13/02/2017
Lire, relire... L’amitié, la mort, l’amour
Philippe Claudel, L’arbre du pays Toraja, Stock, 2016, Le livre de poche, 2017
Chez les Toraja, en Indonésie, les dépouilles des défunts sont nichées « à même la roche de certaines falaises sacrées ». Quant à celles des enfants morts au cours de leurs premiers mois, elles sont déposées au creux d’un arbre particulier, qui se referme lentement sur le petit corps. Symbole fort, ouvrant le roman de Philippe Claudel sur son thème majeur, la mort, tout en suggérant le cycle naturel et permanent de la vie, qui inclut l’amour et les perspectives de naissances à venir.
L’histoire est à la fois dramatique et simple. Le narrateur, cinéaste, a pour meilleur ami Eugène, son producteur ; celui-ci lui annonce qu’il est atteint d’un « vilain cancer » qui, après rémissions et rechutes, l’emporte en février 2013. Hymne à l’amitié, le livre est aussi une somme de réflexions, de méditations et d’impressions vagabondes sur l’amour (deux femmes, l’ancienne et la nouvelle, entourent le narrateur comme des garantes aimantes de la mémoire et de l’existence à venir), sur les maladies du corps et de l’esprit, sur les leçons que nous donnent la vie et la disparition d’un être cher, avec les manques qu’elle entraîne : « La mort d’Eugène ne m’a pas seulement privé de mon meilleur et seul ami. Elle m’a aussi ôté toute possibilité de dire, d’exprimer ce qui en moi s’agite et tremble. Elle m’a également fait orphelin d’une parole que j’aimais entendre et qui me nourrissait, qui me donnait, à la façon dont opère un radar, la mesure du monde que, seul désormais, je ne parviens à prendre qu’imparfaitement. ».
Ce vagabondage entraîne aussi le lecteur dans ce qu’il pourrait prendre pour des digressions, mais qui marque des étapes inhérentes au cheminement de la mémoire : de très belles pages sur l’alpinisme, « leçon rugueuse de philosophie », sur la beauté féminine, sur une rencontre inopinée avec Milan Kundera, au fond d’un café sans grâce, une autre avec Michel Piccoli dans un MacDonald's (où l'acteur est sûr de n'être pas reconnu), sur Venise et sur divers autres paysages. Et surtout sur la création : cinématographique, bien sûr, et littéraire, deux formes d’expression artistique que l’on confronte volontiers : « Je me rends compte que j’écris en mêlant des temps, le passé simple, le présent, le passé composé, l’imparfait dont les règles du récit d’ordinaire n’autorisent pas la cohabitation. Lorsque je filme, je ne me pose pas cette question. Je laisse glisser les plans un à un, sans jamais recourir à des retours en arrière pas plus qu’à des bonds en avant. Très tôt le cinéma m’a paru un art tendu vers le devenir. ». N’empêche, le roman ne cesse de rendre compte de cette tension.
On pourrait chercher à savoir si L’arbre du pays Toraja est un roman à clés. Il y en a, certes. Mais les plus importantes résident dans l’écriture qui permet à un créateur de dévoiler (autant que possible) les méandres de l’âme humaine grâce à la fiction qui, « par une sorte de choc en retour, […] travaille le monde. ».
Jean-Pierre Longre
12:20 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, philippe claudel, stock, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | |
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10/02/2017
Lire, relire... L’amour et la barbarie
Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, Le livre de poche, 2016. Suivi d'un dossier d'Annette Wievorka. Grand prix des lectrices de Elle - Document.
Arrêtés en mars 1944 à Bollène, passés par Drancy, Froim Rozenberg et sa fille Marceline ont été déportés à Auschwitz. Séparés dès l’arrivés (lui à Auschwitz, elle à Birkenau), ils ne se sont revus que furtivement, de manière risquée – et lui n’est jamais revenu. Le récit que Marceline fait de cette tragédie bien des années plus tard est une extraordinaire lettre ouverte à son père tant aimé ; comme une amorce épistolaire, cette lettre débute par l’évocation d’un mot que son père avait réussi à lui faire passer là-bas et qui commençait par « ma chère petite fille », et le livre se termine par une terrible question posée par sa belle-sœur : « Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps ? »…
La réponse est contenue par anticipation dans ces cent pages denses, qui racontent l’horreur vécue par une jeune fille de 16 ans, dans le côtoiement quotidien des chambres à gaz et des cadavres, dans la famine et le gel, sous les coups de la cruauté nazie. Elles racontent aussi le retour, l’absence si lourde de celui qui lui avait prédit : « Tu reviendras, Marceline, parce que tu es jeune », un retour auprès d’une mère qui « ne voulait pas comprendre » et d’une famille qui a sa vie, malgré tout, et la tentation du suicide, de l’effacement désespéré.
Il y aura les mariages – le deuxième avec Joris Ivens, pionnier du cinéma, fameux documentariste, avec qui elle vivra l’engagement, les réussites, les erreurs, les voyages, la création. « Imagine le monde après Auschwitz. Quand la pulsion de vie succède à la pulsion de mort. Quand la liberté retrouvée contamine la planète entière et décrète de nouvelles batailles. ». Chant d’amour filial écrit à l’âge de 86 ans, où on lit entre autres cette phrase bouleversante : « Je t’aimais tellement que je suis contente d’avoir été déportée avec toi. », Et tu n’es pas revenu est aussi une belle leçon d’humanité, de courage et d’intransigeance dans le combat contre la barbarie.
Jean-Pierre Longre
15:58 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, récit, francophone, marceline loridan-ivens, judith perrignon, grasset, jean-pierre longre, annette wieviorka, le livre de poche | Facebook | |
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06/02/2017
Une traque mouvementée
Pierre Pouchairet, Mortels trafics, Fayard, 2016. Prix du Quai des Orfèvres 2017
Qu’attend-on de la lecture d’un roman policier ? Les plaisirs du mystère, du suspense, de l’action, mais aussi celui de faire fonctionner ses méninges et, pourquoi pas, d’acquérir des connaissances. Tous ces ingrédients sont réunis en une savante osmose dans Mortels trafics, qui a bien mérité son Prix du Quai des Orfèvres (décerné sur manuscrit inédit pour un montant de 777 euros et une publication chez Fayard).
Le mystère : le récit commence par le calvaire d’un honorable Marocain torturé à mort, et par le meurtre de deux enfants à l’hôpital Necker. Pour quelles raisons ces crimes odieux ? On ne le saura qu’au fil des pages, bien plus tard. Le suspense : partant de l’assassinat des enfants, l’enquête va se dérouler sur fond de violence et de trafic de drogue, de lieu en lieu, de rebondissement en rebondissement, de danger en danger. L’action : il y a des moments intenses dans les tribulations mortelles des trafiquants, les expéditions périlleuses de la police, entre banlieue parisienne et Maroc, en passant par l’Espagne, les Pyrénées, Nice… La connaissance : celle des hommes, d’abord. Les malfrats plus ou mois engagés dans la violence sans scrupule, sous la coupe de leur avidité et de leur brutalité, et sous celle de puissances internationales malfaisantes et, parfois, de maîtres chanteurs ; les victimes, êtres innocents et braves gens sur qui tombe le hasard du malheur ; et bien sûr les policiers, à commencer par le protagoniste, Patrick Girard, qui mène tout cela de bout en bout avec ses coéquipiers et ses supérieurs, avec ses collègues (dont une forte personnalité, la commandant Léanne Vallauri), et aussi un pittoresque vieillard qui observe scrupuleusement les va-et-vient de la cité où il habite…
Et comme l’auteur est parfaitement au courant du fonctionnement de la police, le lecteur profite largement de ses connaissances sur les différents réseaux d’enquêteurs, les services et les relations qu’ils entretiennent entre eux – le tout précisé par un glossaire qui en fin de volume traduit les sigles correspondants (vous savez, ceux que l’on entend parfois sans bien les comprendre : BRI, DCPJ, DGSI, OCRTIS, RAID etc.). Ainsi actionne-t-il ses méninges, le lecteur ; mais il n’y a rien d’aride dans ces indications. Au contraire : c’est par les points de vue internes et les détails matériels, dans leur agencement impeccable, que le réalisme sans concessions transforme le récit en thriller haletant.
Jean-Pierre Longre
18:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman policier, francophone, pierre pouchairet, fayard, jean-pierre longre | Facebook | |
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22/01/2017
Hors-normes et dans l’Histoire
Christophe Boltanski, La cache, éditions Stock, 2015, Folio, 2017
Prix Femina 2015
Certains romans familiaux n’ont d’intérêt que pour leurs protagonistes et ceux qui les connaissent, comme des albums de photos que l’on se passe de mains en mains. Ce n’est pas le cas de La cache. Certes, l’auteur semble se contenter de relater ce qu’il a appris, entendu, éventuellement vu en personne, au sein d’une famille tout en même temps excentrique et autocentrée. Mais le caractère aussi bien hors-normes qu’historique des personnages et des événements, de même que la structure particulière du récit, donne à celui-ci la dimension universelle que l’on attend d’un roman.
Tout, ou presque, se passe en un seul lieu : la maison familiale de la rue de Grenelle, déclinée en neuf unités formant neuf chapitres (« cuisine, bureau, salon, escalier, appartement, salle de bain, entre-deux, chambre, grenier »), auxquelles s’ajoutent le seul moyen de sortie, la « voiture » (premier chapitre), et une échappée finale de « cet espace clos, plongé dans le silence, rétif à tout rituel, iconoclaste et anachronique ». Lieux à la fois restreints et ouverts sur les perspectives de l’imaginaire et des événements extérieurs, auxquels il est impossible d’échapper – notamment la guerre de 1940 et l’occupation. Le grand-père Boltanski, médecin réputé, redevient aux yeux des autorités et de l’occupant nazi le Juif originaire d’Odessa qu’il était à sa naissance, malgré sa conversion antérieure (et inattendue) au catholicisme. Doit-il fuir ? Persuadé par son épouse, il reste rue de Grenelle, dans un espace minuscule et hermétique qui devient pour ainsi dire le nombril de la maison et le point de focalisation du récit.
