29/12/2023
Le tueur des cimetières
Jean-Jacques Nuel, Balade funéraire, « Une enquête de Brice Noval à Lyon », 2023
Elles sont jeunes, elles sont blondes et fines… et on trouve leurs cadavres sur les tombes de Lyonnais notoires, tels le fameux guérisseur Maître Philippe ou les poètes Joséphin Soulary et Pierre Dupont, dans les cimetières de Loyasse et de la Croix-Rousse. Toutes tuées selon le même rituel : un seul coup de couteau bien ciblé, la longue chevelure blonde coupée et, agrafé au corsage, un quatrain répondant aux normes classiques du genre.
Le commissaire divisionnaire Alexandre Schweitzer va faire appel au détective privé Brice Noval (le narrateur, qui a déjà participé à plusieurs enquêtes) ; celui-ci accepte de sortir momentanément et par intermittence de sa retraite bourguignonne pour tenter de résoudre ces énigmes avec son ami, flanqué de deux collaborateurs, sortes de Laurel et Hardy policiers. Commence alors la traque de l’assassin, qui n’hésite pas à s’autoproclamer « Poète », comme s’il l’était véritablement, alors que Noval, fin connaisseur en la matière et lui-même auteur d’une anthologie (non publiée) de la poésie lyonnaise, juge ce « poète » plutôt médiocre… L’anthologie en question semble à la longue avoir une certaine importance dans le cheminement de l’enquête, un cheminement difficile, qui nécessite beaucoup de perspicacité de la part de notre détective, du commissaire et éventuellement de ses deux acolytes.
Cette Balade funéraire est bien un polar, mais c’est aussi une mine de renseignements plus ou moins développés sur la ville de Lyon, son présent et son passé, que connaît bien Jean-Jacques Nuel. C’est ainsi que l’on visitera l’ancien cimetière de Loyasse, connaîtra l’histoire de l’occultisme à Lyon et celle de Maître Philippe, celle des « clochetiers » arpentant « les rues la nuit pour éveiller les habitants et les inviter à prier pour les morts », et que l’on parcourra les quartiers de la ville, de Fourvière aux Brotteaux, de la Croix-Rousse à la Guillotière, sur les pas de ce Brice Noval aussi érudit que fin limier. Preuve que l’encyclopédisme et le suspense peuvent très bien s’acoquiner, pour le plaisir des lecteurs.
Jean-Pierre Longre
19:07 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, jean-jacques nuel, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
22/12/2023
Sous la surface des mots
Paul Lambda, Les icebergs de la mélancolie, Cactus Inébranlable éditions, 2023
Chacun sait qu’une bonne partie des icebergs reste mystérieusement cachée sous la surface de l’eau. De la même manière, une bonne partie de la mélancolie de Paul Lambda navigue sous la surface des mots qui, assemblés et concentrés avec virtuosité en micro-textes, forment ce nouvel ouvrage. Ce « gentleman-flâneur », toujours sur le qui-vive, a le don de saisir au vol tout aphorisme passant à sa portée, et n’a pas son pareil (sinon la petite troupe de ses semblables menée par Scutenaire et Chavée) pour le coucher sur le papier.
Jouant souvent avec l’épaisseur polysémique, voire homonymique des mots (« Celui que je suis a cessé de m’attendre. »), les textes fulgurants laissent entrevoir de vastes espaces poétiques (« La montagne, pour ne pas me voir partir, s’est couverte de brume. » ; « C’est moi qui ralentis ou les nuages qui se pressent ? » ; « Il pleut sur la rivière comme du temps sur le temps. »), et parfois Verlaine n’est pas loin (« Console-toi mon bel oiseau, depuis ta cage tu peux voir le ciel. »), et à propos d’oiseau, cas désespéré : « Si tu laisses la cage ouverte, il reviendra ».
Si l’on veut de l’humour, toutes les précautions sont prises : « Quand l’humour est trop grinçant, il faut ajouter de l’huile », et ce n’est pas ce qui manque, l’humour, du genre érotico-sentimental (« Nos ombres ses sont mêlées, c’était bon. ») ou philosophico-absurde (« - La vérité, c’est que la liberté n’existe pas. / - Oui, mais si la vérité n’existe pas ? »). Et parfois on touche à des abîmes sociologico-mondiaux (« Trop d’humains tue l’humain »), voire à un mysticisme tout personnel mais qui ferait bien d’être universel : « Quoi ? Ce ne serait pas Dieu qui aurait créé le rire ? ».
Sans cela, l’angoisse risque de nous étreindre (« Pour plus de sûreté, la ligne d’horizon fut électrifiée. » ; « Il ferma les yeux mais dut les rouvrir : à l’intérieur c’était pire. »), même quand elle se laisse aller à la susdite polysémie (« Je tue le temps, mais ce n’est que légitime défense. »). Car souvent, la vie n’est que désillusion (« Elle ne m’a pas vu, elle a juste regardé si je la regardais. » ; « -J’ai acheté votre livre. / – Ah oui ? IL vous a plu ? / - Je ne sais pas, je l’ai offert. »). Tout de même, laissons-nous aller à l’optimisme : « C’est fou ce qu’un sourire sincère produit de lumière. » Et en toute sincérité, on sourit, on rit même, en se laissant aller à la mélancolie lumineuse (bravons l’oxymore) des icebergs de Paul Lambda.
Jean-Pierre Longre
18:46 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, paul lambda, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
14/12/2023
Promenades littéraires
Jean-Pierre Longre, Un an de solitude et autres histoires livresques, Black Herald Press, 2023
Présentation : Les nouvelles rassemblées dans ce recueil, promenades livresques qui traversent les siècles sur les traces de personnages tantôt imaginaires tantôt ancrés dans une réalité historique et esthétique à peine romancée, nous emmènent d’Uzès au Pont-Euxin en passant par Lyon et, bien sûr, par quelques librairies ; chacun des récits entre nécessairement en résonance avec les autres au cours de cette foisonnante exploration profondément humaine et érudite qui transcende l’espace, le temps et les genres littéraires et qui, en filigrane, esquisse une définition de la nature véritable de deux inséparables : la littérature et la lecture.
« Jean-Pierre Longre est un lecteur furieux. Toujours, il lit. Et même quand il écrit, il lit encore. Son jeune homme fatigué des aridités du Sud ne peut être que Jean Racine, l'écrivain débutant qui admire Queneau est fatalement Perec, lorsque le Bourguignon érudit descend à Lyon, on est forcément au XVIe siècle pour y croiser une poétesse, lorsqu'un personnage voyage, c'est évidemment un voyage à la Rimbaud... Tous les récits sont entrelacés de lectures, mais, attention, ce sont aussi des histoires et des personnages, comme ces amoureux des livres qui sont aussi des amoureux tout court sur leur lit de délices. »
Paul Fournel
« Concilier l’humilité et une certaine forme d’arrogance n’est pas une gymnastique très confortable. Le jeu consiste d’abord à se provoquer soi-même en se refusant l’une après l’autre toutes les facilités, toutes les habiletés qu’autorisent l’expérience de la plume et la fréquentation des bons auteurs. À ce jeu, d’emblée Jean-Pierre Longre est passé maître. Mais il est passé en force. Avec à ses côtés cette puissance occulte : la littérature. »
Alain Gerber
Une recension de Radu Bata dans ActuaLitté (14 novembre 2023): voir ici
Et une autre de Marc Villemain: voir là
En vente ici : https://www.blackheraldpress.com/unandesolitude
ou dans les librairies :
Librairie du Tramway,
92 Rue Moncey, 69003 Lyon
https://lalibrairiedutramway.com
et aussi :
L'Esperluète
10 rue Noël Ballay, 28000 Chartres
Vendredi
67 rue des Martyrs, 75009 Paris
Anima
3 rue Ravignan, 75018 Paris
Librairie Elisabeth Brunet
70, rue Ganterie, 76000 Rouen
Texture
94 Avenue Jean Jaurès, 75019, Paris
Compagnie
58, rue des Ecoles, 75005 Paris
L'Orange bleue
23, rue Caristie, 84100 Orange
Librairie Actes Sud
Place Nina-Berberova, 13200 Arles
Les Journées suspendues
23, avenue Borriglione, 06100 Nice
L’Autre Rive
19 rue du Pont Mouja, 54000 Nancy
Le silence de la mer
5 Place Saint-Pierre, 56000 Vannes
L’herbe entre les dalles
7 rue de la Barillerie, 72000 Le Mans
09:59 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
08/12/2023
L’écriture contre l’effacement
Maxime Decout, Faire trace, les écritures de la Shoah, éditions Corti, 2023
Le projet du « Reichsführer-SS » Heinrich Himmler, exécuteur des basses œuvres de Hitler, était non seulement d’exterminer les Juifs, de « faire disparaître ce peuple de la terre », mais aussi d’éliminer toute trace de cette extermination, d’emporter le secret « dans la tombe ». « L’entreprise nazie […] relève d’une triple destruction : destruction d’un peuple, destruction de sa mémoire, destruction des traces de son anéantissement. » Maxime Decout, dans son livre, propose de montrer comment la littérature lutte contre l’effacement, et il le fait avec une précision particulièrement documentée, issue de recherches concernant des textes de toutes sortes.
Il s’agit d’abord de « cerner la part occultée de l’extermination » à partir d’« œuvres survivantes » telles que les écrits d’André Schwartz-Bart et de Tadeuz Borowski, ou les images de Claude Lanzmann dans Shoah ; ce sont aussi les œuvres parvenues « par-delà la mort de leur auteur » (la plus célèbre étant le journal d’Anne Frank), et qui « ouvrent un espace de résistance essentiel dans lequel l’écriture s’est dressée contre une extermination si généralisée qu’elle la mettrait elle-même en péril. » Dans un deuxième temps, l’auteur étudie ce qu’il appelle « un puissant mal d’archive », posant entre autres la question du rapport entre fiction et « authenticité du témoignage », ainsi que celle des sources. Car le document se transformant en œuvre littéraire devient plus visible, plus intense, tentant ainsi de dire l’indicible. L’exemple de Charlotte Delbo qui, plus tard que Rousset et Antelme, livre son témoignage sous forme de constat morcelé, en « paragraphes disloqués » confinant à la poésie, est particulièrement significatif. Une importante section consacrée à Perec et à son autobiographie W ou le souvenir d’enfance pose la question du rôle de la construction littéraire dans la « réhabilitation » des faits. De même Modiano, qui aborde le problème tour à tour par le biais de la fiction (Voyage de noces) et par celui du récit de quête (Dora Bruder). La quête, en outre, peut suive « la trame générale d’une histoire collective et les destins singuliers des individus sur lesquels elle porte. »
Au fil de l’ouvrage, particulièrement riche en références d’œuvres et d’auteurs, Maxime Decout insiste ouvertement ou en filigrane sur le rôle du lecteur, qui doit endosser une double mission : « relayer à son tour l’éradication des faits par le génocide et faire survivre le texte. » Mieux que le « tourisme mémoriel » consécutif à « l’industrie de la mémoire », c’est dans l’art et la littérature que nous trouverons la capacité d’affronter « le monstre de la mémoire et l’effacement des traces. »
Jean-Pierre Longre
17:07 Publié dans Essai, Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
02/12/2023
Queneau de nouveau
Raymond Queneau, Œuvres complètes II, Romans tome I. Édition publiée sous la direction d'Henri Godard avec la collaboration de Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n° 485, 2002, rééd. 2023
Appendices : Textes et documents inédits relatifs aux romans publiés dans ce volume - Technique du roman. Le Chiendent - Gueule de pierre - Les Derniers jours - Odile - Les Enfants du limon - Un Rude hiver - Les Temps mêlés - Pierrot mon ami.
