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16/06/2023

Au pays des destins croisés

Roman, francophone, Nicolas Mathieu, Actes Sud, Jean-Pierre LongreLire, relire... Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022, Babel 2023

Ils sont nés dans la même localité, à deux pas d’Épinal, où les gens vivent tant bien que mal, végétant dans cette « petite ville peinarde » ou tentant à tout prix de s’en échapper, suivant leur tempérament ou le degré de leurs ambitions. Christophe incarne la première posture, lui qui est resté là, partageant son existence entre les copains et l’équipe de hockey sur glace dont il est l’une des vedettes, attirant irrésistiblement le regard des filles, lui qui vit maintenant, la quarantaine atteinte, avec son père et son fils, vendant de la nourriture pour animaux parce qu’il faut bien vivre. Hélène, quant à elle, a fait des études impeccables, a émigré à Nancy, s’est mariée, a eu deux filles ; une jeune femme moderne, qui apparemment a tout réussi : son couple, ses enfants, sa vie professionnelle dans un cabinet de consultants – ce qui veut tout dire et ne rien dire, vendre du vent ou de véritables conseils ?

On le voit, le destin de ces deux là est aussi éloigné que possible ; ils se sont certes connus dans l’enfance et l’adolescence, Christophe avait même séduit pour un temps la meilleure amie d’Hélène ; mais l’éloignement risquait d’être définitif. Pourtant, ils vont se recroiser. Et là… « Hélène avait voulu conquérir des distances, à coups d’écoles, de diplômes et d’habitudes relevées. Elle avait quitté cette ville pour devenir cette femme de fantasme, efficace et conséquente. Et là, comme une conne, dans un resto franchisé coincé entre un cimetière et un parking, elle venait d’avoir un coup de chaud en apercevant Christophe Marchal. Vingt années d’efforts n’avaient servi à rien. » La brillante carriériste et le sportif resté peuple vont s’apercevoir que leur vie ne leur apporte pas ce qu’ils attendaient, et une attirance mutuelle, amoureuse ou érotique (va savoir), va la rendre plus exaltante, en tout cas pour un temps.

roman,francophone,nicolas mathieu,actes sud,jean-pierre longreNicolas Mathieu nous fait suivre deux destinées qui, partant du même point, se séparent, s’éloignent, se rapprochent, se croisent plus ou moins durablement, et à travers ces deux destinées particulières c’est la France contemporaine qu’il raconte, France d’en-haut et France d’en bas, France superficielle et France profonde. Dans des va-et-vient entre les années 1990 et l’année 2017 (année d’élections dont les enjeux n’échappent pas à la plume ironique de l’auteur), l’adolescence et ses fièvres campées avec finesse et empathie, l’âge adulte et ses illusions vus avec précision et rigueur, tout cela est étalé, disséqué. Le réalisme et la satire socio-politique se combinent dans des descriptions acérées, ce qui n’occulte pas une certaine tendresse pour le peuple. Le langage des cabinets de conseil avec son snobisme pseudo-anglophone fait, par exemple, l’objet d’un humour sans concessions, tandis que les scènes de bistrot populaire, pour burlesques qu’elles soient, attirent la sympathie ; la rengaine de Michel Sardou, qui donne son titre au roman et qui pourrait être moquée sans vergogne, apporte plutôt du liant au récit. Et la longue séquence finale de la noce campagnarde est un morceau d’anthologie naturaliste. Il y a du Zola dans ce roman d’aujourd’hui.

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr    

08/06/2023

Complexes destinées

Roman, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Gallimard, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Fontaine de Trevi, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard, « Du monde entier », 2022

Letitia voudrait récupérer des biens immobiliers familiaux que le pouvoir communiste avait confisqués. Installée en France avec son mari Petru, ancien journaliste à Radio Free Europe, elle fait pour cela des voyages successifs à Bucarest, retrouvant des amis et de la famille, confrontant ses souvenirs à la réalité présente. Voilà le fil conducteur, le prétexte narratif d’un roman dans lequel on retrouve la protagoniste déjà présente dans les deux précédents (Vienne le jour, Situation provisoire), elle-même cherchant à publier ce qu’elle assume comme une « autofiction ».

On l’a connue jeune étudiante en proie aux difficultés matérielles et morales des années 1950-1960 dans ce pays, puis adulte, cherchant à oublier les contraintes de la vie conjugale et professionnelle, ainsi que les risques politiques, dans une relation amoureuse un peu compliquée… On la découvre maintenant retirée dans une bourgade française, dont elle quitte périodiquement la tranquillité pour se retrouver dans une Roumanie qui, toujours marquée par son passé, a ingurgité les ressorts et les compromissions du capitalisme débridé. Certes, il y a eu la « révolution », dont ses amis Morar, comme d’autres, déplorent la confiscation par les anciens apparatchiks et « sécuristes », et la parole et les déplacements – à condition qu’on en ait les moyens – y sont libres ; d’ailleurs, ceux qui le peuvent ne se privent pas d’aller travailler ou étudier à l’étranger, avec l’espoir d’en revenir mieux lotis (comme ceux qui, jetant une pièce dans la fontaine de Trevi, font le vœu de revenir à Rome). Les souvenirs personnels (amours, famille, amitiés) de Letitia se mêlent aux retours sur un passé collectif auquel le présent renvoie sans cesse, colorant les destinées des espoirs et des désespoirs qui en résultent, ces destinées qui se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît, car tout n’y est jamais tout blanc ou complètement noir.

L’œuvre de Gabriela Adameşteanu n’est pas seulement narrative. Comme dans les fresques épiques, elle campe des atmosphères aussi diverses que le sont les époques décrites, les rues de Bucarest (l’allée Teilor ou les avenues grouillantes) et les maisons de l’allée des Tilleuls, en Touraine (en une évocation digne de Du Bellay), bien d'autres lieux encore, intimes ou publics, familiaux ou professionnels… La multiplicité des événements, les grandes disputes politiques, le foisonnement des personnages (tel que leur triple liste finale est d’une grande utilité), le fond de réalité historique sur lequel ils s’impriment en relief, l’ensemble est d’une écrivaine en pleine maturité de son art, dans la lignée de Balzac, d’un Balzac qui s’exprimerait à la première personne et qui se poserait des questions sur l’ambiguïté de son personnage : « Cette femme que Sorin observe bizarrement, l’esprit ailleurs, est-ce bien moi ? ou le personnage de mon livre ? Est-ce de ma vie que je me souviens, ou bien de celle que j’ai imaginée, à partir de la vraie ? » Disons-le : ce genre de livre, fruit d’un talent et d’un travail littéraires qui n’ont pas leur pareil, ne peut être traduit que par un écrivain, et c’est bien le cas. Nicolas Cavaillès a compris comment entrer et faire entrer les lecteurs dans le monde de Gabriela Adameşteanu, dont l’œuvre entre elle-même largement dans le patrimoine littéraire d’aujourd’hui.

  Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

01/06/2023

« Je tire mon irrévérence »

Aphorisme, francophone, Belgique, humour, André Stas, Mario Alonso, Christophe Esnault, Cactus Inébranlable éditions, Jean-Pierre LongreAndré Stas, Je pensai donc je fus, Cactus Inébranlable éditions, 2021

Quel meilleur éloge funèbre que cet aphorisme d’André Stas lui-même, décédé le 26 avril dernier à l’âge de 73 ans ? Et quelle belle inspiration le Cactus Inébranlable, avec la permission de l’auteur, a-t-il eue de publier les « Aphorismes complets, 1993-2023 » de celui qui, comme je l’écrivais naguère, à la fois belge et surréaliste (c’est ô combien compatible), pataphysicien et humoriste, digne successeur de Nougé, Scutenaire, Chavée ou Blavier, est en somme un écrivain qu’on ne se lasse pas de lire !

Et là, on ne risque pas de se lasser : quasiment 380 pages dans lesquelles puiser une infinité de morceaux de littérature – proverbes et dictons détournés, sentences provocatrices, formules satiriques et malicieuses, calembours et contrepèteries… Après les « coups de chapeaux » bien ciblés de plusieurs de ses amis et un beau portrait dessiné par Roland Topor, et avant un ultime chapitre de « rab » dans lequel figurent un certain nombre de citations de congénères du passé et du présent, tels Gorges Brassens, savoureux (« Je suis anarchiste au point de toujours traverser dans les clous afin de n’avoir pas à discuter avec la maréchaussée. ») ou « l’immense Scut » (« Souvent, au lieu de penser, on se fait des idées. »), après et avant, donc, il y a l’œuvre elle-même, rassemblant les aphorismes extraits d’une bonne quantité de recueils, dont les titres sont en eux-mêmes tout un programme de jeux verbaux (voyez, par exemple, « Les Radis artificiels », « Les Bornes reculées », « Le décollement de la routine », « Le pas sage à l’acte » etc.).

Évidemment, Je pense donc je fus ne se lit pas comme un roman, tout d’un trait de la première à la dernière page. Et c’est tant mieux, car il y a de quoi picorer à satiété, dans tous les domaines. Au choix : les aveux d’un pessimiste (« Si mon humour est noir, c’est pour éviter que les idées le soient », « Écrire pour ne pas pleurer ») ou les constats presque définitifs (« D’un point à l’autre, souvent la ligne droite est le chemin le plus emmerdant »), les fausses citations (« - Existentiel mon mari ! Simone de Beauvoir ») ou les maximes larochefoucaldiennes (« Faire de l’esprit n’est pas nécessaire quand on en a », « Pour garder le moral, il faut d’abord rire de soi »), la parodie (« Un seul être vous manque et les bars vous attendent / Un seul être vous manque, mais en voici un autre  |…] ») et, bien sûr, les jeux de mots (« Ineptes scies », « Qui trop embrase, mal éteint », « Mon sport : J’écris, je dessine. Je m’aère au Bic », « Et Dieu créa la flemme (le septième jour) »)… On voudrait en citer d’autres, beaucoup d’autres, quitte à céder à une subjectivité immodérée. Disons donc : il y en a pour tous les goûts, et pour tous ls prolongements possibles. L’œuvre d’André Stas est achevée, elle reste infinie.

Jean-Pierre Longre

 

Parmi les autres parutions récentes du Cactus Inébranlable :

 

Aphorisme, francophone, Belgique, humour, André Stas, Mario Alonso, Christophe Esnault, Cactus Inébranlable éditions, Jean-Pierre LongreMario Alonso, Bandes réfléchissantes

« Jouant avec les codes du genre aphoristique, Mario Alonso continue de fustiger le petit esprit en dynamitant les idées reçues à la faveur d’une poésie toujours aussi stimulante, tout comme nous avions pu le découvrir dans son premier recueil Lignes de flottaison, paru en 2021. »

 

 

Aphorisme, francophone, Belgique, humour, André Stas, Mario Alonso, Christophe Esnault, Cactus Inébranlable éditions, Jean-Pierre LongreChristophe Esnault, Hilarité confite suivi de Cas contact de cas social

« Soucieux de santé, ça ne les dérangeait pas trop pourtant au gouvernement, les burn-out et les suicides dans l’Éducation nationale, les grèves de la faim ou les défenestrations des médecins alertant sur le manque de moyens. »

 

 

https://cactusinebranlableeditions.com

25/05/2023

Dans les archives de la mémoire

Poésie, francophone, Jean-Jacques Nuel, éditions du petit pavé, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Images d’archives, Éditions de Petit Pavé, Le Semainier, 2023

Faire de la poésie d’autoroute ? Pour Jean-Jacques Nuel, ce n’est pas comme faire du roman de gare ! Non, rien à voir. C’est saisir dans ce qu’il y a d’on ne peut plus prosaïque le petit rien, le petit mystère, la petite anomalie qui rend, justement, la vie matérielle poétique : ce poids qui reste sur le cœur alors qu’on voit s’éloigner un poids lourd dans le rétroviseur, ce même rétroviseur qui, une fraction de seconde, laisse entrevoir une apocalypse aussitôt disparue ; ou l’ange gardien apparu dans le sillage d’un véhicule de sécurité, ou encore, sur un gobelet en carton de station-service, cette trace de rouge à lèvres qui laisse rêveur…

Le quotidien, voilà le matériau du poète. Le quotidien du présent (les bûches à rentrer, la chaudière à réviser) et celui du passé, qui induit les souvenirs – celui d’un vieux pont sur la Saône remplacé, un peu plus loin, par un ouvrage moderne (tiens donc, allusion voilée à l’ancienne activité éditoriale de l’auteur ?), celui du parking des bas ports du Rhône devenu lieu de promenade, ceux de la vie estudiantine puis professionnelle, ceux de « voyages / lointains dans l’espace / et le temps », ceux des cafés et des salles de concerts oubliés… Souvenirs le plus souvent liés à Lyon, la ville de naissance (à l’Hôtel-Dieu) et des grands ancêtres de la Renaissance, Louise Labé, Maurice Scève, Pernette du Guillet…

Tout en suggestions, sans artifices, la poésie de Jean-Jacques Nuel s’écoule goutte à goutte de la masse du réel, suscitée par « nos propres souvenirs / incessibles », par les archives individuelles et collectives de la mémoire.

