17/06/2019
« Instantanés »
Brèves n° 114, L’atelier du Gué, 2019
« C’est la vie… telle qu’elle va… cocasse et dramatique, pathétique, surprenante, drôle et belle, et pourtant si triste et quand même si riche d’amour, bref si diverse, si changeante. Insaisissable, on la vit par petits bouts, sans avoir de plan d’ensemble, tout occupé qu’on est à se laisser déborder par nos émotions, nos distractions. La nouvelle, elle, est habile à saisir ces moments de nos vies. Elle fige ceux où tout bascule et se dévoile ; comme ces photographies qui mettent en lumière le point de non-retour d’un destin, comme ces récits qui s’arrêtent à la limite d’un futur dans lequel ils se gardent bien de pénétrer. »
Nouvelles inédites :
Antoine Mocquet - Marlène Deschamps - Viviane Campomar - Bertrand Ruault - Carole Paplorey - Anna-Livia Marchionni - Suzanne Prat - Sophie Allainguillaume -valnet.c Alain Imoléon - Nicole Buresi - Laurence Chauvy - Elisabeth Pacchiano - Jean-Pierre Longre - Natalie Barsacq - Laura Schmitz - Albert Vidal - Colette Le Gallou
Vente par correspondance :
Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude (paiement par chèque - envoi franco)
Dif’Pop - http://www.pollen-difpop.com/A-86979-breves-n114-instanta...
Version numérique : http://www.scopalto.com/revue/breves
Vente en librairie: diffusion Dif’Pop / Pollen 81 Rue Romain-Rolland 93260 LES LILAS
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11/06/2019
La maison de l’attente
Gaëlle Josse, Une longue impatience, Les éditions Noir sur Blanc, Notabilia, 2018, J'ai lu, 2019
« Ma maison à moi, c’est l’attente. C’est l’océan et le bateau de Louis. Quelque part sur une mer du monde. L’incertitude comme seul point fixe. Sous mes gestes de chaque jour, il n’y a que du vide. De la place pour les songes apportés par le vent, pour les mots racontés par les flots. ».
Pendant la guerre, le bateau d’Yvon a été bombardé par la RAF. Dommage collatéral, dirait-on aujourd’hui, qui a bouleversé la vie d’Anne, sa femme, et de Louis, son fils. Remariée après la Libération à Étienne, le pharmacien du village, mère de deux autres enfants, Anne a accepté sans enthousiasme mais avec tendresse pour sa nouvelle famille l’embourgeoisement de sa nouvelle existence. La mésentente progressive, devenant brutale, entre Étienne et Louis fait un jour fuir celui-ci ; sans avertir, il s’engage sur les bateaux de commerce parcourant les mers d’un continent à l’autre.
Sans nouvelles de son fils, Anne entame une attente d’abord pleine d’espoir, se métamorphosant en déception et en « longue impatience ». Retournant chaque jour dans son « ancienne maison, la bicoque adossée contre le vent, avec ses volets bleus fatigués, sur la lande, à l’entrée du sentier douanier qui surplombe la mer », elle emplit cette attente des souvenirs du passé – ses deux mariages, bien différents l’un de l’autre, les années heureuses, les duretés de la guerre –, et des rêves d’avenir : surtout le banquet qu’elle préparera pour le retour de son fils, et dont elle détaille progressivement le contenu dans les lettres qu’elle lui écrit comme on lance une bouteille à la mer (« Monsieur Louis Le Floch, en mer »). Une infinie promesse, qu’elle tisse de jour en jour, de mois en mois, d’année en année, à l’insu de tous.
D’une grande sensibilité, le récit de Gaëlle Josse, qui renouvelle la thématique de l’attente féminine déclinée sur différents plans depuis celle de Pénélope, nous fait pénétrer dans l’âme complexe, touchante et attachante d’une femme dont la vie est tout entière tendue vers l’amour, celui des vivants et celui des disparus, surtout celui du fils absent, enfoui au plus profond de son cœur, peu à peu débordant tout. De même, débordant le cadre du simple récit à la première personne, la poésie des paysages extérieurs et intérieurs, de l’océan, des saisons, de la mémoire, de l’« immuable cercle » du temps qui passe.
Jean-Pierre Longre
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06/06/2019
« Croire en quelque chose »
Tomislav Zajec, Il faudrait sortir le chien, traduit du croate par Karine Samardžija, préface d’Eugène Durif, éditions L’espace d’un instant, 2018.
Au théâtre, c’est bien simple : le spectateur voit se dérouler sous ses yeux, par le seul intermédiaire de personnes en chair et en os évoluant dans un espace à la fois symbolique et bien réel, une histoire souvent réduite à ses péripéties essentielles. Simple, vraiment ? Pas si sûr, pourrait-on rétorquer. Car c’est bien le langage des personnages (dialogues, monologues, gestes, déplacements), augmenté des éléments scéniques, qui constitue le récit que le spectateur doit construire plus ou moins consciemment dans l’instant de la représentation. Sans compter que souvent ce spectateur est un lecteur…
Et que parfois, un personnage se trouve être à la fois narrateur et acteur du récit. C’est le cas pour « l’homme », le personnage principal de la pièce de Tomislav Zajec. Lorsqu’il prend la parole, il parle de lui-même à la troisième personne, se racontant comme s’il n’était pas là, devant nous, en train d’agir (ou d’attendre), ce qui ne l’empêche pas de dialoguer avec les deux autres personnages : son ex-compagne, qu’il avait quittée brusquement et qu’il retrouve sous un abribus ; son père, ancien traducteur bougon qui doit recevoir une prestigieuse récompense et qui a pour cela besoin que son fils lui achète une cravate… Formulées ainsi, les relations entre « l’homme » et les deux autres personnages semblent anodines, ressassant des détails de la vie quotidienne. Mais justement, ces détails s’inscrivent sur le rideau qui cache et révèle le fond de la scène de théâtre. Le temps, par exemple, va et vient comme pour faire d’un seul après-midi une vie tout entière. Et l’important réside dans ce qui n’a jamais été dit, qui affleure dans les dialogues, les monologues et les questions ; « Le questionnement… Le questionnement est le propre de l’homme. Ta vie entière est un questionnement. Tu dois sans cesse t’interroger. », dit le père.
Certains aveux, certains rêves peuvent alors s’exprimer, sinon s’épanouir ; et la réalité se manifeste, cette réalité que symbolise sans doute la pluie omniprésente, ainsi que ce chien que l’on ne voit jamais, et que « l’homme » doit absolument confier à quelqu’un. Une réalité dont il faut se prémunir (la pluie) ou se débarrasser (le chien) ? Pourtant « il faut bien croire en quelque chose » ; alors, peut-être, « tout ira bien », même si, comme l’écrit Eugène Durif dans sa préface, « les personnages resteront toujours un peu de travers, un peu à côté d’eux-mêmes, dans une distance qui s’abolit un instant, trompeusement. ».
Jean-Pierre Longre
Tomislav Zajec est né en 1972 à Zagreb, en Croatie. Il a suivi un cursus de dramaturgie à la faculté des arts de la scène à Zagreb, où il a ensuite enseigné. Également poète et romancier, il est l’auteur d’une dizaine de pièces de théâtre, traduites dans autant de langues, et principalement jouées dans les Balkans, au Royaume-Uni ainsi qu’en Argentine. Il a reçu à quatre reprises le prix Marin-Držić du meilleur texte dramatique, le plus prestigieux en Croatie, et les premières traductions de ses textes ont déjà été primées par la Maison Antoine-Vitez et les Journées de Lyon des auteurs de théâtre.
11:10 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, croatie, tomislav zajec, karine samardžija, d’eugène durif, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/06/2019
Errance et déchéance
Liam O’Flaherty, Le Mouchard, traduit de l’anglais (Irlande) par Louis Postif, préface de Stève Passeur, Belfond, 2019
Gypo Nolan, force de la nature et esprit limité, ancien de l’Organisation révolutionnaire, dont il a été exclu, vit comme beaucoup de ses congénères au jour le jour, souvent sans savoir où il dormira le soir ni comment il pourra manger. En quête du moindre schilling, il décide de dénoncer son ami Mac Phillip, recherché par la police pour avoir tué un fermier. « Je viens réclamer la prime de vingt livres offerte par le Syndicat des fermiers pour des renseignements concernant le nommé Francis-Joseph Mac Phillip ». Ce disant, il donne l’impression de ne pas mesurer la portée de son acte.
Ni ses conséquences, qui vont faire l’objet principal du récit. Première conséquence : la mort de son ami dans l’affrontement avec la police venue l’arrêter. Deuxième conséquence : alors que les choses s’embrouillent dans la tête de Gypo, qui ne sait pas comment gérer les suites de son forfait, il se met à dépenser à tort et à travers et au vu de tous les vingt livres qui gonflent ses poches : tournées générales, visites à des prostituées, cadeaux divers – bagarres et fuites éperdues dans le labyrinthe des ruelles. Nous sommes à Dublin, dans les années 1920, peu après l’insurrection de 1916 ; dans le Dublin des ouvriers, des chômeurs, des miséreux, des parias, des révoltés, des résignés ; un Dublin que Gypo sillonne de « son corps de géant », sa lourde masse arpentant les bas-fonds d’une ville où l’alcool et le dénuement forment un mélange explosif.
L’écriture de Liam O’Flaherty, directe, sans fioritures, d’une poésie violente et brute, rend avec une particulière intensité la complexité de la situation : la condition sociale de ce peuple réduit aux expédients, la psychologie à la fois primaire et voilée de Gypo, qui tour à tour perd et prend conscience de son rôle de délateur et de la culpabilité qui le ronge, la bataille qui se livre au sein de l’Organisation révolutionnaire, guidée par le pur et froid Gallagher, sorte de Robespierre qui a tout deviné de la faute de Gypo, et qui le lui fait sentir : « Une force le poussait à affronter les regards de Gallagher, dont il ne pouvait se détacher sans ressentir une profonde brûlure dans la chair. » On se prend parfois à « souhaiter que [le] mouchard ne soit ni pris ni châtié », comme l’écrit Stève Passeur dans la préface, tant le personnage attire un mélange de dégoût et de compassion, à l’image de ses semblables voués à la déchéance, à l’image aussi de l’insecte pris au piège de son propre destin, comme de nombreux passages le laissent imaginer. « Il allait sans but, poussé vers le nord par la panique et l’impossibilité de réfléchir. Il fonçait dans tous les sens : il descendait une rue, virait à gauche, revenait en ligne parallèle, redescendait la rue qu’il venait de quitter, et contournait plusieurs fois le même coin, dans sa fuite éperdue. Il semblait aux trousses d’un lutin qui prenait un malin plaisir à revenir continuellement sur ses propres pas. Gypo pataugeait dans les mares, tombait sur les mains et les genoux dans des terrains vagues, se cognait violemment aux brèches des murs, grimpait sur des tas de briques, par-dessus des murs, sautait dans des cours et recommençait le même manège dans une autre rue. ». Voilà un exemple de condensé à la fois réaliste et symbolique du roman et de l’état d’un personnage aux abois.
Jean-Pierre Longre
En 1935, John Ford réalisa un film (Le Mouchard) d’après le roman de Liam O’Flaherty. Outre celui-ci, les éditions Belfond viennent de publier, dans une veine et d’une autre époque, Le Messager de L. P. Hartley (traduit par Denis Morrens et Andrée Martinerie), dont Joseph Losey tira un film fameux, Palme d’Or au Festival de Cannes 1971.