Présentation:
Queneau n'est pas un romancier comme les autres. Il l'est si peu qu'on ne pense pas toujours spontanément à lui comme à un romancier, bien qu'il ait publié treize romans. Peut-être est-ce dû à son parti pris du rire et du jeu, à sa volonté d'amuser le lecteur et de s'amuser lui-même. Queneau ne serait-il pas un écrivain sérieux ? Le ton drolatique qu'il adopte a pu parfois dissimuler les autres facettes de sa personnalité de romancier : sa volonté d'être le témoin du monde et de l'histoire de son temps, ou son besoin de donner figure par l'imaginaire à des interrogations existentielles. Il est non moins vrai que l'on trouve au cœur même de ses romans des orientations moins évidemment « romanesques » : par certains côtés, Queneau reste surréaliste malgré sa rupture avec le groupe de Breton ; il est aussi philosophe, et en particulier un philosophe de la langue et des mathématiques ; et il est passionné d'anthropologie, de psychanalyse, d'histoire des religions - sans parler de son attirance, sans doute moins connue, pour le gnosticisme et l'ésotérisme.
17:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, raymond queneau, henri godard, jean-philippe coen, jean-pierre longre, suzanne meyer-bagoly, gilbert pestureau, emmanuël souchier et madeleine velguth, gallimard, bibliothèque de la pléiade | Facebook | |
Imprimer |
16/11/2023
La poésie des titres
Christophe Gilot, Quatrains de bouquiniste, Cactus Inébranlable éditions, 2023
La poésie peut naître de multiples façons. Souvent, c’est le regard posé sur le monde, sur les choses qui par la magie du verbe s’élargit vers les espaces de l’imagination, en un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur. C’est le cas ici, avec comme point de départ ce que l’auteur, bouquiniste de son état, a sous les yeux à longueur de journée : des titres de livres. Il les range quatre par quatre sur la page, donc en « quatrains de bouquiniste » – un rangement malicieux, qui ne doit rien au hasard.
Car il y a toujours, plus ou moins explicites, des rapports thématiques entre les titres superposés. Ce peut être le temps qui passe (« Je me souviens / l’invention du passé, / ce fragile aujourd’hui / dans un mois dans un an. »), le feu (« Fragments d’une poétique du feu / Nous sommes l’incendie / les combustibles / je sais, oui : les fleurs rouges, là-haut… »), un jeu (« Pierres noyées / sur la route du papier, / les ciseaux du couchant / dans ma main »), la fabrique même de la poésie (« En rêvant à partir de peintures énigmatiques, / devine ce que je vois ? / La couleur des mots / dormir au soleil. ») etc. Inutile de multiplier les exemples, il faut juger sur pièces, jusqu’au point suspendu du dernier quatrain qui se termine par « Temps zéro » d’Italo Calvino.
Il faut préciser que chaque titre de livre est assorti du nom de son auteur, ce qui crée chaque fois une sorte de quatrain secondaire d’où, pourquoi pas, peut naître une poésie seconde formée de noms parfois inconnus, l’exotisme du nom propre jouant son rôle ; au hasard : « Alexandria Marzano-Lesnevich / Sophie Tal Men / Tom Drury / Ella Silloë ». Ultime remarque : si chaque quatrain est autonome, quelques fils conducteurs s’insinuent dans les espaces vides en rapprochant certains titres comme « À même la peau », « À fleur de peau », « La mémoire dans la peau ». Voilà donc une espèce inhabituelle de poésie tenant du haïku, qui donne à imaginer ce que sont les livres ici évoqués sans qu’on ait à les ouvrir… Un nouvel art de lire, qui n’empêche pas, tout de même, d’aller y voir de plus près.
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Littérature, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, christophe gilot, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
09/11/2023
Les révoltés du delta
Laurine Roux, L’autre moitié du monde, Les éditions du Sonneur, 2022, Folio, 2023
Sous la plume hypersensible de Laurine Roux, le delta de l’Èbre n’et pas seulement un monde où la nature sauvage – eaux, roseaux, oiseaux – prend ses aises ; c’est aussi un monde où les grands propriétaires exploitent les rizières en faisant travailler à toute force des paysans mal payés et mal traités. Nous sommes dans les années 1930, et les rapports sont quasiment féodaux, les premières victimes de l’injustice étant les femmes, que le fils de la « Marquise », jeune imbécile brutal et sans scrupules, n’hésite pas à traiter en objets sexuels. Dans cet enfer, Toya, gamine vive et débrouillarde, connaît le coin comme sa poche. « Elle pense à l’Èbre qui chemine coûte que coûte, à cette langue de boue, grasse et fertile, née pour atteindre l’embouchure, capable d’engrosser la mer de ses alluvions. »
Analphabète comme les autres, elle va peu à peu, grâce à Horatio, l’instituteur du village, s’ouvrir au monde de la lecture, de l’écriture, et aussi de l’amour. Elle va assister aux révoltes des paysans contre les puissants et leurs acolytes – disons le capitalisme, le sabre et le goupillon –, et par la même occasion nous, lecteurs, devenons partie prenante dans la complexité de ces révoltes, faites de spontanéité et de plans élaborés, de violence directe et de calculs politiques, de destructions et de tentatives de construction.
Une activité d’hommes, dira-t-on. Mais si ceux-ci sont des combattants, les femmes, cette « autre moitié du monde », victimes parmi les victimes, telle Pilar, la mère de Toya, sont aussi des héroïnes parmi les héros. On le voit à travers Toya, que Luz, étudiante antifranquiste des années 1960, va retrouver bien après la guerre qui a déchiré le pays. 1936 – 1968, deux tentatives d’émancipation radicale. Le cheminement de la jeune fille devenue femme fidèle au delta, en est un témoignage magnifique et terrible, dans lequel l’émotion, le courage, l’obstination, la sensualité, la colère sont des forces vitales. « Parfois, après la classe, Toya va sur la tombe de sa mère. Elle s’assoit à côté du monticule, reste le plus souvent sans rien dire. De temps à autre, l’adolescente raconte ses progrès en classe, les bêtes qu’elle a attrapées, la clôture de la marquise. Puis elle embrasse la terre, Je te le promets, tu seras vengée. »
Jean-Pierre Longre
23:50 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, laurine roux, les éditions du sonneur, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
02/11/2023
Miroirs du confinement
Lire, relire... Sylvie Germain, Brèves de solitude, Albin Michel, 2021, Le livre de poche, 2023
« En se dissociant ainsi de son image perturbée et surtout perturbante, elle se déleste du malaise qu’elle vient de ressentir. Elle se lève et relègue aussitôt dans l’anecdotique cette inquiétude produite par son reflet, elle revient à son habituelle relation au temps, fluide, rythmée et fantaisiste ». Ce que ressent Magali en plein confinement dû à la pandémie, tous les personnages de ce roman habilement et harmonieusement mené le ressentent, chacun à sa manière, alors que la solitude les assaille et que le disque de la pleine lune forme comme un immense miroir.
Ils sont d’abord présentés tour à tour dans un unique lieu, un square où ils se croisent, en marche ou assis, en promenade ou de passage. Il y a là Joséphine, une vieille dame qui regrette amèrement le passé ; Guillaume, qui note dans un carnet des bribes de l’Apocalypse ; Magali, qui veut profiter de la vie après avoir lutté contre la maladie ; Anaïs, jeune femme qui sur sa tablette s’accroche à un article plutôt philosophique ayant trait aux parfums ; Xavier, frappé par le drame d’un de ses élèves ; Stella, fine observatrice qui accompagne la vieille Mme Georges ; Serge, qui va être privé des visites à sa mère friande de pâtisseries ; le petit Émile, qui envoie « valdinguer son ballon » un peu n’importe où ; et puis, rythmant ces portraits vivants (dont les lignes ci-dessus ne donnent qu’un trait incomplet), apparaissant entre chacun d’eux, un « individu » auquel s’appliquent de nombreux qualificatifs (« le bizarre », « l’indéfini » etc.), et dont on comprend qu’il est un migrant, un naufragé de l’existence, qui n’a que son corps comme abri.
En miroir de la première partie (« Autour d’un silence »), la deuxième (« Lune solitudes ») nous fait retrouver chaque personnage sous un angle différent, confiné dans son logement, confronté à ses pensées, à ses rêves, à ses souvenirs, à ses observations, à ses petites et grandes douleurs, à ses fantasmes, confronté à soi-même, à son image. Ces Brèves de solitude sont de circonstance, certes, témoignages d’une période bien particulière. Mais c’est aussi et surtout un roman qui, dans sa rigoureuse construction symétrique, livre un portrait pluriel, tout en délicatesse, plein d’empathie pour le genre humain.
Jean-Pierre Longre
18:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, sylvie germain, albin michel, le livre de pochejean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
26/10/2023
Un « habitus clivé »
Fabrice Caro, Samouraï, Gallimard, 2022, Folio, 2023
Après le départ de Lisa, qui l’a quitté pour un universitaire fort sérieux, Alan a deux tâches principales à accomplir : surveiller la piscine des voisins partis en vacances, et écrire un « roman sérieux », sur les injonctions de ladite Lisa, ce qui pourrait « susciter chez elle une admiration qui, durant ces longs mois, lui a fait défaut, et tant pis si c’est trop tard. » Sa première grande idée, tout de suite soumise à son éditrice : « un livre somme, un livre fleuve » racontant, d’une manière romancée, l’épopée de ses grands-parents espagnols arrivés en France pour fuir le régime de Franco ; il se voit, dès la parution, invité dans de prestigieuses émissions littéraires, jouant le grand écrivain…
Hélas, rien ne marche ; la page reste blanche, tandis que la piscine des voisins devient verte, de plus en plus, une piscine « horriblement verte » à la surface de laquelle apparaissent de drôles de bestioles qui ont tendance à se multiplier. Une autre idée de roman ? La disparition, dans les environs, d’une jeune femme sur laquelle il imagine un récit-enquête. Évidemment, la première page restera blanche.
Il faut dire qu’Alan n’est pas fait pour la réussite. Ni en amour (les jeunes femmes que lui présentent avec insistance ses amis pour remplacer Lisa, même s’il les trouve bien sous tous rapports, n’ont pas l’air d’emporter son adhésion sentimentale), ni en littérature (son roman précédent n’a eu aucun succès, et l’actuel est mal parti), ni en société (par rapport à laquelle il se sent toujours en décalage), ni en bricolage (il faut voir son absolu complexe d’infériorité face au vendeur de Bricorama, qui ne cache pas son mépris)…
Tout cela donne un récit à l’humour parfois corrosif, parfois doux, courant en filigrane sous la prose ou explosant franchement en formules éclatantes. Une amie diagnostique par exemple un « habitus clivé » pour notre narrateur désemparé chez qui on perçoit « un déséquilibre permanent entre son soi social d’origine et son soi social d’adoption ». Dans Samouraï comme ailleurs, l’humour de Fabrice Caro est impayable mais non gratuit.