Autour de ce centre spatial et narratif gravitent les personnages, et d’abord cette « Mère-Grand » si particulière, « tout à la fois petite fille, menteuse, aimante, possessive, mère fouettarde, chef rebelle, agitatrice professionnelle », paralysée et pourtant sans cesse en action, et qui ne peut vivre qu’en gardant tout son monde autour d’elle, « en vase clos », jour et nuit : mari, enfants, petit-fils (Christophe lui-même)… Engagée dans le monde mais voulant en préserver les siens (c’est elle, par exemple, qui se charge de leur faire la classe), elle occupe une large part de leur vie et du roman.
Oui, La cache est bien, comme l’indique la présentation, « le roman-vrai des Boltanski » : la vérité sans fard s’y manifeste, mais elle s’y « cache » aussi. Qui pourrait tout savoir des troubles et des richesses d’une telle famille ? Qui pourrait tout savoir du monde énigmatique et effrayant dont elle tente de se préserver et qui les guette sans cesse ?
Jean-Pierre Longre
10:07 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, christophe boltanski, éditions stock, jean-pierre longre | Facebook | |
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17/01/2017
Un regard intense
Simon Liberati, Eva, éditions Stock, 2015, Le livre de poche, 2016
« J’ai su très vite qu’Eva allait me rendre heureux, c’est-à-dire m’affoler, bouleverser ma vie si complètement, qu’il faudrait tout refaire autrement et dans le désarroi, seul symptôme incontestable de la vérité. ». Eva est-il donc un roman d’amour ? Oui, et au-delà. Le roman d’un amour sur lequel pèse tout le poids du passé sulfureux d’une femme qui a commencé sa « carrière » à l’âge de l’innocence sous l’objectif sans concessions de sa mère photographe, et qui a rapidement soumis son existence à l’alcool, à la drogue, aux amours de passage, à l’érotisme – et d’un passé familial placé pour ainsi dire sous le signe maudit de l’inceste.
Simon Liberati, qui a lui aussi beaucoup vécu, et dont le regard fasciné porté sur Eva est à la fois celui de l’abandon passionné et de la recherche maîtrisée, procède par épisodes disparates reliés entre eux par des liens intimes et objectifs, distinguant l’Eva réelle, en chair et en os, de l’Eva fictive, celle des photos, de l’histoire qu’elle s’est elle-même construite dans le monde de la vie nocturne, et du roman que l’auteur mène d’une plume sophistiquée, sur le mode allusif et esthétisant, mais aussi en s’appuyant sur des documents, des témoignages, ses propres souvenirs et les conversations qu’il a avec celle qui partage sa vie depuis 2013, après qu'ils se sont fugitivement croisés des années auparavant.
Eva, biographie, autobiographie, série de variations sur un thème, est bien un roman d’amour, à la fois tendre et cruel, combinant le naturel et les artifices, nourri de sentiment et de réflexion, de sincérité et de références (littéraires, artistiques, mondaines…). C’est surtout un portrait dont la complexité du personnage, ses ambiguïtés, ses contradictions, ses sautes d’humeur, sa soif de liberté, sa « ferveur naïve » n’occultent pas la lucidité et la tendresse. « Son pouvoir d’imagination est d’autant plus ferme qu’il repose sur des souffrances très anciennes. Ses infortunes ont fait qu’elle a beaucoup observé les autres, beaucoup réfléchi et vu beaucoup de films. Comme tous les martyrs et tous les bourreaux, comme Sade, comme Justine, c’est une grande imaginative. Je discernais en même temps dans ces moments d’urgence que son rapport à soi avait une intensité différente, plus détachée ; l’objet qu’elle voyait dans la glace, Eva, était une fiction, elle l’avait été pour d’autres avant de l’être pour elle-même, ce qui n’était pas sans lien avec cette capacité fantastique de s’abstraire dans une autre dimension. ». Cette « autre dimension », faute d’être complètement identifiable, se laisse deviner comme dans un reflet tout au long de ces pages intenses.
Jean-Pierre Longre
10:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, simon liberati, eva ionesco, éditions stock, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | |
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10/01/2017
Après le massacre
Catherine Meurisse, La légèreté, Dargaud, 2016
Catherine Meurisse était depuis dix ans dessinatrice à Charlie-Hebdo. Le 7 janvier 2015, quittée par son amoureux, elle est restée tard au lit, plongée dans les bulles de cette déception sentimentale. Et cela lui a sans doute sauvé la vie, mais ne l’a pas exonérée de la dépression qui a suivi le massacre de ses compagnons de travail par les frères Kouachi.
La légèreté est le récit graphique (et autobiographique) de ce qui a suivi : pannes de dessin, participation au numéro « des survivants », différents modes de psychothérapie, cauchemars, cohabitation avec les gardes du corps et la presse, soirée au théâtre (Oblomov, avec comme des correspondances entre la pièce et la vie), séjours à la campagne, à la mer, à la montagne, retours en arrière, décision d’aller à Rome éprouver le « syndrome de Stendhal » (le vertige dont l’homme peut être pris « face à un déluge de beauté »), donc séjour à la Villa Médicis et confrontation à l’art de toutes les époques…
Le titre de l’album est particulièrement parlant. C’était une sorte de pari : comment retrouver « la légèreté » après une si lourde tragédie ? Comment retrouver la beauté après la laideur de la stupidité sanguinaire ? Par le dessin, l’autoportrait, l’observation de soi et des autres, l’émotion révélée, l’humour renouvelé, l’amitié célébrée, la discrète variété des couleurs, la finesse du trait, l’éveil progressif à la vie réinvestie, à des sensations variées, à l’humanité. « Une fois le chaos éloigné, la raison se ranime et l’équilibre avec la perception est retrouvé. On voit moins intensément, mais on se souvient d’avoir vu… Je compte bien rester éveillée, attentive au moindre signe de beauté… Cette beauté qui me sauve, en me rendant la légèreté. ». Paroles sur fond bleu clair de ciel et de mer, et la frêle silhouette de l’auteure qui regarde passer ses pensées. Un très beau tableau.
Jean-Pierre Longre
18:08 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman graphique, autobiographie, francophone, catherine meurisse, dargaud, jean-pierre longre | Facebook | |
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06/01/2017
Le petit blond en Syrie, suite
Nous retrouvons le petit blond (voir ICI) âgé de sept ans en 1985. Avec sa famille, il habite toujours en Syrie, dans un village d’où sa mère française ne rêve que de partir – ce qui provoque des tensions parfois bruyantes dans le couple parental. Et voilà, en six chapitres aux vignettes toujours drôles, émouvantes, expressives, la suite des anecdotes ponctuant une enfance peu banale.
Riad, « maigrelet à cause des gastros », « air un peu satisfait », « extrêmement propret », encombré de sa « sixième version du cartable en carton », est un élève modèle, obéissant par nature et aussi, disons-le, par crainte des coups du maître, pris entre deux cultures, entre religion et athéisme, entre discipline et amusements collectifs, entre rêves et réalité. Jeux virils avec les cousins, visites à la grand-mère et à la tante, fascination pour Conan le Barbare, manœuvres du père pour grimper dans la société syrienne, voyage et séjour en France pour la naissance du petit troisième, histoire drôlement douloureuse de la circoncision… On frise parfois le drame, mais la comédie retombe sur ses pattes. Chaque épisode a sa saveur particulière, chaque portrait sa précision pittoresque.
Riad Sattouf a l’art de combiner dessins aux allures enfantines mais aux traits parfaitement maîtrisés (entre caricature bienveillante et attendrissement sincère), couleurs (dont les tons et les intensités varient avec les lieux et les situations) et textes (phylactères aux formes adaptées à leur contenu, rapides narrations venant à l’appui du message visuel, et, parfois, petites descriptions souriantes et fléchées pour souligner quelques détails). Un beau récit d’enfance, un beau roman graphique, qui mine de rien donne une véritable leçon d’histoire (par exemple celle, au passage, de la création du Liban et du partage de l’Empire ottoman par les Européens après la Première Guerre Mondiale) et un bel exemple d’ouverture au monde.
Jean-Pierre Longre
23:02 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, francophone, riad sattouf, allary Éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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03/01/2017
Solide comme un arbre
Miguel Bonnefoy, Le voyage d’Octavio, Rivages, 2015, Rivages poche, 2016
Prix littéraire de la vocation 2015
L’église Saint-Paul du Limon est née en 1803 d’une sorte de miracle, et la ville s’est mise à grouiller autour. C’est dans cette ville que vit Don Octavio, homme simple et robuste, géant illettré qui cache son ignorance des mots et des lettres sous un silence discret, une sage solitude et une marginalité de révolté.
Le voici (et par la même occasion voici un échantillon du beau style tendu et solide de Miguel Bonnefoy) : « Il était nettement plus grand et plus large que la moyenne. Son corps paraissait taillé à coups de serpe dans un tronc. Son cœur pouvait battre cent ans. Il avait le profil d’un colosse au cou épais, aux cuisses solides, aux épaules puissantes, le torse légèrement renversé en arrière, comme s’il soutenait une charge invisible. Fort, il pouvait mettre un jeune taureau à genoux en le tenant par les cornes. Il n’étouffait pas sous le poids de son ossature. Il semblait plutôt flotter en elle, avec des gestes gracieux et liquides, dans un curieux mélange d’envol et de fermeté. C’était une vitalité arrogante, occupant toute la place, à l’exclusion de tout le reste. À le voir, il représentait un pays entier de mangues et de batailles. ». Portrait prémonitoire…
On ne racontera pas ici « Le voyage d’Octavio ». On ne dira pas comment, grâce à l’amour de la belle Venezuela (qui porte significativement le même nom que son pays) il peut apprendre à lire et à écrire ; ni comment il doit fuir la ville et son taudis à cause d’un cambriolage mal venu décidé par Alberto Guerra, le chef de la bande de voleurs dont Octavio fait partie ; ni comment il se met à parcourir son pays, forêts, rivières, villages et villes, dans le dénuement et la magie des rencontres diverses.
Ce périple est un itinéraire à la fois aventureux et symbolique, une odyssée terrienne qui donne l’impression finale d’un retour au point de départ, mais, comme au sommet d’une spirale, à un point de départ naturellement métamorphosé, transcendé. Roman épique et initiatique, Le voyage d’Octavio, dans sa simplicité et sa vigueur, dans ses non-dits et sa profondeur, se lit à différents niveaux. Au-delà de toutes références (prose sud-américaine en langue française, par exemple), cette possibilité de lectures multiples est la marque des grands romans.