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28/05/2019
Secrets, aveux et trahisons
Lire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 3, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2018, Pocket, 2019
Après son retour précipité de Dublin (voir livre 2), Alice se retrouve aux États-Unis, sous le choc de l’attentat au cours duquel Ciaran, son grand amour, a perdu la vie. Retrouvailles avec ses parents pour des relations toujours tumultueuses, poursuite des études, prise de fonctions comme enseignante à la Keene Academy… L’adaptation se fait tant bien que mal dans ce collège de Nouvelle-Angleterre où elle trouve un relatif apaisement de ses traumatismes, jusqu’au moment où elle fait la connaissance d’un père d’élève avec lequel elle noue une relation amoureuse épisodique. Après son retour à New-York, son amitié avec Duncan et Howie, les rapports en dents de scie avec ses parents, ses frères Peter et Adam, si différents l’un de l’autre, peuplent sa solitude. Un poste d’assistante d’édition va lui ouvrir les portes du monde littéraire.
Les détails de la vie d’Alice nous sont contés sur le fond socio-politique de ces années-là : présidence prometteuse mais décevante de Jimmy Carter, élections successives de Ronald Reagan, perte des illusions, triomphe du capitalisme et des « yuppies », surgissement dramatique du sida, tout cela en résonance avec notre propre époque, jusqu’à des allusions malicieuses comme l’apparition sur la scène publique d’un jeune capitaliste à l’ambition démesurée, Donald Trump… Et nous pénétrons dans les arcanes du commerce éditorial, où Alice évolue à son aise : « Que ce soit au lycée, pendant mes études, ou quand je me terrais dans le Vermont, je ne m’étais jamais vraiment imaginée accéder à une position dirigeante. L’autorité et le management étaient des qualités que j’étais persuadée ne pas posséder, et je n’avais pas pour ambition d’encadrer une équipe, même dans un milieu littéraire. Et pourtant voilà que, à tout juste vingt-neuf ans, j’avais sous ma responsabilité une écurie d’auteurs, un budget, des subalternes – et je devais répondre de tout cela aux services commercial et comptabilité […] ». Bref, sinon le bonheur, du moins une forme de satisfaction personnelle qui, si elle ne résout pas tous les problèmes, réjouit le cœur et l’intellect.
C’est un fait : les problèmes ne manquent pas dans l’entourage immédiat d’Alice. Son frère Adam, qui s’est enrichi à coups de manœuvres frauduleuses, va être dénoncé par Peter dans un article au retentissement accablant pour la famille, malgré les tentatives de conciliation de leur sœur, qui en prévoit les conséquences : « La honte salit tout ce qu’elle touche ». Des conséquences, il y en aura, mais aussi, pour Alice, les promesses de l’amour.
Ce troisième livre, qui suscite comme les précédents des réflexions sur l’histoire contemporaine des USA, sur l’écriture littéraire, sur les relations humaines et familiales, sur les secrets, les trahisons et les aveux, boucle en quelque sorte un cycle, puisque l’on retrouve à la fin la situation du début du premier livre : le moment où Alice a décidé de faire, en un récit rétrospectif, le roman de sa famille et de son époque. Mission accomplie pour Douglas Kennedy, qui promet une suite…
Jean-Pierre Longre
19:54 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), douglas kennedy, chloé royer, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
27/05/2019
Une Américaine à Dublin
Lire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 2, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2018, Pocket, 2019
La suite promise de la vie d’Alice Burns (voir le livre 1) a pour cadre l’Irlande. Étudiante au Trinity College de Dublin, elle va connaître les tâtonnements, les tribulations, les émotions d’une jeune américaine transplantée dans un pays dont les mœurs religieuses, familiales, sociales sont restées plutôt traditionnelles (et où par ailleurs la Guiness coule à flot…). Recherche d’un logement, prises de contact universitaires, amicales, sentimentales, tout ce qui compose la vie d’Alice et toutes les interrogations qu’elle suscite reposent non seulement sur le présent, mais aussi sur le lourd passé familial et sur un avenir incertain. « Le désespoir que je ressentais chez mes parents m’avait poussée à me bâtir une certaine indépendance, à un âge où la plupart des gens ne cherchent qu’un moyen de s’amuser sans avoir à grandir. […] Des années plus tard, je tomberais sur un mot qui me plairait immédiatement : conjoncture. La symphonie du hasard. Tout ce qui m’arrivait était-il simplement le fruit des circonstances, ou avais-je, par le biais de mes choix et de mes actions, un certain degré d’incidence sur le cours des choses ? ».
Au pays de Joyce, Alice trouve à qui parler de littérature, d’art, de religion, de politique… Et tout se déroule sur le fond historique tourmenté des années 1970 : le Chili sanglant de Pinochet, par lequel la famille Burns est spécialement concernée (le père, proche de la junte et de la CIA, le frère Peter, qui a lutté contre la dictature et a dû se sauver en catastrophe après avoir été témoin d’atrocités), les « Troubles » et les attentats en Irlande, UVF contre IRA… Une incursion à Paris, où Alice rend visite à Peter, lui permet de changer d’atmosphère, de découvrir une ville dont elle rêvait, mais la replonge dans des souvenirs qui avaient été aiguisés par le surgissement inattendu à son domicile de Dublin d’une ancienne camarade pétrie de révolte, de désir de vengeance et de violence. Il y a aussi la rencontre de Ciaran, qui semble être le meilleur choix amoureux, et qui lors d’un séjour à Belfast lui fait connaître ses parents, visiblement à l’opposé des parents Burns : « Voilà donc ce qu’il était possible de ressentir dans une famille aimante et équilibrée ? ».
En quelques mois, Alice vit des expériences nouvelles, formatrices, émouvantes, surprenantes parfois, aussi bien pour elle que pour le lecteur. Il faut dire qu’il n’y a pas meilleur artisan que Douglas Kennedy pour faire de cette brève tranche de vie vue sous les angles psychologique, social et historique un roman palpitant.
Jean-Pierre Longre
19:35 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), douglas kennedy, chloé royer, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
26/05/2019
« Chaque famille est une société secrète »
Lire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 1, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2017, Pocket, 2018
Sans conteste, Douglas Kennedy sait écrire des romans, et notre soif narrative ne peut être qu’épanchée à leur lecture. La symphonie du hasard, dans sa construction musicale et sa teneur linéaire, n’a apparemment et malgré son titre rien de hasardeux, et si les péripéties qui en composent la trame laissent supposer que le destin est imprévisible, celui-ci se présente pourtant comme le résultat d’une certaine volonté humaine. En cela – outre le fait que ces péripéties, l’auteur a dû en vivre un certain nombre, ou en tout cas en avoir connaissance, puisque la narratrice Alice est vraisemblablement l’un de ses doubles –, en cela donc, nous avons affaire à un roman réaliste.
Alice Burns, éditrice, rend régulièrement visite à son frère Adam condamné à huit ans de prison. Un jour, il lui fait des révélations inattendues sur un événement de sa jeunesse : « Il fallait que tu le saches. Parce que c’est ce que je suis. Ce que nous sommes. ». Mise malgré elle dans le secret, elle décide de revenir sur le passé. « Si les deux dernières décennies m’ont appris quoi que ce soit, c’est cette vérité essentielle : le malheur est un choix. ».
Nous voilà plongés dans l’Amérique du début des années 1970. La vie familiale avec ses conflits, ses secrets, ses non-dits, ses éclats : les parents qui ne peuvent se supporter qu’en menant l’un contre l’autre une sorte de guérilla permanente ; Alice et ses deux frères, Peter et Adam, aux tempéraments et aux visées radicalement différentes. La vie étudiante avec ses excès, ses velléités, les amitiés, les amours, l’alcool, la drogue, les regroupements par affinités, les clans, les inimitiés, les brouilles, les dépressions, les relations parfois étroites, parfois étranges, entre professeurs et élèves… Avec cela, le roman aborde de grands thèmes propres à l’époque : les préjugés racistes et homophobes persistants chez les uns, le progressisme et l’humanisme chez d’autres, les idéaux pacifistes (contre la guerre du Vietnam notamment), les manœuvres financières, les élections présidentielles, les déceptions politiques, le coup d’État de Pinochet au Chili (dont les répercussions dans la famille d’Alice ont leur importance)…
Récit rétrospectif foisonnant, dans lequel la littérature, l’écriture, l’histoire, la vie intellectuelle tiennent une place de choix, ce premier volume offre aussi de larges possibilités de réflexion sur l’existence individuelle, sociale, familiale – ce dernier volet étant inséparable de tout le reste et de cette vérité générale prononcée par l’un des personnages : « Nous avons tous une grande part de mystère ». Les volumes 2 et 3 sont annoncés pour les mois à venir. À suivre donc…
Jean-Pierre Longre
18:29 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), douglas kennedy, chloé royer, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
19/05/2019
« Paradis perdu »
Jean-Jacques Nuel, Une saison avec Dieu, Le Pont du Change, 2019
Arthur Rimbaud nous a chanté sa « Saison en Enfer ». Jean-Jacques Nuel nous livre sa « Saison avec Dieu », qui, dans un genre, un style et des perspectives différents, tient aussi de la quête mystique. Car l’auteur (disons le narrateur, qui le représente clairement et nommément) a bien connu ce Dieu, qui fut son colocataire pendant trois mois lorsqu’il était étudiant à la Faculté des Lettres d’une grande ville de province (Lyon, devine-t-on aisément). Étonnant, non ? Pourtant, cela commence de manière presque banale : « Dieu n’avait rien de remarquable. Dieu n’avait rien d’impressionnant. J’ai le souvenir d’un individu de taille moyenne, très mince, aux élégantes proportions. Physiquement, Dieu était légèrement plus grand que moi, mais il n’a jamais tiré parti de cette supériorité naturelle pour me regarder de haut. Bien au contraire, notre relation était simple, franche, cordiale, d’égal à égal, et nous partagions tout, les frais de l’appartement comme les tâches ménagères. ». Bref, un étudiant comme un autre, qui fume des Gitanes et boit des bières, sans prétention, avec sérénité.
À ceci près qu’il est la perfection même : son savoir encyclopédique n’a d’égal que son habileté pour le bricolage, et son dévouement à toute épreuve se manifeste dans la plus grande discrétion. Cela donne des formules qui hors contexte pourraient paraître de la plus grande dévotion (« Sans l’aide de Dieu je n’aurais jamais réussi aussi facilement ma licence de lettres modernes »). Et jamais un mot plus haut que l’autre, jamais de leçon de morale, jamais de reproches sur la conduite de son ami, conduite pourtant « fort éloignée des préceptes du catéchisme » (certains, qui se revendiquent représentants de Dieu sur terre, pourraient en prendre de la graine).
Alors, que dire des intentions de l’auteur lorsqu’il dévoile (sur le tard) cette rencontre ? Serait-il un nouveau Claudel derrière son pilier de Notre-Dame (en l’occurrence les cloisons vétustes d’un deux pièces insalubre) ? Un nouvel André Frossard qui affirmait « Dieu existe, je l’ai rencontré » ? Non. Jean-Jacques Nuel, d’ailleurs, anticipe les reproches de lecteurs qui n’apprécieraient pas le mélange pourtant subtil et bienvenu des tons (« la légèreté et la gravité, l’humour et le sérieux. »), et les critiques qui enfouissent leurs doutes sous une carapace de certitudes : « Les croyants de toutes confessions seront choqués par cette représentation trop familière de Dieu, fort éloignée de leur enseignement du catéchisme et de leur pratique religieuse […] – tandis que les incroyants me reprocheront au contraire de présenter Dieu sous des dehors trop favorables, ils m’accuseront de complaisance […] ». Lui, agnostique avoué, ne tire pas de leçon rationnelle de son récit ; il en garde simplement l’idée que tout ne s’explique pas, et surtout une émotion débordante au souvenir de ces « jours heureux » d’étudiant, de ce « paradis perdu » qu’il connut en compagnie de Dieu.
