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25/05/2011

Odyssées urbaines

Essai, histoire, francophone, Raymond Queneau, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreRaymond Queneau, Connaissez-vous Paris ?, Gallimard / Folio, 2011. Choix des textes, notice et notes d’Odile Cortinovis. Postface d’Emmanuël Souchier.

« Ma chronique eut, je dois le dire en toute modestie, un certain succès. Elle dura plus de deux ans ; à raison de trois questions pas jour, cela en fit plus de deux mille que je posai au lecteur bénévole », écrit Queneau dans un article daté de 1955 et reproduit en tête de volume. Cette chronique, donc, parut quotidiennement dans L’Intransigeant du 23 novembre 1936 au 26 octobre 1938. Le livre publié par Odile Cortinovis et Emmanuël Souchier ne reproduit pas les 2102 questions–réponses, mais 456, selon un choix raisonné (c’est-à-dire en fonction des réponses qu’on peut leur apporter encore actuellement).

Quelques exemples ? « Qui était le Père Lachaise ? » ; « Quel est le plus ancien square de Paris ? » ; « Combien y a-t-il d’arcs de triomphe à Paris ? » ; « Quelle est la première voie parisienne qui fut pourvue de trottoirs ? » ; « Quel rapport existe-t-il entre l’église Saint-Séverin et la république d’Haïti ? » ; « Depuis quelle époque les bouquinistes sont-ils établis sur les quais ? » ; « De quand datent les premiers tramways à Paris ? » ; « Combien y avait-il d’édifices religieux à Paris en 1789 ? »… On trouvera les 448 autres questions et toutes les réponses en lisant Connaissez-vous Paris ?

Au-delà de l’encyclopédisme, il y a une vraie philosophie de la promenade urbaine (des « antiopées, ou déambulations citadines », comme le rappelle et l’explique Emmanuël Souchier) et un sens aigu de l’histoire, marques indélébiles de la vie et de la pensée de Queneau. Et, sans en avoir l’air, le goût des voyages : « Je me disais : comme c’est curieux, il me semble que j’ai fait un long… très long… voyage. J’avais visité Paris ». Nous aussi.

Jean-Pierre Longre

www.folio-lesite.fr     

 

20/05/2011

Aux jeunes écrivains, définitivement

Essai, francophone, Jean Prévost, Jérôme Garcin, éditions Joseph K., Jean-Pierre LongreJean Prévost, Traité du débutant, préface de Jérôme Garcin, Joseph K., « métamorphoses », 2011

En douze brefs chapitres, Jean Prévost développe, à l’intention des jeunes gens qui s’apprêtent à écrire, tout, absolument tout ce qui leur est nécessaire, méthodiquement, vigoureusement. En 1929, à 28 ans, il se pose en maître qui, s’appuyant sur une expérience déjà riche (Jérôme Garcin, qui le connaît parfaitement, le rappelle dans sa préface), parle de la « vocation », de la « carrière », des « milieux » et du « travail » littéraires, de la parution du premier livre avec ce qui s’ensuit, du public et du succès éventuel, des attentes matérielles (« avancement », droits d’auteur)… De toutes les préoccupations, donc, de l’écrivain débutant.

Ces conseils, d’ordre pratique au moins autant qu’intellectuel, s’assortissent de jugements bien sentis, sans concessions, sur le monde littéraire – ce qui, de la part de Jean Prévost, n’est pas pour étonner. Les critiques (dont il était) : « À part deux ou trois exceptions dont vous connaissez les noms aussi bien que moi, les critiques n’ont aucune espèce d’influence : on les soupçonne toujours de camaraderie quand ils sont favorables ou défavorables, car le reste du temps, de peur de se tromper, ils n’ont même pas d’avis » ; le public (dont nous sommes tous) : « Je fixe donc le public des vrais lettrés à cinq ou six cents, […] et à cinq ou six mille le nombre des êtres falots et utiles qui agissent comme s’ils étaient lettrés, et acceptent le bon goût en confection » ; les auteurs (dont il reconnaissait volontiers, en connaissance de cause, qu’ils ne peuvent vivre de leurs droits) : « La plus vive des passions des littérateurs n’est ni la jalousie ni même la vanité : c’est la paresse » ; mais aussi : « La plupart des gens de lettres, en dehors de leurs œuvres, sont assez apathiques – ou bien bons critiques d’eux-mêmes – oui bien assez sages pour rire de qui les déteste » ; le travail d’écriture : « [Notre écrivain] ajoutera ce qui se peut ajouter : de la concision, et c’est bien ; des épithètes, et c’est mal. Le plus souvent des métaphores, où l’on semble croire, depuis cinquante ans, que consiste l’essentiel du style. Cela donne des Salammbô » (impitoyablement, Jean Prévost, c’est Stendhal contre Flaubert).

Jugements bien sentis, disais-je, jamais gratuits cependant. En un style impeccable (en guise de travaux pratiques), ils servent la cause de la littérature, sans vanité, sans illusions. Le « portrait imaginaire » qui clôt l’ouvrage met en avant la modestie du métier d’écrivain, son côté artisanal, se développant au cours d’une vie ordinaire où se cultive le plaisir plutôt que l’ambition. Ce traité, vieux de plus de quatre-vingts ans, est d’une étonnante modernité, d’un didactisme toujours actuel, d’une jeunesse définitive.

Jean-Pierre Longre

www.editions-josephk.com

En savoir un peu plus sur Jean Prévost :

http://www.gallimard.fr/Folio/livre.action?codeProd=A41017

http://www.lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/jean-prevost-aux-avant-postes

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/04/23/la-noblesse-des-parvenus.html

 

19/05/2011

Du fond des insomnies

Essai, récit, poésie, aphorisme, francophone, Roumanie, Radu Bata, éditions Galimatias, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, Éditions Galimatias, 2011.

À paraître en mai 2011

Voilà de « petits riens » qui disent beaucoup, venus comme par la grâce du rêve, comme saisis en plein sommeil, en réalité vus, revus, travaillés, retravaillés dans un style qui ne doit rien au hasard. Le nom de l’éditeur, d’ailleurs, s’il cède au plaisir de la parodie, évoque par antiphrase l’amour d’une langue acquise tendrement et obstinément, avec laquelle on peut se permettre de jouer sans lui manquer de respect – comme en témoignent la dédicace et plusieurs mentions contenues dans le recueil.

Le recueil ? Comment nommer autrement un ouvrage aux genres aussi divers que les sujets abordés – même si tous sont attachés par les liens du sommeil et des images qui le peuplent, ce sommeil  qui fait l’objet d’autant de définitions que, devine-t-on, de nuits passées à l’élucider, comme on passe sa vie à tenter de percer le mystère de la mort. Genres divers : journal nocturne, souvenirs fantasmés, essai cioranesque, conte merveilleux, nouvelle fantastique, fable morale, récit de rêve, jeu verbal, poésie versifiée, prose introspective, traduction… Le tout assorti d’un goût avéré pour les définitions, les inventaires, les listes, dans une tentative d’épuisement des significations : non seulement celles du grand sommeil noir et de ses accessoires, mais aussi celles de l’insomnie, d’où tout provient.

La diversité générique s’assortit, comme on peut s’y attendre, d’une pluralité thématique. Surgissant des profondeurs de la vie nocturne, viennent nous faire signe, çà et là, un ange gardien, le vin vivant sa vie multiple, de beaux hommages (à Ben Corlaciu, écrivain, ami de la famille, à Enrique Vila-Matas…), des bribes d’existence quotidienne, et bien sûr de nombreuses résonances autobiographiques, où l’enfance, la Roumanie, « l’exil permanent » prennent une place discrète et émouvante. Résonances autobiographiques et, dirons-nous, autolinguistiques. Car le changement de langue, le « troc linguistique » est au cœur des textes. « Hormis quelques moments d’enchantement, le passage dans une autre langue est un exercice douloureux ».

Ce « journal de bord judicieusement déraisonnable » met en scène un « amour immodéré pour les mots » que Radu Bata fait abondamment partager à son lecteur. Vu de l’entre-deux-langues, le français se prête à la redécouverte, à la mise en perspective, aux effets d’assonances et d’allitérations, à l’« orage lexical », aux détournements, aux variations sémantiques et typographiques, dans une jubilation qu’entache à peine la désagrégation finale. Et le renouvellement de la langue s’assortit d’une intertextualité tout azimut : l’écriture est celle d’un grand lecteur, qui ne se prive pas de glisser la littérature universelle entre les lignes de son invention : allusions, citations, références, démarquage, parodie voire satire, tout y passe et beaucoup, sûrement, nous échappe.

Radu Bata, dont les publications précédentes (Fausse couche d’ozone, Le rêve d’étain) avaient déjà réjoui un public choisi, propose ici une réflexion en forme de puzzle, dans laquelle se livrent combat le pessimisme et la joie de vivre, la résignation et l’espoir, le cauchemar et l’utopie, le sommeil et la veille. Au bout du compte, le gagnant est le langage, cet « idiome intérieur » que l’auteur, généreusement, laisse à notre disposition.

Jean-Pierre Longre

www.editions-galimatias.fr  

09/05/2011

La contagion Queneau

essai,francophone,raymond queneau,jean-pierre martin,gallimard,jean-pierre longreJean-Pierre Martin, Queneau losophe, Gallimard, « L’un et l’autre », 2011

Quel présomptueux, ce Jean-Pierre Martin ! se dit-on. Le voilà qui, non content de publier trois livres quasiment en même temps*, se targue d’avoir été élu « meilleur lecteur de son œuvre » par Queneau lui-même, d’avoir entretenu avec lui une correspondance anthume et posthume aussi abondante qu’intime, d’être en quelque sorte le filleul du maître – que dis-je, le filleul : son égal, son conseiller, « sa chance » même ! Autant dire que sans Martin, Queneau n’existerait pas… Bon, tout ça, c’est pour de rire. Un peu. C’est en tout cas pour dire combien le lecteur se sent en phase avec un auteur qu’il admire depuis belle lurette.

Qu’il admire et qu’il comprend, autant qu’on puisse comprendre ce qui se trame derrière l’apparente fantaisie et la multiplicité des facettes qu’avec la discrétion qui le caractérise  l’ami Raymond présente à ses observateurs. De même que Jean-Pierre Martin cache sous un ton plaisant une rigoureuse analyse de la « pensée » quenienne, de même Raymond Queneau cache sous le rire communicatif, la myopie sympathique et l’ironique légèreté de ses personnages une gravité tenant à la fois à la réalité de la souffrance et à la profondeur de la réflexion. Il y a bien une « correspondance » entre les deux auteurs, mais une correspondance qui dépasse la fiction des lettres échangées pour atteindre les secrets que recèle le travail littéraire. 

Là, il faut bien en venir à la « losophie », qui est, disons, « la philosophie corrigée par le rire, le burlesque, le quotidien et le principe de relativité », ou encore ce qui « emprunte les formes de la littérature pour donner voix à une nébuleuse de pensées et de méditations qui n’ont place dans aucun système » (car, tout de même, « ça ne rigole pas toujours, la losophie »). Bref, pour plus de précisions sur ce concept, on lira avec profit le chapitre intitulé « Morceaux de losophie », sorte de petite anthologie mettant en bonne place quelques œuvres choisies comme Gueule de Pierre, Le Chiendent ou Les Derniers Jours. C’est cela : revenons-en toujours à l’écriture, à la langue, aux textes ; il nous est donné là une belle occasion de relire ceux-ci avec un regard renouvelé.