Jean-Pierre Longre
11:15 Publié dans Humour, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, fabrice caro, gallimard, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
08/10/2023
Le labyrinthe du passé
Lire, relire... Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, 2021, Folio, 2023
S’il fallait schématiser globalement l’œuvre de Patrick Modiano (entreprise hasardeuse, voire impossible), c’est l’image de la spirale qui pourrait venir à l’esprit : des retours incessants à un passé réel, rêvé ou fantasmé, un passé qui n’est jamais vraiment le même, et des passages périodiques en des lieux toujours nommés qui ne sont pourtant pas toujours identiques, avec des personnages parfois récurrents. L’impression de tourner en rond, mais en découvrant chaque fois, d’étape en étape, de livre en livre, quelque chose de nouveau, ajoutant une couche supplémentaire à la matière romanesque.
Chevreuse n’échappe pas à cet embryon d’analyse. Entraîné par une certaine Camille « Tête de mort », puis par une autre femme, Martine Hayward, le protagoniste, Jean Bosmans, va circuler dans un espace compris entre Chevreuse, Auteuil et Paris (avec tout de même une parenthèse dans le sud de la France) et entre trois périodes, l’enfance, la jeunesse et un passé tout récent. Il va croiser quelques personnages louches (Guy Vincent, Michel de Gama – ou Degamat –, René-Marco Heriford, Philippe Hayward) qui ont l’air de vouloir s’en prendre à lui, parce qu’autrefois il aurait assisté à une scène qu’il n’aurait pas dû voir dans une « maison de la rue du Docteur-Kuzenne » à Jouy-en-Josas ; il va se rendre à plusieurs reprises dans un appartement d’Auteuil où le reçoit une jeune femme, Kim, à la fois accueillante et réservée, qui garde un enfant – un appartement où, la nuit, il se passe de drôles de rencontres… Des mystères, donc, entretenus par le silence de Camille (« Dès leur première rencontre, il avait remarqué chez Camille une grande aptitude au silence. Il avait vite compris qu’elle garderait toujours le silence sur son passé, ses relations, son emploi du temps, et peut-être aussi ses activités de comptable. Il ne lui en voulait pas de cela. On aime les gens tels qu’ils sont. »), des mystères qu’il tente de percer en sondant le passé, et même en esquissant des tableaux récapitulatifs, « comme pour se guider dans un labyrinthe. »
Bien sûr, on suit des fils qui se débobinent, mais qui finissent par s’entremêler, pour le lecteur comme pour Bosmans, « qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler », et qui tente de creuser « en profondeur », afin de découvrir « un réseau autour de [lui] qui se développe à l’infini. » Vie vécue, oui, mais désormais dans les pages que Bosmans-Modiano écrit, dans le livre que compose le personnage, vie qui ne se maintient que par la grâce de l’écriture : « Il n’était plus le même, désormais. Pendant qu’il rédigeait son livre et que les pages se succédaient, une période de sa vie fondait, ou plutôt se résorbait dans ces pages comme dans du papier buvard. » Comme ceux de Raymond Queneau et de quelques autres, les personnages de Modiano s’animent et disparaissent au gré du temps, et surtout au gré de l’existence littéraire que leur confère l’auteur : « Les rues de Paris de ces mois-là resteraient pour lui grises et noires elles aussi, à cause de son livre, dans lequel il s’était inspiré de ces personnes. Il leur avait volé leurs vies, et même leurs noms, et elles n’existeraient plus qu’entre les pages de ce livre. » Seuls quelques écrivains, dont Patrick Modiano, parviennent à accomplir ce genre de miracle littéraire.
Jean-Pierre Longre
Et bientôt une chronique sur La danseuse, dernière parution de Patrick Modiano...
10:11 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, patrick modiano, gallimard, jean-pierre longre, folio | Facebook | |
Imprimer |
24/09/2023
« Car la mer et l’amour ne sont point sans orage »
Lire, relire... Pascal Quignard, L’amour la mer, Gallimard, 2022, Folio, 2023
On connaît le goût de Pascal Quignard pour l’écriture fragmentaire ; on sait aussi qu’il maîtrise parfaitement l’art de la narration continue ; et que la musique, particulièrement la musique baroque, est l’un de ses sujets de prédilection. Ajoutons à tout cela l’amour, la mort et bien sûr la mer (le titre l’annonce), et nous avons la forme et la matière de ce beau roman qu’est L’amour la mer.
Nous sommes au XVIIème siècle, et comme dans La comédie humaine de Balzac nous retrouvons des personnages dont nous avons fait la connaissance dans de précédents ouvrages. Par exemple Meaume le graveur, dont les tribulations étaient contées dans Terrasse à Rome ; ou Monsieur de Sainte-Colombe, fameux violiste, rendu encore plus fameux par Tous les matins du monde, et qui détruisit par le feu ses rouleaux de partitions… Bien d’autres artistes venus de différentes régions d’une Europe en effervescence peuplent les pages du livre, parmi lesquels le claveciniste allemand Jakob Froberger et son élève Hanovre, le luthiste Hatten et son amante Thullyn, violiste qui aime « le sable trempé de l’estran qui brille » et « l’eau lumineuse de la mer » ; amour de l’homme, amour de la mer… C’est d’ailleurs avec elle, grâce à elle que l’on peut accéder au cœur du propos : « Thullyn lisait les cartes, où elle était sans pareille à découvrir la chance. / Elle aimait la musique et s’abandonnait entièrement à la douleur qui naissait d’elle. / Telles étaient ses deux passions si on oublie la mer puisqu’elle venait des îles du bout du monde. / Enfin elle avait une peur absolue de la mort. Cela faisait quatre couleurs. L’amour, la mer, la musique, la mort. »
On pourrait aussi évoquer « les épidémies, les bûchers des renégats, les émeutes des affamés, des révoltés, les barricades des parlementaires, les fumées des guerres religieuses » qui se dissipèrent « à la fin du monde baroque » avec, notamment, les « Suites de danses » de Froberger, que Bach reconnut plus tard comme son maître ; ou le château de Montbéliard où aimait se réfugier la princesse Sybille von Württenberg ; ou les sauts dans le temps qui nous font assister à la disparition des violes, à l’apparition des violons, altos, violoncelles, des piano-forte et des pianos ; ou même les confidences du narrateur sur son enfance… On entend toutes les voix, dialogues et monologues, on perçoit la multiplicité des points de vue, on se réjouit à lire la prose de Pascal Quignard, érudite sans pédanterie, musicale sans confusion. Et l’on se prend à imaginer que ce long récit aux multiples ramifications est une vaste extension du célèbre sonnet de Pierre de Marbeuf (1596-1645) qui commence ainsi :
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Jean-Pierre Longre
En lire plus sur Pascal Quignard :
http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard
Quignard et la peinture : Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf
Quignard et la musique : Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf
18:51 Publié dans Littérature, Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, pascal quignard, gallimard, jean-pierre longre, folio | Facebook | |
Imprimer |
19/09/2023
Les révélations du train de nuit
Philippe Besson, Paris-Briançon, Julliard, 2022, Pocket, 2023
Les trains font partie des lieux propices aux rencontres de hasard, à l’émergence d’affinités insoupçonnées, éphémères ou durables, sait-on jamais. L’Intercités de nuit n° 5789, qui fait le trajet de Paris-Austerlitz à Briançon en passant par Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre et L’Argentière-les-Écrins en fait partie, et Philippe Besson dirige son objectif sur une dizaine de voyageurs que rien, au départ, ne relie. Les chapitres du début sont consacrés aux portraits individuels : un médecin généraliste, un jeune moniteur de ski, une jeune femme et ses deux enfants, un couple de retraités militants syndicalistes, un VRP bon vivant, une petite bande de jeunes étudiants.
Les personnages ainsi campés avec un art consommé du portrait et une empathie sous-jacente mais évidente, les liens se nouent, les confidences s’échangent, la sensibilité émerge sous la carapace des apparences ; le huis-clos agit comme un cocon propice à l’expression de l’intimité, des secrets, de la sensualité, comme un révélateur de ce qui sans ce voyage serait resté enfoui dans les mémoires, les cœurs et les esprits, comme lorsqu’Alexis, le médecin, avoue ses difficultés familiales à Victor, le jeune sportif, ou lorsque Julia, la jeune femme, se confie entièrement à Serge, le VRP : « Il ne s’attendait pas à ça. Dans son interrogation entraient de la sympathie et le désir d’entamer une discussion puisqu’ils sont voués à rester un bout de temps dans cet habitacle et que le sommeil est loin de les gagner, mais il n’envisageait pas que cette femme viderait son sac, encore moins avec une telle rapidité. » Ou encore lorsque Catherine, la retraitée, dévoile la maladie de son mari à ses jeunes voisins de compartiment…
Moments de confiance, presque de bonheur, si l’on ne sentait pas planer sur tout cela une menace. Quelques phrases disséminées çà et là annoncent un malheur : « Difficile de croire que c’est une nuit pour mourir », ou « Ce qui est terrible, c’est de savoir comment tout cela va finir. » Laissons donc au lecteur la découverte du dénouement tragique, qui ne bénéficiera même pas de la compassion requise, à cause de notre « époque vulgaire, où plus rien n’est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l’information », où le goût de l’immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. », de notre « époque accusatoire où il faut nommer des coupables, souvent sans preuves, les traîner dans la boue, les offrir à la vindicte populaire, et qu’importe s’il est démontré in fine qu’ils n’y étaient pour rien. » Voilà des ressentiments clairement ciblés, qui mettent en relief la magnifique leçon d’humanité que nous donne Paris-Briançon.
Jean-Pierre Longre
11:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, philippe besson, julliard, pocket, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
17/09/2023
De la mort à l’amour
Marc Villemain, Il faut croire au printemps, Éditions Joëlle Losfeld, 2023
Il y a l’intrigue, et il y a tout le reste. En ce qui concerne l’intrigue, pas de véritable suspense : les premières pages racontent comment le protagoniste, musicien de jazz, jette le cadavre de sa compagne du haut d’une falaise d’Étretat, leur bébé blotti dans son couffin sur la banquette arrière de la voiture. Et l’on connaîtra peu à peu les circonstances du drame : l’amour pour cette femme qui venait l’écouter jouer tous les soirs, la dégradation progressive, celle de la femme et celle du couple, les disputes, jusqu’à la plus violente de part et d’autre et ses conséquences. Voilà le point de départ, la cause de « tout le reste » qui fait l’objet du roman.