Jean-Pierre Longre
20:41 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, jean-jacques nuel, le pont du change, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
11/05/2019
En attendant
Alain Gerber, La Hache, Ramsay, 2019
Dans une contrée anonyme et perdue dont on devine pourtant qu’elle appartient à l’ex-Yougoslavie, à une époque indéfinie dont on se doute pourtant qu’elle se situe, il n’y a pas si longtemps, à l’issue d’une guerre odieuse au cours de laquelle les nationalismes meurtriers s’en sont donné à cœur joie, un jeune sous-lieutenant français, flanqué d’un caporal et de deux hommes de troupe, se retrouve à veiller sur un terrain gelé bordant une ferme isolée. Le terrain cache certainement un charnier, qui ne pourra être mis au jour qu’au printemps, lorsque la terre deviendra suffisamment meuble pour être creusée ; la ferme abrite une famille – père fermé qui a dû participer au massacre (et qui entretient méticuleusement, objet réel et symbolique, la hache annoncée par le titre), mère muette, deux filles, dont l’une s’est exilée, et dont la seconde se cache ou se dévoile d’une manière énigmatiquement perverse.
Notre sous-lieutenant, en attendant le dégel (au sens propre de l’expression), est confronté à l’attitude sournoise de son caporal, à l’apathie de ses hommes, à l’hostilité du voisinage, à la dureté du climat, au vide de ses journées, à sa propre solitude – tout cela sous la férule d’un sens profond du devoir militaire et d’un idéalisme quasiment aristocratique qui lui feront regretter les entorses faites à son honorabilité. Comme le Giovanni Drogo du Désert des Tartares ou le Zangra de Jacques Brel (mais dans le froid et sous la neige), il occupe tant bien que mal son ennui, ne sachant pas si l’ennemi viendra ou s’il est déjà là. Quant au paysan, il cherche à se sortir d’une situation compliquée, face au pope du village qui, afin de sauver sa peau et d’échapper à la faute collective, voudrait lui faire endosser toute la responsabilité du massacre des « Musulmans » qui s’est perpétré sur ses terres, face aussi à ce petit groupe de soldats venu de l’étranger occuper sa propriété et son pays vaincu, face enfin à sa femme mutique et à sa fille au comportement incompréhensible.
Faire un roman de ces journées où, concrètement, il ne se passe pas grand-chose ? Oui. L’art d’Alain Gerber (dont on nous dit qu'il revient, mais qui ne nous a jamais abandonnés...) consiste à suggérer, notamment par l’adoption alternative des points de vue (celui du sous-lieutenant, celui du paysan) et par l’exploration intime des individus les sentiments, les passions, les fantasmes, les espoirs, les frayeurs – tout ce qui bouillonne sous les crânes. À suggérer aussi ce qui mène les cœurs et les âmes – les nationalismes, les haines, les trahisons, le désir d’amour, la peur de la mort, la fascination et le dégoût qu’elle entraîne. Et à montrer que sur tout cela et sur le reste, l’homme peut se tromper. En attendant, la vie continue.
Jean-Pierre Longre
17:03 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, alain gerber, éditions ramsay, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
29/04/2019
Le goût des amitiés tourmentées
Lire, relire... Olivier Bourdeaut, Pactum salis, Finitude, 2017, Folio, 2019
« Amicitia pactum salis, dit un proverbe médiéval. “L’amitié est un pacte de sel”, c’est-à-dire que l’amitié est durable, voire éternelle, comme le sel. ». Le titre et l’intrigue du livre d’Olivier Bourdeaut sont une illustration et une extension romanesques de ce proverbe. N’oublions pas, en outre, que le sel, à trop forte dose, peut être nocif. L’amitié entre Jean, devenu paludier à Guérande pour fuir les contraintes de Paris et les excès de la modernité, et Michel, agent immobilier aux dents longues et roulant en Porsche, est à la fois imprévisible et tourmentée. Après une rencontre musclée sur fond d’ébriété, de sans-gêne, de fureur et de vengeance, tous deux scellent le fameux pacte, l’un influant sur l’autre et vice-versa : Michel le nouveau riche sans scrupules se met à travailler pour Jean et pour un salaire de misère, et Jean l’ascète solitaire se met à fréquenter avec son compère les lieux branchés et à draguer sur la plage.
Les péripéties que connaît cette amitié s’assortissent d’une énigme policière, sont jalonnées de suspense, de souvenirs significatifs et de séquences quasiment théâtrales à caractère tragi-comique, voire grand-guignolesque. Le sang et les larmes coulent à flots, provoqués par les rivalités, les coups, l’alcool, le sel et le soleil. L’auteur se plaît aussi à dresser des portraits ironiques et pris sur le vif. Ceux des deux protagonistes, certes, ceux des jeunes filles auxquelles ils s’intéressent, et celui, entre autres, d’Henri, anarchiste de droite, anti-bobo, dandy provocateur sorti tout droit du XIXème siècle, que Jean a naguère assidûment fréquenté.
Inutile de faire la comparaison avec le premier roman à succès d’Olivier Bourdeaut. Celui-là est bien différent. On sent qu’en racontant cette histoire pleine de remords et de passion, l’auteur s’est amusé (ce qui n’exclut nullement le travail et le talent). Et le lecteur, lui aussi, est pris entre l’amusement et les tourments. La marque d’un bon roman.
Jean-Pierre Longre
10:28 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, olivier bourdeaut, finitude, jean-pierre longre, folio | Facebook | | Imprimer |
27/04/2019
Récolte de printemps
Le Persil, numéro triple 162-163-164, mars 2019
Dans le premier texte, « Lire, demain ? » Marc Atallah est chargé de nous parler de la « littérature du futur ». Ce faisant, c’est la littérature de toujours qui devient l’objet de son propos, et c’est tant mieux. Le meilleur remède à la « consommation outrancière profondément individualiste », à la « communication cacophonique », au « libéralisme carnassier » et à la solitude qui en découle ? Les livres !
Les 48 pages grand format de cette nouvelle livraison du fidèle Persil de Marius Daniel Popescu en sont un roboratif témoignage. Extraits, poèmes, nouvelles de Marc Agron, Antonio Albanese, Léa Farine, Thierry Luterbacher, Béatrice Monnard, Julien Mages, Maurice Meillard, Christine Rossier, Gilles de Montmollin témoignent de la vigueur et de l’épanouissement de la littérature de Suisse romande. Et les deux nouvelles de « l’invité » qui closent l’ensemble prouvent que, dans le domaine littéraire au moins, la Suisse, la Roumanie et la France font un excellent ménage à trois.
Jean-Pierre Longre
Journal inédit, le persil est à la fois parole et silence ; ce numéro triple contient des textes inédits d’auteurs de Suisse romande et deux nouvelles de notre invité, Jean-Pierre Longre
Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.
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21/04/2019
L’amour la poésie au quotidien
Eva Kavian, L’homme que j’aime, Illustrations de Marie Campion, Les Carnets du Dessert de Lune, 2019
Ce sont des vers très brefs, qui composent des poèmes très brefs – pas tant que cela, finalement, parce que ces textes, que l’on prendrait pour des sortes de haïkus, souvent se prolongent et prolongent la rêverie, la méditation sur l’amour qu’ils célèbrent. Oui, souvent il faut tourner la page pour avoir le fin mot de l’histoire, retourner au début pour refaire le chemin semé de petits cailloux, s’attarder sur les illustrations de Marie Campion, ces dessins qui surprennent les regards complices tapis derrière les lunettes et les sourires mi ironiques mi énigmatiques, ces dessins qui révèlent aussi, en même temps que les mots, les objets et les gestes de la vie intime.
Les chants dédiés à celui que l’auteure appelle « mon mari » sont à la fois limpides et complexes (réfléchissez à ceci, par exemple : « Un de nous deux / mourra / avant l’autre / impossible / de savoir / lequel des deux / va gagner / de ne pas perdre l’autre […]. » ; ou à ceci encore : « J’aurais été plus heureuse / si je t’avais connu / plus tôt / mais / je n’aurais / pas été / la même / sans mes peines / et tu n’aurais pas aimé / peut-être / celle que je serais / devenue. »). La vie quotidienne, dans sa simple célébration, est porteuse d’une poésie dense, insoupçonnée, car les sentiments la transcendent, réussissant à faire émerger l’amour du bac à vaisselle ou de recettes improvisées. Alors l’humour n’est jamais loin, tout en observation et en malice ; cet humour qui arrive, notamment, à tirer l’exclamation bien connue « Ciel mon mari » du côté de « la couleur de la mer » et des constellations, ou à conclure une liste de grands voyages exotiques par le constat du vide antérieur : « avant / d’être ensemble / qu’avons-nous vu ? ».
Les détails à caractère autobiographique, les allusions à la vie présente et passée, les infimes précisions matérielles, les éventuels regrets, les bouffées d’espoir et les petits bonheurs, tout tourne autour de l’axe unique que constitue l’amour, cet amour qui, en mots rigoureusement et tendrement choisis, sécrète une précieuse poésie.
Jean-Pierre Longre
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13/04/2019
Une nouvelle vie ?
Éric Arlix & Frédéric Moulin, Agora zéro, éditions JOU, 2019
Voilà un petit livre qui, par sa densité, par ses résonances, par les pistes multiples qu’il ouvre à travers l’imbroglio de la réalité présente et des projections imaginaires, est pour ainsi dire une somme descriptive et narrative dans le domaine de l’anticipation. Mais d’une anticipation qui attache ses ramures à l’Antiquité grecque, voire à la mythologie. Il s’agit, rien de moins, de se lancer, avec le projet « UToPIE », vers « une nouvelle civilisation de liberté éternelle », sous la conduite d’un certain Eon Hayek-Coriolan, libertarien visionnaire issu de quelque Silicon Valley, et dont le nom à lui seul évoque le vertige temporel, la puissance spirituelle ou les velléités populistes.
Alex, autre protagoniste, dont on connaîtra finalement la surprenante nature, et qui est le « père » de l’algorithme Syntagma, capable de juger en toute simplicité et sans ambiguïté n’importe quel délit (« la loi est la loi, les faits sont là »), comme Socrate le fit lors du procès des stratèges grecs des Arginuses (mais maintenant Socrate serait inutile, car Syntagma n’a pas besoin de l’intervention humaine), Alex, donc, va découvrir cette fameuse « UToPIE » – non un « empire virtuel », mais, selon Eon qui le guide, un « monde vrai » : « Nous allons accomplir de grandes choses, et les accomplir dans le monde réel ! ». Écologie parfaite, sécurité absolue, prolongement de la vie jusqu’à l’immortalité, automatisme technique, individualisme sans restriction, liberté de choix… « Aucun malentendu possible, aucune zone grise sur UToPIE, où absolument tout résulte d’un contrat, les droits et les devoirs de chacun, ce qu’on possède ou dont on a la jouissance… Pas un contrat que tu n’as jamais lu ni signé et qui résulterait d’un hypothétique pacte social préhistorique, s’amuse Eon, mais le contrat particulier que toi, individu singulier, aura choisi de conclure. Loi, État, ces fictions bureaucratiques sont pour le créateur d’UToPIE les noms à peine plus honorables qu’emprunte l’extorsion. ».
