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31/10/2022

Faire justice à tout prix

Roman, thriller, anglophone, États-Unis, Harlan Coben, Roxane Azimi, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Harlan Coben, Gagner n’est pas jouer, traduit de l’anglais (États-Unis) par Roxane Azimi, Belfond, 2021, Pocket, 2022

Windsor Horne Lockwood III, dit Win, a tout pour lui. Héritier d’une famille richissime, bel homme, intelligent, d’une force physique au-dessus de la moyenne… Revers de la médaille : cynique et sans scrupules, fuyant tout sentimentalisme (surtout en amour), adepte de la formule « la fin justifie les moyens », même les plus brutaux (surtout pour faire justice, concédons-le). La fin, en l’occurrence : trouver qui a assassiné un vieil homme vivant en solitaire, quasiment caché, dans un appartement de New-York, et élucider toutes les ramifications qui s’ensuivent ; les moyens : tous ceux qui sont possibles, physiquement, matériellement et moralement.

On n’entrera pas ici dans le détail de l’enquête et des actions menées par Win, ce privé très spécial. L’assassinat de l’homme le ramène à une histoire familiale vieille de plus de vingt ans, notamment à la mort de son oncle et à la séquestration de sa cousine dans la « cabane des horreurs », ainsi qu’à un vol de tableaux appartenant aux Lockwood. L’affaire est aussi liée à un attentat mortel perpétré il y a longtemps par de jeunes anarchistes, dont la plupart ont mystérieusement disparu… Bref, l’intrigue est complexe, le suspense habilement entretenu, les rebondissements nombreux, le dénouement inattendu.

L’histoire, racontée à la première personne par Win, est semée de considérations sociales et psychologiques qui ajoutent une autre qualité au protagoniste : la lucidité, par exemple à propos du milieu des affaires : « Voilà pourquoi ils sont si nombreux à contourner la loi, à la transgresser, à tricher. Le risque de se faire prendre ? Très mince. De finir au tribunal ? Plus mince encore. Et si, malgré tout, le riche se fait pincer, la probabilité de payer une simple amende inférieure à la somme d’argent que vous avez volée ? Énorme. De purger une quelconque peine de prison ? Infinitésimale. » ; ou à son propos même : « En me voyant, vous avez l’impression que je vous regarde de haut. Cela vous inspire un sentiment de rancœur et d’envie. Tous vos échecs, réels ou ressentis comme tels, alimentent votre agressivité envers moi. » Gagner n’est pas jouer est un vrai et grand thriller, intelligent et musclé, comme son héros. Et Harlan Coben est un maître en la matière.

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

www.lisez.com/pocket/15

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24/10/2022

Anecdotes et souvenirs littéraires

Nouvelles, chroniques, autobiographie, récit, francophone, Roger Grenier, Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, Jean-Pierre LongreRoger Grenier, Les deux rives, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022

Roger Grenier (1919-2017), écrivain, journaliste, éditeur, lecteur chez Gallimard, a bien connu le monde littéraire. Dans cet ouvrage posthume, sous la forme d’anecdotes souvent souriantes, ironiques sans méchanceté, il rend compte à sa manière d’épisodes significatifs, parfois saugrenus, parfois émouvants, mettant en scène des personnalités connues ou méconnues.

Situés entre 1937 et 2005, maints événements confidentiels ou notoires sont tombés sous la plume alerte de l’auteur. C’est par exemple, en 1950, Marguerite Duras exclue du P. C. F. pour des raisons relevant de la morale la plus intransigeante ; la visite des fines fleurs de la Beat Generation (Jack Kerouac, Alan Ginsberg, Gregory Corso) dans les bistrots de Saint-Tropez ; les funérailles de Céline, en 1961, à l’occasion desquelles, dans son reportage pour France-Soir, Roger Grenier écrivit : « Il est toujours triste d’être obligé d’avoir honte d’un grand écrivain. » ; André Maurois faisant appel à des « nègres » ; des confidences de Serge Gainsbourg ; l’évocation de la mort, à Venise, de Wagner « se faisant faire une gâterie, comme on dit, par la femme de chambre »… On croise de grandes figures, amis ou connaissances de l’auteur, Camus bien sûr, Raymond Queneau, Jules Roy, Pierre Lazareff, Daniel Boulanger, et bien d’autres membres de la République des Lettres.

Ces échos des « deux rives » sont précédés de trois nouvelles, dans lesquelles Roger Grenier évoque aussi – souvenirs mêlés de fiction – des figures attachantes, discrètes voire secrètes, avec un art consommé du récit bref et du suspense narratif. Et ils sont suivis d’un texte s’attardant sur ce qui fut pour le petit Roger « un inépuisable livre d’images », deux volumes du magazine L’Illustration, aux photos « prodigieuses », atteignant « les sommets du chauvinisme ».

Comme l’écrit Jean-Marie Laclavetine dans sa préface, Roger Grenier fut « un esprit discrètement libertaire et d’un antimilitarisme foncier » (ce qui ne l’empêcha pas, entre autres engagements, de participer à la libération de Paris). Et dans cet ultime ouvrage, il use « toujours du ton d’ironie modeste et du sourire en coin de ceux qui ont perdu toute illusion quant aux capacités d’amélioration de l’espèce. » Un exemple pour finir ? En 1968 : « Mes fils, Frédéric et Nicolas, ont 15 et 13 ans. Comme je leur dis : « Il faudrait quand même que vous lisiez La Condition humaine ou Les Conquérants », l’un d’eux réplique : « Tu ne te figures pas que je vais lire les livres d’un ministre ! » Je me dis alors que Malraux vient de trouver sa punition. »

Jean-Pierre Longre

 

www.gallimard.fr

07/10/2022

S’évader vers les chefs d’œuvre.

:  bande dessinée, francophone, hergé, tintin, éditions moulinsart, géo, jean-pierre longreTintin c’est l’aventure n° 12, Patrimoine mondial. Trésors en danger ? Geo, éditions Moulinsart, juin-août 2022

Commençons par la fin : avant une interview de François Schuiten et Benoît Peeters à propos de leur album Bruxelles, Un rêve capital, « ode au patrimoine de la capitale millénaire de l’Europe », une question récurrente parce qu’importante est posée : « Mais où est donc la Syldavie ? » La Syldavie, « pays mosaïque », celui du Sceptre d’Ottokar, où l’on passe aussi en lisant Objectif lune, On a marché sur la lune, que l’on côtoie (en Bordurie) dans L’affaire Tournesol… Tenter de répondre à cette question, c’est faire le tour de pays européens au riche patrimoine, à commencer par la Roumanie, illustrée ici par une magnifique photo de la cité médiévale de Sighişoara. Les autres hypothèses ne sont pas à rejeter, loin s’en faut : Monténégro, Albanie, Serbie, Croatire, République tchèque, Pologne, Autriche, Hongrie, et même Angleterre et Belgique – ou un mélange de toutes ces régions. Bref, on n’a pas fini d’en discuter, et le magazine Géo a dressé une carte précise du pays…

:  bande dessinée, francophone, hergé, tintin, éditions moulinsart, géo, jean-pierre longreMais ce nouveau numéro de Tintin c’est l’aventure aborde bien d’autres thématiques concernant le patrimoine et des trésors en danger aussi divers que ceux qui figurent dans les albums d’Hergé. Monuments lointains ou proches, animaux exotiques, ruines diverses, musées, et aussi le château de Moulinsart (fortement inspiré de celui de Cheverny) amènent à poser des questions cruciales sur la notion de patrimoine (« construction sociale » selon la spécialiste Julie Deschepper), sur le tourisme de masse (genre « Joyeux Turlurons »), sur le drame que fut la déportation des Amérindiens – on en passe. C’est aussi l’occasion de lire une BD inédite d’Aude Mermillon et Louise Dupraz, et de découvrir, illustrations à l’appui, l’ « univers inimitable » du dessinateur-voyageur suisse Cosey.

:  bande dessinée, francophone, hergé, tintin, éditions moulinsart, géo, jean-pierre longreCe volume, où alternent textes, interviews, images, poursuit l’exploration de l’univers de Tintin, une exploration variée, approfondie, toujours passionnante, jamais épuisée. Et un univers qui est d’abord, mentalement et artistiquement, celui d’Hergé, qui confia à Numa Sadoul : « Si je me suis mis à voyager ce n’est pas seulement pour voir de nouveaux paysages, mais pour découvrir d’autres modes de vie, d’autres façons de penser ; en somme pour élargir ma vision du monde. »

Jean-Pierre Longre

www.geo.fr

https://www.tintin.com

30/09/2022

Symphonie des persécutés

Histoire, musique, anglophone, Michael Haas, Blandine Longre, Elisabeth Willenz, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreMichael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022

« Cet ouvrage est une épopée qui débute en 1815 avec le congrès de Vienne et s’achève sur les définitions nouvelles de la musique et de la société dans les années 1960. » Cette annonce faite à la fin de l’introduction reflète exactement la suite : si le sujet central du livre est bien la persécution des musiciens juifs par les nazis, Michael Haas, spécialiste de la question et musicologue érudit, cofondateur du centre « Exilarte » de Vienne consacré à la musique de l’exil, celle de l’extérieur et celle du « retour intérieur », s’adonne plus globalement à une étude historique complète permettant de comprendre les tenants et les aboutissants de cette persécution.

Les premiers chapitres sont consacrés à un tableau historique des nations qui, bien plus largement que l’Allemagne seule, ont en commun la langue allemande, ou ont donné naissance à des artistes et des intellectuels s’exprimant en allemand. On apprend aussi, entre autres informations de premier plan, que l’Autriche vit, entre 1857 et 1920, sa population juive se multiplier par presque cent, ce qui « s’accompagna d’un élan libérateur d’assimilation qui vit artistes et musiciens devenir des citoyens à part entière participant à la vie intellectuelle autrichienne, ainsi que des protagonistes dans le domaine plus vaste de la culture allemande. » Et dans une autre perspective on mesure à quel point Wagner est « le père de l’antisémitisme allemand », et fut considéré par les nazis « comme la national-socialiste » par excellence, sur lequel furent fondées « les politiques musicales dans l’Allemagne hitlérienne. »

On suit dans cette monumentale étude les épisodes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont marqué la vie politique et artistique – particulièrement la vie musicale bien sûr – des pays concernés, avec les grands compositeurs qui ont ponctué cette vie : outre Wagner, on rencontre Mendelssohn, Brahms, Mahler, Schoenberg, Schrecker, Zemlinsky, Berg, Webern, Kurt Weill, bien d’autres, sans compter les interprètes et chefs d’orchestre, tels Fritz Busch ou Bruno Walter (qui ont fait précédemment l’objet de publications chez Notes de nuit)… Michael Hass donne en outre de nécessaires précisions sur les mouvements caractéristiques ou les états d’esprit des différentes périodes concernées (« fin de siècle », « modernisme », « nihilisme thérapeutique », « renouveau romantique » etc.). Tout cela permet à l’auteur de faire une analyse poussée de l’attitude des nazis face aux musiciens juifs, persécutions, déportations, exils vers les États-Unis, l’Angleterre, la France (avant qu’elle soit elle-même occupée, mais où certains comme le Hongrois Joseph Kosma ont pu rester) et quelques autres pays. Ce qui a permis à des compositeurs exilé, malgré l’accueil mitigé qui leur fut réservé, de reprendre, parfois différemment, leur carrière, voire de renouer, par exemple, avec des formes anciennes comme la symphonie, d’où la « symphonie de l’exil » austro-allemand. N’oublions pas non plus les compositions écrites dans les camps de concentration, notamment à Theresienstadt, comme Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann. Le dernier chapitre est consacré, après la victoire sur le nazisme, aux débuts de la guerre froide et à ce qu’il en résulte sur le plan musical.

