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26/06/2014

Au cœur du projet « Montagnards »

Essai, Histoire, francophone, Pierre Dalloz,La Thébaïde, Jean-Pierre LongrePierre Dalloz, Vérités sur le drame du Vercors, La Thébaïde, 2014 

Le livre de Pierre Dalloz est certes, comme l’indique son trop modeste sous-titre, un « témoignage », mais il est aussi bien plus que cela : vue par l’un de ses acteurs principaux, c’est la véritable histoire du maquis du Vercors qui est ici dévoilée ; l’histoire non officielle, mais incontestable, avec les faits héroïques et les manœuvres politiques, les amitiés et les inimitiés, les alliances et les rivalités, les espérances et les désillusions.

Car si la bataille du Vercors a été perdue, ce n’est faute ni de préparations minutieuses, ni de combattants résolus, ni de démarches répétées auprès des autorités militaires et politiques. Ce sont (on le savait peu ou prou, mais l’auteur l’explique ici en détail) ces dernières qui n’ont pas fait le nécessaire, entraînant par leurs carences l’ordre de dispersion : « Je ne posai pas de questions. Tout était pour moi parfaitement clair. Le Vercors avait été verrouillé, mais de l’extérieur. Il était devenu une souricière. L’opération aéroportée avait bien eu lieu, mais c’étaient les Allemands qui l’avaient faite. Bref, tout s’était passé comme je l’avais prévu, mais à l’envers. Je dis simplement : « Quel gâchis ! » ».

La mémoire personnelle (« Souvenirs de France », 1941-1943, « Souvenirs de Londres et d’Alger », 1943-1944, augmentés d’un scrupuleux « Journal de mon évasion de France »), est bien sûr le moteur de l’ouvrage. Mais rien n’est vu par le petit bout de la lorgnette, au contraire. Le récit, parti du cœur même du combat et de ses préparatifs, livre des perspectives historiques (les débarquements alliés, la résistance dans les Alpes, les luttes politiques à Londres et Alger, les dessous de la diplomatie…) et converge vers des réflexions sur le sens à donner au sacrifice et à « l’épopée du Vercors » (justifiés notamment par l’aide apportée à une rapide libération de Grenoble), voire sur les rapports entre Histoire et mythe.

Qui plus est, on croise au fil des pages plusieurs grandes figures de la Résistance et des armées régulières, parmi lesquelles des écrivains comme Antoine de Saint-Exupéry, Vercors (Jean Bruller), Jean Prévost, dont il n’est jamais inutile de rappeler qu’il est mort en combattant le 1er août 1944, et auquel les premières pages rendent un bel hommage. C’est justice, comme est justice tout le livre de Pierre Dalloz, à la fois narration personnelle, essai historico-politique et précieux ensemble documentaire.

Jean-Pierre Longre

https://fr-fr.facebook.com/pages/%C3%89ditions-La-Th%C3%A...  

17/06/2014

Mouvante poésie

Ada Milea, Petit mouton, anthologie bilingue, traduction du roumain par Faustine Vega et Nicolas Cavaillès

Irina Mavrodin, Sang vert, anthologie bilingue, traduction du roumain par l’auteur

éditions hochroth Paris, 2014

Poésie, Roumanie, francophone, Ada Milea, Irina Mavrodin, Faustine Vega, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreAda Milea est une artiste aux talents multiples : théâtre, musique, chanson, et poésie. C’est de celle-ci, principalement, que relève Petit mouton, sans qu’il soit fait abstraction des autres genres esthétiques. La chanson, notamment, résonne à maintes reprises dans des textes dont l’oralité se manifeste sous les formes de la comptine détournée, du chant national parodié, de la légende travestie (au premier plan, celle de Mioritza, fameuse ballade populaire).

En quelques textes, se produit le mélange des tonalités et des motifs : l’absurde (si cher à la tradition folklorique roumaine, comme chez Urmuz), l’humour noir et la satire sociale voisinent en bonne entente avec la révolte contre le sort réservé aux peuples, aux femmes, aux petits de ce monde. Pas un instant on ne risque de se détourner d’une poésie qui lance ses appels : « - Oooo, Pastoureau / - Oo, Jouvenceau ! », et invite au rêve collectif : « D’un même mouvement les gens… rêvent tous. / Tous ensemble… rêvent tous ».

Poésie, Roumanie, francophone, Ada Milea, Irina Mavrodin, Faustine Vega, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreIrina Mavrodin (1929-2012) est d’abord connue comme essayiste, théoricienne, critique, universitaire de haut vol, traductrice de Proust, Flaubert, Gide, Camus, Ponge et de nombreux autres écrivains ou essayistes… dont elle-même, puisqu’elle est l’auteur des versions roumaine et française des précieux poèmes ici réunis sous le titre de l’un d’eux, Sang vert.

Le sang du corps humain, le vert des « feuilles à nervures », selon une fusion récurrente qui se produit, dans ces courts et beaux textes, entre la nature et l’homme, « sous la peau chaude des pierres », ou bien là où « palpite le cœur des arbres ». Discrètement, l’amour (« écrit sur les ailes des oiseaux ») et la mort (« je ne sais plus / dans quel monde je vis / si je suis ici / ou de l’autre côté ») se glissent entre les « immobiles branches », donnant pérennité aux salutaires et nécessaires mouvements de la poésie et de la vie.

Quoi de commun, tout compte fait, entre Petit mouton et Sang vert ? Formellement, les deux ouvrages offrent de front leurs textes en roumain et en français, et tous deux sont des recueils poétiques. Surtout, leur voisinage dans cette chronique voudrait prouver que le domaine de la poésie est étonnamment étendu, varié, accidenté, inattendu, et montrer, encore une fois, les choix judicieux des éditions hochtoth Paris.

Jean-Pierre Longre

www.paris.hochroth.eu  

12/06/2014

« Rien ne remplace le vivant »

Roman, francophone, Jeanne Benameur, Actes Sud, Jean-Pierre LongreJeanne Benameur, Profanes, Actes Sud, 2013, Babel, 2014

Octave Lassalle, 90 ans, vit seul dans sa grande maison depuis la mort de sa fille Claire et le départ de sa femme Anna pour le Canada. Ancien chirurgien, il ressent le besoin de rassembler de nouveau une équipe autour de lui, une équipe bien choisie qui fasse corps avec lui, qui lutte avec lui dans la dernière phase de sa vie, au moment où il se donne « droit au doute ». Une équipe de « profanes » pour « la lutte sacrée ».

« Chez chacun des quatre, il a flairé le terreau d’une histoire. Quelque chose qui pourrait l’éclairer ». La vie s’organise, chacun accomplissant la tâche qui lui est dévolue, selon un emploi du temps précisément défini. Rien de mécanique ni de contraignant ; l’humain dans ses diverses dimensions prend peu à peu toute sa place, et peu à peu le passé revient ; non seulement celui d’Octave et de ce qu’il a manqué de l’amour d’Anna et de l’existence de Claire, de son enfance et de ses passions, des secrets qu’elle a confiés au journal qu’il découvre comme par effraction, mais aussi celui des trois femmes et de l’homme qui maintenant partagent son quotidien. Car tous les quatre, aussi, recèlent des mystères, des souffrances, des espérances dont les voiles se lèvent progressivement, partiellement.

Dans le style tout en finesse et en sensibilité qui lui est propre, Jeanne Benameur construit le roman de ces destinées qui accompagnent celle d’Octave. « Entre eux et moi, au fil des jours, quelque chose s’est bien tissé. Un drôle de fil de vie à vie. Ma vie, elle ne vaut pas plus que la leur ». Pas plus, mais pas moins, dirait-on. À mesure qu’avance le temps, les liens se resserrent non seulement entre eux et le vieil homme, mais entre chacun d’entre eux, « de vivant à vivant ». Et au seuil de la mort de son occupant, la grande maison se met à respirer d’un souffle nouveau, humain, tellement humain.

Jean-Pierre Longre

 

www.actes-sud.fr  

10/06/2014

Parole, paradoxe, parabole

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, Rougier V. éd., Jean-Pierre LongrePhilippe Jaffeux, Courants blancs, Atelier de l’agneau, 2014

Parmi les formes lapidaires de la littérature, l’aphorisme est l’une des plus modernes (depuis Chamfort), des plus denses et, souvent, des plus paradoxales. Philippe Jaffeux, dans ses Courants blancs, ne déroge pas à ces caractéristiques, tout en y ajoutant un concentré d’énigmatique dont l’esprit du lecteur a du mal à démêler les fils – et il en redemande, le lecteur, cela va sans dire.

Au hasard : « Il dessinait le silence avec des lettres afin de voir sa voix ». Les correspondances de sens (dessiner / voir, silence / voix) pourraient rassurer par leur normalité, si elles n’étaient perturbées par la présence des lettres (que l’on voit ? que l’on entend ?). Et ainsi de suite, dans le même esprit : « Il attendait d’être patient au risque d’être terrassé par l’activité d’un temps imprévisible ». Pour qui voudrait entreprendre l’analyse précise de chaque ligne (26 par page, et 70 pages bien remplies), patience attentive et ouverture d’esprit ne devraient pas manquer.

