alcoolisme, par la violence et la débauche, un ghetto peuplé d’êtres humains pourtant. C’est une longue rue boueuse bordée de taudis où les lieux de rassemblement sont des bistrots sordides, un terrain vague ou de vieux wagons au rancart, et qui vit d’une vie quasiment autonome, avec ses petits et grands trafics et son désoeuvrement.

Il y a là une bande de gamins parmi lesquels le jeune Calaferte est une personnalité, disons le second du chef. Derrière les mauvais coups reçus et donnés, se manifeste une solidarité de petits délinquants, une amitié de terrain vague que le fils non désiré d’immigrés italiens qui a pu s’extirper de la fange n’oubliera jamais. « Je sais d’où je viens. Je n’ai pas renié ma race. Je sais que là-bas la vie était pareille à la terre, noire, sale. Qu’elle ne pardonnait pas. Ni le mal ni le bien. Je sais que tout y était sujet à ordure et à désespérance. Je sais qu’on n’empoigne pas le malheur. Qu’on ne lui fracasse pas la tête. Que ce n’est pas une question de force. Vous pouvez amener demain vos pitoyables dépouilles : je pleurerai en vous accueillant, les bras ouverts. Vous pouvez m’appeler, je n’aime bien que la misère des hommes. C’est un bout de notre vérité, la misère. Ça vous fait tenir les yeux écarquillés. Ça vous dérange. Ça vous détruit. Ça vous réforme. C’est mâle, la misère. Faut écouter ou s’en aller. C’est exigeant. Vous pouvez m’appeler. Je vous reconnaîtrai. ». Mauvais garçons, mais amis bénis, alors qu’une malédiction vengeresse tombe sur les parents indignes : « Toi, ma mère, garce […]. Si tu savais ce que c’est qu’une mère. Rien de commun avec toi, femelle éprise, qui livra ses entrailles au plaisir et m’enfanta par erreur. ». Et pour le père : « Ridicule embryon, toi, Calaferte, je sais où te trouver. […] Un jour dans cette rue à mendier ton pain, demain ailleurs à t’enivrer. Rien n’était peut-être de ta faute. Je te ressemble. Nous subissons la vie sans trop songer à nous révolter. ». (Voilà de longues citations, mais de vrais échantillons d’un style hors du commun).

Autobiographie, récit, francophone, Louis Calaferte, Folio, Jean-Pierre LongreS’il ne s’est pas révolté, comment le jeune Calaferte est-il sorti de ce cloaque ? Pas de mystère : par l’école. Pas n’importe laquelle. Surtout, par un maître, Lobe, qui « avant tout était un homme. Pour lui, la vie était une chose. Les diplômes en étaient une autre. ». Lorsqu’il apprend que, seul de la bande, il a réussi le certificat d’études, et ne trouve pas mieux pour garder l’estime de ses camarades que de déchirer son papier, le garçon garde intacte l’affection de ce Lobe, qui « était exactement le pédagogue qu’il nous fallait », qui a su faire confiance à ceux qui, auparavant, étaient objets des pires contrôles et d’une cruauté sadique.

Si tout est vrai dans ce livre qui « n’est pas un roman », qui n’invente rien, sa prose directe, aussi brutale que ce qu’elle raconte, aussi pathétique dans sa sécheresse voulue que la souffrance qu’elle décrit, est la preuve que la littérature n’est pas une question de fioritures, l’art pas une question d’artifices. Le jeune homme qu’était Louis Calaferte (1928-1994) lorsqu’il mena cette entreprise autobiographique (première publication chez Julliard en 1952) réussit, comme subrepticement, à composer une œuvre qui, par sa puissance émotionnelle, risque bien de laisser une trace indélébile dans le cœur du lecteur.

Jean-Pierre Longre

www.folio-lesite.fr