Ouvrage de grande envergure, savant, exhaustif, complété par une bibliographie fournie et un index très utile, Musique interdite est une mine de renseignements historiques et une large base de réflexion sur ce que peut provoquer une politique dévoyée dans le domaine de la création musicale et plus généralement artistique. Pour n’en pas finir, en résonance avec notre époque, citons quelques lignes d’un éditorial anonyme paru en 1933 dans Neue Freie Press et cité dans le livre : « La déshumanisation de l’humanité a progressé comme jamais auparavant, l’indifférence au sort d’autrui, le désir de domination sans limites, la déification du préjugé, tout cela s’est propagé comme une épidémie psychique telle qu’on en avait connu seulement durant les heures les plus sombres du mysticisme médiéval. […] La notion de civilisation européenne est détruite, aujourd’hui toutes ses traditions intellectuelles sont en miettes. »

Jean-Pierre Longre

www.notesdenuit-editions.net

23/09/2022

« Vaillante, vacillante »

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Les Éditions Noir sur Blanc, J’ai lu, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Ce matin-là, Les Éditions Noir sur Blanc, 2021, J’ai lu, 2022

Il y a l’élément déclencheur – en l’occurrence, la voiture qui « ce matin-là ne veut pas démarrer. Et il y a ce qui couvait, ce que ce banal incident de la vie fait soudainement surgir. L’enfermement chez soi, en soi, le gouffre. « Clara la vaillante, vacillante. Une lettre en plus qui dit l’effondrement. […] Une lettre qui dessine une caverne, un trou où elle tombe, un creux, une lettre qui l’empêche de retrouver celle qu’elle était, entière, debout. »

Il y a Thomas, qu’elle aime et qui lui avait proposé de vivre avec lui, qui s’efforce de la maintenir à flot, mais qui peu à peu se décourage devant son absence de réaction. Il y a eu l’angoissante tension au travail, la dictature de la performance, le « maillage invisible d’ondes et de réseaux qui l’enserre chaque jour un peu plus, comme cette torture qui consiste à ligoter la victime de manière telle qu’à chaque effort pour se libérer, elle resserre un peu plus les liens, jusqu’à l’étranglement final. » Il faudra un acharnement désespéré pour sortir du puits, remonter vers le jour, répondre aux sollicitations familiales et amicales.

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Les Éditions Noir sur Blanc, J’ai lu, Jean-Pierre LongreCertes, dira-t-on, voilà le récit détaillé, pas à pas, d’une dépression comme on en vit ou en côtoie dans notre monde stressant. Quoi de neuf ? Eh bien, le neuf, c’est que Gaëlle Josse a su en faire un roman poétique et profond, ni larmoyant ni distant, dont le caractère empathique est plus prenant qu’une simple narration. Rythmées par les couplets d’une chanson connue (depuis « Nous n’irons plus au bois » jusqu’à « Entrez dans la danse »), les différentes étapes du récit mènent du noir désespoir à la lumière de l’espérance, « insaisissable et réelle ». C’est ainsi que le roman sait capter ce qui échappe à la raison pure.

Jean-Pierre Longre

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www.jailu.com

10/09/2022

Histoires de lieux

Revue, Nouvelle, francophone, Brèves, Atelier du Gué, Jean-Pierre LongreBrèves n° 120, 2022

À la fin du volume, Éric Dussert présente Fanny Clar (1875-1944), journaliste engagée, romancière, nouvelliste, et propose à la lecture l’un de ses textes, « L’horloger qui écouta les horloges » : l’horloger en question, que personne n’a jamais vu en dehors de sa boutique, se voit harcelé par ses instruments qui lui répètent sans cesse « Le temps fuit… ». Finalement, c’est lui qui va fuir le lieu de son enfermement volontaire, quittant sa boutique pour des promenades, enfin « souriant au soleil, aux moineaux, à l’instant de joie qui passe et dont il faut jouir, vite, vite, avant qu’il soit trop tard, tard… ».

Voilà un beau prolongement des douze nouvelles qui composent le corps principal de ce numéro (dont les dernières pages sont consacrées, comme il se doit, à d’utiles recensions). De tons et de factures divers, ces douze nouvelles ont un motif commun : ce sont des histoires de lieux. Sur le mode réaliste ou fantastique, nostalgique ou humoristique, morbide ou réjouissant, dramatique ou poétique, il s’agit de lieux où l’on reste, que l’on quitte, que l’on retrouve, lieux individuels ou collectifs, intérieurs ou extérieurs – croisés par le temps, bien sûr, qui pèse de tout son poids sur les mouvements des personnages.

Les mouvements, et les destins. Il y a un jeune boucher qui, devenu veuf et séducteur malgré lui, part vers d’autres horizons ; ce voyageur infatigable découvrant un village reculé d’Afrique et la vie qu’on y mène ; ces habitants d’une banlieue réunis pour assister à la démolition de leurs logements à coups d’explosifs ; cette pauvre Liselotte qui n’a trouvé qu’un moyen pour bénéficier d’un peu de chaleur l’hiver : passer ses journées dans les bus. Il y a les souvenirs familiaux et lyonnais d’un jeune homme ; les impressions d’un commandant extra-terrestre visitant en 2096 une planète vide, la terre ; un monde où le travail est considéré comme une drogue… On en passe, laissant aux lecteurs le plaisir de suivre à leur guise le fil conducteur de ces nouvelles et les boucles parfois surprenantes qu’il offre.

Encore une fois, Martine et Daniel Delort font de Brèves bien plus qu’une simple revue, un recueil qui déploie toutes les ressources de la littérature. Profitons-en !

Jean-Pierre Longre

Les auteurs : Alain Leygonie, Dominique Lanni, Sylvie Cavillier, Marie-José Le Roy, Brice Gautier, Christophe Varlet, Jean-Yves Robichon, Rose Tacvorian, Dominique Carron, Julie Boudillon, Mireille Diaz-Florian, Marie-France Fournié, Fanny Clar

Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude

breves@atelierdugue.com

Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81

https://www.pollen-difpop.com/article-8529-breves.aspx

03/09/2022

Tragi-comédie familiale

Roman, francophone, Yasmina Reza, Flammarion, Jean-Pierre LongreLire, relire... Yasmina Reza, Serge, Flammarion, 2021, Folio, 2022

Certains écrivains sont aussi à l’aise dans l’écriture théâtrale que dans l’invention romanesque. L’art du dialogue, le mélange des registres, les mouvements de personnages bien campés, l’agencement précis de scènes en une répartition structurelle élaborée : ces caractéristiques scéniques sont aussi celles de la narration dans le dernier roman de Yasmina Reza.

« Je n’intéressais pas mon père. J’étais le bon garçon sans histoire, qui travaillait correctement, faisait tout comme son frère et n’avait aucune personnalité. Au contraire de Serge qui le rendait fou par ses opinions de blanc-bec, ses allures, sa fourberie, sa morgue et que lui en retour rendait fou à force de brutalité et raisonnements soi-disant édifiants, mais qui le surprenait, et peut-être même l’impressionnait. » On comprend ici (et ailleurs) pourquoi le livre s’intitule Serge. Celui-ci est le protagoniste, autour duquel gravitent son frère Jean (le narrateur), sa sœur Anne (Nana) et quelques autres personnages qui apparaissent au fil des scènes : Valentina, la compagne que Serge est en train de perdre, Luc, le fils de Marion, séparée de Jean, qui continue à s’en occuper comme de son propre enfant, Ramos, mari de Nana, avec laquelle il forme le seul couple stable de la fratrie, Joséphine, fille de Serge, qui va entraîner son père, son oncle et sa tante dans un voyage à Auschwitz. La visite du camp occupe une large scène centrale du roman, une scène dont la tonalité est représentative de celle de la plupart des autres. En ce lieu de toutes les cruautés, de toutes les souffrances humaines, les frères et la sœur vont se chamailler pour des peccadilles, se faire la tête, se brouiller même (Nana et Serge, qui boude de plus en plus), se moquer du beau-frère, bref se comporter comme si on était en vacances à la campagne. Et c’est aussi l’occasion, pour l’autrice à la verve acérée, de s’adonner par personnages interposés à une vive satire du tourisme de masse sur les lieux de mémoire tragique. Au milieu de cette agitation, Jean tâche de concilier les positions, mais en prend pour son grade et se fait traiter de lâche, et seule Joséphine, l’adolescente, reste fidèle à la charge de douleur que recèle le lieu.

roman,francophone,yasmina reza,flammarion,jean-pierre longreDe fait, tout le roman est sous-tendu par la mémoire familiale et, plus généralement, humaine. La famille Popper (famille juive laïque, dont certains comportements font penser à ceux que l’on rencontre chez Albert Cohen), est travaillée par les souvenirs – ou par leur absence : « Quand je regarde Nana, je cherche à retrouver la jeune fille qu’elle était. Je cherche dans les yeux, dans les mouvements du corps, le rire, même dans les cheveux, bref dans tout l’assemblage qui fait un être, les traces d’Anne Popper, fleur magique que ses frères exposaient au compte-gouttes dans les soirées pour renforcer leur prestige. Je ne trouve rien. » La maladie et la mort habitent un récit où l’enfance et la jeunesse tentent de prendre leur place. Entre les deux (voir la tirade impayable sur le yaourt, « le dessert de l’enfant et du vieillard »), des adultes à la vie mouvementée, aux actions décalées, à l’angoisse récurrente. Serge est un roman plein  e vie où la mort rôde à chaque coin de page.

Jean-Pierre Longre

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08/08/2022

Maître absolu et esclave consentant

Roman, humour, francophone, Roland Topor, Alexandre Devaux, Wombat, Jean-Pierre LongreRoland Topor, Le sacré livre de Proutto. Postface d’Alexandre Devaux, suivie de Sacré Jean-Paul par Topor, Wombat, 2022

Pour qui veut profiter d’une « robinsonnade » parodique et truculente, Le sacré livre de Proutto est une lecture jouissive. Roland Topor s’en donne à cœur joie, nous entraînant à la suite d’un certain Gisou, tyran sadique, et de son adorateur Proutto, masochiste à souhait, tous deux habitants d’une île devenue déserte après la mort collective des ses habitants les « Zoas » et sur laquelle Gisou règne en tant qu’autoproclamé dieu vivant. Le dominant et le dominé vont vivre un certain nombre d’aventures (comme le Robinson et le Vendredi de Daniel Defoe ou, plus proches, de Michel Tournier), jusqu’à l’arrivée d’une certaine Aba, dont le dieu vivant ne se privera pas d’affreusement abuser, et à la naissance d’un garçon aveugle… Bref, loufoquerie et excès, violence et jouissance, ambiguïté et hypocrisie marquent les relations entre bourreau abusif et victimes consentantes.

Parfois Gisou a des regrets : « Je regrette d’avoir échoué chez les Zoas, je maudis le jour où je t’ai connu. J’ai envie de rentrer chez moi. / - Où est-ce, Gisou ? / - Au pays des Dieux vivants. Je suis le pire d’entre eux, parce que la valeur d’un Dieu vivant se mesure à la qualité et à la quantité de ses fidèles. Je n’ai que toi, Proutto. Si les autres l’apprenaient, je mourrais de honte. » Paradoxalement, voilà qui l’humanise un peu, malgré tout ce qu’il fait subir à Proutto, cherchant toujours la pire humiliation à lui faire accepter. Dans sa postface (« Maudit Proutto ! »), Alexandre Devaux écrit à juste titre : « Plus encore qu’un « déconnage sur l’esclavage », ou une critique féroce de l’emprise de la religion sur les corps et les esprits, c’est une fable sur les rapports de domination, de soumission et de possession des êtres entre eux. Prouto est maso, Gisou est sado : « À bon sado, bon maso, ils sont tous les deux contents », dit Topor. »

Le sacré livre de Proutto est suivi d’une brève nouvelle, Sacré Jean-Paul, où Jésus (et non plus Gisou), à l’invitation du pape, participe à un concours de ramassage de billets de banque. Chez Topor, le rire est roi, un rire franc qui, disons-le, met parfois mal à l’aise, tant il est décalé, tant il est satirique, tant il se penche sur les côtés noir et ridicule des humains et des clivages sociaux. Mais ses écrits et ses œuvres d’art marquent pour toujours le patrimoine. Sacré Topor, toujours vivant !