En mettant l’accent sur les relations intimes qu’il entretient avec Raymond Queneau, Jean-Pierre Martin procure un plaisir contagieux, tout en définissant mine de rien mais sérieusement les tendances (phi)losophiques de l’écrivain, et en livrant une vraie biographie littéraire et orientée de celui avec qui il rêve de faire du tandem sur la côte normande et à qui il n’hésite pas à dire : « Vous avez joué vos tripes tout en laissant tomber la musique guimauve, ce pourquoi on ne vous a pas toujours compris ».

Jean-Pierre Longre

* Outre Queneau losophe : Les liaisons ferroviaires, Éditions Champ Vallon, 2011 (voir ici) ; Les écrivains face à la doxa, essai sur le génie hérétique de la littérature, Éditions José Corti, 2011 (voir ).

www.gallimard.fr

http://jeanpierremartin.net

Accueillir la désillusion

Correspondance, francophone, Raymond Queneau, Dominique Charnay, Pierre Bergounioux, éditions Denoël, Jean-Pierre LongreDominique Charnay, Cher Monsieur Queneau. Dans l’antichambre des recalés de l’écriture. Préface de Pierre Bergounioux, Denoël, 2011

De 1938 à 1974, Raymond Queneau écrivit abondamment, publia beaucoup, exerça maintes activités liées en général à la littérature, et lut pour les éditions Gallimard une quantité phénoménale de manuscrits, en tant que « chef du comité de lecture ». Énorme travail, qui impliquait de rédiger des fiches, de prendre des décisions, donc – opération  délicate – de « recaler » la plupart des candidats au métier d’écrivain tout en laissant leur chance à ceux qui paraissaient appartenir « à la communauté des autres écrivains », comme Marguerite Duras, Hélène Bessette, Boris Vian, J.-M. G. Le Clézio, Claude Simon… Au long de ces années, Queneau s’acquitta avec conscience, scrupules, lucidité et humanité de sa tâche ardue.

Le recueil présenté par Dominique Charnay et subtilement préfacé par un Pierre Bergounioux mettant en avant, particulièrement, l’aptitude de Queneau à susciter « les confidences de ceux qui, à tort ou à raison, se sentent habilités à écrire », ce recueil, donc, est un florilège des lettres de ces derniers, soigneusement conservées par leur destinataire. En les lisant, on comprend pourquoi : pittoresques, attendrissantes, naïves, provocantes, ironiques, désespérées, humoristiques, furieuses, poétiques, modestes, orgueilleuses, incompréhensibles, flagorneuses, menaçantes, elles sont le reflet de tous les tempéraments, elles témoignent de toutes les réactions imaginables et inimaginables des déçus de la création, ou de leurs porte-parole – car certains écrivent même en lieu et place de leurs père, fils, neveu, épouse… Il y a ceux qui s’humilient honteusement, ceux qui exercent le chantage affectif, ceux qui, pathétiquement, tentent de plaire en imitant la manière de leur destinataire, ceux qui, non moins pathétiquement, de la jouent stylistes détachés ou poètes maudits… Mais constamment, dans ces adresses au « maître », à « Monsieur Queneau », à « Monsieur », on devine une confiance accordée à la « franchise » du lecteur qui prend ses responsabilités, et dont la réputation de sérieux et de « bonté » provoque parfois de véritables confessions ; il n’est pas indifférent non plus que Queneau soit un écrivain reconnu, apprécié, comme le sont les autres lecteurs de la maison Gallimard, la distance humoristique en plus : le ton de ces missives s’en ressent, parfois avec une certaine réussite.

Ce livre n’est pas du Queneau, mais il n’aurait évidemment pas existé sans Queneau – le lecteur professionnel, et aussi l’écrivain, l’artisan qui sait reconnaître ses pairs et accueillir la désillusion avec un sourire compréhensif.

Jean-Pierre Longre

 

P.S. : Un sommet humoristique est gravi par la société Picon, dont une lettre reproduite en annexe commence ainsi :

« Monsieur,

         Nous avons appris avec grand plaisir que pour l’Apéritif vous donniez volontiers votre préférence à l’AMER PICON (Cf/ CANDIDE du 16 NOVEMBRE).

         Dès lors, voulez-vous nous permettre de vous offrir gracieusement 6 Bouteilles, que nous ferons déposer, à votre nom, aux Editions GALLIMARD, pour vous remercier du témoignage de fidélité que vous donnez à notre Marque ».

        

www.denoel.fr    

07/05/2011

Géraldine Bouvier, le retour

Roman, francophone, Marc Villemain, Quidam éditeur, Jean-Pierre LongreMarc Villemain, Le pourceau, le diable et la putain, Quidam éditeur, 2011

Elle était là dans Et que morts s’ensuivent, elle revient ici, au chevet du narrateur, un octogénaire grabataire qui, à la merci de sa « vipère aux yeux de jade », ne semble se faire d’illusions ni sur cette infirmière « dotée d’un tempérament qui ferait passer l’incendiaire intransigeance de Néron pour une contrariété de mioche privé de chocolatine », ni sur son propre passé de misanthrope sarcastique et invétéré, ni sur le genre humain, ni sur « l’existence profondément débile de son pourceau de fils ».

On l’aura compris, Marc Villemain laisse s’épanouir, dans son nouveau livre, l’humour (noir à souhait) et la satire (cynique à volonté). Les pages sur le monde universitaire, par exemple, que « Monsieur Léandre » a visiblement bien connu, sont un bel échantillon de réalisme critique – et la verve acérée du vieillard (enfin, de l’auteur) n’épargne pas non plus la famille, les enfants, l’école, les femmes, les malades, la société en général, disons l’univers dans son ensemble…

Il n’est pas innocent que le livre s’ouvre et se ferme sur l’image du cloporte, qui elle-même (pré)figure celle de la mort ; et Géraldine Bouvier, silhouette attirante et obsédante à la fois, n’en finit pas d’allonger son ombre diabolique d’un bout à l’autre du récit.

Jean-Pierre Longre

www.quidamediteur.com

http://villemain.canalblog.com    

04/05/2011

"Le maillon rompu"

9782260018094.jpgLionel Duroy, Le chagrin, Julliard, 2010. Rééd. J'ai lu, 2011.

Pour Michel Leiris publiant L’âge d’homme, l’ombre de la « corne de taureau » qui guette le torero représente le danger qu’encourt l’autobiographe lorsqu’il se donne pour règle de dire « la vérité, rien que la vérité ». L’écriture est alors un « acte » qui pèse lourdement sur les relations de l’auteur avec son entourage, et donc sur le destin de cet auteur. Là s’arrête l’analogie entre l’ouvrage de Leiris et celui de Lionel Duroy : la construction, le style, l’intention même sont différents. Mais dans les deux cas, l’expression la plus fidèle, la plus sincère possible des souvenirs est un risque délibérément encouru, voulu par la nécessité de la libération personnelle.

De 1944 au début des années 2000, des origines parentales à la création d’une nouvelle famille, les souvenirs de William Dunoyer de Pranassac (alias Lionel Duroy) se succèdent au rythme de ce qui a marqué, voire bouleversé son existence, à commencer par les traumatismes de l’enfance, entre un père en permanente cessation de paiement, une mère dont les rêves mondains déçus provoquent chez elle des dépressions périodiques et une ribambelle de frères et sœurs élevés au gré des circonstances. Une enfance chaotique, marquée par les disputes des parents, une scolarité lacunaire, des bonheurs fugitifs sans lendemains. Puis viennent les voyages, les amours, les ratages, la paternité, le journalisme, l’écriture…

Cette écriture, qui n’est pas simplement narration – histoire de raconter sa vie pour se satisfaire et satisfaire la curiosité des lecteurs – retrace une évolution personnelle qui, certes, ne manque pas d’intérêt : des complexes enfantins à une certaine assurance, de l’extrême droite familiale à la gauche bon teint, de la soumission à la révolte.  Il y a aussi la quête minutieuse du vrai, les documents et les photos palliant les défaillances de la mémoire, le doute et les questions, loin d’être occultés, se faisant même moteur de la recherche. Mais l’écriture est au premier chef, et en dernier lieu, le moyen de survivre. Lorsqu’en 1990 paraît Priez pour nous, c’est la rupture avec toute la famille, parents, frères et sœurs, neveux et nièces : l’auteur s’est livré à la « corne de taureau » en allant jusqu’au bout du règlement de comptes avec sa mère, et c’est au prix de cette brouille qu’il peut poursuivre son chemin.

Le chagrin est en quelque sorte le roman d’un regard sur soi, le roman d’une autobiographie sans concessions : Lionel Duroy raconte comment il en est arrivé à composer une œuvre de révolte, comment il est devenu « le maillon rompu, celui sur lequel s’est cassée la chaîne ». Récit violent et tendre à la fois, plein d’une émotion à peine bridée par l’écriture.

Jean-Pierre Longre

www.laffont.fr/julliard

23/04/2011

« Tout n’est pas perdu »

Nouvelle, francophone, Anthelme Bonnard, Pierre Autin-Grenier, Finitude, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, C’est tous les jours comme ça, Finitude, 2010. Grand prix de l'humour noir 2011

Le temps, laissé à lui-même, s’écoule à son propre rythme, parfois plus lentement que prévu, ce qui permet à Anthelme Bonnard, observateur familier, étonné, révolté de la vie quotidienne, de se dire : « Je continuerai donc à étourdir mes vieux jours à la fabrication de ma dentelle à la main […] pour la beauté du geste, aussi pour m’occuper l’esprit et tenter de me soustraire, autant que faire se peut, à la turbulente inquiétude du lendemain ». Et cela pour « une petite poignée de fidèles ».

Soyons heureux d’en faire partie, tels les « happy few » de Stendhal ! Et ainsi de pouvoir lire C’est tous les jours comme ça, un livre plein de petites chroniques comme il y en a dans Une histoire (Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée, L’éternité est inutile), trilogie parue entre 1996 et 2002 chez Gallimard (L’Arpenteur) – faut-il le rappeler ? Les brefs récits de Pierre Autin-Grenier (ou Anthelme Bonnard), donc, se situent dans la continuité, mais tout est relatif : le ton est parfois plus acerbe, le contexte souvent plus mouvementé, l’engagement plus marqué. Le décor est un beau pastel de la vie quotidienne locale (lyonnaise, en l’occurrence), entre Croix-Rousse et Guillotière, une vie de voisinage, où les bistrots et les petits commerces sont des repères familiers, une vie de solitude où, parfois, il ne se passe rien d’exceptionnel… Mais une vie sans cesse menacée par les excès de la répression policière, par les soupçons pesants dignes de la Stasi ou de la Securitate, par la violence qu’engendre une situation politique portant, tapis au fond d’elle, les signes de la dictature et du totalitarisme.