Contentons-nous de dire que le livre fournit à quiconque matière à méditation foisonnante et à lecture infinie, puisque chaque aphorisme, chaque paradoxe, tout en répondant aux contraintes du genre, résonnent d’harmoniques dont l’écho porte loin. Le « il » ici mis en scène, acteur et spectateur, locuteur et lecteur, personnage et observateur, vit des vies multiples qui s’entremêlent, se retournent sur elles-mêmes, s’étirent et se recroquevillent, s’éclairent et s’assombrissent… La parole et l’écriture, en motifs omniprésents et pour ainsi dire paraboliques, nourrissent l’ensemble, lui donnent corps et ossature thématique. « Les lettres se métamorphosent en sons pour honorer la permanence d’une parole invisible », ou « Sa parole se transforme en image lorsqu’il ferme sa bouche pour garder les yeux ouverts ».

De quoi se dire que la poésie, même si et parce qu’elle est contenue dans des limites strictes, peut nous plonger dans des abîmes buissonnants, bourdonnants, étonnants, stimulants.

Jean-Pierre Longre

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, Rougier V. éd., Jean-Pierre LongreP.S. : Reçu avec intérêt, en même temps que Courants blancs, un épais petit courrier, une enveloppe intitulée Courants 505 : le vide (Rougier V. éd.) et contenant quinze lettres soigneusement ficelées où, selon les mêmes principes contraignants, se bousculent d’autres paradoxes aphoristiques, accompagnés cette fois de monotypes de Vincent Rougier. Certes « notre imagination est infinie parce que les limites de la parole sont humaines ».

 

http://atelierdelagneau.com

http://www.rougier-atelier.com  

www.philippejaffeux.com   

05/06/2014

Le "grain minéral" des mots

Poésie, francophone, Jos Roy, Blandine Longre, Paul Stubbs, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreJos Roy, De suc & d’espoir. Édition bilingue, traduction anglaise de Blandine Longre et Paul Stubbs (With Sap & Hope), Black Herald Press, 2014. 

L’espoir, c’est celui du voyage, démarrant par un alexandrin plein de promesses, posé là comme en guise de prologue, appelant le « précipité des voix & des dieux ». Le suc, c’est celui du « grain minéral » des mots, des « strates fines », du « roc fondu », des « cris-paroles ». C’est du moins ce que les vingt textes du recueil, dont les squelettes percent sous « la très fine / épaisseur d’histoire / l’infime épaisseur du lieu », laissent entrevoir dans leur « souffle creusé ».

La poésie de Jos Roy est à la fois très concrète, dans sa forme et dans son contenu, et tout en nuances, en allusions et en silences (d’où le mérite et l’utilité textuelle de la traduction en une autre langue). L’auteur joue manifestement avec les diverses possibilités de la typographie, les blancs qui s’allongent entre les mots, les ralentissements et accélérations, les rythmes visuels et sonores, les échos proches et lointains – comme en une poésie de l’oralité, comme en une écriture vocale. Et les évocations de la nature (minérale, animale, végétale, cosmique), parfois brisées par la violence de la vie (« le sang coule », « le cri frappe ») ne sont pas innocentes ; si « pour certains seul le printemps est digne de parole », d’autres le soupçonnent d’être « la saison des serments et des gorges tranchées ».

Rien n’est acquis, rien n’est simple. Si « on conçoit un / lieu commun », loin des clichés rassurants, il aura quelque chose à voir avec la sauvagerie et l’exil. Le langage poétique de Jos Roy, dans sa complexité, sa densité, dans ses spirales, ses allers-retours, nous rappelle que le « voyage », s’il vaut la peine d’être vécu, n’est pas toujours de tout repos, et qu’il faut compter avec « la valeur brute du chant ».

Jean-Pierre Longre

http://blackheraldpress.wordpress.com  

Black Herald Press sera présent au 32e Marché de la Poésie
Place Saint-Sulpice
Paris 6ème

du mercredi 11 au dimanche 15 juin 2014.

 

Voir : http://blackheraldpressblog.wordpress.com/2014/05/15/marc...

26/05/2014

Amour, lyrisme et mots

Poésie francophone, Roumanie, Radu Bata, éditions Galimatias, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Le philtre des nuages et autres ivresses, Éditions Galimatias, 2014

Oui, dans Le philtre des nuages, le lyrisme et les jeux font bon ménage, ce qui n’est pas courant. Radu Bata, dans son précédent ouvrage, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, nous avait mis en condition, triturant la langue dans tous les sens de ses rêves et de ses insomnies. Ici, certes, nous retrouvons ce goût prononcé pour l’élasticité du verbe, pour les « champs sémantiques / du no man’s land », pour la musique des consonnes, pour les aphorismes détournés… Mais, dit-il, « derrière les mots il y a un mystère ».

C’est ce mystère que, par la poésie, le « soigneur de mots », spécialiste de « la langue du doute », tente de percer. Les textes, aux titres intrigants, souvent décalés, ne manquent pas de réserver des surprises linguistiques, oniriques, humoristiques, satiriques – et les suites à caractère surréaliste, aux allures de cadavres exquis, voisinent sans anicroche avec la simple expression des sentiments humains, avec le lyrisme vrai de l’amour, seul capable « de dissiper / les nuages / qui s’amassent / sur ton front ».

Mais comment préserver la sincérité du cœur dans un monde où « les humains ne savent plus dire qu’amour de soi », dans un monde où les « enfants battus / de la prospérité » doivent fraterniser avec des « loups-garous avares » ou des « vampires malveillants » ? Comment l’individu, condamné à « vivre pluvieux », peut-il affronter les monstres modernes ? Radu Bata n’a pas perdu ses racines roumaines, qu’il revendique çà et là, et n’a rien oublié non plus de la beauté des nuages, de « l’harmonie cosmique », de la « langue du doute », des bienfaits du silence, ni de l’ivresse que procure la vraie poésie, celle de Rimbaud ou de Nichita Stanescu par exemple.

C’est ainsi que Le philtre des nuages, en « poésettes » aux allures simples mais (mine de rien) finement élaborées, nous emmène « par des chemins de traverse » vers un « pays d’élection », celui où il fait bon, sous la houlette du langage, déguster les bonheurs distillés de la nature, de la tendresse et de la chaleur humaines.

Jean-Pierre Longre

 www.editions-galimatias.fr  

23/05/2014

Mortelles espérances à Brangues

Essai, récit, francophone, Jean Prévost, Stendhal, Philippe Berthier, Emmanuel Bluteau, La Thébaïde, Jean-Pierre LongreJean Prévost, L’affaire Berthet, préfacé par Philippe Berthier, édition établie par Emmanuel Bluteau, La Thébaïde, 2014

Stendhal, fervent lecteur de La Gazette des tribunaux, y découvrit fin 1827 le compte rendu du procès d’un certain Antoine Berthet, jugé aux Assises de l’Isère pour avoir tiré, dans l’église de Brangues, sur son ex-maîtresse Madame Michoud ; condamné à mort, il fut exécuté en février 1828, à l’âge de 25 ans. Sur cette trame narrative, transfigurée par le génie du romancier, se bâtit Le Rouge et le Noir, publié en 1830.

Mais, comme le précise à juste titre Philippe Berthier, Julien  Sorel n’est pas Antoine Berthet, et Stendhal s’est largement écarté du fait divers, de ses protagonistes et de sa simple relation, qui toutefois reste grâce à lui dans les annales des affaires judiciaires. Jean Prévost, dont les talents de journaliste et de romancier n’occultent pas ceux du critique et du grand stendhalien qu’il fut (ce qu’atteste, entre autres, la très belle et très originale thèse qu’il soutint à Lyon en 1942 : La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain.), Jean Prévost, donc, s’empara de l’Affaire Berthet pour la publier dans Paris-Soir du 10 janvier au 12 février 1942. Ici édité en volume, ce feuilleton est complété par le compte rendu fait en 1827 dans La Gazette des tribunaux et par quelques autres documents.

Tout y est, mais enrichi par l’esprit inventif et le style incisif de Jean Prévost. Sous sa  plume, les brefs épisodes de la vie d’Antoine deviennent les chapitres d’un feuilleton journalistique devenu roman biographique haletant. Le frêle jeune homme victime des brutalités de son forgeron de père, devenu séminariste puis précepteur dans une famille de notables, amoureux de la mère de ses élèves, puis rêvant d’un mariage noble et tombant du haut de ses ambitions et de ses illusions, est ainsi le héros de ce récit qui ne s’embarrasse ni de précautions oratoires ni de fioritures, mais qui campe un personnage en complet désarroi social et psychologique. « L’espérance a toujours été le vrai poison d’Antonin Berthet ». Même s’il l’a inspiré, Antoine (ou Antonin) n’est pas Julien, et Jean Prévost ne nous sert pas une version remaniée du Rouge et le Noir. Son « grand récit historique » a les couleurs et le rythme du roman vrai.

