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24/07/2012

Toute la vérité ?

Roman, francophone, François-Guillaume Lorrain, Editions Grasset, Jean-Pierre LongreFrançois-Guillaume Lorrain, L’homme de Lyon, Grasset, 2011. Le Livre de Poche, 2012.

Une « étrenne post-mortem », et la vie d’un homme peut s’en trouver bouleversée. Le père de l’homme en question, Pierre Rolin (un patronyme bien proche de celui de l’auteur…), mort en 2001, a laissé à sa mère un paquet à lui remettre le 1er janvier 2009, ce dont elle s’acquitte scrupuleusement. Pourquoi ce stratagème? Parce que, sans doute, le paquet contient à l’intention du fils une lettre et des photos mystérieuses, message dont l’élucidation ne devra se faire que par étapes successives.

C’est le point de départ, pour le narrateur, d’une quête complexe à travers les années et les lieux : entre France et Allemagne, un retour sur la période de l’occupation et sur des secrets familiaux qui vont peu à peu se laisser percer. Il y a Berlin, il y a surtout roman,francophone,françois-guillaume lorrain,editions grasset,jean-pierre longreLyon, ses rues, ses zones d’ombre et de clarté, la place Bellecour et ses environs, la Résistance et la milice, les soldats allemands et les bombardements alliés… Il y a ce que montrent, tout en le cachant, les photos contenues dans l’enveloppe. « Il est facile de ne dire que la vérité. Il est difficile de dire toute la vérité » : le père aimait à répéter certaines phrases, dont celle de Léon Blum, que l’on peut mettre au compte de tout le roman.

L’homme de Lyon est une lente remontée du temps à caractère vraisemblablement autobiographique, tâtonnante et angoissante, qui mêle avec art et subtilité les enjeux personnels, familiaux, politiques et historiques, et qui rappelle à juste titre que la vie charrie des vérités qu’il n’est pas si facile de révéler.

Jean-Pierre Longre

www.edition-grasset.fr    

« Pas de cris »

Théâtre, francophone, Xavier Carar, Lansman éditeur, Jean-Pierre LongreXavier Carrar, La bande, Lansman éditeur, 2012. Prix de l’inédiThéâtre, prix lycéen des pièces inédites.

C’est l’histoire de Tom, un jeune homme mal dans sa peau et dans sa chair, de sa rencontre avec Lilas et la bande de JB, de ce qu’il advient de leurs relations. Dans les journaux, cela donne un fait divers ; au théâtre, un drame. Dans tous les cas, c’est la tragédie d’une humanité qui n’arrive pas à maîtriser sa violence.

Car c’est aussi l’histoire d’une jeune fille vouée au « bonheur-à-venir dans un monde de merde », d’une mère trop inquiète, de personnages qui, poussés dans leurs retranchements par « l’interrogateur », pivot de la pièce, révèlent peu à peu leurs douleurs enfouies et leur personnalité cachée.

L’art du dramaturge est de faire entrevoir sans les montrer à nu les secrets des êtres dont il s’est emparé ; il y parvient en laissant s’entrechoquer le présent et le passé, l’ici et le là-bas, en laissant surgir par la fiction dialoguée les vérités qui font mal et la complexité des sentiments, entre amour et haine. « Pas de cris. Pas de souvenirs de cris. Pourtant, il était costaud, Tommy. Il aurait pu les mettre ko, tous, avec un seul bras…  Mais non. Il fait rien. Il dit rien. Ça met les mecs en rage. Encore plus. Pas possible de se laisser faire à ce point ». Chez Tom, tout est dans le regard, mystérieusement, comme chez d’autres tout est dans la rage. Rien de tel que le théâtre pour mettre en évidence les contradictions humaines.

Jean-Pierre Longre

www.lansman.org

N.B. : Les éditions Lansman, toujours aussi productives, ont publié en mai et juin 2012, outre La bande : L’enfant, Drame rural de Carole Thibault, Et des poussières… de Michel Bellier, Oubliés de Jean-Rock Gaudreault, SStockholm et Humains de Solenn Denis, Le sable dans les yeux de Bénédicte Couka (Prix Annick Lansman). Une mine de bons et vrais textes pour la scène. Avis aux gens de théâtre !

13/07/2012

Déroutantes et immuables dislocations

Nouvelle, francophone, Jean Burgos, éditions Calliopées, Jean-Pierre LongreJean Burgos, Anamorphoses, Éditions Calliopées, 2012

Jean Burgos, spécialiste de l’imaginaire en littérature, aurait pu se contenter (si l'on peut dire) de ses brillantes publications universitaires. Avec ce recueil, il va au-delà, puisque c’est sa propre imagination qu’il sollicite, laissant de côté sans les renier les éléments théoriques qu’il a développés dans ses recherches.  

Anamorphose : « Transformation, par un procédé optique ou géométrique, d’un objet que l’on rend méconnaissable, mais dont la figure initiale est restituée par un miroir courbe ou par un examen hors du plan de la transformation. – Image résultant d’une telle transformation. » (Dictionnaire Le Robert). Les mondes que l’auteur donne à explorer sont peuplés d’êtres mouvants dont les transformations et les dislocations, effrayantes ou pitoyables, détestables ou déroutantes, ne peuvent laisser indifférent, puisqu’elles concernent l’homme dans sa propre apparence et dans sa propre chair, ainsi que le monde grouillant et bestial qui peuple la réalité invisible. Une réalité qui tient du rêve, de l’hallucination, du cauchemar, mais aussi de la création universelle et de la vie quotidienne, qui projettent leurs ombres et leurs reflets déformés sur la perception qu’en a le genre humain.

La pénétration dans ces mondes, au cours des sept nouvelles du recueil, ne peut se faire qu’en suivant avec de perverses délices et une fidélité à toute épreuve les méandres d’une prose savamment élaborée, parsemée de termes rares et d’images insolites, une prose qui suit elle-même l’itinéraire labyrinthique que lui imposent des destins inattendus, inoubliables et définitifs. Cela dit, le grouillement descriptif, le fourmillement narratif et les surprises qu’ils ménagent n’occultent pas la sagesse résignée : « On n’a plus rien à espérer. On n’a plus de prestige à sauver ni de mode à défendre, plus de rang à tenir, plus de rôle à remplir ni de pudeur à vaincre ; on n’a plus rien à comparer et les saisons pourront se suivre. Le temps est là, il faut l’user, il faut danser la même danse pour ne plus jamais s’arrêter : ce sont partout mêmes visages qui n’ont plus de morts à masquer ».

Jean-Pierre Longre

www.calliopees.com

09/07/2012

Un samedi à Belfort

Roman, francophone, Alain Gerber, Fayard, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Le Central, Fayard, 2012

Le Central est un café fréquenté par toutes sortes de clients, qui sont ici pour toutes sortes de raisons (ou pour aucune), composant une galerie de portraits représentative non seulement des Belfortains du début des années 1960, mais encore de la société française, voire humaine, tout bonnement.

Du petit matin au soir tardif, sous la baguette omnisciente d’un narrateur chef d’orchestre qui laisse habilement se développer chaque thème, chaque timbre, chaque harmonique, se croisent, s’entrecroisent, se frôlent, se regardent de temps en temps, se parlent parfois, entre autres : le chauffagiste Albert Spiedler, qui file doux devant sa femme ; Renaud Vinchelmes, le prof d’histoire qui a viré extrême droite aigrie ; Suzette Nandeau, la téléphoniste à l’optimisme indéboulonnable ; le dentiste Waldberg, au passé mystérieux et au présent sulfureux ; les « Américains », cette « tapageuse élite de la jeunesse belfortaine », groupe de garçons dont le comportement tient autant du chahut de la bande de jeunes que de la pose avant-gardiste, et dont le destin immédiat est suspendu aux menaces de la guerre d’Algérie ; Lorraine Mistler, la journaliste vouée à la relation d’anodins événements locaux ; Viviane et Delphine, dont malgré les apparences l’amitié n’est pas parfaitement à double sens ; des inconnus, un malfrat de passage, des promeneurs du samedi, d’autres encore ; le personnel du bistrot, tout aussi divers, qui va et vient sous la houlette imperturbable du consciencieux Serge Castillon, le gérant, et le couple Laigle, les propriétaires, qui arriveront au mauvais moment…

Car cette journée qui paraît coulée dans le moule de toutes les autres sort pourtant de l’ordinaire. D’abord, c’est elle qui a été choisie pour devenir roman (et quasiment pièce de théâtre, avec, excusez du peu, unités de lieu et de temps) ; ensuite, parce qu’elle n’est pas exempte de péripéties qui lui donnent des allures de tragi-comédie. Aucune monotonie dans la succession des arrivées, départs, ruptures, retours, événements plus ou moins mémorables qui rythment les heures de ce long samedi de juin.