Jean-Pierre Longre

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30/07/2022

Maternelle et tenace

Roman, francophone, Maroc, Abdellah Taïa, Le Seuil, Jean-Pierre LongreAbdellah Taïa, Vivre à ta lumière, Le Seuil, 2022

Abdellah Taïa joue franc jeu, dès la dédicace : « Pour ma mère : M’Barka Allai (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix. » Histoire vraie, donc, mais devenue roman par le truchement des mots d’un écrivain donnant la parole à sa protagoniste qui monologue, se raconte, raconte les siens, ses proches et tout compte fait la vie du Maroc (d’un certain Maroc) de la fin du XXème siècle.

Une autobiographie en trois temps. À Béni Mellal, elle a trouvé toute jeune l’amour d’Allal, qu’elle épouse avec la bénédiction de son père et le consentement de sa belle-famille, mais qui part faire la guerre des Français en Indochine, pensant gagner suffisamment d’argent : « Un an ou deux de guerre et me voilà riche, un peu riche. » Il n’en reviendra pas, et Malika sera chassée par ses beaux-parents, qui avaient pourtant promis de la traiter comme leur fille.

Nous la retrouvons à Rabat, bien des années plus tard, avec son second mari, un homme « gentil » qui l’a aidée à sortir de son complet dénuement et lui a fait de nombreux enfants. Mais c’est elle qui mène son monde, prend les initiatives et défend sa fille Khadija contre la mainmise de Monique, une Française qui voudrait prendre Khadija à son service. Non, Malika rêve que sa fille épouse un homme puissant et riche, un de ceux qui fréquentent le palais royal tout proche. Le destin en ira autrement.

Le troisième épisode, qui se situe à Salé, est une confrontation entre Malika et Jaâfar, un jeune voisin tout juste sorti de prison qui la menace d’un couteau pour voler son argent. Elle lui tient tête, lui parle d’Ahmed, son fils parti en France qui ne donne plus de nouvelles. Impitoyable et maternelle, elle résiste au délinquant et au récit sordide de la vie des prisonniers marocains.

Malika est ce que d’autres appelleraient une « femme puissante ». Mais sa puissance n’est ni politique, même si d’importantes digressions évoquent Ben Barka et le roi Hassan II, ni économique, puisque sa famille vit dans les conditions les plus précaires, même si elle fait tout pour lui construire une maison et la nourrir. « Des années tous les onze dans une seule pièce. Onze ! J’ai économisé centime après centime. J’ai économisé tout ce que je pouvais. Certains mois, je ne leur préparais qu’un seul repas par jour. Ils râlaient. Ils criaient. Nous avons faim ! Nous avons faim, maman ! Je ne pouvais rien faire d’autre. Il fallait économiser encore et encore. Ils trouvaient tous que j’étais devenue impitoyable. Ce n’était pas grave. Un jour, ils comprendraient les sacrifices que j’avais faits pour eux. Les humiliations que j’avais subies à cause d’eux, pour leur donner un toit, une maison. Une vraie maison. » Quoi de plus parlant que ce qu’écrit Abdellah Taïa de cette mère lumineuse, volontaire, tenace ? « C’est Malika qui parle ici. Tout le temps. Elle raconte avec rage les stratégies pour échapper aux injustices de l’Histoire. Survivre. Avoir une petite place. » Son fils, par la magie de la littérature, lui a donné une vraie place.

Jean-Pierre Longre

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26/07/2022

Mystérieux champion

Essai, cyclisme, francophone, Paul Fournel, Le Seuil, Jean-Pierre LongrePaul Fournel, Anquetil tout seul, Le Seuil, 2012, éditions Points, 2013, rééd. Points 2021, puis 2022.

Le jeune Paul a eu beau, tout au long de son enfance et des routes parcourues sur deux roues, se prendre pour son champion préféré (souvenons-nous, il y avait deux clans bien marqués, celui, plus populaire, des Poulidor et celui, plus élitiste, des Anquetil), jamais il n’a réussi jusqu’à présent à percer les mystères de celui pour qui « l’essentiel se joue dans la solitude ».

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« Petit cycliste, j’avais des idées claires sur ce que devait être un champion. Elles étaient si claires que je les consignais dans un cahier d’écolier parmi les photos que je découpais dans les journaux et collais dans un ordre qui n’appartenait qu’à moi. Ce cahier était à la fois mon Panthéon et mes Commandements ». Devenu grand, Paul doit pourtant se poser les questions essentielles, résumées par le titre du chapitre central, « À quoi marche Anquetil ? » : à l’exploit, à l’amour du vélo, à l’argent, à la douleur, à la drogue, à la générosité ? À tout cela sans doute, ce qui le rend d’autant plus « énervant » qu’il reste très secret.

Paul Fournel, qui s’y connaît en vélo, sportivement, pratiquement, théoriquement et littérairement (voir Besoin de vélo, Méli-vélo etc.), livre dans Anquetil tout seul des réflexions qui ne doivent rien à l’hagiographie (même si Anquetil est devenu, comme d’autres et plus que d’autres, une légende, celle-ci n’occulte en rien les défauts humains qui ne lui ont pas été épargnés), rien à la complaisance, rien au moralisme, beaucoup tout de même à l’admiration inséparable de l’autobiographie. Des réflexions, et des variations : ce livre est la partition d’une cantate qui suit les rythmes variés d’une combinaison instrumentale élégante et indicible : l’homme et la bicyclette. 

Jean-Pierre Longre

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12/07/2022

Une fille des livres et de l’eau

roman,francophone,julia kerninon,l’iconoclaste,2020,folio,jean-pierre longreJulia Kerninon, Liv Maria, L’iconoclaste, 2020, Folio, 2022

Thure Christensen, jeune marin norvégien, s’arrêta un jour sur une île bretonne où il fit la connaissance de Mado, qui tenait le « café-restaurant-épicerie que possédait depuis toujours la famille Tonnerre. » Et en 1970 naquit Liv Maria, sous le signe des livres qu’aimait son père et de la vie insulaire que menait sa mère. « Son père était un lecteur, et sa mère était une héroïne. »

Une ascendance qui marquera ses goûts et son tempérament. Envoyée à 17 ans à Berlin par sa mère, elle y vivra une aventure dont le secret la suivra toute sa vie. De retour dans son île, c’est la mort de ses parents qui l’attend. Ce sera ensuite le Chili, où elle sera  l’associée et la maîtresse d’un entrepreneur, puis se consacrera à l’élevage de chevaux. De retour dans son île, elle y rencontre Flynn, qui l’emmène en Irlande et devient un mari idéal, avec qui elle aura deux enfants. Elle tiendra une librairie, « le rêve qui devient réalité. » Mais ce rêve familial et livresque n’efface pas la tache indélébile, le secret inavouable qui la mine et s’est réveillé lorsqu’elle est arrivée dans le pays de Flynn. « C’était tellement inouï. Peut-être aurait-elle pu alors tout dire – pas tout, bien sûr – mais au moins une partie, et cet épisode serait devenu une romantique légende familiale. »

Liv Maria Christensen est bien plus que la protagoniste de ce qui pourrait être un roman d’aventures, de voyages, d’amours. « Fille unique du lecteur et de l’insulaire », elle est une femme d’exception, qui a vécu ce que son père disait déjà à propos de sa mère : « Les chemins difficiles qui semblent être les seuls qu’elle connaisse. » Voilà qui résume la destinée mouvementée, narrée avec vigueur et brio, de « la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre. » Elle est celle que l’on croit bien connaître, et dont même son mari n’a jamais pu sonder tous les mystères. Elle est un roman, elle est l’océan.

Jean-Pierre Longre

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28/06/2022

« Elle avait toujours raison »

Récit, biographie, illustrations, francophone, Alain Joubert, Toyen. Ab irato, Jean-Pierre LongreAlain Joubert, Toyen. Petits faits et gestes d’une très grande dame, Ab irato, 2022

Comptée au nombre des surréalistes, née à Prague et figure majeure de l’avant-garde tchèque, Toyen (Maria Čerminová, 1902-1980) dépasse largement les limites des classifications. Créatrice avec Jindřich Štyrský de l’artificialisme et fondatrice du mouvement surréaliste tchèque, elle rejoint après la guerre le groupe français, liée d’une forte amitié avec certains de ses membres. L’exposition de ses œuvres (peintures, collages, dessins etc.) au Musée d’Art Moderne de Paris (jusqu’au 24 juillet 2022) témoigne de l’originalité de son œuvre.

Cette originalité, Alain Joubert (1936-2021) en témoigne à sa manière, celle de quelqu’un qui, lui-même partie prenante dans les activités surréalistes des années 1950-1960, a connu Toyen dans sa vie quotidienne, dont il évoque ici « quelques moments », montrant combien sa « vie réelle » a pu influer sur sa « vraie vie », celle de l’art. Alors nous voici embarqués avec elle au café où elle retrouvait André Breton et son groupe, ainsi que ses « complices » Benjamin Péret, Charles Estienne et quelques autres. Nous voici confrontés à un langage que l’auteur appelle « le toyen », fort en accent et en images nouvelles, du genre : « Ti sais, moi, j’y bouffe du cinéma ! » ; ou partageant avec elle des tâches ménagères qu’elle considérait comme secondaires, et un goût inattendu pour le Rock de Vince Taylor ; ou séjournant avec elle à Saint-Cirq-Lapopie, s’adonnant à la natation ou à des mimes endiablés devant ses compagnons ; ou encore à l’hôpital, où elle manifestait ouvertement sa détestation de la religion et son éloignement de toutes « racines », se caractérisant par deux mots : surréaliste et APATRIDE.

Relatés sur le mode personnel, émaillés d’anecdotes savoureuses et d’illustrations photographiques, ponctués par le tableau « L’échiquier » (1963), ces « petits faits et gestes d’une très grande dame » révèlent une personnalité hors du commun, dynamique, robuste physiquement, intellectuellement, esthétiquement. Et comme l’écrit Alain Joubert : « Soyons clairs : elle avait toujours raison… ».

Jean-Pierre Longre

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21/06/2022

Amours, mystères et illusions

Roman, anglophone, Graham Swift, France Camus-Pichon, Jean-Pierre LongreGraham Swift, Le grand jeu, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 2021, Folio, 2022

En 1939, beaucoup d’enfants londoniens furent évacués de Londres pour être mis en lieu sûr et ainsi échapper aux bombardements nazis. Parmi eux, Ronnie, huit ans, eut la chance d’être accueilli dans l’Oxfordshire par un couple qui s’occupa de lui comme s’il était l’enfant qu’ils n’avaient pas eu. Une belle maison, un jardin paisible, une automobile, le téléphone, de la tendresse… Même si le garçon pense à sa mère avec émotion, le voilà heureux de connaître ce confort et d’être choyé par Pénélope et Eric Lawrence – d’autant que celui-ci était « un magicien accompli », qui lui apprit les rudiments de la prestidigitation.

roman,anglophone,graham swift,france camus-pichon,jean-pierre longre,gallimardRonnie trouvera là sa vocation, en fera son métier, montant avec son « assistante » Evie White un spectacle populaire sous le patronage de son ami Jack Robins. Un fabuleux trio avec de fameux noms de scène : Jack Robinson, Pablo le Magnifique, l’étincelants Ève, et un succès grandissant auprès des estivants du bord de mer. Entre Robbie et Ève, la magie n’est pas seulement scénique, mais aussi sentimentale.