Jean-Pierre Longre

poésie,francophone,jean-jacques nuel,éditions du petit pavé,jean-pierre longreRéédition: Sous le titre Le colocataire, Jean-Jacques Nuel vient de rééditer son ouvrage Une saison avec Dieu publié au Pont du Change en 2019. 

Voir ici

et

www.petitpave.fr  

http://jeanjacquesnuel.e-monsite.com

18/05/2023

« Voir un peu de la vraie vie »

Roman, francophone, Paul Fournel, P.O.L., Jean-Pierre LongrePaul Fournel, Le Livre de Gabert, P.O.L., 2023

C’est à Chamoison (village imaginaire mais conforme à la réalité), en Haute-Loire (département bien connu de Paul Fournel) que Gabert, écrivain ventru lassé de Paris et des prix à payer pour y survivre, s’est retiré pour « écrire à pas cher » et développer son imagination pleine de visions fantastiques et monstrueuses. Sa vie s’organise, entre l’écriture nocturne de « polars ruraux » et la fréquentation progressive des gens du village, dont il découvre bon gré mal gré les habitudes, voire les petits secrets. Il fera même un peu l’écrivain public bénévole pour des courriers administratifs ou des lettres d’amour. Lors de ses déjeuners quotidiens dans le bistrot de Tréport, il rencontre les hommes importants du village jouant à la belote, discutant foot et télé… Côté féminin il y a Lune, qui fréquente assidûment les mâles et qui aime se promener dans la campagne avec Gabert, Lola, la voisine éleveuse de brebis et sa fille Magali, une Zazie rurale, qui vient très souvent au logis de Gabert se faire raconter des histoires.

Il faut dire que l’auteur a de la suite dans les idées et le sens du pittoresque humain. On retrouve dans Le Livre de Gabert des personnages bien connus des lecteurs de Paul Fournel : la grosse Claudine et ses propos acerbes, la veuve Waserman qui habite dans son garage, les frères Bandelmas et leur manège, d’autres encore, croisés dans Les grosses rêveuses, Foraine et ailleurs. Une vraie Comédie Humaine… Et puis, très important : Gabert retrouve Jeune-Vieille (Geneviève), amie d’enfance et collègue en écriture, qui fut la protagoniste d’un roman précédent – où d’ailleurs nous croisâmes Gabert. Ils se revoient à plusieurs reprises, passent ensemble de beaux moments d’amour, et parlent livres et éditeurs.

Car le roman est pour Paul Fournel une nouvelle occasion (sinon le propos essentiel) de nous faire pénétrer dans le monde mystérieux de l’édition. Écrire des romans noirs à petit succès, cela va un moment ; mais Jeune-Vieille est persuadée que son ami peut aller plus loin. Tandis qu’elle va chercher la gloire ailleurs, elle le confie à Robert Dubois, éditeur à l’ancienne, comme on l’a su dans un roman précédent, La Liseuse : « Geneviève m’a conseillé de te lire et de te faire écrire le contraire de ce que tu écris pour te tirer hors de tes routines et t’aérer la tête. Elle est sûre que tu caches un bon livre quelque part en toi et que tu dois le faire sortir. « Un livre d’amour », m’a-t-elle dit, le livre de Gabert. » On ne le connaîtra pas, ce livre ; on saura seulement qu’il l’écrira le jour, contrairement à ses romans noirs, et qu’il s’agira de « raconter juste ce qu’il voit, repousser ce qu’il imagine. » « Voir un peu de la vraie vie. Pendant trop longtemps, il n’avait pas su débusquer le mouvement dans l’immobilité, traquer le bruit dans le silence. Et puis, peu à peu, c’est ce monde qu’il ne voyait pas qui est venu se construire et s’imposer dans son livre. » Pour peu, on dirait bien que Le Livre de Gabert est « le Livre de Fournel ».

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com  

http://jplongre.hautetfort.com/tag/paul+fournel

11/05/2023

Quête poétique et métaphysique

Poésie, anglophone, Paul Stubbs, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongrePaul Stubbs, Une anatomie de l’icône / An Anatomy of the Icon, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022

En 2008, Paul Stubbs publiait The Icon Maker (Arc Publications, Royaume-Uni). Plusieurs textes de ce recueil sont maintenant, grâce à l’édition bilingue d’Une anatomie de l’icône, mis à la disposition des lecteurs francophones, avec des modifications tenant compte de lectures et de réflexions approfondies sur les rapports entre la foi et Dieu, le mysticisme et l’imaginaire.

En une succession prosodique relativement régulière (alternance de quatrains et de distiques), les poèmes se présentent sous la forme d’ensembles disparates. Il y a de longs développements descriptifs ou interrogatifs consécutifs à une méditation philosophique et métaphysique, et à l’inverse de brèves visions qui sont autant de constats sur « l’infinie solitude de Dieu au gouvernail », sur la « chaise vide de l’homme » ou sur un tableau de Francis Bacon, par exemple. Tout cela suivant des registres variés, traduisant la quête intérieure et l’interrogation angoissée, rendues vivantes par l’intervention de personnages connus : le créateur lui-même, le pape, l’enfant Jésus « désaimé, abandonné » (« d’après Jérôme Bosch »), Satan (« qui incarnes-tu à présent ? une chimère ? un dragon ? »), le prêtre (« le plus grand des magiciens / Créateur d’illusion… ») – et le poète décline ainsi les métaphores (les icônes) apparues dans son « temple imaginatif ».

Poésie, anglophone, Paul Stubbs, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreCette déclinaison n’est pas sans tâtonnements, qui peuvent faire voisiner le doute et l’évidence, mêler le pessimisme et l’humour, comme dans une désopilante et désespérante « Vente aux enchères » dont les lots peuvent être « le fossile / de la dernière espèce sur terre / à avoir péché », « une cassette vidéo contenant le / dernier moment connu de beauté sur la planète terre » ou « la seule copie de la côte humaine »… Tâtonnements dans les registres, et aussi dans les choix génériques : tout est poésie, certes, mais souvent sous une forme concrètement narrative ou descriptive, et parfois sous une forme théâtrale achevée ou non, comme dans le « Canevas d’une pièce en un acte sur la résurrection », le « Court monologue du pape » ou les ultimes pages mettant en scène les gestes et actions des aveugles. Enfin, tâtonnements dans la syntaxe même, avec çà et là des phrases trébuchantes, des formules grammaticalement redondantes, comme pour surmonter les hésitations « dans un style au rythme désolé d’un déambulateur monomaniaque », selon l’auteur lui-même. Sous la plume de Paul Stubbs, la poésie est une quête assidue, scrupuleuse, précaire, intense et infinie de ce qui se dissimule derrière les apparences, sous la surface de l’icône.

Jean-Pierre Longre

www.blackheraldpress.com

https://poetpstubbs.wixsite.com/paulstubbs 

04/05/2023

L’exil et l’émotion

Récit, autobiographie, théâtre, francophone, Ouzbékistan, Victoria Yakubova, Volker Schlöndorff Croatie, Syrie, Dino Pešut, Nicolas Raljević, Lada Kaštelan, Wael Kadour, Nabil Boutros, Simon Dubois, Monica Ruocco, Ramzi Choukair, Céline Gradit, Pascal Rambert, L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreVictoria Yakubova, Chez moi, préface de Volker Schlöndorff, éditions L’espace d’un instant, 2023

« Chez moi, ce n’est pas uniquement territorial, chez moi, c’est aussi temporel, c’est aussi il y a vingt-cinq ans.

Alors chez nous, c’est il y a vingt-cinq ans à Tachkent, en Ouzbékistan, quand le monde n’était pas encore fou. Voilà où c’est, chez moi.

Chez moi, c’est à la fois nulle part et partout ! Ni le temps ni l’espace n’existent, disent-ils ! Et ils ont raison. »

Le récit relate les trajets d’un exil à l’autre suivis par la narratrice, à partir de l’émigration familiale depuis Tachkent jusqu’en Israël : « Nous sommes les « décabristes russes ». Incroyable. Il suffisait d’arriver dans le pays des Juifs pour devenir russes et surtout pour arrêter d’être juifs. » Et c’est la découverte d’une autre vie, d’autres mœurs, d’autres lectures, d’une autre guerre, d’autres contraintes, de l’amour…

Victoria ou « Vika », la narratrice, va plus tard accomplir son rêve : étudier le cinéma à l’université de Paris. « Mais le cœur est-il heureux ? » S’il y a de belles découvertes, de belles rencontres, il y a aussi les difficultés pour trouver un travail, obtenir des papiers, il y a la bureaucratie, les soupçons, les tribulations de l’exil… Et que de tracasseries pour envoyer un colis en Israël, ou pour exhiber les documents nécessaires au mariage : « L’Ouzbékistan ? Connais pas. » Puis un jour, la famille Yakubov (les parents, la sœur de New York, Victoria de Paris) se retrouve à Tachkent, dans son quartier, vingt-cinq ans après le départ : la maison, le parc Kirov, les souvenirs, le deuil… et le retour chacun « chez soi ».

Remarquons-le, les éditions L’espace d’un instant on fait une exception : publier un texte ne relevant pas du genre théâtral. Mais remarquons-le encore : ce texte tient à la fois du récit, de la poésie, du cinéma et du théâtre. Récit : on aura compris qu’il s’agit d’une narration à caractère autobiographique ; poésie : les courts paragraphes sont comme des versets ou des strophes au lyrisme tantôt contenu, tantôt éclatant (à faire même pleurer les employés de mairie à qui Victoria a fait connaître sa vie pour débloquer le processus administratif !) ; cinéma : autant de paragraphes poétiques, autant de brèves séquences relevant du montage susceptible de faire du lecteur un véritable spectateur ; théâtre : l’écriture de l’autrice tient de la mise en scène des mots, les caractères de certains d’entre eux mettant en relief le pathétique et l’émotion, cette émotion qui émane de chaque page, de chaque scène, de chaque phrase. Un art total.

Jean-Pierre Longre

  

Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :

 

Récit, autobiographie, théâtre, francophone, Ouzbékistan, Victoria Yakubova, Volker Schlöndorff Croatie, Syrie, Dino Pešut, Nicolas Raljević, Lada Kaštelan, Wael Kadour, Nabil Boutros, Simon Dubois, Monica Ruocco, Ramzi Choukair, Céline Gradit, Pascal Rambert, L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreDino Pešut, Les Érinyes, filles du désespoir. Traduit du croate par Nicolas Raljević. Préface de Lada Kaštelan

Présentation 

Un groupe de lycéens confronté à la violence et à la haine se débat pour exister et grandir. Marija a été droguée et violée en soirée par trois garçons. Roza lutte contre ses pulsions violentes et suicidaires. Dane se drogue et se bat. Ivan est passé à tabac parce qu’il est homosexuel. Martin, qu’il aime, a du mal à assumer cette relation. Sanjin est accro à la pornographie. Le viol a été filmé et diffusé sur les réseaux sociaux. Ce soir-là, Sanjin filmait. Les Érinyes, persécutrices représentées par trois jeunes filles du lycée, se chargent de dénoncer et de punir ce que la bonne société dénonce comme des travers condamnables selon « les lois de l’État et les lois du ciel ». Finalement, ce viol devient l’occasion d’une prise de conscience et d’une sortie de l’adolescence : l’amour l’emporte sur la bêtise.

Dino Pešut est né en 1990 à Sisak, en Croatie. Diplômé de l’Académie des arts dramatiques de Zagreb, il travaille comme dramaturge et metteur en scène dans différents pays européens. Ses textes ont notamment été présentés au Théâtre national de Split, au Theatertreffen à Berlin et à la Mousson d’été. Il a obtenu le prix Marin-Držić du meilleur texte dramatique à six reprises, ainsi que le Deutscher Jugendtheaterpreis et le prix de la fondation Heartefakt. En 2019, il est accueilli en résidence au Royal Court Theatre de Londres.