Nous assistons, dans ce qu’il faut tout de même appeler des fictions, à un incessant combat entre la tranquille vie de quartier et la brutalité de la société, entre la chaleur des relations humaines et l’aveuglement glacial des institutions nationales. Cela nous vaut des fables morales et sociales, des relations sanglantes et des versions fantastiques de faits divers, des passages kafkaïens, des pages épiques (comme celle qui décrit un pauvre cortège funèbre devenant « considérable rassemblement » et presque « grand chambardement »).

Ce pourrait être noir, déprimant, désespérant… Ce serait sans compter avec l’écriture jubilatoire de Pierre Autin-Grenier, son goût pour l’humour bien entendu, son art de la phrase ciselée, son sens du mot juste et de l’image marquante, la musique de sa prose. Il n’est d’ailleurs pas anodin de remarquer que les deux derniers textes s’intitulent respectivement « Jazzman » et « Musique ». Tant que l’on peut encore écrire, lire, jouer, chanter, écouter, savourer, il y a de l’espoir. « Tout n’est donc pas perdu, je me dis, et d’une certaine façon, avec cette envolée de notes dans la rue, c’est le combat vers la légèreté et la lumière qui continue ».

Jean-Pierre Longre

www.finitude.fr  

14/04/2011

Sur les traces d’Emmet Ray

Roman, musique, francophone, Emmet Ray, Alain Gerber, Editions Fayard, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Je te verrai dans mes rêves, Fayard, 2011

 

On se souvient du film de Woody Allen Accords et désaccords, dans lequel Sean Penn incarne un jazzman hors du commun, le génial guitariste Emmet Ray, que personne ne peut se targuer d’avoir vu, entendu, rencontré, puisque la réalité ne daigne pas le faire apparaître sous ses propres traits.

Pourtant, Alain Gerber nous raconte comment il s’est acharné à le chercher jusqu’à ce qu’il en retrouve la trace. Après une entrevue vénitienne avec Woody Allen lui-même, il mène l’enquête, au risque de se fourvoyer, à partir d’une mystérieuse cassette et du témoignage d’un étrange personnage, Jean-Charles Gracieux, digne (comme le pavillon où il habite) des meilleurs contes fantastiques. C’est ainsi que l’on parvient à côtoyer cet Emmet Ray, « né Amintore Repeto », à la fois fasciné et effrayé par Django Reinhardt dont il est présenté comme le rival, bien qu’il se soit produit dans des lieux suffisamment discrets pour que le souvenir de sa virtuosité se soit effacé des mémoires les plus fiables… C’est ainsi que l’on voyage avec Alain Gerber entre la France et l’Amérique, entre le passé et le présent, jusqu’à la modeste bourgade de Bottleneck (ce nom désigne, faut-il le préciser, le tube métallique qui permet de jouer en « slide » sur les cordes de la guitare), où nous passons un long moment avec Lorette roman,musique,francophone,emmet ray,alain gerber,editions fayard,jean-pierre longreracontant son déconcertant compagnon, ses heures flamboyantes et son entrée dans l’ombre, son glissando de fin… C’est ainsi que l’on assiste, aux côtés d’Emmet, à des scènes d’anthologie, telle cette rencontre, au comptoir d’un établissement new-yorkais, entre  Marcel Cerdan, Django Reinhardt et Igor Stravinski – excusez du peu !

« Longtemps, l’histoire du jazz s’est appuyée sur la tradition orale, ce qui n’a pas toujours permis de distinguer les événements des rumeurs, la réalité et le mythe ». Tandis que certains auteurs ne peuvent écrire qu’en vampirisant l’intimité de personnes réelles, au risque de la mort, Alain Gerber, qui a, lui, redonné l’épaisseur de l’existence à des musiciens devenus légendes (Charlie Parker, Chet Baker, Billie Holiday, Louis Armstrong, Paul Desmond, Frank Sinatra, Miles Davis, Django Reinhardt…), insuffle ici la vie à des êtres de papier ou de pellicule. Je te verrai dans mes rêves est le récit d’une rencontre pleine de vérité : celle d’un écrivain épris de jazz et d’un être essentiellement musical grâce auquel est tenue la promesse du titre.

Jean-Pierre Longre

www.fayard.fr   

En bonus, quelques rappels: Le jazz littéraire d'Alain Gerber.pdf

Cachée derrière…

Cordou.jpgPierre Autin-Grenier, Elodie Cordou, la disparition, « vu par Ronan Barrot », les éditions du Chemin de fer, 2010

« Elodie Cordou, outre qu’elle était parmi nous d’une éblouissante beauté, la légèreté faite plume, je l’ai déjà dit, faisait toujours preuve d’une agilité d’esprit très rare qui témoignait d’une intelligence lumineuse que ne risquait jamais d’effleurer le superficiel ». Elle a toujours détesté se faire prendre en photo, et d’une manière générale redoutait les « photographistes », leur préférant les peintres dérangeants, « briseurs d’ordre établi », tel celui qui vivait dans le village du Limousin où elle donna son dernier rendez-vous au narrateur.

Car, comme le titre et la première page du récit l’annoncent d’emblée, personne ne peut dire où se cache Elodie Cordou, ni même « attester sa présence au monde ». Ce monde de la finance et du pouvoir, incarné par son frère Jean-Maximilien, héritier de l’affaire familiale, ce monde du négoce et de la rentabilité aux yeux duquel tous ceux (dont Elodie Cordou) qui n’entrent pas dans le moule sont atteints de « déséquilibre mental », ce monde, donc, elle l’a fui pour on ne sait où, on ne sait quoi.

Elodie Cordou, alliance complexe de la douceur musicale (son prénom) et de la dureté du cuir (son nom), est éprise d’indépendance, mais sa révolte lucide exclut la violence. D’où sa disparition, ultime manifestation du refus. On aurait pourtant bien voulu la connaître en chair et en os, voir si elle est bien telle que l’évoquent les pages poétiques et litaniques, graves ou légères de Pierre Autin-Grenier, telle que nous la montrent les peintures vives et sombres, statiques ou mouvementées de Ronan Barrot – un peu ce qu’on peut voir, à l’occasion, sur les toiles du peintre d’Eymoutiers dont il est question au détour du chemin. Mais à y bien réfléchir, on ne peut la connaître que par la représentation littéraire et graphique, en retrait du réel, cachée derrière.

La combinaison du texte et de l’image illustre parfaitement, aux antipodes du figé mécanique de la photographie et des clichés de l’écriture à la mode, la profondeur de la liberté humaine et les mystères de l’art salvateur.

Jean-Pierre Longre

www.chemindefer.org

Un petit rappel…

 

Pierre Autin-Grenier, Là-haut, « vu par Ronan Barrot », les éditions du Chemin de fer, 2005.

 

Au sommet de la colline, la « baraque bleue », où vient de mourir une vieille femme qui y demeurait recluse depuis on ne sait quand, recèle des mystères insoupçonnés. Les hommes robustes chargés de la vider, à mesure de leur exploration, découvrent des secrets à frémir : des boîtes aux étranges contenus, un portrait qui nous fait remonter à des origines familiales porteuses de malédiction et de mort, et encore… laissons au texte le soin de ses effets. Les illustrations de Ronan Barrot, à grands traits sombres suggestifs et énigmatiques, s’adaptent précisément aux pages de cette nouvelle qui nous plonge dans les profondeurs lugubres du temps.

 

J.-P. L., novembre 2005

  

…et sur l’auteur : http://remue.net/cont/autingrenier1.html

28/03/2011

Épreuves et variations

Roman, francophone, Christian Gailly, Mozart, éditions de Minuit, Jean-Pierre LongreChristian Gailly, K.622, Minuit, 1989, réédition coll. « double », 2011

Les phrases de Christian Gailly sont tâtonnantes, voire tatillonnantes – comme l’est la quête de son personnage, assidue, obstinée, aléatoire. Un personnage tantôt narrateur et observateur de lui-même, tantôt protagoniste et observé à la loupe, toujours à la recherche de l’émotion suscitée par l’audition radiophonique du Concerto pour clarinette en la majeur de Mozart (K.622). Mais voilà, « les conditions de l’émotion ne sont pas l’émotion, les conditions de l’émotion ne sont que le décor de l’émotion, et s’il est possible, toujours possible de reproduire le décor extérieur, le décor intérieur, lui, n’est pas reproductible, il change à vue, écrit-il ». L’achat de diverses interprétations enregistrées s’avère infructueux, même s’il procure quelques instants de quasi bonheur, jusqu’au jour de l’annonce d’un concert qui va remplir chaque instant de la vie du personnage et créer l’événement.

La lecture burlesque est possible (de ce burlesque irrésistible, agile et subtilement agaçant que peut procurer, parfois, le son de la clarinette dans les traits mozartiens). Mais K.622 est aussi une série de variations sur des thèmes liés à la quête éprouvante, inassouvie, réitérante (d’un choc musical, d’un costume parfait, de la beauté littéraire, sonore, visuelle) : « Reste l’écriture, la musique, la peinture, la beauté en un mot, la BEAUTÉ, mais que vaut-il mieux ? La chercher ? L’ignorer ? La connaître ou ne pas la connaître ? Meurt-on plus heureux auprès d’elle ? Moins désespéré ? ». Et le chapitre 3, qui tente de traduire en mots les trois mouvements du concerto de « WAM », ou en tout cas les impressions subjectives procurées par son audition, témoigne, en une sorte de condensé du roman, d’un art consommé de l’écriture musicale autant que des limites objectives de la superposition des deux esthétiques, sonore et verbale.

La parole et son commentaire, la musique et ses effets : il y a tout cela. En outre, K.622 est paradoxalement et fondamentalement un roman de l’émotion amoureuse : « Ses yeux ne me laissent pas la regarder en paix, il y a un point blanc dans chaque œil, un reflet qui m’indique qu’une source de lumière est entre nous ». C'est à quoi peut mener la musique de Mozart…

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr  

21/03/2011

« Traces écrites de poésie »

Poésie, anthologie, francophone, Jean-Michel Espitallier, Pockett, Jean-Pierre LongreJean-Michel Espitallier, Pièces détachées, Une anthologie de la poésie française aujourd’hui, édition revue et corrigée par l’auteur, Pocket, collection Agora, 2011

 

« En déplacement » : tel est le titre que Jean-Michel Espitallier donne à la préface de cette nouvelle édition de son anthologie, inchangée dans son contenu depuis 2000. Déplacement temporel, culturel (comment parler de « poésie contemporaine » à l’époque de « l’avachissement des consciences », du « génie de la bêtise » ?), définitionnel même. Peut-on, faut-il classifier ? Qu’est-ce que la poésie, a fortiori la « poésiecontemporaine » … ? Ces textes gardent une « force intacte », déstabilisatrice, ils nous permettent de « respirer hors de l’étouffement médiocratique », et l’auteur préfère maintenant parler à leur propos de « poésie écrite, ou de traces écrites de poésie ». Suivons-le derechef, et pour ce faire réitérons (en partie) ce que nous en disions il y a dix ans.