Jean-Pierre Longre
09:59 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, venezuela, miguel bonnefoy, rivages, jean-pierre longre | Facebook | |
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26/12/2016
« La persistance des traces »
Revue Nunc n° 40, coordination Réginald Gaillard et Franck Damour, Éditions de Corlevour, octobre 2016
Chaque numéro de la revue Nunc, « revue mystique », est assorti d’une épithète qui participe d’une déclinaison poétique. Le numéro 40, qualifié de « désertique », est néanmoins fertile en productions réparties autour d’un dossier sur Hadewijch d’Anvers sous-titré « Aux sources de la mystique occidentale ». « Béguine » dont le nom et l’œuvre (écrite en langue vernaculaire, le brabançon) ont été, disons-le, bien oubliés depuis la fin du Moyen Âge, Hadewijch d’Anvers est pour ainsi dire ressuscitée par ce beau dossier qui contient des articles de recherche littéraire et historique, des poèmes et lettres traduits et commentés, des vers inspirés par ses textes, des considérations sur son héritage et son influence… Travaux de spécialistes et d’écrivains (Daniel Cunin, Franck Willaert, Claude-Louis Combet, Pascal Boulanger, Veerle Fraeters, Rob Faesen, Raymond Jahae, Isabelle Raviolo, Ludovic Maubreuil, David Vermeiren) qui s’adressent à tous les esprits curieux de littérature, de mystique, d’amour, de poésie, d’esthétique.
Les autres pages de ce numéro illustré par des dessins en volumes puissants et tourmentés, d’une minéralité « désertique », de Solène Heurtebise se répartissent suivant les rubriques habituelles de la revue. La séquence spirituelle (Shekina), dominée par la silhouette d’Hadewijch d’Anvers, est complétée par une prose picturale de Claude-Henri Rocquet et la poésie de l’espace, aérée, de Jean-François Eynard. L’écriture de la présence au monde (Oikouménè) est ici figurée par un texte de François Souvay (qui analyse trois essais de théorie littéraire s’intéressant à la fiction), des poèmes de Shu Cai et de Chu Chen (traduits du chinois par Nicolas Idier et Antoine Roset), ainsi que des poèmes de Paul Stubbs (traduits de l’anglais par Blandine Longre), inspirés par des œuvres de Francis Bacon. Comme une synthèse des deux sections précédentes, la troisième, Axis Mundi, propose des textes d’Éléonore de Monchy (« Défiance » et « Poèmes »), des ensembles de doubles quatrains de Gérard Bocholier (« Simon de Cyrène »), des extraits de « La Montagne qui fume » de Michel de Léobardy et une étude de Stéphane Barsacq (Le vitrail d’Yves Bonnefoy »). Enfin, le « Cahier critique » équilibre les comptes rendus : musique, peinture, poésie, philosophie.
Les épithètes peuvent défiler, comme elles le font en bas de la page de couverture, de « religieuse » à « silencieuse » en passant par « littéraire », « pérégrine », « sensuelle », « intérieure » et on en passe… Ce qui fait à la fois l’unité et la richesse de la revue, et en particulier de ce numéro 40, est exprimé dans le « Liminaire » de Gemma Serrano : « Face à l’amnésie du quotidien, la persistance des traces est proposée. […] L’instant se défait sans cesse, se forme, se déforme, se reforme et se transforme, […] l’instant modèle et métamorphose les espaces et les hommes. ». Ainsi prenons le temps de lire Nunc, maintenant, en profondeur.
Jean-Pierre Longre
11:50 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, francophone, nunc, réginald gaillard, franck damour, Éditions de corlevour, jean-pierre longre | Facebook | |
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19/12/2016
Un « art du merveilleux »
Marie-Claude Cherqui, Queneau et le cinéma, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, collection « Le cinéma des poètes », 2016
Dans Loin de Rueil, roman dont le cinéma associé au rêve forme le fil conducteur, dans la narration et dans la vie du héros Jacques l’Aumône, le pouvoir du « cintième art » (expression quenienne, on l’aura deviné) est tel qu’il laisse voir en lui « une manière d’exister, de philosopher, une mystique profane ». C’est en tout cas ce que Marie-Claude Cherqui affirme, et elle a raison. Car pour l’écrivain, le cinéma fut, « aux côtés de la littérature et des mathématiques, un compagnon quotidien. ». En tant que spectateur, bien sûr, dès l’enfance et tout au long de sa vie (« au moins trois fois par semaine », assure-t-il lui-même en 1945), mais aussi en tant que critique, commentateur, auteur, dialoguiste, scénariste, réalisateur, acteur… Bref, « ses travaux […] occupent à côté de son œuvre romanesque et poétique une place plus qu’importante. ».
Dans cet ouvrage, tout est là pour le confirmer et l’attester, en deux grandes parties finement intitulées « Du ciné dans Queneau » et « Du Queneau dans le ciné ». L’auteure y développe toute l’activité cinématographique de Queneau qui, soit dit en passant, a fréquenté dans ce contexte non seulement Jacques Prévert, Marcel Duhamel et Boris Vian, ses complices des « premières tentatives cinégraphiques », mais aussi René Clément, Marcel Pagliero, Jean-Pierre Mocky, Luis Buñuel, Jean Jabely, Jacques Rozier, Alain Resnay, Pierre Kast…, et dont l’œuvre a inspiré Louis Malle, Jean Herman, Michel Boisrond, François Leterrier ou Daniel Ceccaldi… Pour compléter la liste, Queneau a laissé « 8 commentaires pour des documentaires, 14 scénarios ou adaptations et dialogues pour des longs-métrages, 9 synopsis. Il supervise le doublage de 4 longs-métrages, écrit 6 chansons pour Gervaise, fait un peu l’acteur pour Pierre Kast et Claude Chabrol » ; il a aussi écrit « « 11 textes et articles sur le cinéma », et a été juré du Festival de Cannes en 1952. Voilà un aperçu, qui méritait d’être développé – ce qui est fait dans ce volume.
En 120 pages complétées par une bibliographie « sélective » mais significative, 120 pages denses, parfois pittoresques ou surprenantes, toujours sérieuses et documentées, ponctuées d’abondantes citations de textes de et sur Queneau, Marie-Claude Cherqui – qui a naguère consacré une thèse entière et plusieurs articles au sujet – dit tout, explique tout, en une série d’analyses synthétiques (pour ainsi dire), et montre avec pertinence que l’œuvre cinématographique de Queneau est en phase avec le reste de son œuvre, romanesque et poétique. Voilà la marque d’un artiste au génie largement pluriel et toujours maîtrisé.
Jean-Pierre Longre
16:25 Publié dans Essai, Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, cinéma, raymond queneau, marie-claude cherqui, nouvelles éditions jean-michel place, jean-pierre longre | Facebook | |
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08/12/2016
Histoire d’une famille, Histoire d’un pays
Fabrice Humbert, Éden utopie, Gallimard, 2015, Folio, 2016
« Comme il y a une forme de vulgarité à parler de soi, j’essayerai de n’être qu’un personnage parmi les autres. ». Si Fabrice est au centre du livre, ce n’est pas du fait de ce que l’on nomme d’ordinaire « autobiographie », mais plutôt de celui des recherches qu’il mène, et qu’on le voit mener, à partir de la vie des membres de sa famille, pour reconstituer non seulement l’histoire de cette famille sur trois générations, mais aussi l’Histoire de la France sur une période qui va, disons, de l’immédiat après-guerre à nos jours.
À l’origine, il y a deux cousines, Sarah et Madeleine, élevées ensemble. Mariage bourgeois et prometteur pour la première, échec pour la seconde, qui doit se séparer de ses trois enfants pour survivre, avant un second mariage qui lui donnera deux autres enfants, dont Danièle, la mère de l’auteur. Il y a, surtout, la « Frater », œuvre de trois hommes entreprenants, anciens résistants, protestants militants, André Coutris, Daniel Jospin, Emmanuel Rochefort. « Fraternité » donc, réunie dans une bâtisse construite à Clamart des propres mains de ces hommes et de leurs familles, et inaugurée en 1946. Tous les personnages du livre en sont issus plus ou moins directement, héritiers de l’idéalisme bienheureux de cette époque, tous en quête, de diverses manières, de l’utopie édénique ainsi engendrée.
Issues du groupe et des deux cousines, se côtoient et se séparent deux branches familiales aux destins opposés : comme les Rougon et les Macquart, les riches Coutris et les pauvres Meslé – mais dont l’évolution va être bien différente de celle des personnages de Zola. Côté Meslé, le second mari de Danièle, beau-père de Fabrice, est une figure de l’entrepreneuriat social-démocrate, qui va introduire dans le foyer des personnalités du monde politique, artistique, médiatique. Côté Coutris, les options de la gauche radicale vont mener certains petits-enfants à la marge de groupuscules autonomes et violents comme Action Directe. Les illusions politiques d’Élise, notamment, la mèneront (plutôt injustement) en prison. Paradoxe fréquent à notre époque, les divergences familiales se muent en inversions sociales.
C’est ainsi qu’à travers les cinq épisodes du roman (« Les fondateurs », « Mai 68 », « L’Affaire », « La fortune des Macquart », « La vie etc. ») et grâce aux témoignages et documents que l’auteur recueille comme le fait un historien, c’est bien la chronique d’une époque qui est proposée. Les individus, dans leurs destins romanesques, sont le fidèle reflet, en profondeur et en relief, de la réalité socio-historique, avec des portraits (ceux de célébrités comme Jean-Claude Brialy, Michel Rocard, Lionel Jospin, bien d’autres encore, obscurs ou fameux), des peintures sociales, des épisodes dramatiques, des références littéraires et artistiques, et l’émotion, la nostalgie, les analyses philosophiques et psychologiques… Éden utopie est une fresque sur laquelle se greffent, en vue d’un aboutissement, les confidences et les réflexions du narrateur. « C’était ma quête de l’éden. J’étais à la recherche de cette plénitude exceptionnelle que j’imagine avoir éprouvée autrefois, dans un éden enfantin peut-être mythique, le sentiment merveilleux et immémorial de la présence du monde, mais ces mots trop pompeux échouent à traduire le pays merveilleux, qui est un je-ne-sais-quoi lové en chacun et que les mots ne sauraient restituer. ».