 

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Présentation 

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître se déroule à Damas pendant les premières semaines de la révolution de 2011. Dans un moment de profonde transformation du pays, Rola tente de formuler sa propre interrogation sur son identité sexuelle et se retrouve dans une confrontation ouverte avec le pouvoir politique et social.
Braveheart a pour cadre une petite ville française inconnue, en 2021, et traite du problème de l’acte d’écriture depuis l’exil après l’effondrement de la question de la justice et l’impossibilité du retour à la patrie. Aline essaie d’écrire du matériel créatif et se retrouve prise entre un passé traumatisé et un futur illisible. Elle entre dans une relation amoureuse avec un jeune homme qui, selon elle, travaillait dans le renseignement et qui se déguise maintenant en une nouvelle personne.

Wael Kadour, né à Damas en 1981, est auteur, dramaturge et metteur en scène. Il a été accueilli en résidence notamment au Royal Court Theatre de Londres en 2007, ainsi qu’au Sundance Institute de New York en 2017. Il quitte la Syrie fin 2011 pour la Jordanie, avant d’arriver en France début 2016. Ses textes ont été présentés notamment à la Filature, scène nationale de Mulhouse, au Napoli Teatro Festival en Italie et au Weimar Festival en Allemagne.

 

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Présentation 

Saidnaya et Palmyre, antiques villes syriennes, sont devenues sous le régime dictatorial de hauts lieux de détention. Dans une narration qui transcende le témoignage brut, les personnages, survivants de ces prisons d’effroi, dévoilent un système qui surveille et punit, instille la méfiance jusque dans les relations les plus intimes. Récits de vie autant que de détention, les histoires singulières des personnages évoquent, en creux, les rouages d’un régime de la terreur, perpétrée depuis plus de quatre décennies au moyen d’une étroite imbrication entre pouvoir politique, religion et corruption.

Ramzi Choukair est franco-syrien. Il a longtemps vécu entre la France et Damas, avant que cela ne devienne impossible. Depuis, au gré de ses rencontres, collectant des témoignages, en voyageant où il peut, il écrit. Il tente, avec les artistes-témoins qui l’accompagnent, avec humour parfois, de raconter l’enfer de la guerre et l’oppression au quotidien, l’histoire de ceux qui ont pu fuir, celle de ceux qui sont encore là-bas. Histoire parlée, dansée, chantée, de frontières qu’on passe et de pays, de clandestinité, de résistance. Pour rendre à ces villes leur héritage, ne pas laisser le régime effacer les mémoires individuelles du peuple syrien.

 

https://parlatges.org  

20/04/2023

Un drôle de roman noir

Roman, francophone, Yves Ravey, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreYves Ravey, Adultère, Les éditions de minuit, 2021, Minuit Double, 2023

Il y a dans le roman d’Yves Ravey tous les ingrédients du roman noir. Le narrateur, Jean Seghers, tient une station-service au bord d’une route nationale. Outre le fait que le lieu soit peu réjouissant, l’entreprise est en faillite, et devrait être reprise par un certain Walden, président du tribunal de commerce, avec lequel Jean soupçonne sa femme Remedios de le tromper. En outre, il va falloir donner son congé à Ousmane, le veilleur de nuit et mécano, marié, père de famille, à qui Jean doit des indemnités qu’il n’a pas les moyens de payer… Bref, les difficultés s’accumulent sur la tête de notre (anti) héros, qui va commettre l’irréparable. « Mes pensées devenaient plus claires désormais, plus fluides, alors que s’élaboraient, en instantané, point par point, les phases successives et à venir de mon projet criminel. Celui-là, je l’exécuterais sans faillir. »

roman,francophone,yves ravey,les éditions de minuit,jean-pierre longreOn va donc assister, dans tous ses détails, à l’exécution de ce « projet criminel » bien préparé, mais dans lequel il y a suffisamment de fissures pour attirer l’attention de Brigitte Hunter, enquêtrice de la société d’assurance de la station-service, qui va mener des investigations poussées et des interrogatoires serrés sur les circonstances et les causes de l’incendie suspect de l’atelier, et faire part de ses soupçons aux gendarmes. « Sous mes pieds, ce tas de cendres. L’enquêtrice ne me quittait pas du regard. Elle étudiait ma réaction, je le savais. Elle a repris, obsédée par ses suppositions : Hier soir, vous étiez seul dans la cuisine. Pourquoi n’êtes-vous pas parti avec votre femme en ville, j’insiste ? D’habitude, vous vous joignez à son groupe d’amies, auquel s’ajoute en principe Xavier Walden, alors, oui, je demande : Qu’est-ce qui vous a poussé à les laisser partir sans vous ? » – et maintes questions du même acabit.

Cela dit, Adultère ne relève pas de la simple intrigue policière à la Columbo. L’auteur joue avec le genre et avec le lecteur, qui se pose lui-même des questions sur le ton du récit, étrangement détaché alors que le narrateur est pleinement concerné, sur la portée de l’ensemble, sur le choix des détails retenus, sur celui des noms des personnages – Seghers (comme le fameux éditeur), Remedios l’épouse, Dolorès la mère (échos exotiques), Hunter l’enquêtrice (véritable chasseur)… Et il hésite, le lecteur, entre le sourire et le malaise, entre l’angoisse due au suspense et la conscience du décalage narratif. C’est certainement ce qui fait de ce roman un beau morceau de littérature.

Jean-Pierre Longre

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13/04/2023

Le foisonnant persil de Suisse romande

revue, Le Persil, francophone, suisse, roumanie, marius daniel popescu, jean-pierre longreLe Persil Journal n° 206-207-208, février 2023

Près de Lausanne pousse toujours un florissant Persil, « journal inédit », c’est-à-dire composé uniquement de textes nouveaux. Le numéro de février 2023 donne « parole et silence » à des auteurs de Suisse romande, à commencer par Raluca Antonescu (comme Marius Daniel Popescu originaire de Roumanie, et autrice francophone confirmée), avec un extrait de L’aile nord, où la protagoniste, embauchée comme femme de ménage dans un hôtel, subit de drôles de relations avec les chambres qu’elle entretient, « coincée dans [une] absurdité implacable. » L’auteur « invité », Jacques Gélat, écrivain et scénariste, propose à la fin du numéro un récit au centre duquel l’abandon (maternel) et le désir de meurtre (filial), le manque d’amour, la velléité de vengeance et « le passage du temps » donnent sa puissance particulière à l’écriture.

revue, Le Persil, francophone, suisse, roumanie, marius daniel popescu, jean-pierre longreEntre les deux, le foisonnement que l’on attend toujours du fameux journal grand format. Des proses réalistes ou non (Karine Yakim Pasquier, Odile Cornuz, Pauline Desnuelles, Philippe Veuve, Dania Miralles, Cornélia de Preux, Juliette Dezuari), du théâtre (Philippe Jeanloz), de la poésie bardée de citations (Marie Patrono, Anicée Willemin), des poèmes tendance haïkus (Philippe Fontannaz), des proses et des vers en alternance (Maud Armani)… Le tout est ponctué par un « Voyage en Suisse » photographique de Patrick Gilliéron Lopreno et par des lignes ambulantes de Marius Daniel Popescu en personne !

Trois numéros en un, beaucoup de belle matière, beaucoup de branches, beaucoup de feuilles – encore un Persil à dévorer.

Jean-Pierre Longre

Le Persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.

Tél.  +41.21.626.18.79

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E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr

Association des Amis du journal Le persil : lepersil@hotmail.com

11/04/2023

Une enquête labyrinthique

Roman, francophone, Sénégal, Mohamed Mbougar Sarr, Philippe Rey, Jimsaan, Jean-Pierre LongreLire, relire... Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey / Jimsaan, 2021, Le Livre de Poche, 2023.

Prix Goncourt 2021

Au départ, il y a la parution, en 1938, d’un livre étonnant, foudroyant, un de ces livres « qui donnaient l’impression que plus rien n’était à ajouter », un livre dont l’auteur fut qualifié de « Rimbaud nègre » par un critique, avant d’être accusé d’imposture ou de plagiat, puisqu’on y avait décelé des reprises d’ouvrages antérieurs. Le labyrinthe de l’inhumain – tel est le titre du roman en question – est donc entouré de mystère, d’autant que l’auteur sénégalais, un certain T. C. Elimane, a disparu, et que les éditeurs du livre ont dû mettre la clé sous la porte.

Quatre-vingts ans plus tard, un jeune écrivain, Diégane Latyr Faye, sénégalais lui aussi, après avoir découvert et lu Le labyrinthe de l’inhumain et l’enquête qu’avait faite une journaliste sur cette publication, va se lancer sur les traces d’Elimane, traces littéraires, familiales, géographiques. C’est l’occasion pour lui de participer à des discussions passionnées avec de jeunes auteurs africains installés à Paris, de participer à « des joutes littéraires pieuses et saignantes » autour d’un livre qui « tenait de la cathédrale et de l’arène ». L’occasion aussi de rencontrer, directement ou indirectement, beaucoup de personnes qui ont connu T. C. Elimane, de près ou de loin, notamment la belle et expérimentée Siga, dont l’histoire familiale, entre Afrique et Europe, nous est contée en détail, ce qui permet de saisir un certain nombre d’éléments révélateurs à propos de l’énigmatique écrivain. Le récit nous emmène dans le temps à travers tout le XXème siècle et plusieurs événements qui l’ont jalonné (colonialisme et décolonisation, racisme et émigration, nazisme et Shoah…), et dans l’espace entre le Sénégal, la France et même l’Argentine – où Elimane poursuivait on ne sait quoi, on ne sait qui (les dernières pages donnent la réponse).

roman,francophone,sénégal,mohamed mbougar sarr,philippe rey,jimsaan,le livre de poche,jean-pierre longreAinsi, La plus secrète mémoire des hommes est une enquête avec tout le suspense suscité par la narration, des morts mystérieuses, des brouilles familiales, des réconciliations, des pérégrinations et des tribulations, des aventures amoureuses et des surprises – et la vie peu à peu découverte d’Elimane en cache un certain nombre. Mais les recherches labyrinthiques de Diégane laissent apparaître aussi, et surtout, le caractère indispensable de la littérature, sa puissance fascinante, aussi fascinante, sinon plus, que le sort des humains, au point que des questions se posent sur les priorités : « Que pesait la question de l’écriture devant celle de la souffrance sociale ? La quête du livre essentiel devant l’aspiration à la dignité essentielle ? La littérature devant la politique ? » On ne peut évidemment tout reprendre des hypothèses, des questions que pose ce roman au style d’une grande originalité, d’une grande densité et d’une grande vivacité (Un exemple au hasard : « Il devait être six heures. Dans la salle d’attente du jour, les premiers bruits s’impatientaient. J’ignorais si on pouvait dire que la Médina se réveillait, vu qu’elle n’avait pas dormi, ou alors d’un œil. »). Impossible de rendre la teneur d’un récit aussi foisonnant. Retenons ce que, dès les premières pages, Stanislas, traducteur de son état et apparemment disciple de Flaubert, dit à son colocataire Diégane : « Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Il n’y a rien à ajouter.

Jean-Pierre Longre

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06/04/2023

La dernière montagne

Roman, Montagne, Néerlandais, Pays-Bas, Toine Heijmans, Françoise Antoine, Belfond, Jean-Pierre LongreToine Heijmans, Dette d’oxygène, traduit du néerlandais par Françoise Antoine, Belfond, 2023

Walter a été initié à l’escalade par Lenny en grimpant et regrimpant sur une pile de pont. Ainsi, dans le pays le plus plat qui soit, les Pays-Bas, les deux amis se passionnèrent pour la haute montagne. « De loin, j’appris à connaître l’Eiger et l’Everest, l’aiguille Verte et le Changabang. Les piliers, les couloirs, les solos et les directissimes. Lenny m’interrogea jusqu’à ce que je puisse débiter dans l’ordre et sans me tromper les noms des quatorze sommets de plus de huit mille mètres ainsi que ceux des plus hautes montagnes sur chacun des sept continents. Les voies normales, les voies exceptionnelles. Les drames et les victoires – pour peu qu’on le voie ainsi. » Apprentissage de l’esprit et du corps, rapidement mis en pratique : les deux amis se mirent à gravir tous les sommets, toutes les voies qu’ils purent, du massif du Mont Blanc à l’Himalaya, découvrant l’exaltation et les souffrances, les victoires et les défaites de l’alpinisme, la solitude des parois et la foule des camps de base, les déserts minéraux et la promiscuité des bivouacs, la soif de vie et les réalités de la mort.