 

Une heureuse initiative, dans un contexte qui donne à réfléchir : la poésie, après la disparition des « grands » du siècle et la déprime qui a suivi, fait aujourd’hui l’objet d’un renouveau, de manifestations publiques bien fréquentées (« Le printemps des poètes », si menacé maintenant (note de 2011)), de représentations sonores et collectives … Il fallait faire une sorte de point, et Jean-Michel Espitallier s’y est employé avec beaucoup de soin, en traçant un chemin personnel mais suffisamment large dans le maquis des textes et des auteurs.

 

Voilà un bon livre, qui a de nombreux mérites, à commencer par celui de son existence. Publié pour tous, dans une collection de poche, maniable et abordable, il témoigne de la diversité et de la richesse de la poésie récente. De Bernard Heidsieck, emblème de la poésie « action », au langage poétique-théâtral de Valère Novarina, 33 auteurs, auxquels J.-M. Espitallier laisse le plus possible le soin de se présenter, déclinent des échantillons de leurs textes, et leur liste à elle seule est tout un poème, comme le rappellent les « lettres d’effigie » de Jude Stéfan. On rencontre dans cette liste, avec un plaisir renouvelé, les figures de Ghérasim Luca, Jean-Luc Parant, Jacques Roubaud, Jean-Marie Gleize, et l’on fait des connaissances, ou des reconnaissances dans la jungle d’une mémoire encombrée de fatras médiatique et de patrimoine officiel.

 

Jean-Michel Espitallier a couru le risque d’une entreprise forcément partielle et subjective, et son itinéraire poétique est à la fois séduisant et didactique ; il est à mettre entre les mains, sous les pas de tous ceux qui, connaisseurs ou non, se posent la question : où en suis-je avec la lecture poétique?, et qui veulent poursuivre le chemin entamé par cette « cartographie d’un coin de ciel », ce « Meccano multicolore en construction ». Disons aussi, crions-le : poètes, ne décevez pas le lecteur qui veut poursuivre ce chemin, ne le laissez pas dépérir, ravitaillez-le en cours de route !

 

                                                                                     Jean-Pierre Longre

 

www.pocket.fr

24/02/2011

Marseille-Bruxelles, « espace insulaire »

Roman, francophone, Jean-Pierre Martin, Éditions Champ Vallon, Jean-Pierre LongreJean-Pierre Martin, Les liaisons ferroviaires, Éditions Champ Vallon, 2010

Connaissez-vous le théorème de Montgolfier ? Alors voici : « Plus une rencontre entre deux êtres humains apparaît comme tributaire du hasard, plus elle se délivre par là même de toute contingence ». Et savez-vous qui est ce Montgolfier ? Un « ethnologue du proche », qui – pour faire court – étudie le comportement sexuel des animaux, en particulier des humains, et dans ce but additionne les trajets ferroviaires entre Marseille et Bruxelles. Un personnage observateur, à la fois dans le récit et en dehors, voix in et voix off, tel qu’on en trouve dans certains romans de Queneau (dont on devinerait, si l’on ne le savait déjà, que Jean-Pierre Martin est un fervent lecteur). Un autre se trouve dans une situation similaire : « L’écrivain », qui est « en train d’écrire un roman sur la séduction, […] ou encore, d’une certaine façon, sur l’amour », et qui dévoile volontiers la genèse de ses oeuvres : « J’aime sonder le mystère des êtres qui passent et qui se croisent, s’aperçoivent, s’évitent, se renfrognent ou s’ouvrent les uns aux autres, se racontant leur vie le temps d’un voyage ».

Outre ces deux-là, qui donnent une sorte d’assise comportementaliste et littéraire au récit, il y a dans la voiture 16 du TGV 9864 Nice-Bruxelles beaucoup d’autres personnages dont on ne va pas établir la liste ici. Hommes et femmes, jeunes et vieux, beaux et laids, sûrs d’eux et timides, séducteurs et maussades, ce petit monde représentatif, disons, de la société européenne occidentale de la première décennie du XXIe siècle, échange et détourne des regards, monologue, bredouille des paroles, esquisse et esquive des gestes, ébauche des relations, amorce des aventures, comme dans « un espace insulaire, à l’abri des invasions du monde », dans une parenthèse de liberté qui se refermera à l’ouverture des portes. Plusieurs romans restent ainsi en suspens, tel celui d’Enzo le musicien avec Rachel la prof de fac, ou celui de Laurence Fischer la psychanalyste avec le contrôleur qui ressemble à Lambert Wilson, et cela se tisse au rythme d’Alice, le train en personne, qui n’hésite pas à s’exprimer en mots humains, et dont les vibrations, selon leur intensité, règlent le débit de la parole des passagers, attisent ou atténuent leurs désirs ; au rythme, aussi, des annonces originales et lettrées de Wassim l’employé du wagon-bar… De ce huis clos à grande vitesse, de ces intrigues sans dénouement, de cet enfermement libérateur, on ne sort pas inchangé ; et, paradoxalement, on tente  provisoirement de s’en échapper, à l’occasion, par le téléphone (qui dérange les autres), la poésie plus ou moins bien accueillie de Wassim, les souvenirs plus ou moins nostalgiques, les anticipations plus ou moins réalistes, les rêves plus ou moins érotiques… et par l’humour. Car il faut le reconnaître : l’observation du genre humain est, ici, un plaisir ; n’en déplaise à l’écrivain (« Ne riez pas », ordonne-t-il), il nous amuse (et il s’amuse) avec son sujet sérieux ; son style alerte, vibrionnant, n’y est pas pour rien.

Hasard des lectures ? Signes d’une époque ? Air du temps ? Au cours des derniers mois, j’ai lu plusieurs romans récents prenant pour cadre ou pour centre de gravité les transports collectifs, lieux d’observation et d’introspection (sans parler de tout ce que le métro a produit). Certains, comme Apaiser la poussière de Tabish Kair (éditions du Sonneur) ou La croisade des enfants de Florina Ilis (éditions des Syrtes) sont remarquables, chacun dans sa forme et sa portée. J’y ajoute volontiers Les liaisons ferroviaires.

Jean-Pierre Longre

www.champ-vallon.com

http://www.jeanpierremartin.net

Et un peu de publicité pour des romans ferroviaires ou routiers :

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2011/01/02/le-train-de-la-memoire.html

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/10/20/nouveaute-aux-editions-du-sonneur.html)

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/05/20/le-pouvoir-de-l-innocence.html 

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2011/02/24/meurtres-sur-la-voie-ferree.html

23/02/2011

Émotions à demi traits

Coeurs suspendus.jpgMyriam Gallot, Les cœurs suspendus, dessins de Jean-Philippe Bretin, Éditions Noviny44, 2010

Qu’ont-ils d’exceptionnel, les personnages qui parcourent les quinze récits de Myriam Gallot ? Au premier abord, pas grand-chose : trois copines courant les lotos de village, des agriculteurs en faillite, un jeune chauffard emprisonné, un clochard embauché comme Père Noël, un vendeur ambulant, une jeune femme en quête de logement, un professeur de maths en rupture, un conducteur de limousine… Des gens ordinaires, de condition plutôt modeste – mis à part l’épouse d’un homme d’État avide de pouvoir et de richesse et un chien de luxe… En vérité, tous, y compris la femme privilégiée, ont en commun la solitude, une solitude qu’ils contiennent en eux-mêmes ou que le monde et les aléas de la vie leur imposent.

Les petits et grands malheurs, communs et particuliers, se dévoilent sans pathos, avec tendresse et cruauté, dans un entre-deux qui attache intimement le lecteur aux personnages. Ceux-ci représentent la collectivité humaine, saisie ici et maintenant, et chacun d’entre eux est un être saisi dans son individualité, sa spécificité.

La prose est moderne, composée de mots et d’expressions d’aujourd’hui, de la parole même des protagonistes, et sa tournure précise, incisive, laisse toutefois de la marge pour un je-ne-sais-quoi d’évanescent qui laisse planer un mystère sur les émotions, les événements, les caractères, les destinées. La société n’est pas épargnée, la satire affleure, le cynisme se laisse deviner ; mais il y a toujours une sorte de pudeur, un délicat suspens des sentiments (voir le titre) qui n’empêchent pas l’exploration des profondeurs plus ou moins secrètes de l’âme humaine, chacune à sa mesure. Une exploration sans limites, puisque les dénouements, chute ou absence de chute, ne sont jamais des fins.

La réussite d’une nouvelle tient à l’art de l’unité, de la concision et de la mise en situation, une situation qui, relevant du réel (social, actuel, quotidien), passe par le tamis de la fiction. Les cœurs suspendus est, en l’occurrence, un vrai et beau recueil de nouvelles. Le style, l’esthétique littéraire y servent le social et l’humain, et inversement, selon le point de vue que l’on adopte. Ajoutons que les dessins de Jean-Philippe Bretin, noir et blanc ou couleurs vives, accompagnent les récits, en se gardant de les illustrer directement, de leurs éclats, de leurs méandres, de leurs taches, de leurs formes suggérées. Comme dans le texte, suggestions à demi traits dont le lecteur peut prolonger les effets à sa guise.

Jean-Pierre Longre

www.noviny44.com

http://lemeilleurdesmondes.blogs.courrierinternational.com

Face à la laideur

Roman, francophone, Jérôme Bonnetto, L’Amourier, Jean-Pierre LongreJérôme Bonnetto, Le dégénéré, L’Amourier, 2010

Il y a quatre personnages : le narrateur, Luna, Victor et la jeune pianiste. Ajoutons les Niçois et la musique pour parfaire le compte. Pour raconter l’histoire, « on se parle à soi-même. C’est comme ça que ça commence. C’est comme ça qu’on dégénère ».

Et c’est « comme ça » que le lecteur est embarqué dans ce monologue intérieur, pris dans le tourbillon du soliloque, dans les lacets de la mémoire, dans la spirale de la parole intérieure, dans le piège de l’imagination, dans la folie des fantasmes. Ce qui guide le narrateur, et qui en même temps l’enferme, c’est son exigence. Exigence musicale se préservant « des méfaits de la compromission et du renoncement », face à l’ami Victor qui est devenu une « oie » ; exigence morale face à la corruption de la société, en particulier celle de la ville de Nice, qui est « devenue abjecte » ; exigence esthétique qui lui permet d’entendre les sonates inventées par Luna et de les retranscrire purement et simplement…

Tout aurait pu être beau : Nice et « le jardin d’Alsace-Lorraine », la musique enseignée au conservatoire, la visite de « la jeune pianiste », les demoiselles, les relations avec les autres, ceux qui l’appellent Le Dégénéré. Mais tout, dans la tête du narrateur en proie à lui-même et au monde, est dégénérescence. « C’est à se prendre la tête dans les mains et à ne jamais se la lâcher ». Et tout, dans ses phrases, dit qu’il faudra bien que cela finisse un jour, d’une manière ou d’une autre, comme dans les romans de Marguerite Duras ou dans les tragédies de Racine. Le dégénéré met en mots désespérants l’impuissance devant la laideur du monde et de l’âme humaine. Cela donne un roman angoissant, révolté, sombre, beau.