Dix ans ont passé, accompagnés du sentiment de culpabilité et du mensonge constant, puisque tout le monde croit à la disparition, non à la mort. Quelqu’un ayant cru voir sa compagne en Bavière, il joue le jeu de la vérité fictive et va voir sur place, accompagné de son fils ; là-bas, il va rencontrer Mado, serveuse dans l’hôtel où ils sont descendus, Mado qui, avec sa simplicité et son sourire de belle jeune femme, fait la conquête du père et du fils. Mais ceux-ci doivent repartir, car on leur a signalé que leur compagne et mère serait allée en Irlande, dans le comté de Cork. Nouveau départ, donc, nouveaux paysages, nouvelles rencontres, dont celle de Marie, avocate séduisante, qui s’occupe dans la région d’une affaire médiatique de meurtre (transposition romanesque d’une affaire réelle qui, en 1996, a défrayé la chronique). Marie, compréhensive et déterminée, fait à son tour la conquête du père et du fils…
Ainsi l’intrigue meurtrière est-elle devenue périple européen, quête itinérante d’un fantôme plus qu’improbable. Et finalement, c’est encore tout le reste qui compte le plus : la musique, amie de tous les instants, sombres ou lumineux, plus indispensable encore que les mots : « Les mots, ça engage trop, et après tout la musique peut bien servir à cela – à s’en jouer, des mots : la musique comme trompe-l’œil, comme camouflage, comme un présent à ceux auxquels précisément les mots font peur, pour les autoriser à se déclarer, à déclarer leurs flammes, leurs peines, leurs remords ou leurs espoirs, sans qu’ils aient à rougir, ni à souffrir l’affreuse sensation de mise à nu. » Et aussi la relation complexe, riche de tendresse et de compréhension, entre le père et son fils de 10 ans : « Entre eux il s’étonnait toujours de correspondances naturelles, pour ainsi dire magiques. Étrangement, il aimait chez lui ce contre quoi il luttait en lui-même : une disposition à la réclusion, au mutisme et à la rêverie. Il aimait que son fils ne souffrît pas des fascinations ordinaires de ceux de son âge et ne fût pas dupe de l’écume des choses. À quoi d’ailleurs il n’était pour rien : l’enfant était né ainsi. Il n’emmagasinait pas seulement le monde alentour, il s’y ouvrait et le laissait jeter en lui ses racines. » Et enfin l’amour, qui se dit ou ne se dit pas, pétri de pudeur ou hérissé de sensualité.
Au-delà de quelques détails malicieux, qui nous font par exemple retrouver quelques noms rencontrés dans des romans antérieurs (Géraldine Bouvier, Mado, Marc Villemain lui-même), Il faut croire au printemps est un roman au style délicat et précis (qui au passage ne rechigne pas devant l’emploi du subjonctif imparfait, et c’est justice), un roman plein de sensibilité, de confiance dans le genre humain (une confiance qui ferait presque oublier le mensonge initial), un roman qui traque et saisit les émotions irrépressibles d’un homme à qui le destin a apporté, inséparables de la vie, le cauchemar et l’espoir, le malheur et le bonheur.
Jean-Pierre Longre
16:48 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marc villemain, éditions joëlle losfeld, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
06/09/2023
Hors normes, survivre, revivre
Lire, relire... Sandrine Collette, On était des loups, JC Lattès, 2022, Le livre de poche, 2023
Prix Jean Giono 2022, Prix Renaudot des Lycéens 2022
Ils sont trois : Liam, le narrateur, « chasseur par nécessité » (pour la viande et les peaux de bêtes), mais aussi par choix, Ava, qui l’a suivi par amour jusque dans sa montagne isolée, loin de tout et de tous, et Aru, le petit garçon, venu au monde malgré les réticences du père à faire vivre un enfant au fin fond des forêts. Ava s’occupe du « môme » et de la maison, Liam part souvent pendant plusieurs jours à la poursuite des bêtes sauvages, et la vie suit ainsi son cours jusqu’au jour où l’homme, revenant chez lui, ne voit pas son fils courir à sa rencontre comme il le fait d’habitude. Et il le découvre caché, protégé sous le cadavre de sa mère tuée par un ours.
C’est au-delà du chagrin, au-delà des pleurs, au-delà de l’amour même. « Avec Ava qui n’est plus là c’est déjà la moitié de mon monde qui s’est écroulé et si je n’arrive pas à chasser alors. N’importe qui le dirait qu’on n’emmène pas un gosse de cet âge dans cette vie il ne ferait que me gêner, il ne faut pas en arriver à ce point pour lui et pour moi. Je ne peux pas me mettre à le détester. Je n’ai pas la force. » Liam a enterré sa femme, puis est parti à la ville, à plusieurs jours de marche, avec ses chevaux et son fils dans le but de confier celui-ci à son oncle et à sa tante, qui refusent tout net. Il décide donc de faire avec lui une sorte de pèlerinage au lac lointain dont rêvait Ava.
Commence un long périple, d’abord le long des routes où foncent des camions et où ils croisent des gens intrigués par cette drôle de mini caravane – un homme des bois sans même un téléphone, un petit garçon et deux chevaux… Puis c’est la forêt solitaire, où l’on perçoit au loin, « par ricochet », le hurlement des loups. « Le chant des loups nous appelle parce que c’est notre chant et aussi loin qu’on puisse remonter il y a l’éclat d’un animal en nous, c’est pour ça que ça m’émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. » Et c’est le lac d’Ava, où l’histoire a failli finir cruellement, ensuite le long du chemin ce sont quelques masures dont les habitants peuvent parfois fournir un peu de nourriture et, aux abords de la montagne, le frôlement monstrueux de la mort évitée de justesse. Aru, petit garçon de cinq ans et demi qui paraissait être un poids pour son père, devient celui qui le sauve dans la soudaineté du danger, et le fait revivre avec l’aide de rares et fidèles amis.
Récit plein de violence et d’émotion, tantôt lent tantôt haletant, On était des loups est un chant d’amour conquis sur le chagrin, la colère, la dureté de la vie, de la nature et des hommes ; un chant d’amour de l’homme pour la montagne sauvage, ses forêts et ses animaux, un chant d’amour de Liam pour Ava et finalement pour Aru, l’enfant qui parvient à apprivoiser son père. Le style de Sandrine Collette est d’une poésie rude et libre, aussi rude et libre que ses héros, un style en marge des règles communes de la syntaxe officielle ; il est l’expression poignante d’existences hors normes, elles aussi en marge des règles communes de la vie ordinaire.
Jean-Pierre Longre
11:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, sandrine collette, jc lattès, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | |
Imprimer |
14/08/2023
L’envers des Lumières
Nicolas Cavaillès, Les ombres opposées, éditions Corti, 2023
Ils ont beau être « opposés », les hommes que Nicolas Cavaillès a choisis comme protagonistes de son roman ont des points communs : tous deux ont bel et bien existé, fruits du Siècle des Lumières qui recèle tant de personnages méconnus, de passions disparates et de contradictions fructueuses ; tous deux sont originaires de Pont-de-Veyle, bourgade située non loin de Mâcon, côté Bresse, et traversée par la grande et la petite Veyle. Là s’arrêtent les similitudes. Car « l’un ne se mêla de rien, l’autre refit le monde ».
Le premier, Antoine de Ferriol, comte de Pont-de-Veyle, naquit avec à son chevet les privilèges de la noblesse, et n’en fit pas grand-chose – sans ambition sociale, aimant les loisirs, le théâtre, profitant de l’amitié de Voltaire et de madame du Deffand, de son lien familial avec madame de Tencin, de modestes dons pour la chanson et l’écriture comique, justifiant son existence sociale par quelques charges sans contraintes qui lui furent octroyées et lui permirent de préserver son indépendance, enfouissant son ennui dans le divertissement et son inutilité dans les fréquentations mondaines. Le second, Jean-Louis Carra, « jamais ne s’ennuya, lui. » Il mena une vie aventureuse, parcourut l’Europe de l’Angleterre à la Russie, de la Pologne à la Roumanie, participa activement à la Révolution, vota la mort du roi et, objet (selon lui) de calomnies, accusé de trahison, fut condamné à mort et guillotiné. Disciple de Rousseau, confrère de Chamfort, idéaliste sans doute, vantard et hâbleur à coup sûr, il mourut en se proclamant victime de la corruption, de « l’atmosphère empestée » de son époque.
La mise en regard de ces deux personnalités si différentes – différence accentuée par le traitement stylistique des deux biographies, puisque la première est narrée par une instance externe d’apparence objective, la seconde sous la forme d’un discours à la première personne –, cette mise en regard, donc, est pleine d’enseignements sur l’Histoire, les mouvements de la société (passée et présente) et la condition humaine. Nicolas Cavaillès, qui sait tirer de destins historiques méconnus l’essence romanesque, morale et philosophique de la vie, l’écrit magistralement : « Ainsi de Jean-Louis Carra et d’Antoine Ferriol, dit Pont-de-Veyle, derniers fruits acides et stériles de l’Ancien Régime, deux ombres opposées dans lesquelles les Lumières françaises se résorbèrent avec ironie. » Les « Lumières françaises » n’ont pas fini de laisser leurs ombres s’allonger sur l’humanité.
Jean-Pierre Longre
17:43 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, nicolas cavaillès, éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
06/08/2023
Insaisissable bestiaire
Philippe Jaffeux, De l’abeille au zèbre, Atelier de l’agneau, 2023
Ils sont 499, les animaux que Philippe Jaffeux recense à sa manière. Des animaux connus (tels les abeilles et le zèbre qui ouvrent et ferment le défilé) ou inattendus (connaissez-vous l’anhinga, le binturong, le kétoupa, le nilgaut ou le saïmiri ? J’en passe quelques dizaines). La dédicace au prolifique poète franco-picard Ivar Ch’Vavar n’est d’ailleurs pas sans rappeler que la langue (les langues) offre(nt) d’infinies possibilités lexicales.
Et aussi des possibilités sémantiques, sur l’ambiguïté desquelles l’auteur joue sans scrupules : chaque animal est, dans son évocation, l’objet d’une trituration entre caractéristiques concrètes et abstraites. Prenons par exemple la girafe : elle « étire sa conscience pour mesurer la hauteur d’une contemplation » ; parfois s’y ajoute un jeu de mots : « Une fissure cimente la morsure d’un lézard qui ensoleille la paresse d’un mur ». Nous ne sommes pas loin de ce que les savants en matière de stylistique nomment zeugma sémantique.
Mais si leur apparence didactique n’est pas contestable, il n’y a rien de monotone dans ces pages. Les animaux, leurs gestes, leurs attitudes, leurs aspects sont sources de poésie – poésie des sens conjugués comme avec le bouvreuil qui « déploie son chant avec ses couleurs pour envelopper son envol », poésie de l’espace comme avec le canard qui « surmonte une fresque suspendue à l’élévation d’un pharaon solaire », ou du temps comme avec le papillon dont la métamorphose « attrape un instant avec la légèreté d’une idée », ou des deux à la fois (« Un saumon affronte des courants pour remonter le temps renversé »). Une poésie qui, comme chez René Char, repose aussi sur le contexte : « Le destin d’un ver luisant se synchronise avec la substance d’une nuit éblouie ». Une poésie qui, en outre, n’est pas exempte d’humour, dont l’objet peut être l’animal (« Une bécasse déplumée par un peintre sauve la nature de l’art avec son cul »), l’auteur lui-même jouant sur son prénom (« Philippe bride son étymologie avec un dada dompté par un cheval »), l’étymologie, justement (« Un furet caché derrière son étymologie vole l’origine de sa domestication ») ou l’homonymie (« Un bouddhiste se réincarne dans un lama qui rumine une homonymie sacrée »). Présente aussi, la dénonciation des cruautés (« Un poussin broyé par une machine hante la consommation d’un cauchemar ») ou du colonialisme capitaliste (« Une colonie de fourmis ouvrières libère une terre occupée par des exploiteurs »).