Ce programme n’est pas bâti sur du vent, mais s’appuie sur les dires et les faits de personnages antiques (Socrate, Alcibiade, les généraux athéniens) et mythologiques (Poséidon, Minos, Thésée…). On serait donc tenté d’être séduit par l’invention d’Eon, d’autant qu’elle se fonde sur des tendances actuelles relevant de l’écologie moderne et des options libertaires. Mais il ne faut pas oublier que « les Athéniens comme les Pères fondateurs de la démocratie américaine possédaient des esclaves » ; de même, le « capitalisme vert » a ses propres victimes, et la prose alerte, variée, concise, luxuriante des deux auteurs ne se prive pas de mettre un accent volontiers satirique sur les dangers d’UToPIE et de ses avatars inhumains. L’humour noir, les évocations mortifères, la mise en évidence des contradictions (« L’innovation, pour changer le monde, se doit d’abord d’être rentable ») nous mettent en garde. Certes. Mais il n’y a pas de vérité unique et absolue : la multiplicité des sujets, l’ambiguïté de la série de tableaux et du « retour vers l’Eden » qui mettent des points de suspension à la fin du livre laissent au lecteur toute liberté de déchiffrement, et tout loisir d’apprécier un ouvrage palpitant, dont l’engagement n’occulte pas la qualité littéraire.
Jean-Pierre Longre
19:02 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, Éric arlix, frédéric moulin, éditions jou, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/04/2019
Paradoxale émancipation
Rachel Ingalls, Mrs Caliban, traduit de l’américain par Céline Leroy, Belfond, 2019
Dorothy, dont la vie s’écoule sur fond de désespoir et de monotonie entre un mari inattentif et volage, le vide laissé par le deuil de son fils Scotty suivi de la perte d’un bébé, les soins du ménage et de la cuisine, les rendez-vous avec son amie Estelle portée sur l’alcool et les hommes, est l’objet de drôles d’hallucinations auditives : elle croit entendre à la radio des phrases qui s’adressent nommément à elle et ne sait pas comment cela évoluera lorsque, un soir, une sorte de monstre investit sa maison : « Une créature pareille à une grenouille géante de presque deux mètres joua des épaules pour entrer dans la maison, puis se planta devant elle, immobile, les jambes légèrement fléchies, et la regarda droit dans les yeux. ». Elle réalise qu’il s’agit de cet « amphibien géant » qui s’est évadé de l’institut où il faisait l’objet d’expériences cruelles, en tuant un gardien et un médecin. Étrangement, Dorothy surmonte sa peur et se laisse vite séduire par le géant.
À partir de là, sa vie de « desperate housewife » prend une tournure toute nouvelle : « Il ne s’était rien passé pendant tant d’années. Elle avait travaillé pour s’occuper, mais c’était tout. Elle n’avait pour ainsi dire pas de passions, plus vraiment de mariage, pas d’enfants. À présent, enfin, elle avait quelque chose. ». En un retournement paradoxal, « Aquarius » (le nom donné publiquement à la créature), que la radio présente comme un monstre sanguinaire, lui fait découvrir l’émancipation, la liberté, la prise de risques même – puisqu’avec lui, elle se met à parcourir de nuit et en secret les rues et les parcs de la ville, courant le danger de croiser des habitants qui l’identifieraient facilement, vu son allure et sa taille. Il lui fait connaître l’amour, le vrai, la « fleur bleue » dont rêve aussi M. Mendoza, le jardinier, qui est peut-être le seul humain « normal » à la comprendre, voire à la deviner.
Ce roman à la fois vif et poétique (et dont la première édition, précisons-le, date de 1982), tient du conte, ou plutôt de la fable. Ses allures fantastiques ne doivent pas faire illusion : Rachel Ingalls explore ici les manifestations et les dessous d’une réalité psycho-sociale pesante et frustrante, que l’irruption de l’irrationnel révèle avec brio et sans optimisme excessif.
Jean-Pierre Longre
Rachel Ingalls vient de décéder (mars 2019) à l’âge de 78 ans.
Née à Boston en 1940, Rachel Ingalls a grandi à Cambridge, dans le Massachusetts. Tour à tour costumière de théâtre, bibliothécaire, lectrice, elle est l’auteure d’une dizaine de livres. Radiophile et cinéphile inconditionnelle, Rachel Ingalls était installée à Londres depuis 1965. (Belfond)
19:16 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), rachel ingalls, céline leroy, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
31/03/2019
L’épopée de Nogent-le-Rotrou
Nicolas Cavaillès, Rotroldiques, éditions Marguerite Waknine, « Les cahiers de curiosité », 2019
À la lecture de ce petit livre, on se dit que la collection dans laquelle il est publié, « les cabinets de curiosité », porte bien son nom. Au début, pourtant, la déprimante quotidienneté d’une scène de bistrot, inaugurée par une phrase aussi désespérément longue que poétiquement imagée, nous plonge dans un décor sans grâce et introduit des conversations, entre glauque et comique, dignes des Conversations dans le département de la Seine de Raymond Queneau. Des monologues et dialogues qui, tout compte fait, ne tournent pas à la pire des banalités, car il y est rapidement question des « huit péchés capitaux » que Nanard, le patron, et un buveur remarquable se plaisent à énumérer, suivant en cela et sans le préciser la liste instaurée par Bernard le Clunisien, moine au prieuré de Nogent-le-Rotrou, dans son De Octo vitiis (vers 1150) : luxure, indifférence, colère, orgueil, ambition, tristesse, gourmandise, avarice.
Tout cela dès les premières pages d’un ouvrage qui compte autant de chapitres que de péchés, donc huit, chaque chapitre étant précédé d’une citation dudit Bernard. Ainsi, Nicolas Cavaillès construit un récit rigoureusement structuré, un récit qui, pour le reste, suit un cheminement labyrinthique dans les rues et les ruelles de Nogent, mais s’échappe aussi vers des espaces intérieurs et extérieurs (jusqu’au Moyen-Orient) ou remonte le temps (jusqu’à Rotrou III, au onzième siècle), tout en délivrant des détails savants sur, par exemple, l’opération d’un œil (l’œil, motif récurrent qui induit celui du regard, et dont l’illustration de couverture et les épigraphes annoncent l’importance).
Les péripéties de ce cheminement labyrinthique ne seront pas dévoilées ici. Disons simplement que tout est déclenché par la rencontre improbable et suivie de rebondissements inattendus entre le narrateur et un certain Legrand, chômeur albinos, solitaire et révolté, malade et aboulique. Il y aura donc des propos de bistrot, de bonnes cuites, des bagarres épiques, des entrevues au pôle emploi, des échappées belles et de piètres retours à la réalité, des histoires d’amitié, d’amour, de souffrance, de mort, de famille, et il y a de l’ironie, de l’humour (volontiers noir), de l’aveuglement, de la lucidité… La petite ville de Nogent-le-Rotrou a-t-elle suscité beaucoup de littérature jusqu’à présent ? Quelle que soit la réponse, n’hésitons pas : avec Rotroldiques, elle a maintenant son épopée (en huit chants).
Jean-Pierre Longre
19:03 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, francophone, nicolas cavaillès, éditions marguerite waknine, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
17/03/2019
L'engagement de l’écrivain face à la complexité de l'histoire
Gabriela Adameşteanu, Les Années romantiques, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, 2019
« Ce livre parle de moi, mais en l’écrivant j’espère bien que d’autres se reconnaîtront dans mes expériences, dans ce qu’il m’a été donné de vivre. ». La lecture de l’ouvrage nous montre, en effet, comment une écriture particulière peut largement transcender l’autobiographie, le récit personnel, pour offrir une vision à la fois générale et précise, une véritable somme historique, politique, sociologique, tout en ménageant l’intérêt narratif. Car le récit de ces « années romantiques » (expression à prendre sans doute avec un sourire de lucidité), de ces années qui ont accompagné et suivi ce que d’aucuns appellent « révolution », que Gabriela Adameşteanu, avec beaucoup d’autres, qualifie de « coup d’État », ce récit, donc, tient aussi bien de la littérature que de l’essai.
De nombreux fils tissent le texte, certains plus serrés que les autres. Cela commence par l’invitation faite à l’auteure par l’« International Writing Program » pour une résidence à Iowa City, quelques semaines au cours desquelles s’ouvre à elle cette Amérique dont elle ne rêvait pas vraiment (la France l’attirait plus), mais des semaines qui lui permettront, en particulier, d’interviewer à Chicago le dissident et disciple de Mircea Eliade Ioan Petru Culianu, réfugié aux USA après maintes tribulations, esprit particulièrement vif et réfléchi, homme d’une grande culture, qui mourra étrangement assassiné quelques semaines après cet entretien, non sans avoir fait découvrir à l’auteure et aux personnes qui le liront dans le journal d’opposition 22 le rôle meurtrier des manipulations du KGB, de la Securitate et des dirigeants communistes roumains dans un « scénario » destiné à chasser Ceauşescu, fin 1989, en faisant croire à une révolution populaire.
Autres fils conducteurs : l’accident survenu en février 1991 dans le Maramureş, en compagnie d’Emil Constantinescu (futur président d’« alternance » en 1996), accident qui vaudra à l’auteure de rester alitée plusieurs mois et de laisser libre cours à ses réflexions et à ses doutes ; le travail acharné pour l’organe du G.D.S. (« Groupe pour le dialogue social »), le journal 22, qu’elle a dirigé de 1991 à 2005 ; et, liée à cela, la contestation de la prise du pouvoir par Ion Iliescu, Petre Roman et quelques autres anciens dirigeants du parti communiste roumain – ce qui l’a conduite, comme la plupart des écrivains de l’époque, à laisser de côté la création : « Jusqu’en l’an 2000, environ, je n’ai plus écrit ni lu de prose : seulement la presse, roumaine ou étrangère, et des livres se rapportant de près ou de loin au journalisme. Quand j’échappais à l’obsession du journal, d’ordinaire pendant de courts voyages qui me conduisaient à des séminaires de presse, je prenais, sans projet précis, des notes, dans divers cahiers. ».
