07/04/2016
« Alimenter le désir de vivre »
Jacques Lusseyran, Le monde commence aujourd’hui, Silène, L’artisan philosophe, 2012, Folio, 2016
« Les deux miroirs brisés, les yeux continuent de vivre. Ceux dont je veux parler, les vrais yeux, travaillent au-dedans de nous ». Et plus tard, à propos des images et de la mémoire : « Celles-ci, les souvenirs, je les voyais aussi, mais dans ma tête, au niveau et de mon front et de mon cerveau. Celles-là, les choses vues, je les percevais beaucoup plus largement : dans l’ensemble de mon organisme ». Oui, à la suite d’un accident, Jacques Lusseyran (1924-1971) est devenu aveugle à huit ans. Mais une fois ces précisions données, il faut bien avouer que Le monde commence aujourd’hui n’est pas un livre sur la cécité. C’est un livre tout en clarté.
S’il comporte un aspect autobiographique, le récit de vie est un support pour autre chose, qui tient à la fois du témoignage, de la réflexion et de la poésie. L’expérience dramatique du camp de Buchenwald n’est, par exemple, jamais misérabiliste, au contraire : elle est jalonnée de rencontres d’hommes à la fois ordinaires et admirables comme Jérémie, qui « trouvait la joie en plein bloc 57 », Louis, qui semblait « se chercher une famille », Pavel le Russe qui prenait la vie comme elle vient…
La vie, c’est bien d’elle qu’il s’agit, à travers le regard intérieur porté sur soi et sur les autres. La vie du prisonnier, et aussi celle de l’enseignant, du conférencier qui doit éveiller son auditoire en restant lui-même éveillé aux autres. De quoi s’agit-il encore ? De la poésie, qui n’est pas seulement de la littérature, mais aussi « un acte », « une des rares, très rares choses au monde, qui puisse l’emporter sur le froid et la haine », et qui somme toute illustre parfaitement ce que réussissent à susciter la méditation active de Jacques Lusseyran (si bien suggérée par le portrait qu’en a fait Jean Hélion) et son écriture à la fois subtile, vigoureuse et apaisante : « Alimenter le désir de vivre ».
Jean-Pierre Longre
http://www.omalpha.com/jardin/lusseyran.html
Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, préface de Jacqueline Pardon, Folio, 2016
Présentation de l'éditeur:
En 1940, la France capitule. En 1941, Jacques Lusseyran, alors qu’il est aveugle et n’a pas dix-huit ans, entre en résistance en rejoignant le mouvement Défense de la France. Le 20 juillet 1943, il est arrêté par la Gestapo, interrogé pendant des jours interminables et enfermé à Fresnes. Il sera déporté en 1944 à Buchenwald. Comment un aveugle peut-il survivre à cet enfer? Grâce à la protection d’un groupe de Russes et à sa connaissance de l’allemand qui lui permettra d’informer les autres déportés des agissements des S.S. Après un an et demi d’horreur, il est libéré et revient en France où il poursuivra ses études en affirmant ses aspirations littéraires balayées par la guerre.
Cette autobiographie est un exceptionnel exemple d’amour de la vie, de courage et de liberté intérieure face à l’adversité.
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Clarté intérieure
Jérôme Garcin, Le voyant, Gallimard, 2015, Folio, 2016
Jacques Lusseyran (1924-1971) a vécu hors normes : enfant choyé devenu accidentellement aveugle à huit ans, résistant actif alors qu’il était encore un brillant lycéen, arrêté puis déporté à Buchenwald, marié trois fois, professeur de littérature française aux États-Unis (les portes de l’Université française lui étant fermées depuis le régime de Vichy à cause de sa cécité), membre d’un ésotérique et étrange « Groupe Unitiste », conférencier à succès, séducteur invétéré, écrivain méconnu, mort prématurément dans un accident de la route, et finalement disparu dans les limbes de l’oubli littéraire…
Tout cela est raconté, rappelé dans Le voyant, livre qui n’est pourtant pas une biographie ordinaire, qui est bien plus que cela. Le titre lui-même contient l’essence de ce dont il est question : Jacques Lusseyran a maintes fois expliqué « l’incroyable pouvoir qu’il avait tiré de son traumatisme originel » ; maintes fois montré « combien ce choc tellurique avait, en contrariant à la fois les idées reçues et les invariants scientifiques, déterminé toute son existence ; pourquoi enfin sa morale, sa philosophie de la vie, sa disposition au bonheur, son perpétuel besoin d’aimer découlaient naturellement de ce drame dont il n’allait cesser de faire une promesse et une chance. ». Aussi contradictoire que cela puisse paraître, il voit dans la cécité une source de courage dans les épreuves physiques et morales, un surcroît d’aptitude au bonheur, à l’amour, au désir, un insatiable appétit de vivre – et voici, très justement, ce qu’écrit encore Jérôme Garcin : « Du camp de Buchenwald, un homme sans regard, si maigre qu’il semble flotter dans sa tenue rayée et puis s’y noyer, a pu écrire : « J’ai appris ici à aimer la vie. » Même si l’on en comprend le sens – il a appris ici à refuser de mourir, à se battre pour survivre –, cette phrase n’a pas d’équivalent dans toute la littérature concentrationnaire. Elle explose, comme une bombe, à la tête de tous les bourreaux. Elle les tue. ».
Jérôme Garcin, qui s’intéresse et nous intéresse assidûment à des écrivains que la postérité littéraire a injustement laissés de côté, mis en réserve en quelque sorte (Jean Prévost, maintenant mieux reconnu, Jean de la Ville de Mirmont, Jacques Chauviré, bien d’autres encore auxquels il fait une place de choix dans ses chroniques du Nouvel Observateur), et qui aime, par le jeu paradoxal des mots, des idées, des sentiments et des épisodes biographiques, dévoiler les secrets des existences et des créations, donne ici à la destinée de Jacques Lusseyran des couleurs, un relief, une profondeur que cet exceptionnel « voyant » eût aimé goûter de tous ses sens.
Jean-Pierre Longre
14:59 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, biographie, francophone, jacques lusseyran, jérôme garcin, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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23/03/2016
Le secret d’Elena
Liliana Lazar, Enfants du diable, Le Seuil, 2016
Dans les années 1970-1980, la politique nataliste de Ceauşescu faisait des ravages : avortements clandestins, accouchements sous x, abandons d’enfants qui venaient remplir les orphelinats sordides. Dans ce contexte, Elena Cosma, sage-femme à Bucarest, célibataire en mal d’enfant, décide d’adopter le bébé de Zelda, l’une de ses patientes, avec l’accord de celle-ci. Au bout de quelque temps, Zelda devenant trop pressante auprès de l’enfant, Elena décide de demander sa mutation et de partir avec lui pour un « voyage sans retour » à l’autre bout du pays, dans un village de Moldavie, Prigor.
À partir de là, les événements vont s’enchaîner rapidement. Le petit Damian, « enfant de Dieu », dont la beauté fragile ne rappelle en rien la physionomie robuste de sa « mère », et sur lequel courent diverses rumeurs, devient le souffre-douleur de ses camarades, tandis qu’Elena, la seule soignante du village, remplit le mieux possible sa mission d’infirmière pour une population dominée par la frayeur qu’inspire le « Despote » Miron Ivanov, maire du village. Désireuse d’étendre son activité, et aussi de se couler dans le moule politico-social de l’époque tout en gardant son secret familial, Elena propose aux autorités de créer un orphelinat à Prigor. L’établissement, installé dans une forêt à l’écart du village, est comme toutes les « maisons d’enfants » du pays un enfer pour ses pensionnaires, appelés (par allusion à leur « père » à tous, Ceauşescu) « enfants du diable »), qui survivent tant bien que mal (et parfois meurent) sous la férule des surveillants, mal nourris, privés de l’hygiène élémentaire et de tout ce qui fait les petits bonheurs habituels des enfants. Certains orphelins, issus du village, sont au cœur des mystères qui tournent autour d’Elena, de Damian, du maire Ivanov – et c’est ainsi que l’intrigue se faufile entre la réalité dramatique de cette période et les personnages lourds de leurs souffrances, de leurs silences, de leurs relations ambiguës, de leurs résignations et de leurs révoltes.
Le récit foisonnant, mené d’une plume alerte et vigoureuse, court sur une bonne dizaine d’années. À travers les histoires individuelles et au-delà des profondeurs mystérieuses que recèlent les personnages, les événements et les lieux (le village reculé, la forêt, l’étang – motifs que l’on trouvait déjà dans Terre des affranchis), c’est aussi l’histoire de la Roumanie qui se déroule : la dictature, les malheurs de la population, surtout des enfants, la catastrophe de Tchernobyl dont le retentissement est clairement sensible, la « révolution » de fin 1989, l’apparition des « humanitaires », qui traînent eux aussi leurs ambiguïtés… Roman à la fois historique, social, psychologique, noir, Enfants du diable mêle avec bonheur la réalité et l’imaginaire, la narration sèche et les mystères de la poésie. Belle manifestation d’une écriture combinant la maîtrise consommée de la langue française et la perpétuation d’un certain esprit roumain.
Jean-Pierre Longre
22:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, liliana lazar, le seuil, jean-pierre longre | Facebook | |
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12/03/2016
L’eau de la mémoire
Valérie Zenatti, Jacob, Jacob, Éditions de l’Olivier, 2014, Points, 2016.
Prix du Livre Inter 2015
Une famille juive de Constantine, pauvre, besogneuse, où les hommes (le père, Haïm, le fils aîné, Abraham) font la loi, dure aux femmes et aux enfants fragiles ou rebelles. Dans la promiscuité forcée du petit appartement, rempli de bruits et de disputes, la personnalité de Jacob, le dernier né de Rachel, est celle d’un garçon à part : sensible, tendre, grand lecteur, rêveur, affectueux, il est en retour aimé de tous, particulièrement de sa vieille mère, qui va verser toutes ses larmes en le voyant partir à l’armée en 1944. Elle ne sait pas encore (lui non plus) qu’il va participer au débarquement de Provence, remonter jusqu’en Alsace, où il va perdre la vie.