Jean-Pierre Longre
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01/12/2016
Soupçons
Édith Masson, Des carpes et des muets, Les éditions du Sonneur, 2016
Ça commence vite et fort : en curant un canal, des hommes découvrent un sac en plastique (de ceux que l’épicerie du coin distribue aux clients) rempli d’ossements humains. Branle-bas dans le village (lequel ? Il n’est jamais nommé, mais on va apprendre à le connaître de l’intérieur). Boule, le maire, alerte les autorités, les discussions vont bon train dans le bistrot de Nazaire… Mais si l’on s’attend à une enquête policière en bonne et due forme, on en sera pour ses frais.
Non. Tout est dans l’atmosphère (la chaleur, l’humidité – on étouffe un peu, on tourne en rond comme poissons dans un bocal), dans les non-dits, les rumeurs, les allusions, les silences. Le personnage qui ouvre et ferme le récit, et qui est une sorte de témoin extérieur tout en ayant, on s’en doute, des liens avec le passé du village, porte un nom de fleur qui sonne comme un objet (ou un corps) lancé dans l’eau : Phlox. Au lecteur de déchiffrer les symboles, les messages cryptés, les réflexions et attitudes des hommes et des femmes, parfois étranges et pourtant si humains, qui animent le récit. Et de se plonger dans les mystères des origines : « C’est important, les origines. C’est passionnant aussi, parfois, comme ces énigmes dans les films qu’il faut résoudre. La réponse se trouve quelque part, il faut savoir la chercher. Ce n’est pas toujours celle qu’on s’imagine… Les familles ont leurs petits secrets, n’est-ce pas ? Qui n’en a pas ? ». Les familles, et le reste. Il y a eu autrefois la mort d’Athanase, poussé à l’eau à l’issue d’une soirée particulièrement agitée. Il y a eu cet Allemand, Heinrich, resté sur place après la guerre. D’autres choses encore, que l’on raconte sans en avoir l’air, que l’on ne raconte pas en feignant de le faire, ou que l’on ressasse indéfiniment – au café, dans la rue, chez l’un ou l’autre…
Le maire, qui a été témoin de faits importants dans son enfance, tente de donner cohérence à tout cela – et l’éclairage des lampadaires pendant toute une nuit est comme un signe concret de ses recherches. « Il faut que les choses aient un sens, n’importe lequel. Qu’il y ait une histoire autour de ces os, de toi, Prisque, de chacun de nous, et qu’elle tienne debout. Qu’elle ait un début, une fin. Qu’on la croie vraie. Qu’au besoin on la fabrique. ». Et puis : « Tout à coup on te regarde autrement. Pourquoi ? Sans que tu saches comment, une histoire a poussé autour de toi. On te regarde comme ça et, peu à peu, si tu n’es pas assez fort, tu seras réellement ce raté, ce héros, ce sale caractère, ce malhonnête, ce personnage qu’ils auront inventé. ». Une histoire, des histoires qui se développent, et nous voilà en plein dans le roman, ou dans les romans qui se soupçonnent. Des personnages s’agitent, se cachent, s’exhibent, se regardent en silence, se parlent à mots couverts, et le récit s’épaissit au fur et à mesure. Les lecteurs, eux, investissent la fiction, s’investissent dans l’atmosphère du lieu, se construisent leurs fictions ; ils deviennent eux-mêmes carpes et muets, pris dans le filet de la narration et plongés dans leur propre imagination, par l’entremise de celle de l’auteure.
Jean-Pierre Longre
http://www.marcvillemain.com/archives/2016/10/10/34420983...
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17/11/2016
« Géographie sonore »
Gaëlle Josse, De vives voix, Le temps qu’il fait, 2016
La voix est « ce qui précède le verbe, la parole, le discours », écrit l’auteure dans son « Avant-dire ». Et puis le verbe est nécessaire pour en parler. Même chose avec la musique, que Gaëlle Josse évoque avec ferveur, ici et dans d’autres livres (par exemple Les heures silencieuses ou Nos vies désaccordées). Autre point commun : le silence. C’est sur les plages de silence que les sons prennent leur relief ; toute parole, toute musique se construit sur le silence. C’est ainsi que les textes de Gaëlle Josse sur la voix ont pris la forme de la brièveté, interrompus et reliés par des espaces vides comparables à ceux qui ponctuent la parole, le chant, le cri – reprises de souffle, pauses qui permettent à la voix d’être « signe de présence au monde, signe d’un possible vers autrui. », et au lecteur de méditer un instant sur ce qu’il vient de lire.
La voix, donc, thème central, est l’objet de variations multiples permettant à l’auteure d’aborder toutes sortes de sujets dont le caractère personnel s’élargit à des considérations d’ordre général. Souvenirs d’enfance, instantanés de la vie quotidienne (le métro, la rue, une réunion familiale ou amicale, la radio et la télé…), agacement et colère contre les voix qui veulent se donner de l’importance, mise en avant d’expressions sur lesquelles il est bon de s’attarder (« Parler à la cantonade », « Une voix tranchante, une voix coupante, une voix caressante », et, avant tout, le titre, auquel le pluriel donne une particulière résonance), aussi et encore la musique, avec notamment une belle description de voix chantant Schubert : « Voix de baryton pour le narrateur, voix de ténor pour l’enfant et le Roi des Aulnes, voix de basse pour le père. Le piano fait entendre les rafales de vent à la main gauche, et le galop du cheval par des triolets d’accords à la main droite. La nature tourmentée, le déchaînement des instincts, l’aveuglement puis l’angoisse paternelle, l’issue tragique. Les forces obscures contre la seule raison. ».
« Ni essai, ni récit, ni roman, ni autobiographie », précise la quatrième de couverture. D’accord. Mais si l’on peut en effet exclure le roman, De vives voix est peuplé de réflexions (essai), d’histoires (récit), de mémoire personnelle (autobiographie). Il y a donc de tout cela, à quoi il faut ajouter la poésie. Ces brefs agencements de mots tiennent souvent du poème en prose, à la fois par leur condensation et les perspectives qu’ils ouvrent. Leurs échos ont des chances de résonner bien au-delà de leurs significations premières.
Jean-Pierre Longre
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08/11/2016
La route, les mots
Lionel-Édouard Martin, Icare au labyrinthe, Les éditions du Sonneur, 2016
« Tu prends la route, là, n’importe laquelle, tu débouches sur des mots. Tu peux bien sûr baliser ton itinéraire, savoir où tu vas. Mais tu peux aussi te laisser guider par le hasard, te fier à la rencontre. L’amour, les blagues, l’art : joindre, poser l’insolite, tracer du neuf dans le vieux, créer de nouveaux sens. ». Nous sommes là au cœur du livre, au centre d’un itinéraire qui, entre Le Puy et Paris, se trace dans le sillage d’un drôle de couple : lui, poète vieillissant, revenu de beaucoup de choses mais pas de l’art et de l’écriture ; elle, jeune fille de vingt ans à la langue bien pendue et au verbe déluré, Zazie du XXIème siècle issue de l'immatérialité des réseaux sociaux.
Chaque chapitre nous mène sur des territoires qui, apparemment, n’ont rien de romanesque en soi (Le Puy, Vichy, Montmorillon, Tours), avec des incursions dans le passé récent du côté de Paris et Saint-Ouen (où, finalement, tout se rejoindra et tout se dénouera). Rien de romanesque, mais Lionel-Édouard Martin (Liolio pour les intimes, au moins pour la petite Palombine) a l’art, avec une verve non vergogneuse, de faire roman des plus petits événements, des moindres situations : un repas de restaurant provincial, le cours d’une rivière, un bon crû de derrière les fagots, un souvenir d’enfance, un paysage paisiblement rural, le vide d’une ruelle… Et, périodiquement, un morceau de bravoure, une page d’épopée ou de lyrisme grandiose : l’éclatement d’un orage (« la bruyante déferlante, les fracas d’orange et de zébrures, le jour éphémère, convulsif, le battement spasmodique du noir et du safran, la cravache des bourrasques, la pluie en vrac, diluvienne, sur le monde. ») ; ou encore l’apparition de deux volets d’un triptyque de Mantegna (« un raccourci de l’angoisse déboulant sur le triomphe ») où s’est glissé un lapin, « Le lapin », roux comme le Christ dont pour le narrateur il est le symbole (tiens, l’ami versaillais amateur de littérature se nomme Portechrist – tout un programme, et pourquoi pas un fil (d’Ariane) conducteur).
Icare sortira-t-il de son dédale de routes secondaires ? Se brûlera-t-il les ailes au feu des illusions ? Se fera-t-il dévorer par un Minotaure d’aujourd’hui ? Palombine, sa virtuelle compagne de voyage, le rappelle à la réalité avec sa verdeur naturelle. Le dernier morceau de bravoure est la description savoureusement satirique d’une petite foule de parasites snobinards feignant de s’intéresser à l’art, à la musique, à la poésie, et devant qui le narrateur s’aventure à lire sa poésie, avec un succès qu’on laissera au lecteur le soin d’interpréter – de même qu’il interprétera aussi lui-même le tout dernier épisode d’un roman plein de saveurs et de réminiscences (en témoigne la liste des écrivains et artistes déroulée en annexe), d’un roman plein de tendresse et de passion, d’humour et de fureur, et dans lequel, surtout, les mots règnent en maîtres.
Jean-Pierre Longre
17:46 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, lionel-Édouard martin, les éditions du sonneur, jean-pierre longre | Facebook | |
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02/11/2016
« D’ombre et de fantaisie »
Jacques-Pierre Amée, Comme homme, Infolio, 2016
Jacques-Pierre Amée est un artiste. Son site Internet le prouve, qui donne à voir ses « Lipographies », inspirées par le « Nuage ôté » (le « Blur » du lac d’Yverdon que les riverains ont décidé de supprimer après l’exposition de 2002) et par les « Palafittes », ces constructions sur pilotis dans lesquelles vivaient jadis des pêcheurs. Jacques-Pierre Amée est un artiste. Son dernier roman le prouve, qui donne à lire de brefs tableaux colorés ou sombres, qui comme un peintre hollandais s’attache aux petits détails dont l’addition suggère une vision d’ensemble tantôt floue tantôt évidente, en jeux d’ombres et de lumières, et qui laisse entendre qu’une pièce de théâtre intitulée Comme homme se prépare, où les chansons, la danse, les numéros de clown seront de la partie.