Jean-Pierre Longre

www.amourier.com

www.jeromebonnetto.net  

« L’impromptu de Neuilly »

Essai, histoire, francophone, Patrick Rambaud, Grasset, Jean-Pierre LongrePatrick Rambaud, Quatrième chronique du règne de Nicolas Ier, Grasset, 2011

Patrick Rambaud, romancier de talent (Prix Goncourt pour La bataille en 1997), s’y connaît aussi en Histoire récente et contemporaine, et a fait ses preuves en matière de parodie (rappelons, entre autres, ses pastiches de Roland Barthes ou de Marguerite Duras, et un savoureux Bernard Pivot reçoit… qui réunit et fait parler, chacun dans son style personnel, quelques grands écrivains du XXème siècle).

Tout cela pour dire qu’il n’est pas le premier venu, et qu’il était tout désigné pour être, à la manière de Saint-Simon, le chroniqueur de « Notre Nerveux Souverain », qui prête si bien le flanc à la moquerie et à la protestation, et qui toutefois en est à sa quatrième année de règne – ce qui nous vaut, pour nous divertir et nous remonter le moral le temps d’une lecture, le quatrième tome (été 2009 – été 2010) des aventures de celui qui est « désormais pour l’Histoire Nicolas le Névrosé », « à cause de son obsession inassouvie de la bougeotte ». Histoire individuelle, mais aussi histoire collective, comprenant le grouillement de ceux qui gravitent autour de « Notre Vibrionnant Monarque ». Voilà donc des portraits hauts en couleur, tels ceux du « comte Chatel, qui s’occupait des écoles de Sa Majesté », de M. le duc de Villepin, l’ennemi juré, de « Monsieur Fredo », nommé « marquis de Valois » pour régner sur la Culture, du « lieutenant criminel Besson », transfuge par excellence, du « chevalier d’Ouillet », sorte de colosse « fermement ancré dans la balourdise », de M. Raoult, « lieutenant général du Raincy », qui « servait deux maîtres, notre Phosphorescent Monarque et le tyran de Tunis, M. Ben Ali », et qui pensait que les écrivains obtenant le prix Goncourt ne devaient pas exprimer leurs opinions, de M. Woerth, « duc de Chantilly », de « la Grande Duchesse de Bettencourt »…

Il serait vain de rappeler tous les exploits accumulés en une année par Sa Majesté et ses courtisans, et relatés ici sur le mode satirique et néanmoins réaliste. L'art de Patrick Rambaud est de décrire les faits sans cacher ce qu’il en pense, de dénoncer les excès, les vanités, les incompétences, les mensonges et les ratages, le tout dans le style fleuri, métaphorique, ironique, pince-sans-rire et pour tout dire fort plaisant des prosateurs classiques. Il ne mâche pas ses mots, ne manque pas de dire leurs vérités aux puissants et aux riches qui nous gouvernent et de mettre au jour les injustices et les abus, mais il le fait toujours avec une élégance qui tranche furieusement sur les ânonnements de « Notre Bravache Souverain », avec un lexique choisi (les journaux sont les « gazettes », la télévision les « fenestrons », la Parti socialiste le « Parti Social » et l’UMP le « Parti Impérial », les autobus des « diligences » conduites par des « postillons » etc.) et un sens inégalable de la formule qui fait mouche (« Madame rentra tardivement du Bénin, où elle était allée regarder le sida »… Impayable et implacable « regarder »…).

Cette Quatrième chronique est dédiée, entre autres, « à M. Molière qui aurait écrit puis joué L’Impromptu de Neuilly, c’est-à-dire l’envers du décor ». Molière, La Bruyère, Saint-Simon, Voltaire… Patrick Rambaud a d’illustres maîtres, et sans conteste il en est digne.

Jean-Pierre Longre

www.edition-grasset.fr  

22/02/2011

Un genre paradoxal

Chanson.gifJean Nicolas De Surmont, Vers une théorie des objets-chansons, ENS Éditions, 2010

 

Jean Nicolas De Surmont, spécialiste des théories et de l’histoire de la chanson (particulièrement française et québécoise), propose dans cet essai différentes approches du « phénomène chansonnier », en le considérant du point de vue lexicographique et dans un sens extensif : « Étudier la chanson revient […] à étudier des chansons, des objets esthétiques divers dans leur style […] ainsi que des objets changeants ».

 

En cinq chapitres (« La poésie vocale par monts et par vaux », « Des linéarités parallèles : la poésie et la musique », « Les mutations componentielles de l’objet-chanson », « Chanson populaire et sa « populaire » épithète », « Les clivages moraux et esthétiques »), il s’adonne donc à un examen des différentes couches de signification que recouvrent le concept et les qualificatifs qui lui ont été appliqués au cours des siècles. Si toutes les chansons ont comme point commun, en général, la brièveté et la simplicité, comment expliciter des adjectifs tels que « populaire », « folklorique », « signée », « commerciale », « lettrée », « intellectuelle » ou des syntagmes tels que « chanson de tradition orale », « chanson poétique d’auteur », « poésie chantée », « chanson à texte », dont beaucoup ont sémantiquement varié au fil du temps ? Et comment résoudre la complexité engendrée par le parallélisme entre texte et musique, ainsi que par les variations de ces deux ensembles ? « C’est essentiellement la variabilité des formes et des composants des objets-chansons qui définit les métissages », et seule une observation minutieuse permet d’identifier les « types de variations ». Le chapitre consacré à la chanson populaire illustre les difficultés d’identification : l’épithète en est ambiguë depuis le romantisme, et le substantif lui-même a plusieurs fois changé de portée depuis le Moyen Âge. Même type de plurivocité lorsqu’on parle de « musique populaire », ou lorsqu’on qualifie la chanson de « bonne » ou « mauvaise », sur les plans moral ou esthétique…

 

La chanson est un genre paradoxal, puisqu’il s’agit à la fois d’un « genre mineur de la littérature » et d’un « genre reconnu », notamment par le peuple, du « genre le plus consommé mais aussi le moins étudié ». La confusion nécessitait une clarification par l’approfondissement des notions. Ce livre, savant et documenté, y contribue largement.

 

Jean-Pierre Longre

www.lcdpu/editeurs/ens.fr

18/02/2011

« Les taupes de Dieu »

Poésie, francophone, Roumanie, Horia Badescu, L’Arbre à paroles, Jean-Pierre LongreHoria Badescu, Parler silence, L’Arbre à paroles, 2010

Parler silence comprend deux parties distinctes, « Les apocryphes du roi Salomon » et « Journal de souterrain ». Distinctes, mais pas si éloignées l’une de l’autre, ne serait-ce que par l’unité formelle des brefs textes en vers libre souvent sous-tendus par une dualité profonde. Ainsi, le recueil en un seul volume de ces deux ensembles poétiques n’est pas le fruit du hasard.

La dualité, c’est en fait celle de couples prenant leurs racines dans la thématique fondamentale de la vie et de la mort. Dès lors, ce peut être, dans la première partie, la complémentarité ou l’antagonisme corps/nature – le corps se nourrissant, tirant sa substance de la nature, ou celle-ci mettant en évidence l’impuissance de l’homme ; dans la deuxième partie la complémentarité ou l’antagonisme entre le haut et le bas, entre le monde des taupes et le jour céleste, entre la cécité du néant et l’attente d’un horizon. Et partout, çà et là, l’impossibilité de la mesure humaine :

                                              « Ici, le temps n’existe pas,

                            l’espace non plus

                                      […]

                            un désert d’attente s’étend

                            entre la naissance et la mort ».

 

L’humanité est vouée au vieillissement, au silence des origines, à la mort s’approchant jour après jour. Existerait-il un espoir, une lumière éventuelle,

 

                            « quand la rosée des morts

                            allume sous nos paupières

                            l’œil de Dieu » ?

 

Il y a effectivement l’amour, l’osmose des êtres, les rêves de lumière ; mais la paix ne peut être que celle du néant :

 

                            « Entre rien et rien

                            se déroule notre vie ».

 

Les images de la nature et de la vie, les sonorités, la sobriété du style, le pouvoir d’évocation des résonances lexicales, tout tend à développer l’oxymore du titre, « parler silence », qui induit la dualité constante de ces poèmes (vie/mort, corps/nature, espoir/désespoir, guerre/paix, haut/bas, ombre/lumière, tout/rien…). Pour Horia Badescu, qui a déjà publié chez L’Arbre à paroles Un jour entier (2006) et Miradors de l’abîme (2007), la langue française est devenue un matériau dont il sait tirer, sans effets oratoires superflus, l’essence poétique.

                                                                                                                                                       

Jean-Pierre Longre

www.maisondelapoesie.com/index.php?page=editions-arbre-a-paroles  

12/02/2011

Animaux littéraires

Essai, roman, francophone, Pascal Herlem, Jean Echenoz, Editions Calliopées, Jean-Pierre LongrePascal Herlem, Les chiens d’Echenoz, précédé d’un Avertissement de Jean Echenoz, Calliopées, 2010

« Le chien littéraire constitue une race à part entière ». Voilà qui est clairement énoncé. Fort de cette vérité, Pascal Herlem trace sa route, explore, hume, flaire, s’arrête, écoute, repart, examine les écrits d’Echenoz jusque dans leurs moindres recoins, à travers le « maillage serré » d’une œuvre dans laquelle « le sens peut circuler dans toutes les dimensions possibles ». Auparavant, il aura pris soin d’étayer son point de départ : le chien est partout dans la littérature, aussi bien chez Alphonse Allais que chez Maupassant ou Tchekhov – et pas seulement chez La Fontaine, Buffon ou Jules Renard… Une mention spéciale pour Queneau, à la fois « chêne » et « chien »… Le chien est donc bien « littéraire », mais aussi « locutif », et le rappel de quelques expressions courantes intégrant l’animal métaphorique nous rafraîchit plaisamment la mémoire.

 Alors se déroule, avec un sérieux humour pince-sans-rire, suivant une méthode imperturbable et infaillible, une « echenozographie canine » qui nous apprend beaucoup sur les chiens, sur l’écrivain, son oeuvre et ses personnages, mais aussi sur le monde et la condition humaine. En psychanalyste chevronné, en critique averti, en lecteur avisé (épithètes interchangeables ad libitum), Pascal Herlem parcourt les romans d’Echenoz selon une progression qui ne laisse rien au hasard. Après les « chiens de langue » (mentions allusives, comparatives, indirectes, fragmentaires) viennent les chiens « culturels », auxquels on se réfère pour retrouver « un certain équilibre du monde », puis les « chiens-objets », métaphores des choses de la vie, et l’on arrive au plat de résistance avec les chiens-personnages : les « petits seconds rôles » et « rôles de figurants » suscitant le sentiment d’abandon ou imposant leur utilité dans la garde des habitations et des fermes ; les chiens identifiables à leur race et/ou à leur nom – ce qui nous vaut des considérations animalières très documentées sur, par exemple, l’histoire des molosses ou l’origine des danois ; enfin, les chiens reconnaissables non seulement à leur race et à leur nom, mais aussi à l’identité de leur maître – faveur qui leur confère, à eux surtout, des fonctions précises : percer les secrets de l’âme humaine, assurer « une critique sociologique de première grandeur ».