Volontiers solitaire, Jacob Melki n’est pas un misanthrope. De même qu’il avait pris sous son aile son neveu Gabriel, il s’attache au petit groupe qu’il forme avec ses camarades, et qui est représentatif de cette société algérienne où, malgré les disparités sociales, administratives et politiques entretenues par la France, juifs, musulmans, chrétiens cohabitaient en bonne entente. Ce petit groupe est uni jusque dans la souffrance et la mort par une solidarité mutuelle que symbolise la photo envoyée à la famille : « Avant de quitter la caserne d’Alger, Jacob s’est fait prendre en photo avec ses camarades devant une réplique du Normandie, et a posté le cliché à ses parents en griffonnant au dos Vive l’armée française ! De gauche à droite mes compagnons Ouabedssalam, Attali et Bonnin, vous me reconnaîtrez je pense, je n’ai pas tant changé. Je vous embrasse tous, chacun par son nom. Votre fils et frère Jacob. ».
Le récit de Valérie Zenatti ne se termine pas avec la mort de Jacob, ni même avec le chagrin récurrent de Rachel, que la moindre image ramène à celle de son fils chéri. D’une guerre à l’autre, de 1944 à 1961, il rappelle les épreuves subies par l’Algérie et ses habitants, le douloureux départ de la famille de Rachel et Haïm pour la métropole. Mais ce n’est pas un roman historique. Le lien personnel de l’auteure avec Jacob et sa famille, révélé dans les dernières lignes, est en quelque sorte annoncé d’une manière voilée, sous-jacente, dans l’intimité narrative installée par le style. Comme si la sensibilité de Jacob avait déteint sur l’écriture, la force du récit est contenue dans des phrases sinueuses, dont la structure épouse celle des émotions humaines, ces émotions qui forment la trame véritable de l’histoire. Et la mémoire se révèle dans le tracé fluctuant de ces phrases, fluctuant comme l’eau qui passe sous le grand pont suspendu de Constantine qu’on ne franchit pas sans une « peur délicieuse », fluctuant comme cette Méditerranée qu’il faut traverser pour accomplir son destin.
Jean-Pierre Longre
17:54 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, valérie zenatti, Éditions de l’olivier, points, jean-pierre longre | Facebook | |
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04/03/2016
Londres-Varatec aller-retour
Gaspard Koenig, Kidnapping, Grasset, 2016
Ruxandra, que ses employeurs appellent Roxy, a quitté la Roumanie, espérant y revenir un jour suffisamment riche pour tenir une pharmacie avec son fiancé Mircea. Son emploi de « nanny » dans une famille britannique lui fait découvrir un monde radicalement différent de celui qu’elle a laissé. David, « senior banker » rivé à son BlackBerry et à ses perspectives de carrière, Ivana, qui tente d’oublier et de faire oublier ses origines croates en se coulant dans le moule du snobisme londonien, et le petit George, élevé selon des principes bien arrêtés, auquel Roxy se prend d’une affection de plus en plus maternelle, tout en restant en étroite relation avec une de ses tantes demeurant dans sa région natale.
Or la banque dans laquelle David travaille est impliquée dans le projet européen du « Corridor IX », autoroute qui relierait la Grèce à la Finlande en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine et la Russie. « De la mer Égée à la Baltique ! », s’enthousiasme le commissaire européen aux transports. David, désireux de monter en grade, se propose pour prendre en charge le tronçon roumain de cet axe, dont sa banque aura la responsabilité – et la Roumanie va ainsi devenir l’objet de ses préoccupations professionnelles. Pas plus, au départ. Puis, à mesure que le projet se précise, greffant sur l’axe principal des voies rapides vers les fameux monastères de Bucovine et de Neamt – ce qui attise la révolte dans les campagnes, les villageois risquant de pâtir des travaux à venir –, il approfondit sa connaissance du pays. Un voyage pittoresque et relativement mouvementé jusqu’au au monastère de Varatec, cœur de la contestation, et que Ruxandra connaît bien, semble lui ouvrir les yeux sur la réalité du terrain et sur les nécessaires négociations à mener.
Visiblement, Gaspard Koenig maîtrise son sujet et l’art du roman. La vie londonienne avec ses rites et ses clivages sociaux, la Roumanie dans sa diversité, Bucarest, son animation et ses excès, les campagnes profondes, les monastères et leurs traditions (certains clichés tenaces aussi), les ambitions souvent restées lettre morte des instances européennes, les péripéties que les confrontations entre ces univers entraînent, les traits satiriques auxquels peu échappent : tout est réuni pour procurer une lecture à la fois rebondissante et documentée, qui n’exclut pas la réflexion sur la marche économique du monde et les dissensions qu’elle induit au sein de l’Europe. Un simple échange entre David le banquier de la City et Veronica la bibliothécaire du monastère de Varatec résume parfaitement l’incompréhension réciproque : « Avec l’autoroute, la croissance du département de Neamt devrait attendre les 5% par an. – La croissance de quoi, mon fils ? ». Kidnappeur, kidnappé, les rôles ne sont pas définitivement distribués…
Jean-Pierre Longre
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21/01/2016
Troubles en Transylvanie
Mathias Menegoz, Karpathia, P.O.L., 2014, Folio, janvier 2016
Prix Interallié 2014
Pour un jeune noble hongrois vivant à Vienne dans les années 1830 (comme pour beaucoup de nos contemporains), le nom même de Transylvanie recèle sa part de légendes, d’exotisme et de mystère. C’est pourtant là-bas, aux confins de l’empire austro-hongrois, que le comte Alexander Korvanyi, tout juste réchappé d’un duel meurtrier et fraîchement marié avec une jeune fille de bonne famille autrichienne, Charlotte (dite Cara) von Amprecht, décide d’aller s’installer avec son épouse, afin de reprendre en main le domaine familial, dont l’histoire tourmentée est liée à celle du pays entier.
Parvenu sur place, installé dans son château, le couple découvre une contrée aux aspects à la fois sauvages et inattendus, vastes pâturages, lac paisible, sombres forêts, villages modestes ou miséreux… Dans cette vallée de la Korvanya et sur les terres voisines se côtoient sans se mélanger les différentes communautés qui peuplent la Transylvanie, et dont la présence plus antagoniste qu’harmonieuse résulte des événements des siècles passés. Magyars (Hongrois), Széklers (Sicules), Saxons (Allemands), Valaques (Roumains), Tsiganes – chacun occupe sa place, dans son rôle social (seigneurs, militaires, domestiques, serfs, ouvriers itinérants, bergers, forestiers, contrebandiers...). Le fougueux Alexander décide de mettre sans ménagement tout ce monde au pas de ses décisions, se disant que les révoltes passées doivent être définitivement oubliées. Mais quelques événements étranges (des disparitions d’enfants tsiganes ou valaques, le viol d’une jeune hongroise, des attaques de loups – ou d’hommes ? – contre des troupeaux), s’ajoutant à l’intransigeance du jeune comte et à l’animosité d’une bande de contrebandiers, mettent le feu aux poudres, et ce qui était prévu comme un rassemblement de chasseurs tourne à l’explosion de violence et au massacre.
Karpathia raconte des aventures mouvementées, laissant une part non négligeable à l’imaginaire, mais c’est aussi un roman historique, social et psychologique. Les espaces temporel et géographique y sont précisément délimités ; les noms hongrois des localités (mis à part celui de la fictive Korvanya), la cohabitation inamicale des communautés nationales et linguistiques, le pittoresque des paysages – tout correspond à une réalité vérifiable, fruit d’une sérieuse documentation. Les personnages, bien campés dans leurs individualités parfois complexes, dans leurs réactions contrastées, dans leur orgueil sans concessions, dans leurs passions, leurs ambitions ou leurs révoltes, avec leurs forces et leurs faiblesses, sont plus que des types humains : des êtres en proie à leurs doutes et à leurs convictions, à leurs superstitions et à leurs calculs, à leur sensibilité et à leur violence. La prose de Mathias Menegoz, à la fois élaborée et enlevée, classique et audacieuse, combinant le souci du détail et la rapidité de la narration, l’arrêt sur image et la vivacité de l’action, est celle d’un vrai romancier – traditionnel ? Sans doute, mais en l’occurrence ce n’est pas un défaut, au contraire. En tout cas, pour le lecteur, un plaisir auquel le tourment prend une belle part.
Jean-Pierre Longre
18:50 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, mathias menegoz, p.o.l., jean-pierre longre | Facebook | |
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14/01/2016
Des lettres pour comprendre
Antoine Choplin, Hubert Mingarelli, L’incendie, La fosse aux ours, 2015
Après la guerre qui a ensanglanté l’ex-Yougoslavie, l’un est resté à Belgrade, l’autre s’est exilé en Argentine. Celui-ci est revenu quelque temps dans son pays pour enterrer son père, et ils se sont revus à cette occasion, ont évoqué des souvenirs, dont celui de Branimir, le troisième compagnon qui, va-t-on apprendre, est mort.
Mais leur conversation n’est pas allée très loin. Jovan, de Belgrade, et Pavle, de Puerto Madryn, finissent par s’écrire, et ce sont leurs lettres qui reconstruisent le passé, celui de la guerre contre la Croatie, et plus particulièrement celui d’un épisode dramatique dont ils ont été les acteurs. Dramatique, noir, maudit – et c’est cette malédiction qui fait obstacle à la parole et à la mémoire. C’est donc par l’écrit, un écrit dans lequel le non-dit va peu à peu laisser transparaître les aveux, dans lequel la limpidité va éclore dans l’obscurité, dans lequel le pathétique va prendre l’ascendant sur le tragique, que la vérité va se faire.
Durant le conflit, les trois jeunes hommes se sont vu confier par leur chef la mission d’aller fouiller une maison – qui est finalement devenue le lieu du drame que Jovan et Pavle ont en vain tenté d’oublier, tant la noirceur des hommes peut être aveuglante. Cependant de leurs aveux épistolaires vont naître non seulement la honteuse vérité, mais aussi une lueur d’espoir en l’âme humaine, dans sa complexité. Et de cette complexité, Antoine Choplin et Hubert Mingarelli font un récit dont la progression à la fois simple et minutieusement dosée, lettre par lettre, structure l’attente du lecteur, qui petit à petit apprend à connaître le passé des deux amis. Dans une prose simple et harmonieuse, rythmée par les scrupules, les réticences et les questions qui n’en sont pas vraiment (l’absence de points d’interrogation est significative), une prose collant aux préoccupations et aux sentiments des protagonistes, L’incendie est un récit qui, exempté des grands effets de style et de la rhétorique superflue que l’on trouve parfois dans les ouvrages relatifs à ce genre d'événement, suscite l’émotion et donne à méditer sur les conséquences bouleversantes de la guerre.