Jean-Pierre Longre

https://fr-fr.facebook.com/pages/%C3%89ditions-La-Th%C3%A...

http://www.collectif-des-editeurs-independants.fr/editeur...

16/05/2014

L’un et l’autre

Nouvelle, Essai, francophone, Samuel Dock, France-Empire, Jean-Pierre LongreSamuel Dock (direction), Nouvelles du couple, France-Empire, 2014

À une époque où « l’hédonisme et l’individualisme », s’ajoutant au narcissisme, à un certain cynisme et à l’intolérance, tendent à donner à l’altérité une apparence désuète, il est bon que l’on s’interroge sur l’une des manifestations de cette altérité : le couple. « A-t-on encore le temps d’aimer ? Aime-t-on encore l’autre pour ce qu’il est, pour son mystère et sa singularité, pour ce qui nous échappe ? Aimons-nous l’autre ou aimons-nous l’amour ? Aimons-nous l’autre ou aimons-nous l’aimer ? », s’interroge Samuel Dock, qui a coordonné cet ouvrage, en a écrit l’avant-propos et le premier texte.

Les quatorze auteurs sollicités posent eux aussi ces questions, d’autres encore, les décomposent, les illustrent, tentent d’y répondre sous des formes diverses. Deux d’entre eux (Jérôme-Arnaud Wagner et Alain Vircondelet) le font sous celle de l’essai autobiographique ou esthétique, de l’essai qui, dans les deux cas, n’exclut pas l’émotion, au contraire ; les autres ont choisi le genre de la nouvelle, au sens narratif du terme, sur différents modes : réaliste, onirique, érotique, parodique, humoristique, dramatique… Différents, mais toujours, au fil des pages, se retrouve la quête de ce que sont le couple, l’amour, la passion, la fusion, le rejet.

Samuel Dock (donc), puis Marie Plessis, Hafid Aggoune, Marc Villemain, Franck Bertrand, Erwin Zirmi, Bérénice Foussard-Nacache, Rebecca Wengrow, Stéphanie Le Bail, Valérie Bonnier, Lélie Claverie et Olivier Fernoy font, chacun à sa manière plus ou moins élaborée, plus ou moins stylisée, plus ou moins abrupte, avancer la réflexion tout en laissant une place de choix au plaisir de la lecture. Du couple qui ne peut faire qu’un aux « amours de légende », en passant par les unions fugaces, les ruptures, les promesses d’éternité, chaque lecteur peut trouver dans ce recueil un cheminement interrogatif, un miroir fidèle ou déformant, un tableau psychologique et sociologique et, surtout, une riche palette littéraire.

Jean-Pierre Longre

www.france-empire.com

22/04/2014

Vient de paraître… Yves Wellens

Nouvelle, francophone, Belgique, Yves Wellens, Jean-Pierre Longre, Espace Nord, Les impressions nouvelles Yves Wellens, Le cas de figure, postface de Jean-Pierre Longre, Espace Nord, 2014

Présentation de l’éditeur :

« Dans Le Cas de figure, 99 récits brefs – avec un inédit – se suffisent chacun à soi-même, mais ne peuvent être dissociés d’aucun autre de l’ensemble qu’ils constituent. Présentant ces récits comme des faits divers dont l’écriture et le style attesteraient la réalité possible, par l’entremise d’un narrateur au statut toujours indéterminé, Yves Wellens adopte le registre du rapport lapidaire et de la communication scientifique. Bref, du cas de figure. Il a élaboré une forme qui, par différentes méthodes et techniques de narration, incite le lecteur à déchiffrer des faits : quand le vraisemblable se transforme en fiction, et que celle-ci étend son territoire jusque dans le vraisemblable. »

« Yves Wellens a publié cinq livres, de 1995 à 2011, les premiers de prose, contes, nouvelles et récits, et un roman en dernier. Un spectacle de théâtre (Belga Bordeelo) a été créé en 2010 à Mons et à Gand à partir de D’outre-Belgique (2007). Yves Wellens a donné un grand nombre de contributions à des journaux et revues, dont Marginales, et à des volumes collectifs. »

http://www.espacenord.com

http://www.lesimpressionsnouvelles.com

http://jplongre.hautetfort.com/tag/yves+wellens

16/04/2014

Ironiques interrogations

Arnaud Calvi, Bimbo, Le Seuil, 2014

Roman, francophone, Arnaud Calvi, Le Seuil, Jean-Pierre LongreSi l’on veut ne s’en tenir qu'à la trame narrative, on la trouvera peut-être vacillante. Disons : le narrateur, jeune professeur de Lettres, entré un soir dans une boîte de strip-tease (sous les yeux, d’ailleurs, de l’un de ses élèves), se fait aborder par un « Slave » qui lui remet un étrange paquet, et le blesse ; une « bimbo » le soigne, le recueille, prend en charge le mystérieux paquet ; puis la narration tourne autour du travail (un peu) de notre personnage, de son couple problématique, d’un grand ami qui, s’il n’était pas mort, lui donnerait les conseils indispensables, d’un collègue suicidaire, d’une nouvelle rencontre (fantasmée ?) du « Slave », de la recherche presque désespérée de la Bimbo…

Les ingrédients d’un roman à succès sont là, au moins en germe : une dose d’érotisme, un soupçon d’arnaque sur fond éventuel d’espionnage, des esquisses de psycho-sociologie, les déchirures du couple, les souvenirs d’une amitié défunte… Ce serait trop facile. Notre (anti-)héros-narrateur, qui comme Julien Sorel tâche en mainte occasion de se référer (sinon de ressembler) aux grands hommes et aux esprits nobles, avoue perdre trop souvent les fils de l’existence. Impuissance décisionnelle et incertitude mentale semblent gouverner son quotidien, dans un monde fait d’artifices et de paraître – un monde, on l’aura compris, auquel une âme sincère ne peut s’adapter.

D’une tonalité doucement ironique, non exempt de naïveté assumée, ce premier roman pose d’une manière lancinante et maîtrisée des interrogations essentielles (et existentielles), en des circonvolutions syntaxiques où les parenthèses s’imposent comme primordiales. L’ensemble esquisse des récits volontairement avortés et laisse des questions en suspens : quelle est la portée du scandale qu’aurait pu produire auprès des élèves un professeur fréquentant ouvertement les boîtes de strip-tease ? Que va devenir le couple dudit professeur ? Quid de la Bimbo, du « Slave », du narrateur lui-même ? Comment conduire sa vie ? Tout cela sonne faussement romanesque (comme sonne souverainement faux le piano final), mais donne « forme et raison » à la réalité insaisissable du comportement humain. Un beau livre, qui ne laisse pas indifférent et qui donne de quoi attendre la suite…

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

10/04/2014

Chiens noirs et carrioles rouges

Poésie, francophone, Pierre Autin-Grenier, Georges Rubel, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, Chroniques des faits, illustrations de Georges Rubel, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2014

Des faits réels ? Des chroniques historiques ? Le titre pourrait nous le faire croire, que dément l’image de couverture, ainsi que toutes celles – débordantes, colorées, vivaces, mortifères, sanglantes, printanières – qui, dépassant largement la simple illustration, ponctuent les textes.

Et ceux-ci nous mènent loin au-delà de l’horizon et de nous-mêmes, nous encourageant à la patience, à la révolte et à l’espoir de revoir « la grande carriole rouge de l’avenir », nous incitant à bannir le mensonge et à lancer comme un grand cri « un fantastique appel à la vie », à chasser la mort pour ensemble aller « voir la mer », accompagnés d’« un chien rêveur »…

L’écriture de Pierre Autin-Grenier, réalisme et onirisme mêlés, réclame la relecture – et cette réédition est en l’occurrence une belle occasion de se replonger dans des poèmes en prose à propos desquels « on n’est sûr de rien », mais que l’on déploie sans se lasser d’entendre leurs harmoniques ni de se mettre au pas de leurs cadences, tout en écoutant les appels à se ressaisir. Le lecteur, ainsi « délivré du néant » et pensant peut-être à Rimbaud, devient alors apte à marcher, « seul en son vertige, vers d’incroyables Éthiopies ».

Jean-Pierre Longre

www.dessertdelune.be

02/04/2014

« Vibration de langue et d’encre »

Revue, poésie, image, francophone, traductions, Les carnets d’Eucharis, Nathalie Riera, Jean-Pierre LongreLes Carnets d’Eucharis n° 2, 2014

Le premier numéro en version imprimée était consacré à Susan Sontag; le second « poursuit sa ligne exploratrice des figures d’écritures » en laissant libre cours « à une constellation d’écrits inédits qui multiplient les franchissements et les traversées », selon les mots de la rédactrice en chef, Nathalie Riera. Cela donne un volume qui, pour hétérogène qu’il puisse d’abord paraître en matière générique et linguistique, trouve son unité dans le choix exigeant des textes et des images, un choix fondé sur la qualité esthétique et sur l’originalité thématique, dans une exploration des « paysages de la poésie et de la littérature ».