Comme homme, pièce en préparation donc, est d’abord un roman racontant en un va-et-vient de séquences diverses l’histoire de Zo et Zach, qui se retrouvent chaque fin de semaine dans le chalet (ou cabane) de celui-ci, situé sur la pente d’une montagne, vraisemblablement en Suisse. Dans leurs esprits et leurs discussions, il y a le passé : Jeff, mort maintenant, qui a laissé son chalet à Zach ; Haïti, où Zo vivait lorsqu’elle était enfant et où elle a perdu sa main droite, Haïti où est morte la petite Fanette, peu après le grand tremblement de terre. Et il y a le présent : l’amour mutuel de deux êtres à la fois ancrés dans la pérennité et implantés dans la modernité; Noémie qui, ailleurs, au bord du Saint-Laurent, monte sa « pièce d’ombre et de poésie »… Bref. On ne va pas résumer ce qui est suggéré par bribes poétiques, sonores, entrecoupées de digressions ouvertes sur des horizons inattendus, éparpillés.
Ce roman, tout compte fait, est une sorte de long poème en sept chants dont l’unité est assurée par des éléments de la nature : plumes, racines, fruits, feuilles, fleurs, lune, cendres, pierre, sable… Un long poème ponctué par des chansons (Zach en a composé d’innombrables) ou des expressions aux harmoniques pleines d’écho (du genre « Poisson d’audace », « Les voix des titans déchirent l’univers », « Ensemble, joyeux et ivres, au-delà du vrai et du faux »). Un long poème dans lequel, comme il se doit, le langage est primordial, avec des jeux verbaux dont s’amuse Zach, évoquant par exemple pour Zo les Langues O (« Langues Zo ») où il a failli s’inscrire et qui sont maintenant situées dans une « ZAC »… Un long poème dans le « désordre soigneux » duquel ce qui passe par les mots est, au-delà de l’ombre et de la fantaisie et par-dessus tout, l’universelle chaleur humaine.
Jean-Pierre Longre
19:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, suisse, jacques-pierre amée, infolio, jean-pierre longre | Facebook | |
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27/10/2016
Comment s’en sortir ?
Christian Oster, Le cœur du problème, Éditions de l’Olivier, 2015, Points, 2016
Avec Christian Oster, on n’est jamais au bout de sa surprise. Dans ce roman (comme dans d’autres, rappelons-le), l’événement déconcertant intervient dès le départ : Simon, le narrateur, rentrant chez lui un soir, trouve dans son salon le cadavre d’un homme, visiblement tombé de la mezzanine dont la balustrade, déjà branlante auparavant, a cédé. Diane, sa compagne, qui prenait son bain, et dont l’inconnu était vraisemblablement l’amant, le quitte dans la foulée, le laissant se « débrouiller » avec l’encombrant colis. Que va-t-il en faire ? Après maintes tergiversations et divers transports dans le coffre de sa voiture, il décide de l’enterrer dans le potager, sous les plants de tomates.
D’autres, à partir de cette situation à suspense, auraient bâti un polar, voire un thriller, avec enquête à rebondissements multiples. On a bien affaire à un roman noir, mais le noir n’est pas celui des péripéties ; plutôt celui qui habite et ronge le personnage de l’intérieur, avec ses hésitations, ses doutes, sa solitude. Un personnage qui s’enfonce comme malgré lui, mais aussi avec une sorte de délectation, dans les difficultés, ne trouvant pas de porte de sortie. « J’ai eu pitié de moi, plus ça allait moins je trouvais de solution satisfaisante ». Ce genre de lucidité paraît commander son comportement. Fait marquant et significatif : la principale rencontre qu’il fait est celle d’un policier à la retraite, avec qui il va jouer au tennis, partir pour un improbable séjour chez la belle-sœur de son nouvel ami, y faire d’autres rencontres – toujours avec en lui le souvenir et le poids du cadavre qu’il a enterré.
« Le cœur du problème » réside au premier degré dans ce cadavre non identifié. Mais il concerne surtout Simon, qui se tend des pièges à lui-même tout en les considérant avec une certaine distance. Saisi d’une culpabilité qui ne devait pas le concerner, il semble vouloir se laisser deviner. « Tout est normal. C’est-à-dire rien. En même temps, ça n’a pas tellement d’importance. J’ignore si je ressens quoi que ce soit, en fait. Quand j’arrive chez moi, c’est pareil. ». Et l’amour qu’il éprouve toujours malgré tout pour Diane n’est pas pour rien dans cette sorte d’indifférence à soi. L’auto-analyse est circonstanciée, dans une recherche incessante, et le style de Christian Oster colle à cette recherche, suit dans le détail les méandres de la pensée. Avec cela, l’important est suggéré, la narration se développe avec ses vides, ses non-dits. Au lecteur, sous le choc et sous le charme, de prendre en charge les angoisses de Simon.
Jean-Pierre Longre
Rappel: Mon grand appartement. Lire ICI
17:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, christian oster, Éditions de l’olivier, points, jean-pierre longre | Facebook | |
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19/10/2016
La naissance de l’existence
Yves Déchavanne, Et nous croquerons la pomme ou Du bon usage de la liberté, Edilivre, 2014
« La vie ne peut exister sans imperfection ». Le plan divin, lui, était parfait. La souffrance, les malheurs, les soucis, le doute, et aussi – autres conditions nécessaires à toute véritable existence humaine – la liberté et l’amour. Les hommes iront « s’élevant de chute en chute, progressant dans la connaissance, et créant la vie. […] Et si, conscients de leur existence, certains en viennent à douter de nous, à nous maudire, voire à nous nier, n’y vois pas malice et réjouis-toi : c’est qu’ils grandissent. ». Voilà ce que le créateur dit au « Bénin » (vous savez, celui qui deviendra le « Malin » sous la forme du Serpent), mettant au-dessus de tout l’autonomie de sa Création vouée à devenir créatrice, à commencer par Adam et Ève.
Attention : Et nous croquerons la pomme n’est ni un traité de théologie ni un essai philosophique. Quoique. Les allusions, les références, voire les citations peuplent la prose d’Yves Déchavanne. Liberté et responsabilité, essence et existence, connaissance du bien et du mal, conscience du temps et rôle de l’inconscient – les concepts vont bon train dans la parole divine et humaine, de même que dans la méditation d’Adam, qui va jusqu’à anticiper sur un « L’enfer, c’est les autres » plus intemporel qu’anachronique. Et il y a la découverte du plaisir, de la sensualité, de la musique, de l’amour et de la mort. Ève, rendue experte en ces domaines par l’action du Serpent, va tenter de persuader Adam que tout cela vaut la peine. Une quête quasiment bachelardienne occupe ses pensées : « C’étaient des orgies d’imaginations, des symphonies de rêveries où chaque sens, tout à tour sollicité, devenait tantôt soliste, tantôt concertiste. ». Louise Labé elle-même est un recours pour exprimer les signes de l’amour (chaud et froid, rire et larmes…).
On l’aura vite compris, si l’érudition n’est pas écartée (en témoignent les expressions latines qui accompagnent les apparitions de Dieu), l’humour est la dominante. Un humour sans cesse renouvelé, toujours porteur de sens, qui sous-tend le développement des réflexions et les pages de belle poésie accompagnant le récit d’une Genèse revisitée (thème et variations). Sans oublier le chœur des anges qui chante à la fin de chaque chapitre, élevant la prose vers les sphères de la musique céleste. C’est ainsi, d’une manière plaisante et décalée, qu’est décrit le passage du jardin d’Eden (paradisiaque mais monotone et ennuyeux, tout compte fait) à l’existence pleine de douleur et d’amour, d’inquiétude et de satisfactions, de dépressions et de passions, au demeurant source de promesses et d’optimisme. « L’homme est en marche », et cela, espérons-le, ne s’arrêtera pas. Impatients, nous attendons la suite du cheminement.
Jean-Pierre Longre
18:20 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, essai, francophone, yves déchavanne, edilivre, jean-pierre longre | Facebook | |
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13/10/2016
Sortir de la zone
Louis Calaferte, Requiem des innocents, Folio, 2016
La grande ville n’est jamais nommée mais le caractère autobiographique du récit laisse deviner qu’il s’agit de Lyon. Peu importe. Comme partout et comme toujours, en marge de la cité il existe une « zone » grouillante de crasse et de vermine, envahie par la misère et l’alcoolisme, par la violence et la débauche, un ghetto peuplé d’êtres humains pourtant. C’est une longue rue boueuse bordée de taudis où les lieux de rassemblement sont des bistrots sordides, un terrain vague ou de vieux wagons au rancart, et qui vit d’une vie quasiment autonome, avec ses petits et grands trafics et son désoeuvrement.
Il y a là une bande de gamins parmi lesquels le jeune Calaferte est une personnalité, disons le second du chef. Derrière les mauvais coups reçus et donnés, se manifeste une solidarité de petits délinquants, une amitié de terrain vague que le fils non désiré d’immigrés italiens qui a pu s’extirper de la fange n’oubliera jamais. « Je sais d’où je viens. Je n’ai pas renié ma race. Je sais que là-bas la vie était pareille à la terre, noire, sale. Qu’elle ne pardonnait pas. Ni le mal ni le bien. Je sais que tout y était sujet à ordure et à désespérance. Je sais qu’on n’empoigne pas le malheur. Qu’on ne lui fracasse pas la tête. Que ce n’est pas une question de force. Vous pouvez amener demain vos pitoyables dépouilles : je pleurerai en vous accueillant, les bras ouverts. Vous pouvez m’appeler, je n’aime bien que la misère des hommes. C’est un bout de notre vérité, la misère. Ça vous fait tenir les yeux écarquillés. Ça vous dérange. Ça vous détruit. Ça vous réforme. C’est mâle, la misère. Faut écouter ou s’en aller. C’est exigeant. Vous pouvez m’appeler. Je vous reconnaîtrai. ». Mauvais garçons, mais amis bénis, alors qu’une malédiction vengeresse tombe sur les parents indignes : « Toi, ma mère, garce […]. Si tu savais ce que c’est qu’une mère. Rien de commun avec toi, femelle éprise, qui livra ses entrailles au plaisir et m’enfanta par erreur. ». Et pour le père : « Ridicule embryon, toi, Calaferte, je sais où te trouver. […] Un jour dans cette rue à mendier ton pain, demain ailleurs à t’enivrer. Rien n’était peut-être de ta faute. Je te ressemble. Nous subissons la vie sans trop songer à nous révolter. ». (Voilà de longues citations, mais de vrais échantillons d’un style hors du commun).