Jean-Pierre Longre
18:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, récit, épistolaire, francophone, antoine choplin, hubert mingarelli, la fosse aux ours, jean-pierre longre | Facebook | |
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04/01/2016
Reddition
Éric Reinhardt, L’amour et les forêts, Gallimard, 2014, Folio, janvier 2016
Éric Reinhardt, romancier qui n’hésite pas à se transformer en être de fiction dans son propre récit (tout en restant l’auteur – statut à la fois complexe et authentique), reçoit une belle lettre, puis des messages, et enfin, au cours de deux rencontres à la terrasse du Nemours, près du Palais-Royal, les confidences de Bénédicte Ombredanne, professeur de Lettres et fervente lectrice. C’est ainsi que l’on découvre une jeune femme qui, possédant les atouts ordinaires de l’émancipation individuelle (un métier intéressant, un physique agréable, un esprit ouvert, une culture supérieure à la moyenne), se laisse peu à peu dévorer par la perversion d’un mari dont on se demande, épisodiquement, pourquoi elle ne l’abandonne pas à ses complexes et à son narcissisme.
Certes, une journée de sa vie, parenthèse d’enchantement, lui a laissé entrevoir le bonheur éclatant de l’amour, mais a aussi précipité le harcèlement quasiment incompréhensible auquel elle est soumise, et l’a plongée dans la tragédie quotidienne d’une vie aux côtés d'un époux odieux et d’enfants indifférents, voire hostiles. Quelques jours passés en clinique psychiatrique lui procurent un répit trop bref, que la Faculté et son mari, comme ligués contre elle, refusent de prolonger malgré son désir ardent et sa peur du retour au domicile. L’amour et les forêts pourrait, ainsi, être un roman psychologique donnant matière à une réflexion sociale sur le harcèlement et sur les violences conjugales.
Il est plus que cela. Si l’histoire passe par les confidences de Bénédicte Ombredanne retranscrites par le romancier (qui met sans doute une part de lui-même dans son personnage féminin), il y a aussi le point de vue de la sœur jumelle de la jeune femme, qui se dévoile sur le tard, dans une sorte de bifurcation narrative. Car on découvre, par la bouche de cette sœur aimante, des épisodes dont Bénédicte n’avait pas parlé à l’auteur – de même qu’elle en avait caché d’autres à sa sœur. S’est bâti dans son esprit et dans sa parole comme un cloisonnement, résultant sans doute du décalage, du fossé même entre ce qu’elle attendait de la vie et ce qu’elle y trouvait. « Elle se battait avec quelque chose de lointain et elle n’a pas triomphé. Le scepticisme et le désenchantement l’ont emporté », dit la sœur qui évoque un mot que Bénédicte adorait, un mot de chanson, « surrender » - « reddition ». C’est cela. Personnage de tragédie (plus que de roman psychologique ou psychanalytique), Bénédicte Ombredanne, comme d’autres avant elle (dans la littérature et dans la vie), mais avec ses propres raisons conscientes ou non, avouées ou non, et selon un cheminement tout en virages et en ressassements (auquel semble coller le style d’ Éric Reinhardt), s’est rendue : à son mari, qui « avait sur elle, inexplicablement, une emprise absolue », et surtout à un destin pathétique qui, si l’on n’a pas connu les affres de la dépendance irrépressible, peut paraître absurde.
Jean-Pierre Longre
11:53 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, Éric reinhardt, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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29/12/2015
Impasses de la littérature ?
Maxime Decout, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Les éditions de Minuit, 2015
« La mauvaise foi est la chose du monde la mieux partagée. Elle se range de prime abord à côté des mensonges, haines, hontes, colères ou autres sentiments violents qui constituent la matière même de l’humain. ». Autrement dit, elle est « inscrite dans la structure même de l’être. ». D’emblée le lecteur est mis en condition, prévenu : les cinq chapitres du livre vont montrer que la littérature, l’une des formes esthétiques les plus fréquentées, l’un des modes d’expression les plus répandus, est une incessante manifestation de mauvaise foi.
Il ne faut pas, comme on le fait souvent, confondre mauvaise foi et mensonge. « La littérature ment », certes – la fiction et la poésie le font naturellement –, mais il s’agit ici de développer l’idée que quelles que soient les postures de ses acteurs, y compris celles des autobiographes, voire des « sincéromanes exaltés », le discours littéraire respire la mauvaise foi dans son fonctionnement, même lorsque celle-ci est reconnue, avouée. Il suffit d’« ouvrir le ventre du texte, [d’] ausculter sa circulation et sa respiration » pour le constater.
Maxime Decout ne s’en prive pas. Son essai n’a rien d’un pensum théorique : tous les constats, toute l'argumentation s’appuient sur les œuvres d’auteurs choisis, dont certains ont leur place naturellement désignée par le sujet (Montaigne, Rousseau, Stendhal, Dostoïevski, Leiris, Sartre, Blanchot, Sarraute, Perec…), mais dont d’autres sont sollicités d’une manière moins attendue, cependant pleinement convaincante (Madame de Lafayette, Molière, Zola, Mauriac, Queneau, la liste complète serait trop longue), et le recours au roman policier n’est pas négligé. Cela va, par exemple, jusqu’à une « querelle de la mauvaise foi » qui se joue en trois actes entre certains pratiquants et/ou théoriciens. Et en guise d’épilogue, une « petite histoire de (la) mauvaise foi » (remarquer la subtile et plaisante équivoque de la présence ou de l’absence d’article), qui nous mène du XVIIème siècle à nos jours, comme un vrai manuel littéraire.
Un essai ? Un traité ? Une histoire littéraire ? Oui à toutes les questions, mais aussi un dialogue avec le lecteur, dans lequel l’auteur n’hésite pas à se mettre en scène, jouant avec les références, les vrais-faux aveux (« Prenez donc garde, lecteur, de ne pas vous fier au texte que vous avez entre les mains »), les vraies-fausses questions (« Est-il possible d’envisager un personnage sans mauvaise foi ? Vous avez envie de répondre oui. Moi aussi ». Espoir ruiné dans les lignes qui suivent, bien sûr…). Et si les impasses sont implacablement constatées (par l’auteur, par le lecteur), l’étude du « paradoxe littéraire » ici déployée est une fine analyse, en général, de ce qu’est la littérature et, en particulier, de la « fécondité sans pareille qui innerve une multitude de trajets d’écriture. ».
Jean-Pierre Longre
17:40 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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23/12/2015
Vibrants instantanés
Catherine Leblanc, Il n’est pas d’étrangers, L’Amourier, 2015
« Les mots écrits ne sont pas les mêmes que les mots parlés. Ce sont des mots gardés, des mots goûtés, des mots sauvés, des mots choisis un à un pour former une flèche touchant au cœur. Les mots écrits préservent le silence. ». Le dernier texte, en guise de postface à ce délicat petit livre, est en quelque sorte une justification de tout ce qui précède (au cas où elle soit nécessaire), une reprise de son essence même ; car ici les mots écrits « touchent des gens qu’on ne connaît pas, qu’on ne voit jamais, des gens qui sont brûlés ou blessés, des gens qu’il ne faut pas approcher en criant. ».
En quatre sections (« Passants », « Parole première », « Pages volantes », « N’être »), Catherine Leblanc présente tout en finesse, dans de courtes pages empathiques, des êtres qu’elle a croisés dans la rue ou ailleurs, ou qu’elle a connus plus personnellement lors de consultations psychologiques ; elle se présente aussi elle-même à la première personne (« J,e, deux petites lettres pour échapper aux crocs »), avec ses souvenirs et ses impressions. Ceux dont elle parle sont des êtres souvent fragiles, ou sous influence : une petite vieille qui traverse la rue, un garçon contrôlé au faciès par la police, un enfant trop sage pour ne pas être violent au fond de lui, un cheval à la fois puissant et docile, un adolescent perturbé…
Ce ne sont pas des portraits en forme, ni des récits de vie, ni des nouvelles, mais un peu tout cela. « Proses brèves », dit le sous-titre, auquel il faudrait ajouter : poèmes. Une poésie composée d’instantanés qui, loin de figer les existences, les traduit en images vibrantes, comme des « bulles irisées » qui « s’éparpillent » et « s’évaporent », cependant que « l’image reste, indissoluble, indestructible. ».
Jean-Pierre Longre
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07/12/2015
« La bonne éducation »
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2014, Points, 2015
Chaque classe sociale a ses normes, ses règles, ses exigences, ses frontières hors desquelles on est considéré comme un paria. Pour échapper à l’ostracisme, seule la fuite semble être la solution. Fuir les autres, fuir la famille, fuir les insultes, les coups et les humiliations, fuir jusqu’à son nom, tel est l’argument du premier roman d’Édouard Louis, dont le succès lors de sa parution aux éditions du Seuil lui vaut maintenant une édition en poche (Points).
Un roman qui superpose et mêle plusieurs genres en une composition binaire : Livre 1, « Picardie (fin des années 1990 – début des années 2000) » ; Livre 2, « L’échec et la fuite ». Plusieurs genres, donc : roman social (l’auteur a lu et étudié Pierre Bourdieu), qui campe et analyse de l’intérieur le prolétariat de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, à coups de descriptions sans concessions (mais sans jugement moral) et de citations orales – ce qui, stylistiquement parlant, a le mérite de mêler les registres de langue et de faire ressortir la crudité verbale que l’auteur a su mettre à distance. Le roman autobiographique, qui narre dans un mélange subtil d’objectivité et d’hypersensibilité le douloureux décalage que le jeune Eddy ressent par rapport à sa famille, à ses copains, et qu’il tente désespérément d’effacer. Le roman initiatique d’un garçon qui se sent rapidement différent des autres, féminin, dans un milieu où la virilité ostensible est la marque obligée du monde des hommes, un garçon qui voudrait ne pas être ce qu’il est, qui s’essaie à l’amour des filles mais ne peut échapper à l’opprobre de plus en plus ricanant et hostile de son environnement familial, villageois, scolaire, et qui finalement découvre qu’il y a d’autres manières de vivre que celle dans laquelle il était enfermé.