Alain Gerber (né à Belfort, rappelons-le) effectue là comme un retour aux sources, en un mouvement par lequel il semble renouer avec un passé que les romans des années 1970 (de La couleur orange à Une sorte de bleu) évoquaient, chacun à sa manière. Certains personnages doivent vraisemblablement beaucoup à l’auteur lui-même – tel Francis Querlier, l’un des jeunes « américains », admirateur secret de Delphine, qui suit différentes pistes studieuses et s’essaie à différents modes de vie culturelle ; le théâtre, le cinéma, la lecture, l’écriture nourrissent chez lui des ambitions qu’il ne voudrait pas illusoires : « S’il consent à se retirer de la lumière des projecteurs, ce sera pour ciseler son premier chef-d’œuvre afin d’y reparaître, plus scintillant que jamais ». Un passé donc relativement lointain, mais aussi proche, puisque la musique, qui a été ces dernières années la grande préoccupation artistique de l’auteur et de son écriture, l’est encore ici : même si le juke-box du Central joue parfois des « scies universelles », le jazz, le vrai, conserve une place de choix dans les pages du roman et sur la scène littéraire d’Alain Gerber.

Jean-Pierre Longre

www.fayard.fr

04/07/2012

Gueux et nomades

Nouvelles, poésie, essai, francophone, Jean Richepin, Le vampire actif, Jean-Pierre LongreJean Richepin, Truandailles, Le Vampire Actif, 2012

Jean Richepin ? C’est La Chanson des gueux qui vient à la mémoire, guère plus. Pourtant, l’œuvre de cet écrivain à la carrière atypique (ancien élève de l’École Normale Supérieure, professeur, poète, linguiste, académicien, sans compter les métiers de toutes sortes auxquels il a touché, et avec cela passionné par la langue populaire et l’argot, condamné par la censure pour certains de ses écrits…), son œuvre, donc, est abondante, truculente et variée.

Alors, quelle bonne idée d’avoir exhumé cet ensemble de récits dans lesquels les « gens du voyage », les saltimbanques, les brigands et les miséreux occupent les premières places, dans une succession de bons et mauvais coups, de malheurs, de générosités et de violences, avec leur langage direct et imagé ! « Être libre, et vivre, et créer, et sans savoir pourquoi ni comment, telle me semble devoir être la fonction du poète, et sa joie. ». Telle est la profession de foi de l’écrivain, qui la met en pratique dans ces textes où les mots, les phrases, les différents registres de langue s’épanouissent effectivement en toute liberté. Au fil de la lecture, on découvre un styliste hors pair, dont la prose s’adapte parfaitement à des situations et à des personnages aussi divers que pittoresques.

Bonne idée, aussi, d’avoir complété ce passionnant volume par un substantiel chapitre intitulé « De l’argot et des gueux… ». On y trouve des considérations circonstanciées sur « la multiplicité des formes que [l’argot] a pu prendre au cours des siècles », puis des pages illustratives de Victor Hugo (Les Misérables) et d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris), enfin les « pièces supprimées » de La Chanson des gueux de Richepin. Un « glossaire argotique » bien utile clôt cet ensemble qui allie avec bonheur les plaisirs de la lecture et les satisfactions de la connaissance.

Jean-Pierre Longre

www.vampireactif.com  

04/06/2012

Langage politique et comédie

Essai, politique, théâtre, francophone, éditions Théâtrales, Jean-Pierre LongreLes mots du spectacle en politique, Dictionnaire par le collectif Théâtocratie, Roms et Juliette, théâtre, par le groupe Petrol*, éditions Théâtrales, 2012

Dans La société du spectacle, Guy Debord montrait entre autres comment « une partie du monde se représente devant le monde », créant une séparation entre individu et pouvoir et transformant la vie politique en mise en scène. Partant de là, actualisant le propos, le collectif Théâtocratie (substantif on ne peut plus parlant), dirigé par Pierre Banos-Ruf, Johannes Landis-Fassler, Gaëlle Maidon et Christian Biet, analyse le fait politique en tant que représentation donnée non seulement par les gens de pouvoir, mais aussi par les médias, et compose  un dictionnaire recensant « les mots du spectacle tels qu’ils sont aujourd’hui employés dans le discours politique médiatique ».

Ce dictionnaire est à la fois complet, précis et savoureux. Depuis « acteur/actrice » jusqu’à « tragique », en passant par « cinéma, cirque, guignolade, personnage, surjouer » – j’en passe beaucoup –, chaque terme est défini en fonction de son acception théâtrale, puis selon l’emploi qui en est fait dans le monde politique et dans la presse, illustrations textuelles à l’appui. Prenons un exemple : « Costume ». Le mot est examiné sous toutes les coutures (c’est le cas de le dire), dans tous ses emplois propres et figurés : « Vêtement présidentiel », qui permet de « faire président », et qui suscite des locutions particulières comme « garder son costume », « se débarrasser de son costume », « se retailler un costume », « froisser son costume » ; mais aussi « Vêtement d’un présidentiable », puis « Vêtement lié à l’interprétation de rôles sur la scène politique » (comme capitaine de navire ou « chantre des énergies carbonées »). On le voit, les références à l’actualité politique sont au cœur de l’ouvrage, mais n’occultent ni le caractère pérenne des notions, ni la profondeur historique du constat. De grand dramaturges du passé sont d’ailleurs sollicités : Shakespeare, Molière, Marivaux, Giraudoux ont eux aussi leur mot à dire.

Dramaturges du passé, et du présent : le volume se termine par Roms et Juliette, pièce écrite par le groupe Petrol* (Lancelot Hamelin, Sylvain Levey, Philippe Malone et Michel Simonot). Elle met en scène « Monsieur le président » (que l’on n’a aucun mal à reconnaître sous ses masques), Juliette, qui l’accable d’un amour doucereux, son conseiller en communication, mais aussi, sous forme de monologues en alternance, la « France d’en bas » prise entre discours démagogiques et réalité misérable ; parfois, Apollinaire ou Baudelaire viennent rappeler, par le rêve tzigane, que la vie pourrait être autre… Pièce satirique, poétique, dont la composition, le rythme, le verbe (qui, comme chez Beckett et Ionesco, devient logorrhée burlesque et incontrôlée) proposent une belle illustration du dictionnaire qui précède.

À noter que l’ouvrage a été réalisé par « Expression livre », association d’étudiants des Métiers du Livre. Cet ouvrage est ainsi un bel exemple de travail collectif, dont la conception est aux antipodes du spectacle à sens unique qu’impose le discours politique.

Jean-Pierre Longre

www.editionstheatrales.fr

25/05/2012

Les faits et les objets

Roman, francophone, Roumanie, Suisse, Marius Daniel Popescu, José Corti, Jean-Pierre LongreMarius Daniel Popescu, Les couleurs de l’hirondelle, José Corti, 2012

Prix de l'Inaperçu 2012

La symphonie du loup, le précédent roman de Marius Daniel Popescu (José Corti, 2007), débutait par la mort du père ; Les couleurs de l’hirondelle commence et finit (presque) par l’enterrement de la mère. Entretemps, le puzzle narratif se met en place, mêlant le passé (l’enfance et la jeunesse au « pays du parti unique », la Roumanie jamais nommée) et le présent (la vie quotidienne dans le pays d’adoption, la Suisse tout aussi anonyme, les jeux avec l’enfant, le travail, le retour dans la famille pour les funérailles, et aussi le livre en train de s’écrire…). Aucune transition entre les épisodes ; placés les uns à côté des autres comme les affiches que colle le narrateur ou comme les cases du jeu de bataille navale qu’évoquent les dernières lignes, chacun d’entre eux est une histoire, un poème, un exercice de style à soi seul.

Exercice et art poétique en même temps. Par exemple : « Tu te dis que tu viens d’écrire un texte avec une fille et une femme, avec de la poésie et de la prose dans ses mots, avant les mots que tu viens d’écrire, avant les mots que tu vas écrire, il y a une sorte d’embryon du texte à venir, du texte publiable-publié et tu places cet embryon avant que les mots commencent à s’inscrire quelque part : toute écriture nécessite des perceptions, des plans ou des spontanéités mentales qui forment dans ton cas le début de chaque texte : une fois que tu commences à transformer en mots l’embryon du texte, tu te soumets à des règles qui bouleversent cet embryon, qui lui proposent de grandir, de devenir texte publiable en suivant des chemins qu’on appelle mots et qui, bizarrement, s’articulent entre eux sans former de carrefours, de places, de trottoirs ». Les mots, mis à rude épreuve, sont là pour exprimer les perceptions, non pour s’imposer, et c’est bien de cela qu’il s’agit : prendre conscience de ce qu’est la vie, dans son unité et sa diversité, dans ses manifestations mentales, affectives, physiques. Elle est faite de ces petites et grandes réalités que l’homme perçoit dans sa conscience et dans son inconscient, dans la mémoire de son esprit et de son corps, et qui voyagent comme un oiseau à qui l’on donne les couleurs du temps. Cela va de l’oppression politique odieuse et bête à la « révolution » vite confisquée par le règne de l’argent, de la misère et de la corruption ; des rideaux de lettres, qui en s’entrouvrant laissent apercevoir quelques mots, aux ensembles d’objets peuplant une existence humaine ; des jeux de l’enfance campagnarde à la confection d’un journal poétique, Le persil

Les faits et les objets. C’est en eux, par eux, avec eux, apparemment livrés à l’état brut, en réalité répartis avec minutie comme des notes sur une portée musicale, que se crée l’émotion, par l’intercession des mots innombrables peuplant les phrases d’un récit que la mémoire n’en finit pas de prolonger, comme après un beau concert.