D’ailleurs, si plusieurs questions parcourent le livre (le rôle des politiciens dans la conduite des affaires et le destin du pays, le passé de la Roumanie avec ses compromissions, avec l’antisémitisme dont fut accusé, par exemple, Mircea Eliade, avec l’accession en force des communistes au pouvoir, avec les méfaits de la dictature sur les consciences et les relations humaines etc.), celle de l’engagement, de l’activité ou de la passivité des écrivains est récurrente. « Jusqu’où un écrivain peut-il aller dans les compromis, dans la vie, en littérature, dans le journalisme, et à partir de quel moment ces compromis affectent-ils la qualité de son écriture ? Si c’est bien le cas ? Sur ces questions, les verdicts sont plus nombreux que les débats. Les jeunes générations n’ont pas les moyens de comprendre la vie sous un régime totalitaire mieux que les citoyens des pays occidentaux qui n’ont pas fait cette expérience. À moi aussi il est arrivé d’émettre des jugements tranchés, sans nuances, avec cette condescendance, pour ne pas dire ce mépris, biologique, des jeunes envers la génération antérieure. J’ai longtemps repoussé in corpore les écrivains du réalisme socialiste, eux et toutes leurs œuvres. ». Un livre ponctué d’interrogations, donc, et qui décrit avec acuité, sans occulter ni les options ni les doutes personnels, la vie politique, intellectuelle, culturelle, littéraire d’une période tourmentée. Un livre où l’on croise beaucoup de personnalités marquantes ; pour n’en citer que quelques-unes : Paul Goma, exilé à Paris, la poétesse Ana Blandiana, figure, avec son mari Romulus Rusan, de l’Alliance Civique, I.P.Culianu déjà cité, Dumitru Ţepeneag, lui aussi exilé à Paris après avoir créé à Bucarest le groupe oniriste, Emil Constantinescu, Mircea Căratărescu, l’un des grands représentants avec Gabriela Adameşteanu de la littérature roumaine contemporaine, et qui séjourna en même temps qu’elle à Iowa City… Les noms foisonnent, les personnages abondent. Mais Les Années romantiques n’est pas une galerie de portraits, ni, seulement, une autobiographie ou un essai historico-politique. C’est vraiment une œuvre d’écrivain, dont la construction suit les méandres de la mémoire et de la vie personnelle et collective, rendant ainsi compte d’une période difficile.
Ajoutons que, à l’appui de cette construction mémorielle, le livre est un véritable traité d’anti-manichéisme : « La vie et la littérature ont contredit mon manichéisme. Mais il a résisté aux années romantiques. Dès mon enfance, j’ai senti qu’il était très mal d’“écrire pour le Parti”. J’ai atteint la liberté sans avoir “péché” par la moindre ligne de compromission, mais en portant toujours en moi, inversé, le manichéisme de mon éducation communiste. Il m’a fallu bien des années pour en sortir – si j’en suis vraiment sortie. […] Dans ce communisme qui a englouti les vies de nos parents et qui semblait prêt à durer plus longtemps que nos propres vies, une autre catégorie de gens a existé, beaucoup plus large : ceux qui s’efforçaient de mener une vie normale, en ne faisant que les compromis inévitables. Cette appréhension d’un monde disparu est plus complexe et moins intéressante pour ceux qui ne l’ont pas vécu – les Occidentaux et la majorité des jeunes d’aujourd’hui. ». C’est à cette « appréhension » « moins intéressante » que nous devons nous intéresser, et que doit nous intéresser la littérature, en nous mettant au cœur de la « complexité » de la vie.
Jean-Pierre Longre
10:08 Publié dans Essai, Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, histoire, roumanie, gabriela adameşteanu, nicolas cavaillès, jean-yves potel, éditions non lieu, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
01/03/2019
Du Kremlin aux Invalides, 1812-2012
Sylvain Tesson, Berezina, Éditions Guérin, 2015, Folio, 2016, rééd. Folio 2019
L’idée lui vint, on ne sait par quel itinéraire de l’esprit, lors d’un périple en Terre de Baffin : « Une dérive, un délire quoi, traversé d’Histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes sur le bord d’un fossé », dit-il à son ami Gras. Et la décision fut prise de faire Moscou-Paris en side-car, « une belle Oural de fabrication russe », à l’occasion des deux cents ans de la Retraite de Russie. Décision rapidement suivie d’effet – on n’est pas bourlingueur pour rien) : trois side-cars russes, cinq amis voyageurs (français et russes), départ de Moscou le 3 décembre 2012.
Chaque chapitre correspond à une étape, chaque étape est l’occasion de souffrances physiques (le froid, bien sûr), de dangers mortels (glissades des véhicules sur des chaussées gelées, camions frôlant à toute allure les tricycles bringuebalants), de miracles mécaniques (les braves « Oural » toujours au bord de la panne et toujours repartant vaillamment pour des pointes à 80 km/h), de beuveries chaleureuses entre amis et de rappels historiques (la déroute de la Grande Armée harcelée par les Russes, les dizaines de milliers de morts, le retour fulgurant de Napoléon à Paris).
Le livre de Sylvain Tesson n’est pas seulement un récit de voyage, pas seulement une évocation historique. Il est les deux à la fois, avec mise en regard, à deux siècles de distance exactement, de la capacité des humains à se surpasser physiquement et moralement, et aussi à accepter la souffrance et la mort. Certes, les cinq voyageurs de 2012 n’ont pas subi le sort de la plupart des hommes qui ont suivi aveuglément leur empereur, mais le trajet leur permet de ressentir un tant soit peu ce qu’ont ressenti les soldats de 1812, et permet à l’auteur de faire part de ses réflexions sur l’Histoire, sur les Russes (qu’il aime), sur Napoléon (qu’il admire en tant que stratège, homme politique et personnage historique tout en admettant qu’il jouait sans vergogne avec les vies humaines sans jamais se placer « du côté de la tragédie »). « Les souffrances endurées en 1812 par près d’un million d’hommes de toutes les nationalités m’avaient obsédé. J’avais clapoté dans le souvenir napoléonien pendant des semaines. La nuit, je les voyais, ces civils éperdus et ces soldats blessés, ces bêtes suppliciées, danser leur sabbat devant mes yeux. J’offrais mes insomnies à leur souvenir. Le jour, mon imagination à leur sacrifice. ». À lire, aussi, les mises au point sur ce qu’on appelle les « hauts lieux » (de l’Histoire, de la géographie, du souvenir etc.), et les méditations sur la Révolution et ses suites, sur l’héroïsme, sur le courage et la lâcheté, sur les tenants et les aboutissants des voyages… Berezina, double narration de pérégrinations parallèles et parfois confondues, est un livre doublement épique.
Jean-Pierre Longre
09:00 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, histoire, francophone, sylvain tesson, Éditions guérin, folio, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
21/02/2019
L’éveil de la passion
Marc Villemain, Mado, Éditions Joëlle Losfeld, 2019
« Mon premier souvenir en tant que femme », dit-elle. Pourtant Virginie était encore une enfant lorsque les deux frères de son amie Mado lui jouèrent un sale tour en emportant tous ses vêtements alors qu’elle prenait un bain de mer. Farce de gosse, et pourtant c’est la peur qui saisit la fillette. « Je crois que derrière leurs grognements j’entendais autre chose que des cris de cow-boys ou d’indiens, de gendarmes ou de voleurs. Je n’entendais plus la gaieté, plus la jubilation, plus la malice ordinaire de nos âges […]. Comme si ce n’était plus eux. Plus des enfants mais des animaux. Qui bondissaient, beuglaient, crachaient, salivaient. Du haut de mes neuf ans, il me semblait voir ce qu’ils s’apprêtaient à être. Leur devenir-homme. Des hommes, voilà. C’est-à-dire, pour la gamine que j’étais, des bêtes sauvages, carnassières. Cannibales. ». Son seul refuge : un « carrelet », pauvre cabane de pêcheurs où elle avait l’habitude de se retrouver seule avec elle-même. Cette fois-ci, elle y aura passé la nuit, nue, « ratatinée sur le plancher », avant de rentrer chez elle en catimini.
Cette aventure l’éloigna un certain temps de Mado. Puis ce fut comme un déclic : les deux filles se retrouvèrent dans une relation plus qu’amicale, s’éveillant mutuellement aux sens, voire à la passion. Séparations, retrouvailles, jeux de la jalousie et du hasard, recherche et découverte du plaisir et de la relation exclusive… Mado est un roman d’amour qui ne verse pas de l’eau de rose. Certes les fleurs bleues y abondent, mais ce sont des chardons, qui envahissent les dunes, griffent les corps et blessent les cœurs.
Le tout est soutenu par le style précis et imagé de Marc Villemain, qui ne mâche ni ses mots ni ses formules, et sait parfaitement marier la délicatesse à la sensualité, l’empathie à la vigueur, la poésie au réalisme, le rêve à la réflexion, l’espoir à l’illusion. L’alternance narrative n’y est pas pour rien : au récit des événements, fait face en une sorte de miroir la mémoire méditative de l’adulte qu’est devenue Virginie, elle-même mère d’une jeune Émilie qui va aussi connaître les « odeurs de fin d’enfance » et la force de la nature. « Qui se souvient de son éveil aux sens ? Qui peut dire : “ Voilà, c’est là, c’est ça, c’est ce jour-là ” ? Moi qui suis chair, et suée, et sang, moi qui suis spasmes et frissons, je peux dire que c’est toute la nature qui est venue à moi. La liste serait infinie des phénomènes qui ont aiguillonné mes sens. Le duvet d’une pêche blanche, son jus clair ruisselant sur mon menton. La supplique inutile d’un poisson frétillant entre mes mains et son regard implorant, visqueux. La violence d’un certain orage de printemps dans l’odeur acidulée de l’herbe chaude, cette échancrure de lumière brutale dans le ciel de suie. […] ». Mado pourrait être une mine pour ceux qui s’adonnent au décorticage psychanalytique des textes littéraires. Heureusement, ni Virginie ni Mado ne sont des objets d’étude. Elles sont des personnages authentiques, sensibles, humains, tels que seul un vrai et beau roman peut en montrer.
Jean-Pierre Longre
23:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marc villemain, Éditions joëlle losfeld, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
15/02/2019
Au cœur de l’enquête littéraire
Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Les éditions de minuit, 2018
Et voilà la troisième partie de ce que l’on peut appeler une trilogie (provisoirement ? L’exploration n’est sans doute pas achevée). Après la mauvaise foi (En toute mauvaise foi, 2015) et l’imitation (Qui a peur de l’imitation ?, 2017), chez le même éditeur, Maxime Decout poursuit son enquête. En l’occurrence, une enquête avouée, revendiquée, quasiment policière, que l’essayiste partage avec le lecteur, dans son style alerte, narratif, imagé. Une fois n’est pas coutume, commençons par quelques lignes de l’épilogue : « S’il veut faire les choses dans les règles, le détective est tenu, pour achever le livre et couronner son intrigue, de nous réunir tous, suspects, coupables, témoins, adjuvants et lecteurs. Il doit revêtir un air grave, avec quand même une once de malice qui pétille dans le coin de l’œil, et parler d’une voix posée. Tous sont invités à se rassembler dans le petit salon, la bibliothèque ou toute autre pièce de taille convenable, et à s’installer sur des chaises, voire, pour plus de confort puisque la scène peut être passablement longue, sur des fauteuils. ». Les familiers d’Agatha Christie et consorts s’y retrouvent à l’aise, et attendent le fin mot de l’énigme.
Auparavant, Maxime Decout se sera livré avec suspicion aux investigations les plus fouillées sur les différents aspects de la littérature. Après avoir rappelé l’existence de héros imposteurs (le premier et l’un des plus notoires étant Ulysse, alias « personne ») et réuni quelques « larrons » qui « jouent » un rôle, il déroule en quelques chapitres bien ciblés enquêtes et contre-enquêtes, risque un rapprochement circonspect entre littérature et psychanalyse, au détriment de celle-ci (« son caractère réducteur ») : « Si la littérature triomphe de la psychanalyse, c’est que son maître mot est l’imposture inspirée et créatrice. ». Il faut dire que les trois instances romanesques traditionnelles (personnage, narrateur, auteur) se livrent à qui mieux mieux à cette imposture créatrice, car elles n’existent que par les mots, eux-mêmes porteurs d’un « langage falsifié et falsificateur » – et le roman policier en est le modèle le plus patent. Mais pas le seul. Une grande quantité d’écrivains sont ici convoqués, avec certains favoris : les plus suspects, ceux qui prêtent le plus souvent, le plus nettement le flanc aux « épineux problèmes » posés : Borges, Perec, Robbe-Grillet, Nabokov, Calvino, Queneau, Roubaud, Échenoz (sans parler de leurs ancêtres Sterne, Diderot, Poe…, ni de Nathalie Sarraute, mère du « soupçon »). La liste reste ouverte.