La magie, c’est aussi celle su style de Graham Swift, qui sait à merveille opérer les va-et-vient entre le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, l’amour et le désamour, le silence et la parole des regards, les apparitions et les disparitions. C’est bien de tout cela qu’il s’agit entre Jack et Ronnie, avec Evie comme point d’ancrage ou de départ. Présences et disparitions, énigmes et illusions : « Or qu’y a-t-il de plus extraordinaire : que les magiciens puissent transformer une chose en une autre, même faire disparaître et réapparaître les gens, ou que les gens puissent être présents un jour – oh, tellement présents – et plus le lendemain ? À tout jamais. » C’est l’enjeu de ce beau roman où se dessinent tout en nuances les destinées d’êtres pleins de force, de délicatesse et de mystère.

Jean-Pierre Longre

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14/06/2022

Pas à pas vers l’espérance

Poésie, francophone, dessin, photographie, peinture, Denis Clavel, éditions Esope, Jean-Pierre LongreDenis Clavel, Monologue du silence, éditions Esope, 2022

Monologue du silence est ce qu’on peut appeler un livre précieux. Précieux par sa forme : mise en page d’une sobre perfection, mise en regard esthétique des mots et des images ; précieux par son contenu : la poésie que révèle l’épaisseur des vers dans une substantielle économie verbale, le mystère que recèlent les illustrations. Celles-ci exploitent les ressources du dessin, de la peinture, de la photographie : paysages, objets et êtres de la nature, lignes suggestives, profondeurs colorées, évocations d’un infini vertical et horizontal. Cela pour chaque page de droite.

À gauche, des textes. Poèmes brefs, lapidaires, aphoristiques. Mais une brièveté qui en dit long. Car dans l’omniprésence visuelle et auditive du silence annoncé par le titre, la polysémie du langage joue un rôle majeur : comment saisir le mot « sens » lui-même (« direction / ou / signification ») ? Sans compter une troisième acception qui parcourt le livre : les sensations mêlées, ouïe, vue, odorat, grâce auxquelles on tente de percer les énigmes de la nature, de chercher par exemple « à comprendre / ce que dit la rivière », ou à contempler « l’extase d’un oiseau » (et ne pas se contenter de « jeter [son] regard »).

On voudrait tout citer, tant la densité du recueil, qui utilise si peu de mots pour dire l’essentiel, qui fait résonner le silence d’harmoniques profondes, qui donne à entrevoir la beauté de l’existence (l’être au-delà du paraître), tant cette densité, donc, nous permet de dépasser le pessimisme de l’absence, la « misérable mort », pour parvenir vers par vers, pas à pas, à l’espérance finale. Un vaste parcours artistique et méditatif ouvert par la promesse qu’esquisse la phrase initiale : « J’écoute l’invisible ».

Jean-Pierre Longre

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01/06/2022

« Le son des mots réconciliés »

Poésie, illustration, francophone, Nicolas Gruszkiewicz, Valérie Ghévart, éditions La Centaurée, Jean-Pierre LongreNicolas Gruszkiewicz, Au matin de la Grande journée, encres de Valérie Ghévart, Éditions La Centaurée, 2022

Les mots se répandent sur la page blanche comme des notes sur une partition, comme des instruments dans un orchestre, sonnent verticalement, horizontalement et en épaisseur, comme une symphonie. Ils flottent sur l’eau immobile, comme de frêles embarcations, lestés du poids de leurs harmoniques et de leurs significations, seuls ou en petits groupes obstinés forçant « le silence féroce » du vide. Çà et là, les encres tout en nuances et en forme de feuille dressent leur pointe vers des hauteurs muettes, en une verticalité qui répond à celle des poèmes, que l’on suit, bien obligé, vers le mystère de leur profondeur. Et voilà qu’on ne peut « rester immobile. »

De quoi nous parlent-ils, ces poèmes ? De la nature, du ciel, de l’eau, de la lumière, du vent, du sable, de la terre, du feu – des éléments dont la présence est immuable, mais que la mue des mots transcende, que la poésie rassemble contre la fuite du temps. Les années passent, la vieillesse gagne, mais il y a toujours un peu de lumière, et la parole respire. Contre « l’embarras du labyrinthe », se dresse « la mémoire aux lèvres d’argile », mais aussi « l’ocre sonore », les « feux mouillés », la « terre d’écume » - bref, synesthésies, oxymores et autres audaces verbales, tout ce que les mots peuvent se permettre, entre le silence et la solitude, pour préserver les « jours heureux ».

Dans ce beau recueil qui fait entendre « le son des mots réconciliés », « les questions du vent » et bien d’autres choses encore, le poète « adresse [ses] cris au ciel », et nous l’accompagnons, murmurant avec lui : « Merci pour la lumière ».

Jean-Pierre Longre

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12/05/2022

La puissance de l’imaginaire

Nouvelle, francophone, dessin, Manuel Anceau, Ève Mairot, Ab irato, Jean-Pierre LongreManuel Anceau, Il y a un pays, dessins d’Ève Mairot, Ab irato, 2021

« Les rêves se disent et se perpétuent, bien qu’exprimer (fût-ce entre deux bouchées de pâté à la viande) ce qui n’est pas autre chose, après tout, qu’un fort sentiment de désarroi, ce soit tout aussi bien pleurer sur son propre sort. Qu’on me comprenne : on ne peut pas passer sa vie comme Livisse à avoir le nez en l’air. » Livisse (remarquez l’art de la déclinaison chez M anuel Anceau : il y a eu Livaine, Lormain, Lieuve, Louvet, il y aura Liviane, Lise, Livia, Yvonne, Ivor, Yvan…), Livisse, donc, le protagoniste de la première des douze nouvelles (quu donne son titre au recueil), après avoir été souffre-douleur dans son enfance, est devenu un adulte dont la force est celle des simples, ce qui lui permet d’aller « lentement, mais sûrement, vers le rêve bienheureux. »

La tonalité est donnée. Les récits qui suivent disent la puissance de l’imaginaire, tout en maintenant les personnages ancrés dans le réel (celui du « pâté à la viande », de la terre et de maints éléments de la vie quotidienne). Nous avons affaire, successivement, à Nils, rejeton d’une famille de grands bourgeois, fortement intéressé par les champignons vénéneux ; à trois condamnés attendant d’être fusillés au pied de la statue du glorieux « Leunuk », héros et « grand-père débonnaire » de la nation ; à un jeune conférencier qui se sort d’un mauvais pas d’une manière inattendue et lumineuse ; à un groupe d’enfants qui, sous la conduite autoritaire d’Irène, dix ans, construit une « arche » en prévision d’un hypothétique déluge, et la catastrophe qui survient n’est pas celle que l’on attendait ; à un homme dont la mère a sacrifié sa carrière de cantatrice, et qui le regrette ; au montage d’un télescope géant dans l’Himalaya, accompagné de querelles et de visions fantastiques ; à une fillette qui dit voir apparaître des fées, ce qui perturbe la fratrie ; aux souvenirs amoureux et aux regrets d’un homme âgé ; à la présence étrange et mystérieuse d’un marginal écrivant de non moins étranges phrases sur des bouts de papier devant les habitués d’un bistrot ; aux dramatiques retrouvailles d’un homme avec sa mère, qui avait dû l’abandonner lorsqu’il était enfant pour pouvoir survivre d’une manière inavouable ; à une découverte surprenante faite par un vieux célibataire qui, voulant quitter son « pays », résout une énigme ancienne…

Il y a des motifs communs, tels que la solitude, le désarroi, les vicissitudes de la vie, mais les situations, les personnages, les décors, les intrigues, les registres se signalent par leur variété – le tout périodiquement illustré par les dessins d’Ève Mairot qui, tout en étant suggestifs, mettent l’accent sur le mystère des silhouettes, des regards, du « pays » dont il est question. Et il y a le style de Manuel Anceau, dont on a déjà relevé certains aspects à propos de précédents ouvrages : phrases tout en volutes, interruptions, parenthèses, réitérations, anticipations… Une prose poétique apte à explorer les coins et les recoins du conscient et de l’inconscient, du réel et de l’imaginaire.

Jean-Pierre Longre

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Nouvelle, francophone, dessin, Manuel Anceau, Ève Mairot, Ab irato, Jean-Pierre LongreLes éditions Ab irato viennent de publier Toyen, petits faits et gestes d’une très grande dame, par Alain Joubert.

Chronique à venir !

07/05/2022

Cahoteuses et chaotiques

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreNatalka Vorojbyt, Mauvaises routes, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, éditions L’espace d’un instant, 2022

Le premier des six tableaux qui composent cette pièce est le monologue d’une journaliste venue se rendre compte de ce qu’il se passe sur le front du Donbass. « Qui ne veut pas aller au front ?! Tout le monde veut aller au front. Je l’ai décidé avant même d’y réfléchir. » C’est Serhig, combattant endurci et bel homme, qui l’y emmène en lui racontant ses propres tribulations. Témoignage vivant, brève histoire de guerre et d’amour qui se terminera, elle le sait, par « une séparation lente et terrible. »

Les fragments suivants, extensions dialoguées du premier, mettent en scène des personnages divers, dont la variété des situations n’occulte pas ce qu’ils ont en commun et qui forme à la fois l’arrière-plan constant et l’immédiateté scénique : la guerre, les dangers et les tensions qu’elle engendre. De toutes jeunes filles, assises sur un banc près d’une supérette, bavardent, se disputent, se racontent leurs amours (« Comme Roméo et Juliette : tout le monde est contre nous, et nous on est contre le monde entier. »), leurs révoltes (« Je ne veux pas regarder la télé russe. / On regardera autre chose. / Il n’y a rien d’autre. ») et expriment leurs peurs devant les explosions. Un directeur d’école tente de s’extirper d’une situation et d’une attitude qui le rendent suspect aux yeux d’un commandant de « blockpost » – ivresse, passeport égaré, détention d’une arme -, ce qui occasionne au passage une profession de foi du militaire : « Personnellement, je combats pour que ma fille ne se réveille pas un jour au milieu de la guerre, comme vos enfants. Pour qu’elle ne se cache pas dans les caves, putain [...] Et puis je suis ici pour qu’un directeur d’école ivre ne transporte pas une kalachnikov dans son coffre… Pour que ce genre de directeur ne s’approche pas des enfants. On ne sait pas ce que tu leur apprends, là-bas, quelle patrie aimer, quel drapeau arborer. » Une femme médecin et un militaire roulent sur une route accidentée, et leur conversation agitée laisse entendre que le corps du mari mort au combat se trouve dans le coffre du véhicule. Situation tragique, qui n’empêche pas l’humour (noir) : « Ton père est encore en vie ? / Non. / Alors que Poutine est en vie. / Oui, j’aurais bien fait l’échange… / Impossible. / Je sais. / Ça t’ennuie si je me soûle ? / Si tu y tiens vraiment. Mais… / Je plaisante. C’est de l’eau. » Puis c’est une scène à la limite du soutenable entre « Lui », une brute enragée, et « Elle », qui tente de l’amadouer par tous les moyens, sentiments, ruse, brutalité en retour… Image de la dictature guerrière contre les valeurs démocratiques. Le dernier tableau, dont l’action se situe « avant la guerre », met face à face les scrupules et la cupidité, la générosité et la tentation d’en profiter. Prémices de batailles plus violentes.

Tous ces personnages, dont certains, comme des fils plus ou moins ténus, réapparaissent périodiquement et tracent un cheminement entre les scènes, suivent ces « mauvaises routes » cahoteuses et chaotiques qu’ils n’ont pas forcément prévu ou envie de suivre. L’art de la dramaturge leur donne une existence immédiate, tangible, profondément humaine, et nous, lecteurs ou spectateurs, partageons de près leurs angoisses, leurs révoltes, leurs vies à la fois dramatiques et si proches de la quotidienneté de toute vie, avec ses sourires et ses peurs. D’autant plus, bien sûr, que les événements décrits ici, datant d’il y a cinq ans (2017, création de la pièce), sont d’une brûlante actualité.