S’il ne s’est pas révolté, comment le jeune Calaferte est-il sorti de ce cloaque ? Pas de mystère : par l’école. Pas n’importe laquelle. Surtout, par un maître, Lobe, qui « avant tout était un homme. Pour lui, la vie était une chose. Les diplômes en étaient une autre. ». Lorsqu’il apprend que, seul de la bande, il a réussi le certificat d’études, et ne trouve pas mieux pour garder l’estime de ses camarades que de déchirer son papier, le garçon garde intacte l’affection de ce Lobe, qui « était exactement le pédagogue qu’il nous fallait », qui a su faire confiance à ceux qui, auparavant, étaient objets des pires contrôles et d’une cruauté sadique.
Si tout est vrai dans ce livre qui « n’est pas un roman », qui n’invente rien, sa prose directe, aussi brutale que ce qu’elle raconte, aussi pathétique dans sa sécheresse voulue que la souffrance qu’elle décrit, est la preuve que la littérature n’est pas une question de fioritures, l’art pas une question d’artifices. Le jeune homme qu’était Louis Calaferte (1928-1994) lorsqu’il mena cette entreprise autobiographique (première publication chez Julliard en 1952) réussit, comme subrepticement, à composer une œuvre qui, par sa puissance émotionnelle, risque bien de laisser une trace indélébile dans le cœur du lecteur.
Jean-Pierre Longre
17:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, récit, francophone, louis calaferte, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/10/2016
Sanglants désordres
Romain Verger, Ravive, Éditions de l’Ogre, 2016
Les rochers battus par l’océan, souvent, cachent des chemins qui mènent les hommes vers le chaos. C’est en tout cas l’impression que laissent plusieurs nouvelles de Ravive. Suivant une irrépressible progression, les personnages (« je », « tu », « il », selon les points de vue) semblent se couler dans un paysage plus ou moins familier (les étés de l’enfance, le soleil brûlant, le vent du large, la lande bretonne, la Lombardie, une île ou un rivage mystérieux, la grande ville, la « maison familiale »…), s’en extirpent ou s’y enfoncent pour vivre d’étranges phénomènes hallucinatoires, menaçants, cauchemardesques, sanglants.
Après une entrée en matière qui « ravive » un souvenir d’enfance propre à marquer toute une vie (et tout un livre) du sceau de l’horreur, se posent les questions lancinantes de l’existence face au monde, de la « part d’humanité » que peuvent conserver les êtres face à l’inhumanité qui les environne. Serait-il possible de garder « l’insouciance d’un enfant, la force d’un colosse », voire de faire ressurgir la vie au milieu du sanglant désordre de l’univers, devant le naufrage perpétuel qui nous guette, avec la fièvre incessante qui nous saisit ?
L’écriture de Romain Verger, qui tend des pièges surprenants ou effrayants à chaque coin de phrase, qui exploite toute la gamme du lexique et toutes les possibilités de la syntaxe, ne laisse pas en paix. Une écriture à la fois grouillante et maîtrisée, en courbes baroques et en lames aiguisées, acharnée au combat de la création contre l’anéantissement. Malgré tout, le dernier texte, dont le protagoniste, écrivain de son état, est comme pris au piège de l’illusoire notoriété, sonne comme un ultime et paradoxal aveu : « Cette nouvelle est mon dernier récit. ». N'en croyons rien.
Jean-Pierre Longre
09:54 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, romain verger, Éditions de l’ogre, jean-pierre longre | Facebook | |
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28/09/2016
Une vie simple et dense
Marie-Hélène Lafon, Joseph, Buchet-Chastel, 2014, Folio, 2016.
« Quand on rentre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle vous remet les idées à l’endroit, on est à sa place. Joseph avait toujours retrouvé ça dans sa vie, même aux pires moments. Il avait surtout aimé s’occuper des veaux qui grandissaient tous dans les fermes avant la mode de les vendre à trois semaines pour l’engraissement en Italie ou ailleurs ». Voilà des phrases comme seule Marie-Hélène Lafon sait en écrire, et voilà un personnage comme elle seule sait en créer d’après nature, entre passé et présent, du dehors et du dedans, surtout du dedans.
Ouvrier agricole, Joseph n’a donc pas son pareil pour s’occuper des animaux, et ses employeurs lui en savent gré. Il remplit sa solitude d’observations et de souvenirs, sans compliquer les choses, sans non plus se dévoiler. Il y a eu les parents, le frère jumeau Michel qui est parti ailleurs tenir un commerce avec sa femme et que la mère a rejoint, ne donnant à Joseph que quelques nouvelles épisodiques. Il y a eu Sylvie, rencontrée « au bal à Condat », avec qui il aura partagé un bout de vie et qui est finalement partie avec un représentant « du côté de Vichy ». Il y a eu le grand trou de plusieurs années, l’alcool, les cures successives qui l’ont mené là où il est maintenant, dans le sérieux de son travail et le profond de ses pensées.
Joseph est, si l’on veut, « un cœur simple » à la Flaubert, mais avec sa personnalité, sa vie intérieure, et les chiffres : il n’a pas son pareil pour compter, calculer, rappeler les dates du passé. Ce passé qui le tarabuste, dont certains événements le hantent et forgent les secrets de son destin. « Vie minuscule » d’un anti-héros, Joseph, qu’il ne faut prendre ni pour un roman du terroir, ni pour un témoignage régionaliste, ni pour une évocation bucolique, est l’émouvant et beau récit d’une existence particulière qui se construit entre deux mondes, l’ancien et le moderne, et se nourrit de peines, de joies et de mystères.
Jean-Pierre Longre
07:47 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marie-hélène lafon, buchet-chastel, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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25/08/2016
« Saisir quelque chose du monde »
Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset, 2014, Folio, 2016
Le titre du neuvième volume de Dernier Royaume n’est pas exempt de paradoxe provocateur. Provocateur de pensée, donc… Les justifications par anecdotes exemplaires ne manquent pas. Celles qui ouvrent et ferment le volume – Rachord, roi des Frisons, refusant au dernier moment le baptême, le cadavre de Locronan choisissant lui-même sa sépulture… Entre temps, beaucoup d’autres faits tirés de l’histoire et des mythes, beaucoup d’érudition, beaucoup de réflexion.
Il y a, entre autres, David Oïstrakh confiant à son ami Isaac Stern : « Si j’arrête de jouer, je pense. Si je me mettais à penser, je mourrais. ». Il y a la « dépression nerveuse » de Thomas d’Aquin prenant conscience de la vanité de sa Somme théologique. Il y a l’histoire des disciples d’Emmaüs. Etc. Il y a, par-dessus tout, le langage, point de départ de la réflexion chez Quignard, qui comme souvent fait jouer (met du jeu dans) l’étymologie, l’évolution sémantique, phonétique, historique des mots, établissant une « esthétique de la pensée » (titre de l’un des chapitres) : « le mot nous (esprit) vient du mot noos (flair) » ; ou encore « le verbe latin cogito peut se décomposer » et devient une « coagitation » de la psychè (le souffle) avec la langue… De même tout au long de ces essais épars qui n’en forment qu’un. « C’est ainsi que l’étude est le plus beau des dons. » ; et c’est ce qui permet de « saisir quelque chose du monde. ».
Explorer au long de ces 230 pages les idées remuées par Pascal Quignard n’est pas une sinécure ; c’est un plaisir mérité, qui vient avec la lecture. Justement, la lecture. Si la pensée et la mort (et vice-versa) sont au centre du livre, l’acte de lire en est une clé. Lisons donc, car « lire, c’est suivre sans finir des yeux la présence invisible ». « La lecture naît de la désintégration de soi à l’intérieur d’un autre. Il y a d’abord une désintégration difficile (il faut « rentrer » dans le roman) laquelle est suivie d’une fusion merveilleuse dans la lecture (on ne peut plus la quitter). ». Et si on s’intéresse plutôt à la bêtise et/ou à la science du cerveau, on trouve aussi son compte. Et si on se demande pourquoi « du début jusqu’à la fin de son histoire la philosophie fut fascinée par la proximité du pouvoir », l’auteur donne des éléments de réponse (avec Platon, Aristote, Sénèque, Descartes, Diderot, Hegel, Heidegger…). Pour finir, une référence parmi d’autres à Socrate (l’un de ceux qui est vraiment mort de penser) : « Socrate meurt au cœur du groupe, entouré de ses amis. C’est ainsi qu’il préfère mourir : au cœur de la cité qui l’a vu naître. Mais Socrate dit à ses amis, alors qu’il est en prison : « L’objet de notre désir n’est pas la vérité mais la pensée. ».
Jean-Pierre Longre
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18/08/2016
Une interminable chute
Lyonel Trouillot, Parabole du failli, Actes sud, 2013, Babel, 2016
Jacques Pedro Lavelanette, dit simplement Pedro, comédien exigeant et marginal, « doué et tourmenté », s’est jeté du douzième étage d’un immeuble alors qu’il se trouvait en tournée en Europe. Issu d’une famille relativement aisée de la société haïtienne, mais ayant choisi la vie miséreuse du petit peuple du quartier Saint-Antoine, spécialiste des « mots des autres », il disait des poèmes aussi bien aux coins des rues que dans les salons mondains, ne manquant pas à l’occasion d’y laisser éclater sa colère de révolté.