Jean-Pierre Longre

www.jose-corti.fr

www.prixdelinapercu.fr

21/05/2012

En quête des autres, en quête de soi

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières, Les éditions du Sonneur, 2012

Est-il pensable de trouver dans un roman d’aujourd’hui des mots comme « voussure », « fluer », « s’aboucher », « croquemitaine », « floches », des expressions comme « botteler les possibles », « j’hypallageais pas mal sur la bouteille » ou des phrases comme « Il fait sur la rivière un temps de libellule » ? Sachez que oui, au moins sous la plume de Lionel-Édouard Martin, maître en poésie suburbaine et semi-rurale.

Ce n’est pas le tout. Anaïs ou les Gravières est un roman aux multiples facettes. Si d’emblée il prend une tournure policière (le meurtre d’une jeune fille, l’enquête d’un journaliste), on s’aperçoit vite que ce n’est pas vraiment ce qui compte. La rencontre de témoins tourne à la galerie de portraits pittoresques, sensibles, emplis de cette humanité que l’on trouve au fond de tous les yeux, pour peu qu’on le veuille. Il y a Anaïs, la lycéenne morte que l’on finira par connaître grâce aux autres, sa mère, qui confie au narrateur son histoire à la fois commune et unique, Mao, Petit louis, Toto Beauze, le légionnaire… Le lecteur les découvre peu à peu – jamais complètement, car le silence et le non-dit forment une part importante de leurs personnalités –, et devine qui est Nathalie, celle dont le destin reste comme une plaie ouverte dans la trame de l’histoire, comme un reflet pathétique de celui d’Anaïs.

Car les récits enchâssés dans l’intrigue, les souvenirs personnels et collectifs, les évocations de paysages campagnards, minéraux, industriels ou urbains, les portraits, tout cela tient dans l’œil de l’observateur, qui lui-même, dans sa solitude, guette le regard des autres, se voit dans l’autre comme dans un miroir : « Mao. Je dis Mao. Je pourrais aussi bien dire « moi ». Moi, c’est presque dans Mao. Mao, c’est presque moi ». Anaïs elle-même, dès avant sa naissance, a cette puissance du regard silencieux qui perce et reflète son entourage. Sa mère le sent : « À Mao, j’ai dit que j’étais enceinte d’une boule de regards, que j’allais accoucher dans quelques mois d’un gros œil dont il n’était pas responsable ».

Et l’écriture elle-même réfléchit le récit (et vice-versa), puisque le narrateur (l’auteur, aussi bien) ne rechigne pas aux considérations sur son travail, son « droit d’invention » : « Juste inventer ; prendre mon deuil au corps, le travailler de mots ». On y revient toujours : dans ce roman en forme d’enquête, l’important c’est la vie, la mort, les « gens » que l’on interroge par les mots, les silences et le regard, toujours en quête de soi.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com    

A noter ! Rencontre avec Lionel-Édouard Martin le 22 mai à 18h à la Librairie du Tramway, 92 rue Moncey, 69003 LYON

21/04/2012

Quête clandestine

roman,francophone,blandine le callet,éditions stock,jean-pierre longreBlandine Le Callet, La ballade de Lila K, Stock, 2010, Le livre de poche, 2012

Lila n’a pas de souvenirs de sa mère, sinon l’image de la « cassure », cette scène de terreur où, toute petite, elle en a été brutalement séparée pour se retrouver dans le « Centre » où elle passera son enfance et sa jeunesse. Pas de souvenirs, mais une quête qui va être son obsession secrète : retrouver cette femme qui, officiellement frappée d’indignité, ne doit plus être sa mère, mais dont elle sait plus ou moins consciemment – et par les mystérieuses résonances de son corps – qu’elle l’aimait malgré la misère et la déchéance.

Roman, francophone, Blandine Le Callet, éditions Stock, Jean-Pierre LongreContrainte de s’insérer (ou de feindre l’insertion) dans un monde qui la rebute, mais aidée par quelques êtres qui ont gardé leurs sentiments humains et leur culture livresque, elle mène coûte que coûte sa recherche malgré le programme obligatoire, la surveillance constante, les interdictions multiples, une organisation sociale dans laquelle l’individu ne maîtrise plus rien de son destin, sinon en s’enfermant ou en fuyant « extra muros », dans une « Zone » de tous les dangers… Car, à petites touches, l’auteur évoque un univers qui fait penser à ceux du Meilleur des mondes, de 1984 ou de Farenheit 451, mais dont celui dans lequel nous vivons actuellement porte sans conteste les germes.

Blandine Le Callet, qui dans un registre différent s’est signalée naguère par son roman Une pièce montée (Stock, 2006, Prix des Lecteurs du Livre de Poche 2007), sait ménager un beau suspense tout en suscitant la réflexion. Surtout, elle peint avec délicatesse un être à la fois fragile et déterminé, auquel le lecteur s’attache avec émotion.

Jean-Pierre Longre

www.editions-stock.fr    

09/04/2012

L’art de l’illusionniste

Nouvelle, francophone, Jean-Marie Blas de Roblès, Zulma, Jean-Pierre LongreJean-Marie Blas de Roblès, La mémoire de riz, Zulma, 2011

Prix de la Nouvelle de l'Académie Française 1982

L’illusionniste est la première des dix-huit nouvelles qui composent La mémoire de riz. Il est vrai que l’illusion, sous ses formes les plus achevées, mène le recueil : la construction des récits, le mystère qui plane sur leur dénouement même, les différentes visions du réel comme autant d’angles de prise de vue aboutissant au fantastique, tout cela réussit à perdre le lecteur à travers un labyrinthe de significations dans lequel il doit s’enfoncer pour tenter de résoudre les énigmes.

On oublie vite le caractère un peu fabriqué de certains de ces textes pour se laisser prendre à leurs toiles. Chaque page pourrait être une case de « L’échiquier de Saint-Louis » ou un des grains de riz à agencer avec les autres pour garder la mémoire de récits multiples (le titre du recueil est celui de la quatrième nouvelle). Jean-Marie Blas de Roblès (prix Médicis 2008 pour Là où les tigres sont chez eux, Zulma) prolonge et enrichit la tradition du genre : les personnages qui devisent confortablement et se lancent dans des récits au milieu desquels s’enchâssent d’autres récits nous font remonter à Boccace et à Marguerite de Navarre ; mais les visions fantastiques, nées d’une réalité soutenue par des descriptions souvent riches et baroques, de portraits bizarres et quotidiens, nous mènent à l’atmosphère des contes de Buzzati, Borgès, Garcia Marquez ou Cortazar… Tradition encore (la grande, celle qui fait la vraie littérature) dans les thèmes favoris de l’auteur : La Méditerranée, avec son Orient de rêve, sa sensualité, son merveilleux mythologique et psychologique ; l’amour et la mort, qui se combinent diaboliquement avec la peinture et la musique ; et parfois, rançon de sa formation, un petit bout de philosophie qui échappe à l’auteur au coin d’une phrase.

C’est porté par cette force, soutenue par elle, que l’auteur trouve son originalité : latine, orientale, méditerranéenne, sa prose a la logique sereine des belles architectures, la sensualité lourde des parfums entêtants, la complexité obscure des fonds sous-marins, la violence convulsive des passions mortelles. Mélange prometteur et séduisant, opérant la jonction entre rêve et réalité dans une vérité qui doit une bonne part d’elle-même à l’art de l’illusionniste.

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr    

www.blasderobles.com

Trente ans ! Cette chronique a paru pour la première fois dans la revue Brèves n° 6 (juin 1982), à l’occasion de la publication de La mémoire de riz aux éditions du Seuil. Quelques petits remaniements l’actualisent.

Jean-Marie Blas de Roblès, sera le jeudi 26 avril à 19h à la Librairie du Tramway (Lyon) pour parler de La Mémoire de riz. Cette rencontre sera enrichie par la présence du comédien professionnel Christian Taponard qui lira à voix haute des extraits choisis de ces nouvelles.

 

02/04/2012

Une leçon de modestie

Roman, francophone, Pascal Garnier, Zulma, Jean-Pierre LongrePascal Garnier, Nul n’est à l’abri du succès, Zulma, 2012

Ce bref roman pourrait être vu comme une leçon de modestie délivrée par l’auteur à lui-même d’abord, aux autres écrivains ensuite, et plus généralement à tous ceux qui connaissent un jour ou l’autre le succès. Ce succès qui n’apporte pas le bonheur, mais une rupture existentielle.