Jean-Pierre Longre

 

Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreSergueï Guindilis, Les voisins, traduit du russe par Boris Czerny, préface de Benoît Vitkine, 2022

« La réélection frauduleuse du président sortant, Alexandre Loukachenko, en août 2020, provoque une vague de manifestations pacifiques en Biélorussie. Les opposants au régime sont violemment réprimés. La pièce Les Voisins reproduit les témoignages d’hommes et de femmes emprisonnés, violentés ou contraints à l’exil par les forces de l’ordre biélorusses. Ils racontent ce qu’ils ont vécu et qui fait qu’ils ne seront plus jamais les mêmes qu’avant. En mai 2021, la première de la pièce au Teatr.doc de Moscou a été interrompue par la police.

Ce texte est le fruit du travail collectif d’un groupe d’artistes russes et biélorusses, dirigé par Sergueï Guindilis, metteur en scène, et composé de Daria Demoura, régisseuse et documentaliste, Ekaterina Finevitch, actrice de cinéma et de théâtre, et Ksenia Terechtchenko, dramaturge. Sergueï Guindilis, né en 1994 à Moscou, a étudié la philosophie, l’art dramatique et le cinéma documentaire, et a notamment organisé différents spectacles dans le cadre du cycle « Histoire des épidémies » au Teatr.doc. »

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreKaveh Ayreek, La valise vide, traduit du dari (Afghanistan) par Guilda Chahverdi, préface de Guilda Chahverdi ,2022

« Hamid et Maryam sont afghans, ils ont grandi en Iran. Leurs parents y avaient migré au début de la longue série des guerres afghanes dans les années 1980. Toute leur enfance, ils ont été bercés par la poésie et la description des beautés de leur terre d’origine. Dans les années 2010, une fois mariés, Hamid et Maryam décident de retourner en Afghanistan. Ce retour leur semble essentiel pour offrir à leurs enfants la
légitimité d’une terre dont eux ont été privés. Leurs familles respectives tentent de les en dissuader : les habitants de ce pays sont des loups. Mais le couple ne veut rien entendre. Il voyage par voie de terre pour voir enfin les paysages et rencontrer ses habitants. »

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreJovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Carrousel pour les Tsiganes, traduit du rromani par Marcel Courthiades, préface de Marcel Courthiades, 2022

« Dans un café tenu par Yashar, Rrom de Prizren, se déroulent des événements du quotidien en période de conflit serbo-albanais, apportant de plus en plus de violence, de corruption, de haine absurde entre ennemis jurés, hier encore amis. La pièce illustre la souffrance morale des Yougoslaves écartelés entre nostalgie, compassion, haine(s), nationalisme(s), mensonges et manipulations. Si les personnages principaux sont rroms, symbolisant le peuple simple sans orientation nationaliste, les autres protagonistes apparaissent avec toutes leurs ambiguïtés.

Mais les auteurs traitent d’une destruction intérieure, qui n’épargne personne, et ne font pas le procès de l’une ou l’autre des forces en présence. « Quand les taureaux se battent, c’est l’herbe qui souffre le plus. »

Le texte a été créé en Allemagne en 2000 par Rahim Burhan et le théâtre Phralipe, principal théâtre rrom en Europe, et édité en 2004 à l’Espace d’un instant, sous le titre Kosovo mon amour. »

 

 

Théâtre, Ukraine, Russie, Afghanistan, Rromani, Bulgarie, Natalka Vorojbyt, Iryna Dmytrychyn, Sergueï Guindilis, Boris Czerny, Vitkine, Kaveh Ayreek, Guilda Chahverdi, Jovan Nicolić, Ruždija Russo Sejdovič, Marcel Courthiades, Hristo Boytchev, Roumiana Stantcheva, Jordan Plevneš, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreHristo Boytchev, L’invasion, traduit du bulgare par Roumiana Stantcheva, préface de Jordan Plevneš, 2022

« Au fin fond de la campagne, retranchés dans leur maison transformée en bunker improbable, Luca, ses enfants Galilei le lunatique et Maria le garçon manqué, ainsi que Mattei, personnage velléitaire qu’ils hébergent, armés jusqu’aux dents, défendent leur bastion face à un ennemi invisible. Mattei courtise Maria qui le rabroue à coups de taloches, Galilei joue au somnambule, Luca règne en maître sur ce petit monde qui attend à longueur des jours, des mois, des années l’arrivée de l’envahisseur. Un jour, enfin, les collines alentour se couvrent de monde. Les envahisseurs sont là ! »

 

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02/05/2022

Comment ne pas s’en sortir

Roman, francophone, humour, Fabrice Caro, Sygne, Gallimard, Jean-Pierre LongreFabrice Caro, Broadway, Sygne, Gallimard, 2020, Folio, 2022

Le discours, Folio, 2020

Pourquoi avoir reçu « une enveloppe plastifiée bleue au bas de laquelle est inscrit : Programme national de dépistage du cancer colorectal », normalement adressée aux hommes âgés de cinquante à soixante-quatorze ans, alors que « j’ai quarante-six ans » ? C’est la question qui va tarauder le narrateur d’une manière obsessionnelle, alors qu’il tente de se dépêtrer des difficultés quotidiennes qui jalonnent la vie d’un homme d’aujourd’hui, marié, père de famille, et qui rêve de changements, de grands espaces et d’exaltations exotiques.

roman,francophone,humour,fabrice caro,sygne,gallimard,jean-pierre longre,folioLes difficultés ? C’est par exemple la convocation chez le chef d’établissement de son fils auteur d’un dessin mettant en situation compromettante deux de ses professeurs ; ou les prières que lui demande de faire sa fille abandonnée par son petit ami ; ou rendre l’invitation à l’apéritif de voisins encombrants ; ou encore envisager des vacances à Biarritz avec un couple d’amis de sa femme qui s’enthousiasment à l’idée de faire du « paddle » au bord de l’océan… Les rêves ? Séduire Mel, la professeure dessinée par son fils ; tracer sa route et parler foot en buvant l’apéritif avec des copains argentins « dans une ruelle del barrio de la Boca, attablé à la terrasse de mon café d’adoption »… et se sortir de ses fantasmes sanitaires, entre difficultés de prostate et « dépistage colorectal »…

On aura compris que le narrateur-protagoniste navigue entre illusions et velléités, fausses résolutions et promesses non tenues. Cela aurait pu donner un roman dramatico-psychologique. Mais le style alerte et enlevé de Fabrice Caro, son écriture ironique donnent une image à la fois humoristique et bienveillante de cet être socialement décalé, plutôt autocentré, mal à l’aise mais plein de bonne volonté, qui se dit « Il est urgent d’agir » mais n’agit pas, et qui souffre d’« un problème de communication », comme lui dit sa femme. C’est donc avec un plaisir jouissif non dénué de compassion qu’on lit les aventures d’un homme inadapté mais lucide. « Je me sens comme un de ces personnages hitchcockiens qui se retrouvent au cœur d’une intrigue d’envergure internationale alors qu’ils n’ont rien demandé, tout ça à cause d’un simple malentendu ».

Jean-Pierre Longre

 

roman,francophone,humour,fabrice caro,sygne,gallimard,Folio,jean-pierre longreAuparavant, Fabrice Caro avait publié dans la même collection Le discours, paru depuis en Folio.

Dans une veine du même ordre, nous avons affaire à une comédie à la fois franche et grinçante. Le temps d’un repas familial (belle unité de lieu et de temps), Adrien, le protagoniste-narrateur, se dévoile comme un personnage lui aussi décalé, et se comporte un peu comme Bartleby dans la nouvelle d’Herman Melville, celui dont le mantra est « I would prefer not do », « Je préférerais ne pas… ». Amoureux qui se sent délaissé, il se désintéresse de tout ce qui ne concerne pas Sonia, l’amour de sa vie.

« Je suis en train de manger du gigot et du gratin dauphinois alors que le fruit de mon tourment est ailleurs et qu’une fourchette menace à tout moment de grincer dans l’assiette et la discussion ne porte même pas sur l’amour, ou la poésie, ou le sens de la vie, non, on parle de chauffage au sol, de vacances en Sardaigne, de Jean-François, le fils du voisin, qui a fait construire, tu entends, Adrien, il a fait CONSTRUIRE. Pour ma mère, le monde se divise en trois catégories : ceux qui ont un cancer, ceux qui font construire et ceux qui n’ont pas d’actualité particulière. Entre ces deux, la construction et le cancer, pas grand-chose, une espèce de flottement, une parenthèse, un grand vise existentiel. » C’était un échantillon représentatif de ce roman délicieusement paradoxal : personnage déprimé, lecture roborative.

Jean-Pierre Longrer

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www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Sygne

 

25/04/2022

Le roman d’Agnès et William

roman, anglophone, Maggie 0’Farrell, Hamnet, Sarah Tardy, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Maggie O’Farrell, Hamnet, traduit de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy, Belfond, 2021, 10/18, 2022

Nous sommes à Stratford dans les dernières années du XVIe siècle. Agnès a le don de soigner des maladies grâce aux plantes qu’elle ramasse dans les bois environnants. En butte à la mauvaise humeur de sa marâtre, elle tombe amoureuse du précepteur de ses demi-frères – sentiment qui va se révéler partagé. Elle épouse donc, malgré les obstacles, celui qui ne sera jamais nommé, mais dont on devine rapidement l’identité : William Shakespeare, fils d’un gantier connu, notable de la localité, qui règne en despote sur sa famille. Le couple va vivre dans une dépendance de la maison familiale, et trois enfants vont naître : Susanna, puis Judith et son jumeau Hamnet, que la maladie (la « pestilence ») va emporter alors qu’il est encore enfant.

roman,anglophone,maggie 0’farrell,hamnet,sarah tardy,belfond,jean-pierre longreComment se remettre de la mort d’un enfant ? Pour Agnes, le temps est au désespoir de n’avoir pas décelé la maladie de son fils, de n’avoir pu le sauver malgré ses talents de guérisseuse, d’autant que son époux va passer la majeure partie de sa vie à Londres occupé à des affaires mystérieuses. « Quelque part au fond d’elle, Agnes aimerait pouvoir remonter le temps, le reconstituer, le rembobiner comme une pelote de laine. Elle aimerait faire tourner le rouet à l’envers, défaire l’écheveau – la mort d'Hamnet, son enfance, sa petite enfance, sa naissance – pour revenir à ce moment où elle et son mari s’étaient unis dans ce lit et avaient conçu des jumeaux. » À quoi bon continuer à faire le ménage, cuisiner, soigner les gens qui viennent lui demander de l’aide ? Il y a bien sûr ses deux autres enfants, Mary sa belle-mère, Bartholomew son frère attentionné, les lettres qu’elle reçoit de Londres… Mais le souvenir du petit garçon est toujours là, plus que le souvenir même : l’image de celui qu’il serait devenu, et qu’elle tente de construire en observant Judith, sa jumelle. Elle ne se doute pas que, sous des dehors distants, son mari est lui aussi hanté par la figure de son fils, qui lui inspirera l’une de ses pièces les plus célèbres.

Même si son intrigue est fondée sur certains faits réels, Hamnet est un roman. Et plus encore que celui d’Hamnet, c’est le roman d’Agnes, cette jeune femme aux « étranges pouvoirs », dont l’autrice raconte le mythe, décrypte le comportement énigmatique avec une empathie profonde. Les rappels historiques servent à la fois l’imaginaire et l’analyse socio-psychologique. L’action souvent pathétique et dramatique n’occulte pas les silhouettes de personnages parfaitement campés dans leur individualité. La vie dans la nature animée, et plus tard la découverte de l’agitation urbaine par une Agnes abasourdie donnent lieu à des descriptions aussi précises que mouvementées. Dans un style qui ne laisse rien au hasard, avec un luxe de détails mêlant histoire et fiction (comme chez Shakespeare), Maggie O’Farrell crée des destinées auxquelles on ne peut que s’attacher. De ce beau roman, le théâtre n’est pas très éloigné.