Qui est coupable ? L’auteur ? Le narrateur ? Le personnage ? La littérature elle-même ? Ou alors le lecteur, qui consent à « l’illusion romanesque », qui prend plaisir à se laisser tromper ? Eh bien, trahissons allègrement et sans scrupules – car ce qui compte dans l’histoire, ce n’est pas tant la solution que la démarche, le cheminement, pas à pas, de l’enquête. « Face à l’imposture, toute lecture est non seulement une enquête, mais aussi, virtuellement, ce qui désire l’imposture, ce qui se fait complice de ses astuces ou, pire, s’y adonne ».
Jean-Pierre Longre
09:22 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/02/2019
Prisonniers du bonheur
Margaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier. Traduit de l’anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 2017, 10/18, 2018
Stan et Charmaine font partie des victimes de la crise. Sans ressources, ils sont obligés de vivre dans leur voiture, exposés à la misère et à tous les dangers de la rue. Jusqu’au jour où, attirés par une publicité, ils adhèrent au « Projet Positron », dont le slogan, « Une vie digne de ce nom », ne peut qu’attirer les laissés-pour-compte d’une société en déliquescence. « Consilience », où ils viennent vivre, est une sorte de cité idéale dans laquelle tout le monde a un logement, un travail, de quoi apprécier un bonheur matériel que le monde extérieur de peut plus offrir à chacun. Le principe ? « Tout le monde à Consilience vivra deux vies : prisonnier un mois, gardien ou employé de la ville le mois suivant. Tout le monde aura un Alternant. Les pavillons accueilleront donc quatre personnes au moins : le premier mois, ils seront occupés par les civils, le deuxième mois par les prisonniers du premier mois, qui s’y installeront en endossant le rôle de civils. Et ainsi de suite, mois après mois, à tour de rôle. Qu’ils imaginent les économies réalisées sur le coût de la vie ».
Entre pavillon confortable et prison relativement douce, la vie s’écoule paisiblement ; en apparence du moins, on s’en apercevra au fil des pages. Car le monde Consilience / Positron se révèle davantage comme « Le meilleur des mondes » sauce Aldous Huxley ou comme le 1984 de George Orwell que comme une vraie cité idéale. Et il y a donc les « Alternants », le couple qui occupe le logement lorsque Stan et Charmaine sont en prison, avec qui il est interdit d’avoir le moindre rapport. Mais la découverte d’un billet plus chaud que doux mal caché sous le réfrigérateur va précipiter notre gentil couple obéissant dans une spirale infernale. On découvre alors comment les dirigeants se débarrassent (en douceur) des indésirables, comment les habitants sont surveillés sans relâche (pour leur bien assurément), comment la fermeture complète de la cité empêche tout contact avec l’extérieur, comment le désir sexuel se fabrique à coups d’opérations et de robotisation, comme s’organise un sordide trafic d’organes…
S’ensuivent, sur le mode mi burlesque mi dramatique, des aventures rocambolesques. Fausses morts et fausses funérailles, amours en toc et escort boys déguisés en Elvis Presley agrémentés de simili Marylin Monroe – et voilà Charmaine et Stan, que l’on croyait séparés pour toujours, redevenus visiblement tourtereaux avec l’aide de quelques comparses et de Conor, le frère sans scrupules de Stan. Les péripéties de ce genre pourraient rapidement partir dans tous les sens et perdre le lecteur dans des ramifications sans issue. Mais Margaret Atwood maîtrise tout cela, l’humour noir fuse et la satire politico-sociale va bon train, dans une fable d’anticipation qui, tout bien réfléchi, n’anticipe pas outre mesure.
Jean-Pierre Longre
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17/01/2019
Obscurs et fabuleux
Richard Ford, Entre eux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, 2017, Points, 2018
Les vies respectives et communes de Parker Ford et d’Edna Akin, mariés en 1928, n’eurent rien d’extraordinaire. Lui voyageur de commerce, elle l’accompagnant sur les routes du sud des États-Unis avant la naissance tardive (1944) de Richard, ils ont mené une existence sans histoires exceptionnelles jusqu’à la mort prématurée de Parker, qui a laissé un vrai vide – même si, du fait de son métier, il était absent à longueur de semaine, ne rejoignant sa femme et son fils que le vendredi soir. Pour l’enfant en tout cas, la vie familiale n’était pas source de problèmes majeurs. « Ai-je jamais senti le moindre malaise entre eux ? Non. Ma nature d’enfant me donnait à penser qu’en gros, tout allait bien. Néanmoins si le scénario de la vie tend toujours à lisser le quotidien, alors notre vie s’en démarquait. […] Ils m’aimaient, ils me protégeaient, mais dans ma vie tout bougeait, les événements, les objets, les êtres ; j’étais seul les trois quarts du temps, sur la touche. Ce qui ne me dérangeait pas, et ne me dérange pas davantage aujourd’hui. Mais dire que la vie était calme, non. ». Mieux, l’absence paternelle a peut-être permis à Richard de se « rêver une vie privée », et finalement d’être devenu écrivain ; et pourtant le regret est constant chez lui de n’avoir pas pu parler à son père « en adulte ».
La construction du livre est claire : une moitié pour le père, une moitié pour la mère, qui a vécu bien plus longtemps que son mari, d’où les rapports privilégiés entretenus avec son fils. « A-t-on jamais une “relation” avec sa mère ? Je crois que non. Nous, ma mère et moi, n’avons jamais été unis par un lien classique, que ce lien repose sur le devoir, le regret, la culpabilité, la gêne ou la courtoisie. L’amour, qui n’est jamais classique, nous mettait à l’abri de tout. Nous pensions qu’il était solide et il l’était. ».
On s’en aperçoit, il ne s’agit pas seulement dans cette autobiographie d’un récit d’enfance. Il s’agit aussi d’une réflexion sur la vision que les enfants ont de leurs parents et sur la vérité des souvenirs – réflexion qui ponctue régulièrement le récit. « La vie de nos parents nous échappe en partie, pas de leur fait mais du nôtre, et dans ces conditions s’apercevoir qu’on ne sait pas tout est affaire de respect car les enfants rétrécissent le cadre de référence de tout ce à quoi ils appartiennent. Alors qu’être dans l’ignorance de la vie d’autrui, ou la réduire à un objet de spéculations, confère à cette vie une latitude qui rapproche de sa vérité. ». Et pour affirmer, vérifier en quelque sorte l’authenticité des faits et des sentiments ici rapportés, il y a les photographies : portraits, photos du couple avec ou sans le jeune Richard, de la famille (les « beaux-parents » Bennie et Essie), cliché joyeux de Richard avec sa femme, bien plus tard… Nostalgie et documents font bon ménage, ce qui n’exclut pas les nombreuses questions sur la relativité de l’existence et sur les aléas de la destinée.
Entre eux est à la fois questionnement et autobiographie, document et récit ; c’est surtout un bel hommage rendu à deux êtres à la fois ordinaires et singuliers, devenus dignes d’intérêt par la grâce de l’amour et de l’écriture, et un bel hommage à la vie. « Quand on m’interroge sur mon enfance, je réponds toujours qu’elle a été fabuleuse et que mes parents étaient fabuleux. Rien n’a changé sur ce point avec ce livre. Mais ce que j’ai compris en l’écrivant, c’est qu’à l’intérieur de ce cercle “fabuleux”, ce qu’il y avait de plus intime, de plus important, de plus satisfaisant et de plus nécessaire filtrait « entre eux », à l’exclusion de toute autre personne. Et, en particulier, de moi. On aurait tort de croire qu’un fils s’en porte nécessairement plus mal. À bien des égards, le constat est encourageant car il préserve ce mystère optimiste : pour attentif qu’on soit, une large part de ce qui advient nous échappe. ».
Jean-Pierre Longre
19:24 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, anglophone, richard ford, josée kamoun, Éditions de l’olivier, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
12/01/2019
Images d’une mère disparue
Cyril Roger-Lacan, L’inconnue, Grasset, 2018
« Le 30 mai 1973 une voiture te renverse et te tue. Cet instant, qu’ai-je fait d’autre que de l’imaginer ? ». C’est à partir et autour des images de cette mère morte trop tôt, alors qu’il était un enfant de 9 ans, que Cyril Roger-Lacan a composé ce livre poétique et musical, un livre « circulaire » comme « l’onde née d’un choc », monologue morcelé adressé à la disparue.
« Image » était curieusement le troisième prénom de cette jeune femme, fille de Jacques Lacan, que son effacement prématuré transforme en figure « inconnue », sorte de fantôme caché entre les lignes du livre et entre les songeries du petit garçon devenu homme. Il la voit partout, dans la nature et dans la cité, dans son sommeil et dans ses insomnies, dans les représentations de ces « Mater » hantant les églises, « éternellement jeunes tandis que je dérive avec le temps sur la barque que tu as quittée, gracieuse, pour disparaître comme Eurydice sur le rivage interdit. », dans les chantiers et les forêts, dans les champs de coquelicots, dans le vol des oiseaux « fracassé » par le chasseur, dans les paroles et l’affection de « Malou », dans la « lassitude » même de cette grand-mère qui a vu disparaître sa fille chérie…
Livre poétique et musical. Oui, comme une série de strophes en prose ou de brèves variations sur un thème, contenant (dans tous les sens du terme) l’émotion dans des tableaux, des mouvements, des instantanés, des « images » dont la surface laisse deviner la profondeur, comme une mélodie est sous-tendue par une harmonie insondable. L’absence devient alors une présence obstinée, l’écriture devient, mieux qu’un cimetière, lieu de mémoire où les mots tentent d’étouffer l’oubli.
Jean-Pierre Longre
17:42 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, poésie, francophone, cyril roger-lacan, grasset, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
26/12/2018
Depuis l’enfance
Hervé Bougel, Au mois de mai 1968, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2018
C’est un tout petit livre qui dit beaucoup de choses ; dix pages dont chaque paragraphe commence par « Au mois de mai 1968 », sorte d’antérime d’un long poème qui décline, en tableaux successifs, les souvenirs de celui qui était alors un garçon de dix ans vivant dans une petite ville de province.
« Au mois de mai 1968 », donc, la vie ne changeait pas beaucoup de l’habitude, avec ce qui ne relève ni de la misère ni de l’exaltation. Il ne s'agit pas d'une histoire d'ancien combattant... Les images de la révolte ne passaient que par les lucarnes de la télévision à la maison et par la grève des maîtres à l’école. Et pourtant, pour des raisons annexes et complexes, « nos vies furent dévastées. ».
Avançant par touches apparemment simples (ce qui rappelle qu’en matière littéraire, la simplicité se travaille), entre réalisme et impressionnisme, ce récit place l’autobiographie du côté du poème en prose, et le passé du côté de l’immédiateté. À lire rapidement, et à relire lentement.