Jean-François Colombier reçoit un grand prix littéraire, et se voit comblé d’honneurs, d’amis, d’argent, d’amour… Cédant momentanément à cette vie, il ne la supporte que peu de temps et répond à la rupture que provoqua ce prix par une autre rupture. Parti rejoindre son fils, petit dealer vivant au jour le jour, il se jette tête la première dans des péripéties où il s’empêtre de plus en plus, jusqu’à vouloir en mourir ; victime des escroqueries d’une vamp de bistrot et d’un semblant d’avocat, victime d’une fausse jeunesse qu’à 50 ans il croit retrouver, victime de ses illusions et de ses velléités, victime de son métier d’écrivain qui lui fait prendre les personnes de la vie pour des personnages de roman, à commencer par lui-même, comme le lui rappelle l’un d’entre eux : « Qu’est-ce que vous faites pour eux si ce n’est de les utiliser dans vos romans ? Vous leur versez des droits d’auteur ? […] Vous n’y connaissez rien, mon petit monsieur. C’est moi, là, maintenant qui écris le scénario, vous n’êtes qu’un personnage. »

Livre noir, mais alerte, Nul n’est à l’abri du succès obéit aux lois du roman d’aventures, comporte ce qu’il faut d’amour, de coups de revolver, de trafics divers, de trajets nocturnes en voiture, de déambulations citadines et autres ingrédients traditionnels, mais en décalage et à distance, subvertis par une écriture plaisante et ironique, ainsi que par les actes manqués et souvent ridicules du protagoniste/narrateur, anti-héros qui, ne comprenant pas ce qu’il vit, ne parvient même pas à mourir. Oui, une jolie leçon de modestie pour tous ceux qui se croient utiles aux autres et ne le sont même pas à eux-mêmes.

                                                                                              J.-P. Longre

www.zulma.fr

Après la disparition de Pascal Garnier, en mars 2010, la revue Brèves lui a consacré son numéro 93. Voir: http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/11/29/pour-la-nouvelle-toujours.html

16/03/2012

Les aboiements de la littérature

Essai, francophone, Jan-François Louette, La Baconnière., Jean-Pierre LongreJean-François Louette, Chiens de plume. Du cynisme dans la littérature française du XXe siècle, La Baconnière, 2011

Il y a le Cynisme, mouvement philosophique venu de l’antiquité et dont Diogène est la figure la plus fameuse, il y a le cynisme, attitude sociale de l’amertume, qualifié ici de « mondain », et il y a le « canisme », qui donne à l’expression littéraire le point de vue du chien (ou l’inverse ?) ; l’auteur rappelle à juste titre que le mot « cynisme » vient du grec « kuôn », chien.

Voilà ce que Jean-François Louette, professeur à la Sorbonne, entreprend d’étudier à travers cinq écrivains du XXe siècle, Michaux, Queneau, Bataille, Drieu la Rochelle, Nimier, plus quelques autres qui parcourent en zigzag les dix chapitres du livre (parmi lesquels se font repérer par leurs jappements réitérés Maupassant, Gide, Céline, Sartre, Genet, d’autres encore, en meutes ou solitaires).

Les soubassements philosophiques de l’analyse servent la cause littéraire, et c’est ce qu’on attend : il s’agit bien du « cynisme dans la littérature », et non du cynisme littéraire dans la philosophie, ni du cynisme des écrivains en tant qu’individus. Prenons l’exemple du chapitre consacré à Raymond Queneau, balayant les rapports du chien et du cynisme avec un écrivain qui ne s’est pas privé de faire remarquer que son nom même évoque à la fois le chêne et le chien (le haut et le bas) et qui cultive un « mythe personnel du chien » ; rapports avec l’écrivain, donc, mais aussi et surtout avec les personnages de certains de ses romans comme Le chiendent (titre en soi significatif), avec l’écriture même, cette écriture dont l’attitude distanciée par rapport à la langue et aux conventions romanesques relève aussi du cynisme.

Exemple probant, mais très partiel. Les autres chapitres font des « chiens de plume » cités plus haut des objets d’études fouillées, de découvertes judicieuses. En même temps, la portée de la réflexion se fait volontiers générale, par exemple sur le cynisme comme « révélateur de la modernité », sur les attitudes contradictoires et complémentaires du chien (l’écriture peut aboyer chaleureusement ou agressivement, l’animal littéraire peut être gai ou triste, nonchalant ou en colère…), et sur les va-et-vient entre cynisme et littérature : « La littérature aiguise notre connaissance du cynisme. En sens inverse, il se peut que la connaissance du cynisme aiguise notre savoir des mécanismes du champ littéraire ».

Jean-Pierre Longre

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L’animal humain

Nouvelle, illustration, francophone, Serge Scotto, Les éditions du littéraire, Jean-Pierre LongreSerge Scotto, Qui veut tuer Astrid la truie ?, Les éditions du littéraire, 2011

Drôles de personnages que ceux qui circulent dans les nouvelles de Serge Scotto : une truie qui, délaissant la ferme d’origine, décide de monter à Paris (comme on le dit des  ambitieux) pour y mener une vie que, finalement, elle ne pourra pas maîtriser ; une girafe inspecteur des impôts qui n’apprendra ce qu’est l’indulgence que par le truchement d’un passage au purgatoire…

Des animaux très humains – ou du moins représentatifs de certaines catégories d’humains, tel aussi ce jeune homme si démonstratif de son malheur que les autres le feront roi, voire tyran sanguinaire comme par inadvertance… Mais le plus réussi des quatre textes met en scène une statue de Jeanne d’Arc qui, prenant vie comme la Vénus d’Ille, s’emploiera, beaucoup plus violemment que cette dernière, à passer au fil de son épée tout ce qu’elle rencontrera de vivant.

Récits aux allures de fables socio-morales, ces « quatre nouvelles qui font une satire » tiennent un peu de Marcel Aymé, et aussi de la bande dessinée (y compris les quelques coquilles et négligences orthographiques qui parfois caractérisent le genre…). C’est alerte, étrange, vivifiant, et les aquarelles de l’auteur donnent au volume une coloration de bon aloi.

Jean-Pierre Longre

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06/03/2012

Présente et absente

livre-la_vie_est_breve.jpgPatrick Lapeyre, La vie est brève et le désir sans fin, P.O.L., 2010.

PRIX FEMINA 2010

Rééd. Folio, 2012 

« Il y a des circonstances où quoi qu’on fasse on va toujours nulle part ». En l’occurrence, dans le dernier roman de Patrick Lapeyre, on va et on vient entre passé et présent, entre ici et ailleurs, entre le réel quotidien et nulle part. Plus précisément, Nora Neville, jeune anglaise farouchement attachée à sa liberté, sans qu’elle éprouve le besoin de s’en justifier, va et vient entre Paris et Londres, entre Louis Blériot (qui n’est pas aviateur) et Murphy (qui est trader).

Et tout tourne autour d’elle, qu’elle soit physiquement présente ou absente, jusqu’à l’obsession, une obsession aux pouvoirs aussi absolus que mystérieux : « C’est à cette heure qu’autrefois Murphy aimait entrer en communication avec Nora. Il la retrouvait sagement assise, un livre à la main, à l’intérieur d’un café de Soho ou bien se promenant dans les allées de Green Park » ; une obsession qui peut suspendre le cours du monde, pour Blériot et pour les autres : « Le temps qu’elle pivote sur elle-même en le cherchant des yeux, il n’y a plus aucun bruit, on ne sent plus le souffle d’air, la rotation de la terre s’interrompt quelques nanosecondes ».

Croman,francophone,patrick lapeyre,p.o.l.,jean-pierre longreertes, le personnages de Louis Blériot, « un peu poltron », anxieux, angoissé, à la fois fuyant et soumis à une épouse qui lui assure la subsistance matérielle, est celui qui occupe le plus souvent les pages du livre, mais les deux hommes se trouvent réunis par leur amour pour Nora, d’abord comme « de part et d’autre d’une paroi très fine », avant une véritable rencontre. Et c’est leur destinée, en même temps que la sienne, que la jeune femme tient inconsciemment entre ses mains.

A l’instar du titre, évocateur et harmonieux, emprunté au poète japonais Issa, le style de Patrick Lapeyre est aéré et allusif, limpide et plein d’échos ; sous un apparent dépouillement, il ne dédaigne pas l’expressivité, la tournure imagée voire surprenante – comme est surprenante l’héroïne fraîche et tragique, présente et absente, attendue et imprévisible, réelle et irréelle – un peu comme si se retrouvaient dans le monde d’aujourd’hui la Manon Lescaut de l’abbé Prévost (dont l’auteur revendique d’ailleurs la paternité), mais aussi la Nadja d’André Breton.

Jean-Pierre Longre

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27/02/2012

Match livresque

Récit, francophone, Pierre Autin-Grenier, François Garcin, Finitude, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier et Christian Garcin, Quand j’étais écrivain, Finitude, 2011

Face à face, dos à dos, tour à tour ? En tout cas, deux écrivains, fort marris de la maigreur de leurs ventes, se retrouvent autour de bonnes bouteilles et se lancent un défi susceptible de leur remonter le moral, sait-on jamais. Pour l’un, Christian Garcin (alias Christophe Garçon), c’est « le concours de la plus maigre assistance en librairie » ; pour l’autre, Pierre Autin-Grenier (alias Paul Autant-Grognard), le gagnant serait celui « qui collectionnerait le plus d’invitations » dans les lieux culturels les plus divers.

Ce double défi donne lieu à un délicieux double petit livre, « côté pile et côté face », une double « fantaisie » pleine de rebondissements saugrenus et d’humour irrésistible, parsemée de citations et de proverbes chinois qui laissent perplexe.