Bestiaire qu’il faudrait pouvoir saisir dans toutes ses dimensions, De l’abeille au zèbre est un vaste poème à lire à sa guise : dans sa continuité (favorisée par l’absence de ponctuation) ou par minuscules séquences. L’initiative est laissée au lecteur. C’est le propre des bons livres.
Jean-Pierre Longre
Dans le registre expérimental, Philippe Jaffeux a publié aux éditions Paraules un ouvrage intitulé Livres, qui « tente d’évoquer la présentation de deux livres en un seul. » Chaque page est complétée par la page située en regard. Là encore, le lecteur joue un rôle important, et c’est tant mieux.
18:01 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, philippe jaffeux, atelier de l’agneau, éditions paraules, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
30/07/2023
Vers quelle destination ?
Jean Miniac, Notre traversée, Éditions Conférence, 2023
Destination, destinée, destin… Si comme on le dit la vie est un voyage, Jean Miniac nous emmène dans une « traversée » qui va bien au-delà du cliché. Dans les vingt et un chants de son épopée, une Odyssée d’aujourd’hui et, tout bien réfléchi, de tout temps, les vers, les phrases, les mots, les rythmes, les sons nous poussent au « souffle venu du large », sur « cette eau / insinuante / insinuée », comme Ulysse dans sa navigation louvoyante vers Ithaque.
Destination… destin… Toutes les composantes du « désir / de vivre » sont là : l’amour, bien sûr, qui « n’est pas une réponse ; / Il ouvre des corridors de questions / Dans lesquels on s’engage, tremblant » ; la solitude qui accompagne la douleur et la maladie ; la mort même, dont l’incertitude inquiète ; mais aussi la bonté, l’attention aux autres, particulièrement à ceux que l’on dit « problématiques » ; une attention aux « visages / Où plonger ». Car « De limite il n’y en a pas. / C’est la mer vivante / […] Nous effectuons – à la mesure de nos erreurs, nos tâtonnements – / Notre traversée. De l’autre. / Des autres. »
Surtout, ne l’oublions pas, cette « traversée » est un vaste poème, dont les vers libres (libres comme les navigateurs) ou les amples versets (amples comme la navigation) sont des composantes vivantes, qui peuvent avancer à grandes enjambées (« Car un semblant d’amitié nous retient malgré tout / De rompre, définitivement, / Avec ce que nous serions tentés d’appeler / Notre pauvre vie… ») ou faire halte pour s’extasier sur une merveille naturelle (« Le murmure des eaux est cerné de silence »). S’arrêter parfois, oui, mais momentanément ; et il faut laisser l’initiative à la jeunesse : « La jeunesse n’a rien à raconter, car elle a tout à vivre ; / Elle édifie la syntaxe vivante de ses actes ». Et c’est ainsi qu’on peut le penser : « Il n’y a pas de fin au poème ». Au poème de la vie.
Jean-Pierre Longre
17:37 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, jean miniac, éditions conférence, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
15/07/2023
« Sais-tu ce que je suis ? »
Akwaeke Emezi, La Mort de Vivek Oji, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2023
« Je ne suis pas ce qu’on croit. […] Et, jour après jour, j’avais du mal à vivre en sachant que les autres me voyaient d’une certaine façon, en sachant qu’ils se trompaient, qu’ils se trompaient lourdement, que le vrai moi était invisible à leurs yeux. » Ainsi s’exprime Vivek, à l’un des moments où sa voix se fait entendre dans le récit où s’expriment tour à tour le jeune protagoniste, son cousin et confident Osita et l’instance narrative extérieure.
Différent, donc, Vivek l’est, cachant à ses parents sa vraie nature que ne connaissent qu’Osita et leurs jeunes amies chez qui il se réfugie régulièrement. Ses parents, Kavita et Chika, le voient dépérir peu à peu, et sa mère se laisse peu à peu persuader par sa belle-sœur Mary de le faire « délivrer » par un pasteur, dans un exorcisme brutal. Échec, bien sûr, et brouille familiale. Finalement, un jour d’émeutes et d’incendie du marché, les parents vont découvrir le cadavre de leur fils mystérieusement déposé devant la porte de leur habitation. Que s’est-il passé ? Sont-ils indirectement responsables de sa mort ? Kavita a-t-elle manqué d’amour pour son fils ? « Ce n’est qu’une fois qu’il était devenu un homme qu’elle prit conscience qu’elle ne pouvait plus l’atteindre, qu’il s’en était allé, si loin que son corps était désormais privé de souffle. Nul autre qu’elle ne pouvait éprouver cette perte de toute une vie. » C’est seulement après sa mort que les parents de Vivek sauront qui était vraiment leur fils.
La construction complexe du roman, dans ses va-et-vient temporels et dans le croisement des voix qu’il fait entendre, est à l’image de la société nigériane qu’il dépeint dans sa diversité et sa vivacité, dans sa langue même (le glossaire final est à cet égard bien utile), une société faite de non-dits et de paroles sincères, de gestes coutumiers et d’attitudes modernes. Surtout, cette construction donne à ressentir le plus crucialement les émotions des âmes, le pathétique des situations, l’injustice des réactions et l’imminence des questions d’identité. Le dramatique destin de Vivek, issu de l’aveuglement familial et social, est pourtant un pas en avant vers la connaissance et la compréhension humaines.
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, nigeria, akwaeke emezi, blandine longre, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
09/07/2023
« Deux histoires sur une plage sans fin »
Lire, relire... Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, Babel/Poche, 2016, Folio, 2023
Prix Goncourt du premier roman
La première phrase claque comme une réplique cinglante à celle qui ouvre L’étranger : « Aujourd’hui, M’ma est toujours vivante. ». Le vieil homme qui, sur toute la longueur du livre (exactement la même que celle du roman de Camus), va se confier de soir en soir, de verre en verre, à un jeune universitaire français, se présente comme le frère de l’Arabe anonyme tué par Meursault sur « une plage vibrante de soleil », cet Arabe qui « n’a eu droit à aucun mot dans cette histoire », et qui mériterait la justice des « équilibres ». « L’absurde, c’est mon frère et moi qui le portons sur le dos ou dans le ventre de nos terres, pas l’autre. ».
Un règlement de comptes ? Non. Il s’agit de l’autre histoire, celle de l’inconnu, ou, comme l’indique le titre, d’une « contre-enquête » dans laquelle la langue, la culture, la littérature ont beaucoup à voir. La confession du vieil homme (qui rappelle par sa forme celle de Jean-Baptiste Clamence dans La chute) est un long retour sur lui-même, ce personnage narrateur émouvant auquel on s’attache intimement, un retour sur ce frère qu’il appelle Moussa (mêmes consonances que Meursault), sur leur mère (« Chez nous, la mère est la moitié du monde »), sur la Révolution et l’Indépendance de l’Algérie, sur l’absence de Dieu, sur la présence de la langue « autre » qu’il lui a fallu apprendre. « Les livres et la langue de ton héros me donnèrent progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d’ordonner le monde avec mes propres mots. ». Dans tous les détails du monologue, dans tous les recoins de sa prose, Kamel Daoud explore la complexité de l’âme, de la mémoire et de l’imagination humaines. Au-delà des circonstances (l’histoire de l’Algérie, les aberrations de la colonisation et les ambiguïtés de l’indépendance), c’est de l’identité et de la condition humaines qu’il s’agit, ainsi que de la révolte contre l’absurde de cette condition.
Comme chez Camus, dira-t-on. Mais différemment aussi, selon une trame narrative et des points de vue autres, à la manière d’un écho qui prolonge le son et qui, en même temps, crée d’autres harmoniques. À la fois retour critique et hommage au « chef-d’œuvre » reconnu comme tel, rempli de citations plus ou moins reformulées, plus ou moins voilées, Meursault, contre-enquête ne doit rien à personne, sinon à son auteur, qui s’inscrit avec ce premier roman dans la lignée des grands écrivains de langue française – et pour qui le Prix Goncourt eût été largement mérité.
Jean-Pierre Longre
22:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, algérie, kamel daoud, albert camus, actes sud, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
02/07/2023
Une enfance bulgare
Rumjana Zacharieva, Sept kilos de camomille, traduit de l’allemand (Bulgarie) par Diane Meur, Belfond, 2023
Née Bulgare en 1950, Rumjana Zacharieva est devenue écrivaine dans la langue du pays où elle vit depuis 1970, l’Allemagne. Mais elle n’a pas oublié le pays de son enfance. Sept kilos de camomille est le roman de cette enfance des années 1960, plus particulièrement de l’été des 12 ans de la fillette passé chez ses grands-parents, qu’elle appelle Maminka et Diado. Une enfance comme beaucoup, avec ses joies et ses chagrins, ses aventures et ses frayeurs, ses élans et ses doutes. Mais une enfance bridée par les particularités du régime qui sévissait en Bulgarie comme dans toute l’Europe orientale : un communisme nourri (à côté des « privilèges » réservés à quelques-uns) des contraintes qui pesaient sur la population.
C’est notamment l’obligation, pour les enfants, de cueillir sept kilos de camomille pendant l’été s’ils veulent obtenir leurs livres scolaires à la rentrée ; c’est l’absence des parents enseignants tenus d’occuper leurs vacances à encadrer des camps de « pionniers » ; c’est la propagande incessante diffusée par les haut-parleurs dans les rues du village, avec cette menace difficile à comprendre de la « guerre froide » – et comme résultat le rêve de devenir une grande patriote, une héroïne, voire une martyre de la résistance contre le fascisme et le capitalisme (quelques doutes tout de même : que sont allés faire en Amérique certains oncles ou autres membres de la famille ?).
À côté de tout cela, il y a la vie villageoise, les petites péripéties et transgressions de l’enfance, les histoires d’autrefois racontées par les parents et les grands-parents, les découvertes des secrets du corps et de la sexualité, les questions sur le bien et le mal, les mots nouveaux appris et soigneusement notés, y compris leurs fausses interprétations, comme en témoigne la liste savoureuse et pleine d’humour qui clôt le livre. Et le récit est l’occasion, pour l’autrice, de se poser des questions essentielles sur les rapports entre le passé et le présent, sur ce qu’il reste à raconter après des dizaines d’années : « La plupart des gens ont cessé de traverser sans effort les frontières entre aujourd’hui et autrefois, aussi exigent-ils une cohérence dans la perspective narrative : le narrateur dans l’ « aujourd’hui », l’enfant dans l’ « autrefois » ; mais le langage ne sera jamais à la mesure du temps. […] Je serai mon actuelle table de travail, je serai ma mère, je serai Maminka et le village, le parfum de camomille et tous ces sept kilos d’été, la guerre froide et l’envie de mourir pour la liberté. » L’autobiographie est certes une construction littéraire complexe, mais le roman de Rumjana Zacharieva, tout en finesse et en sincérité, nous fait vivre la simplicité de l’enfance.