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : récit, autobiographie, francophone, hervé bougel, les carnets du dessert de lune, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
23/12/2018
Suisse romande à la Une
Le Persil, automne 2018
Comme souvent, deux numéros du Persil reçus dans la même grande enveloppe. Merci Marius Daniel Popescu et tous les autres ! Et dans ces numéros, des lectures originales en abondance…
Automne 2018, numéros 157-158 : « Le rêve, quelle utilité ? ». Voilà la question posée par le psychiatre Nick Miller, « éternel pionnier de l’exploitation de l’énergie onirique », question à laquelle répondent divers auteurs de Suisse romande. Chacun à sa manière : poésie, narration, lettre (ouverte), essai… Question complémentaire et conclusive de Vincent Yersin : « et toi, où donc dors-tu, / mon ami ? ».
Septembre 2018, numéros 159-160-161 : entièrement consacrées à Alain-Pierre Pillet, dit APP (1947-2009), ces 52 pages contiennent des textes déjà publiés ou inédits de celui que Jean-François Berger appelle « l’homme postal » (référence aux innombrables cartes postales qu’il envoya tous azimuts), des témoignages de ses amis et correspondants, une bibliographie et une promotion de l’ADADAPP (Association des Amis d’APP)… Plusieurs textes (outre lesdites cartes postales) sont manuscrits, traces d’une belle écriture développant avec une application scrupuleuse et une élégance souriante des scènes surprenantes, des pensées originales, des propos à caractère surréaliste. Lisez les poèmes, la lettre au Président (Mitterrand) ou à André Darrigade, les récits (par exemple une « Fenêtre aux trousses » bien cinématographique), les témoignages… Bref, lisez tout, et vous aurez une idée plus que précise de celui qui fut adepte de la « banalyse », qui jouait volontiers avec le réel, avec les mots et les concepts, qui maniait volontiers l’ironie et qui, selon Emmanuel Sanz, souvent « lâchait à voix basse » cette question : « Comment vivre ? ».
Jean-Pierre Longre
Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.
Tél. +41.21.626.18.79.
www.facebook.com/journallitterairelepersil
E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr
Association des Amis du journal Le persil : lepersil@hotmail.com
M.D. Popescu: http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=%22Marius+D...
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19/12/2018
Et la vie continue, malgré tout
Gabriela Adameşteanu, Gare de l’Est. Nouvelles traduites du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, 2018.
Les années 1970-1980, en Roumanie, ne furent pas des plus exaltantes, c’est le moins que l’on puisse dire. La pression sociale et psychologique, les pénuries, la méfiance mutuelle engendrée par l’espionnage politique, les libertés individuelles rigoureusement entravées – tout était le résultat d’une dictature particulièrement vicieuse qui s’insinuait dans l’esprit et le mode de vie des individus.
Dans Gare de l’Est, pas de dénonciations violentes, pas de cris de révolte ouverte, pas d’appels à l’insoumission radicale. Ce sont les vicissitudes matérielles, physiques et morales de la vie quotidienne, et aussi les quelques instants fugaces de plaisir, d’espoir et de satisfaction qui forment l’ossature narrative des sept nouvelles du volume. Gabriela Adameşteanu, l’une des grandes romancières roumaines d’aujourd’hui, maîtrise au plus haut point l’art du récit polyphonique, qui laisse filtrer la profondeur du malaise existentiel et la difficulté, voire l’impossibilité, de la communication entre les personnages. Malaise et difficulté exacerbés par l’atmosphère de suspicion mutuelle, par la surveillance constante exercée sur la vie privée. Malentendus, silences et incompréhensions dans le couple, séparations, vengeances, jalousies, sanctions et mesquineries professionnelles, tracas administratifs, rumeurs plus ou moins fondées, dégradation des relations entre membres d’une même famille ou entre amis, maltraitance féminine ou enfantine, indécision concernant l’avenir individuel et collectif… Tout est dit à travers les gestes et les paroles de personnages qui ne sont ni des héros ni des traitres, mais des êtres qui tentent de vivre dans un contexte oppressant. « On peut donc vivre ainsi, s’habituer à se percevoir comme un être-dénigré, comme un-homme-qui-a-un-mauvais-dossier, comme un-homme-d’un-autre-temps. Penser calmement apporte un apaisement extraordinaire, on écarte toutes les vaines ambitions, puisque l’on sait que les chances de succès sont désormais nulles. ». La vie continue, malgré tout.
Il n’y a pas que les humains. Les évocations des paysages (surtout urbains) subissent des variations et donnent une dimension à la fois significative et poétique au récit. « Une rue animée de gens et de voitures qui s’écoulaient dans le vrombissement d’un paisible soir d’été. Les fleuristes accroupies à côtés de leurs paniers multicolores, d’où jaillissaient des tulipes jaunes ou rouges, fermées, scintillantes d’eau. Le monde était plénitude et régularité, pulsation ordinaire, et lui le traversait, détendu, d’un point à un autre, heureux d’être arrivé jusqu’ici et d’y avoir trouvé ce qui devait s’y trouver. ». Et plus loin : « Les murs défraîchis, les chiens gris cendres écrasés de chaleur au pied des escaliers sales des immeubles aux façades maculées, les containers pleins à craquer, que la chaleur ambiante faisait suinter de leurs liquides fermentés, et cette sensation entêtante : qu’il n’avait pas réussi à quitter la périphérie de la bourgade maudite où il avait passé son enfance. ». Au-delà des conditions circonstancielles et des paysages mentaux, à travers les aléas de la vie quotidienne, c’est une thématique plus vaste qui se décline : la vie et la mort, l’espérance et l’angoisse, la souffrance et le plaisir, l’amour et la haine, l’amitié et la solitude… Sans effets oratoires, sans affectation ni artifice, Gabriela Adameşteanu suggère sans les imposer les grandes interrogations liées à la condition humaine.
Jean-Pierre Longre
18:50 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, roumanie, gabriela adameşteanu, nicolas cavaillès, éditions non lieu, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
13/12/2018
Bricoler dans l’essentiel
Pierre Autin-Grenier, Les radis bleus, Gallimard, Folio, 2005. Réédition augmentée de 11 inédits et d'une illustration en couverture de Georges Rubel, Les Carnets du Dessert de Lune, 2018
Dans Heinrich von Ofterdingen, le héros de Novalis disait : « C’est la Fleur Bleue que je meurs d’envie de découvrir ». Deux cents ans plus tard, Pierre Autin-Grenier se démarquait de toutes les fleurs bleues de la littérature mais restait dans la note en chantant la quête des « radis bleus », à la fois bien enracinés et si chimériques…
En chantant, et aussi en déchantant. Les joies de la vie – disons les brefs instants de bonheur – se combinent automatiquement avec le malheur (« Il m’arrive parfois – Oh ! rarement ! – d’être heureux. Ce sont alors des instants atroces. »), mais avec un malheur qui « engage à l’énergie », qui « est la matière même de toute création ». Voilà le secret, et le leitmotiv : le poète ne peut être que malheureux ; ou seuls les malheureux peuvent être poètes. Mais si ce n’était que cela, il n’y aurait rien de vraiment nouveau sous le soleil. L’originalité des Radis bleus, ce sont l’écriture, la facture, la tonalité du recueil. Chaque texte, fragment d’un journal qui déroule une année d’intimité, est un poème dense, dont la prose explore et fouille des instants intérieurs et fugaces, minuscules et secrets, qui se surprennent parfois à éclater en tableaux oniriques, fulgurants et fantastiques, découvrant par exemple, comme aurait pu le faire le Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, « une armée de va-nu-pieds » qui « part pour la guerre ; cent culs-de-jatte qui s’entre-déchirent comme chiffonniers avec une bande de bossus ; des pendus grimaçant au clair de lune cependant que ripaille et rigole autour des gibets la foule des honnêtes gens ».
Sur tout cela, monde intérieur et extérieur, moi et les autres, plane évidemment le faciès ricanant du temps. Le temps qui « s’étire à n’en plus finir telle une douleur au ventre » et qui « un jour, détachera les chiens », et avec lequel il faut bien se débrouiller : en perdant « efficacement tout notre temps à des riens », ou en triturant le calendrier de façon à retomber sur ses pattes du lundi 17 janvier au dimanche 16 janvier de l’année suivante, ou encore, dans un élan ironique, iconoclaste, filial ou plein d’espoir – c’est selon –, en assortissant la date de chaque jour du nom du saint correspondant… Qui parle du temps parle de la mort : « Tout ce qui est libre et qui chante, un jour tressaute, ricane et meurt ». Qui parle de la mort parle de la solitude : « Ce n’est pas la mort qui est insupportable ; mais plus précisément, de notre prime braiement à l’ultime râle, ces quelques années d’inutile solitude » (inutile comme l’éternité, d’ailleurs). On le voit, dans les moments de désespoir foncier, l’aphorisme se substitue volontiers au poème.
Serait-ce donc que tout est vain ? Même l’écriture ? On pourrait en effet se laisser persuader que « le poète travaille en pure perte », qu’il n’apporte aucun réconfort, et « qu’écrire de la poésie, à notre époque, ce n’est guère mieux que cracher un tout petit peu dans l’eau ». Et pourtant, le rire et le sourire sont là, frémissants et tapis, pas toujours sarcastiques (telle évocation des quais de Saône et de Louis Guilloux traversant la place Bellecour, tel appel aux cigales pour qu’elles se calment, tel groupe d’enfants jouant à chat perché, tels chants d’oiseaux, tels arbres, telles fleurs, et la couleur bleue qui domine), effaçant fugitivement le pessimisme ambiant, faisant en sorte que le lecteur participe lui-même au poème, car « la poésie – toujours – tient les portes de la vie larges ouvertes ». En « bricolant dans l’essentiel », Pierre Autin-Grenier nous rappelle les grandioses malheurs de la vie et les vrais bonheurs de la lecture, et finalement, il nous les donne bel et bien à goûter, ses fameux radis bleus.
P.A.G. nous a quittés le 12 avril 2014. Merci aux Carnets du Dessert de Lune de l'avoir déniché dans son éternité!
Jean-Pierre Longre
22:23 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, pierre autin-grenier, gallimard, folio, les carnets du dessert de lune, georges rubel, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/12/2018
Exil et rêves à Belfort
Alain Gerber, Souvenirs d’une invisible, Éditions Marivole, 2018
Au commencement il y a Samuel Breldzerovsky, sergent dans l’armée impériale russe, obligé, parce que d’origine juive, de quitter son métier, puis son pays. Après diverses tribulations à travers l’Europe, il parvient avec sa femme Helena à Belfort, « ville de garnison au passé mouvementé », pour laquelle il éprouve un « coup de foudre », et où il décide de rester… Lorsqu’il devient veuf, c’est sa fille Sonia qui, du haut de ses cinq ans, se met à tenir le ménage de celui qui, après avoir essayé maints métiers, s’établit comme chiffonnier-brocanteur dans un quartier populaire. Pourtant, « l’extrême docilité de Sonia est trompeuse. Elle déteste, comme son intime ennemie, chacune des besognes qu’elle exécute sans broncher, sans une minute pour souffler dès qu’elle a quitté l’école de la rue des Bons-Enfants. Elle déteste les prodigalités et les débordements de Samuel, qui ne font que lui compliquer la tâche. ». Et lorsqu’elle pénètre dans la famille de son amie Mathilde, elle sait « dans quel cercle elle souhaite s’infiltrer, si on ne l’en empêche pas : celui des radieux et des puissants. ».