À chacun ses voyages, à chacun son récit, à chacun son style, alerte et sans chichis, le style des vrais écrivains qui ne se prennent pas pour des institutions littéraires. Tout se déroule dans le fumet engageant de « casseroles frémissantes » et le bouquet enivrant de fameux bourgognes, puis se résout d’une manière un peu inattendue, mais toujours avec les livres. Les livres auxquels – auteur ou lecteur – on n’échappera pas.

Jean-Pierre Longre

www.finitude.fr   

Dans le même esprit, mais dans un contexte bien différent, on lira avec un plaisir non dénué d'arrière-pensées les mésaventures d'écrivains anglo-saxons racontées par eux-récit,francophone,pierre autin-grenier,christian garcin,finitude,jean-pierre longremêmes: lectures publiques sans public, signatures qui tournent court, rencontres inattendues.

Ces souvenirs, extraits de Hontes, confessions impudiques mises en scène par les auteurs (éditions Joëlle Losfeld) sont d'autant plus délicieux que, tout en étant pleins d'humour et d'autodérision, ils renseignent sans faux-fuyants sur la réelle condition de l'écrivain débutant ou confirmé, méconnu ou célèbre, et sur l'ignorance, voire le mépris dans lesquels la société occidentale actuelle tient la littérature...

Fiasco! Des écrivains en scène. D'après une anthologie de Robin Robertson, traduit de l'anglais par Catherine Richard, Gallimard, Folio, 2011.

18/02/2012

« Pouvoir rire de tout, ce n’est pas rien »

Humour, francophone, François Morel, France Inter, Denoël, Jean-Pierre LongreFrançois Morel, L’air de rien, chroniques 2009-2011, France Inter/Denoël, 2011

Le vendredi matin, un peu avant le journal de neuf heures, France Inter donne la parole à un drôle de bonhomme qui s’est fait connaître jadis avec les Deschiens (ce dont on doit lui rebattre les oreilles, d’ailleurs) et qui, depuis, a fait son chemin, notamment sur les planches théâtrales et à la radio, dans ses « billets » d’humeur et d’humour.

Chroniques de circonstance qui ont pourtant une portée plus générale que les simples (ou complexes) événements auxquels elles se réfèrent, elles donnent, sans forcer la note, matière à un livre savoureux. Elles courent sur deux saisons, du 4 septembre 2009 au 30 juin 2011, et nous replongent dans l’histoire immédiate, nous rappelant des faits petits et grands qui ont ponctué l’actualité ; le tout sur le mode délicatement railleur, finement burlesque, faussement naïf caractérisant la manière de François Morel, qui ne se prive pas, parfois, de laisser s’épancher une sensibilité sincère, voire une colère à peine contenue.

On ne rappellera pas toutes les affaires, toutes les aberrations politiques et sociales, toutes les injustices, tous les scandales auxquels s’attaque l’humoriste : un par semaine en presque deux ans, le choix est trop difficile. On dira simplement que le fait de lire ces chroniques confirme l’auditeur dans ses impressions fugitives : voilà un auteur qui manie avec une belle dextérité les mots, la syntaxe, les tonalités diverses (toute la gamme qui va du style enfantin à la fausse grandiloquence), sans se départir de sa personnalité, et sans se prendre au sérieux. « J’ai envie de parler de tout. […] C’est tout. C’est rien ». C’est salutaire.

Jean-Pierre Longre

www.franceinter.fr   

www.denoel.fr

07/02/2012

« Le plus triste et le plus heureux des hommes »

ÉThéâtre, Belgique, francophone, Eric Durnez, Éditions Lansman, Jean-Pierre Longreric Durnez, Le voyage intraordinaire, Lansman, 2011

Un homme seul, dans la vie et sur la scène, raconte. Il se raconte, il raconte le voyage de sa vie, son « épreuve de force intérieure », sorte d’odyssée à la fois mentale et physique, aux étapes tour à tour vécues et rêvées.

« C’est arrivé comme ça et ça n’a plus fait l’ombre d’un pli ». Il décide d’un coup de quitter sa famille, ses camarades, et d’entamer ce qui se révélera comme un voyage initiatique. Ses souvenirs, présentés dans le désordre de la mémoire, évoquent des rencontres inopinées : « Le doyen de l’humanité, la fille la plus bête du monde, le pilote de la Grande Ourse, la jeune femme à l’orange, l’aubergiste des jours heureux, le véritable Monsieur Moyen, le manieur de paradoxes, le garçon aux trois yeux » (efficaces pour la mémoire, ces récapitulations périodiques…). Chacune de ces rencontres est une étape révélatrice, entre autres, de la relativité du temps et de la vie.

Le récit se referme sur lui-même, semble-t-il (avant de nouvelles aventures ?). Retour à la case départ, comme Ulysse à Ithaque, avec les changements inhérents au défilement du temps… Cette pièce narrative fait aussi réfléchir sur le statut même du genre théâtral : qu’est-ce que la scène, sinon une production de l’esprit, de l’imaginaire et du langage ?

Jean-Pierre Longre

www.lansman.org   

19/01/2012

« La rue m’étonne toujours »

Poésie, francophone, Roland Tixier, Le pont du change, Jean-Pierre LongreRoland Tixier, Le passant de Vaulx-en-Velin, Le Pont du Change, 2011

Si l’on  veut sortir des clichés que les médias affichent invariablement lorsqu’ils évoquent les banlieues des grandes villes, il faut lire les textes de Roland Tixier sur Vaulx-en-Velin. Loin du misérabilisme de rigueur et des rumeurs violentes qui y sont liées, le poète chante, dans de brèves strophes en forme de haïkus, les joies simples et naturelles d’une ville qu’il connaît bien, mais dont chaque exploration est pour lui une nouvelle source de découvertes.

Lumières, poussières et promesses du printemps, oiseaux dans le vent, feuillages mobiles des arbres, la nature tient une place de choix le long des rues, des avenues et des trottoirs, d’où ne sont nullement exclus les « visages singuliers », les « acteurs extraordinaires », les « files d’attente à Casino ».

                            « La rue m’étonne toujours

                            Tant de panoplies

                            Tant de gens différents »


 

C’est bien une ville, avec ses bus et ses chantiers, ses quartiers et ses marchés, avec ses passants (parmi lesquels se glisse, tiens donc, Georges Perec), et aussi avec tout ce qui fait la vie : les souvenirs, la musique, les sensations, la légèreté ou la lourdeur de l’air, le temps qui passe, le cycle des saisons, « l’impression que tout recommence » ; bref, la discrète et immuable beauté d’un monde qu’il convient de voir d’un regard neuf, par-delà les apparences. Pour cela, rien ne vaut la poésie.

Jean-Pierre Longre

http://lepontduchange.hautetfort.com   

Au Pont du Change, d'autres recueils de Roland Tixier:

- Simples choses (2009), "haïkus urbains", "regard posé sur le monde".

- Chaque fois l’éternité (2011): voir http://jplongre.hautetfort.com/archive/2011/09/07/des-tro...

13/01/2012

« L’arôme des mots à l’infini »

Essai, jeu verbal, francophone, Étienne Klein, Jacques Perry-Salkow, Flammarion, Jean-Pierre LongreÉtienne Klein, Jacques Perry-Salkow, Anagrammes renversantes ou Le sens caché du monde, Flammarion, 2011

Quoi de commun entre « Le massif des Écrins » et « Les défis sans merci », entre « Le triangle des Bermudes » et « Le bruit des gens de la mer », entre « La gravitation universelle » et une « Loi vitale régnant sur la vie » ? Outre des recoupements thématiques et des correspondances de sens, on l’aura compris, chaque couple d’ensembles verbaux est anagrammatique.

On pourrait citer chacun d’entre eux, chaque page : tout est en ordre, tout est réjouissant, tout est judicieux. Car les auteurs – l’un physicien, l’autre musicien – ne se contentent pas de jouer avec les lettres et les mots, ni de rappeler l’histoire sacrée, sociale, satirique, spirituelle des anagrammes. Ils se sont débrouillés pour faire de chacune d’entre elles un prétexte à développement, dans des domaines aussi divers que la littérature, la science, l’art, l’histoire, l’actualité, la vie… Chaque texte est un concentré ludique d’érudition. Un exemple limite ? « En somme, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : le marquis de Sade démasqua le désir, l’amiral Nelson sillonna la mer, Robert Schumann reconnut Brahms et Claude Lévi-Strauss a des avis culturels. »

Souvent, on ne se contente pas d’un ou deux mots. Voici par exemple ce que devient « Jean-François Champollion, conservateur du département d’égyptologie au musée du Louvre » : « À la lueur fauve d’un gros lampion dépoli, et gouvernant mon émoi, je décrypte des cartouches ». Et « le docteur Guillotin » ? Eh bien, « il en rougit du collet ». Et « Aurore Dupin, baronne Dudevant, alias George Sand » ? Il est vraisemblable qu’elle « valsera d’abord au son du piano d’un génie étranger ». Tout le monde sera par ailleurs d’accord pour dire que l’« entreprise Monsanto » produit un « poison très rémanent », ou qu’avec « le commandant Cousteau », « tout commença dans l’eau ». Le tout à l’avenant, assorti d’explications aussi solides que plaisantes, jusqu’à l’hommage à l’éditeur, « les éditions Flammarion », qui émettent « l’arôme des mots à l’infini »… en tout cas avec ce petit livre à savourer sans retenue, et à poursuivre soi-même. Car c’est bien connu, mais il vaut mieux le rappeler à chacun : si on savoure, on suivra ; ose !