Jean-Pierre Longre
19:10 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, autobiographie, allemagne, bulgarie, rumjana zacharieva, diane meur, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
25/06/2023
Une étrange bâtisse
Julien Gracq, La Maison, Éditions Corti, 2023
D’abord, la pleine réalité : pendant l’occupation, des trajets réguliers entre deux localités dans un autocar bondé traversant un paysage désolé fait de « fouillis hirsutes », avec « son sol ligneux tapissé de feuilles pourries, les branches tordues et hargneuses des chênes nains qui en barricadaient les profondeurs ». Dans cette « terre gâte », dont la description paraît prémonitoire, le regard du narrateur est attiré par une construction inattendue, délabrée mais comme encore animée, telle une « bête tapie », à la fois repoussante et attirante.
C’est alors que commence le mystère ; il décide un jour de s’approcher de la maison, bravant les obstacles naturels et l’angoisse d’aller à la rencontre d’une façade qu’il perçoit comme un visage humain. Car, singulièrement, tout semble vivant dans cette bâtisse aux allures abandonnées : une vie cachée, énigmatique, dont la vue perçoit des bribes et l’ouïe des sons, étranges et prometteurs. C’est « avec cette sensation de la gorge serrée et de la bouche sèche, et en même temps ce sentiment d’aisance jamais en défaut et de rapidité presque folle » que le narrateur pénètre dans le monde sensuel d’un rêve qui semble pourtant à sa portée.
Ce court récit que Julien Gracq ne publia jamais nous est donné comme un ultime témoignage littéraire du monde de l’écrivain, de son cheminement vers les transformations progressives du réel, de sa pénétration dans l’univers incertain des signes de la puissance de l’imagination. Les éditeurs ont eu la bonne idée de reproduire le plan et les deux états successifs du manuscrit qui montrent combien Julien Gracq travaillait ses textes : ratures, ajouts et repentirs jonchent le premier, tandis que le second ne contient que quelques corrections ponctuelles, précédant l’achèvement complet . Un travail minutieux pour un bref récit tout en tension.
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, julien gracq, éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
20/06/2023
Deux femmes d’aujourd’hui
Lire, relire... Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard, 2021, Folio, 2023
La définition du bonheur est un roman de notre époque. Je veux dire par là que les deux protagonistes sont confrontées à des sujets qui occupent les esprits et les corps d’aujourd’hui ou d’un hier récent : les femmes victimes d’abus sexuels et de violences physiques, la fidélité et l’infidélité dans le couple, l’éducation ou l’abandon des enfants, la dépression, le besoin de voyager, les difficultés ou l’insouciance financières, le cancer, les secrets de famille, Trump, et en dernier lieu le Covid avec ses conséquences, confinement et précautions sanitaires…
Tout y est, certes, mais ce n’est pas un document journalistique ou historique ; c’est bien un roman, dans lequel Catherine Cusset, femme d’aujourd’hui, utilise des données qu’elle connaît sans doute bien, mais qui pour une écrivaine chevronnée comme elle ne sont qu’un matériau soutenant la fiction, une fiction qui, en retour, attise la compréhension du réel. Disons donc : deux femmes, Ève et Clarisse, aux tempéraments bien différents, aux destinées sans points communs apparents, vont se trouver liées d’une manière insoupçonnée. Avant que le mystère soit levé, nous apprenons dans le prologue qu’Ève est venue en France depuis New-York, où elle réside, pour les funérailles de Clarisse. Puis une longue première partie retrace, depuis 1979, les existences des deux femmes. Existences parallèles, mais éloignées et dissemblables. Comme le montre la clé USB qu’a laissée Clarisse et qu’Ève a retrouvée, « elle entrelaçait nos vies parallèles qui se faisaient écho, si proches et si différentes dans nos expériences de l’amour, du désir, de la maternité et du vieillissement. » Les deux femmes n’ont pas les mêmes occupations et préoccupations, pas les mêmes appétits, pas les mêmes manques, pas les mêmes soucis… mais au plus profond d’elles-mêmes, les affinités qu’elles se découvrent dépassent les disharmonies.
Le roman de Catherine Cusset est, au-delà de sa dimension actuelle, une belle œuvre intemporelle dont la construction est représentative de la vie des deux femmes : de longs chapitres continus pour Ève, de courtes séquences tourmentées pour Clarisse – puis le dernier récit qui opère la jonction. Une belle œuvre qui ne laisse pas de répit aux personnages, entre vie quotidienne et événements décisifs, pas de répit non plus au lecteur, qui se laisse porter par le récit, entre suspens narratif et émotion sincère.
Jean-Pierre Longre
www.folio-lesite.fr
23:55 Publié dans Littérature, Science | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, catherine cusset, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
16/06/2023
Au pays des destins croisés
Lire, relire... Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022, Babel 2023
Ils sont nés dans la même localité, à deux pas d’Épinal, où les gens vivent tant bien que mal, végétant dans cette « petite ville peinarde » ou tentant à tout prix de s’en échapper, suivant leur tempérament ou le degré de leurs ambitions. Christophe incarne la première posture, lui qui est resté là, partageant son existence entre les copains et l’équipe de hockey sur glace dont il est l’une des vedettes, attirant irrésistiblement le regard des filles, lui qui vit maintenant, la quarantaine atteinte, avec son père et son fils, vendant de la nourriture pour animaux parce qu’il faut bien vivre. Hélène, quant à elle, a fait des études impeccables, a émigré à Nancy, s’est mariée, a eu deux filles ; une jeune femme moderne, qui apparemment a tout réussi : son couple, ses enfants, sa vie professionnelle dans un cabinet de consultants – ce qui veut tout dire et ne rien dire, vendre du vent ou de véritables conseils ?
On le voit, le destin de ces deux là est aussi éloigné que possible ; ils se sont certes connus dans l’enfance et l’adolescence, Christophe avait même séduit pour un temps la meilleure amie d’Hélène ; mais l’éloignement risquait d’être définitif. Pourtant, ils vont se recroiser. Et là… « Hélène avait voulu conquérir des distances, à coups d’écoles, de diplômes et d’habitudes relevées. Elle avait quitté cette ville pour devenir cette femme de fantasme, efficace et conséquente. Et là, comme une conne, dans un resto franchisé coincé entre un cimetière et un parking, elle venait d’avoir un coup de chaud en apercevant Christophe Marchal. Vingt années d’efforts n’avaient servi à rien. » La brillante carriériste et le sportif resté peuple vont s’apercevoir que leur vie ne leur apporte pas ce qu’ils attendaient, et une attirance mutuelle, amoureuse ou érotique (va savoir), va la rendre plus exaltante, en tout cas pour un temps.
Nicolas Mathieu nous fait suivre deux destinées qui, partant du même point, se séparent, s’éloignent, se rapprochent, se croisent plus ou moins durablement, et à travers ces deux destinées particulières c’est la France contemporaine qu’il raconte, France d’en-haut et France d’en bas, France superficielle et France profonde. Dans des va-et-vient entre les années 1990 et l’année 2017 (année d’élections dont les enjeux n’échappent pas à la plume ironique de l’auteur), l’adolescence et ses fièvres campées avec finesse et empathie, l’âge adulte et ses illusions vus avec précision et rigueur, tout cela est étalé, disséqué. Le réalisme et la satire socio-politique se combinent dans des descriptions acérées, ce qui n’occulte pas une certaine tendresse pour le peuple. Le langage des cabinets de conseil avec son snobisme pseudo-anglophone fait, par exemple, l’objet d’un humour sans concessions, tandis que les scènes de bistrot populaire, pour burlesques qu’elles soient, attirent la sympathie ; la rengaine de Michel Sardou, qui donne son titre au roman et qui pourrait être moquée sans vergogne, apporte plutôt du liant au récit. Et la longue séquence finale de la noce campagnarde est un morceau d’anthologie naturaliste. Il y a du Zola dans ce roman d’aujourd’hui.
Jean-Pierre Longre
16:18 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, nicolas mathieu, actes sud, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
08/06/2023
Complexes destinées
Gabriela Adameşteanu, Fontaine de Trevi, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard, « Du monde entier », 2022
Letitia voudrait récupérer des biens immobiliers familiaux que le pouvoir communiste avait confisqués. Installée en France avec son mari Petru, ancien journaliste à Radio Free Europe, elle fait pour cela des voyages successifs à Bucarest, retrouvant des amis et de la famille, confrontant ses souvenirs à la réalité présente. Voilà le fil conducteur, le prétexte narratif d’un roman dans lequel on retrouve la protagoniste déjà présente dans les deux précédents (Vienne le jour, Situation provisoire), elle-même cherchant à publier ce qu’elle assume comme une « autofiction ».
On l’a connue jeune étudiante en proie aux difficultés matérielles et morales des années 1950-1960 dans ce pays, puis adulte, cherchant à oublier les contraintes de la vie conjugale et professionnelle, ainsi que les risques politiques, dans une relation amoureuse un peu compliquée… On la découvre maintenant retirée dans une bourgade française, dont elle quitte périodiquement la tranquillité pour se retrouver dans une Roumanie qui, toujours marquée par son passé, a ingurgité les ressorts et les compromissions du capitalisme débridé. Certes, il y a eu la « révolution », dont ses amis Morar, comme d’autres, déplorent la confiscation par les anciens apparatchiks et « sécuristes », et la parole et les déplacements – à condition qu’on en ait les moyens – y sont libres ; d’ailleurs, ceux qui le peuvent ne se privent pas d’aller travailler ou étudier à l’étranger, avec l’espoir d’en revenir mieux lotis (comme ceux qui, jetant une pièce dans la fontaine de Trevi, font le vœu de revenir à Rome). Les souvenirs personnels (amours, famille, amitiés) de Letitia se mêlent aux retours sur un passé collectif auquel le présent renvoie sans cesse, colorant les destinées des espoirs et des désespoirs qui en résultent, ces destinées qui se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît, car tout n’y est jamais tout blanc ou complètement noir.
L’œuvre de Gabriela Adameşteanu n’est pas seulement narrative. Comme dans les fresques épiques, elle campe des atmosphères aussi diverses que le sont les époques décrites, les rues de Bucarest (l’allée Teilor ou les avenues grouillantes) et les maisons de l’allée des Tilleuls, en Touraine (en une évocation digne de Du Bellay), bien d'autres lieux encore, intimes ou publics, familiaux ou professionnels… La multiplicité des événements, les grandes disputes politiques, le foisonnement des personnages (tel que leur triple liste finale est d’une grande utilité), le fond de réalité historique sur lequel ils s’impriment en relief, l’ensemble est d’une écrivaine en pleine maturité de son art, dans la lignée de Balzac, d’un Balzac qui s’exprimerait à la première personne et qui se poserait des questions sur l’ambiguïté de son personnage : « Cette femme que Sorin observe bizarrement, l’esprit ailleurs, est-ce bien moi ? ou le personnage de mon livre ? Est-ce de ma vie que je me souviens, ou bien de celle que j’ai imaginée, à partir de la vraie ? » Disons-le : ce genre de livre, fruit d’un talent et d’un travail littéraires qui n’ont pas leur pareil, ne peut être traduit que par un écrivain, et c’est bien le cas. Nicolas Cavaillès a compris comment entrer et faire entrer les lecteurs dans le monde de Gabriela Adameşteanu, dont l’œuvre entre elle-même largement dans le patrimoine littéraire d’aujourd’hui.