C’est donc là, dans ce quartier plein de pauvreté et de chaleur humaine, qu’il partageait la chambre (le « bateau ivre ») de « l’Estropié », professeur de maths exploité, spécialiste des calculs les plus inattendus, et du narrateur, journaliste attaché à la rubrique nécrologique. Leur amitié sans concessions, aux non-dits éloquents, faisait leur force, mais il faut croire que Pedro cachait profondément ses faiblesses sous ses incartades, sous les textes qu’il extirpait des œuvres d’Éluard, de Rimbaud, de Baudelaire, d’Hugo, de Musset, de Verlaine, de Villon et sous les pages poétiques qu’il écrivait en secret et qu’il avait intitulées, comme pour annoncer sa chute, « Parabole du failli ».
Le roman de Lyonel Trouillot n’est pas une simple biographie plus ou moins imaginaire, plus ou moins réaliste. C’est un monde grouillant de personnages – le trio d’amis, certes, mais aussi les enfants de la rue, les camarades artistes ou pseudo artistes, une certaine Madame Armand, prêteuse sur gages et donneuse sans gages, dont la présence s’imposera peu à peu. Tous ont leur histoire, ici racontée ou esquissée, tous composent ce genre humain auquel l’auteur ne manque pas de dire son affection, mais dont il ne se prive pas non plus de faire la satire dès qu’elle est méritée.
Non, ce n’est pas un simple roman. C’est, le temps d’une interminable chute depuis un douzième étage européen, « une virulente adresse au disparu » (comme l’annonce la quatrième de couverture), un long poème en prose et en forme épistolaire, une foisonnante recréation de la réalité individuelle et collective, une tentative désespérée pour forcer le silence du langage, dans le style rebondissant et inimitable que Lyonel Trouillot, mine de rien, définit sous la plume de son journaliste de narrateur : « J’ai parfois envie de laisser courir les mots, d’écrire comme tu parlais, comme les voix de la colère, de suivre le flux des cris qui ne s’arrêtent qu’à épuisement de la voix. À d’autres moments, me vient le rythme calme des paysages dans lesquels chaque chose occupe la place qui convient, attend son tour sans impatience. Le désespoir se moque des normes académiques. Il dérange l’ordre de la phrase et s’oppose aux grammaires progressives. ». L’essentiel est là, même si l’on ressent le besoin d’en dire toujours davantage.
Jean-Pierre Longre
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12/08/2016
« Un beau conte d’amour et de mort »
Jean Teulé, Héloïse, ouille !, Julliard, 2015, Pocket 2016
Tout le monde connaît, au moins dans ses grandes lignes, l’histoire tant chantée d’Héloïse et Abélard : l’amour fou né entre le maître (l’un des plus fameux philosophes de son époque) et sa jeune élève, nièce et filleule du jaloux chanoine Fulbert. Et les conséquences : mariage secret, naissance d’un enfant, fuite, castration de l’un, enfermement au couvent de l’autre, honte, errances, et aussi correspondance amoureuse, spirituelle et intellectuelle… Tout cela fera finalement l’admiration de beaucoup, tel l’abbé de Cluny : « Je connais votre histoire. Elle fait de vous deux des héros et des saints. ».
Les détails de cette aventure devenue légende, Jean Teulé s’en empare à sa manière, celle qui lui a valu le succès de romans historiques tels que Le Montespan ou Charly 9. Sa manière ? Respect des péripéties biographiques et des événements vérifiés, liberté absolue du ton et du style, dans les dialogues comme dans la narration et les descriptions. En l’occurrence, le Moyen Âge en langue (verte) d’aujourd’hui. Comme dans les romans précédents, le procédé, un peu systématique, court le risque de l’abus. Voilà le prix de l’Histoire prise à la hussarde, et de son renouvellement.
Langue verte, donc. L’auteur décrit sans vergogne, avec délices même, les ébats des deux amants (faits avérés : ils succombèrent volontiers, sans vergogne eux-mêmes, à une sensualité débridée) : à toutes occasions, à toute heure, dans toutes les positions, avec accompagnement d’un vocabulaire adéquat. On sent que le plaisir d’Héloïse et Abélard rejaillit (pour ainsi dire) sur l’auteur, et qu’il prend lui-même plaisir à le partager. Mais lorsqu’il s’agit, pour nos deux tourtereaux, de fuir la débauche et l’opprobre, de devenir des saints, le partage se fait aussi, par la voie épistolaire et par la voix des témoins. On entre dans le secret des personnages, et ce n’est pas sans émotion que l’on suit leur destinée. Oui, « un beau conte d’amour et de mort ».
Jean-Pierre Longre
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28/06/2016
Énigmes et secrets d’un carnet d’adresses
Lire, relire: Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, Folio, février 2016
Jean Daragane, écrivain vieillissant et solitaire, est un jour bizarrement contacté par un certain Ottolini à propos d’un mystérieux Guy Torstel, dont le nom figure dans le carnet d’adresses naguère perdu par l’écrivain lors d’un voyage en train. « Comme une piqûre d’insecte », ce coup de téléphone va déclencher les mécanismes de souvenirs revenant par bribes, au cours d’une enquête que Daragane va mener pour ainsi dire malgré lui, poussé par l’insistance d’Ottolini, de quelques autres personnages et circonstances qui le pressent de toutes parts – dont la lointaine parution de son premier roman, Le Noir de l’été, qu’il a oublié et qu’il n’a pas envie de relire. À partir de là, son occupation principale consistera à « remonter le cours du temps » sur les traces de ce Torstel, mais aussi des personnages louches qu’il fréquentait, et que lui-même avait sans doute connus enfant – surtout cette Annie Astrand qui l’hébergeait, qui s’occupait de lui comme une mère de substitution, qui l’avait un jour emmené dans le midi, et dont le bruit court qu’elle a fait de la prison.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, dont la narration se construit sur l’avalanche instable des noms propres et le glissement cahoteux des tranches de souvenirs, n’est pas le récit d’une simple enquête littéraire ou pseudo-policière, mais le roman d’une quête personnelle, avec mise en abîme narrative : Patrick Modiano, écrivain, met en scène le personnage de Jean Daragane, écrivain, qui tente de retrouver quelques épisodes d’une enfance tourmentée, ballottée entre Saint-Leu-la-Forêt et divers logements parisiens. À quoi se raccrocher dans ce magma ? Les souvenirs sont fluctuants, les silhouettes fuyantes, les documents tronqués et désordonnées, et, comme par un désir de rupture avec tout cela, Le Noir de l’été, ce premier roman qui malgré son titre aurait pu éclairer le passé, avait été amputé par son auteur de ses deux premiers chapitres, « Retour à Saint-Leu-la-Forêt » et « Place Blanche ». « Et pourtant, les seuls souvenirs qu’il gardait de ce premier roman, c’étaient les deux chapitres supprimés qui avaient servi de pilotis à tout le reste, ou plutôt d’échafaudages que l’on enlève, une fois le livre terminé. ». Au cœur du roman, les mystères de la mémoire et et le travail de l’écrivain sont intimement liés.
Parmi les incertitudes et les peurs, quelques points d’ancrage fixes et rassurants, tel le papier plié en quatre que lorsqu’il était enfant Annie lui laissait avec l’adresse de l’appartement accompagnée de la petite phrase « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », tel aussi l’arbre vu par la fenêtre du bureau : « Il jeta un regard au charme dont le feuillage était immobile, et cela le rassura. Cet arbre était une sentinelle, la seule personne qui veillât sur lui. ». Importants, ces points d’ancrage, pour ne pas se perdre complètement au cours de cette navigation à vue d’îlot en îlot qui, parfois, se dérobent lorsqu’on s’en approche (même les noms de famille peuvent être changeants). L’écriture est alors le fil à la fois souple et solide qui relie les lieux de mémoire les uns aux autres – cafés, carrefours, voitures, maisons, chambres –, cette écriture fluide et limpide qui seule demeure une fois qu’on a tout oublié.
Jean-Pierre Longre
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21/06/2016
L’évangile selon Coudray
Jean-Luc Coudray, Jésus l’apocryphe, L’Amourier, 2016
Voilà un Christ bien étonnant. Non par ses actes mêmes, qui ne diffèrent pas grandement de ceux que relatent les Écritures. Il guérit des malades et des infirmes, marche sur les eaux, provoque une pêche miraculeuse, prêche l’amour de Dieu et des hommes… Toujours en marche, il gravit des montagnes, traverse des forêts, franchit des déserts, se confronte victorieusement à Satan, parle aux gens simples, aux enfants, aux bêtes…
L’originalité de ce Messie d’un genre nouveau réside justement dans sa parole d’une teneur surprenante, d’une sagesse paradoxale, justifiant la souffrance par le plaisir (et inversement), l’amour des autres par l’amour de soi, l’omniprésence de Dieu par son invisibilité, voire son absence, la laideur de la vieillesse par la « beauté spécialisée, qui n’exprime que la sagesse », la création par soustraction et inversion. Par exemple :
« Au commencement, Dieu a créé l’homme.
Puis, il a enlevé sa conscience à l’homme, et cela a créé l’animal.
Puis, il a enlevé son mouvement à l’animal, et cela a créé l’arbre.
Puis, il a enlevé sa vie à l’arbre, et cela a créé le caillou.
Puis, il a enlevé son existence au caillou, et cela a créé Dieu. ».
En images aussi originales que le langage du protagoniste, mêlant l’ancien et le nouveau, le traditionnel et le moderne, Jean-Luc Coudray récrit l’Histoire avec un humour qui provoque la réflexion, avec des raisonnements qui confinent à la philosophie. Et, pour revenir à l’idée de miracle, c’est celui de la nature qui est ici révélé : « La beauté de la nature était un miracle permanent qui montrait la capacité de Dieu de concilier la simplicité de son amour avec la complexité des rouages de la vie. ». Jésus l’apocryphe est un précieux petit livre qui, explorant une psychologie exempte de tout a priori, construisant une cosmologie inattendue, remet en question avec à-propos les croyances et les incroyances, les certitudes et les doutes.
Jean-Pierre Longre
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11/06/2016
« Un monde sans âme »
Nancy Huston, Le club des miracles relatifs, Actes Sud/Leméac, 2016
Varian, né sur le tard dans une famille modeste et affectueuse, est un garçon surdoué, avec tout ce que cela entraîne de bonheurs et de malheurs : mémoire hors du commun, résultats scolaires brillants, vie intérieure foisonnante, faiblesse physique, élocution hésitante, comportement étrange et ambigu… Objet d’un amour exclusif de la part de sa mère et de déconvenues progressives pour son père, il devient le souffre-douleur de ses camarades et se réfugie dans la solitude.