Jean-Pierre Longre

http://editions.flammarion.com  

04/01/2012

Le « vouloir-vivre » et le « bien-vivre »

Essai, francophone, Stéphane Hessel, Edgar Morin, éditions Fayard, Jean-Pierre LongreStéphane Hessel, Edgar Morin, Le chemin de l’espérance, Fayard, 2011

On sait le succès planétaire qu’a connu le petit livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous !. Un succès non seulement livresque, mais aussi, pour ainsi dire, existentiel et social, puisque les « Indignés » se manifestent un peu partout contre les aberrations du règne de la finance. On leur reproche parfois de ne pas aller au-delà de la contestation, de ne pas proposer de solutions concrètes aux impasses du capitalisme.

Le chemin de l’espérance est, délibérément ou non, une réponse à ces reproches. En moins de 60 pages, Stéphane Hessel et Edgar Morin (dont les essais politiques antérieurs représentent en l’occurrence une solide base de réflexion) proposent une « voie politique de salut public » contre ce « qui nous conduit au désastre » en Europe, dans le monde et, surtout, en France. Les transformations suggérées reposent sur un idéalisme qui n’est pas le contraire du réalisme. La Liberté, l’Égalité, la Fraternité sont à juste titre remises à l’ordre du jour comme soutiens de la nécessaire solidarité, qu’il faut « revitaliser » dans tous les domaines de la société. Cette revitalisation concerne la jeunesse, le travail et l’emploi, l’économie et la consommation, l’éducation, la culture, le fonctionnement de l’État, la démocratie.

Lutter pour un « vouloir-vivre » et un « bien-vivre », ensemble et individuellement, ne pourra se faire « si l’on n’entreprend pas de juguler la pieuvre du capitalisme financier et la barbarie de la purification nationale », ce qui n’ira pas sans des changements radicaux dans l’organisation sociale ni sans un apaisement des tensions et des divisions.

Il ne s’agit pas pour les deux auteurs de « fonder un parti nouveau », mais de régénérer la vie collective et de renouveler la politique. Ce n’est pas une utopie.

Jean-Pierre Longre

www.fayard.fr   

31/12/2011

Les violences de l’art

Roman, Peinture, Belgique, francophone, Stéphane Mandelbaum, Yves Wellens, Grand miroir, Jean-Pierre LongreYves Wellens, Épreuve d’artiste, Grand miroir / Renaissance du livre, 2011

Stéphane Mandelbaum (1961-1986) a connu le destin tragique d’un artiste maudit ; un destin, en quelque sorte, à l’image de sa peinture violente, provocatrice, transgressive, où la mort, le sexe, le sang, la chair sont objets de fascination. Peintre insatisfait, portraitiste tourmenté, il se fit aussi voleur, et en mourut assassiné à 25 ans.

Le personnage a de quoi attirer les écrivains en quête de sujets forts. Certains pourraient en faire une biographie pleine de références ; d’autres un roman aux résonances vigoureuses. C’est le genre qu’a choisi Yves Wellens, mais à sa manière particulière, donnant des allures réalistes à l’invention et des airs romanesques à la réalité – et développant en quelque sorte ce qui se présentait sous forme abrégée ou ramassée dans certains de ses ouvrages précédents, comme Le cas de figure (Didier Devillez, 1995) ou Incisions locales (Luce Wilquin, 2002).

Selon un canevas quasiment immuable et terriblement prenant, entre prologue et épilogue, se succèdent dix chapitres d’« actualités » et sept chapitres de « portraits », qui bâtissent le processus biographique, artistique, mental du personnage devenant sous nos yeux la personne réelle de Stéphane Mandelbaum. Ce qui importe, semble-t-il, c’est moins de raconter une vie, certes hors du commun, que de tenter d’explorer les tréfonds de la création artistique avec ses tâtonnements, ses fulgurances, ses échecs, ses excès, ses risques mortels. Il y a l’enquête journalistique avec son cheminement cahoteux, et la construction esthétique avec ses errements chaotiques. Et à cette construction ne sont pas étrangers les « portraits » d’êtres tout aussi hors normes que Mandelbaum : Rimbaud, Pasolini, Bacon, Pierre Goldman, Goebbels, Himmler… On peut dire que ces portraits, de même qu’ils font partie intégrante du livre, sont au cœur même de l’œuvre du peintre.

Ainsi Wellens donne-t-il une tragédie en forme de puzzle dont chaque ensemble de scènes, chaque acte vise à percer des secrets, à approcher les rapports intimes entre un homme (sa vie, sa mort) et son œuvre. « On atteint, dans cette circonstance, un cas limite de contamination de l’œuvre par la réalité, mais aussi bien de la réalité par l’œuvre, sans qu’on sache parfaitement discerner en quel sens l’influence joue le plus ». ET Stéphane Mandelbaum lui-même de citer cette phrase : « J’ai une certaine faiblesse pour les criminels et les artistes : ni les uns ni les autres ne prennent la vie comme elle est ». Ainsi va la création.

Jean-Pierre Longre

http://www.renaissancedulivre.be/index.php/litterature/grand-miroir  

30/12/2011

De Valentin à Raymond

Revue, essai, francophone, Raymond Queneau, Oulipo, éditions Calliopées, Jean-Pierre LongreCahiers Raymond Queneau n°1, "Quenoulipo", Éditions Calliopées, 2011

Il y a eu, jusqu’en 1986, la première série des Amis de Valentin Brû ; puis les Cahiers Raymond Queneau, et une nouvelle série des Amis de Valentin Brû ; dorénavant, l’écrivain a repris la place du personnage et la nouvelle série des Cahiers Raymond Queneau, toujours sous l’égide de l’association des Amis de Valentin Brû, est publiée par les éditions Calliopées, maison qui a l’expérience des ouvrages sur Queneau et des revues diverses (Apollinaire, Cahiers Jean Tardieu, Études greeniennes).

Tout cela, Daniel Delbreil, directeur des publications, le rappelle à bon escient dans son éditorial, avant de laisser la place à Astrid Bouygues, responsable de ce numéro 1 consacré aux rapports entre Queneau et l’Oulipo (bien normal, puisque, comme chacun le sait, l’auteur de Cent mille milliards de poèmes fur cofondateur de l’Ouvroir, qui a fêté récemment ses 50 ans). Alors on a invité du beau monde, de belles plumes qui représentent différentes générations, différentes manières, différents types de relation au père (ou grand-père)… Paul Fournel, qui affirme justement : « Il n’est pas étonnant que chaque oulipien ait « son » Queneau et en fasse le meilleur usage » ; puis Frédéric Forte, Ian Monk, Jacques Jouet, Michèle Audin, Michelle Grangaud, Harry Mathews, Daniel Levin Becker, qui se sont tous soumis aux contraintes de l’écriture oulipienne et/ou mémorielle ; sans oublier, exhumés et présentés par Bertrand Tassou, des textes inédits de Jacques Bens, oulipien historique.

La vocation première des Cahiers Raymond Queneau est, comme on s’en doute, l’étude de l’œuvre quenienne. Après la création, donc, priorité aux universitaires : Camille Bloomfield mesure et analyse avec une précision scientifique les rapports Queneau–Oulipo, Virginie Tahar examine de près les rapports intertextuels entre les mêmes, et Astrid Bouygues fait part des relations oulipiennes entre les écrits de François Caradec et Raymond Queneau. Comptes rendus et échos divers closent, comme il se doit, un volume qui ne manquera pas de ravir un public déjà conquis, mais aussi de conquérir un public potentiel.

Jean-Pierre Longre

www.calliopees.com    

Pour commander ou s’abonner :

www.calliopees.fr/e-librairie/fr/12-cahiers-raymond-queneau

29/12/2011

Dans le silence des profondeurs

Récit, poésie, francophone, Valérie Canat de Chizy, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreValérie Canat de Chizy, Pieuvre, Jacques André éditeur, 2011

« Dans l’antre du poème, accueillir sa solitude, sa vérité. Se taire une bonne fois pour toutes, laisser couler la source claire ».

Les textes qui composent Pieuvre tiennent autant de la poésie que de la narration. C’est en tout cas poétiquement que l’auteur y déroule ses souvenirs en racontant son expérience et les épreuves de la surdité, du silence, de la solitude, de l’anormalité, des transformations physiologiques, mentales, relationnelles qu’entraîne cette sorte de mise à l’écart. Une « harmonie », une « logique » particulières marquent cet enfermement dans les profondeurs de soi.

Car ce n’est pas seulement l’ouïe qui est en jeu. L’atrophie de l’un des sens entraîne la quête d’un nouvel équilibre dans le rapport à l’environnement. Les mots sont ceux des sensations qui traversent le corps : odorat, goût, toucher, et surtout vue (scintillements légers et ombres lourdes, noirceur et clarté) sont ici sollicités, faisant résonner la présence du monde et des autres.