Si l’auteur nous dévoile « l’art si particulier d’écrire en chien » d’un Echenoz qui, de son propre aveu, ne savait pas qu’il connaissait cette langue, s’il nous embarque dans certaines des « énigmes de l’univers romanesque d’Echenoz » (celle de Titov, entre autres, dans Nous trois), c’est à l’évidence pour mieux nous faire connaître les hommes, et pour nous faire deviner différents cheminements possibles à travers l’œuvre de l’un des meilleurs romanciers de notre époque. La route canine ouvre d’autres routes, à partir desquelles s’en entrouvrent d’autres encore, et ainsi de suite. Grâce à Pascal Herlem, nous avons plus de chances de nous rapprocher du « lecteur complet » qu’imagine Jean Rousset dans Forme et signification, ce lecteur qui, « tout en antennes et en regards, lira l’œuvre en tous sens, adoptera des perspectives variables mais toujours liées entre elles, discernera des parcours formels et spirituels, des tracés privilégiés, des trames de motifs ou de thèmes qu’il suivra dans leurs reprises et leurs métamorphoses, explorant les surfaces et creusant les dessous jusqu’à ce que lui apparaissent le centre ou les centres de convergence, le foyer d’où rayonnent toutes les structures et toutes les significations ».

Jean-Pierre Longre

www.calliopees.fr

08/02/2011

Une identité culturelle ?

Essai, francophone, François Provenzano, Les Impressions Nouvelles, Jean-Pierre LongreFrançois Provenzano, Vies et mort de la francophonie, « Une politique française de la langue et de la littérature », Les Impressions Nouvelles, 2011

Le titre définit brutalement l’enjeu : la francophonie est-elle morte ? Si c’est le cas, il est bon de savoir pour quelles raisons, en examinant les « vies » (important pluriel) qu’elle a vécues. C’est ce que propose François Provenzano, selon un parcours historique qui permet « d’analyser les discours sur la « francophonie » en tant qu’ils dessinent toute une politique de la littérature, en permanente évolution ». En six chapitres et en un examen attentif, sont étudiés les « histoires en jeu », les contextes de la naissance et de l’évolution du phénomène francophone (la colonisation et la décolonisation, l’invention du concept et ce qu’il en reste), ses dimensions politique, économique, idéologique, culturelle, littéraire…

Surtout, l’ouvrage introduit un nouveau terme permettant de mettre en perspective celui de « francophonie » : la « francodoxie », qui désigne « l’ensemble des […] procédés rhétoriques auxquels puise le discours » sur la francophonie. Autrement dit, il y a ici une volonté d’étudier comment et pourquoi la francophonie désigne à la fois une institution et une production littéraire, aussi diverse soit-elle. Depuis la conceptualisation, au XIXe siècle, par le géographe Onésime Reclus, lui-même héritier d’auteurs précédents, de l’idée d’une utilisation du français à l’extérieur de la France, jusqu’aux discours modernes non exempts de condescendance et de paternalisme à l’égard des anciens colonisés (tel le fameux « discours de Dakar » prononcé par Nicolas Sarkozy en 2007), en passant par les premiers congrès du XXe siècle, l’institutionnalisation de la « Francophonie », l’instauration des « Sommets », l’idéologie de la « négritude » dans le contexte post-colonial, la satire du « franglais » par Étiemble, le débat engagé par la revue Esprit, la tendance critique illustrée par Les voleurs de langue de Jean-Louis Joubert, les vies de la francophonie sont passées au crible, sans indulgence et sans parti pris, dans un ensemble richement documenté et solidement charpenté.

La démarche est universitaire, mais le profane averti trouvera là matière à réflexion, en s’appuyant sur les « cinq ensembles de représentation »  que l’auteur récapitule dans sa conclusion : représentation de la « langue », de la « France », de la « valeur littéraire », de la « société », de l’« histoire ». Ainsi la « mort » ou la « dissolution » de la francophonie peut donner lieu, dans un renouvellement des enjeux, à une « redéfinition » et à une « renaissance ».

Jean-Pierre Longre

www.lesimpressionsnouvelles.com  

Pour mémoire... Quelques ouvrages sur la francophonie.pdf

31/01/2011

Les mystères de la Fosse aux Lions

terre-des-affranchis.jpgLiliana Lazar

Terre des affranchis
Gaïa, 2009

Réédition Actes Sud (Babel), février 2011

Il se passe d’étranges choses entre le village de Slobozia (dont le nom évoque la liberté, la libération) et la Fosse aux Lions (naguère « La Fosse aux Turcs », en souvenir des victoires d’Etienne le Grand contre les Ottomans) : des crimes, des disparitions mystérieuses, des apparitions de « moroï » ou morts vivants… Nous sommes à la fois dans la Roumanie ancestrale, au plus profond de la province de Moldavie où les légendes ont la vie dure, et dans la Roumanie d’aujourd’hui, celle qui a vu les méfaits de la dictature, la chute de Ceausescu etroman,francophone,roumanie,liliana lazar,jean-pierre longre,gaia-éditions l’accession au pouvoir et aux richesses de nouveaux maîtres – pas si nouveaux que cela pourtant.

Victor Luca recèle en lui les paradoxes d’un corps robuste et d’une âme fragile – la violence irrépressible et la volonté de se racheter, la soif de liberté et l’enfermement dans la solitude – et les personnages qui l’entourent (sa mère, sa sœur, Ilie le prêtre, Ismaïl le Tsigane, Gabriel l’ermite) tenteront jusqu’au bout de le protéger des autres et surtout de le sauver de lui-même. A lui seul il synthétise les contradictions d’un pays et de ses habitants : l’indéfectible fidélité à des mythes païens mêlés de religion chrétienne et l’adaptation plus ou moins consentie aux apports de la modernité, la quête d’un bonheur illusoire et la morbide réalité des relations humaines ; plus généralement encore, dans une atmosphère qui peut faire penser à celle des romans de Virgil Gheorghiu (voir Les noirs chevaux des Carpates), Victor synthétise les paradoxes humains, le mensonge des apparences et la brutalité du réel (en matière politique et religieuse par exemple, mais pas seulement).

Liliana Lazar connaît bien la localité appelée Slobozia, sa forêt et ses collines, puisqu’elle y a vécu son enfance, nous dit-on. Après son installation en France, son premier roman (écrit en français), aux frontières du fantastique, de la poésie et du réalisme, donne la mesure d’un vrai talent littéraire appuyé sur une culture traditionnelle et populaire. A suivre…

Jean-Pierre Longre

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18/01/2011

« L’oiseau bicéphale »

couvrevue13.jpgIci é là, revue de la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, n° 13, 2010

Ici é là, revue publiée sous la responsabilité, entre autres, de Jacques Fournier, se signale d’abord par son format original, sa mise en page soignée, ses coloris variés, et le choix des textes qu’elle propose, dans une présentation séduisante. Un bel objet poétique.

Le n° 13, dédié à Arlette Albert-Birot, disparue l’été dernier, tient les promesses de son intitulé. Dans ses quatre sections, de la création, des articles de fond, des notes et recensions diverses, et, tout particulièrement, un dossier (« si près é si loin ») consacré aux « poètes roumains d’expression française ». Dans une introduction qui fait la part belle à un historique des relations entre la Roumanie et la langue française, Linda Maria Baros décrit « l’oiseau bicéphale », image forte qui figure pour elle la poésie roumaine francophone, dans une série d’aller-retour entre « ici » et « là », au cours desquels se croisent et se mêlent les cultures.

Successivement, les poèmes de Horia Badescu, Sebastian Reichmann, Valeriu Stancu, Marlena Braester, Matéi Visniec, Rodica Draghincescu et Linda Maria Baros elle-même offrent des exemples de la diversité verbale et prosodique d'auteurs dont les préoccupations passent par une singulière maîtrise de la langue française, cette langue qu’ils ont délibérément choisie sans renier leurs origines. Comme leurs prédécesseurs, ils n’hésitent pas à se confronter à la difficulté ; ainsi que l’écrit Matéi Visniec, « il y a des jours où les mots ne veulent plus sortir / il y a des jours où les mots se replient au fond de nous-mêmes / dégoûtés de nous et surtout de nous-mêmes » ; mais lorsqu’ils veulent bien venir, ils nourrissent des textes dont la forme et la teneur ne sont ni roumaines ni françaises, mais les deux à la fois et, tout compte fait, universelles. « On ne naît pas une langue collée au front », écrit encore Linda Maria Baros.

Tout en fournissant de belles lectures dans un cadre esthétique harmonieux, ici é là incite à aller plus loin, chercher d’autres auteurs, d’autres textes, suivre des chemins nouveaux, trouver « l’écriture en images » (Rodica Draghincescu), franchir des « portes obscures » (Horia Badescu) vers des « traînées de lumière » (Marlena Braester). 

Jean-Pierre Longre

03/01/2011

Champions de la forme fixe

Unmetierdhomme.jpgOuLiPo, C’est un métier d’homme, Mille et une nuits, 2010

La contrainte et l’invention font bon ménage. C’est ce que, depuis cinquante ans, l’Oulipo vérifie et met en pratique, selon l’une de ses options, « la tendance analytique [qui] travaille sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné » (François Le Lionnais, « La Lipo (Le premier Manifeste) »). 

Dans C’est un métier d’homme, l’œuvre du passé (tout est relatif…) est « Autoportrait du descendeur », texte liminaire du recueil Les athlètes dans leur tête de Paul Fournel. Cet autoportrait est celui d’un skieur qui se voit en champion médaillé d’or, bourreau de travail, toujours à l’entraînement, soignant le moindre détail, mais prévoyant aussi la faute infime qui lui apportera « le seul moment de vrai repos ». Cette nouvelle en contient une autre (sinon plusieurs) en filigrane : le descendeur est aussi le nouvelliste, aussi soigneux dans son labeur, aussi soucieux de sa tâche que le descendeur.

Sur ce modèle, Hervé Le Tellier a composé un « autoportrait du séducteur », qui s’adonne à son activité avec autant de scrupules et de méticulosité que le descendeur ; puis d’autres ont emprunté le moule pour y couler leur prose et sculpter leurs « autoportraits d’hommes et de femmes au repos » : outre les deux premiers, Jacques Jouet, Frédéric Forte, Michelle Grangaud, Marcel Bénabou, Ian Monk, Michèle Audin, Daniel Levin Becker, Olivier Salon, tous Oulipiens, créent ainsi une nouvelle forme fixe et une possibilité de variations à l’infini, dont ces prototypes ont tout pour plaire, pour faire réfléchir, voire pour faire peur de la chute finale. Les métiers (puisqu’il faut les appeler ainsi) les plus divers sont ici présentés en situation, aussi bien le ressusciteur que le tyran, la fourmilière que la toupie, le philosophe télévisuel que le Président, le buveur que la femme en quiétude… j’en passe. Preuve est faite que la contrainte est source d’ouverture, la forme fixe de trouvailles, la matrice immuable des tonalités les plus variées, parmi lesquelles l’humour et la satire ne sont pas les plus rares, mais sont à prendre au sérieux.

L’un des avantages de ce genre de publication, c’est que chaque lecteur sent poindre en lui des potentialités littéraires que sans cela il aurait gardées enfouies au plus profond de son cerveau. Certes, pour devenir réalité, une potentialité doit faire l’objet, comme ici, de la plus extrême attention, de la préparation la plus pointilleuse, de la volonté la plus acharnée, de la « concentration » la plus « totale ». Un vrai travail de chroniqueur littéraire.