Diplôme en poche, il part à la recherche de son père qui, pêcheur au chômage, a dû trouver du travail dans une contrée où l’unique activité est l’extraction de l’ambroisie (produit de la terre dont on comprend qu’il représente le pétrole), et où les hommes deviennent esclaves d’une société cauchemardesque, qui a quelque chose à voir avec celle du 1984 de George Orwell ou du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Varian trouve une place d’infirmier à Terrebrute, et avec deux amis crée le « club des miracles relatifs », micro-association écologiste et contestataire qui, évidemment, fait l’objet d’une répression brutale de la part des autorités d’un lieu qui porte bien son nom. Le monde dévorant de l’industrie sauvage n’a aucune hésitation devant ces combattants lucides et dérisoires de la Nature et de la Culture, ni d’ailleurs devant toutes les victimes qu’il plonge dans le dénuement, dans les cachots de « BigMax » ou carrément dans la disparition.
Le club des miracles relatifs a toutes les caractéristiques du roman d’anticipation : lieux imaginaires mais dans lesquels on reconnaît des régions réelles, comportements poussés à leur paroxysme, société implacable rejetant comme inutile tout ce qui relève de l’humain, surveillance incessante des travailleurs, cruauté de la répression… C’est par tout cela un roman engagé, voire militant, mais qui ne relève pas du manichéisme politique. Le personnage de Varian est complexe, et sa richesse psychologique est au centre du récit. C’est par le prisme de sa vie familiale, sociale, intérieure, par l’intermédiaire de ses raisonnements, de ses obsessions et de son langage particulier que nous réagissons à l’enfer qui l’environne, le ronge jusqu’à l’engloutir, comme beaucoup d’autres. Reste cependant une lueur, et l’écriture de Nancy Huston est là pour l’attester : la lueur de la poésie, poésie du récit et de sa construction, poésie que Leysa, l’amie de l’infirmerie d’AbsoBrut, lisait à Varian, et qui le rendait « un peu moins seul ». Le miracle poétique est « relatif », certes, mais il reste un motif d’espoir.
Jean-Pierre Longre
18:28 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, nancy huston, actes sud, leméac, jean-pierre longre | Facebook | |
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02/06/2016
Black Herald Press
Du 8 au 12 juin, Black Herald Press sera au Marché de la poésie, place Saint-Sulpice, 75006 Paris. Stand 710, en compagnie du Visage Vert et des Carnets d'Eucharis.
Présence aussi du 3 au 13 juin au festival Les Éternels FMR, Halle Saint-Pierre, 2 rue Ronsard, 72018 Paris.
https://www.evensi.fr/les-eternels-fmr-de-juin-halle-sain...
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16/05/2016
L’or des mots
Ghérasim Luca, La paupière philosophale, José Corti, 2016
Chez Ghérasim Luca, la parole poétique est plurielle et singulière, fragmentaire et fluide. On le constate dans tous les recueils à la fois issus du surréalisme et tendus vers la poésie sonore, l’expérimentation et la performance, composés de textes dans lesquels les mots sont plus que des mots : des objets saturés de sons et de sens, répartis dans leurs vers comme des notes sur leurs portées.
Le titre du recueil est celui de la première partie : La paupière philosophale – et c’est déjà tout un programme incluant la manipulation verbale et le jeu sonore. On découvre dans les poèmes (où pullulent les allitérations en « p ») la volonté de « muer le vil métal / en pot-au-feu d’or mental » et de se couler dans une « peau fine / paupière finale / fatale / philosophale ».
Suivent neuf autres mini-recueils consacrés à des pierres précieuses. Non pour les décrire, mais pour tirer de leurs noms, en formules délicates, les riches sonorités qu’ils contiennent (l’opale « avec les pôles d’une pile », le lapis-lazulis « sur la piste du lis », la chrysophrase (chrysoprase ?), « cristal du sophisme / et sopha du phonème », la turquoise, « truc coi et oisif », l’émeraude « comme la mère d’une robe » – ce ne sont que quelques exemples). Avec cela, le poète ne rechigne pas à chanter des refrains enfantins (« turlututus et turlurettes ») ni à se jouer de mots rares comme « ulex », « saphène », « sarrussophone », « thrips », « cynips » et autres termes spécialisés.
Dans une langue épiée, espionnée, triturée, malaxée, remâchée, La paupière philosophale opère une extraction à la fois douloureuse et jubilatoire de l’or des mots.
Jean-Pierre Longre
06:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, roumanie, ghérasim luca, josé corti, jean-pierre longre | Facebook | |
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02/05/2016
Shanghai transit
Philippe Rahmy, Béton armé, La Table Ronde, 2013, Folio 2015
« Ce n’est pas une ville que voit celui qui débarque à Shanghai, mais un symbole incandescent de l’humanité ». Le livre de Philippe Rahmy évoque, certes, le séjour que l’auteur a accompli en résidence, invité par l’Association des écrivains de Shanghai, mais c’est bien de l’humanité, à travers certains de ses échantillons, qu’il s’agit d’une manière plus générale. Celle de la Chine, celle du monde littéraire, celle qui peuple les souvenirs du narrateur/personnage (sa famille, son enfance), et aussi son existence propre, fragilisée par la maladie des os de verre, ainsi d’autant plus précautionneuse et attentive au moindre instant de vie.
Béton armé est, en quelque sorte, un livre d’images puisées dans le présent et le passé de l’auteur ; une « traversée de la nuit, entrecoupée de flashs ». Il y a, par exemple, les lectures de l’Ancien Testament que lui faisait sa mère lorsque, « couvert de fractures », il restait au lit, de même que tous les livres qui ont empli son enfance. Il y a l’histoire familiale, entre Égypte et Allemagne. Il y a le peuple de Shanghai, la foule, le bruit, une masse remuante ou figée, compacte ou éparpillée, mêlant la tradition et l’avant-garde, l’ordre et le désordre, la révolte et la soumission… Sous la forme de la relation quotidienne, du journal occasionnel, c’est une vision complexe, tendre et sans concessions, qui est donnée de la vie chinoise actuelle.
Or il n’est pas question ici de pittoresque et d’exotisme, mais de tentative d’appréhension de la réalité par l’écriture, entre « ce qu’on voit avec les yeux du corps et ce que regarde l’esprit ». C’est en cela que l’évocation de la société humaine (avec des pages impayables décrivant sur le mode satirique les réceptions académiques et les discours officiels, ou brossant le portrait de certaines personnalités du monde des arts et des lettres) ne va pas sans la réflexion sur soi et sur les autres, sans l’exploration des mondes intérieurs qui, sinon, resteraient silencieux. « L’écriture n’a d’autre but que de briser le silence ». Béton armé témoigne de la dimension humaine de la littérature, et aussi des sentiments profonds qui lient les hommes entre eux, collectivement et individuellement, au-delà de la mort.
Jean-Pierre Longre
11:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : essai, récit, francophone, suisse, chine, philippe rahmy, la table ronde, jean-pierre longre | Facebook | |
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21/04/2016
Ukraine-Méditerranée
Marie-France Clerc, Cinq zinnias pour mon inconnu, édité par l’auteure, 2016
Zinovij Jamkowij et sa jeune épouse Maroussia, fuyant dans les années 1920 leur Ukraine natale en proie à la mainmise meurtrière de la Russie soviétique, se réfugièrent en France, à Lunéville. Près de cent ans plus tard, leur petite-fille, Natalie, devenue elle-même grand-mère, se remémore les épisodes enfantins qu’elle vécut dans la « khata » française de ses grands-parents. Et elle fait bien plus que raviver ses souvenirs : elle cherche ses racines grâce à Internet et avec l’aide efficace d’une correspondante ayant accès aux archives de Vinnytsia, alors que là-bas, au même moment, la Russie d’aujourd’hui tente de mettre à mal l’indépendance et les aspirations européennes de l’Ukraine.
Nous sommes en août 2014. En vacances dans une maison du midi de la France, près de la mer, Natalie alterne dans un saisissant contraste les plages de joie avec ses petits-enfants Léo et Lucie et les rappels dramatiques du passé – ce qui n’exclut pas les délicats récits faits aux enfants qui s’intéressent de plus en plus à ce passé. Entre les jeux, les bains, les promenades et les autres activités estivales au milieu d’une nature florissante et idyllique, l’histoire des générations précédentes, avec ses petits bonheurs et ses grands malheurs, ressurgit peu à peu, et la correspondante de Natalie va lui envoyer une « confession » terrible qui va lui livrer le secret de la mort de cet « inconnu » à qui sont dédiés les « cinq zinnias » du titre.
Le livre de Marie-France Clerc n’est pas un simple récit historique concernant l’anéantissement de l’Ukraine par les massacres de Staline. C’est bien un « roman » à la fois personnel et collectif dont la vérité passe par les points de vue des personnages qui le peuplent. Rythmant la relation objective des faits, il y a le Livre de Lydia où la mère de Natalie a recueilli ses souvenirs de fille d’exilés ; il y a les messages envoyés par Ludmilla, la correspondante ukrainienne ; il y a le fil de l’actualité puisée dans les nouvelles du jour ; il y a le Carnet noir, journal dans lequel Natalie consigne les résultats de ses recherches sur la « toile », ses propres souvenirs, ses émotions ; il y a les histoires (vraies) – anecdotes de sa propre enfance et histoire de la famille et du pays d’origine – qu’elle raconte à ses petits-enfants ; et il y a les découvertes faites par ceux-ci, découverte de la nature environnante, et découverte du passé familial et d’un pays qu’ils aspirent à mieux connaître. C’est ainsi que se déroule le fil ténu et risqué d’une narration toujours vivante qui, suivant ce fil, garde son équilibre fragile mais tenace entre la joie innocente et prometteuse de l’enfance et la cruauté implacable de l’Histoire humaine.
Jean-Pierre Longre
11:18 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : roman, histoire, francophone, ukraine, marie-france clerc, jean-pierre longre | Facebook | |
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