Dans cette perspective, elle va faire les choix qu’elle juge les meilleurs (« mauvais », nous dit la présentation… Vraiment ?), à commencer par celui d’un mari : des deux frères Lentz, elle prend comme époux Joseph, le moins séduisant, le plus « lymphatique », le plus « hésitant », le moins « compétent », le plus « gentil », bref celui qu’elle pourra modeler à sa façon, dominer et « inventer ». La naissance de Boris la comble, et elle va mettre en lui toutes ses espérances, beaucoup plus qu’en la petite Mathilde (prénom de sa meilleure amie), qui deviendra ensuite Hélène (prénom de sa mère), dont l’invisibilité laissera toute la place à l’éclat de Boris et à l’observation discrète de l’histoire familiale. À lui la carrière de brillant violoniste programmée, tracée, imposée par Sonia. À lui la gloire musicale qui fera la fierté de sa mère et de son grand-père – mais aussi à lui l’indépendance et l’orgueil du professionnel de la virtuosité. « Au violon, Boris est désormais l’incarnation d’une perfection glacée qui devrait intimider les agents, les directeurs de salle, les chefs d’orchestre et les critiques. Il a tout ce qu’il faut pour s’imposer comme l’interprète idéal aux yeux des avaleurs de parapluie qui, on fait seulement semblant de ne pas le savoir, forment l’essentiel de la clientèle des récitals. Sa mère est aux anges. ».
Il aurait été étonnant que la musique ne soit pas un motif essentiel du roman d’Alain Gerber. Essentiel, mais pas unique. Il y a Belfort, qu’il connaît par cœur, et la vie sociale, politique, laborieuse qui fut celle de la cité dans la première moitié du XXème siècle (n’oublions pas le « Faubourg des coups de trique », qui se glisse au coin d’une page), avec ses autochtones et ses immigrés. Dans son style particulier fait à la fois de détachement pudique, de saine ironie, de compréhension critique et de tendresse discrète, l’auteur nous présente des personnages qui, dans leur diversité, nous apparaissent comme vrais.
Jean-Pierre Longre
08:45 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, alain gerber, Éditions marivole, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
04/12/2018
La guerre, l’amour, l’amitié
Brigitte Giraud, Un loup pour l’homme, Flammarion, 2017, J'ai Lu, 2018
Ils ne sont pas si nombreux, les livres sur la guerre d’Algérie, ou qui la prennent pour cadre. Un loup pour l’homme répond aux deux critères, ou se situe entre les deux : la guerre en question n’est pas une simple toile de fond, puisqu’elle est au cœur du récit et des préoccupations des personnages qui la vivent à leur niveau, et elle n’est pas un simple sujet de reportage, puisque c’est des corps, des sentiments et des âmes qu’il s’agit ici.
Antoine et Lila s’aiment. Ils vont avoir un enfant, mais Antoine est appelé pour ce que les autorités appellent les opérations de « pacification » en Algérie – et le bébé à venir risque de compliquer les choses. Alors Lila, qui « n’a pas d’autre choix que de garder l’enfant » et qui « veut être l’égale d’Antoine », décide de rejoindre son mari à Sidi-Bel-Abbès, où il soigne les blessés. Refusant de porter une arme, il a été affecté comme infirmier à l’hôpital, où se révèlent à lui, sur les corps et dans les âmes de ses patients, tous les méfaits, toutes les atrocités de ce qui se révèle être une vraie guerre.
La vie quotidienne d’Antoine prend un élan nouveau grâce à l’arrivée de Lila, puis à la naissance de Lucie, qu’il fête avec ses copains Martin et Jo, et avec laquelle il « prend comme une bouffée d’air, où il puise les forces dont il aura besoin par la suite. ». Une suite qui devient de plus en plus difficile, avec les attentats et les combats dont le nombre et la gravité s’intensifient, les crimes de l’OAS, les dangers qui se rapprochent. Et il y a Oscar, ce jeune soldat amputé de la jambe auquel Antoine s’attache, auquel il arrachera les mots que le blessé traumatisé n’arrive pas à prononcer, jusqu’à ce qu’il se fasse raconter l’histoire qui a valu à Oscar son amputation, et qui vaut au livre son titre à double entente.
Dans un style d’une apparente simplicité, sans fioritures, sans pathos excessif, l’auteure révèle les sentiments intimes, les doutes récurrents, les angoisses profondes de personnages qui tentent d’affronter un monde qu’ils n’ont pas voulu. Le loup n’est pas forcément celui qu’on croit, et Brigitte Giraud, qui est née comme Lucie et dans les mêmes conditions qu’elle à Sidi-Bel-Abbès, a l’art de mener, par la narration romanesque, ses personnages et ses lecteurs vers la réalité : Antoine « a compris l’absurdité des choses, soigner ou tenir un fusil, c’est la même frustration, la même aberration. Il a fini par comprendre le rôle que jouait l’armée française, le lourd tribut payé par la population algérienne, et il se sent trahi. Ses yeux se dessillent enfin. ». Heureusement, il y a Lila et Lucie, il y a eu Oscar et quelques autres… Un loup pour l’homme est un beau roman sans concessions, qui, malgré les événements qu’il relate, chante l’amour et l'amitié, et dont l’humanité, dans tous les sens du terme, sort grandie.
Jean-Pierre Longre
15:52 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, brigitte giraud, flammarion, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
03/12/2018
Le « qui » et le « pourquoi »
E. O. Chirovici, Jeux de miroirs, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, Les Escales, 2017, Pocket, 2018
« Quelqu’un a dit un jour qu’une histoire n’a en réalité ni début ni fin ; ce ne sont que des moments choisis subjectivement par le narrateur pour aider le lecteur à situer un événement dans le temps. ». Cette phrase, par laquelle débute un chapitre de Jeux de miroirs, est une bonne approche de la stratégie narrative de l’auteur, mais n’en dit pas toute la complexité. Car trois voix se relaient pour composer un récit qui tourne autour du même événement, l’assassinat de Joseph Wieder, professeur à Princeton, « dans la nuit du 21 au 22 décembre 1987. ». Assassinat jamais élucidé, mais qui aura fait couler beaucoup d’encre.
La première de ces trois voix est celle de Richard Flynn, alors étudiant à l’université en question, épris de sa colocataire, Laura Baines, elle-même très proche du professeur Wieder, une jeune femme troublante qui deviendra un personnage pivot. Longtemps après les événements, Richard décide d’écrire un livre relatant ceux-ci, mais meurt après n’avoir remis que la première partie de son manuscrit à un agent littéraire, la suite restant introuvable. L’agent confie donc l’enquête à un journaliste (la deuxième voix), qui va suivre des pistes biaisées et se heurter à des obstacles inattendus et à des contradictions nombreuses. « J’étais perdu dans une sorte de dédale sans fin. Je m’étais lancé sur la piste du manuscrit de Richard Flynn, et non seulement je ne l’avais pas trouvé, mais j’étais maintenant enseveli sous une montagne de détails à propos de personnes et de faits qui refusaient de s’assembler pour former une image cohérente. ». La troisième voix est celle du policier maintenant à la retraite qui, à l’époque des faits, n’a pu trouver le meurtrier et qui, pour différentes raisons, reprend l’enquête et fait apparaître d’autres protagonistes. Les trois points de vue, bien sûr, éclairent les événements sous des angles fort différents, suggérant des réponses dans lesquelles le lecteur devra trouver sa part de vérité.
On sait par la « note de l’auteur finale » que celui-ci a publié avec succès plusieurs livres en roumain dans son pays d’origine, et que Jeux de miroirs est son premier roman écrit en anglais. L’adaptation à un nouveau contexte et à une nouvelle langue est réussie (pour autant qu’on puisse en juger sur une traduction). L’atmosphère des universités américaines dans les années 1980, par exemple, est rendue avec beaucoup de réalisme. Surtout, si ce roman est un bon thriller (avec sa dose de mystères et de péripéties), il n’est pas que cela : la psychologie des personnages, le jeu des vérités relatives, le travail de construction labyrinthique y sont primordiaux. Fions-nous aux intentions avouées par E. O. Chirovici lui-même : « Je dirais que mon livre s’attache moins au qui qu’au pourquoi. J’ai toujours pensé qu’au bout de trois cents pages les lecteurs méritaient d’en savoir plus que le seul nom de l’assassin, même obtenu après quantité de rebondissements inattendus. ».
Jean-Pierre Longre
12:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, usa, roumanie, e. o. chirovici, isabelle maillet, les escales, pocket, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
30/11/2018
Chacun à sa place ?
François Bégaudeau, En guerre, Verticales/Gallimard, 2018
Rien ne prédisposait Romain et Louisa à se rencontrer. Lui, plutôt bobo, donnant dans le socio-culturel, elle, employée en CDD dans un entrepôt d’Amazon, habitent la même ville mais ne vivent pas dans le même monde. Leur rencontre fortuite est pourtant le déclencheur d’un certain nombre d’événements qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’amour. « L’entente de Louisa et Romain tient […] d’abord de la convergence d’intérêts. Elle ne feint pas d’être plus que cela. Elle ne se raconte pas d’histoires d’amour. Sa question n’est pas là. ».
Pour tout dire, En guerre n’est pas un roman sentimental. C’est un roman ironique et pessimiste sur la société d’aujourd’hui. D’une ironie cruelle et d’un pessimisme implacable. On peut être d’accord ou non avec le « rien ne peut changer » dans le système actuel, donc avec l’idée que c’est le système qu’il faut radicalement transformer. Mais on ne peut que se laisser porter par la manière incisive dont François Bégaudeau raconte et décrit le fonctionnement d’une société cloisonnée, en quête de vie ou de survie, une société « en guerre » – pendant que se joue, en fond de scène, une autre guerre, celle des attentats de 2015. La victime emblématique de cette guerre est Cristiano, « fort en gueule mais faible en mots », compagnon de Louisa, dont le destin bascule lorsque l’usine Ecolex, où il était employé, ferme et procède à un licenciement collectif. À partir de là, c’est une déchéance progressive – déprime, addiction au jeu, échec social et sentimental – et l’immolation publique. Qui incriminer ? Les patrons et actionnaires, la société, le capitalisme, la faiblesse des politiques, l’impuissance des syndicats, la compagne délaissée et son amant, le briquet qui a mis le feu, la personne qui a prêté le briquet ?
Il y a bien d’autres péripéties, bien d’autres histoires esquissées ou menées à terme – ce terme étant souvent un cul-de-sac. Dans cette fiction du réel, disons un récit dans lequel, autour de personnages fictifs, tourne, d’une manière parfois vertigineuse, le réel social d’aujourd’hui, l’auteur n’hésite pas, par le jeu d’une écriture où la satire du langage à la mode, des faux engagements et des bonnes consciences fuse vigoureusement, à prendre une sorte de distance humoristique confinant volontiers à l’autodérision, ce qui permet au lecteur de supporter la tragédie. Cette tragédie, c’est celle de la toute-puissance des uns, de l’impuissance des autres – impuissance à laquelle se résignent certains, comme la mère de Louisa : « Les pauvres parfois crient à l’injustice. Ils crient d’autant plus fort qu’au fond d’eux ils estiment leur sort justifié. Au début des temps un verdict juste a été rendu qui les assigne aux soutes. À leur disgrâce il y a une cause réelle et sérieuse. ». La leçon de tout cela, qui laisse peu de place à l’espoir, on pourrait la tirer de la conscience « frétillante » d’Alban, jeune homme de bonne famille qui a voulu devenir avocat spécialisé dans le droit du travail : « Le champ social est une scène d’opérette où les costumes drapent des vides, où les fonctions sont des leurres, où la distribution des places n’est pas plus fondée que l’agencement des bâtons de mikado. »
Jean-Pierre Longre
18:44 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, françois bégaudeau, verticales, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |