2669

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/12/2021

Un été d’apprentissage

Roman, francophone, Hugo Lindenberg, Christian Bourgois éditeur, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreHugo Lindenberg, Un jour ce sera vide, Christian Bourgois éditeur, 2020, Le livre de poche, à paraître en janvier 2022. Prix du Livre Inter 2021

Le narrateur, 10 ans, passe ses vacances en Normandie avec sa grand-mère. « Un garçon de dix ans avec une vieille dame ça n’attire pas vraiment l’attention. » Il serait donc voué à un été anonyme, composant avec ses peurs et ses fantasmes, si n’intervenaient pas quelques personnages qui vont lui faire franchir des étapes : outre sa grand-mère, une tante « monstrueuse » au physique repoussant et à l’odeur nauséabonde, et surtout Baptiste, jeune garçon de son âge qui, contrairement à lui, paraît plein d’assurance et d’audace, vit dans une famille visiblement « idéale », avec une mère dont, secrètement, le narrateur tombe amoureux : « Certains adultes possèdent les clés de mondes plus désirables. Celui que me dévoile la mère de Baptiste a la douceur du velours. Elle a cette façon de me regarder, en penchant la tête, les yeux plissés, la bouche juste assez entrouverte pour que j’aperçoive sa langue pressée contre ses dents, qui me ralentit le cœur. » Il y a aussi le fils de la voisine, jeune homme « cadavérique », « qui se tient debout comme suspendu par des fils invisibles », et quelques autres comparses (ou adversaires) dont la plume aiguë de l’auteur grave définitivement les silhouettes.

Roman, francophone, Hugo Lindenberg, Christian Bourgois éditeur, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreC’est à l’évidence Baptiste qui marque et influence le plus le garçon. Tous deux vont faire connaissance autour d’un cadavre de méduse que l’on triture sans scrupules avec un bâton. Dès lors, « il faut maintenant compter avec Baptiste même quand il n’est pas là », l’imiter, le suivre, honorer les invitations de ses parents, paraître aussi « normal » et courageux que lui, répondre à son amitié, à ses sentiments, à sa complicité, à son désir d’absolu, sans pour autant pouvoir lever les mystères, les ambiguïtés et les troubles que cette amitié recèle. Sans non plus lui révéler ce que la grand-mère raconte du passé de sa famille de Juifs victimes des nazis, la fuite de la Pologne, l’arrivée clandestine à Paris, la mort du frère et de ses proches tombés sous les balles allemandes, ces douleurs que l’on apprend par bribes, au coin des souvenirs.

Tout le livre, du reste, avance par touches successives : trois parties (Baptiste, Les monstres, Les mondes engloutis), elles-mêmes divisées en brefs chapitres qui tous ont un titre au nom programmatique (« Les Méduses, Le Bain, L’Invitation, La Plage, Le Café, Le Playmobil » etc.), un peu comme dans Poil de Carotte – ne développons pas la comparaison, même si dans les deux cas nous avons affaire à un apprentissage de la vie. Notre narrateur fait son apprentissage comme une plante pousse sur un terreau fertile et humide. D’ailleurs, des « Méduses » au « Pipi Au Lit » en passant par « Le Bain », « La Plage », le shampoing, la purification par l’eau glacée, et bien sûr Baptiste au prénom symbolique s’enfonçant dans la vase, l’élément liquide est partout. Comme si le temps chassait les miasmes de l’enfance et établissait les bases d’une existence consolidée par l’amitié.