Le récit commence à l’altitude de 8188 mètres sur un sommet de l’Himalaya, et se termine à la même altitude, sur le même sommet. Entre temps se déroulent les péripéties, les souvenirs, les regrets, les évocations des grands disparus, ces « conquérants de l’inutile », comme les a nommés Lionel Terray. « Les cimes sont objectivement inutiles, renchérit Walter, elles ne produisent rien, contrairement aux vallées. Ou contrairement aux cols, par lesquels on peut mener du bétail ou transporter des marchandises : eux au moins offrent une perspective de progrès. Ici, on ne fabrique rien. Ici, on décompose, cellule par cellule. » On passe d’une altitude à l’autre (les titres des chapitres sont à cet égard très précis), d’un personnage à l’autre – les héros et héroïnes avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs histoires et leurs légendes, Hillary et Tensing (le Néo-Zélandais ayant eu tendance à s’approprier un mérite qui revenait largement au Sherpa), Alison Hargeaves, Reinhold Messner, Wanda Rutkiewicz, Walter Bonatti, Herzog et Lachenal, Whymper, Toni Kurz… et même Pétrarque, « le premier alpiniste de l’histoire » avec son ascension du Mont Ventoux le 26 avril 1336.

Nous vivons avec Walter et Lenny, d’autres compagnons comme Bart ou Monk les joies de la victoire sur les éléments et sur soi, mais aussi les douleurs, les épuisements et les désespoirs devant la violence impitoyable et mortelle de la nature. Nous apprenons aussi beaucoup, certes sur les techniques modernes mises à la disposition des grimpeurs d’aujourd’hui, mais aussi sur l’industrie commerciale qui mène les grandes expéditions himalayennes sur des itinéraires parfaitement préparés par les Sherpas jusqu’aux abords des sommets, sur les camps de base devenus de vraies villes de tentes avec toutes les commodités. Surtout, sur la constitution du corps humain et ses capacités de résistance et de survie. Et finalement ceci : « Nous autres, alpinistes, appartenions à la montagne, au même titre que les chamois, et cela nous donnait le droit d’entreprendre des expéditions inconcevables. » Dette d’oxygène est un hymne à la haute montagne, un hymne magnifique, lucide et sans concessions.

Jean-Pierre Longre

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31/03/2023

Le réel et ses ouvertures

revue, nouvelle, francophone, brèves, atelier du gué, jean-pierre longreBrèves n° 121, 2023

Pour Daniel Delort (1948-2023)

 « Il n’est pas facile d’écrire une bonne nouvelle. Le projet doit être parfaitement conscient quant à sa finalité, la langue doit se faire plus laconique, tendre vers une forme parfaite. Une bonne nouvelle doit offrir au lecteur des ouvertures. Elle doit lui proposer de nouvelles perspectives, l’étonner, changer sa vision du monde. » Voilà, entre autres considérations, ce que dit la fameuse écrivaine polonaise Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature 2018 (L’Obs n° 3049, février 2023, p. 70). Depuis que Brèves existe, les textes choisis par Martine et Daniel Delort, dans leur diversité, tendent vers cet idéal.

La diversité, c’est encore ce qui caractérise ce numéro 121 (121 numéros, quelle constance !). Histoires d’amours surprenantes, rêvées, trahies, mortes ou éphémères ; histoires de littérature (comment se résout une énigme littéraire) ou de musique (voir plus loin) ; les mystères d’une naissance suggérés dans une conversation entre père et fille, ou des confidences sur le tailleur porté par Jackie Kennedy lors de ‘attentat de Dallas ; une fable entre fantastique et humour, ou un cauchemar se révélant réalité et semant la révolte en Chine… Puis, avant les recensions d’usage, Éric Dussert nous présente Karen Bramson, Danoise de naissance et écrivaine française (1875-1936), avec l’une de ses nouvelles inédites, « Le petit génie », relatant la destinée exceptionnelle et tourmentée d’un petit violoniste virtuose.

Grande variété, donc, avec toutefois le point commun affirmé dans la présentation : les personnages, « anti-héros au destin improbable », un destin plus aléatoire que maîtrisé, un destin qui, tout en prenant au départ ancrage dans le réel, lui échappe subrepticement ou ouvertement, laissant entrevoir des perspectives. Ajoutons à cela cette définition de l’invention littéraire soumise par l’un des auteurs de ce recueil (Denis Soubieux) : « Personne n’invente jamais complètement les fictions, n’est-ce pas ? Elles se baladent dans l’air du temps et le premier qui s’en saisit en devient l’auteur. » Un bon complément à ce qui précède.

Jean-Pierre Longre

 

Les auteurs : Bertrand Runtz, Véronique Osé, Gilles-France Wanneguenn, Elisabeth Vitielli, Richard Huitorel, Caroline Charlet, Denis Soubieux, Christine Aurel, Fabien Quérault, Annie Huault et Karen Bramson.

 

Daniel Delort est récemment décédé. Le genre de la nouvelle lui doit une fière chandelle, à lui comme à son épouse Martine. Nous, lecteurs amateurs de textes brefs, ne pouvons plus que lui rendre hommage. Merci Daniel !

 

Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude

breves@atelierdugue.com

Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81

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26/03/2023

Des icônes trop humaines ?

Roman, francophone, Metin Arditi, Grasset, Points, Jean-Pierre LongreMetin Arditi, L’homme qui peignait les âmes, Grasset, 2021, Points, 2022

Avner, 14 ans, aurait pu poursuivre sans anicroches sa vie de jeune pêcheur juif dans la ville d’Acre, entre ses parents et sa cousine Myriam avec laquelle il découvre la sensualité amoureuse. Ce ne sera pas le cas. Au hasard de ses livraisons de poissons, il fait la connaissance d’Anastase, moine orthodoxe et peintre d’icônes, et ainsi naît la vocation d’Avner : il va devenir un « écrivain d’icônes » (puisque c’est ainsi qu’il faut dire, selon le dogme) ; pour cela, en cachette de sa famille, il va se convertir au christianisme, même s’il n’a pas la foi, tout en croyant « en la beauté, en celle des icônes, en la consolation qu’elles offraient. »

Nous sommes au XIème siècle, en un pays et à une époque où cohabitent Juifs, Chrétiens et Musulmans. Avner se situe au point de jonction des trois religions. Juif d’origine, peinte d’icônes orthodoxes, il se met à parcourir le pays avec Mansour, marchand musulman plein de sagesse, et va se rendre compte qu’au-delà des rites et des règles, c’est la foi en l’humain qui prime. Pourtant ce n’est pas ce que son maître Anastase lui a enseigné, et c’est ce qui lui est reproché : « Tu as peint des êtres humains, alors que tu aurais dû écrire la pensée du Christ. Tu es dans le blasphème. »

Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, l’exceptionnel talent d’Avner lui vaut une célébrité qui fait converger vers son atelier nombre de pèlerins dont il « écrit » le portrait en icônes dépassant, surpassant les canons religieux. Il va même jusqu’à faire le double portrait, face positive, face négative, d’un croisé venu de Bourgogne, le dissuadant ainsi de poursuivre sa conquête sanguinaire. Jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il en soit violemment empêché, et bien que privé de moyens, il poursuit la mission qu’il s’est donnée. « D’un trait de pinceau, Avner captait une âme, et de ses icônes épurées émanait une spiritualité jamais atteinte jusque-là. » Et Metin Arditi, en menant ce conte à la fois historique, séduisant et pittoresque, décrit la manière dont le bonheur peut se révéler à travers la peinture des âmes.

Jean-Pierre Longre

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19/03/2023

Le peintre et la Marguerite

roman,peinture,francophone,christian cogné,velvet,jean-pierre longreChristian Cogné, Toute fleur s’étalait plus large, Velvet, 2023

« Je ne t’aime pas du tout ! Je ne t’aime pas du tout ! Pas du tout ! Pas du tout ! Je ne t’aimerai jamais ! » Ce jour-là, après l’effeuillage d’une marguerite, Petru, petit garçon issu d’un viol et à cause de cela rejeté dès sa naissance par sa mère, chuta dans un précipice en essayant de fuir cette haine. Chute réelle, chute symbolique de l’abandon dans lequel fut laissé l’enfant qui, devenu adulte, sombra dans la déchéance, l’alcoolisme et la violence, avant de rencontrer un drôle de peintre à qui il dut sa métamorphose. C’est ainsi que Petru, sous l’exigeante houlette de Sam, devint un « peintre paysagiste » prometteur.

Chez lui, la passion de la peinture va de pair avec la quête libératrice de l’amour dont sa mère l’a privé. Avant de le quitter pour d’autres contrées, Sam, son maître, lui a écrit une lettre testament où il lui prodigue ses conseils : « Remonte le temps, Petru ! Fixe ta mère dans les yeux et libère-toi. Comment ? À toi de trouver le moyen. Il te faudra des années, je le crains, pour sortir du trou. […] Je te le prédis, tu retomberas et tu te relèveras tandis que tu te croiras mort. Lorsque sur la toile peinte, tu te verras apparaître et grandir au plus loin de la ligne de fuite, tu sauras que tu as gagné ta part d’éternité. Un jour, tu seras au même niveau que Vincent Van Gogh. » Programme démesuré, que Petru suit d’aventure en aventure, de rencontre en rencontre. On le voit accoudé au comptoir d’un bistrot de banlieue, racontant par épisodes à quelques habitués ses pérégrinations en France, aux États-Unis, en Roumanie, dans la ville de Braşov, d’où vient sa mère, et où « sa propre histoire s’enracinait. » Mais « sa vraie patrie était celle des métamorphoses, des formes qui en recouvrent d’autres et des traces qui se perdent en chemin. »

Tout au long du roman, la peinture, les tableaux, les fresques même, dans une mise en abyme du récit, et nécessairement les rencontres amoureuses, tout cela figure la mise en forme artistique de la Marguerite, celle qui va se construire jusqu’à l’effeuillage victorieux, jusqu’au « Je t’aime » que sa mère a toujours refusé de lui concéder. Cette Marguerite dont il aura eu la vision au moment de son sevrage alcoolique : « La Marguerite profitait de l’obscurité pour sortir de son cadre. Elle se faisait toute petite au début. Comme une femme vulnérable qui ignore dans quel milieu elle met les pieds. Puis, dans la clarté blafarde qui émanait d’elle, sa tête s’ouvrait sur une fleur géante qui se développait, se développait… Du cœur jaune de celle-ci jaillissait une créature à tête de femme et au corps de serpent. »

Dans Toute fleur s’étalait plus large (titre emprunté à un vers de Mallarmé), les aventures romanesques et sentimentales, les voyages et les rencontres sont les manifestations extérieures de l’inlassable quête d’amour de Petru, « sur maint charme de paysage », comme l’écrivait encore Mallarmé. L’art pictural, dans les détails duquel l’auteur n’hésite pas à entrer, comme pour nous faire participer à l’apprentissage progressif de son héros jusqu’à sa parfaite maîtrise des formes et des couleurs, jusqu’à l’accomplissement de l’œuvre, l’art pictural, donc, renferme les signes et les secrets de cette quête à laquelle nous, lecteurs, participons avec une émotion intense et un attachement profond pour un personnage qui, tout en se dévoilant, garde les mystères de son paysage intérieur.

Jean-Pierre Longre

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12/03/2023

Un roman à trois voix

Roman, anglophone, Canada, Mary Lawson, Valérie Bourgeois, Belfond, Jean-Pierre LongreMary Lawson, Des âmes consolées, traduit de l’anglais (Canada) par Valérie Bourgeois, Belfond, 2022, 10/18, 2023

Suivant une construction à la fois habile et prenante, Mary Lawson nous donne en alternance, directement ou indirectement, les points de vue des trois protagonistes de ce roman où les péripéties du présent répondent aux drames du passé, où l’on espère que les tempêtes d’autrefois laisseront la place à un bonheur apaisé.