Jean-Pierre Longre
23:36 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, roumanie, gabriela adameşteanu, nicolas cavaillès, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
01/06/2023
« Je tire mon irrévérence »
André Stas, Je pensai donc je fus, Cactus Inébranlable éditions, 2021
Quel meilleur éloge funèbre que cet aphorisme d’André Stas lui-même, décédé le 26 avril dernier à l’âge de 73 ans ? Et quelle belle inspiration le Cactus Inébranlable, avec la permission de l’auteur, a-t-il eue de publier les « Aphorismes complets, 1993-2023 » de celui qui, comme je l’écrivais naguère, à la fois belge et surréaliste (c’est ô combien compatible), pataphysicien et humoriste, digne successeur de Nougé, Scutenaire, Chavée ou Blavier, est en somme un écrivain qu’on ne se lasse pas de lire !
Et là, on ne risque pas de se lasser : quasiment 380 pages dans lesquelles puiser une infinité de morceaux de littérature – proverbes et dictons détournés, sentences provocatrices, formules satiriques et malicieuses, calembours et contrepèteries… Après les « coups de chapeaux » bien ciblés de plusieurs de ses amis et un beau portrait dessiné par Roland Topor, et avant un ultime chapitre de « rab » dans lequel figurent un certain nombre de citations de congénères du passé et du présent, tels Gorges Brassens, savoureux (« Je suis anarchiste au point de toujours traverser dans les clous afin de n’avoir pas à discuter avec la maréchaussée. ») ou « l’immense Scut » (« Souvent, au lieu de penser, on se fait des idées. »), après et avant, donc, il y a l’œuvre elle-même, rassemblant les aphorismes extraits d’une bonne quantité de recueils, dont les titres sont en eux-mêmes tout un programme de jeux verbaux (voyez, par exemple, « Les Radis artificiels », « Les Bornes reculées », « Le décollement de la routine », « Le pas sage à l’acte » etc.).
Évidemment, Je pense donc je fus ne se lit pas comme un roman, tout d’un trait de la première à la dernière page. Et c’est tant mieux, car il y a de quoi picorer à satiété, dans tous les domaines. Au choix : les aveux d’un pessimiste (« Si mon humour est noir, c’est pour éviter que les idées le soient », « Écrire pour ne pas pleurer ») ou les constats presque définitifs (« D’un point à l’autre, souvent la ligne droite est le chemin le plus emmerdant »), les fausses citations (« - Existentiel mon mari ! Simone de Beauvoir ») ou les maximes larochefoucaldiennes (« Faire de l’esprit n’est pas nécessaire quand on en a », « Pour garder le moral, il faut d’abord rire de soi »), la parodie (« Un seul être vous manque et les bars vous attendent / Un seul être vous manque, mais en voici un autre |…] ») et, bien sûr, les jeux de mots (« Ineptes scies », « Qui trop embrase, mal éteint », « Mon sport : J’écris, je dessine. Je m’aère au Bic », « Et Dieu créa la flemme (le septième jour) »)… On voudrait en citer d’autres, beaucoup d’autres, quitte à céder à une subjectivité immodérée. Disons donc : il y en a pour tous les goûts, et pour tous ls prolongements possibles. L’œuvre d’André Stas est achevée, elle reste infinie.
Jean-Pierre Longre
Parmi les autres parutions récentes du Cactus Inébranlable :
Mario Alonso, Bandes réfléchissantes
« Jouant avec les codes du genre aphoristique, Mario Alonso continue de fustiger le petit esprit en dynamitant les idées reçues à la faveur d’une poésie toujours aussi stimulante, tout comme nous avions pu le découvrir dans son premier recueil Lignes de flottaison, paru en 2021. »
Christophe Esnault, Hilarité confite suivi de Cas contact de cas social
« Soucieux de santé, ça ne les dérangeait pas trop pourtant au gouvernement, les burn-out et les suicides dans l’Éducation nationale, les grèves de la faim ou les défenestrations des médecins alertant sur le manque de moyens. »
18:56 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, belgique, humour, andré stas, mario alonso, christophe esnault, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
25/05/2023
Dans les archives de la mémoire
Jean-Jacques Nuel, Images d’archives, Éditions de Petit Pavé, Le Semainier, 2023
Faire de la poésie d’autoroute ? Pour Jean-Jacques Nuel, ce n’est pas comme faire du roman de gare ! Non, rien à voir. C’est saisir dans ce qu’il y a d’on ne peut plus prosaïque le petit rien, le petit mystère, la petite anomalie qui rend, justement, la vie matérielle poétique : ce poids qui reste sur le cœur alors qu’on voit s’éloigner un poids lourd dans le rétroviseur, ce même rétroviseur qui, une fraction de seconde, laisse entrevoir une apocalypse aussitôt disparue ; ou l’ange gardien apparu dans le sillage d’un véhicule de sécurité, ou encore, sur un gobelet en carton de station-service, cette trace de rouge à lèvres qui laisse rêveur…
Le quotidien, voilà le matériau du poète. Le quotidien du présent (les bûches à rentrer, la chaudière à réviser) et celui du passé, qui induit les souvenirs – celui d’un vieux pont sur la Saône remplacé, un peu plus loin, par un ouvrage moderne (tiens donc, allusion voilée à l’ancienne activité éditoriale de l’auteur ?), celui du parking des bas ports du Rhône devenu lieu de promenade, ceux de la vie estudiantine puis professionnelle, ceux de « voyages / lointains dans l’espace / et le temps », ceux des cafés et des salles de concerts oubliés… Souvenirs le plus souvent liés à Lyon, la ville de naissance (à l’Hôtel-Dieu) et des grands ancêtres de la Renaissance, Louise Labé, Maurice Scève, Pernette du Guillet…
Tout en suggestions, sans artifices, la poésie de Jean-Jacques Nuel s’écoule goutte à goutte de la masse du réel, suscitée par « nos propres souvenirs / incessibles », par les archives individuelles et collectives de la mémoire.
Jean-Pierre Longre
Réédition: Sous le titre Le colocataire, Jean-Jacques Nuel vient de rééditer son ouvrage Une saison avec Dieu publié au Pont du Change en 2019.
Voir ici
et là
19:32 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, jean-jacques nuel, éditions du petit pavé, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
18/05/2023
« Voir un peu de la vraie vie »
Paul Fournel, Le Livre de Gabert, P.O.L., 2023
C’est à Chamoison (village imaginaire mais conforme à la réalité), en Haute-Loire (département bien connu de Paul Fournel) que Gabert, écrivain ventru lassé de Paris et des prix à payer pour y survivre, s’est retiré pour « écrire à pas cher » et développer son imagination pleine de visions fantastiques et monstrueuses. Sa vie s’organise, entre l’écriture nocturne de « polars ruraux » et la fréquentation progressive des gens du village, dont il découvre bon gré mal gré les habitudes, voire les petits secrets. Il fera même un peu l’écrivain public bénévole pour des courriers administratifs ou des lettres d’amour. Lors de ses déjeuners quotidiens dans le bistrot de Tréport, il rencontre les hommes importants du village jouant à la belote, discutant foot et télé… Côté féminin il y a Lune, qui fréquente assidûment les mâles et qui aime se promener dans la campagne avec Gabert, Lola, la voisine éleveuse de brebis et sa fille Magali, une Zazie rurale, qui vient très souvent au logis de Gabert se faire raconter des histoires.
Il faut dire que l’auteur a de la suite dans les idées et le sens du pittoresque humain. On retrouve dans Le Livre de Gabert des personnages bien connus des lecteurs de Paul Fournel : la grosse Claudine et ses propos acerbes, la veuve Waserman qui habite dans son garage, les frères Bandelmas et leur manège, d’autres encore, croisés dans Les grosses rêveuses, Foraine et ailleurs. Une vraie Comédie Humaine… Et puis, très important : Gabert retrouve Jeune-Vieille (Geneviève), amie d’enfance et collègue en écriture, qui fut la protagoniste d’un roman précédent – où d’ailleurs nous croisâmes Gabert. Ils se revoient à plusieurs reprises, passent ensemble de beaux moments d’amour, et parlent livres et éditeurs.
Car le roman est pour Paul Fournel une nouvelle occasion (sinon le propos essentiel) de nous faire pénétrer dans le monde mystérieux de l’édition. Écrire des romans noirs à petit succès, cela va un moment ; mais Jeune-Vieille est persuadée que son ami peut aller plus loin. Tandis qu’elle va chercher la gloire ailleurs, elle le confie à Robert Dubois, éditeur à l’ancienne, comme on l’a su dans un roman précédent, La Liseuse : « Geneviève m’a conseillé de te lire et de te faire écrire le contraire de ce que tu écris pour te tirer hors de tes routines et t’aérer la tête. Elle est sûre que tu caches un bon livre quelque part en toi et que tu dois le faire sortir. « Un livre d’amour », m’a-t-elle dit, le livre de Gabert. » On ne le connaîtra pas, ce livre ; on saura seulement qu’il l’écrira le jour, contrairement à ses romans noirs, et qu’il s’agira de « raconter juste ce qu’il voit, repousser ce qu’il imagine. » « Voir un peu de la vraie vie. Pendant trop longtemps, il n’avait pas su débusquer le mouvement dans l’immobilité, traquer le bruit dans le silence. Et puis, peu à peu, c’est ce monde qu’il ne voyait pas qui est venu se construire et s’imposer dans son livre. » Pour peu, on dirait bien que Le Livre de Gabert est « le Livre de Fournel ».
Jean-Pierre Longre
18:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, paul fournel, p.o.l., jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
11/05/2023
Quête poétique et métaphysique
Paul Stubbs, Une anatomie de l’icône / An Anatomy of the Icon, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022
En 2008, Paul Stubbs publiait The Icon Maker (Arc Publications, Royaume-Uni). Plusieurs textes de ce recueil sont maintenant, grâce à l’édition bilingue d’Une anatomie de l’icône, mis à la disposition des lecteurs francophones, avec des modifications tenant compte de lectures et de réflexions approfondies sur les rapports entre la foi et Dieu, le mysticisme et l’imaginaire.
En une succession prosodique relativement régulière (alternance de quatrains et de distiques), les poèmes se présentent sous la forme d’ensembles disparates. Il y a de longs développements descriptifs ou interrogatifs consécutifs à une méditation philosophique et métaphysique, et à l’inverse de brèves visions qui sont autant de constats sur « l’infinie solitude de Dieu au gouvernail », sur la « chaise vide de l’homme » ou sur un tableau de Francis Bacon, par exemple. Tout cela suivant des registres variés, traduisant la quête intérieure et l’interrogation angoissée, rendues vivantes par l’intervention de personnages connus : le créateur lui-même, le pape, l’enfant Jésus « désaimé, abandonné » (« d’après Jérôme Bosch »), Satan (« qui incarnes-tu à présent ? une chimère ? un dragon ? »), le prêtre (« le plus grand des magiciens / Créateur d’illusion… ») – et le poète décline ainsi les métaphores (les icônes) apparues dans son « temple imaginatif ».