Jean-Pierre Longre

https://bourgoisediteur.fr  

www.livredepoche.com

05/12/2021

Un roman stéréoscopique

Roman, anglophone, États-Unis, Téa Obreht, Blandine Longre, Calmann LévyTéa Obreht, Inland, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Calmann-Lévy, 2020, Le livre de poche, 2021

Il est des œuvres qui confirment pleinement l’assertion de certains théoriciens de la littérature : en un temps où les écrivains ne composent plus d’épopées, ce sont les grands romans qui y suppléent. Inland fait partie de ceux-ci. Tout y est : la réalité historique comme point de départ, des héros qui tentent de survivre face à l’adversité, de grands espaces naturels, de l’action parfois violente, des interventions épisodiques de l’au-delà, une double dimension, spatiale et temporelle…

D’un côté, nous avons l’histoire de Lurie, jeune « Turc » qui, après une période où la délinquance le mena jusqu’au meurtre, s’engage dans le Camel Military Corps – un bataillon de chameaux destinés à remplacer mules et chevaux pour transporter le matériel militaire jusqu’en Californie, au milieu du XIXe siècle. Outre sa sobriété bien connue, « le chameau est vigoureux des oreilles à la plante des pieds. Son cœur appartient à son cavalier. Et sa haute taille lui offre tout l’horizon à contempler. ». Une troupe qui ne passe pas inaperçue dans le Far-West américain, mais dont, une fois sa mission accomplie, l’existence se délite – et l’histoire de Lorie se déroule par la voix même du garçon, qui s’adresse à Burke, son cher animal, jusqu’au point de non-retour.

roman,anglophone,États-unis,téa obreht,blandine longre,calmann-lévyDe l’autre côté, vingt-quatre heures de la vie de Nora durant l’année 1893, dans son ranch d’Arizona. La sécheresse et la chaleur sont telles que les réserves d’eau sont épuisées, si bien que son mari Emmett, imprimeur et directeur du journal local, est parti depuis quelques jours se réapprovisionner ; et il ne revient toujours pas… Il y a là ses trois fils, la jeune Josie qui parle aux morts, et donc Nora Lark, confrontée à toutes les difficultés naturelles et humaines, mais qui dialogue souvent avec Evelyn, sa fille morte de chaleur il y a plusieurs années – dialogues souvent rassérénants :

« Je constate que tu te sens mieux, maman.

En effet. Mais la soirée qui s’annonce va être un carnage, s’il me faut obliger tes rustres de frères à avouer où ils étaient et ce qu’ils ont fait.

Papa sera peut-être rentré à la maison d’ici là.

Parfait. Qu’il se débrouille avec tes frères, dans ce cas. »

Le déroulement des chapitres marque le temps (matin, après-midi etc.) mais, comme au théâtre, le récit et les dialogues débordent largement ces limites, mettant en perspective le passé et l’ailleurs, qui font comprendre beaucoup de choses.

Les deux histoires, celle de Lurie et celle de Nora, ne sont ni vraiment éloignées l'une de l'autre, ni complètement parallèles, puisqu’il y aura un point de jonction dont l’approche se fera peu à peu, notamment grâce à Toby, le plus jeune fils de Nora, qui remarque les traces d’une bête mystérieuse… La rencontre est surprenante, même si le suspense narratif la laisse prévoir. Une narration pleine de vie, souvent haletante, et qui, au-delà du tragique, se nourrit de poésie, d’humour parfois parodique. Voilà un roman qui, sous sa double intrigue, recèle de nombreux itinéraires, des harmoniques inattendues, de multiples facettes. Au cours de la soirée, Toby montre à sa mère un stéréoscope : « L’enfant changeait les vues tout en jacassant sans discontinuer sur ce qu’elle découvrait : ici, la Ménagerie de Paris, là, le Palais de l’horticulture. Et là, la grande gare ferroviaire de Philadelphie ! Devant les yeux de Nora défilaient à toute allure des colonnes grises et floues, des enchevêtrements de métal, de brefs aperçus de lointains jardins. Il lui fit voir un animal ridiculement grand, tacheté de marbrures carrées, et son esprit avait presque déterré son nom… qu’était-ce donc ? ». Inland est à l’image de cette lanterne magique, une épopée stéréoscopique.