Il y a la vieille Madame Orchard qui, se mourant peu à peu dans sa chambre d’hôpital, se remémore l’amour de Charles, son mari décédé (auquel d’ailleurs s’adresse son monologue intérieur) et, surtout, la tendresse qu’elle éprouvait, elle qui n’avait pas pu avoir d’enfants, pour le petit garçon de ses voisins, plutôt délaissé par sa mère au profit de ses quatre soeurs ; une tendresse, un attachement qui se muèrent en une véritable passion dont les conséquences furent irréversibles.

roman,anglophone,canada,mary lawson,valérie bourgeois,belfond,10/18,jean-pierre longreCe petit garçon s’appelait Liam. Devenu adulte, installé à Toronto, marié, divorcé, il hérite de la maison de cette Madame Orchard, dont, pourtant, il n’a que quelques vagues souvenirs. Il quitte toutefois la grande ville et son travail de comptable et vient s’installer au moins provisoirement dans la maison située à Solace, localité perdue au milieu des lacs et des forêts du nord de l’Ontario. À cette occasion il redécouvre une lettre que sa bienfaitrice lui a envoyée il y a plusieurs années et qui se termine ainsi : « Mon vœu le plus cher est que tu te portes bien et que tu profites de la vie, Liam. Je songe souvent aux moments que nous avons passés ensemble, et ils me font sourire. Avec mon éternelle affection. Elizabeth Orchard. » Son installation dans la maison n’est d’ailleurs pas sans susciter quelques soupçons de la part du policier local et du voisinage.

Justement, dans ce voisinage, exactement en face, il y a la petite Clara, qui ne veut pas quitter sa fenêtre depuis que Rose, sa grande sœur, a disparu. C’est de là qu’elle voit cet homme qui a investi la maison de Madame Orchard, dont Clara a toute la confiance, puisqu’elle l’a chargée de s’occuper de son chat Moïse pendant qu’elle est à l’hôpital. Mais la fillette ne sait pas que sa vieille voisine vient de mourir, et que cet étrange individu n’est ni un cambrioleur ni un intrus. Alors elle s’indigne auprès de ses parents : « Le monsieur d’à côté est en train de voler toutes les affaires de Mme Orchard ! Il les a mises dans des cartons et il va les emporter ! » Petit à petit, pourtant, Liam et la fillette vont s’apprivoiser et sympathiser.

Trois voix différentes et trois voies d’accès au récit, trois personnages qui, la méfiance effacée, suscitent la sympathie et la foi en l’âme humaine. Madame Orchard aime les enfants, Clara aime Madame Orchard et, finalement, s’attache à Liam, dont l’arrivée inopinée à Solace va devenir une présence rassurante, voire utile… Il y a eu des malheurs, des drames, des séparations, la mort. Mais à travers les protagonistes qui respirent l’humanité, Des âmes consolées est un beau roman dans lequel l’harmonie et l’empathie l’emportent sur la discorde et la tragédie.

 

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11/03/2023

Violences familiales et sombre passé

roman, policier, islande, arnaldur indridason, Éric boury, éditions métailié, Jean-Pierre LongreLire, relire... Arnaldur Indridason, Le mur des silences, traduit de l’islandais par Éric Boury,  Métailié, 2022, Points 2023

Konrad, ancien inspecteur opiniâtre et tourmenté, va mener une double enquête qui le plongera dans un sombre passé. Certes, il n’est pas officiellement habilité à faire ces investigations, qui vont lui attirer la méfiance des éventuels témoins, et même l’hostilité de ses anciens collègues, mais il va passer outre les contrariétés, voire la légalité.

La première affaire concerne la découverte d’un squelette emmuré dans la cave d’une maison où plusieurs occupantes antérieures se sentaient mal à l’aise, avec parfois le sentiment d’étouffer – ce qui n’étonne pas Eyglo, amie de Konrad un peu médium, un peu magnétiseuse. Ce qui s’est passé entre les membres d’une famille ayant naguère habité cette maison va peu à peu se dévoiler, d’une manière de plus en plus terrible. La seconde affaire tient plus à cœur à Konrad : il s’agit du meurtre de son père, il y a bien longtemps, devant une entreprise de fumoirs à viande. L’assassin n’avait pas été retrouvé, et plus personne ne se posait de questions ; mais comme Konrad, qui avait menti lorsque, enfant, il avait été interrogé par la police, en est venu à être soupçonné, ainsi que sa mère, il décide de reprendre l’enquête, au moins pour se disculper. Il faut dire que le père, délinquant et alcoolique, particulièrement violent avec les siens, avait fait subir des sévices inavouables à sa fille, et que la police pense à une vengeance familiale.

roman,policier,islande,arnaldur indridason,Éric boury,éditions métailié,Points,jean-pierre longreAlors qu’il pourrait profiter un peu de sa retraite, Konrad, tenace et obstiné, va passer son temps entre ces deux meurtres lointains, interrogeant le plus de monde possible, poussant les témoins ou leurs enfants dans leurs retranchements, se fâchant avec certains d’entre eux, et même avec son propre fils, plongeant dans les turpitudes humaines, les relations malsaines et les atmosphères glauques, ce qui n’est pas fait pour le libérer de ses obsessions. Arnaldur Indridason, comme toujours, sait entretenir le suspense, faisant monter tour à tour l’angoisse et l’espoir en ménageant une savante alternance entre le passé et le présent, entre les actes et les pensées, entre la cruauté et la sensibilité humaines, et entre les deux affaires qui, étrangement parallèles, ont peut-être quelque chose à voir l’une avec l’autre. Un grand art du polar, avec un protagoniste qui, défauts et qualités mêlés, pris par ses mensonges et dévoré par sa recherche de la vérité, a tout pour rester très humain.

Jean-Pierre Longre

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04/03/2023

Une enfance sous Ceauşescu

Bande dessinée, autobiographie, francophone, Roumanie, Da,iel Horia, éditions Paquet, Jean-Pierre LongreDaniel Horia, Je suis né roumain, éditions Paquet, 2023

« L’époque d’or », prétendait le régime roumain. Une époque bien difficile en réalité : les restrictions, les rationnements, les files d’attente devant les magasins, les coupures d’électricité, la délation, la méfiance mutuelle, l’indifférence, la corruption… C’est sur ce fond plutôt sombre que le petit Daniel a commencé sa vie. Devenu adulte, il cherche ses plus lointains souvenirs, qui « affluent, s’entremêlent et se chevauchent comme une vague colorée aux mille sons et sentiments. »

Alors ils s’égrènent, les souvenirs de l’adulte, à hauteur de l’enfant qu’il était entre 1984 et 1986. Une vie de garçon de 3, 4, 5 ans, entre ses parents et ses grands-parents – une mère aimante et inquiète qui, on l’apprendra, a tenu malgré les épreuves à mettre son enfant au monde, des grands-parents paternels et maternels au passé et aux personnalités différentes mais tous attentifs à leur petit-fils, dont ils s’occupent avec affection et avec la proximité que l’on trouvait dans la tradition roumaine. C’est pour le petit garçon la découverte de la nature (la montagne, le parc Cişmigiu de Bucarest, le magnifique jardin de l’un des grands-pères), du bricolage (avec l’autre grand-père), de l’amitié, mais aussi de la cruauté au jardin d’enfants, de la maladie et de la douleur, du monde des grands qui n’est pas sans secrets, sans failles…

Bande dessinée, autobiographie, francophone, Roumanie, Da,iel Horia, éditions Paquet, Jean-Pierre LongreC’est d’ailleurs avec subtilité que l’auteur, qui devenu adulte a su ce qui s’est passé dans la famille et plus généralement dans la société roumaine des années 1980, laisse à l’enfant ses propres soucis d’enfant. Les souvenirs ne sont pas seulement factuels : ils sont ceux des rêves, des préoccupations, voire des soupçons d’un petit garçon. Avec le réalisme du vécu, un réalisme par moments teinté d’humour (voir par exemple la scène du restaurant où aucun des plats figurant sur la carte n’est disponible, ou l’accueil rébarbatif des employées de magasin), et avec une sensibilité teintée de discrétion, les complexités de la mémoire sont parfaitement rendues par la narration et les dialogues, ainsi que par les images colorées, lumineuses, souriantes, tendres, avec parfois de tragiques contrastes – le gris et le noir de la souffrance, les vifs éclats de la colère ou la brusquerie des catastrophes (celle de Tchernobyl, dont le nuage radioactif arrivant sur Bucarest ponctue l’album). Je suis né roumain est une belle autobiographie, qui éveillera la nostalgie ou les regrets de ceux qui ont vécu une enfance comparable, qui à d’autres apprendra un certain nombre de choses, et qui pour tous combine les plaisirs de la lecture graphique, historique, psychologique et littéraire.

Jean-Pierre Longre

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Daniel Horia sera présent :

À Lyon le 9 mars : Libraire Expérience de 16:00 à 19:00.
À Montbrison le 10 mars : Librairie D'une Bulle à l'Autre de 14:30 à 18:30.
À Vienne le 11 mars : Librairie Les Bulles de Vienne à partir de 10:00

 

24/02/2023

Se venger, désespérément

Roman, francophone, Michaël Mention, Belfond, Jean-Pierre LongreMichaël Mention, Les Gentils, Belfond, 2023

Franck, devenu disquaire après une période de tâtonnements mouvementés, a vécu quelques années de pur bonheur avec sa femme et leur fille. « Ta mère est entrée dans ma vie. L’amour. Ta mère et toi. L’émerveillement. Huit ans de bonheur. T’étais enjouée sans être chiante, et nous cool sans être laxistes. Notre harmonie était permanente, irradiant toute la famille. Avec mes parents, si on a commencé à se parler, c’est grâce à toi. Bref, chaque jour, c’était les vacances. Et la joie quotidienne de te voir grandir, de côtoyer ton intelligence, ton sourire. »

Tout à coup, l’événement le plus tragique qui puisse arriver à des parents, la mort soudaine de la fillette, tuée au cours du braquage minable d’une boulangerie. L’enquête policière n’aboutissant à rien, son couple défait par le drame, sa boutique bradée, Franck, « transpercé » par le deuil, part sur les traces du meurtrier, avec un portrait bien mince : « Homme blanc, la vingtaine, brun… et logo Anarchie tatoué sur l’épaule gauche ». Son départ à travers les bas-fonds parisiens, puis vers le sud de la France (Toulouse, Marseille) est le prélude d’une longue aventure en Guyane, dans la forêt amazonienne aux multiples dangers, un enfer qui contraste avec les quelques années paradisiaques soudainement révolues.

Avec en arrière-plan les circonstances politiques française de l’année 1978 (les discours de Giscard d’Estaing, le programme commun de la gauche) qui paraissent de plus en plus lointaines voire anachroniques, Franck, mû par une volonté obstinée de vengeance, arrive à se sortir de situations inextricables, de risques physiquement mortels et mentalement décourageants, laissant derrière lui les traces sanglantes de violences inouïes. Lorsqu’il n’est pas abandonné à lui-même dans une nature inhospitalière, confronté à des animaux peu rassurants, il croise toutes sortes de gens – indigènes pacifiques, ouvriers exploités par une multinationale, jeunes révolutionnaires utopistes – pour aboutir au milieu d’une communauté présentant toutes les apparences du bonheur, en réalité une secte qui a défrayé la chronique en novembre 1978…

Roman noir, roman d’aventures violentes, Les Gentils l’est, à coup sûr. C’est aussi le roman d’une quête pathétique de soi à travers le dialogue entre l’adulte et la fillette, à qui le récit s’adresse, comme si la mort était niée, ou en tout cas exorcisée, transcendée par l’écriture et la parole, et par un amour absolu.