Après un entretien avec Étienne Faure autour de son dernier opus, La vie bon train, puis des photographies d’Éric Bourret commentées par François Coadou, le chapitre « Au pas du lavoir » présente des poèmes, des proses, des versets, des sentences lyriques avant un texte de Claude Minière extrait de « Mallarmé et les fantômes » et une « Petite anthologie de Textes contemporains er de Paroles d’artistes » (« En haut du pré »). Puis une partie multilingue avec des œuvres de W.S. Graham, Paul Stubbs, Mariangela Gualtieri, Juan Gelman, Viviane Ciampi, Eva-Maria Berg, Mina Loy traduites par Blandine Longre, Angèle Paoli, Raymond Farina, Brigitte Gyr, Olivier Apert… Enfin, des portraits et lectures critiques qui ouvrent un vaste horizon littéraire, et où chacun peut glaner sa nourriture.

Il faudrait tout citer, et l’on serait tenté de reproduire de larges extraits d’une revue qui, selon le souhait de la rédaction, a de grandes chances de muer le lecteur en « paysagiste », et à laquelle on souhaite une belle route.

Jean-Pierre Longre

http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com

01/04/2014

Un talent particulier

Essai, francophone, Joseph Kessel, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreJoseph Kessel, La paresse, Les éditions du Sonneur, 2013

Les éditions du Sonneur publient régulièrement dans leur « petite collection » des textes au format réduit mais à la teneur dense (voir par exemple ceux de Jeremiah N. Reynolds, William Wilkie Collins, Willa Cather, Victor Hugo ou Émile Littré – liens ci-dessous).

La paresse, extrait des Sept péchés capitaux de Joseph Kessel (1929), est un délicieux voyage sous les différentes latitudes de ce que l’auteur nous décrit comme l’une des grandes qualités humaines, à conditions qu’on la pratique « résolument, sans pudeur ni regret » – comme cela peut se faire lors des grandes traversées en bateau…

Les Russes, trop passionnés, et les Américains, trop énergiques (excepté quelques habitants d’Honolulu), ne connaissent pas le bonheur de la paresse ; mais les coolies chinois, oui ! Et bien d’autres encore. Avec Kessel, nous suivons un itinéraire mondial du bien-être, et côtoyons en des pays lointains des groupes cosmopolites et des individus pittoresques, dans l’après-guerre de 14-18 – avec comme unique critère l’aptitude au loisir intérieur. Et qu’on se le dise : « On ne devient point paresseux. On naît avec la grâce. Il y faut du don, du talent. ».

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2014/01/05/chasse-...

 http://jplongre.hautetfort.com/archive/2012/05/10/le-rien...

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/12/12/allumer...

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/07/28/le-labe...

25/03/2014

Des nouvelles d’Estonie, et d’ailleurs

revue, nouvelle, francophone, estonie, Mehis Heinsaar, Antoine Chalvin, Georges-Olivier Châteaureynaud, Gérard Jarlot, brèves, atelier du gué, jean-pierre longre Brèves n° 103, « Estonie » et « Nouvelles inédites », décembre 2013

Que sait-on en France de la littérature estonienne ? Mieux (pire), que sait-on de l’Estonie ? La lecture de la deuxième moitié du numéro 103 de Brèves, sans imposer un savoir encyclopédique, permet d’obtenir une réponse au moins partielle à ces deux questions et, surtout, introduit à la connaissance de ce pays en passant par la porte la plus séduisante, l’ouverture artistique.

D’une part l’art du récit court, avec, par André Chalvin, une « brève histoire de la nouvelle estonienne » et une recension des œuvres traduites en français, puis un entretien de Georges-Olivier Châteaureynaud avec l’un des représentants majeurs du genre, Mehis Heinsaar – illustré par deux nouvelles originales, dont le « réalisme magique » et la poésie onirique stimulent singulièrement la lecture. D’autre part l’art architectural et les arts visuels (peinture et photographie), qui fournissent l’occasion d’un beau cahier en couleurs – ce qui, promis, se renouvellera régulièrement.

Cette deuxième moitié se termine par un « bref » mais intéressant et méthodique « éloge de la nouvelle » par Michel Lamart et deux notes critiques. Et la première ? Elle répond à un autre objectif de la revue : faire connaître des textes et des auteurs nouveaux ou méconnus. Évidemment, ces qualificatifs ne concernent pas Paul Fournel, qui ouvre l’anthologie par trois pages aussi drôles que noires. Ainsi guidée, la petite troupe formée de Sylvie Durbec, Jean-Claude Tardiff, Astrid Bouygues, Monique-Marie Champy, Jean Pézennec, Emmanuel Leriche, Domi Giroud et Christine Sagnier raconte des histoires poétiques, humoristiques, nostalgiques, avant une remise en mémoire, par Éric Dussert, de Gérard Jarlot (1923-1964), qui eut son « heure de gloire », « une existence aussi pétillante que raccourcie », et dont on peut lire une nouvelle dense et fiévreuse.

Après la Norvège, la Suède, le Mexique, l’Espagne, le Liban, la Bulgarie, la Roumanie, la Nouvelle-Zélande et l’Océanie, la revue poursuit son exploration des écritures étrangères, tout en prêtant ses pages à la diversité française. Sûrs de gagner, continuons à miser sur cette « permanence » toujours renouvelée de Brèves

Jean-Pierre Longre

 www.atelierdugue.com

10/03/2014

Les tribulations d’un huguenot

Roman, biographie, francophone, Nicolas Cavaillès, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreNicolas Cavaillès, Vie de Monsieur Leguat, Les éditions du Sonneur, 2013

Prix Goncourt de la nouvelle 2014

 

En 1685, Louis XIV signe l’édit de Fontainebleau, qui révoque celui de Nantes, et jette sur les routes de l’exil des milliers de huguenots, entraînant les conséquences durables que l’on connaît.

Parmi eux, François Leguat, gentilhomme bressan déjà âgé de 50 ans, qui, fuyant ses terres, se réfugie en Hollande ; de là, vu la foule d’émigrés s’entassant dans le port d’Amsterdam, il décide de s’embarquer pour les îles lointaines. Premier départ à bord d’une frégate, avec quelques hommes qui deviendront forcément des compagnons de long voyage. Le roman retrace les tribulations de ces navigateurs malgré eux, les incidents, les maladies, les tempêtes, les trahisons, la survie sur des îles inconnues, les morts, les emprisonnements, les abandons… Leguat résiste à tout, au prix de combats inhumains contre l’adversité, contre les duretés de la nature et des hommes, entre  océans et continents – et ne meurt qu’à 96 ans, dans les bas-fonds londoniens.

Nicolas Cavaillès, dans ce bref roman (ou longue nouvelle), ne se contente pas de raconter ce que son héros avait déjà narré dans son Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales, publié en 1707 – suivant peut-être en cela la mode des récits exotiques de l’époque. En une prose limpide et riche, rythmée par les évocations poétiques, il entame une réflexion sur la nature et la destinée humaines, sur le sens de l’aventure, sur la souffrance, sur la mort, sur Dieu, sur la sincérité même de la narration autobiographique, sur « l’idéal littéraire de simple vérité » ; et il réhabilite ce bourlingueur qui « aura vécu trois vies », qui aura fréquenté « l’Éden original » et « la cité de l’Apocalypse » – et qui, tout compte fait, fut une homme « simple et sincère » et reste « un modèle à suivre ».

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com

10/02/2014

En quête d’Éden

Roman, francophone, Léo Henry, Jacques Mucchielli, Dystopia, Jean-Pierre LongreLéo Henry et Jacques Mucchielli, Sur le fleuve, Dystopia Workshop, 2013

Au cœur de la forêt tropicale, le long d’un fleuve qui pourrait bien être l’Amazone ou l’un de ses affluents, se sont aventurés quelques personnages venus pour différentes raisons se perdre au-delà des océans à la recherche de Manoa, la Cité d’or. Un noble castillan et son épouse indigène, un ancien inquisiteur et son secrétaire, un soldat néerlandais, un marin navarrais, un mercenaire corse, un chasseur galicien, un jésuite fou… Cette petite troupe, accompagnée de soldats et d’Indiens, affronte les dangers inhérents à ce genre et à ce lieu d’expédition – dangers naturels et physiques, mais aussi ceux que chaque humain recèle en lui-même.

Un autre être, invisible et dont la présence est pourtant prégnante, rôde autour des campements, sur les rives et dans les profondeurs touffues : Tyvra’i ou « Petit Frère », dont les monologues rythment le récit. « Mon nom est Petit Frère car, de tous les gens de mon peuple, je suis le plus jeune. La forêt est le ventre duquel je suis né. Je ne suis pas le fruit d’un arbre, je n’ai pas jailli de la source et ne suis pas tombé des cieux. La glaise ne m’a pas façonné. C’est la forêt qui m’a engendré, la forêt grosse comme la femme lorsqu’elle est enceinte. Mon nom est Petit Frère et je suis né d’ici. ». La mort rôde, surprend, et l’aventure tourne aux massacres successifs. Confrontés à des forces imparables, rêvant de possessions, les conquérants vont peu à peu se faire posséder eux-mêmes, disparaître sous les griffes de « Jauára ichê », le jaguar.