Jean-Pierre Longre

www.1001nuits.com

 

www.oulipo.net  

 

et pour lire çà et là quelques notes éparses, quelques chroniques en pointillés qui ont quelque chose à voir avec l’Ouvroir de Littérature Potentielle, voir :

http://jplongre.hautetfort.com/archives/tag/oulipo.html

02/01/2011

Le train de la mémoire

Orlea.gifOana Orlea, Les hommes d’Alexandra, Éditions La Bruyère, 2010

Oana Orlea (Maria-Ioana Cantacuzino), née en Roumanie en 1936, a connu dès 1952 les geôles et les camps de travail de la dictature communiste, puis les petits métiers auxquels étaient voués les intellectuels rétifs et les rejetons de familles naguère trop en vue (elle était de la famille de Georges Enesco, et son père avait été un grand aviateur). Après avoir publié plusieurs ouvrages dans les années de relative ouverture (60-70), elle s’installe en France à partir de 1980 et se signale par des parutions en français : Un sosie en cavale (Le Seuil, 1986), Les années volées (Le Seuil, 1991), Rencontres sur le fil du rasoir (L’Arpenteur, 2007).

Dans Les hommes d’Alexandra, les souvenirs se succèdent au rythme d’un trajet en train auquel des événements déconcertants et des rencontres inattendues donnent une dimension quasiment fantastique. Périodiquement, un grand cheval aubère galope le long de la voie ferrée, comme s’il faisait signe à l’héroïne d’avancer avec lui ; une étrange femme aux cheveux rouges vient la harceler, comme pour la faire renoncer à poursuivre le voyage ; un jeune homme obèse, une jambe dans le plâtre, semble vouloir la protéger… Un par un se déclenchent les souvenirs des hommes qu’elle a connus, aimés brièvement ou longuement, superficiellement ou profondément, et qui viennent hanter sa mémoire vagabonde.

Les deux couches principales du récit (Alexandra à la troisième personne dans son wagon, Alexandra à la première personne dans les scènes d’autrefois) permettent l’évocation des sentiments intimes, de la diversité des amours ; elles permettent aussi celle du passé sociopolitique dans un pays en proie au totalitarisme, à la misère, au travail forcé, aux brimades, et malgré tout celle des petits plaisirs et des grandes émotions, des espoirs et des révoltes. L’atmosphère d’antan, les ambiances contrastées peuplent une mémoire saturée : « D’autres images s’avancent, coquillages flottant à la dérive dans la galaxie de la mémoire, s’entrechoquent, explosent, volent en éclats, se dispersent en mille morceaux qui jamais ne retrouveront une cohérence ». Les hommes d’Alexandra est un roman riche de l’expérience d’une vie plurielle, un roman qui, dans son foisonnement, en contient plusieurs.

Jean-Pierre Longre

www.labruyere.fr

01/01/2011

« Allumer des flambeaux pour les esprits »

220_____Hugo-couverture_74.jpgVictor Hugo, Du péril de l’ignorance, préface de Marie-Noël Rio, Les Éditions du Sonneur, 2010

 

En 1848, Victor Hugo n’est pas encore un homme de gauche : élu le 4 juin à l’Assemblée constituante, il siège parmi les monarchistes du parti de l’Ordre. Et pourtant… Comme le rappelle Marie-Noël Rio dans sa préface, depuis toujours préoccupé par le sort du peuple et des petits, « il se bat contre la médiocrité, la lâcheté et la bêtise ». À partir de ce moment, il se rapprochera de plus en plus de la gauche.

 

Parmi les discours qu’il prononce cette année-là, la « Question des encouragements aux lettres et aux arts » (10 novembre 1848), que Les Éditions du Sonneur publient avec à-propos sans leur « petite collection », sous le titre plus ouvert de Du péril de l’ignorance. Le budget de ce qu’on appelle aujourd’hui le ministère de la Culture était alors le « budget spécial des lettres, des sciences et des arts », géré par deux ministères, l’Instruction publique et l’Intérieur. Il fallait (déjà) faire des économies ; sur quoi ? Sur (déjà) la culture… Comment ? En supprimant (déjà) des emplois… L’argumentation et la rhétorique du poète, défendant l’intelligence au nom de la morale, fustigeant l’ignorance au nom de la conscience, sont implacables, sans concessions : « Quoi ! D’un côté la barbarie dans la rue, et de l’autre le vandalisme dans le gouvernement ! ». C’est du grand Hugo, pour qui la gloire de la France ne peut aller sans l’intelligence, pour qui le développement matériel ne peut aller sans celui de l’esprit, du grand Hugo reconnaissable à son inimitable sens de la formule : « À côté du pain de vie je veux le pain de la pensée, qui est le pain de la vie ».

 

Toutes les époques ne sont pas égales. Depuis 1848, beaucoup de choses ont évidemment changé, et il faut éviter de confondre les contextes. Mais ce discours – auquel s’ajoute, prononcé en avril 1849, le « Secours aux artistes » qui nous fait découvrir le sculpteur romantique Antonin Moine, mort de ne pas avoir été secouru par l’État – concerne en bien des points aussi notre actualité. Qu’on se le dise !

 

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com

26/12/2010

Le magma de la mémoire

foretsnoirescouvg.jpgRomain Verger, Forêts noires, Quidam Éditeur, 2010

 

Au début, tout se conforme à l’ordre habituel des choses, ou à peu près. Le narrateur, aux prises avec des « difficultés personnelles » (en particulier les soins quotidiens à donner à sa mère), est obligé d’accepter une mission de deux ans au Japon, où il doit étudier « l’influence des roches magmatiques sur la végétation des forêts primaires ». Tout régler en quelques jours, faire le voyage, s’installer au bord du lac Motosu-ko, faire la connaissance de quelques voisins, dont Hatsue, jeune veuve attirante, et Shintaro, dont le visage et le regard sont emplis de la forêt environnante, voilà qui se raconte en quelques pages.

 

Et l’ordre du réel quotidien se rompt : le matériel scientifique d’observation n’arrivera pas, on apprend que nombre d’hommes du village partent mystérieusement mourir dans la forêt « probablement hantée et maléfique », selon Hatsue, et qui en tout cas « dévorait chaque année son lot de proies ». Un jour, malgré les craintes et les mises en garde, le narrateur, guidé par Shintaro, s’enfonce dans la nuit de la forêt ; c’est alors que s’amorce le processus de remémoration d’une enfance sylvestre peuplée d’arbres, de taillis, de chablis, d’animaux sauvages, de champignons, d’odeurs de macération, d’humidité, de pourriture et de fantômes divers… En quelques récits tournant autour du regard de Shintaro, les souvenirs, à partir de la mort du père et de l’installation au Castel de Meaulnes, en Sologne, deviennent visions fantasmées. « Mots, lettres, mottes de terre, il n’est pas jusqu’à la texture humide du papier, aux formes des auréoles d’encre imbibant la cellulose qui ne remontent des fluides oculaires de Shintaro ».

 

Quelques personnages récurrents hantent comme des spectres les sombres journées de jadis : la grand-mère Esther, maîtresse des lieux, les marionnettes compagnes de jeu, Anton, jardinier énigmatique et légèrement terrifiant, chasseur maladroit, étrange cueilleur de champignons, et surtout Vlad, chef d’une bande d’écoliers, adolescent dont l’aura pourrait rappeler celle du Meaulnes d’Alain-Fournier, mais dont le prénom, le comportement et le sanglant ascendant qu’il prend sur le narrateur évoquent Dracula. Le sang devient avec lui nectar sacré, huile rituelle, lave brûlante, magma de la mémoire, substance intégrante des cauchemars, de la vie et de la mort.

 

L’ivresse qu’il procure s’intègre à celle qu’apporte la forêt – tout compte fait le personnage omniprésent –, cette « mer d’arbres », ce lieu des origines et de la fin. Double ivresse, que ne démentent pas le style baroque, le lexique riche et précis, la syntaxe dense et ample de Romain Verger : le lecteur se laisse happer par une prose qui, ne laissant rien au hasard, donne tout leur éclat aux ténèbres.

 

Jean-Pierre Longre

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22/12/2010

« Le cœur de l’autre Europe »

L'atelier du roman.jpgL’atelier du roman n° 64, « Les Roumains et le roman », Flammarion, décembre 2010

Fidèle à ses principes, la revue et ses rédacteurs déambulent, observent et s’arrêtent là où il leur semble qu’il se passe quelque chose d’important, d’original, de séduisant. Cela donne, pour ce numéro 64, un bel ensemble à la fois varié et révélateur de la littérature roumaine, telle qu’elle s’est constituée, telle qu’elle se constitue actuellement ; en majorité dans le domaine du roman, mais aussi, de-ci de-là, dans ceux du théâtre, de l’essai, des périodiques…

C’est ainsi qu’au fil des articles nous fréquentons quelques grands du passé (Eliade, Rebreanu, Istrati, Cioran) et, selon des choix lucides, quelques grands du présent : Norman Manea, virtuose de l’humour dévastateur, Dumitru Tsepeneag, maître de l’onirisme et de l’expérimentation, entre ses deux langues, Gabriela Adameşteanu, arpenteuse des différentes dimensions du temps, Mircea Cărtărescu qui, dans sa trilogie, dépasse de loin les traditions du genre romanesque, Horia Ursu, discret perfectionniste, Alexandre Vona, auteur unique d’un unique roman, Florina Iliş, qui a droit à juste titre à deux articles, tant son dernier roman, La croisade des enfants, marque l’actualité littéraire européenne.

À côté de cela, Georges Banu écoute les échos dont résonne La lettre internationale, Radu Cosaşu fait part de deux de ses chroniques de l’hebdomadaire culturel Dilema Veche, Adrian Mihalache de ses réflexions sur la revue Observator cultural de Bucarest, et un entretien de Denis Wetterwald avec Matéi Visniec permet à celui que l’on connaît surtout comme l’un des grands dramaturges contemporains de parler du roman et de son choix de la langue française. Il manquerait évidemment quelque chose s’il n’y avait pas la création elle-même, inaugurée par un savoureux « Blog-Notes d’Outre-Tombe » de Ionesco, par A. Mihalache. Suit un choix de textes littéraires de Ion Luca Caragiale, maître de la comédie, de Razvan Petrescu, de Joël Roussiez (en visite chez Nosferatu), de H. Ursu, de M. Visniec…, le tout assez représentatif d’une tonalité roumaine, celle de la dérision et du sens de l’absurde, venue en zigzag d’ancêtres comme Urmuz ou d’avant-gardistes dont le plus célèbre est Tristan Tzara. Et la fraîcheur des dessins de Sempé n’en est finalement pas très éloignée.

Les auteurs de ce volume ont bien compris que le roman roumain est d’une facture et d’une ampleur telles qu’il ne demande qu’à dépasser ses limites génériques, que la littérature roumaine déborde largement ses frontières géographiques, politiques, linguistiques (puisque beaucoup d’écrivains ont adopté plus ou moins durablement le français, par exemple, mais pas seulement – voir Herta Müller). Ce numéro de L’atelier du roman le rappelle : il est temps que la littérature roumaine prenne toute sa place dans l’espace européen. L’ouverture le proclame : « Pourquoi la Roumanie ? Parce que là-bas, et c’est l’essentiel, bat encore, d’après des indices qui ne trompent pas, le coeur de l’autre Europe, de l’Europe que partout ailleurs nous avons enterrée. L’Europe de la folie, du doute et de l’insoumission aux modes et aux oukases de nos pontes culturels ».