Jean-Pierre Longre

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18/04/2022

Rouge et noir

Roman, policier, francophone, François Médéline, La manufacture de livres, Points, Jean-Pierre LongreFrançois Médéline, L’ange rouge, La manufacture de livres, 2020, Points, 2022

Le cadavre défiguré, tailladé, émasculé, crucifié, orné d’une orchidée, descendant la Saône sur un radeau éclairé par des torches, n’est que la première manifestation d’une série de meurtres qui ont toutes les apparences d’un rituel. Vengeances ? Règlements de comptes ? Coups de folie ? Ouvrages méticuleusement préparés par un tueur en série ? Le commandant Alain Dubak, enquêteur borgne et narrateur scrupuleux, va mener avec son équipe une enquête difficile, sanglante, mouvementée, avec un souci d’efficacité dont l’urgence repousse parfois les limites de la légalité.

roman,policier,francophone,françois médéline,la manufacture de livres,points,jean-pierre longreUne équipe à la fois éclectique, dévouée et pittoresque, la plus originale du lot étant sans conteste celle que l’on surnomme « Mamy », amatrice boulimique de sucreries, pseudo-voyante à ses heures, dont l’apparente apathie cache une lucidité hors pair ; il y a là, aussi, Joseph, Laurent, Abdel, Thierry, Franky, Véronique la confidente de Dubak, Monique Chabert la psychologue – un attachant échantillon du genre humain. Tout ce monde se disperse sur les traces piégées du tueur et se retrouve régulièrement pour faire le point à « Fort-Apache », le siège de la PJ lyonnaise. Remontées dans le passé, arrestations erronées, arrivisme forcené du commissaire Giroux, prêt à fausser l’enquête pour satisfaire ses ambitions, incursions dans le monde de l’anarchisme radical et de l’extrême-droite fasciste, dans l’univers des artistes, sans oublier la pression médiatique… Les obstacles et fausses pistes ne manquent pas. Tout se passe à Lyon et dans les environs (mis à part quelques hors-scène du côté d’un terrible passé américain), une ville des années 1990 que l’on explore dans la diversité de ses quartiers, dans ses moindres recoins – jusque dans les traboules et même les « arêtes de poisson », réseau d’obscurs souterrains jadis creusés avec régularité par on ne sait qui dans la colline de la Croix-Rousse.

L’ange rouge est un roman très noir, d’une noirceur sanglante soulignée par l’écriture particulière de François Médéline. Un style percutant, voire brutal, d’une violence mimant en quelque sorte celle que vivent les personnages – victimes, enquêteurs, suspects. À aucun moment on ne risque de s’ennuyer, mais il faut s’accrocher pour ne pas succomber à la frayeur, à l’horreur même. Un thriller haletant à souhait.

Jean-Pierre Longre

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13/04/2022

Comment l'exprimer?

Roman, anglophone, Jessica Moor, Alexandre Prouvèze, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Jessica Moor, Les femmes qui craignaient les hommes, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Alexandre Prouvèze, Belfond, 2021, Pocket, 2022

Une petite ville près de Manchester. Le corps de Katie Straw est retrouvé dans la rivière, en aval d’un pont d’où elle est vraisemblablement tombée. Suicide ? Accident ? Meurtre ? L’inspecteur Whitworth va mener l’enquête, en commençant par interroger les pensionnaires du « refuge », vaste demeure qui abrite des femmes fuyant la violence de leurs maris ou compagnons, et où Katie était employée. Valerie Redwood, l’intraitable directrice du lieu, met tout de suite les choses au clair : « J’ignore si vous savez quelles pensionnaires se retrouvent dans ce genre de refuge, mais soyez bien conscient que notre priorité absolue est de les protéger contre des menaces réelles de féminicides. Nous faisons attention. Katie faisait attention. […] Elles comptent sur moi pour ça, pas sur vous. Pas sur la police ou les tribunaux. Sur moi, mes compétences et la sécurité que leur apporte ce bâtiment. »

roman,anglophone,jessica moor,alexandre prouvèze,belfond,jean-pierre longreL’intrigue policière va tenir sa place, mais parallèlement et en alternance, c’est aux diverses formes de maltraitance que la lectrice et le lecteur sont confrontés : brutalité physique ou morale, violence ouverte ou insidieuse… Compagnes, épouses, filles sont en proie à l’emprise d’hommes qui n’ont pas forcément une conscience claire de leurs méfaits, ou au contraire dont la perversité a trouvé des cibles adéquates. En tout cas, Jessica Moor, qui connaît bien la question, analyse avec finesse et clarté les caractéristiques psychologiques et sociales de cette plaie récurrente.

Une analyse, certes, mais qui passe par le suspense narratif. Les chapitres intitulés « Avant » remontent dans le passé de Katie, dont on apprend qu’elle a dû changer d’identité, prise dans un piège masculin particulièrement retors ; et dans les chapitres intitulés « Maintenant », on suit le cheminement de l’enquête, dont la résolution nécessiterait que les pensionnaires disent tout ce qu’elles savent. Mais peuvent-elles parler, dévoiler ce qu’elles ont vécu, ce qu’elles ont vu, revenir sur des faits et méfaits qu’elles voudraient occulter et oublier ? À la fois victimes et détentrices de secrets, solidaires mais apeurées, elles restent souvent bloquées devant la parole révélatrice, comme Jenny, l’une d’entre elles, l’exprime à sa manière : « Je pourrais dire à ce flic ce qui s’est passé, le pourquoi et le comment. Il deviendrait mauvais, c’est sûr. Mais peut-être qu’il me croirait, à la fin, quand tout le reste aurait été nettoyé. Mais la mort a ses entrées partout. Je veux dire que c’est à ce moment-là que j’ai su que j’y arriverais pas. Mais peut-être que je le savais déjà. Depuis le début. Que j’allais jamais réussir à le faire, jamais réussir à venir en aide à Katie, jamais réussir à être aussi courageuse. » Les femmes qui craignaient les hommes est un roman dont la noirceur résonne au pluriel.

Jean-Pierre Longre

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06/04/2022

Mère et fils

Récit, autobiographie, francophone, Édouard Louis, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLire, relire... Édouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme, Éditions du Seuil, 2021, Points, 2022

Il a beau faire, beau dire, beau écrire, Édouard Louis n’en a pas tout à fait fini avec Eddy Bellegueule. Après son fameux livre de 2014, il a malgré tout pris en 2018 la défense de son père, violent mais maltraité par l’injustice sociale (Qui a tué mon père, Le Seuil), et trois ans plus tard il retrace ce qu’il appelle les « combats et métamorphoses » de sa mère.

 

Cette mère sur qui le malheur s’est acharné – deux maris au mieux indifférents, au pire violents, des grossesses répétées, la misère nourrie par l’alcool, la honte « de notre maison, de notre pauvreté »… Et malgré cela, la volonté de s’en sortir, la recherche d’un bonheur qui paraît illusoire, trompeur : « J’avais tellement l’habitude de la voir malheureuse à la maison, le bonheur sur son visage m’apparaissait comme un scandale, une duperie, un mensonge qu’il fallait démasquer le plus vite possible. » Pourtant elle le trouvera en rompant avec la résignation, en se rapprochant de son fils, en trouvant un emploi, en s’installant à Paris avec un nouveau compagnon, en s’adaptant à la vie citadine jusqu’à transformer son langage, en rencontrant d’autres gens (même Catherine Deneuve, le temps de fumer une cigarette avec elle !).

récit,autobiographie,francophone,Édouard louis,le seuil,jean-pierre longrePar petites touches mémorielles, en faisant alterner la troisième personne narrative et la deuxième personne empathique, avec, comme des preuves visuelles, quelques photos en noir en blanc, Édouard Louis rend un tendre hommage à une mère avec laquelle il a partagé beaucoup de malheurs, quelques joies, et finalement le bonheur. « Comment le dire sans être naïf ou sans avoir l’air d’employer une expression toute faite, idiote : j’étais ému de te voir heureuse. » Certes, il a l’air de se défendre de faire de la littérature : « On m’a dit que la littérature ne devait jamais tenter d’expliquer, seulement illustrer la réalité, et j’écris pour expliquer et comprendre la vie. » Mais il suffit de quelques traces d’émotion, de quelques pages d’une poésie intense sur l’existence passée (voyez par exemple, un peu avant la fin, ces versets qui résonnent comme une incantation) pour que le témoignage sensible, l’hommage évocateur se transforment en œuvre littéraire.

Jean-Pierre Longre

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25/03/2022

Le théâtre ukrainien, bien vivant. « Nous sommes tous en errance »

Théâtre, Ukraine, Dominique Dolmieu, Neda Nejdana, Pavlo Arie, Serhiy Jadan, Oleh Mykolaïtchouk, Oleksandr Irvanets, Oleksandr Viter, Dmytro Ternovyi, Rinat Bektashev, Anna Bagriana. Estelle Delavennat, Maxime Deschanet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel, Tatiana Sirotchouk, L’espace d’un instant, Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, Jean-Pierre LongreDominique Dolmieu et Neda Nejdana (sous la direction de), De Tchernobyl à la Crimée, « Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine », éditions L’espace d’un instant, Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, 2019

Qui en France connaît le théâtre ukrainien, mis à part quelques spécialistes et traducteurs ? Nicolas Gogol et Mikhaël Boulgakov (« auteurs russophones de Kiev ») sont peut-être dans les esprits, mais en ce qui concerne les auteurs d’aujourd’hui, « terra incognita » (Dominique Dolmieu). Il était donc grand temps que le public et les lecteurs francophones découvrent l’écriture dramaturgique contemporaine de ce pays divisé « entre l’Occident et l’Orient, la liberté et le totalitarisme », de ce pays « polyethnique et polyglotte » (Neda Nejdana). Ce peut être chose faite, grâce à la Maison d’Europe et d’Orient et aux Journées de Lyon des auteurs de théâtre. Cette belle et vaste anthologie « tente tout autant de faire découvrir des auteurs européens majeurs que de parcourir les différentes tendances esthétiques qui composent son paysage dramaturgique, farce absurde, tragi-comédie populaire, lyrisme, légende poétique, farce politique télévisuelle, théâtre d’objets… ». Et elle y parvient, avec ces neuf pièces qui, effectivement, reflètent la diversité d’un théâtre décliné sur tous les tons, et qui sont réparties en quatre sections :

« La catastrophe du siècle » (celle de Tchernobyl – ou Tchornobyl dans la langue originale), un « malheur » pour les uns, une « attraction » pour les autres, comprend deux textes : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie, caractérisé entre autres par un va-et-vient entre passé et présent, et Les fugitifs égarés, de Neda Nejdana, qui combine dialogues et monologues. Point commun : l’action des deux pièces se déroule dans la « zone interdite », et met en scène le désarroi de personnages qui s’y trouvent et s’y rencontrent plus ou moins volontairement ; en résumé : « Nous sommes tous en errance. ».

Sous le titre « Au temps des changements », sont présentés L’Hymne de la jeunesse démocratique de Serhiy Jadan, Miel sauvage d’Oleh Mykolaïtchouk et En direct d’Oleksandr Irvanets. En commun, là aussi, un désarroi qui saisit les personnages, d’une manière tragique ou absurde, voire humoristique, et qui a pour source les transformations de la vie économique, sociale, sociétale : comment se débrouiller avec ce passage si rapide entre dictature communiste et libéralisme sauvage, entre contrainte collective et liberté individuelle ? Tout cela peut se résumer par le côté absurde d’un néologisme : le « multiplundisme » : « Après la toxicomanie, la prostitution, l’inflation et les interférences, il s’est avéré qu’il caractérise aussi notre société. ».