Sur le fleuve laisse s’écouler la narration, péripéties violentes et mystères insondables, raccourcis fulgurants et suspens silencieux, chutes inattendues et calmes plats. Manoa existe-t-elle ? Le saura-t-on vraiment ? Si le monde garde ses secrets, la leçon est claire :

                            « Cessons de chercher l’or !

                            Restons hors de cette forêt !

Nous sommes incapables d’y vivre,

incapables de comprendre ce que disent là-bas

les arbres dans leur sommeil,

les animaux qui marchent comme l’homme,

les voix qui crépitent dans les flammes

et celles qui courent aux vents de nuit !

Restons hors de cette forêt !

Ne cherchons pas à rendre ce monde parfait ! ».                  

Jean-Pierre Longre

 

www.dystopia.fr

05/02/2014

Métamorphose de la bande dessinée

Essai, Bande dessinée, francophone, anglophone, WinsorMcCay, Balthazar Kaplan, Ab irato, Jean-Pierre Longre

Balthazar Kaplan, Little Nemo, le rêveur absolu, Ab irato, 2014

Winsor McCay (1869-1934) est un pionnier, et son Little Nemo in Slumberland, créé en septembre 1905, publié en feuilleton à partir de cette date, renouvelle radicalement l’esthétique de la bande dessinée, en en faisant un genre à part entière, distinct du récit illustré. Cela, Balthazar Kaplan le rappelle, bien sûr, mais ne s’en contente pas : il analyse aussi d’une manière explicite et détaillée, quasiment exhaustive, ce qu’il faut savoir sur une œuvre que l’on peut considérer comme la première bande dessinée moderne.

En deux grandes parties, « Préambule au rêve » et « Au cœur du rêve », l’exploration du monde imaginaire de Little Nemo se fait de plus en plus incisive, de plus en plus pénétrante. Il y a, comme il se doit, l’ancrage dans une Histoire, l’héritage culturel – Jules Verne, Lewis Carroll, Andersen, les mythes populaires… Il y a l’humour, lié aux dysfonctionnements et aux transformations, l’onirisme évidemment, puisque les rêves et la fantaisie, le merveilleux et le monstrueux, l’illusion et la théâtralité sont autant de ressorts de la fiction.

Mais Little Nemo ne donne pas prise aux simplifications. Si l’imaginaire en est une constante, il cohabite avec le réel, en une subtile dialectique ; de même pour ce qui est de celle qui commande les relations entre « construction » et « perturbation » du monde. « Rien n’est stable, tout se transforme – être, chose, lieu », écrit l’auteur. Ajoutons à ces considérations celles qui concernent le dessin, toujours en mouvement (lignes et couleurs). Car « ce qui est fascinant avec McCay est qu’il ait si tôt et si vite compris les possibilités de la bande dessinée ». Le « génie » du dessinateur réside, entre autres, dans le jeu sur les cadres et sur les planches elles-mêmes, qu’il envisage d’une manière globale.

Faute d’entrer dans les détails de cette étude, disons qu’elle est à la fois savante et accessible, complète et éclairante, et que les illustrations (planches entières ou détails de dessins) qui la ponctuent, outre le rôle de preuves qu’elles jouent régulièrement, accentuent le plaisir de la lecture.

Jean-Pierre Longre

http://abiratoeditions.wordpress.com

Voir aussi Little Nemo 1905-2005, un siècle de rêves, album collectif, Les Impressions nouvelles : http://www.lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/little-n...

03/02/2014

Toujours vert

Le persil, journal, 2013

Revue, francophone, Suisse, Roumanie, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre Longre

Réalisé par Marius Daniel Popescu (ou, au moins, avec son concours, et quoi qu’il en soit toujours à son initiative), Le persil, journal littéraire aux voix multiples, lance toujours ses larges feuilles bien remplies sur les chemins de la langue française et dans les champs de la culture européenne. Quelques exemples de l’activité tous azimuts de cette publication qui laisse la parole aux auteurs les plus divers, sans considération de leur notoriété sur le marché de l’édition ? En voici, tout au long de l’année 2013 :

Mai (n° 65-66-67) : inaugurés par un beau témoignage de Gérard Delaloye sur des souvenirs d’amitié roumano-valaisanne, une suite de textes inédits, poétiques, théâtraux, narratifs d’auteurs de Suisse romande.

Juin (n° 68-69) : carte blanche offerte par Marius Daniel Popescu à Herke Fiedler, « auteure, poétesse, performeure » née en Allemagne, vivant à Genève, écrivant en français et faisant cohabiter différentes langues. Textes poétiques, étranges parfois, et qui toujours interrogent le lecteur, dans une mise en page originale.

Juillet-août-septembre (n° 70-71-72) : Vincent Yersin et Daniel Vuataz font le tour des nouvelles maisons littéraires de Suisse romande : interviews d’éditeurs, portraits, genres, activités, particularités, photos, « fiches d’identité » – un numéro qui donne une idée précise de la vie et de la production littéraires locales.

Novembre ( n° 73-74) : réalisé par André Wyss, un numéro consacré à Charles Racine (1927-1995), « poète au talent rare », trop méconnu. Des textes d’André Wyss, Philippe Rahmy, Françoise Matthey, et du poète lui-même, tentent une juste réhabilitation de cette « voix hors du commun ».

Décembre (n° 75) : « Voix de condamnés à mort ». Présentés par Daniel Vuataz et Joséphine Maillefer, des lettres et des poèmes de détenus – beaux documents parfois tout simples, toujours émouvants – « parole et silence », comme se définit Le persil.

Le persil dérange parfois, rassure aussi sur la ténacité de la littérature à rester vivante. Qu’elle continue à vivre, que Le persil, qui a maintenant 10 ans, continue à pousser, malgré un terreau capricieux !

Jean-Pierre Longre

 

Le persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.

Tél.  0041.21.626.18.79.

E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr

Association ses Amis du journal Le persil : 
lepersil@hotmail.com

M.D. Popescuhttp://jplongre.hautetfort.com/tag/marius+daniel+popescu

Rencontre avec M. D. Popescu, vidéohttp://www.canal-u.tv/producteurs/universite_lyon_3_division_de_l_audio_visuel_et_du_multimedia/dossier_programmes/lettres/rencontre_avec_marius_daniel_popescu 

 

07/01/2014

La diplomatie dans tous ses états

Bande dessinée, film, francophone, Lanzac, Blain, Dargaud, Jean-Pierre LongreLanzac & Blain, Quai d’Orsay, chroniques diplomatiques, édition intégrale, Dargaud, 2013

Le ministère des affaires étrangères, ce n’est pas une mince affaire, surtout lorsqu’on doit travailler sous les ordres d’Alexandre Taillard de Worms, qui ressemble étrangement à un homme politique nommé il y a quelques années au Quai d’Orsay, où il a fait valoir son panache, son verbe grandiloquent et son orgueilleuse résistance au bellicisme américain.

Arthur Vlaminck, jeune expert en « langages », est chargé d’écrire les discours du ministre. Difficile apprentissage de la réalité diplomatique, de la vie énigmatique et grouillante d’un cabinet ministériel : rivalités, intrigues de couloir, mesquineries d’antichambre, petits drames, franches rigolades, jeux de séduction, colères rentrées, stress quotidien, le tout apaisé par la sagesse du chef de cabinet, et dominé par les foucades intellectuelles, les conseils hautains, les envolées lyriques, les entrées et sorties inattendues, les claquements de portes, les ordres et contrordres capricieux d’un Alexandre au sommet de sa forme. Notre Arthur a beau faire, jour et nuit, au détriment de son intimité, rien n’agrée au ministre, même si c’est lui qui a dicté l’essentiel de l’argumentaire quelques minutes auparavant. Une idée à chaque instant, fusant de son esprit ouvert aux quatre vents, devrait être mise en pratique par les membres de l’équipe – s’il n’y avait ce bon Claude Maupas, dont le calme imperturbable, le sens immuable de la synthèse et de la mesure viennent souvent à bout de l’agitation, de la boursouflure et de l’absurdité récurrente à laquelle les omniprésentes citations d’Héraclite ne sont pas étrangères.

Lanzac et Blain s’en sont donné à cœur joie, dans un album consistant, où la caricature voisine avec la finesse, où le réalisme n’exclut pas l’onirisme, où la vivacité se combine avec les jolis temps de pause, où l’Histoire mondiale se nourrit d’histoires personnelles, où la drôlerie est à la mesure des enjeux humains, où chaque épisode est un bijou graphique. Rien d’étonnant à ce que Bertrand Tavernier s’en soit emparé pour en faire un film savoureux, devenu populaire. « Ce qui m’a séduit, c’est le parfait équilibre entre une force comique irrésistible et, de l’autre, une vérité, une grande réalité, dans les personnages, les situations et les dialogues. ». L’essentiel est dit.