Jean-Pierre Longre

 

https://calmann-levy.fr

www.livredepoche.com  

www.teaobreht.com

02/12/2021

Amours virtuelles et mort réelle

Roman, francophone, Christian Cogné, ETT Borderline, Jean-Pierre LongreChristian Cogné, Éclats d’Éros sous Covid-19, ETT Borderline, 2021

Les romanciers à succès utilisent des ingrédients bien connus, qui font toujours recette : Éros et Thanatos en contextes familiers, la séduction et le meurtre, le suspense et le dénouement surprenant… Il y a tout cela dans le livre de Christian Cogné, mais il y a aussi d’autres caractéristiques qui en font l’originalité.

Pour résumer : en novembre 2020, pendant le second confinement « sous Covid-19 », Christophe Picard, retraité de l’enseignement, échange des messages électroniques de plus en plus brûlants avec une jeune femme, Laura, qui l’encourage dans une escalade érotique qu’il ne se prive pas d’accomplir audacieusement – et verbalement bien sûr, puisque l’une est en Normandie, l’autre à Paris, et que les déplacements sont interdits. Mais à la fin du mois, plus de nouvelles de Laura. Que s’est-il passé ? Elle a été retrouvée morte, étranglée, à l’endroit où elle avait l’habitude de faire son jogging, entre Yport et Fécamp. Arrêté par la police qui le confronte à leurs échanges de correspondance et à des sortes d’indices, Christophe Picard nie toute implication dans ce meurtre, et niera constamment, malgré les interrogatoires serrés menés par le commandant de police Steiner, qui d’ailleurs, dans sa vie sentimentale, n’est pas sans se sentir concerné par cette affaire.

Bref, un rapport de force s’établit, mettant au jour les états d’âme de Christophe Picard, qui fait un aveu qui n’est pas celui qu’attend le policier : « Je l’ai tuée en l’oubliant comme j’ai oublié les écrits qu’elle m’a inspirés. Alors oui, je l’ai tuée si c’est un crime de perdre le fil de soi-même et de l’autre. » On ne s’en tient donc pas ici à la simple intrigue policière. L’enjeu est complexe : rapports amoureux et fuite du temps, fantasmes inassouvis et perte des repères, réalité virtuelle et rêves inaccomplis… Tout cela sur fond de pandémie, qui fait redouter le triomphe de Thanatos sur Éros. Et puis, comme l’écrit Christophe Picard au commandant Steiner à la fin d’un « texte poétique » : « Il faut se méfier des très jeunes femmes, comme des barques endormies sur les galets, elles contiennent leurs lots de naufrages innocents. » Christophe Picard, homme ordinaire, à l’image de tout homme, naufragé plus ou moins volontaire, s’est laissé prendre dans une tempête qu’il a provoquée et qu’il n’a pas maîtrisée.

Jean-Pierre Longre

www.territoirestemoins.net

21/11/2021

Un lourd héritage

Roman, francophone, Jean-Paul Dubois, Éditions de l’Olivier, Jean-Pierre LongreJean-Paul Dubois, La succession, Éditions de l’Olivier, 2016, Points, 2017, rééd. 2021

En lisant ce roman de Jean-Paul Dubois, vous saurez tout sur la pelote basque et la vie des « pelotari » professionnels de Miami, leurs maigres salaires et la « grande grève » qu’ils menèrent en 1988. Vous saurez tout sur la Triumph Vitesse MK2, sur la Karmann Ghia, sur le dernier des quaggas, ces drôles de zèbres, sur le prétendu « complot des blouses blanches » fabriqué par Beria à la mort de Staline, sur la tentative d’assassinat de Roosevelt par le maçon Zangara, sur les hespérophanes et sur bien d’autres choses encore, dont l’art de se suicider.