« Maïdan, une révolution », avec Le labyrinthe d’Oleksandr Viter et En détail de Dmytro Ternovyi, rappelle les événements que tout le monde a en mémoire, vus par des victimes de la répression, de simples témoins plongés dans l’action, voire des objets qui s’animent, qui parlent et qui se confrontent aux tracasseries administratives. Les occupants du Maïdan sont-ils forcément des révolutionnaires ? Non. « Nous sommes des gens normaux et paisibles, qui voulons vivre une vie normale. Parce qu’il y a des droits fondamentaux : le droit à la vie et le droit à la liberté. ».

Les deux derniers textes sont regroupés dans la section « À l’intérieur et au-delà du monde » : une pièce traduite du tatar, Arzy, légende tatare de Rinat Bektashev, où dialoguent, en vers ou en prose, aussi bien des hirondelles que des personnages mythiques comme Ali Baba ; et un « Mystère psychologique en deux actes », L’Évangile selon Lucifer d’Anna Bagriana, où le passé tragique du pays est évoqué par différentes voix, dont certaines rappellent les quatre évangélistes du Nouveau Testament.

Ces 500 pages foisonnantes illustrent la vivacité du jeune théâtre ukrainien, un théâtre qui met en scène aussi bien les soubresauts de l’Ukraine moderne que les drames du passé (stalinisme, « Holodomor » ou « extermination par la famine », lutte contre le nazisme…). Un théâtre dont la variété est symptomatique de l’écriture contemporaine, et qui manie aussi bien le pathétique que la distance humoristique, l’absurde intemporel que la satire politique, une satire qui pourrait concerner plusieurs pays d’Europe orientale et d’ailleurs : « C’était il y a dix ans qu’ils étaient des bandits. Maintenant, ils sont au pouvoir ; députés, hommes d’affaires, et j’en passe. ». Voilà l’un des aspects majeurs du théâtre : un art complexe et complet susceptible de faire réagir.

Jean-Pierre Longre

Les pièces, les auteurs et les traducteurs : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie; Les Fugitifs égarés, de Neda Nejdana; L’Hymne de la jeunesse démocratique, de Serhiy Jadan; Miel sauvage, d’Oleh Mykolaïtchouk; En direct, d’Oleksandr Irvanets; Le Labyrinthe, d’Oleksandr Viter; En détail, de Dmytro Ternovyi; Arzy, légende tatare, de Rinat Bektashev; L’Évangile selon Lucifer, d’Anna Bagriana. Textes traduits de l’ukrainien, du russe et du tatar de Crimée par Estelle Delavennat, Maxime Deschanet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel et Tatiana Sirotchouk.

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20/03/2022

Risques épistolaires

: Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, 10/18, Pocket, Jean-Pierre LongreLire, relire… Philippe Besson, Se résoudre aux adieux, Julliard, 2007, 10/18, 2008, Pocket, 2022

Abandonnée par l’homme qu’elle aimait, Louise parcourt le monde (Cuba, New York, Venise, Paris), en quête d’on ne sait quoi : l’oubli (de soi, de l’autre) ? le renouveau ? la certitude ? Mais elle sait bien qu’aimer, « c’est prendre des risques ». Apparemment, elle tente de les reprendre, ces risques, par correspondance. Le livre entier est composé des lettres que depuis ses résidences lointaines elle adresse à Clément.

: Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, 10/18, Pocket, Jean-Pierre LongreCes lettres rassemblent « les pièces dispersées d’un puzzle », celui de la vie amoureuse, des instants de bonheur et de doute, elles effectuent des retours sur un passé en dents de scie, sur la vie à deux, sur la solitude. Roman épistolaire à sens unique (aucune réponse ne parviendra, Louise en est vite persuadée), Se résoudre aux adieux tisse des variations sensibles et subtiles sur la désillusion, sans fermer la porte à l’espoir.

Jean-Pierre Longre

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13/03/2022

Roman noir dans l’hiver blanc

roman, policier, islande, ragnar jónasson, jean-christophe salaün, Éditions de la martinière, points, jean-pierre longre Ragnar Jónasson, La dernière tempête, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, Éditions de La Martinière, 2021, Points, 2022

Ce roman est à la fois le dernier et le premier de la trilogie La dame de Reykjavík, puisque l’auteur avait commencé par la dernière enquête de Hulda Hermansdóttir (La dame de Reykjavík), poursuivi avec L’Île au secret, dont l’action se déroule quinze ans auparavant, c’est-à-dire en 1997 ; et nous voici encore dix ans en arrière (1987-1988) avec La dernière tempêteNous retrouvons donc Hulda, en proie à ses problèmes familiaux et à ses scrupules de policière, et renouons avec l’art du suspense savamment entretenu par Ragnar Jónasson.

Noël 1987. Dans une ferme complètement isolée du lointain Est islandais, en pleine tempête de neige bloquant tout accès au village le plus proche, un couple reçoit la visite inopinée et inquiétante d’un homme au comportement étrange. Électricité et téléphone coupés, Erla et Einar, qui se demandent comment l’homme a pu parvenir jusque-là (il prétend s’être perdu au cours d’une partie de chasse entreprise avec des amis, ce qui leur paraît invraisemblable), vont vivre une tragédie dont les tenants et aboutissants ne seront révélés qu’à la fin de l’histoire. Sans compter qu’une autre question se pose : où est Anna, leur fille, dont ils attendaient la visite pour le réveillon ?

roman, policier, islande, ragnar jónasson, jean-christophe salaün, Éditions de la martinière, points, jean-pierre longre Février 1988. Hulda, confrontée à un drame familial dont il a été question dans le premier volume de la trilogie, et qui a enquêté tant bien que mal et sans résultat probant sur la récente disparition d’une jeune fille, est envoyée sur les lieux de la tragédie du couple Erla-Einar. Dans la ferme, on a découvert les cadavres du mari et de la femme, visiblement assassinés il y a plusieurs semaines, au moment de Noël (puisque les préparatifs de la fête sont restés en place), et on se met à chercher, dans le gel et la neige, des traces du meurtrier. D’autres surprises macabres attendent les enquêteurs, et des rapprochements vont s’opérer.

La structure du roman est révélatrice de l’habileté narrative de Ragnar Jónasson. L’alternance des récits, des points de vue, des lieux, des périodes est propice à un suspense auquel le lecteur ne peut pas échapper. Il y a, certes, l’intrigue – ou plutôt les intrigues, prenantes et angoissantes à souhait –, mais il y a aussi la manière de mener ces intrigues, une manière qui relève davantage du roman noir que du roman policier classique. L’auteur a prouvé, par la diversité de ses œuvres, qu’il est un maître dans les deux domaines. Avec, ici, comme pour mettre en relief la noirceur du roman, le blanc pénétrant de l’hiver tourmenté.  

Jean-Pierre Longre

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25/02/2022

Saisir l’instant

Proses, Poésie, francophone, Italie, Martine-Gabrielle Konorski, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreMartine-Gabrielle Konorski, Adesso, “Une ballade italienne”, Black Herald Press, 2021

Le titre l’annonce : il sera question du « maintenant » surgissant des paysages et des personnages qui rythment et peuplent les courtes proses narratives, descriptives, évocatrices, poétiques composant ce lumineux recueil. Des paysages où la silhouette de Pier Paolo Pasolini se dessine – et les citations qui ouvrent et ferment le livre le rappellent ; des personnages de toutes sortes, en nombre ou solitaires, qui baignent dans la chaleur et la lumière du littoral d’Italie du Sud.

La joie de vivre, le bonheur, la « quiétude », saisis dans l’instant dès l’ouverture, sont comme une tonalité dominante (sans oublier celle des chansons qui passent çà et là). La foule est « magnifique », « il fait bon vivre sous les figuiers et les palmiers », même si on est « à l’à-pic de la mer », et si à Ostie, « sur cette plage est mort Pier Pasolini. » Il y a maintes séquences, maintes histoires racontées ou ébauchées, imbriquées les unes dans les autres, « des histoires qui se tissent en un récit à la fois réaliste et un peu fou, telle une pièce de tissu mal cousue, un tableau authentiquement poignant. » Ce sont des vies esquissées, celles des familles, celles du peuple, celles des amis et des amoureux.

Mais il ne s’agit pas que de récits et de descriptions. Le bonheur est fait des vibrations de l’atmosphère, d’impressions fugitives, de sensations mêlées : les odeurs de la plage et de la cuisine, la chaleur de l’air et la fraîcheur de l’eau, les cris des enfants et des mouettes, la couleur de l’eau et les rayons du soleil. Et de tout cela naît une sensualité teintée de mystère, et par-dessus tout l’amour : « Elle, Lui, dressés au sommet du monde, au-dessus de l’eau. » Les détails ébauchés, les évocations suspendues, la musique des phrases et la couleur des mots – tout cela fait de cette symphonie aux apparences narratives une mosaïque poétique.

Jean-Pierre Longre

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21/02/2022

Comment combler le vide

nouvelle, francophone, brèves, atelier du gué, jean-pierre longreBrèves n° 119, 2021

La première nouvelle de ce numéro, signée Georges-Olivier Châteaureynaud, aurait paru carrément étrange il y a seulement trois ans. Mais après des périodes de confinement, de désertification de nos rues et de nos places, elle l’est beaucoup moins, même si elle pousse à l’extrême – et c’est là l’un de ses intérêts – la disparition de la vie humaine dans un décor urbain naguère familier, dans le métro en particulier : « Si je n’étais pas ennemi de la solitude, celle dont je pris alors conscience m’effraya. Je regrettai subitement ces milliers, ces millions d’importuns que j’avais si souvent détestés, voyageant avec eux flanc à flanc, le nez dans les pellicules de leur col, les côtes labourées par leur parapluie, les oreilles cassées par les tchikaboums de leurs smartphones mal réglés. »

La solitude, voire le désespoir seraient-ils un fil conducteur parmi les récits qui suivent ? En tout cas, à travers leur diversité, voire leur éclectisme, on peut déceler une intention : celle de combler des vides – ceux de la vie, de la vieillesse, du malheur, de la mort. Ce peut être une touchante rencontre au cimetière, un souvenir d’amour, une confrontation avec une chouette effraie, la terrible vengeance de « charmants bambins », la course d’un jeune garçon vers la construction d’une cathédrale moderne, un abandon à la lenteur musical, une bizarre invasion du monde par des extra-terrestres…

Et comme dans tout numéro de Brèves qui se respecte (en réalité, c’est le cas de tous les numéros), le lecteur peut faire la connaissance biographique et littéraire de nouvellistes confirmés. Ici, Charles Torquet (1864-1938), présenté par Éric Dussert qui a choisi la nouvelle « Les mystères de la bibliothèque » à la chute… rocambolesque, puis Felicitas Hoppe (née en 1960), s’entretenant avec Michel Ots, qui a choisi et traduit la nouvelle « Pravda ». Le tout complété par les recensions de parutions récentes.

Prenons notre temps, le temps de lire des récits brefs et denses, et la vie sera moins vide. Brèves est toujours là pour nous y aider.

Jean-Pierre Longre

Les auteurs

Georges-Olivier Châteaureynaud, Roland Goeller, Sylvie Daffix, Ernest Fourachault, Jean-Pierre Fouilleul, Monique Romagny-Vial, Jacques Rimbert, Michèle Gerber Claret, Michel-Georges Ferrer, Dan Goetzinger, Williams Exbrayat, Xavier Lapeyroux, Charles Torquet, Felicitas Hoppe

 

Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude

breves@atelierdugue.com

Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81

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17/02/2022

Un passé retrouvé : des nouvelles de Marcel

Nouvelle, essai, notes, Marcel Proust, Luc Fraisse, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreMarcel Proust, Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles retrouvées. Textes transcrits, présentés et annotés par Luc Fraisse, Gallimard, Folio classique, 2021.