Jean-Pierre Longre

www.dargaud.com

29/12/2013

Le roman de Lucile

Roman, francophone, Delphine de Vigan, JC Lattès, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreDelphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit, JC Lattès, 2011, Le livre de poche, 2013

Les récits familiaux se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Rien ne s’oppose à la nuit ne tient pas du déballage sordide dans lequel certains se complaisent. Delphine de Vigan y raconte la vie erratique de sa mère, sans se voiler derrière une fausse pudeur, mais sans cacher non plus ses scrupules et les difficultés du processus narratif : « Un matin je me suis levée et j’ai pensé qu’il fallait que j’écrive, dussé-je m’attacher à ma chaise, et que je continue de chercher, même dans la certitude de ne jamais trouver de réponse. Le livre, peut-être, ne serait rien d’autre que ça, le récit de cette quête, contiendrait en lui-même sa propre genèse, ses errances narratives, ses tentatives inachevées. Mais il serait cet élan, de moi vers elle, hésitant et inabouti. ». Et à plusieurs reprises, elle revient sur cette quête littéraire de la vérité, de « l’angle qui [lui] permettra de [s]’approcher encore, plus près, toujours plus près ».

C’est dire si elle est à la fois foncièrement vitale et éminemment littéraire, cette entreprise qui consiste à explorer les méandres serrés, les recoins secrets de l’histoire familiale. De la vie du couple hors normes que forment Liane et Georges, de celle de leurs nombreux enfant, de la mort tragique et prématurée de certains d’entre eux, et surtout du destin chaotique de leur fille Lucile, née en 1946, tout est relaté le plus fidèlement possible ; des affres et des rêves des deux filles de celles-ci, marquées par une enfance ballottée et un sens prématuré des responsabilités, tout est analysé sans concessions ni rancœur, avec l’émotion et la sincérité de l’amour et du désarroi devant la détresse d’une mère bipolaire. « C’était moi qui la réveillais le matin, c’était moi qui m’inquiétais de savoir si elle se rendait à son travail, c’était moi qui faisais la gueule parce qu’elle ne parvenait plus à nous parler. Jusque là, Lucile avait été ma maman. Une maman différente des autres, plus belle, plus mystérieuse. Mais je prenais maintenant conscience de la distance physique qui me séparait d’elle, je la regardais avec d’autres yeux, ceux de l’école, ceux de l’institution, ceux qui la comparaient aux autres mères, ceux qui cherchaient la douceur qui avaient disparu des siens. ». Les yeux d’une enfant de dix ans…

L’une des éternelles questions est : pour quoi écrire ? Delphine de Vigan y répond dans ce livre, à propos de ce livre : pour tenter de restituer la folie du réel – et peut-être de l’exorciser. Le 31 janvier 1980, Lucile a une crise de démence particulièrement violente. La racontant, l’auteure avoue : « L’origine de l’écriture se situe là, je le sais de manière confuse, dans ces quelques heures qui ont fait basculer nos vies, dans les jours qui les ont précédées et le temps d’isolement qui a suivi. ». Voilà qui donne à méditer sur la complexité des rapports entre la vie et la littérature – et qui fournit l’occasion de lire un livre grave et beau.

Jean-Pierre Longre

www.editions-jclattes.fr  

www.livredepoche.com 

19/12/2013

Une épopée lyonnaise

Bande dessinée, francophone, Histoire, Christophe Girard, Les enfants rouges, Jean-Pierre LongreChristophe Girard, Le linceul du vieux monde. La révolte des canuts, livres 1 et 2, Les enfants rouges, 2013

Christophe Girard, dont la famille est lyonnaise depuis plusieurs générations, a longtemps mûri le projet d’écrire (et bien sûr de dessiner) sur la révolte des canuts qui ensanglanta la ville en novembre 1831. Pour cela, comme un chercheur scrupuleux, il s’est longuement et assidûment documenté sur un épisode dont il n’est plus guère question, il faut le reconnaître,  dans les manuels d’histoire ; et les deux premiers albums (en attendant le troisième) intitulés Le linceul du vieux monde combinent la vivacité du dessinateur, le talent du scénariste et les connaissances de l’historien (le premier livre, notamment, campe précisément un contexte historique, politique, économique dont la connaissance est nécessaire à la compréhension de la suite).

Bande dessinée, francophone, Histoire, Christophe Girard, Les enfants rouges, Jean-Pierre LongrePas de prétention à l’exhaustivité. Les planches en noir et blanc, dont le réalisme est souvent et volontairement dépassé par un pathétique et un tragique dignes de la chanson de geste, traduisent la violence de ces journées de révolte. La violence sociale, bien sûr, qui est faite aux ouvriers, puisque leurs conditions de travail se dégradent, que leurs salaires diminuent, que leurs impôts augmentent, tandis qu’une petite caste de possédants s’enrichit de plus en plus (tiens, tiens, les temps changent, les rapports sociaux ne varient pas…) et que la Chine devient une concurrente préoccupante, avec ses produits à moindre coût et de moindre qualité (tiens, tiens, etc… !). La violence physique, aussi, lorsqu’une manifestation pacifique est réprimée dans le sang, ce qui entraîne, comme toujours dans ce cas-là, un élargissement du conflit et l’enchaînement d’autres violences.

Qui est le héros de cette épopée populaire ? Personne. Certes, il y a quelques figures dominantes issues des mondes du journalisme, de la politique, du travail. Mais le véritable protagoniste, descendu de son village de la Croix-Rousse, c’est le peuple entier des canuts, victime et rebelle, solidaire et déterminé – celui que plus tard chantera Aristide Bruant. Christophe Girard lui aussi le chante, ce héros collectif, dans un dessin tout en contrastes et en mouvements, un dessin vigoureux et précis, un dessin qui fait vivre et voisiner l’enthousiasme des luttes et la cruauté de la répression, les cris d’indignation et le rire franc de la moquerie, la générosité des pauvres et l’arrogance des nantis, la morbidité du quotidien et l’espoir d’un monde meilleur… La révolte des canuts, mémorable épisode lyonnais, devient ici épopée universelle. À suivre dans le livre 3…

Jean-Pierre Longre

www.enfantsrouges.com  

www.christophegirardbd.com  

17/12/2013

Des revues à foison

Études greeniennes n° 5, Apollinaire n° 14, Cahiers Raymond Queneau n° 3, Éditions Calliopées, 2013

Revue, francophone, Julien Green, Guillaume Apollinaire, Raymond Queneau, éditions Calliopées, Jean-Pierre Longre

Aux éditions Calliopées, une part importante des publications est consacrée à des revues que l’on appellera monographiques, puisque chacune d’entre elles est consacrée à un auteur particulier : Guillaume Apollinaire, Julien Green, Pierre Jean Jouve, Raymond Queneau, Jean Tardieu. Apollinaire, Green et Queneau font l’objet des toutes dernières livraisons.

Le numéro 5 des Études greeniennes, présenté par Marie-Françoise Canérot et Carole Auroy, est largement consacré à des articles précis sur le motif de la nuit dans plusieurs des œuvres de l’écrivain. « S’enfoncer dans la nuit greenienne, c’est […] pénétrer au cœur battant d’un homme et d’un imaginaire », écrit M.-F. Canérot. Le volume se clôt par la fort belle reproduction d’une lettre manuscrite de l’auteur.

Revue, francophone, Julien Green, Guillaume Apollinaire, Raymond Queneau, éditions Calliopées, Jean-Pierre Longre

Le n° 14 d’Apollinaire, revue qui publie régulièrement, depuis plusieurs années, des « études » à la mesure du génie, de l’éclectisme et de la notoriété du poète, est inauguré, après l’éditorial de Jean Burgos, par les « ouvertures » d’un autre poète, Jean-Michel Maulpoix, puis par un texte émouvant de Madeleine Pagès, la fiancée lointaine, présenté par Claude Debon. Suivent des études spécialisées, notamment un article de grand intérêt sur « la musique d’Apollinaire », par Peter Dayan, avant les traditionnels comptes rendus et échos.


Raymond Queneau est, peut-on dire, celui qui peuple le plus Revue, francophone, Julien Green, Guillaume Apollinaire, Raymond Queneau, éditions Calliopées, Jean-Pierre Longreassidûment le catalogue des éditions Calliopées. Le numéro 3 des Cahiers qui lui sont consacrés, sous la houlette de Daniel Delbreil, est consacré à des « déchiffrements » divers : parallèle Queneau-Cioran, études concernant En passant, Pierrot mon ami, le « langage des fleurs », présentation d’un texte de jeunesse sur l’Albanie… Volume particulièrement émouvant, puisqu’il commence en évoquant la mémoire de trois grands « queniens » récemment disparus, Claude Simonnet, Brunella Eruli et Florence Géhéniau.