Cette déclinaison n’est pas sans tâtonnements, qui peuvent faire voisiner le doute et l’évidence, mêler le pessimisme et l’humour, comme dans une désopilante et désespérante « Vente aux enchères » dont les lots peuvent être « le fossile / de la dernière espèce sur terre / à avoir péché », « une cassette vidéo contenant le / dernier moment connu de beauté sur la planète terre » ou « la seule copie de la côte humaine »… Tâtonnements dans les registres, et aussi dans les choix génériques : tout est poésie, certes, mais souvent sous une forme concrètement narrative ou descriptive, et parfois sous une forme théâtrale achevée ou non, comme dans le « Canevas d’une pièce en un acte sur la résurrection », le « Court monologue du pape » ou les ultimes pages mettant en scène les gestes et actions des aveugles. Enfin, tâtonnements dans la syntaxe même, avec çà et là des phrases trébuchantes, des formules grammaticalement redondantes, comme pour surmonter les hésitations « dans un style au rythme désolé d’un déambulateur monomaniaque », selon l’auteur lui-même. Sous la plume de Paul Stubbs, la poésie est une quête assidue, scrupuleuse, précaire, intense et infinie de ce qui se dissimule derrière les apparences, sous la surface de l’icône.
Jean-Pierre Longre
19:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, anglophone, paul stubbs, blandine longre, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
04/05/2023
L’exil et l’émotion
Victoria Yakubova, Chez moi, préface de Volker Schlöndorff, éditions L’espace d’un instant, 2023
« Chez moi, ce n’est pas uniquement territorial, chez moi, c’est aussi temporel, c’est aussi il y a vingt-cinq ans.
Alors chez nous, c’est il y a vingt-cinq ans à Tachkent, en Ouzbékistan, quand le monde n’était pas encore fou. Voilà où c’est, chez moi.
Chez moi, c’est à la fois nulle part et partout ! Ni le temps ni l’espace n’existent, disent-ils ! Et ils ont raison. »
Le récit relate les trajets d’un exil à l’autre suivis par la narratrice, à partir de l’émigration familiale depuis Tachkent jusqu’en Israël : « Nous sommes les « décabristes russes ». Incroyable. Il suffisait d’arriver dans le pays des Juifs pour devenir russes et surtout pour arrêter d’être juifs. » Et c’est la découverte d’une autre vie, d’autres mœurs, d’autres lectures, d’une autre guerre, d’autres contraintes, de l’amour…
Victoria ou « Vika », la narratrice, va plus tard accomplir son rêve : étudier le cinéma à l’université de Paris. « Mais le cœur est-il heureux ? » S’il y a de belles découvertes, de belles rencontres, il y a aussi les difficultés pour trouver un travail, obtenir des papiers, il y a la bureaucratie, les soupçons, les tribulations de l’exil… Et que de tracasseries pour envoyer un colis en Israël, ou pour exhiber les documents nécessaires au mariage : « L’Ouzbékistan ? Connais pas. » Puis un jour, la famille Yakubov (les parents, la sœur de New York, Victoria de Paris) se retrouve à Tachkent, dans son quartier, vingt-cinq ans après le départ : la maison, le parc Kirov, les souvenirs, le deuil… et le retour chacun « chez soi ».
Remarquons-le, les éditions L’espace d’un instant on fait une exception : publier un texte ne relevant pas du genre théâtral. Mais remarquons-le encore : ce texte tient à la fois du récit, de la poésie, du cinéma et du théâtre. Récit : on aura compris qu’il s’agit d’une narration à caractère autobiographique ; poésie : les courts paragraphes sont comme des versets ou des strophes au lyrisme tantôt contenu, tantôt éclatant (à faire même pleurer les employés de mairie à qui Victoria a fait connaître sa vie pour débloquer le processus administratif !) ; cinéma : autant de paragraphes poétiques, autant de brèves séquences relevant du montage susceptible de faire du lecteur un véritable spectateur ; théâtre : l’écriture de l’autrice tient de la mise en scène des mots, les caractères de certains d’entre eux mettant en relief le pathétique et l’émotion, cette émotion qui émane de chaque page, de chaque scène, de chaque phrase. Un art total.
Jean-Pierre Longre
Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :
Dino Pešut, Les Érinyes, filles du désespoir. Traduit du croate par Nicolas Raljević. Préface de Lada Kaštelan
Présentation
Un groupe de lycéens confronté à la violence et à la haine se débat pour exister et grandir. Marija a été droguée et violée en soirée par trois garçons. Roza lutte contre ses pulsions violentes et suicidaires. Dane se drogue et se bat. Ivan est passé à tabac parce qu’il est homosexuel. Martin, qu’il aime, a du mal à assumer cette relation. Sanjin est accro à la pornographie. Le viol a été filmé et diffusé sur les réseaux sociaux. Ce soir-là, Sanjin filmait. Les Érinyes, persécutrices représentées par trois jeunes filles du lycée, se chargent de dénoncer et de punir ce que la bonne société dénonce comme des travers condamnables selon « les lois de l’État et les lois du ciel ». Finalement, ce viol devient l’occasion d’une prise de conscience et d’une sortie de l’adolescence : l’amour l’emporte sur la bêtise.
Dino Pešut est né en 1990 à Sisak, en Croatie. Diplômé de l’Académie des arts dramatiques de Zagreb, il travaille comme dramaturge et metteur en scène dans différents pays européens. Ses textes ont notamment été présentés au Théâtre national de Split, au Theatertreffen à Berlin et à la Mousson d’été. Il a obtenu le prix Marin-Držić du meilleur texte dramatique à six reprises, ainsi que le Deutscher Jugendtheaterpreis et le prix de la fondation Heartefakt. En 2019, il est accueilli en résidence au Royal Court Theatre de Londres.
Wael Kadour, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître. Traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Simon Dubois. Préface de Monica Ruocco
Présentation
Chroniques d’une ville qu’on croit connaître se déroule à Damas pendant les premières semaines de la révolution de 2011. Dans un moment de profonde transformation du pays, Rola tente de formuler sa propre interrogation sur son identité sexuelle et se retrouve dans une confrontation ouverte avec le pouvoir politique et social.
Braveheart a pour cadre une petite ville française inconnue, en 2021, et traite du problème de l’acte d’écriture depuis l’exil après l’effondrement de la question de la justice et l’impossibilité du retour à la patrie. Aline essaie d’écrire du matériel créatif et se retrouve prise entre un passé traumatisé et un futur illisible. Elle entre dans une relation amoureuse avec un jeune homme qui, selon elle, travaillait dans le renseignement et qui se déguise maintenant en une nouvelle personne.
Wael Kadour, né à Damas en 1981, est auteur, dramaturge et metteur en scène. Il a été accueilli en résidence notamment au Royal Court Theatre de Londres en 2007, ainsi qu’au Sundance Institute de New York en 2017. Il quitte la Syrie fin 2011 pour la Jordanie, avant d’arriver en France début 2016. Ses textes ont été présentés notamment à la Filature, scène nationale de Mulhouse, au Napoli Teatro Festival en Italie et au Weimar Festival en Allemagne.
Ramzi Choukair, Y-Saidnaya / Palmyre, les bourreaux. Traduits de l’arabe (Syrie) par Ramzi Choukair, Simon Dubois et Céline Gradit. Préface de Pascal Rambert
Présentation
Saidnaya et Palmyre, antiques villes syriennes, sont devenues sous le régime dictatorial de hauts lieux de détention. Dans une narration qui transcende le témoignage brut, les personnages, survivants de ces prisons d’effroi, dévoilent un système qui surveille et punit, instille la méfiance jusque dans les relations les plus intimes. Récits de vie autant que de détention, les histoires singulières des personnages évoquent, en creux, les rouages d’un régime de la terreur, perpétrée depuis plus de quatre décennies au moyen d’une étroite imbrication entre pouvoir politique, religion et corruption.
Ramzi Choukair est franco-syrien. Il a longtemps vécu entre la France et Damas, avant que cela ne devienne impossible. Depuis, au gré de ses rencontres, collectant des témoignages, en voyageant où il peut, il écrit. Il tente, avec les artistes-témoins qui l’accompagnent, avec humour parfois, de raconter l’enfer de la guerre et l’oppression au quotidien, l’histoire de ceux qui ont pu fuir, celle de ceux qui sont encore là-bas. Histoire parlée, dansée, chantée, de frontières qu’on passe et de pays, de clandestinité, de résistance. Pour rendre à ces villes leur héritage, ne pas laisser le régime effacer les mémoires individuelles du peuple syrien.
10:34 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, théâtre, francophone, ouzbékistan, victoria yakubova, volker schlöndorff croatie, syrie, dino pešut, nicolas raljević, lada kaštelan, wael kadour, nabil boutros, simon dubois, monica ruocco, ramzi choukair, céline gradit, pascal rambert, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |
20/04/2023
Un drôle de roman noir
Yves Ravey, Adultère, Les éditions de minuit, 2021, Minuit Double, 2023
Il y a dans le roman d’Yves Ravey tous les ingrédients du roman noir. Le narrateur, Jean Seghers, tient une station-service au bord d’une route nationale. Outre le fait que le lieu soit peu réjouissant, l’entreprise est en faillite, et devrait être reprise par un certain Walden, président du tribunal de commerce, avec lequel Jean soupçonne sa femme Remedios de le tromper. En outre, il va falloir donner son congé à Ousmane, le veilleur de nuit et mécano, marié, père de famille, à qui Jean doit des indemnités qu’il n’a pas les moyens de payer… Bref, les difficultés s’accumulent sur la tête de notre (anti) héros, qui va commettre l’irréparable. « Mes pensées devenaient plus claires désormais, plus fluides, alors que s’élaboraient, en instantané, point par point, les phases successives et à venir de mon projet criminel. Celui-là, je l’exécuterais sans faillir. »
On va donc assister, dans tous ses détails, à l’exécution de ce « projet criminel » bien préparé, mais dans lequel il y a suffisamment de fissures pour attirer l’attention de Brigitte Hunter, enquêtrice de la société d’assurance de la station-service, qui va mener des investigations poussées et des interrogatoires serrés sur les circonstances et les causes de l’incendie suspect de l’atelier, et faire part de ses soupçons aux gendarmes. « Sous mes pieds, ce tas de cendres. L’enquêtrice ne me quittait pas du regard. Elle étudiait ma réaction, je le savais. Elle a repris, obsédée par ses suppositions : Hier soir, vous étiez seul dans la cuisine. Pourquoi n’êtes-vous pas parti avec votre femme en ville, j’insiste ? D’habitude, vous vous joignez à son groupe d’amies, auquel s’ajoute en principe Xavier Walden, alors, oui, je demande : Qu’est-ce qui vous a poussé à les laisser partir sans vous ? » – et maintes questions du même acabit.
Cela dit, Adultère ne relève pas de la simple intrigue policière à la Columbo. L’auteur joue avec le genre et avec le lecteur, qui se pose lui-même des questions sur le ton du récit, étrangement détaché alors que le narrateur est pleinement concerné, sur la portée de l’ensemble, sur le choix des détails retenus, sur celui des noms des personnages – Seghers (comme le fameux éditeur), Remedios l’épouse, Dolorès la mère (échos exotiques), Hunter l’enquêtrice (véritable chasseur)… Et il hésite, le lecteur, entre le sourire et le malaise, entre l’angoisse due au suspense et la conscience du décalage narratif. C’est certainement ce qui fait de ce roman un beau morceau de littérature.
Jean-Pierre Longre
12:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, yves ravey, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
Imprimer |