Jean-Pierre Longre

www.lisez.com/belfond/5

www.lisez.com/belfond/collection-belfond-noir/58932

Michaël Mention sera présent au festival Quais du Polar, Lyon, du 31 mars eu 2 avril 2023. www.quaisdupolar.com

09/02/2023

Glaciales tragédies

Roman, francophone, Patrice Gain, Albin Michel, Jean-Pierre LongreLire, relire... Patrice Gain, De silence et de loup, Albin Michel, 2021, Le Livre de Poche, 2023

Un jour de janvier 2019, Dom Joseph, jeune novice de l’ordre des Chartreux, de son vrai nom Sacha Liakhovic, reçoit le journal de sa sœur Anna, partie à l’automne 2017 accompagner comme journaliste une expédition scientifique dans l’Arctique, au fin fond de la Sibérie, chargée d'étudier les effets du réchauffement climatique. La lecture de ce journal, entrecoupée par les pensées et occupations monastiques de son frère, nous fait découvrir à la fois le passé dramatique et la personnalité d’Anna, ainsi que les aventures non moins dramatiques des membres de l’expédition et de la jeune journaliste au tempérament bien affirmé et au courage sans faille.

roman,francophone,patrice gain,albin michel,jean-pierre longreOn apprend assez vite que ce qui mine Anna et a provoqué son départ, c’est la perte accidentelle de sa fille Zora et la disparition de sa compagne Romane. « Sans ma Belette accrochée à mon cou, sans Zora, qu’est-ce que je suis ? » Elle pense donc pouvoir, sinon oublier, du moins reléguer ces malheurs au fond d’elle en partant loin, sans se douter que d’autres malheurs l’attendent sur les terres et les glaces du bout du monde, sans compter avec une mémoire ravivée qui va lui faire lever le secret familial pesant sur Zora.

De révélations en désillusions, de longues plages de solitude en accès de violence, Anna, avec les autres membres de l’expédition, va faire des découvertes inédites, mais va aussi connaître les cruelles rigueurs de l’hiver arctique, l’implacable rigidité des autorités russes et la brutalité des hommes, résonnant avec les violences qu’elle a connues dans le passé, même si au milieu de la détresse quelques instants d’espoir éclairent la nuit (par exemple la rencontre d’un loup silencieux et apparemment fidèle et bienveillant). « Demain le soleil ne se lèvera pas. […] Est-ce que je vais pouvoir concilier les ombres qui m’habitent avec celles qui m’envelopperont ? Zora, ma Belette, je venais chercher une nouvelle voie dans le grand désert blanc, faire l’apprentissage d’une vie sans ta main dans la mienne et je vois se profiler dans l’obscurité un immense désarroi. Sacha, mon frère, prie pour moi. Du fond de ta cellule, parle-moi, encourage-moi. Chante-moi l’usage du monde et chasse les ténèbres. »

Dans un environnement évidemment glacial à tout point de vue, Patrice Gain conte des péripéties qui dévoilent l’hostilité de la nature et des hommes, une immense noirceur sur fond d’un blanc angoissant, et le lecteur n’est jamais à l’abri d’une surprise. Ce pourrait être désespérant. C’est palpitant et émouvant.

Jean-Pierre Longre

www.albin-michel.fr

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31/01/2023

L’architecte, les promoteurs et les politiciens

Théâtre, Kosovo, Macédoine, Jeton Neziraj, Anne-Marie Bucquet, Shkëlzen Maliqi, Goran Stefanovski, Ivan Dodovski, Maria Béjanovska, L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreJeton Neziraj, Les cinq saisons d’un ennemi du peuple. Traduit de l’albanais (Kosovo) par Anne-Marie Bucquet, préface de Shkëlzen Maliqi, éditions L’espace d’un instant, 2022

« Mais ces gens-là sont en train de détruire cette ville ! Ces entrepreneurs sont une poignée de bandits, une toute petite minorité, alors que ceux qui subissent les conséquences de leurs actes sont la majorité. Et la majorité est contre. » Ainsi s’indigne l’architecte, protagoniste de la pièce de Jeton Neziraj. Indignation justifiée par les manœuvres sournoises et les méthodes maffieuses des promoteurs immobiliers, ici incarnés par le personnage de Meti, propriétaire tout-puissant d’une entreprise de BTP. Mais indignation impuissante devant l’influence néfaste subie par les gouvernants et le peuple, avec l’assentiment de Pierre, administrateur des Nations unies, de Margarita, journaliste populaire de télévision, et même du secrétaire général du syndicat des ouvriers du bâtiment.

La pièce est tirée d’une histoire vraie : en 2000, Rexhep Luci, chef du service d’urbanisme de Prishtina, opposé aux constructions illégales de grands ensembles dans la capitale du Kosovo et promouvant une reconstruction harmonieuse de la ville, est assassiné. C’est le processus qui a abouti à cet assassinat que le dramaturge reconstitue ici, sous la forme de la fiction théâtrale, mettant en scène les relations de plus en plus ambiguës et conflictuelles entre l’architecte et les autres personnages, auxquels s’ajoutent un « dieu des constructions » et, selon un rapport bien différent, la fille de l’architecte, soucieuse de la vie de son père dans sa lucidité : « Tu es tout seul. Et tu ne peux pas les arrêter à toi tout seul. Papa, tu dois te protéger ! »

Les cinq saisons d’un ennemi du peuple est une pièce subtilement engagée, démontrant peu à peu les rouages pernicieux du fonctionnement politique dans le Kosovo d’après-guerre, un fonctionnement politique soumis comme dans beaucoup d’autres pays aux lois (aux non-lois) du capitalisme sauvage et sans scrupules. Ceux que l’on croyait du côté de l’architecte – la journaliste, le syndicaliste, le représentant des Nations unies, le peuple même – se révèlent peu à peu soumis à cette emprise. Tout cela se fait par étapes, par découvertes successives au fil des scènes, et c’est de cette manière que la satire est la plus prégnante, les mises en garde de l’architecte à sa fille les plus claires : « Je voulais te dire quelque chose. Fais attention à ces gens des Nations unies. Ils ont de l’argent, ils conduisent leurs grosses Jeep, ils mangent dans les meilleurs restaurants et ils pensent qu’ils peuvent tout acheter ici. » Quatre actes, quatre saisons. Et une cinquième, « intermédiaire », saisons de bourgeons nouveaux, que finalement semble espérer la jeune fille. Nous aussi.

Jean-Pierre Longre

Autre parution aux éditions L’espace d’un instant :

Théâtre, Kosovo, Macédoine, Jeton Neziraj, Anne-Marie Bucquet, Shkëlzen Maliqi, Goran Stefanovski, Ivan Dodovski, Maria Béjanovska, L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreGoran Stefanovski, Éloge du contraire. Textes réunis et présentés par Ivan Dodovski, traduits du macédonien par Maria Béjanovska.

« Voici enfin réunis, et pour la première fois, les textes de Goran Stefanovski, essais et discours écrits à l’occasion de différentes manifestations culturelles internationales. Ses observations et ses réflexions, faites à partir d’une position d’« exil itinérant » et dans lesquelles on croise Kafka, Tintin ou Donald Duck, élaborent un hypertexte sur l’identité et engagent à une déconstruction audacieuse des clichés. L’auteur d’Hôtel Europa propose ainsi une critique des divisions internes de l’Europe, qui menacent de la transformer en un espace dystopique de méfiance et d’ignorance, particulièrement sous les assauts du capitalisme mondial. »

Il fut pourtant un temps où l’Est (du moins mon coin de l’Est) criait : “Nous sommes ici, ici !”, et où l’Occident répondait : “Nous ne pouvons pas vous voir. Vous n’êtes pas là où nous vous attendions. Déplacez-vous, que nous puissions vous voir.” »

Goran Stefanovski (1952-2018) est né en Macédoine. Auteur dramatique, universitaire, il a vécu et travaillé entre Skopje et Canterbury. Il a écrit de nombreuses pièces et scénarios, abordant notamment les frictions entre identité personnelle, histoire et politique. Un bon nombre de ses œuvres ont fait l’objet de productions internationales, représentées à travers l’Europe, du BITEF de Belgrade jusqu’au Festival d’Avignon.

Sommaire :
Histoires de l’Est sauvage
Sur notre histoire
Discours post-dînatoire
L’essence des choses
Le téléphone en panne
Les trans-artistes et les cis-artistes
L’auteur dramatique en tant qu’artisan des drames
Dispute avec Kafka
Éloge du contraire
Tintin dans les Balkans
L’étincelle qui jaillit
Supplément :
« Goran Stefanovski : “Fables du monde sauvage de l’Est.
Quand étions-nous sexy ?” », par Frosa Pejoska-Bouchereau

https://parlatges.org

24/01/2023

Le chauffeur, sa fille et le ministre

Roman, francophone, Tanguy Viel, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreLire, relire... Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Les éditions de minuit, 2021, Minuit Double, 2023

On reconnaît les bons romans, en particulier, à l’adéquation repérable entre la forme et le fond, le style et l’histoire racontée, l’écriture et la parole des personnages. C’est le cas avec le dernier roman de Tanguy Viel, qui calque sa syntaxe tourmentée sur les tourments de sa protagoniste, venue se plaindre aux policiers des abus sexuels qu’elle a subis, « laissant dévider sur ses lèvres  la longue pelote de récit qu’il fallait extirper d’on ne sait quelle jungle organique qui lui servait de corps – le contraire exactement de cette endurance dont elle avait fait montre toutes ces longues semaines à retenir les phrases à l’intérieur d’elle, les maintenant si longtemps à cet état larvaire et inarticulé qu’elle leur avait interdit tout accès à la lumière du langage. »

roman,francophone,tanguy viel,les éditions de minuit,jean-pierre longreL’histoire est dramatique, mais certainement pas unique. Laura, la fille d’un champion de boxe par ailleurs chauffeur d’un édile local en passe de devenir ministre, demande à celui-ci, sur les conseils de son père, de l’aider à trouver un logement. Promesse du maire, qui la confie à l’un de ses amis (et complice en affaires douteuses) tenancier d’un casino, et celui-ci fournit à Laura travail et logement sur place – où le maire va venir quotidiennement se faire payer, on devine comment, le service rendu. Les policiers se demandent si la plainte de la jeune femme est recevable, puisqu’il y a apparence de consentement (souvenons-nous que ce terme a fait récemment l’objet d’un livre témoignage retentissant). Consentement, vraiment ? Plutôt emprise, chantage sexuel, version moderne du droit de cuissage… Et au policier disant avec un semblant d’indulgence « Oui, bien sûr, je comprends », « Non, je ne pense pas, elle lui a dit, que vous compreniez vraiment, non, je ne le pense pas, parce que tout simplement ce n’est pas possible, pas du tout possible parce qu’alors, tout simplement, vous en sauriez plus que moi, et ça, eh bien, ça n’a aucun sens. »

Le maire devenu ministre, les choses vont se précipiter. Car on se doute bien que la plainte de la fille d’un chauffeur contre un ministre retors et sans scrupules, n’hésitant pas pour se défendre à salir la réputation de sa victime, se retournera contre elle et contre son père, pour qui l’affaire, quand il en prendra connaissance, deviendra insupportable. Roman dramatique, donc, dans lequel la leçon sociale ne laisse pas d’être à la fois réaliste et pathétique, vérifiant la fameuse morale de La Fontaine : « Selon que vous soyez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Cela dans un style bien différent de celui du fabuliste, suivant l’écriture fouillée de Tanguy Viel, qui explore tous les chemins possibles, même les impasses.

Jean-Pierre Longre

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« Une vue globale du monde »

Nouvelle, francophone, David Thomas, Éditions de l’Olivier, Jean-Pierre LongreLire, relire... David Thomas, Seul entouré de chiens qui mordent, Éditions de l’Olivier, 2021, éditions Points, 2023

« Le livre que vous écrivez doit être unique » : tel est le conseil que donne un éditeur à un auteur en mal d’inspiration, qui va alors consacrer son temps à écrire « le livre le plus dégueulasse ». Ce n’est pas le cas pour celui de David Thomas, qui est pourtant unique dans son inspiration et sa composition. D’innombrables histoires courtes nous font explorer le monde, la société, les caractères, les singularités de la vie humaine : solitaire ou en couple, artistique et laborieuse, enthousiaste ou dépressive, pleine de rires et de pleurs.

Il y a cette vieille dame hospitalisée qui, tombée amoureuse de son jeune et bel infirmier, lui demande avant de mourir de se mettre nu devant elle… Il y a ce marathonien sans succès qui trouve le bonheur de courir sous les applaudissements adressés au personnel soignant pendant le confinement du printemps 2020… Il y a ce jeune garçon qui, après une mention très bien au bac, avoue à son père que sa vocation est de devenir loueur de pédalo… Il y a cet écrivain qui pratique le « no kill » avec les pages de son manuscrit (« No kill » ? Le fait de remettre un poisson à l’eau après l’avoir pêché). Il y a les réussites et les échecs, les mensonges et les vérités…

nouvelle,francophone,david thomas,Éditions de l’olivier,jean-pierre longreIl y a… On n’en finirait pas de glaner des anecdotes, des motifs de réflexion et de méditation dans cette mosaïque littéraire où l’humour le dispute au morbide, le paradoxal au rassurant, l’onirique au réel, le pessimisme à l’optimisme, la distance critique à l’émouvante empathie. Avec cela, un style alerte et jouissif, une prose qui se coule dans le moule de ce qu’elle évoque, à la première ou à la troisième personne, et qui nous sert périodiquement des formules d’une beauté pleine d’échos, du genre : « Ma vie de couple est dans le quotidien mais tant que ma femme sera dans le jour, le quotidien ne sera qu’un petit nain face au jour. » Ou bien : « Le bruit que font les autres sur le fil des secondes. » Ou encore : « Tu crois parler de la souffrance mais la pierre fendue par le gel en parle mieux que toi. » Tout cela pour dire que ce puzzle, pièce par pièce agencé, donne, pour reprendre le titre de l’un des textes, « une vision globale du monde ».