Revues de spécialistes ? Oui, en partie, avec les exigences intellectuelles et la perfection formelle que cela implique. Mais les études à caractère universitaire voisinent avec des textes, des présentations, des nouvelles, des échos dans lesquels tout lecteur peut trouver son intérêt et son plaisir.

Jean-Pierre Longre

www.calliopees.fr 

27/11/2013

Matéi Visniec à Lyon

Théâtre, roman, poésie, francophone, Roumanie, Matéi Visniec, Jean-Pierre LongreRencontre à la Bibliothèque Municipale de Lyon – La Part-Dieu 

Dans le cadre de son vingtième anniversaire, l’association Rhône Roumanie, en partenariat avec l’Institut Culturel roumain de Paris et la Bibliothèque Municipale de Lyon, propose une Rencontre sur la littérature roumaine francophone, avec Matéi Visniec, dramaturge, poète et romancier.

Rencontre animée par Jean-Pierre Longre.

Jeudi 28 novembre à 18h30,auditorium de la Bibliothèque Municipale de Lyon la Part-Dieu

Entrée libre.

Tous renseignements sur :

http://php.bm-lyon.fr/phpmyagenda/infoevent3.php3?id=9831

http://www.visniec.com

http://jplongre.hautetfort.com/tag/mat%C3%A9i+visniec

18/11/2013

« Ce que l’homme fait, l’homme le détruit »

Roman, francophone, Jérôme Ferrari, actes-sud, Jean-Pierre LongreJérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, 2012, Babel, 2013.

Prix Goncourt 2012

C’est au rythme de messages spirituels délivrés par Saint-Augustin que Jérôme Ferrari relate l’histoire d’une famille, entre la naissance et la mort de Marcel Antonetti, le grand-père, qui non seulement ouvre et clôt le roman, mais lui donne une empreinte photographique indélébile. Ascension et décadence, va-et-vient dans le temps (de 1918 à nos jours) et dans l’espace (la Corse, le continent, l’Afrique), le petit groupe représente l’entière humanité qui, croyant à la bénédiction durable, se voit condamnée par la malédiction à laquelle sont vouées les constructions terrestres, selon le sermon de l’évêque d’Hippone.

Roman, francophone, Jérôme Ferrari, actes-sud, Jean-Pierre LongreCela dit, si la philosophie sous-tend la narration, celle-ci ne se prend ni pour une dissertation, ni pour une leçon de morale, ni pour un traité spirituel. Elle tourne autour de plusieurs pôles, dont le principal est le café d’un village corse repris par deux amis étudiants en philosophie, Matthieu, petit-fils de Marcel, et son ami Libero ; ils veulent faire du bistrot à l’abandon un lieu de bonheur, une espèce d’abbaye de Thélème – et il le sera pendant quelque temps, avant de sombrer dans la tragédie, violence et débauche conjuguées. Les autres membres de la famille et leurs satellites ont eux aussi leurs histoires plus ou moins autonomes, comme Aurélie, sœur de Matthieu, qui, justement, prend part en Algérie aux fouilles visant à retrouver la cathédrale d’Augustin.

Tout avance, tout se bâtit, tout se délite dans une prose qui elle-même avance, se bâtit, se délite sur un vide porteur, comme si les phrases elles-mêmes, cahoteuses et escarpées, ne reposaient que sur une force stylistique illusoire, vouée à la chute. Un balayage verbal dont la dynamique mime la bourrasque qui balaie l’univers humain. « La terre est secouée avec tous ses habitants », dit le psaume de l’office des ténèbres du Jeudi saint, dans l’église du village comme partout dans le monde.

Jean-Pierre Longre

 

www.actes-sud.fr  

17/11/2013

Le messager noir, quatrième galop

revue, anglophone, francophone, poésie, nouvelle, essai, blandine longre, paul stubbs, black herald pressThe Black Herald – nr 4, octobre 2013, Black Herald Press

Poèmes, proses, essais, photographies : le nouveau numéro de la revue bilingue (et même multilingue, en l’occurrence) offre un choix toujours exigeant, toujours gratifiant, et d’une haute tenue constante.

With / avec Steve Ely, Pierre Cendors, Edward Gauvin, Paul B. Roth, Jean-Pierre Longre, Rosemary Lloyd, Boris Dralyuk, Paul Stubbs, Georgina Tacou, John Lee, Cristián Vila Riquelme, Philippe Muller, Michael Lee Rattigan, Desmond Kon Zhicheng-Mingdé, Vasily Kamensky, David Shook, Oliver Goldsmith, Michel Gerbal, Gary J. Shipley, Anthony Seidman, Fernando Pessoa, Cécile Lombard, Anne-Sylvie Salzman, Heller Levinson, Jorge Ortega, Blandine Longre et des essais sur / and essays about Robert Walser, Arthur Rimbaud, Raymond Queneau, E.M. Cioran. 

Images: Raphaël Lugassy, Pierre Cendors. 

Design: Sandrine Duvillier.

The Black Herald
Literary magazine – Revue de littérature

Issue #4 – October 2013 - Octobre 2013
160 pages – 15€ / £12.90 / $20 – ISBN 978-2-919582-06-8 (ISSN 2266-1913)

Poetry, short fiction, prose, essays, translations.
Poésie, fiction courte, prose, essais, traductions.

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The Black Herald’s editors are  Paul Stubbs and Blandine Longre.
Comité de Rédaction : Paul Stubbs et Blandine Longre.

Contents / Sommaire

Contributors / Contributeurs

 

An interview with Paul Stubbs in Bookslut (October 2012)

Un article paru dans Recours au Poème  (Octobre 2013)

 

http://blackheraldpress.wordpress.com

12/11/2013

Enfermés dans l’après-guerre

Roman, francophone, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, L’hiver des hommes, Julliard, 2012, Le Livre de Poche, 2013. Prix Renaudot des Lycéens, 2012. Prix Joseph Kessel, 2013.

Comment échapper aux réactions à l’emporte-pièce, aux jugements manichéens lorsqu’on a affaire à un conflit fratricide aussi tragique, aussi sanglant, aussi complexe que celui de l’ex-Yougoslavie ? En considérant de plus près les protagonistes, en parlant avec eux, en essayant de les comprendre, on s’aperçoit que tous furent, à des degrés divers, du côté des bourreaux, des victimes, des poursuivants, des fuyards…

Marc, écrivain à qui l’auteur a fourni beaucoup de sa propre expérience, revient en Serbie en 2010, intrigué par le suicide de la fille du général Mladić, et désireux de mener l’enquête sur cette mort que certains (dont le général) qualifient d’assassinat. De Belgrade, il part avec son interprète Boris – figure attachante et fraîche au milieu de ce sombre récit – dans la petite république serbe de Bosnie, où il rencontre des êtres enfermés non seulement entre les frontières de leur État, mais encore dans un état d’esprit composé de colère, de peur, de haine, de paranoïa, de méfiance, de frustration.

roman,francophone,lionel duroy,julliard,jean-pierre longreDe Pale, quartier général du temps de la guerre, à Banja Luka, actuelle capitale, de villes nouvelles en villages montagnards perdus dans la neige, Marc rencontre et interroge des admirateurs de Mladić, des combattants courageux, des déserteurs lucides, des nationalistes impénitents… Il ne les condamne pas, ne les innocente pas non plus ; sa seule préoccupation : pouvoir les comprendre, être « le greffier de la vraie vie, celle de nos ténèbres, l’envers du décor que nous nous efforçons d’offrir chaque jour ». Les échos de sa propre vie sentimentale et familiale donnent d’ailleurs une résonance particulière à ce qu’il perçoit de ces humains rongés par leurs souvenirs : « J’aurais voulu les réunir tous, les regrouper sous un bel arbre ou les adosser à un mur de pierres dorées. Tous, les vivants et les morts, les victimes et les bourreaux. J’aurais pris une photo. Non, mieux, je me serais glissé parmi eux, nous nous serions tenus serrés les uns contre les autres. Moi au milieu des ces femmes et de ces hommes brisés ».

Dans les dernières pages, le narrateur se retrouve à Sarajevo, cette ville où ses amis serbes disent ne plus pouvoir se rendre de peur de s’y faire arrêter, voire tuer. Il s’aperçoit alors que les exclusions que s’infligent les trois peuples, Croates, Musulmans et Serbes, qui naguère vivaient en bonne entente, reposent autant sur des fantasmes que sur la cruelle réalité d’une guerre récente. Peut-on chasser les illusions meurtrières, ici et là, chez les autres et en soi ? Sans résoudre le problème, ce généreux roman qu’est L’hiver des hommes suscite une vraie réflexion.