Pas de miracle. Singulièrement, le recours à l’écriture n’est pas considéré comme la panacée, mais comme une des composantes de la survie : « Tiraillée entre le désir de vivre et l’exigence de l’écriture, j’oscille entre ouverture et repli. Il me faut trouver l’équilibre juste entre ces deux pôles. L’extériorisation me fait perdre de la profondeur. Tandis que la solitude me rapproche de ce qui en moi est humain. Forcément douloureuse, elle me mène à creuser dans l’obscurité pour trouver la lumière ». Cette lumière, malgré tout, Valérie Canat de Chizy, qui n’en est pas à sa première expérience poétique, nous la fait entrevoir dans ce récit poétique en demi-teintes.

Jean-Pierre Longre

www.jacques-andre-editeur.eu    

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08/12/2011

Comment naît la musique

roman,francophone,alain gerber,jean-pierre longre,fayardAlain Gerber

Blues, Fayard, 2009, Le livre de poche, 2011

« Une musique immense, qui n’avait en aucun musicien ni commencement ni fin. Une musique à peau sombre, née avec la peau craquelée des vieux cuirs. Par hasard, j’appris un matin, à Clarksdale (Mississippi), dans le comté de Coahoma, qu’elle portait un nom : ces morceaux que nous chantions sans nous connaître, quelqu’un les avait appelés des blues ». Pour en arriver là, que de tribulations, que de vies cassées, que de violences, que d’aspirations à ce que certains appellent la liberté ou le bonheur, dont on sait bien qu’ils n’existent pas ici bas.

Alain Gerber, avec la verve poétique et le pouvoir d’évocation qu’on lui connaît, illustre en quelques destinées le cheminement vers la naissance de cette musique vouée, « comme le silence, à étouffer les soupirs et les cris de joie de ce monde sans queue ni tête ». Nous suivons, depuis la victoire des Nordistes sur les Sudistes et l’« émancipation » des esclaves jusqu’à la mort et l’oubli – mais aussi jusqu’à l’invention de ce langage sublime qui sait exprimer l’indicible -, les vies de Nehemiah, Cassie, Silas, ces vies qui se perdent, se retrouvent, se reperdent, mais qui toutes se rejoignent dans le rêve d’autre chose.

1347893726.jpgMusical, ce vaste roman l’est, à coup sûr, puisque, sans qu’il soit explicitement présent à chaque page, tout converge vers le blues, par la grâce progressive et miraculeuse des dons, du travail et du malheur de chaque personnage, de même que par la bonne volonté des instruments (piano, harmonica, banjo, guitare et, bien sûr, voix…) qui se plient aux rythmes, aux souffles, aux doigts de toutes sortes. Musical, le récit l’est aussi dans sa structure polyphonique, puisque chaque personnage, en se racontant, superpose sa voix à celle des autres, tout en se ménageant quelques chorus. Tous font résonner, de la Nouvelle Orléans à Chicago, du Tennessee à la Californie, des chants et des contre-chants de souffrance et de nostalgie qui passent par l’harmonie des phrases et des mots d’un vrai compositeur de romans. Comme le dit à Silas son ami le major : « Je suis convaincu qu’il existe une relation étroite entre la musique et la littérature. Malheureusement, j’ignore laquelle. L’homme qui mettra le doigt dessus méritera qu’on dresse son effigie devant le Capitole, mon cher Silas ! ». Chiche.

Jean-Pierre Longre

05/12/2011

Le sacre du métèque

Essai, francophone, Roumanie, Cioran, Nicolas Cavaillès, Aurélien Demars, Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. Édition établie, présentée et annotée par Nicolas Cavaillès, avec la collaboration d’Aurélien Demars, 2011

Venu des Carpates et des « cimes du désespoir », exilé à Paris, prisonnier volontaire d’une langue nouvelle et d’un pessimisme provocateur, Cioran est l’un des grands écrivains français du XXe siècle. Lui consacrer un volume de la Pléiade était justice, et la publication de ses Œuvres est un modèle du genre.

Les éditeurs ont choisi à bon escient de se limiter (si l’on peut dire) aux textes rédigés en langue française. Ce choix est dû à des raisons non seulement linguistiques et chronologiques, mais aussi philosophiques et littéraires. Les dix œuvres « françaises » publiées, présentées et annotées ici, même si elles n’échappent pas – et c’est heureux – à l’héritage roumain, forment un ensemble cohérent dans sa succession interne, tant du point de vue de la pensée que de celui du style.

On lira (ou relira) donc avec un bonheur non dénué d’une angoisse communicative Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, La tentation d’exister, Histoire et utopie, La chute dans le temps, Le mauvais démiurge, De l’inconvénient d’être né, Écartèlement, Aveux et anathèmes, Exercices d’admiration, le tout complété, comme il se doit dans la Pléiade, par une préface, une biographie, une bibliographie, des notices, des notes, des appendices… Comme il se doit, et plus qu’il ne se doit : la préface, entre autres, offre, certes, une synthèse impeccable de l’œuvre de Cioran, une analyse limpide de son écriture, des ouvertures séduisantes sur les origines et les enjeux des textes, mais elle est aussi en elle-même un morceau de littérature ; à la fois enthousiaste et distanciée, construite et foisonnante, elle offre un bel exemple de « style comme aventure ».

Avec ce volume, le plaisir d’entendre une « voix [qui] accède à une pluralité de formes et de tons – de l’essai lyrique au lambeau delphique, de l’aphorisme ravageur à l’épître complice, de l’effigie destructrice à l’oraison non-violente… » est relevé par celui d’en apprendre beaucoup sur cette « voix », sur ce qui l’a construite et sapée, nourrie et  affamée, encouragée et découragée, composée et décomposée. Au-delà de l’amertume ou des anathèmes, ce sont bien des « exercices d’admiration » que nous sommes amenés à pratiquer en l’écoutant, et en écoutant celles qui l’accompagnent.

Jean-Pierre Longre

www.la-pleiade.fr   

« Pas maintenant, pas comme ça »

Récit, francophone, Laurent Mauvignier, éditions de Minuit, Jean-Pierre LongreLaurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, Les éditions de Minuit, 2011

En décembre 2009, des vigiles du supermarché Carrefour de Lyon La Part-Dieu, ayant surpris un jeune homme à voler une canette de bière, se défoulent sur lui jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ces quatre hommes n’en étaient sans doute pas à leurs premières brutalités, mais il n’étaient pas encore allés jusqu’à l’assassinat.

Ce dramatique fait divers a été librement adapté par Laurent Mauvignier, en soixante pages d’un seul élan – une seule phrase suspendue entre un non début et une non fin, entre inspiration et expiration, comme le dernier souffle de l’être qui ne veut pas vraiment y croire et se dit jusqu’au bout : « Pas maintenant, pas comme ça ».

La syntaxe audacieuse, tourmentée, précise, comme toujours chez Mauvignier, forge et nourrit les personnages et les événements, les sensations et la trame narrative. Adressé au frère de la victime, le récit incantatoire dévoile peu à peu ce qu’était la vie (réinventée, transposée) du jeune homme qui ne se doutait pas que, accomplissant l’acte anodin de pénétrer dans un grand magasin, il n’en ressortirait pas vivant ; sa modeste famille, ses piètres amours, ses petits boulots, tout le mène sans en avoir l’air vers la tragédie, qui est aussi celle, en quelque sorte, des quatre bourreaux dont le narrateur se demande « de quelle humiliation ils veulent se venger ».

Tragédie en un acte, en un souffle, Ce que j’appelle oubli prouve que la littérature est apte à mettre en scène la souffrance humaine, honteuse, révoltante, que l’art peut faire vivre intensément la parole toute simple d’un homme de loi : « et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu, qu’il est injuste de mourir à cause d’une canette de bière ».

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr    

04/12/2011

Une culture en mouvement

Revue, essai, francophone, Roumanie, Altermed, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreRevue Altermed n° 4, « Cultures roumaines », éditions Non Lieu, 2011

La revue Altermed a consacré trois numéros à la culture de différents pays méditerranéens, en mettant l’accent sur la création contemporaine et ce qui fait ses spécificités. La Roumanie est-elle un pays méditerranéen ? Michel Carassou, dans sa présentation, justifie le choix du numéro 4 en rappelant l’histoire et la tradition latines du pays, ainsi que l’influence ottomane à laquelle s’est heurtée « l’hégémonie slave ».

Quoi qu’il en soit, un volume consacré aux « cultures roumaines », qui ont tant de liens avec celles de divers pays d’Europe, notamment la France, autre pays méditerranéen, se justifie pleinement. Les bouleversements intervenus depuis la fin des années 1980 ne sont pas seulement politiques ou économiques. Le champ culturel a lui aussi connu des changements radicaux, ne serait-ce que par la liberté retrouvée, avec les tentatives, les tâtonnements, les expériences, les échecs et les réussites qu’elle a suscités.