Il avait vingt-cinq ans, et il avait déjà écrit un certain nombre de textes. En 1896, Marcel Proust publiait son premier livre, Les Plaisirs et les Jours, recueil de textes poétiques, narratifs, descriptifs… Il n’y avait pas inclus quelques nouvelles restées à l’état de brouillon, publiées seulement en 2019 par les Éditions de Fallois, et reprises dans ce volume, accompagnées d’annotations et d’annexes substantielles minutieusement élaborées par Luc Fraisse, un connaisseur…

Si ces nouvelles, on s’en aperçoit vite, ne sont pas complètement abouties, si elles contiennent quelques maladresses et approximations formelles, elles sont le creuset de ce que deviendra l’écriture de Proust dans À la Recherche du Temps perdu. Comme l’indique Luc Fraisse dans sa préface, « Nous y apercevons l’écrivain au moment où son entreprise littéraire, qui prendra progressivement forme en continuité jusqu’à la Recherche, commence. » Sur des tons divers, ces textes esquissent des motifs que l’œuvre ultérieure développera : l’amour – plus particulièrement l’homosexualité, féminine ou masculine –, le rôle de la mémoire, l’éloge de l’affection des femmes, le génie musical (« C’est l’âme vêtue de son, ou plutôt la migration de l’âme à travers les sons, c’est la musique »), la suprême nécessité de l’art… On reconnaît par anticipation l’hypersensibilité du romancier à venir : « C’est ainsi qu’il avait aimé et souffert par toute la terre et Dieu changeait si souvent son cœur qu’il avait peine à se rappeler par qui il avait souffert et où il avait aimé. » Et le style de la Recherche est déjà là, en germe, en  une syntaxe sans doute moins construite, mais déjà soucieuse de suivre les méandres de l’esprit et du cœur.

Complétant ces proses, on peut lire des textes eux aussi « restés inédits jusqu’en 2019 » et que l’on peut considérer comme les « sources de La Recherche du Temps perdu », illustrés par des fac-similés de documents tels que les pittoresques « cris de Paris » notés par le concierge à qui Proust avait demandé de les écouter et de les noter. Le dossier comprend ensuite une biographie très détaillée, une solide bibliographie et les notices, notes et variantes relatives aux nouvelles. Il y en a donc pour tout le monde, dans cette édition d’un intérêt indéniable, à la fois abordable (à tous points de vue) et savante, qui s’adresse à tous les lecteurs, fervents de Proust ou simples amateurs.

Jean-Pierre Longre

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10/02/2022

Singularités d’un foisonnant patronyme

Récit, biographie, histoire, francophone, Jean-Pierre Martin, Éditions de l’Olivier, Jean-Pierre LongreJean-Pierre Martin, Le monde des Martin, Éditions de l’Olivier, 2022

Jean-Pierre Martin n’est pas Monsieur Ducon, loin s’en faut. Rappelez-vous ce texte de Jacques Prévert, chanté par Yves Montand, les Frères Jacques et sans doute quelques autres, où est contée l’histoire d’un homme triste, si triste parce qu’il s’appelle Ducon, et qui, ayant découvert dans un vieux Bottin qu’il est « le seul Ducon », change complètement d’humeur et « poursuit fièrement son petit bonhomme de chemin. » À l’opposé, il y a les Martin, qui « pullulent », « essaiment », « se multiplient ». Pour leur malheur ? En tout cas pour le bonheur du lecteur plongé dans l’ouvrage du prénommé Jean-Pierre qui, ne se contentant pas de son patronyme, l’étend à ses équivalents étrangers (Martins, Martinez, Martinson etc.). Mais rassurons-nous; sur le nombre incommensurable, et même s’il leur accorde plus de sept cents pages, il fait un choix : quarante et un chapitres consacrés à autant (disons un peu plus) de Martin, c’est déjà une épopée, un monument d’érudition, un multiple voyage dans le temps et dans l’espace.  

Il avoue que « Nous, les Martin, nous formons un monde. Un monde inconnu de lui-même. » Son « Grand Récit » s’adresse donc aussi, et peut-être avant tout, à sa grande famille patronymique, où se sont illustrés voyageurs et baroudeurs, créateurs et découvreurs, mais aussi « Saints et Soldats plus souvent qu’à leur tour », à l’image du fameux Martinus (IVe siècle), celui que le geste de partager son manteau a rendu célèbre… Ce qui n’empêche pas l'hommage rendu à Sainte Martine, vierge et martyre du IIIe siècle – qui a donc précédé son pendant masculin… Si le « saint fondateur » est bien présent, il y a aussi le souci de rendre justice à des Martin méconnus et pourtant eux aussi fondateurs, en tout cas inventeurs : deux chapitres intitulés « L’invention de l’Amérique » consacrent Joseph Plumb Martin (« Martin yankee ») et Joseph Martin (« Martin cherokee »), un autre, intitulé « Naissance de l’Australie », évoque James Martin (ne pas confondre avec un autre James Martin, évadé de Botany Bay)…

C’est dire leur importance, voire leur puissance de création. Impossible évidemment (et inutile) de reprendre ici toutes les trouvailles, tous les détails historiques qui rythment ces pages. Je m’arrêterai un instant sur le chapitre consacré à Claude Martin, « dit le Major Martin », que les Lyonnais connaissent surtout comme le « fondateur de La Martinière », ces lycées dont il avait demandé la création dans son testament. On sait moins qu’il fut un grand voyageur, un aventurier, « négociant, financier et promoteur » : « Le sens des affaires, l’esprit d’entreprise qu’il se découvre doivent l’étonner lui-même. » Autre domaine : le Martin (Jean-Pierre) musicien ne pouvait faire l’impasse sur le Martinů (Bohuslav) compositeur, le « quatrième mousquetaire tchèque » (avec Dvořak, Janáček et Smetana), dont la biographie mouvementée (entre sa Bohême natale, Paris, New-York…) est à l’image de l’œuvre, abondante et multiple, en dehors des écoles et des modes – une originalité qui ne doit pas être pour déplaire à la tribu des Martin.

« Sept mille soixante-quatorze Martin, sans compter les disparus » : ils mériteraient d’être tous nommés, ces Martin morts dans les batailles et les tranchées de la guerre de 1914-1918 ; mais la liste en est si longue ! Hommage collectif, donc, et particulier pour Nelly Martin, une « diva » (pseudonyme Nelly Martyl), qui s’est engagée comme infirmière « sous la mitraille ». Et en matière d’engagement, nous avons deux Henri Martin représentant deux bords radicalement opposés, deux conceptions entre lesquelles l’auteur a manifestement choisi la deuxième (à bon escient), celle qui a produit le « saint laïc » en lutte contre le colonialisme et participant au roman national. Écoutez ce double hommage : « Dans mon lignage, tu es à la fois le contraire et le double de Thérèse Martin, dite de Lisieux : toi, Henri, le petit soldat réfractaire, et elle, Thérèse, la petite sainte de province, vous êtes deux icônes de notre tradition nationale. Vous appartenez à deux mémoires cloisonnées, vous plantez vos drapeaux dans deux régions antipodiques : les lendemains qui chantent ici-bas et le paradis du Très-Haut. » Cela dit, comme les Jean-Pierre (j’en connais plusieurs) ou les Jacques (même remarque), les Henri foisonnent ; outre les précédents, un peintre, un historien et homme politique (cher aux amateurs de Monopoly), et bien d’autres qu’il aurait été fastidieux de recenser, et qui ne le sont pas.

Jean-Pierre Martin (notre auteur) n’a vraiment pas rechigné. Son livre est le fruit, n’en doutons pas, d’un travail colossal, de recherches rigoureuses (livres, journaux, archives), de pêche en eaux profondes (martin-pêcheur… facile). Mais il ne s’agit pas que de cela. Jean-Pierre Martin est un écrivain, et même si l’on peut lire son livre « à sauts et à gambades », nous avons affaire à un roman riche en péripéties et en ramifications, ou à une série de romans qui, comme les Martin, peuvent se reproduire et se multiplier à l’infini.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr

https://jeanpierremartin.net

07/02/2022

L’art en mouvement

revue, poésie, entretiens, image, voyage, francophone, traductions, les carnets d’eucharis, nathalie riera, Jean-Pierre LongreLes Carnets d’Eucharis, Sur les routes du monde #3, 2021

Les Carnets d’Eucharis, c’est une belle revue à lire comme voyageait Montaigne, sur des modes divers et par étapes curieuses. Montaigne dont il est question avec d’autres, (Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Flaubert…) sous la plume de Patrick Boccard, Montaigne, l’un des premiers à pratiquer l’écriture « nomadisée » qui forme le thème du premier dossier de ce numéro. « Sur les routes du monde », nous rencontrons Nicolas Bouvier (avec Jean-Marcel Morlat), Lorenzo Postelli (avec Zoé Balthus), Homère, Kerouac, Lacarrière, Tesson etc. (avec P. Boccard), et nous suivons les itinéraires poétiques, descriptifs, narratifs, souvent illustrés, de Nicolas Boldych (à « Rome-en-Médoc »), Jean-Paul Bota (à Lisbonne), Zoé Balthus (au Japon), Jean-Paul Lerouge (en Ouzbékistan) – et nous nous imprégnons des pages que l’on découvre comme les écrivains-voyageurs se sont imprégnés des lieux qu’ils ont explorés.

Un autre dossier, coordonné comme le précédent par Nathalie Riera, est consacré à des « portraits de poètes et d’artistes », après un portfolio consacré à de vivantes « figures de la danse » (instantanés numériques de Zagros Mehrkian sur des chorégraphies d’Estelle Ladoux et Nathalie Riera). Comme entraîné dans ce mouvement, le premier portrait est consacré à Pina Bausch (par N. Riera) ; puis s’avancent Pierre Reverdy (présenté par Alain Fabre-Catalan), Pippo Delbono (par Martine Konorski), Gérard Titus-Carmel (par Claude Darras), Ilse Garnier (par Marianne Simon-Oikawa) et Kathleen Raine (par Martine Konorski). C’est encore de Kathleen Raine qu’il est question dans le premier des entretiens « à claire-voix » qui suivent : Michèle Duclos, sollicitée par Martine Konorski, analyse entre autres la conception de l’art à laquelle tenait l’écrivaine britannique (« L’art est la cité de l’âme ») ; puis c’est Armelle Leclercq qui interroge Camille Loivier, dont un beau poème est reproduit. Plus loin, un autre entretien s’attarde sur « une bibliothèque en mouvement » : celle de Jean-Paul Thibeau qui, questionné par Barbara Bourchenin, s’interroge (comme jadis Georges Perec) sur son « faire-bibliothèque », un espace qui est « une invitation à différentes expériences de lectures, d’écritures », et aussi « un lieu de jubilation, d’effervescence, de jouissance et de créativité. »

revue,poésie,entretiens,image,voyage,francophone,traductions,les carnets d’eucharis,nathalie riera,jean-pierre longreEntretemps, « Au pas du lavoir » (beau programme annonçant la pureté du mouvement) nous aura donné des poèmes de Christophe Lamiot Enos, Irina Bretenstein, Gérard Cartier, Geneviève Liautard, Jennifer Grousselas, Michèle Kupélian, et « ClairVision » des « écrits contemporains sur les arts visuels & audiovisuels » par Richard Skryzak qui s’entretient avec Dominique Pautre (de l’atelier duquel sont montrées des vues colorées), après quoi Carla Lonzi, « critique en dissidence », est présentée par Nathalie Riera. Enfin les poèmes de Naomi Shihab Nye (traduits par Geneviève Liautard) et de Parizia Valduga (traduits par Jean-Charles Vegliante) sont suivis, dans un tranquille et ultime mouvement (« Et banc de feuilles descendant la rivière ») par des notes de lecture sur des parutions récentes de Paolo Rumiz, Adrienne Rich, Paul Stubbs, Martin de la Soudière, Nietzsche et Leonardo Sciascia.

Voyages au fil du temps, des routes et de l’eau, danses des corps et des mots, portraits en action, images vives, rien de ces pages ne peut nous laisser dans l’immobilité de l’indifférence.

Jean-Pierre Longre

http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com