Jean-Pierre Longre

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17/01/2023

Un père et ses fils

Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, La Manufacture de livres, 2020, Le Livre de Poche, 2022

Roman, francophone, Laurent Petitmangin, La Manufacture de livres, Le Livre de Poche, Jean-Pierre LongreDepuis que « la moman » a succombé à la maladie qui la rongeait, ils restent tous les trois, le père avec Fus et Gillou, ses fils, tous deux de bons garçons, chacun à sa manière. Solidaires dans les difficultés, dans la douleur de l’absence, dans les tentatives faites pour retrouver le bonheur de vivre. « Il y avait déjà trois mois que la moman était partie, j’avais évacué la peur de ne pas y arriver, de ne pas faire face à tout ce qu’il y avait à organiser, à gérer. Tout ce que j’avais déjà entrevu depuis trois ans. » Il faut dire aussi que, pour aider, il y a le foot, les entraînements, les matchs de l’équipe de Metz…

Les fils grandissent, leurs personnalités s’affirment. Alors que le jeune Gillou se destine à de brillantes études, encouragé par son père et par son frère, celui-ci, de son côté, se met à fréquenter de drôles de gars qui penchent nettement du côté de l’extrême-droite – à la grande honte de son père qui participait régulièrement aux réunions de sa cellule communiste. Il faut dire que dans ce coin de Lorraine, entre Nancy et le Luxembourg, sévit un chômage désespérant. Alors, Gillou parti étudier à Paris, Fus et son père cohabitent en réduisant les conversations au strict nécessaire. « Désormais, on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait ; mon fils avait fricoté avec des fachos. » Et un jour, survient ce qu’il aurait fallu éviter à tout prix : la violence. Le jeune homme rentre à la maison salement amoché, « le visage démonté », attaqué par des « antifas ». L’engrenage de la violence s’enclenche, avec ses conséquences dramatiques, l’impuissance, l’impression d’être dépassé par les événements – et, paradoxalement, l’amour retrouvé entre père et fils.

S’il se fonde sur des réalités sociales, Ce qu’il faut de nuit est un beau roman, littérairement et affectivement parlant. Les relations humaines, amicales, familiales sont soutenues par la langue même des personnages, la narration étant assurée avec pudeur et sincérité par le père et ses propres mots, ses propres phrases. Une vraie émotion émane du récit, qui se mue parfois en poésie apaisante : « Août, c’est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles. La lumière vers les cinq heures de l’après-midi est la plus belle qu’on peut voir de toute l’année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l’automne, traversée de zestes de vert et de bleu. Cette lumière, c’est nous. » Récit social, récit tragique, récit familial, récit poétique, tout se tient dans ce poignant roman.

Jean-Pierre Longre

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08/01/2023

Poésies sans fin

Poésie, Roumanie, Radu Bata, Muriel Augry, Cali, Charles Gonzalès, Éditions Unicité, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Le Blues roumain, vol. 3, anthologie implausible de poésies. Préambule de Muriel Augry, préface de Cali, mot de la fin de Charles Gonzalès, Éditions Unicité, 2022

Il y a eu l’anthologie « imprévue », puis l’anthologie « désirée », et maintenant voici l’anthologie « implausible ». Implausible, certes, mais il est bien là, ce troisième volume bourré de poésies de toutes sortes, d’auteurs d’une diversité à peine croyable. Il fallait un lecteur insatiable et averti, un traducteur infatigable et affectueux (il nous le redit : ses traductions sont « hypocoristiques »), un esprit aussi ouvert que celui de Radu Bata pour nous livrer un florilège qui n’a pas d’équivalent dans la langue française.

Car Le Blues roumain, dans sa surprenante abondance, ses séduisantes sinuosités, son infinie liberté, n'a rien de traditionnel, rien d’académique. À côté des valeurs sûres comme Ana Blandiana, Mircea Cărtărescu, Mircea Dinescu, Paul Vinicius, Nichita Stănescu, Andrei Crăciun et Radu Bata en personne, il y a toutes celles et tous ceux que l’on découvre avec les délices de la nouveauté et l’émotion d’une affection partagée. Oui, il les aime, ses poètes, Radu Bata, et cet amour s’insinue, se répand chez les lecteurs – à des degrés divers, bien sûr, mais sans faux-semblants.

Ne touchons pas aux textes, ne les déflorons pas à coups de citations arbitraires ou d’analyses érudites (qui toutefois prouveraient, s’il en était besoin, que nous avons affaire à de la poésie au plein sens du terme). Laissons-les nous parler de la vie quotidienne, de la souffrance des âmes et des corps, du temps et de la mémoire ; laissons-les nous chanter les rêves fous et la douce douleur du « dor », l’amour et la tendresse, le bonheur au conditionnel ; laissons-les nous montrer les images paisibles de la nature et les visions fantastiques de l’esprit ; laissons-les nous évoquer la Roumanie avec son passé, sa tsuica, les tramways de Bucarest et son « Paysan du Danube » ; laissons-les nous présenter Eminescu, Mozart, Jung, Breton ou Vlad l’Empaleur ; laissons-les fustiger avec nous les abus de notre époque et espérer un avenir de simplicité, de sincérité, de gentillesse… Voilà, s’il fallait lui trouver une utilité, à quoi sert la poésie. Entre langue roumaine et langue française, « les vers murmurent à travers l’Europe », comme nous le fait entendre Ana Pop Sirbu ; et on en redemande ! Disons-le avec Andrei Crăciun : « Il est naturel que la poésie n’ait pas de fin ».

Jean-Pierre Longre

 

Les auteurs : Luminita Amarie, Alexandru Andrieş, Andreea Apostu, Şerban Axinte, Ana Barton, Radu Bata, Anca-Iulia Beidac, Ana Blandiana, Geo Bogza, Dorina Brânduşa Landén, Emil Brumaru, Ion Calotă, Virgil Carianopol, Ana Căbulea, Mircea Cărtărescu, Denisa Comănescu, Ben Corlaciu, George Coşbuc, Andrei Crăciun, Corina Daşoveanu, Mircea Dinescu, Adrian Diniş, Gabriel Dinu, Adela Efrim, Vasile Petre Fati, Raluca Feher, Irina-Roxana Georgescu, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Claudiu Komartin, Alexandra-Mălina Lipară, Aurelian Mareș, Mariana Marin, Ioan Mateiciuc, Andra Mateucă, Ştefan Manasia, Ciprian Măceșaru, Marin Mălaicu Hondrari, Rozana Mihalache, Ştefania Mihalache, Andrei Mocuța, Ion Mureşan, Emilia Nedelcoff, Dana Nicolaescu, Felix Nicolau, Andrei Novac, Dana Novac, Cosmin Perţa, Violeta Pintea, Rică Poindronescu, Ioan Es Pop, Savu Popa, Radmila Popovici, Sorina Rîndaşu, Mihai Radu, Petronela Rotar, Carmen Secere, Roxana Sicoe-Tirea, Ana Pop Sirbu, Octavian Soviany, Cătălina Stănescu, Nichita Stănescu, Ioana Maria Stăncescu, Elena Stîngă, Petre Stoica, Robert Şerban, Iulian Tănase, Ioana Tătărușanu, Elsa Dorval Tofan, Tatiana Țîbuleac, Mircea Țuglea, George Vasilievici, Silviu Vergu, Gabriela Vieru, Paul Vinicius, Demetra Vlas, Vitalie Vovc.

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http://jplongre.hautetfort.com/tag/radu+bata

 

02/01/2023

La disparition

bande dessinée, autobiographie francophone, riad sattouf, allary Éditions, jean-pierre longreRiad Sattouf, L’Arabe du futur 6, Allary Éditions , 2022

Voilà le dernier tome de la série autobiographique au cours de laquelle nous apprenons tout sur la jeunesse de Riad, de la Syrie à la France. Nous le retrouvons donc à 16 ans, lycéen complexé, « apathique » au grand désespoir de sa mère, et le quittons à 33 ans auteur à succès. Entretemps, les péripéties familiales – colères et démarches désespérées de la mère, vieillissement des grands-parents – et personnelles – timidité à l’égard des filles, amours naissantes, psychothérapie révélatrice, études artistiques, recherche obstinée d’éditeurs pour les premières bandes dessinées – sont ponctuées par l’image obsédante du père qui est reparti en Syrie en enlevant Fadi, le petit frère. Le père, cet « Arabe du futur » qui est tombé dans un traditionalisme haineux, rejetant tout ce qui constitue la culture occidentale. Il faudra que cette image obsédante disparaisse pour que l’histoire s’achève.

bande dessinée, autobiographie francophone, riad sattouf, allary Éditions, jean-pierre longreUne histoire dans laquelle affleure toujours le recul humoristique, mais que son caractère auto analytique rend plutôt sérieuse, voire dramatique. Le dessin, avec bonheur, teinte plaisamment tout cela, ce dessin qui porte la vocation du jeune Riad, passant un jour d’un art « réaliste » à un art « personnel », au grand dam des grands-parents qui se demandent pourquoi leur petit-fils change ainsi de style…

bande dessinée,autobiographie francophone,riad sattouf,allary Éditions,jean-pierre longreIl y a dans cet album tout ce qui fait une jeunesse, en général et en particulier. La famille et ses problèmes, ses disputes, ses séparations, ses retrouvailles, la recherche d’argent, les pièges dans lesquels tombe la mère pour récupérer son petit dernier, l’amitié, l’amour avec ses tâtonnements, les rêves et l’inconscient, l’histoire et la politique en arrière-plan, la naissance et l’accomplissement d’une vocation, l’art qui transcende, qui idéalise même (voir l’image du frère Fadi revenu en France, si beau, bien plus beau que Riad !)… Bien d’autres choses encore, et nous espérons que le point final, cette « disparition de l’Arabe du futur », n'est qu'un point de suspension.

Jean-Pierre Longre

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21/12/2022

« L’éviscération du Merveilleux »

Poésie, anglophone, Anthony Seidman, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreAnthony Seidman, That Beast in the Mirror / Cette bête dans le miroir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022

Un apparent paradoxe : tirer la poésie de la charogne, d’un os, d’une « dent ébréchée », du « crâne d’une gazelle », d’une hyène qui « macule son museau de chair et d’entrailles fumantes » … Baudelaire le fit, Anthony Seidman l’a fait, « aux interstices entre Viande Divine et Viande Humaine ».

Les trois parties du recueil (« De la chaleur », « Nuage avec fermeture éclair », « Pluie comme leitmotiv »), qui font intervenir la bête sous toutes ses formes (vivantes et mortes, corps et squelette…), ont d’autres points communs, en une poésie atmosphérique : la chaleur, les nuages, la pluie, le vent, sous toutes les dimensions : « On peut choisir / n’importe quelle direction […]. Là-haut, l’empreinte / d’une trainée de vapeur dans l’azur immaculé. / En bas, le ciel replié sous le Chili et / la crête de l’Antarctique. » La diversité des dimensions est aussi celle des vers, dans leur architecture strophique, frisant parfois la prose ou le verset ; on entend, à la fin, le martèlement de la pluie marqué par les anaphores et les vers frappant la surface blanche de la page.