En finir avec Eddy Bellegueule est une œuvre courageuse qui, à la manière des autobiographies de Michel Leiris, ne cherche pas à échapper aux risques personnels, qui les provoque même. Mais c’est aussi et surtout l’œuvre d’un écrivain. S’il y a du Zola dans l’évocation de la misère sociale, du Jules Renard (celui de Poil de Carotte) dans celle de l’enfance malheureuse, la division en brèves séquences donne à l’ensemble une visibilité théâtrale, quasiment cinématographique, tout en préservant le relief de la réalité. Souffrir et jouir, aimer et rejeter, s’attacher et fuir, mépriser et admirer – Édouard Louis, avec une précoce maturité, sait restituer toute la complexité des comportements humains.
Jean-Pierre Longre
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06/12/2015
Boccace au bistrot
Melvin Van Peebles, Le Chinois du XIVe. Préface d’André Hardellet, illustrations de Topor, Wombat, 2015
Dans le Décaméron, Boccace (1313-1375) imagine que dix jeunes gens et jeunes filles, isolés dans une villa à cause de la peste qui sévit à Florence, consacrent dix journées à se raconter des histoires de toutes sortes. Dans Le Chinois du XIVe, la villa de Toscane est remplacée par Mon Moulin, bistrot du quatorzième arrondissement de Paris, la peste devient une coupure d’électricité provoquée par la grève, et les conteurs sont des « petits », des gens du peuple parisien des années 1960, dont les histoires sont tirées de leur expérience, de leurs rêves, de leur imagination…
Il y a là, par exemple, un veilleur de nuit inquiet de la puissance des savants, un clochard qui a laissé filer le grand amour par ambition, un représentant suggérant mine de rien le moyen de régler radicalement les problèmes familiaux, une bonne à tout faire réincarnation de l’immaculée conception, le patron du troquet et sa femme, aux souvenirs d’enfance où les chiens jouent un rôle, d’autres encore… Le fameux Chinois, lui, joue les Arlésiennes dès le début ; il a disparu de la circulation, et finalement au bout de quelques jours il n’est plus question de lui, sinon dans le titre du livre.
Un livre par ailleurs impossible à résumer – ou alors il faudrait raconter toutes les histoires qu’échangent les convives autour d’une table éclairée par une lampe à pétrole. Des histoires dans lesquelles la réalité, avec ses grand malheurs et ses petits bonheurs, ses tristesses et ses joies, avec les colères et la solidarité que tout cela suscite, la réalité, donc, côtoie allègrement les rêves d’une autre vie, les fantasmes et les cauchemars. Le Chinois du XIVe est un livre d’atmosphère (à laquelle contribuent largement les illustrations de Topor), écrit par un Américain éclectique, musicien, cinéaste, traducteur et, bien sûr écrivain « d’expression française », une « expression » originale, dans tous les sens du terme – disons à la fois de pure origine populaire et sortant de l’ordinaire. Narration et poésie, burlesque et pathétique, suspense et sagesse, étrange et pittoresque – un beau mélange des genres pour une lecture d’une réjouissante variété.
Jean-Pierre Longre
22:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, conte, francophone, melvin van peebles, andré hardellet, topor, wombat, jean-pierre longre | Facebook | |
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« Parvenir à quelque chose »
Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain, Notabilia / Les Éditions Noir sur Blanc, 2015
Voilà bien un roman contemporain, dans tous les sens du qualificatif. Sa période de publication correspond fidèlement à la condition de nombreux trentenaires d’aujourd’hui : combiner les contraintes du dénuement financier (le chômage, les factures qui continuent d’arriver, la recherche de nourriture et de vêtements, les reproches ou les interrogations de la famille, les comptes pathétiques de fin de mois…) avec les exigences culturelles et sociales d’une âme généreuse, d’un esprit lucide et critique, d’un cœur en quête d’affection et d’amitié.
Entendons-nous : Quand le diable sortit de la salle de bain n’est pas une étude sociologique. C’est mieux que cela. La narratrice comble sa misère matérielle en racontant, sur un mode plus humoristique que dramatique, ses déboires, ses espoirs, ses déceptions, ses joies aussi, l’amitié parfois éprouvante qui la lie à Hector (gentil obsédé sexuel), les apparitions de Lorchus, son démon littéraire, les interruptions imaginaires ou réelles de ses proches (sa mère surtout), les visites à Pôle Emploi, le séjour méridional dans le cocon nourricier de la famille, le retour à Lyon, les difficultés du métier de serveuse – car il faut bien, un jour, se mettre à travailler en renonçant à « toute ambition personnelle », en tentant tout de même de « parvenir à quelque chose ».
Roman très actuel, donc, qui se lit avec un pur plaisir. Récit en trois parties, « roman improvisé, interruptif et pas sérieux » (sous-titre donné par l’auteure elle-même) ? « Improvisé » en apparence, en réalité construit ; « interruptif », certes, mais avec un bon fil conducteur ; « pas sérieux », tout est relatif : le sujet est grave, le style alerte, l’allure rieuse, la narration pleine de références littéraires, et toutes les ressources de la typographie sont mises à contribution: tableaux, calligrammes, listes, colonnes, dialogues simultanés, schématisation – insérée dans l’écriture – des positions corporelles et des dispositions mentales (sur un lit, par exemple, le personnage désespéré contemplant le plafond), sigles et signes divers… Et, comme dans les DVD, un « bonus » avec « index des principaux auteurs cités, pillés ou dissous », traces d’une quatrième partie, « note d’intention ». Sophie Divry a du métier et, bien plus, du talent.
Jean-Pierre Longre
13:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, sophie divry, notabilia, les Éditions noir sur blanc, jean-pierre longre | Facebook | |
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« En faveur de la lecture »
Jean-Jacques Nuel, Billets d’absence, Le Pont du Change, 2015
Il y a eu les Courts métrages, il y a maintenant les Billets d’absence, comme de petits mots signalant que l’on est toujours là, même si la « séparation de corps » (titre du premier texte) signale un éloignement de soi, une prise d’indépendance. Jean-Jacques Nuel est toujours présent, dans une sorte de dédoublement, le trait d’union entre Jean et Jacques prenant parfois de drôles d’allure et le choix entre l’espace et le temps étant parfois difficile à faire.
La longueur des textes varie entre trois lignes et une page. C’est suffisant pour que s’y logent les surprises, l’humour (noir, rose ou les deux à la fois), les réflexions sous forme d’anecdotes légères ou tragiques (en particulier sur le livre, la littérature, la lecture), l’absurde, la poésie. Oui, quelques mots suffisent pour laisser une belle image onirique s’imposer à l’esprit (par exemple : « La ligne de flottaison du rêve était si basse que le dormeur risquait à tout moment, s’il se retournait trop fort dans son lit, de sombrer. ») ; ou pour livrer quelques confidences sur le temps qui passe, sur la mort, sur la vie, confidences qui, si personnelles qu’elles soient, concernent tout un chacun ; ou encore pour cibler quelque défaut flagrant de la société humaine.
Passent au fil des pages quelques auteurs fameux : Schopenhauer, Emily Brontë, Faulkner, Isidore Ducasse (en compagnon de route), Kafka (bien sûr), Jacques Sternberg (sans doute, en filigrane) ; mais surtout Jean-Jacques Nuel, qui, comme naguère l’ami Pierre Autin-Grenier, voue une sorte de culte mitigé au ratage, à l’échec, jusqu’à s’étonner d’être lu : « Le timide succès qui semble commencer à se dessiner aujourd’hui me perturbe et ne laisse pas de m’inquiéter : quelle erreur ai-je bien pu commettre pour plaire enfin et trouver sur le tard un public ? ». Eh bien, cher écrivain, pas d’étonnement ! Si succès il y a, il est mérité. Et vos « billets d’absence » participent sans conteste à « une politique en faveur de la lecture ».
Jean-Pierre Longre
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05/12/2015
Irrésistibles élans
Nicolas Cavaillès, Pourquoi le saut des baleines, Les éditions du Sonneur, 2015
La question est-elle absurde ? Pas plus que le geste sur lequel elle porte. Pas moins non plus. En réalité, écrit l’auteur, « nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du fait que la question n’a pas été tranchée. ». Une fois évacuée (mais non définitivement écartée) l’éventualité du saut « quia absurdum », qui serait peut-être la preuve de l’esprit philosophique des baleines, nous avons droit, après une revue de « détail » des différentes familles de cétacés, au développement de toutes les réponses possibles à la question que posent les bonds étranges, inattendus, violents, différents selon les espèces, des baleines hors de l’eau.
Nicolas Cavaillès, pour l’occasion, se livre à toutes les hypothèses, depuis les explications (contestées) des Vikings (« Un moyen de se déplacer plus facilement, et de détruire les navires ») jusqu’aux élucubrations sur le caractère érotique des sauts collectifs (« orgies de caresses, ébats en groupe »). Chemin faisant, nous apprenons de bonnes et belles choses sur la vie et la mort, le tempérament et la physiologie de ces êtres fascinants, nous plongeons dans les études aristotéliciennes sur la locomotion animale, en surgissons pour tomber sur un chapitre hautement mathématique, empli de formules fondées sur la « poussée d’Archimède »…
Par-dessus tout, ce qui paraît être un bref essai scientifique mâtiné de rappels historiques et de détachement fantaisiste, voire humoristique, est aussi une méditation sous-tendue par la réflexion philosophique et le sentiment artistique. La Bible, Kierkegaard, Nietzsche sont sollicités, et aussi Herman Melville (bien sûr pour Moby Dick), Dostoïevski, Glenn Gould et son interprétation des Variations Goldberg… Cela pour dire que le mammifère aquatique voudrait aussi être aérien, aspire comme le mammifère humain, entre la naissance et la mort, à échapper à la « fadeur de l’existence » et à pénétrer dans « le Grand Tout homogène où le ciel et la mer ne font qu’un, sans hiérarchie ni haut ni bas, partageant de mêmes flux magnétiques sans distinction entre les quatre points cardinaux d’une planète ronde. ». Pourquoi Nicolas Cavaillès a-t-il cherché des réponses à la question du « saut des baleines » ? Sans doute pour mieux poser celle, tout aussi énigmatique, de l’existence humaine. Allez savoir…
Jean-Pierre Longre
Nicolas Cavaillès, spécialiste de Cioran, traducteur du roumain, éditeur, écrivain, a obtenu le Prix Goncourt de la nouvelle en 2014 pour Vie de Monsieur Leguat (Les éditions du Sonneur).