La littérature occupe ici une place importante : la prose narrative, dont Andreia Roman rappelle l’histoire récente, depuis les contraintes du totalitarisme jusqu’à la « mise en question du monde » par les romanciers de la dernière génération comme Florina Ilis ; la poésie, elle aussi florissante, dont l’anthologie contenue dans ces pages complète celle qui a été publiée en 2008 dans Confluences poétiques ; le théâtre, lieu expérimental par excellence, qui oscille entre fidélité aux « racines » et « désir violent de réel ». Deux chapitres sont en outre consacrés aux arts visuels : le cinéma, dont les films d’auteurs internationalement reconnus manient à l’envi l’absurde, la satire et le « minimalisme » ; les arts plastiques – photographie, graphisme – qui tendent eux aussi vers un renouvellement complet et un engagement socio-politique marqué.

Malgré sa relative jeunesse, la Roumanie est riche d’un patrimoine culturel exceptionnel, qui a souvent nourri les avant-gardes européennes. Les artistes d’aujourd’hui ne dérogent pas à cette tradition, et on est heureux de lire ici des textes d’auteurs notoires ou encore peu connus, ainsi que des analyses précises et engageantes de certaines formes d’art contemporain.

Jean-Pierre Longre

www.editionsnonlieu.fr   

 

Revue, essai, francophone, Roumanie, Altermed, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreLes éditions Non Lieu viennent de publier une très intéressants correspondance de la poétesse et philosophe Catherine Pozzi (1882-1934) avec Raïssa et Jacques Maritain, Hélène Kiener et Audrey Deacon. Ces lettres inédites sont longuement présentées, précisément annotées par Nicolas Cavaillès, qui les a pour la plupart retrouvées à la Bibliothèque Nationale de France.

Nicolas Cavaillès, L’élégance et le chaos, éditions Non Lieu, 2011

 

25/10/2011

Chaos bien ordonné

Nouvelle, francophone, Patrick Ledent, éditions Calliopées, Jean-Pierre LongrePatrick Ledent, À vos caddies !, Éditions Calliopées, 2011

Dans son précédent recueil (Joli coup), Patrick Ledent avait révélé un vrai talent de conteur. Voilà qui se confirme sans conteste dans À vos caddies !. Et le mot « recueil » n’est pas anodin : les vingt nouvelles, encadrées par des « Prolégomènes » et un « Envoi », bouclent un itinéraire plein de surprises, qui mène le lecteur d’une envolée satirique (le monde de la consommation) à l’autre (le monde du travail), d’un cimetière au même cimetière, à Nice où sévissent des vampires très humains. La vie, mort comprise…

Les surprises ? Elles sont multiples et variées : un drôle de restaurant où se cache une drôle de lolita, l’étrange rencontre d’une tulipe et d’un enfant, les illusions d’un tueur en série, les découragements d’un employé de bureau, les ruses d’une élégante de casino… des accidents bizarres, des hasards suspects, des rencontres inattendues…

Pour réaliste que soit le monde dans lequel évoluent les personnages et surgissent les événements, le lecteur se laisse volontiers transporter vers l’imprévu, et la verve de l’auteur y est pour beaucoup. Car le suspense s’assortit d’une écriture alerte, d’une prose séduisante où se profilent parfois quelques silhouettes familières, telle celle de Queneau qui passe comme une discrète figure tutélaire. On se laisse mener avec délices par le bout du nez pour s’évader à loisir, poussant devant soi une provision de références rassurantes et d’inventions délicieuses, dans un chaos bien ordonné. « Mais c’est dur, le chaos. Alors, pardon, je compense. Je mets de l’ordre, me réinvente, vous réinvente. Invente tout court, puisqu’on est frères. Des petites histoires. Je fais comme tout le monde, je fais comme vous : je creuse. Une évasion, ça commence par là ».

Jean-Pierre Longre

www.calliopees.fr  

04/10/2011

Perspectives intimes

Roman, musique, peinture, francophone, Gaëlle Josse, Editions Autrement, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Les heures silencieuses, Autrement / Littératures, 2011. J'ai lu, 2012

La contemplation d’un tableau requiert par nature le mutisme, et si mots il y a, ils ne peuvent naître que de l’œuvre même. Dans Les heures silencieuses, Gaëlle Josse fait surgir du silence les secrets de l’image, en donnant la parole au personnage que l’on y distingue sans pouvoir en rien le reconnaître.

D’abord l’œuvre picturale, reproduite sur la couverture du livre : un tableau d’Emmanuel De Witte, tout en profondeur, où « l’ombre qui tombe à terre en dévorant les couleurs et en assourdissant les formes » est parsemée des taches de « la lumière du soleil montant ». Dans l’enfilade des pièces de cet intérieur hollandais, la première est occupée par une femme vue de dos, jouant de l’épinette. C’est elle, Magdalena, épouse de Pieter Van Beyeren, qui tient ici son journal, par le truchement de la plume subtile et retenue de Gaëlle Josse.

À Delft, au XVIIe siècle, dans le milieu des riches négociants et des navigateurs audacieux, une épouse et mère, même si elle a la fibre commerçante, doit avant tout tenir sa maison avec la discrétion et l’efficacité requises. Alors Magdalena, qui ne doit rien laisser paraître, apaise les souvenirs cuisants, les accidents de la vie, les aspirations déçues, les tristesses durables, les souffrances passagères en suivant par l’écriture les méandres de son intimité. Il y a aussi de fugitifs moments de joie, des bonheurs artistiques (on croise avec plaisir, à l’occasion, Vermeer ou Sweelinck), et l’amour porté à ses enfants, qui n’occulte pas la perte de ceux qu’elle a perdus.

roman,musique,peinture,francophone,gaëlle josse,editions autrement,jean-pierre longreLe dévoilement esquissé des secrets de l’âme et du corps, à l’image de ce que laisse deviner le tableau de De Witte, s’accompagne de détails précis sur la vie quotidienne, les relations familiales et amicales, locales et internationales, la solidarité même : « Nos provinces offrent l’asile à ceux qui ne peuvent vivre en paix dans leur pays. Juifs, catholiques ou réformés demeurent ici en bonne intelligence, et chacun apporte sa pierre à l’édifice commun ». Avec cela, sagesse et lucidité soutiennent la réflexion : « Chaque jour qui passe me rappelle, si besoin était, que la conduite d’une vie n’est en rien semblable à celle d’un stock d’épices ou de porcelaine. Ce que nous tentons de bâtir autour de nous ressemble aux digues que les hommes construisent pour empêcher la mer de nous submerger. Ce sont des édifices fragiles dont se jouent les éléments. Elles restent toujours à consolider ou à refaire. Le cœur des hommes est d’une moindre résistance, je le crains ».

Le silence est bien la condition de la mise au jour de la vie, un silence ponctué par la musique : « C’est une grâce de se laisser toucher par elle. Je crois volontiers qu’elle adoucit nos cœurs et nos humeurs ». Ainsi ce roman, mélancolique journal intime, est-il non seulement un témoignage biographique et historique, la mise en perspective d’une quête morale et sentimentale, mais aussi une somme esthétique : la peinture, l’écriture, la musique s’unissent pour dresser, dans une atmosphère tout en nuances, le portrait d’une femme qui, au-delà de circonstances particulières, (se) pose les questions les plus humaines qui soient.

Jean-Pierre Longre

www.autrement.com

www.jailu.com

http://gaellejosse.kazeo.com

19/09/2011

« Battre le tambour »

Roman, francophone, Suisse, Jacques-Pierre Amée, éditions Infolio, Jean-Pierre LongreJacques-Pierre Amée, Le ciel est plein de pierres, Infolio, 2011

Le nouveau roman de Jacques-Pierre Amée est certes plein de pierres, mais aussi plein de rythme, et de tant d’autres choses parmi lesquelles la nature tient une place prépondérante (la forêt et les animaux, par exemple), sans compter l’amitié, l’amour, la parole, le silence, le mystère…

Le narrateur, Graham Rouge (un nom qui se détache sur la verdure, la neige, le ciel, la nuit), photographe animalier, observateur du monde lointain et proche, tente de se frayer un chemin entre souvenirs et immédiateté, entre passé et présent. Son récit, qui s’adresse à son ami Emil, hospitalisé au-delà des mers, à cette Ibi qu’il aime mais qu’il n’a pas vue depuis un certain temps, à d’autres encore, Caïm, Lucie, le lecteur, lui-même... son récit, donc, tient autant de la narration que de la poésie, du mouvement  que du ressassement, de la fiction que du journal, un journal dans lequel, au fil de la lecture, on assiste à la mise en place de l’écriture.

L’auteur a l’art de (se) raconter sans en avoir l’air, par des détours, par des étapes où l’accessoire narratif parait devenir l’essentiel. « Y a rien de facile », dit périodiquement le boucher du coin : aussi difficile d’étouffer proprement un pigeon que de percer le mystère de l’énigmatique « Toubob », vagabond qui pourrait bien avoir fait disparaître avec lui la vieille dame qui l’avait recueilli, ou de reconstituer le puzzle que représente le titre du magazine NOÉ…

Voilà un livre qui « bat le tambour » (autre leitmotiv, autre rime de la prose), qui bat le rappel (des souvenirs, des amis, des contrées lointaines), qui bat la chamade (émotion à tous les tournants de pages), qui bat les cartes (pour mieux rendre compte du désordre universel). Un livre musical, où le langage des images et des mots s’impose comme une lancinante mélodie, comme une étourdissante symphonie.  

Jean-Pierre Longre

www.infolio.ch

http://jpamee.webs.com