La poésie n’est pas que performative. Elle est aussi, par exemple, référence et déférence : à des artistes de toutes sortes (Coltrane, Piaf, Mingus ou Olivier Messiaen, Baudelaire ou Geoffrey Chaucer, Tanguy, Soutine, Watteau, Hopper ou Magritte…), et aussi aux dames « de souffre », « d’argile », « de la soif » « de pierre ». Les images étranges, sur la ligne de crête du surréalisme, se bousculent à la porte des yeux et des oreilles (la fumée, « les carillons de cloches et les / appels stridents d’un paquebot qui sombre ») ou à celle de la signification (« Nous pleuvons une grammaire foutue de toute chose perdue, / comme un appentis derrière le ranch d’une grand-mère disparue »). Il pourrait y avoir dans tout cela de la méfiance, quand quelqu’un qui « sonne à la porte » semble vouloir « profiter d’un placard rempli / et d’un vin buvable » ; mais le merveilleux est là, dans tous ses états, prêt à être disséqué, examiné au plus profond de ses entrailles. Avec malgré tout, çà et là, un trait d’humour, quand on aperçoit « les sourcils haussés de la caissière qui voit un bip / sur l’écran alors qu’elle effectue ton dépôt bancaire. » Et surtout, on se dit, avec Anthony Seidman : « Il reste encore des poèmes à lire ».

Jean-Pierre Longre

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20/11/2022

Solitudes et longueur de temps

Nouvelle, francophone, Benoit Meunier, Ab irato, Jean-Pierre LongreBenoit Meunier, Désertiques, Ab irato, 2022

Trois nouvelles, trois déserts, trois êtres aussi étranges que solitaires, pour lesquels le temps et l’existence ne se mesurent pas à l’aune habituelle.

Il y a d’abord celui qui vit (survit, végète ?) sur une montagne qu’il parcourt en tous sens, créant un complexe réseau de sentiers, et où les objets banals (mottes de terre, feuilles mortes, bâton…) deviennent des sortes de trésors ; une montagne dont il ne descend que pour en trouver une autre, infatigable Sisyphe randonneur, et avec laquelle il semble se confondre. Il y a ensuite le gardien d’une station-service où jamais ne s’arrête une automobile, espèce de Bagdad-Café bordé de rails vides et à l’horizon duquel ne passent que de rares individus, et dont le bâtiment, jusqu’au siège où est assis notre bonhomme, est envahi par un imbroglio de cactus qui l’empêche de bouger. Il ne vit que par son regard, son dialogue avec quelques bêtes et des souvenirs de jeux à caractère surréaliste. Et il y a celui qui, avec sa brouette, transporte inlassablement d’un tas à l’autre du minerai où se cachent des pépites d’or, dans un environnement totalement minéral, « sans oublier de faire une pause tous les trois mois pour boire un peu de l’eau qui sort du robinet de l’atelier, et respirer de temps en temps » ; lui aussi, traçant d’éternels sillons, soliloque et erre dans son monde, « citoyen de la mine » qui est sa vie, son horizon immuable.

Chaque texte a son style, qui colle au personnage décrit, à sa parole intérieure, à ses obsessions, chaque texte a son décor particulier, ses paysages, ses objets. Mais maints points communs justifient leur réunion en recueil : l’atmosphère, que l’on peut qualifier de kafkaïenne, avec çà et là des décalages surréalistes, et aussi des motifs récurrents – cactus, petits animaux du désert plus ou moins amicaux, plus ou moins repoussants, le « détachement souverain » des personnages, leurs tentatives de révolte et leur fuite vers… un autre désert ?

Ce qui hante chacun d’entre eux, notre pousseur de brouette le formule mentalement par la plume poétique de l’auteur : « Il se doute qu’il y a de l’autre côté des collines, des régions diverses et nouvelles qu’il aimerait traverser : des plaines arides, plates et nues, dont le sol blanchi n’est qu’une immense croûte de sel craquelée qui s’étend à perte de vue, barrée à l’horizon par une fine bande de terre à peine visible ; des dunes de sable au drapé soyeux, négligemment disposées au hasard des vents ; des chicots de basalte circulaires et verticaux, isolés, dressés comme des colonnes dont la base est enfouie dans un monticule de débris, assez larges au sommet pour y bâtir une ville ; des acacias noirs et tordus, fossilisés depuis des siècles ; des plateaux verdoyants ; des buissons d’épines, des dalles de granit, des lacs salés ; et plus loin des villes, des forêts, des fleuves et des rivières ; et chaque région est un nouveau désert, et chaque désert possède sa faune, sa flore et son système. » Jacques Dutronc chantait jadis : « Le monde entier est un cactus » ; Benoit Meunier, dans ce triptyque dont les composantes dépassent largement les limites de leurs cadres, nous dit : « Le monde entier est un désert ».

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com

31/10/2022

« C’est un monde »

Roman, francophone, Jean Échenoz, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreLire, relire... Jean Échenoz, Vie de Gérard Fulmard, Les éditions de minuit, 2020, Minuit Double, 2022

Sous quelle plume peut-on assister, dans un même roman, à la chute d’un fragment de satellite soviétique sur un hypermarché (qui entraîne la mort, entre autres, du propriétaire du narrateur, d’où suspension bienvenue du loyer), à celle, dans le même quartier, de Mike Brant depuis le sixième étage de son immeuble (manquant d’écraser la mère du même narrateur), à l’enlèvement et à la prétendue mort de la secrétaire générale d’un petit parti politique dont les responsables brillent par leur totale absence de scrupules et par leur cynisme ricanant ? Oui, sous quelle plume? Bien sûr sous celle de Jean Échenoz, qui manie dans un inimitable mélange le détachement de l'ironie, la force du burlesque, le dévoilement discret des techniques romanesques et l’empathie pour les gens ordinaires confrontés à la brutalité des arrivistes.

Les péripéties inattendues et les chutes diverses qui jalonnent ce bondissant récit sont comme une série de reflets changeants de la déchéance de Gérard Fulmard, dont la biographie relatée à la première personne est périodiquement relayée par des digressions nous faisant percevoir les effrayants abîmes de la vie politique et sociale. Gérard Fulmard, donc, stewart licencié pour faute, cherche un moyen de gagner sa vie. Pourquoi pas détective privé ? Fort de sa nouvelle raison sociale, il va se faire enrôler par les sbires de la FPI (Fédération Populaire Indépendante). Enrôler et complètement piéger, pris dans un engrenage de plus en plus serré.

Inutile de préciser qu’à aucun moment on ne risque de s’ennuyer à la lecture de Vie de Gérard Fulmard (un titre à la Stendhal, et qui se laisse comparer à ceux des grandes biographies historiques ou sacrées, sauf à y voir, par son côté assonantique, une sorte de dérision - Gérard n'est pas du genre fulminant). Non, aucun ennui. Plutôt de la jubilation, à suivre ces itinéraires citadins et narratifs dont la succession de s’épuise pas, à déceler la parodie, les allusions, la satire, à lire un vrai roman qui se pose ouvertement comme tel, puisque le romancier n’hésite pas à discrètement se manifester, un vrai roman dont chaque couche superposée (comme les pelures d’un oignon, pour reprendre la comparaison jadis faite par Queneau) laisse place à une autre couche, et ainsi de suite. « C’est un monde », comme le dit le psychiatre véreux de l’histoire.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr 

Faire justice à tout prix

Roman, thriller, anglophone, États-Unis, Harlan Coben, Roxane Azimi, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Harlan Coben, Gagner n’est pas jouer, traduit de l’anglais (États-Unis) par Roxane Azimi, Belfond, 2021, Pocket, 2022

Windsor Horne Lockwood III, dit Win, a tout pour lui. Héritier d’une famille richissime, bel homme, intelligent, d’une force physique au-dessus de la moyenne… Revers de la médaille : cynique et sans scrupules, fuyant tout sentimentalisme (surtout en amour), adepte de la formule « la fin justifie les moyens », même les plus brutaux (surtout pour faire justice, concédons-le). La fin, en l’occurrence : trouver qui a assassiné un vieil homme vivant en solitaire, quasiment caché, dans un appartement de New-York, et élucider toutes les ramifications qui s’ensuivent ; les moyens : tous ceux qui sont possibles, physiquement, matériellement et moralement.

On n’entrera pas ici dans le détail de l’enquête et des actions menées par Win, ce privé très spécial. L’assassinat de l’homme le ramène à une histoire familiale vieille de plus de vingt ans, notamment à la mort de son oncle et à la séquestration de sa cousine dans la « cabane des horreurs », ainsi qu’à un vol de tableaux appartenant aux Lockwood. L’affaire est aussi liée à un attentat mortel perpétré il y a longtemps par de jeunes anarchistes, dont la plupart ont mystérieusement disparu… Bref, l’intrigue est complexe, le suspense habilement entretenu, les rebondissements nombreux, le dénouement inattendu.

L’histoire, racontée à la première personne par Win, est semée de considérations sociales et psychologiques qui ajoutent une autre qualité au protagoniste : la lucidité, par exemple à propos du milieu des affaires : « Voilà pourquoi ils sont si nombreux à contourner la loi, à la transgresser, à tricher. Le risque de se faire prendre ? Très mince. De finir au tribunal ? Plus mince encore. Et si, malgré tout, le riche se fait pincer, la probabilité de payer une simple amende inférieure à la somme d’argent que vous avez volée ? Énorme. De purger une quelconque peine de prison ? Infinitésimale. » ; ou à son propos même : « En me voyant, vous avez l’impression que je vous regarde de haut. Cela vous inspire un sentiment de rancœur et d’envie. Tous vos échecs, réels ou ressentis comme tels, alimentent votre agressivité envers moi. » Gagner n’est pas jouer est un vrai et grand thriller, intelligent et musclé, comme son héros. Et Harlan Coben est un maître en la matière.

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

www.lisez.com/pocket/15

www.harlan-coben.fr  

24/10/2022

Anecdotes et souvenirs littéraires

Nouvelles, chroniques, autobiographie, récit, francophone, Roger Grenier, Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, Jean-Pierre LongreRoger Grenier, Les deux rives, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022

Roger Grenier (1919-2017), écrivain, journaliste, éditeur, lecteur chez Gallimard, a bien connu le monde littéraire. Dans cet ouvrage posthume, sous la forme d’anecdotes souvent souriantes, ironiques sans méchanceté, il rend compte à sa manière d’épisodes significatifs, parfois saugrenus, parfois émouvants, mettant en scène des personnalités connues ou méconnues.

Situés entre 1937 et 2005, maints événements confidentiels ou notoires sont tombés sous la plume alerte de l’auteur. C’est par exemple, en 1950, Marguerite Duras exclue du P. C. F. pour des raisons relevant de la morale la plus intransigeante ; la visite des fines fleurs de la Beat Generation (Jack Kerouac, Alan Ginsberg, Gregory Corso) dans les bistrots de Saint-Tropez ; les funérailles de Céline, en 1961, à l’occasion desquelles, dans son reportage pour France-Soir, Roger Grenier écrivit : « Il est toujours triste d’être obligé d’avoir honte d’un grand écrivain. » ; André Maurois faisant appel à des « nègres » ; des confidences de Serge Gainsbourg ; l’évocation de la mort, à Venise, de Wagner « se faisant faire une gâterie, comme on dit, par la femme de chambre »… On croise de grandes figures, amis ou connaissances de l’auteur, Camus bien sûr, Raymond Queneau, Jules Roy, Pierre Lazareff, Daniel Boulanger, et bien d’autres membres de la République des Lettres.

Ces échos des « deux rives » sont précédés de trois nouvelles, dans lesquelles Roger Grenier évoque aussi – souvenirs mêlés de fiction – des figures attachantes, discrètes voire secrètes, avec un art consommé du récit bref et du suspense narratif. Et ils sont suivis d’un texte s’attardant sur ce qui fut pour le petit Roger « un inépuisable livre d’images », deux volumes du magazine L’Illustration, aux photos « prodigieuses », atteignant « les sommets du chauvinisme ».

Comme l’écrit Jean-Marie Laclavetine dans sa préface, Roger Grenier fut « un esprit discrètement libertaire et d’un antimilitarisme foncier » (ce qui ne l’empêcha pas, entre autres engagements, de participer à la libération de Paris). Et dans cet ultime ouvrage, il use « toujours du ton d’ironie modeste et du sourire en coin de ceux qui ont perdu toute illusion quant aux capacités d’amélioration de l’espèce. » Un exemple pour finir ? En 1968 : « Mes fils, Frédéric et Nicolas, ont 15 et 13 ans. Comme je leur dis : « Il faudrait quand même que vous lisiez La Condition humaine ou Les Conquérants », l’un d’eux réplique : « Tu ne te figures pas que je vais lire les livres d’un ministre ! » Je me dis alors que Malraux vient de trouver sa punition. »

Jean-Pierre Longre

 

www.gallimard.fr