Jean-Pierre Longre

www.julliard.fr     

www.livredepoche.com 

11/11/2013

Almanach insolite

Poésie, récit, illustration, francophone, Alain Joubert, Bathélémy Schwartz, Guy Cabanel, Ab irato, Jean-Pierre LongreAlain Joubert, Le passé du futur est toujours présent, illustrations de Barthélémy Schwartz, Ab irato, 2013

Si vous voulez prendre connaissance – sans les percer – des mystères liés à la découverte de débris humains dans le lac du bois de Boulogne ou au fond du bassin des Tuileries, n’hésitez pas à vous plonger dans ce petit livre. Vous y apprendrez aussi qui est le « cycliste inconnu » de l’autoroute A7 (vous savez, celui qui a été écrasé près de Givors), vous ferez connaissance avec Henri Sigisbée, professeur au Collège de France, vous rencontrerez Jacques Lacan et Jean-Pierre Mocky, ou encore la coiffeuse Jacqueline Gemona… Et vous assisterez à maints événements peu banals de l’existence quotidienne et de la vie rêvée.

Car Le passé du futur est toujours présent relate les « faits et gestes de quarante-huit jours oubliés », qu’Alain Joubert, ex-surréaliste et ami du vélo, a exhumés d’un almanach complet qu’avec quelques autres (Georges Sebbag, Marc Pierret, Paul Virilio) il avait tenté de réaliser.

De beaux restes, à vrai dire, que ceux de cet almanach, jadis parus sous le titre Huit mois avec sursis. C’est à la fois drôle, inquiétant, tragique, comique, réaliste, bizarre… Les textes brefs sont à lire sans idée préconçue, l’esprit ouvert et les capacités mentales (conscientes et inconscientes) en éveil. Les illustrations de Barthélémy Schwartz, suggestives, toniques, morbides, brumeuses, dialoguent harmonieusement avec les dissonances des histoires ici narrées, contribuant à les fixer dans la mémoire. En cas de défaillance, on retiendra au moins la leçon du professeur Sigisbée : « Tout trésor appartient à celui qui l’invente ! ».

Poésie, récit, illustration, francophone, Alain Joubert, Bathélémy Schwartz, Guy Cabanel, Ab irato, Jean-Pierre LongreP.S. : On recommandera particulièrement et sans vergogne, aux éditions Ab irato, les ouvrages de la collection Abiratures, « dédiée à l’approche poétique, ce court moment d’élaboration qui se concrétise dans la poésie, quelle que soit la forme (rêve, texte, jeu, dessin, dialogue etc.) qu’elle prend pour s’exprimer ». Parmi eux, notamment, Hommage à l’Amiral Leblanc de Guy Cabanel, précédé d’une « induction » d’Alain Joubert, justement. Un beau chantier naval et poétique.

Jean-Pierre Longre

 

http://abiratoeditions.wordpress.com

28/10/2013

Mots en fuite

Poésie, récit, francophone, Jean-Baptiste Monat, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreJean-Baptiste Monat, Cavales, éditions hochroth Paris, 2013

Écrire un roman ? L’idée, l’envie, voire le besoin en ont effleuré l’esprit de « l’homme sans réseaux ». Il y a résisté, mû cependant par l’irrépressible geste narratif. Alors, il a sauvé quelques morceaux de son blog personnel, il les a « repeints, ajustés, affûtés », et cela donne un « récit incertain », en trente-neuf chapitres aux fortes résonances poétiques.

« Marié de force à la réalité absconse », le narrateur, sans pouvoir en divorcer, compose avec elle, tente de « reprendre élan » en chevauchant les mots en fuite. Des mots violents parfois, de mort et de souffrance, des mots ailés aussi, qui tiennent à distance, qui survolent le monde et les êtres étranges et familiers qui le peuplent. Surtout, des mots finement choisis et agencés, qui tantôt saisissent sur le vif le réel quotidien et ses contraintes, tantôt lancent des images étonnantes et infinies, celles par exemple de « cet échassier devant des cruches vides » ou de ce « vol d’étudiantes qui piquent au sud »… On se dit alors, comme lui, que tout serait possible, que ce soit avec l’indifférence de « l’ennui liquide » ou avec « une force suspendue en moi sans limite », entre aboulie instinctive et volonté créatrice.

Non, Cavales n’est pas un roman. C’est une multitude d’ébauches romanesques, d’esquisses narratives, dont la densité fait résonner toutes sortes d’harmoniques et dont les lignes mélodiques libèrent chez chacun la « surface vierge du passage ». Tout se déroule « en musique, tristement, dans l’errance de l’espèce », l’essentiel étant de « maintenir en équilibre la colonne de ciel branlante posée sur notre tête ». Lourde responsabilité. 

Jean-Pierre Longre

www.paris.hochroth.eu

http://lhommesansreseaux.hautetfort.com

16/10/2013

Présences poétiques

John Taylor, Le fontaine invisible, traduit de l’anglais (É.-U.) par Françoise Daviet, Éditions Tarabuste, 2013.

Frédérick Houdaer, Fire notice, Le Pont du Change, 2013.

Voilà deux recueils dont les origines et les horizons diffèrent sensiblement, et dont les lectures parallèles imposent, pourtant, de fulgurantes intersections. Ne serait-ce que par la présence au monde dont les textes portent témoignage.

Poésie, anglophone, francophone, John Taylor, Frédérick Houdaer, Françoise Daviet, éditions Tarabuste, Le Pont du change, Jean-Pierre LongreDans La fontaine invisible, John Taylor, écrivain américain qui vit en France depuis de nombreuses années, observe et décrit, écoute et raconte, comme Jean le visionnaire à Patmos, en multipliant les points de vue et les options esthétiques. Cela donne des instantanés narratifs, des confidences recueillies sur l’île de Samos, des évocations de paysages (parfois apocalyptiques), des poèmes aux résonances mystérieuses, des interrogations en prose, en versets, en vers disloqués… En quête du réel, on n’est jamais sûr de rien, et il faudrait « avoir foi dans les fontaines invisibles », même si les mémoires ne sont que « des tessons / des éclats de pierre / des échardes / dans la glaise ». Il faut se le dire : la recherche du réel ne peut que passer par la poésie.

Poésie, anglophone, francophone, John Taylor, Frédérick Houdaer, Françoise Daviet, éditions Tarabuste, Le Pont du change, Jean-Pierre LongreAvec Fire notice, nonobstant le titre, on a affaire à un auteur français (lyonnais…), qui n’hésite pas à se colleter avec le monde, avec la vie quotidienne, ses violences, ses injustices, et à tenter de voir à travers le prisme de l’écriture poétique ce que cache tout cela, et à le traduire en brefs constats rythmés, sur tous les tons, en mineur ou en majeur. Quitte à dire, par exemple, que « les astrologues se sont trompés », car « la fin du monde / a bel et bien eu lieu / une fois / deux fois / dix fois / on a fini par ne plus y prêter attention » ; et à écrire « au nom » de ceux qui ne le font pas parce qu’ils restent spectateurs impuissants et que – répétons-le sans vergogne – la recherche du réel ne peut que passer par la poésie.

Jean-Pierre Longre

www.laboutiquedetarabuste.com

http://lepontduchange.hautetfort.com

12/10/2013

Portraits équestres

Essai, portraits, francophone, Jérôme Garcin, Folio, Gallimard., Jean-Pierre LongreJérôme Garcin, Galops, Perspectives cavalières, II, Folio / Gallimard, 2013

On connaît la passion que Jérôme Garcin voue aux chevaux. Et comme la littérature est aussi son fort, cela donne de beaux ouvrages équestres que nous lisons soit avec le regard naïf du néophyte, soit avec l’admiration complice du connaisseur, et toujours, selon les circonstances, aux rythmes des « trois allures ».

Dans Galops, l’auteur continue à dessiner avec brio et sensibilité ses « perspectives cavalières ». Les souvenirs personnels forment l’antichambre d’une galerie de portraits dont, évidemment, le cheval est le protagoniste. Portraits de comédiennes (dont celui, intime et tendre, d’Anne-Marie) et de comédiens (dominés par la silhouette rieuse et raffinée de Jean Rochefort), puis d’écrivains (Paul Morand et Flaubert en première ligne), d’artistes aux yeux perçants, d’un présentateur de télévision érudit, et bien sûr celui, en plusieurs épisodes, de Bartabas, « l’homme cheval », le « Centaure » dont les spectacles exigeants, piaffants, baroques et toujours renouvelés sont autant d’hymnes à l’animal royal. Pour finir, quelques considérations sur la féminisation du monde équestre (dont, visiblement, l’écrivain cavalier ne se plaint pas) et sur les engagements politiques divers du cheval (eh oui!), avant le portrait le plus émouvant, celui d’« Eaubac, le roi nonchalant », vieux compagnon à qui l’auteur rend le plus souvent possible visite « dans son petit royaume de verdure ».

Ces évocations, ces méditations, ces réflexions, ces récits, ces descriptions doivent certes beaucoup aux personnages animaux et humains qui les peuplent, mais beaucoup aussi à l’art du portraitiste, qui ne recule ni devant les confidences personnelles, ni devant les images fulgurantes, ni devant les jeux verbaux (à commencer par le néologisme « hippothèque » ou par l’homonymie de « selles »…). Une prose séduisante qui, sans les percer, laisse entrevoir les mystères d’un animal libre et fascinant.

Jean-Pierre Longre

 

www.folio-lesite.fr