Voir http://jplongre.hautetfort.com/tag/nicolas+cavaillès
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04/12/2015
Explosante-fixe
Irina Teodorescu, Les étrangères, Gaïa, 2015
Le nouveau roman d’Irina Teodorescu ne laisse pas le lecteur en repos ; c’est tant mieux. De l’image à jamais fixe de la photographie à l’incessant mouvement circulaire de la danse, il doit se frayer son chemin, le lecteur. Et entre les deux formes artistiques, une troisième s’impose, qui fait le lien : la musique, sonore ou silencieuse. En outre, il y a les voyages, les va-et-vient entre Bucarest et Paris, entre la ville étrange et reposante de Kalior (la plus belle, sans doute) et l’Europe – et par-dessus tout, l’amour.
La narration est multiple, en instantanés, en spirales, en arrêts sur image, en bonds, autour des deux protagonistes. Il y a d’abord Joséphine, petite puis jeune fille franco-roumaine, élevée sous la dictature de Ceauşescu mais pouvant circuler, avec ses parents, entre la Roumanie et la France. Amoureuse de sa professeure de violon, puis passionnée de photographie, elle sacrifie ses études et ses diplômes à cette passion qui lui vaut un succès international. Et c’est le grand amour : celui de Nadia, la ronde danseuse, avec qui elle va tout partager (la vie, l’art, les voyages, les confidences), et qui va peu à peu se raconter elle-même, raconter leur existence fusionnelle. « Pendant quatre ans, Joséphine et moi fûmes un seul corps. Comme des amantes siamoises. ». Puis les séparations, les retours, la fuite solitaire vers un ailleurs situé entre veille et rêve, un espace à la fois mouvant et immobile.
Les étrangères (aux autres, à elles-mêmes, au monde) est un roman de l’entre-deux (entre deux pays, entre deux langues, entre deux arts, entre deux femmes, entre réel et imaginaire, entre fusion et séparation…) et de la quête d’un absolu artistique : photographier l’invisible (la musique, l’intérieur des gens), danser sur le silence, fixer le mouvement – comme l’image « explosante-fixe » de la « beauté convulsive » chère à André Breton. C’est aussi, et surtout, le roman d’une écriture ; celle d’une auteure qui a appris la langue française à l’âge de 19 ans, et qui quinze ans plus tard parvient à la maîtriser au point de la rendre malléable, et, tout au long de ces 200 pages, d’adapter son style à celui des protagonistes, de leur âge, de leurs préoccupations, de leur tempérament. Laisser leur liberté d’expression à ses personnages, voilà un bel idéal romanesque.
Jean-Pierre Longre
http://www.arte.tv/magazine/metropolis/fr/irina-teodoresc...
16:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, irina teodorescu, gaïa-éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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Lointain familier
Jean-Luc Sahagian, Varduhi Sahagian, Gumri, Arménie, si loin du ciel… Ab irato, 2015
La grand-mère (« Tamam ») de Jean-Luc Sahagian, fuyant la Turquie après le génocide des Arméniens en 1915, se retrouva un jour à Marseille, et c’est ainsi que son petit-fils est un Arménien de France (ou un Français d’origine arménienne ?). Longtemps après, il décide de partir pour Gumri, ville du Nord-Ouest de l’Arménie, où son père s’était rendu après le tremblement de terre de 1988, peu avant la fin de l’Union Soviétique.
L’Arménie est pour lui « non pas une terre d’identité, de racines, mais une étrangeté peut-être familière ». Accueilli avec la bienveillance orientale que l’on manifeste là-bas aux visiteurs, Jean-Luc raconte ses découvertes, ses rencontres – dont celle de l’amour – et ce livre est le fruit « de deux regards » complémentaires, le sien et celui de « Rose » (Varduhi), qui donne en artiste sa vision dessinée de Gumri, vue de l’intérieur.
Il ne s’agit ni pour l’un ni pour l’autre de verser dans le pittoresque exotique, mais de décrire avec vivacité, tendresse, humour la vie quotidienne d’une ville qui a été durement éprouvée par la dictature soviétique, le tremblement de terre meurtrier et destructeur, le capitalisme sauvage entraînant l’émergence des mafias et des disparités sociales – sans parler du souvenir latent du génocide –, une ville où beaucoup rêvent d’ailleurs, mais à laquelle la solidarité, un « fort sentiment de communauté », le sens de la fête et du rire donnent une coloration pleinement humaine. L’auteur, dans ses allées et venues à Gumri, au-delà de tous les inconforts, de toutes les contraintes matérielles, va s’y trouver « en pays de connaissance » et s’y attacher profondément. « Bien sûr, l’Arménie est dure à vivre pour ses habitants et cette dureté est renforcée encore par la douleur profonde de son histoire. Mais on trouve aussi tellement de raisons d’y être heureux malgré tout… ». Bien mieux qu’un guide touristique, ce beau livre, texte et dessins combinés, incite à aller voir là-bas, « à quatre mille kilomètres de la France. ».
Jean-Pierre Longre
14:02 Publié dans Essai, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, récit, dessin, francophone, arménie, jean-luc sahagian, varduhi sahagian, ab irato, jean-pierre longre | Facebook | |
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« Nous n’irons plus nus »
Christophe Girard, Le linceul du vieux monde. La révolte des canuts, livre 3, Les enfants rouges, novembre 2014
Novembre 1831 fut, à Lyon, un mois particulièrement tourmenté, fiévreux, sanglant, un mois qui a marqué une étape décisive dans l’histoire de la ville comme dans celle du mouvement ouvrier. Les deux premiers livres de La révolte des canuts racontaient les prémices de cette révolte, les injustices, les premières manifestations, la répression dans des images et des dialogues aussi expressifs que vigoureux (voir ici).
Cette vigueur et cette expressivité, on les retrouve, toujours en noir et blanc, dans le livre 3 sous-titré « À l’aube du rêve ». Un rêve qui, dans l’immédiat, restera à l’état de belle illusion pour laquelle tant de sang d’ouvriers (mais aussi de soldats et de « victimes collatérales ») aura coulé. Un rêve, tout de même, que les dernières images (un dialogue, trente ans plus tard, entre Karl Marx et le journaliste Pétretin) signalent comme les débuts de la défense du prolétariat ; un rêve que chantera, encore plus tard, Aristide Bruant : « Mais notre règne arrivera / Quand votre règne finira ».
Voilà donc un album historiquement décisif, plein d’enseignements sur la tournure qu’ont prise les événements : violences, rivalités humaines et politiques, clivage entre l’idéal républicain et les revendications catégorielles, mainmise des pouvoirs locaux et surtout du pouvoir central incarné par Louis-Philippe et par ses envoyés… L’histoire est complexe, les rebondissements et les revirements sont nombreux, les événements s’imbriquent les uns dans les autres, mais le genre de la bande dessinée aide à s’y retrouver – à condition, comme c’est le cas ici, que le texte soutienne abondamment le dessin, explicitant les enjeux, les manœuvres, les indignations, mettant en relief les portraits pittoresques aux traits marqués. Et au milieu des noms plus ou moins connus, des souvenirs plus ou moins effacés, se glissent quelques allusions malicieuses à des situations encore bien actuelles, tel le cumul des mandats (« Vous faites partie de cette nouvelle espèce de parlementaires, ces cumulards qui prospèrent et qui à force de trop vouloir faire ne font rien mais gagnent beaucoup »), ou des détournements d’œuvres notoires comme L’Angélus de Millet…
Avec les trois livres du Linceul du vieux monde, Christophe Girard met en perspective le passé local et national, rend l’Histoire accessible à tous. Instruire en divertissant, c’est toujours la bonne formule…
Jean-Pierre Longre
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03/12/2015
Le petit blond en Syrie
Riad Sattouf, L’Arabe du futur 2. Une jeunesse au Moyen-Orient (1984-1985), Allary Éditions, 2015
La renommée de Riad Sattouf n’est plus à faire (voir par exemple La vie secrète des jeunes, Ma circoncision ou Les cahiers d’Esther,l’impayable feuilleton hebdomadaire du Nouvel Observateur), et le deuxième volume de L’Arabe du futur la justifie encore, cette renommée. Dans la Syrie de 1984, sous le règne d’Hafez Al-Assad, le petit Riad, six ans, fait ses débuts à l’école sous la férule de maîtres intraitables, se frotte à la vie sociale et à ses vicissitudes, à la vie familiale entre une mère bretonne et un père arabe, des cousins, des oncles et tantes, quelques représentants de classes sociales intrigantes (dans tous les sens du terme)…
Il faut voir et lire cette autobiographie savoureusement dessinée, vivement dialoguée, cette autoreprésentation d’un petit garçon qui découvre la vie de sa hauteur, avec une naïveté malicieuse, d’un petit garçon qui s’étonne, s’adapte, s’amuse, s’émeut, comprend avec sa finesse d’enfant certains rouages de la société. Et tout cela sans parti-pris, sans manichéisme, mais avec une tendresse qui n’exclut ni le pittoresque des personnages, ni les regards lucides, ni les sous-entendus satiriques. Comme le petit Riad, avec lui, on s’étonne, on s’amuse, on s’émeut, on comprend toutes sortes de choses, et ces 150 pages de BD (ou roman graphique), à leur manière, nous en apprennent au moins autant qu’un ouvrage d’histoire contemporaine ou un reportage – le rire et le sourire en prime. Vivement la suite (et en attendant, relisons le premier volume)…
Jean-Pierre Longre
20:03 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, francophone, riad sattouf, allary Éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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« L’étincelle de nos espoirs »
Jacques Baujard, Panaït Istrati. L’amitié vagabonde, Transboréal, 2015
Une biographie supplémentaire de Panaït Istrati ? Celle de Monique Jutrin, récemment rééditée (voir ici ou là) ne suffisait-elle pas ? Sur le plan documentaire, si, bien sûr. C’est une somme. Mais le livre de Jacques Baujard est d’un autre genre – outre le fait qu’il confirme la renaissance d’un écrivain qui, c’est justice, reprend sa place dans le paysage littéraire européen.