Jean-Pierre Longre

http://www.editions.flammarion.com  

et pour en lire plus sur la littérature roumaine, voir ici : http://jplongre.hautetfort.com/archives/tag/roumanie.html

 et là: http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?op...

05/12/2010

Guerre et musique

Visniec.jpgMatéi Visniec, Les chevaux à la fenêtre – Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? Traduit du roumain par l’auteur, L’espace d’un instant, 2010

 

Quand des chevaux fous passent devant la fenêtre, se rassemblent pour occuper les abattoirs et deviennent des bêtes féroces, faut-il s’attendre à ce que les hommes fassent preuve de sagesse ? La folie des animaux est comme un signal de celle des hommes. Ce sont alors des dialogues de sourds entre préoccupations quotidiennes et vaines illusions de l’héroïsme, l’angoisse devant le temps détraqué, le recours désespéré à la discipline militaire, le sombre constat de l’éternelle obscurité qui entoure la destinée humaine… Et, rythmant le tout, l’imperturbable litanie des guerres que se sont livrées les hommes au cours de leur histoire.

 

Si Les chevaux à la fenêtre met en scène les velléités du patriotisme et de la gloriole dans un espace-temps illusoire, Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? est un huis clos tout aussi désespérant. Dans une salle d’attente, devant le jeu répétitif et obstiné d’un violoncelliste, l’attitude de personnages bien ordinaires, prêts aux concessions et aux compromis, tourne à la folie furieuse et débridée, jusqu’au rejet total. Existe-t-il des remèdes à l’enfer des autres, à la solitude et à l’absurdité ? « L’homme ? Un grain de poussière… Un rien… Mais, malgré tout, tout est possible ».

 

Avec ces deux pièces – la première datant de 1987, et à l’époque interdite en Roumanie, la seconde datant de 1990 – Matéi Visniec confirme la portée à la fois très humaine et universelle d’une œuvre théâtrale dans laquelle le sens de l’absurde et de la révolte, la combinaison du tragique et de l’humour ne peuvent pas laisser indifférent.

 

Jean-Pierre Longre

www.sildav.org

www.visniec.com

 

Campagne de financement solidaire pour le projet de publication:

"Mérignac - Beaudésert" récits sur la déportation et l’internement de Tsiganes français sous l’Occupation (1940-1945) aux éditions l'Espace d'un instant.

Soutenez directement ce projet via la plateforme Babeldoor.

(Les dons deviennent effectifs lorsque l'objectif de 2 000 € est atteint.... 100 personnes faisant un don de 20 € par exemple.)

http://www.babeldoor.com/merignac-beau-desert/dashboard?b...

 

Maison d'Europe et d'Orient

Centre Culturel pour l'Europe de l'Est et l'Asie centrale

[Librairie / Galerie / Studio / Bibliothèque Christiane Montécot - Réseau Européen de traduction -

Editions l'Espace d'un instant - Théâtre national de Syldavie ]

3 passage Hennel - 75012 Paris - Tel 33 1 40 24 00 55

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01/12/2010

Intimités littéraires

J. Garcin.jpgJérôme Garcin, Les livres ont un visage, Mercure de France, 2009, rééd. Folio 2010, avec une postface de l’auteur

Jérôme Garcin n’est pas seulement un critique ; il est aussi un écrivain au vagabondage élégant et amical. Dans Les livres ont un visage, comme le titre l’indique, il nous présente des œuvres littéraires, les analyse même au passage, mais il leur donne figure humaine, au fil de ses rencontres.

C’est ainsi que nous entrons dans l’intimité des auteurs ici présentés, que nous nous immisçons dans les conversations qu’ils tiennent avec leur visiteur, que nous pénétrons dans leurs maisons, que nous participons à leurs repas, à leurs promenades, à leurs joies et à leurs souffrances… Il ne s’agit pas seulement de satisfaire une curiosité qui, somme toute, est légitime, mais surtout de percer, un tant soit peu, les secrets de l’esprit créateur, en pleine possession de ses moyens ou à son crépuscule ; de connaître un peu mieux les personnalités les plus notoires (Julien Gracq, François Nourissier, Jules Roy, Jacques Chessex…), et en outre d’entrevoir des figures plus discrètes, à l’image, par exemple, de celle de Jacques Chauviré. Il ne s’agit pas non plus, pour l’auteur, de nous entraîner du côté de Sainte-Beuve et de ses biographies monumentales fourmillant de détails, ni, à l’inverse, du côté de Proust qui prônait la séparation radicale entre la vie sociale et la création artistique ; de ces pages surgissent non des théories littéraires, non des entretiens académiques mais, comme par enchantement, au gré des conversations et des confidences, des silhouettes à la Sempé, que l’on sent à la fois proches et lointaines, très humaines et emplies des mystères que recèlent les œuvres.

Avec cela, Jérôme Garcin dévoile ses amitiés, ses goûts, ses penchants pour tel ou tel paysage, pour tel ou tel auteur, pour Jean Prévost, pour les cavaliers et cavalières, pour les chevaux… Après ceux de Littérature vagabonde (1995), Les livres ont un visage met en scène vingt-sept autres écrivains (vingt-huit exactement, puisque la postface y ajoute Patrick Modiano – comme si sa timidité l’avait initialement laissé à l’écart des autres), des écrivains qui deviennent eux-mêmes les personnages attachants d’une fiction aux multiples visages.

Jean-Pierre Longre

www.folio-lesite.fr

www.mercuredefrance.fr  

29/11/2010

Pour la nouvelle, toujours

Brèves 93.jpgRevue Brèves n° 93, « Vue imprenable sur Pascal Garnier », 2010

Voici ce qu’il y a quelques années j’écrivais dans Sitartmag à propos de la revue Brèves :

 

Combien de revues littéraires les vingt dernières années ont-elles vu naître pour rapidement disparaître ? Combien de publications sur la nouvelle, genre qui, paradoxalement, se « vend(ait) mal » mais envahi(ssai)t les pages ouvertes aux jeunes auteurs et fai(sai)t l’objet de multiples concours, dans des circuits parallèles à ceux des grandes maisons d’édition ?

 

Brèves, en toutes circonstances, maintient son cap obstiné. À l’Atelier du Gué, dans l’Aude, crue ou sécheresse, tempête ou calme plat, on a l’esprit de suite, on traverse coûte que coûte, et c’est tant mieux. Daniel et Martine Delort savent où ils vont. Ils ont su composer avec le temps, avec les modes, avec les obstacles techniques, administratifs et financiers (sûrement), humains (peut-être), sans faire de concessions aux lois du commerce. Et tout en ayant vocation à éditer des livres, ils continuent depuis 60 numéros à publier leur revue, qui mêle en toute harmonie dossiers et entretiens littéraires, auteurs consacrés ou inconnus, textes inédits, notes critiques, recensions et informations.

 

Voilà sans doute la publication la plus complète, la plus sérieuse et la moins prétentieuse de la famille. Courant le risque de la nouveauté (donc de l’erreur) mais demeurant dans les strictes limites du texte narratif court, elle a fait beaucoup pour la réhabilitation d’un genre qui, naguère boudé par le monde littéraire, retrouve depuis peu ses lettres de noblesse. Beaucoup plus en tout cas que les éditoriaux désolés des grands organes. Sans effets médiatiques, sans éclats démagogiques, Brèves nous donne à lire des écrivains souvent mal connus et qui gagnent à l’être mieux, des textes venus d’ailleurs ou de tout près, en langue française ou traduits, nous renseigne sur l’essentiel de la production actuelle ; et nous montre ainsi que la nouvelle, genre à part entière qui porte en germe ou en concentré les qualités essentielles de l’art littéraire, ne peut se faire connaître que par elle-même.

Que demander de plus ? Peut-être que, arrivée au bel âge d’une séduisante jeunesse, la revue Brèves se fasse encore mieux apprécier du grand public. Nous tentons d’y contribuer.

 

Rien n’a changé, à un chiffre près. Les obstacles sont toujours là, le cap est maintenu, et Brèves en est à son numéro 93… Un numéro consacré tout entier à une « vue imprenable » sur Pascal Garnier, qui a quitté ce monde en mars 2010, laissant une œuvre noire et grise, sombre et lumineuse, inquiétante et roborative. Hubert Haddad, qui a imaginé et coordonné ce numéro, parle avec justesse d’un écrivain « qui marque la littérature française par sa langue retenue autant que retorse, rétive aux enfumages lyriques et cependant portée par une surprenante pyrotechnie d’images en noir et blanc ».

 

Ce volume donne un portrait dense et varié de l’écrivain : après quelques-unes de ses nouvelles, de nombreux souvenirs littéraires, qui ne sont pas des hommages conventionnels, mais de vrais témoignages d’amitié. Pascal Garnier n’est plus, son œuvre demeure, et l’équipe de Brèves compose obstinément, pour le bonheur de la nouvelle et des lecteurs, son « anthologie permanente de la nouvelle ».

Jean-Pierre Longre

www.atelierdugue.com

 

Un ouvrage de Pascal Garnier

 

Chambre 12, Flammarion, 2000.

 

Il a sa petite vie bien réglée, Charles, petite vie sans bonheur et sans enthousiasme, entre son travail de veilleur de nuit, les infimes occupations quotidiennes et les apéritifs pris au Balto du coin avec quelques copains dont il écoute sans les entendre les conversations de café du commerce. Une petite vie sans fioritures et sans fantaisie, étrangère aux sensations fortes et aux grands sentiments. Il est devenu une sorte de Meursault en fin de parcours depuis qu’un jour il a frappé à la porte du malheur et qu’il a payé par la prison un sursaut de révolte contre la tromperie de l’amour.

 

Il n’est ni heureux ni malheureux, et pourtant les autres autour de lui sont bien gentils et voudraient lui faire plaisir : Arlette, la soubrette rondelette qui lui fait œil et bouche de velours, les copains du Balto qui le font gagner au Loto, Madame Tellier sa patronne, qui veut lui faire prendre des vacances. Mais il ne se sent pas concerné… Ce n’est pas ce qu’il cherche.

 

Son destin, il le trouvera en la personne mystérieuse et fascinante d’Uta, belle grande dame élégante et borgne, qui hantera son esprit et sa vie, dont il ne pourra plus se séparer et qui l’emmènera pour un seul et ultime voyage qu’il voudrait interminable. Personnage décisif qui traverse sa vie d’Est en Ouest, du levant au couchant, et dont il devient dépendant comme nous tous. Uta est celle que chacun attend sans vraiment la chercher.

 

Pascal Garnier a écrit plusieurs romans noirs. Chambre 12 est un roman gris. Cette description apparemment limpide d’un quotidien plutôt désespérant n’est dénuée ni d’humour ni d’opacité, et l’écriture, à travers l’évocation de petites vies, parvient à faire entrevoir les mystères et les abîmes de l’existence.