Un écrivain qui est aussi un personnage romanesque. Et de fait, cette biographie, tout en répondant aux critères du genre (les grands événements de la vie, les ouvrages, la chronologie, des documents, une carte des voyages…), se lit comme un roman. Car l’auteur ne se contente pas de reconstituer la vie d’un autre. Il raconte comment lui-même ressent cette vie, comment Panaït Istrati, qu’il a découvert, jeune libraire, par le hasard d’une commande faite par un client négligent, est devenu pour lui un ami qu’il a suivi à la trace dans ses œuvres et, sur place, dans son pays d’origine, qu’il a parcouru par la même occasion.
La destinée d’Istrati, on le sait, est pleine de péripéties, de malheurs, de bonheurs, de désespoirs, d’espoirs, de rebonds. L’homme a souffert, a aimé, a beaucoup travaillé, bourlingué, s’est toujours battu – pour vivre, pour apprendre le français, pour changer le monde, pour les autres –, en dehors des sentiers battus, des dogmes et des schémas tout faits (ou disons que de ceux-ci, il est revenu, constatant que la liberté et l’amitié sont les vrais critères, ce qui lui a valu la haine des idéologues de tous bords). Jacques Baujard nous rappelle tout cela, se référant maintes fois à l’œuvre du conteur, à sa correspondance, à ses réflexions, et nous donnant en prime, en de beaux et émouvants mélanges finaux, des aperçus de « l’univers de Panaït Istrati » - ses amis, ses amours, ses lectures, ses métiers, ses personnages, bien d’autres choses encore.
Surtout, on sent une profonde connivence entre le libraire libertaire d’aujourd’hui et l’écrivain vagabond mort en 1935. C’est un dialogue entre amis qui s’établit, en des écritures qui tendent à se confondre, départagées par les seuls guillemets, le tout aboutissant à une profession de foi commune. « De la même manière que Panaït Istrati, il vaut mieux se concentrer sur des valeurs universelles. Prôner la tolérance afin de se rassembler plutôt que de se déchirer. Vagabonder à travers les différentes cultures de la planète pour élargir nos horizons et comprendre un peu mieux le monde dans lequel on vit. Plus que toute autre chose, hisser bien haut l’étendard de l’amitié. La donner au premier venu avec passion. La partager au milieu des verres, des rires, des pleurs et des beaux souvenirs. Avoir confiance en l’homme et ses limites, plutôt qu’en la machine. […] Et ma foi, malgré le désespoir ambiant et même si la partie semble jouée d’avance, il faut à tout prix avoir confiance en ses capacités et entretenir l’étincelle de nos espoirs. ».
Jean-Pierre Longre
18:44 Publié dans Essai | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, biographie, francophone, roumanie, jacques baujard, panaït istrati, transboréal, jean-pierre longre | Facebook | |
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« Le mystère d’Edward Hopper »
Michel Arcens, La maison d’Hannah et autres fictions, Alter Ego Éditions, 2015
Les vingt textes que Michel Arcens propose « dans la lumière d’Edward Hopper » ne sont ni des descriptions ni des commentaires de tableaux. Serait-il d’ailleurs possible pour un écrivain de traduire en mots ce que seule la peinture sait dire et sous-entendre ? L’artiste lui-même jugeait vaine toute tentative de ce genre. Non : l’intention avouée de Michel Arcens est de « pénétrer dans la peinture de Hopper » en lui apportant une part « mystérieuse », « inconnue », secrète de soi-même.
Pas de méprise : il ne s’agit pas de confession intime, de journal personnel ou esthétique. Il s’agit de rester dans les limites imposées par les toiles ici reproduites, dans leur immobilité, leur luminosité, leurs couleurs, leurs perspectives, leurs motifs (personnages en attente, bâtisses isolées, étendues marines ou campagnardes, paysages citadins…). Mais dans ces limites mêmes, la profondeur des tableaux sollicite l’imagination, la puissance du rêve, le mouvement narratif, qui eux-mêmes suscitent la poésie et le récit.
Cela donne des nouvelles qui sont comme des illustrations verbales, de délicats prolongements de l’œuvre peinte, et qui provoquent chez celle-ci des pulsions parfois inattendues. De ces toiles qui en surface paraissent figées (ce que confirment le style et la teneur des extraits descriptifs), l’auteur sait, à partir de sa propre expérience, de sa sensibilité personnelle et de références littéraires identifiées, extirper l’histoire singulière de personnages plus ou moins inventés, les sensations physiques, les mouvements de la nature cosmique, minérale, végétale, ceux du temps qui passe, voire les parfums, la musique et la danse. Illusions ? Sans doute, mais illusions heureuses. Hannah a disparu, mais : « C’est un prodige étrange qu’Hannah soit ici, maintenant, présente, vibrante, heureuse. Elle passe lentement ses doigts sur mes paupières, puis ma bouche, jusqu’au menton. Elle pose ses lèvres sur les miennes, entrouvertes de tant de merveilles… ». Ces merveilles, ce sont celles de la peinture et de l’écriture conjuguées.
Jean-Pierre Longre
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02/12/2015
Libre abécédaire de la presse
Serge July, Dictionnaire amoureux du journalisme, Plon, 2015
Si l’on se fie à l’épaisseur du livre (plus de 900 pages), et surtout à la mine de renseignements et d’idées qu’il contient, on se dit que l’amour de Serge July pour le journalisme est incommensurable – et lorsqu’on pense à sa propre carrière – voir entre autres l’entrée July (Serge) –, on se dit qu’il ne pouvait en être autrement. Même si, tout amoureux qu’il est, il parvient à prendre le recul nécessaire pour avoir un regard relativement objectif sur le métier (il rappelle volontiers cette « vérité essentielle » de Bernard Voyenne : « Aucun journal n’est objectif, la presse l’est »). Recul, donc, et distance souriante : le premier article, intitulé « À bas les journalistes », cite les phrases satiriques qui, du XVIIe siècle à nos jours, ont fleuri sous la plume de certains auteurs (Voltaire, Balzac, Flaubert, Henry James, Montherlant, Bourdieu…). Pour le plaisir, George Bernard Shaw : « Journal : institution incapable de faire la différence entre un accident de bicyclette et l’effondrement de la civilisation. ».
Puis commencent les choses sérieuses : une revue détaillée de tout ce qui a trait au journalisme : son histoire et celle des grands organes de presse (Libération bien sûr, les autres aussi), une histoire non dénuée des engagements propres à l’auteur ; en témoignent les textes sur Henri Alleg, sur les grands « bidonnages », sur la mort de Roger Salengro, sur la « révolution » roumaine, sur les populismes… Évidemment, les éléments biographiques abondent, notamment ceux qui concernent les grands journalistes comme Beuve-Méry, et le premier de tous, Théophraste Renaudot, journalistes qui comptent parmi eux nombre d’écrivains sur lesquels Serge July prend parfois plaisir à s’attarder ; d’Hérodote à Camus et Sartre, en passant par Daniel Defoe, Voltaire, Alexandre Dumas, Zola, Hemingway, Kessel, Mauriac, Simenon – on en passe –, ils illustrent tous l’idée que journalisme et littérature, s’ils présentent des différences notables, ont au moins un point commun : la communication verbale.
Ce dictionnaire ne se contente d’ailleurs pas de donner des définitions, ni de déclarer son amour à la profession. Il présente des articles de fond, amorçant des réflexions sur, par exemple et justement, la communication, « le propre de l’espèce humaine », avec tous ses enjeux dans le cadre politique et international. Réflexions aussi sur l’immédiateté et la « distanciation » ironique, sur le « lynchage médiatique », sur ce qu’on appelle le « quatrième pouvoir », sur la puissance néfaste de la « rumeur », sur 1968 et, dans la foulée, 1973 (naissance de Libération)… Pouvoir de réflexion ne va pas sans précision sémantique : on sort de cette lecture avec le sentiment d’être plus instruit, en tout cas de mieux connaître (ou d’avoir tout bêtement appris) certains mots spécialisés (« marbre, marronniers, ménages, tabloïd, offset, mécascriptophile »), voire l’origine de certains autres (« reportage »), le contenu précis de termes comme « feuillet » (25 lignes de 60 signes, soit 1500 signes, ou 250 mots)…
Et il n’est pas indifférent, pour le lecteur, de se dire que l’auteur n’a pas perdu un certain sens de l’humour, parlant de la « pensée Dassault » sous le titre « Café du Commerce », évoquant les grands canulars à l’image de celui d’Orson Welles faisant croire à une invasion de Martiens, rappelant aussi, dans un autre domaine, ce que fut l’acronyme NDLC (note de la claviste, qui autrefois avait le droit de faire des commentaires dans les articles de Libé), ou encore citant Jules Renard : « Le comble pour un journaliste, c’est d’être à l’article de la mort. ». Belle pratique de l’humour libre dans un livre d’amour. Pour notre part, souhaitons que le journalisme demeure tel que le conçoit Serge July, malgré tous les dévoiements qui le guettent.
Jean-Pierre Longre
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30/11/2015
Un polar bien renseigné
Pascal Marmet, Tiré à quatre épingles, Michalon, 2015
Les ingrédients y sont : un meurtre, suivi (ou précédé) de quelques autres, un policier au tempérament particulier – à la fois solitaire, discret et sensible –, des jeunes gens paumés et sympathiques, des trafiquants, de vrai(e)s méchant(e)s, des secrets venus d’ailleurs, de l’exotisme… Cela donne une bonne intrigue policière : on suit les méandres, les hauts et les bas de l’enquête du commandant Chanel assisté du capitaine Devaux, on s’insinue dans la vie mystérieuse d’une certaine Madame Saint-Germain de Ray, veuve peu nette d’un ex-préfet assassiné il y a quelque temps, on compatit aux errances d’un certain Laurent tout habillé de vert, on assiste aux affaires louches d’un expert en arts primitifs…
Roman policier donc, qui vaut surtout par le suspense entretenu, mais aussi par sa riche documentation: le fameux 36 quai des Orfèvres est décrit comme si nous y étions, et son auteur en connaît visiblement bien le fonctionnement. Autres exemples : les quais de la gare de Lyon, ou le musée des Arts Premiers, que l’on visite avec intérêt. Ainsi de suite.
Pascal Marmet, qui n’en est pas à sa première publication (deux romans aux éditions du Rocher : le Roman du parfum et le Roman du café, respectivement en 2013 et 2014), sait camper des décors, créer des atmosphères où cauchemar et réalité se côtoient volontiers, et tenir le lecteur en haleine.
Jean-Pierre Longre
13:26 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, pascal marmet, michalon, jean-pierre longre | Facebook | |
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30/10/2015
Le philosophe et « Le Chant des Muses »
Philippe Lacoue-Labarthe, Pour n’en pas finir, écrits sur la musique, édition établie et présentée par Aristide Bianchi et Leonid Kharmalov, Christian Bourgois éditeur, 2015
La notoriété de Philippe Lacoue-Labarthe ne doit rien à des éclats médiatiques, mais à un vrai travail philosophique qui se marie harmonieusement avec ses talents d’écrivain. La preuve : plusieurs années après sa mort en 2007, il y a encore de quoi publier. Ses « écrits sur la musique », rassemblés sous le titre de l’un d’entre eux, Pour n’en pas finir, donnent un bel exemple de la réflexion et de l’écriture d’un penseur qui s’est toujours interrogé sur les langages, en particulier sur celui de la musique, un art qui fut pour lui non seulement une préoccupation, mais une passion.
L’ouvrage est construit sur une chronologie inversée – des textes récents aux plus anciens –, ordre qui ne relève pas d’une gymnastique gratuite, mais qui permet de cheminer « d’un commencement à l’autre ». « Le Chant des Muses » (2005) reprend le texte d’une conférence « pour enfants », très pédagogique donc, qui définit clairement les notions de philosophie, de poésie et, bien sûr, de musique, « art de l’émotion », avec toutes ses composantes, et qui répond avec grande sincérité aux questions que tout un chacun peut se poser. Suivent des écrits de la période 1992-2002, où le motif musical permet d’aborder les concepts de « moderne » et de « progrès » dans l’art, de développer des propos sur le jazz, de transcrire un dialogue radiophonique inédit avec Pascal Dusapin, d’évoquer « l’antithèse ironique » de Nietzsche, qui disait préférer Bizet à Wagner… « L’écho du sujet » (1979) étudie longuement et précisément le rapport entre autobiographie et musique, en de belles pages qui rappellent entre autres et à juste titre « l’essence répétitive de la musique ». Les deux dernières sections sont consacrées à des inédits des années 1960, « Théâtre (ou : Opéra – ou : le simulacre – ou : le subterfuge) », projet qui met pour ainsi dire en scène « le combat de la musique contre le texte » ; enfin « L’allégorie (Première version) » laisse percevoir les talents d’écrivain et de poète du philosophe.
Un bref compte rendu ne peut analyser la teneur, la profondeur, l’unité d’un tel rassemblement de textes auquel les références à d’autres auteurs ajoutent des ramifications multiples. On laissera la conclusion à Aristide Bianchi et Leonid Kharmalov : « Au fond, c’est l’importance même du motif de la musique dans l’œuvre de Philippe Lacoue-Labarthe qui a commandé la publication de ces esquisses et requis une attention à ce à quoi elles étaient destinées : faire Œuvre, faire Livre ».
Jean-Pierre Longre
P. S. : Les éditions Christian Bourgois ont eu l’excellente idée de publier en même temps, au format de poche, du même Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, paru initialement en 1997, ouvrage qui, à partir de la lecture de deux poèmes de Paul Celan, s’interroge sur la « tâche » et la « destination » de la poésie contemporaine.
23:50 Publié dans Essai, Littérature et musique, Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, philosophie, musique, francophone, philippe lacoue-labarthe, christian bourgois éditeur, jean-pierre longre | Facebook | |
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20/10/2015
« Questionner, inquiéter, jouer »
Brèves n° 106, 2015
1975-2015. C’est autour de ces deux dates et des quarante années qu’elles délimitent que tourne l’éditorial de ce n° 106 de Brèves. 1975 : création « déraisonnable », en tout cas audacieuse, de L’Atelier du Gué, loin de Paris et en l’absence des moyens de communication dont, en 2015, il y a pléthore… La maison d’édition et la revue Brèves ont non seulement tenu le coup, mais se sont développées ; d’ailleurs Martine et Daniel Delort, avec tous ceux qui les entourent, les aident en fonction de leurs moyens, continuent. « Soyons fous, écrivent-ils, régalons-nous avec ce numéro qui nous avons titré Émois et frissons, et dont le la est donné par Annie Saumont. La littérature aime questionner, inquiéter, jouer… ».
Questions, inquiétude, jeu : les douze nouvelles de ce volume, emmenées par « Un témoin gênant », nous en fournissent à foison. Événements mystérieux, anecdotes étranges, crimes explicables ou non, meurtres à distance, destins insensés, sentiments extrêmes, désillusions intimes… L’art du récit bref, de la narration incisive ou suspendue se décline au fil des pages et des plumes (outre celle, donc, d’Annie Saumont) de Michel Lamart, Pierre-Brice Lebrun, Marina Pesic, Jean-Daniel Herschel, Stéphane Croenne, Victor Garcia, Mireille Diaz-Florian, Jean-Louis Rech, Isabelle Lagny, Sven Hansen-Løve, Sébastien Reynaud.
Suivent un dossier iconographique varié sur les belles œuvres plastiques et photographiques de Claudine Capdeville, un texte du trop méconnu Louis Ténars, « Les P’tits Noëls », introduit par de précieuses indications d’Éric Dussert, et des incursions « sur la toile » avec les revues Encres vagabondes et Texture. Encore un beau numéro, qui maintient la vie littéraire dans une toujours permanente jeunesse. Lisez Brèves, vous serez émus, vous frissonnerez !
Jean-Pierre Longre
13:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, nouvelle, francophone, brèves, atelier du gué, jean-pierre longre | Facebook | |
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02/06/2015
Une revue, deux livres, trois volumes…
Les publications du Black Herald, printemps 2015
Le Black Herald sera présent au Marché de la Poésie, Place Saint-Sulpice, Paris 6ème, du 10 au 14 juin 2015.
The Black Herald n° 5
Literary magazine – Revue de littérature
Issue #5 – Spring 2015 – printemps 2015
160 pages – 15€ – ISBN 978-2-919582-12-9 (ISSN 2266-1913)
With / avec David Gascoyne, Olive Moore, Egon Bondy, Rosemary Lloyd, Pierre Cendors, Andrew Fentham, Peter Oswald, Charles Nodier, Alistair Ian Blyth, Emil Cioran, Bensalem Himmich, Paul Stubbs, Eurydice Antolin, Afonso Cruz, Heller Levinson, Anne-Sylvie Homassel, Philippe Annocque, David Spittle, Cécile Lombard, Jos Roy, Michael Lee Rattigan, Yves et Ada Rémy, Victor Segalen, César Vallejo, Anthony Seidman, Edward Gauvin, Blandine Longre.
Interview with Emil Cioran / Entretien (inédit) avec Emil Cioran.
Contents & contributors / Sommaire et contributeurs
*
The Black Herald’s editors are Paul Stubbs and Blandine Longre.
Comité de Rédaction : Paul Stubbs et Blandine Longre.
To order the issue / Pour commander le numéro
DITS DES XHUXHA’I
ANNE-SYLVIE SALZMAN
Tales of the xhuxha’i
bilingual book
translated from the French by the author
recueil bilingue
Black Herald Press, mai 2015
58 pages – 9 € – ISBN 978-2-919582-11-2
« La femme (la xhuxha’i) se retire dans la hutte menstruelle.
Médite le monde.
Elle reviendra dans un corps fait de sang. »
Au fil de contes, de chants, de témoignages mais aussi de quelques malédictions, Anne-Sylvie Salzman, en ethnologue de l’imaginaire, sonde les mœurs et les corps des femmes xhuxha’i – qui parlent aux bêtes, peignent les pierres de leurs menstrues et qui, selon les khyang, auraient pour déesse une matrice séchée. Dits des xhuxha’i esquisse entre les mots la fresque fabuleuse, atemporelle, d’une peuplade dont la chair mythique et immatérielle, à mesure que l’on pense en pénétrer le cœur et l’opaque nature, ne cesse de se dérober à nous ainsi qu’à toute interprétation raisonnée.
*
“The woman (the xhuxha’i) takes herself to the menstrual shack.
Broods over the world.
She will come back in a body made of blood.”
Through various tales, songs, eyewitness accounts and a few curses, Anne-Sylvie Salzman, as an ethnologist of the imaginary, explores the customs and the bodies of the xhuxha’i women—who talk to beasts, paint stones with their menstrual blood and whose goddess, according to the khyang, is a dried womb. Tales of the xhuxha’i outlines the legendary portrait of a timeless tribe and its mythical, immaterial flesh—whose core and opaque nature we imagine we can grasp, yet which constantly evades us, escaping any reasoned interpretation.
commander l’ouvrage / order the book
COSMOGRAPHIA
& other poems
BLANDINE LONGRE
with an introduction by Paul Stubbs
Black Herald Press, may 2015
70 pages – 9 € – ISBN 978-2-919582-10-5
These poems are ploughing new territories outside of the compulsion to portray any particular emotion or feeling, for what each of them demands of itself is not just ‘expression’ or an escape from expression, but to uproot the very trunk of the language which has already outgrown such things. Blandine Longre, in carving away at the object of the idol of her own primordial will, draws blood fresh from the fingertips of any reader who might happen to pick up and inspect the rough-hewn contours of her truest self—that is from the detritus of each imaginary torso-in-the-making that may float inside of our brains soon after reading her: ‘senses maddened into bone-tales distold: / fronting the words of thick-wet / their loose skeleton only savant mimicry’. (Paul Stubbs)
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09:42 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, essai, récit, francophone, anglophone, anne-sylvie salzman, blandine longre, paul stubbs, black herald press | Facebook | |
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28/05/2015
Le roman de Nadia
Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014, Babel/Poche, mai 2015
Prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs 2014
Montréal, 1976, Jeux olympiques. Une petite Roumaine de 14 ans détraque le panneau électronique d’affichage des résultats : les ordinateurs n’avaient pas prévu que la note 10 puisse être attribuée à une gymnaste – et ce fut pourtant le cas avec Nadia Comaneci… C’est avec ce fameux épisode que naît la légende et que débute le livre, qui n’est cependant ni un éloge dithyrambique, ni un reportage sportif ni un récit biographique. C’est un roman, qui s’appuie certes sur la vie de la protagoniste, jalonnée de fameux épisodes, mais qui, en comblant « les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne », en fait une destinée à la fois hors normes et représentative d’une époque tourmentée.
Un roman vrai, dramatique, vivant, mortel, dont le centre est une petite fille prodige et tenace, imperturbable dans son acharnement à réussir, éduquée à être la meilleure, à incarner la perfection du corps et d’une nation totalitaire où tout n’est qu’apparat et apparence. Car Lola Lafon, qui connaît bien la Roumanie, donne une image précise de la dictature de Ceauşescu, avec la surveillance incessante, les pénuries et les artifices grotesques qui la caractérisaient, mais aussi de la situation actuelle, avec la soumission au libéralisme effréné et les injustices qui en résultent. L’histoire du pays induit celle de « la petite communiste » au visage énigmatique et au corps virtuose, ce corps qui va être comme les autres soumis à l’évolution naturelle jusqu’à devenir comme les autres celui d’une femme : fin du miracle, et fuite vers autre chose ? Que n’aura-t-on dit, écrit, susurré, proclamé sur le passage de Nadia Comaneci à l’Ouest, sur sa vie en Amérique…
Sans fioritures, sans excès rhétoriques ou lyriques, mais avec la vivacité de la parole et de l’échange direct, l’auteure trace le portrait complexe d’un personnage qui malgré les images que l’on en a universellement diffusé garde son mystère et ses contradictions. Visage impassible et corps tout en mouvements. Le roman, en va-et-vient tournoyants, en saltos arrière et avant, en rebondissements inattendus, équilibres précaires ou magiques, circule entre réalité et fiction, entre histoire et mythe, entre points de vue subjectifs et reconstitutions objectives. Ce faisant, il tente de percer les mystères de « la beauté absolue » du mouvement physique, sans occulter la question essentielle et éternelle de la liberté humaine, que ce soit celle d’un peuple ou celle d’un individu : « Je rêvais de liberté, j’arrive aux États-Unis et je me dis : c’est ça la liberté ? Je suis dans un pays libre et je ne suis pas libre ? Mais où, alors, pourrai-je être libre ? ».
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : roman, francophone, roumanie, lola lafon, actes sud, jean-pierre longre | Facebook | |
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25/04/2015
Les méandres d’une existence
Joseph Danan, La Vie obscure, lettrines et encres d’Eva Wellesz, Les éditions du Paquebot, 2015
Soixante et onze chapitres, soixante et onze phrases (annoncées de manière claironnante et oulipienne par les « Septante phrases en guise de préface » de Jacques Jouet – qui a eu l’élégance modeste de laisser la primauté du nombre à Joseph Danan). Soixante et onze phrases, donc, qui pour la plupart font une bonne page, si ce n’est deux : c’est dire combien elles sont sinueuses, rebondies, pleines de recoins et de plis qui laissent entrevoir des détails insoupçonnés, des confidences inattendues, des évocations poétiques. Une seule d’entre elles s’impose en un mouvement irrésistible et lapidaire : « Comme une lame de fond montait la Vie obscure. ».
Quelle est-elle, cette « Vie obscure » dont chaque début de chapitre donne une image sous la forme des lettrines sombres sur fond tacheté de gris d’Eva Wellesz ? Elle est la vie (fondée au moins en partie sur l’expérience personnelle) d’un homme qui, envers et contre tout, se voue à l’écriture : théâtre, poésie, narration, « Journal rêvé » devenant poèmes en prose puis « Nouvelles de l’intérieur ». La quête d’éditeurs et de metteurs en scène, les amours de passage, les désirs de notoriété, le refus des compromissions, l’emploi de bureau à la MATMUT (parce qu’il faut bien vivre), les « idées de voyages », les illusions et désillusions que réserve le monde de la littérature, tout y passe, jusqu’au « livre qui n’existait pas » et qu’il voudrait tant écrire, « lancé à pleine vitesse, le cheveu fou, tapant sur son ordinateur beaucoup plus fort qu’il n’est nécessaire »…
L’essentiel se passe aux confins de l’ironie et aux détours des chapitres-phrases labyrinthiques, dans le dédale de ces proses poétiques dont le cheminement suit les méandres d’une existence dans laquelle le réel est un complexe mélange de vie quotidienne et de rêve (diurne ou nocturne), des méandres qui aboutissent à la ligne droite d’un dénouement brusque et surprenant. Proclamons-le avec Jacques Jouet : « C’est la fin qui est le plus drôle. – C’est la fin qui finit mal. – C’est la fin qui est happy end du point de vue du plaisir de la lecture. – Toujours vivant ? – L’auteur ! l’auteur ! – Longue vie à l’auteur ! »
Jean-Pierre Longre
En même temps ou à peu près, Joseph Danan a publié Le théâtre des papas, pièce à trois personnages (Papa, Maman et Bébé), qui rappelle qu’il est d’abord un auteur de théâtre, et qu’il écrit volontiers pour les enfants (ce qui évidemment n’exclut pas les adultes).
Le théâtre des papas, illustrations d’Adèle Garceau, Heyoka Jeunesse, Actes Sud-Papiers, 2015.
15:15 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, théâtre, francophone, joseph danan, eva wellesz, jacques jouet, les éditions du paquebot, heyoka jeunesse, actes sud-papiers, jean-pierre longre | Facebook | |
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09/04/2015
Entrez dans le polar
Dominique Gilbert, Joey’s, Les éditions du Littéraire, 2015
MAB : Manufacture des Armes de Bayonne. Les deux font la paire : le « héros », fonctionnaire des Postes et auteur nocturne de polars, et le MAB 6.35, qui ne paie pas de mine mais peut faire des dégâts. Lorsqu’ils se retrouvent en présence l’un de l’autre, on ne sait pas très bien – et eux non plus – où est la frontière entre rêve et réalité (le tout, ne l’oublions pas, dans la fiction du roman).
Car notre postier-écrivain, promenant son chien entre ces deux couches narratives, se retrouve (plus ou moins) malgré lui embarqué dans une affaire dont le point de départ est une « grosse voiture », une Mercedes, véhiculant avec elle « l’image d’une belle fille, d’un genre oriental, croisant les jambes, à l’arrière, sur les sièges en cuir, à côté d’un type qui peut-être ne la regardait même pas. Des imaginations, du roman. ». Voilà que démarre une histoire de vengeance (qu’on ne racontera pas ici) qui le mène aux USA – avec tout ce que ce voyage draine de clichés pour quelqu’un qui en est à son premier voyage en une contrée qu’il a si souvent évoquée dans ses livres. Des clichés pris au second degré, bien sûr, avec le recul de celui qui sent bien qu’une double vie le prend à la gorge : « Il avait compris. Le polar, il venait d’y entrer en personne. ». De quoi faire résonner en contrepoint le sous-titre : « Il fut admis à entrer dans le monde. ».
Joey’s (le titre est le nom d’un sombre bar de la 32e rue, ou d’ailleurs ? ou ayant changé de nom ?) est un roman d’atmosphère et de réminiscences, de références littéraires et urbaines, avec ce qu’il faut de noirceur, d’humour décalé et d’onirisme pour laisser planer le mystère et entretenir le suspense. Un vrai travail de pro.
Jean-Pierre Longre
13:26 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman policier, francophone, policier, dominique gilbert, les éditions du littéraire, jean-pierre longre | Facebook | |
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28/03/2015
Sous l’empire de l’humour
Pierre Étaix et Jean-Claude Carrière, Le petit Napoléon illustré, Wombat, 2015
Publié une première fois chez Laffont en 1963 et repris avec à-propos (pour les 200 ans de la bataille de Waterloo) par les éditions Wombat, c’est un délicieux petit livre sur un personnage dont on a dit tout et son contraire, en bien et en mal. Cliché (verbal) contre cliché (visuel), chaque page montre en malicieux instantanés un Napoléon à la fois connu et nouveau, sous ses différents aspects. Le Corse, le général « impulsif » et prévoyant, l’inventeur du baccalauréat, de la légion d’honneur et du code civil, le coureur de jupons, l’homme à la main sur l’estomac (ou sur le cœur, ou sur le portefeuille, ou sur les parties charnues des dames…), le « comédien » aux réactions inattendues… tout est l’occasion d’un bon mot et d’un fin croquis.
Le petit Napoléon illustré peut apparemment se parcourir avec une rapidité toute… napoléonienne. Il faut en réalité le feuilleter avec lenteur, en s’arrêtant sur chaque texte et sur chaque dessin, sur chaque mot et sur chaque détail. Aux phrases laconiques et denses de Jean-Claude Carrière répondent les dessins limpides et subtils de Pierre Étaix. L’Histoire vue par le bout souriant de la lorgnette, des pages à savourer dans toute leur impertinence et dans tout leur humour.
Jean-Pierre Longre
13:26 Publié dans Humour, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : biographie, francophone, dessin, humour, pierre Étaix, jean-claude carrière, wombat, jean-pierre longre | Facebook | |
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