roman,francophone,jean-paul dubois,Éditions de l’olivier,jean-pierre longreÀ part le dernier point, ce n’est pas l’essentiel, loin s’en faut, mais cela fait partie du tout romanesque. L’auteur a l’art de raconter des histoires ébouriffées tournant autour d’un axe solide, généralement un personnage prénommé Paul, menant ce qui est pour lui une vie normale, pour d’autres une vie étrange. « Qu’est-ce qui cloche chez toi ? », comme le répète régulièrement son amie Soraya au protagoniste de La succession. Paul Katrakilis, médecin sans patients et surtout joueur de pelote basque, se souvient des quatre années où il fut « un homme profondément heureux, comblé en toutes choses », entre 1983 et 1987. Il exerçait alors le seul métier qui lui plaisait, vivait en parfaite harmonie avec un petit chien qu’il avait sauvé de la noyade, jouissait de la solide amitié d’Epifanio, pelotari comme lui, était tombé sous le charme d’une splendide norvégienne en pleine maturité, menait avec jubilation sa Karmann sur les routes de Floride et son vieux petit bateau le long des côtes…

roman,francophone,jean-paul dubois,Éditions de l’olivier,jean-pierre longreQuatre années qui durent s’interrompre pour un retour à Toulouse, dans la grande maison pleine des fantômes familiaux. Un lourd héritage pèse sur Paul : les suicides de son grand-père, paraît-il ancien médecin de Staline, de sa mère et de son oncle qui ne pouvaient se passer l’un de l’autre, enfin de son père… Ce père médecin qui avait prévu que son fils prenne sa suite. C’est ce que Paul va se risquer à faire : rouvrir le cabinet Katrakilis, recevoir et visiter les malades, en une « succession » qui ira plus loin que ce qu’il avait pensé. « J’avais 44 ans, la vie sociale d’un guéridon, une vie amoureuse frappée du syndrome de Guillain-Barré et je pratiquais avec application et rigueur un métier estimable mais pour lequel je n’étais pas fait. ». Un métier qui le conduira jusqu'au partage des secrets de son père.

Jean-Paul Dubois sait réunir dans un même mouvement narratif l’humour et le désespoir, sait superposer le bonheur d’exister et le malheur de vivre, la chaleur humaine et la méchanceté des hommes. La succession le prouve brillamment.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr

www.editionspoints.com 

27/10/2021

Détective et écrivain

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, 2019, Folio, 2021

« J’avais toujours eu le goût de m’introduire dans la vie des autres, par curiosité et aussi par un besoin de mieux les comprendre et de démêler les fils embrouillés de leur vie – ce qu’ils étaient souvent incapables de faire eux-mêmes parce qu’ils vivaient leur vie de trop près alors que j’avais l’avantage d’être un simple spectateur, ou plutôt un témoin ». Cet aveu du narrateur, apprenti détective, est aussi un aveu de l'auteur ; et dans ce nouveau roman, il profite de l’intrigue pour narrer effectivement le passage de l’enquête à l’écriture.

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longreCette enquête porte sur une certaine Noëlle Lefebvre, qu’il a eu jadis consigne de retrouver à partir de quelques bribes d’informations – une carte de poste restante, une photo… Peu à peu, quelques pistes se dessinent : des noms supplémentaires, un calepin, mais aussi beaucoup de blancs qui recouvrent peut-être des explications précises, des « mystères éclaircis », comme écrits à l’encre sympathique.

Régulièrement et longtemps après, le narrateur, se souvenant de ses tâtonnements anciens, voudrait faire le point, reprendre dans l’ordre chronologique, pousser les recherches grâce aux procédés modernes. Mais ça ne marche pas. « Aujourd’hui, j’entame la soixante-troisième page de ce livre en me disant que l’Internet ne m’est d’aucun secours. […] Tant mieux, car il n’y aurait plus matière à écrire un livre. Il suffirait de recopier des phrases qui apparaissent sur un écran, sans le moindre effort d’imagination. ». Belle vérité de l’écrivain, pour lequel l’enquête est, on l’aura compris, simple matière à littérature.

C’est bien cela : chez Patrick Modiano, on suit des traces, on entend l’écho de faits divers, il y a des explorations urbaines, des voyages même (ici, on passe dans l’’espace et le temps par Paris, Annecy, Rome…). Tous les ingrédients du roman policier. Mais non : Encre sympathique révèle ce que cherche l’écriture : rompre le silence, aller au-delà des mots et des noms (il y en a une belle série au fil des pages), mieux connaître la vie et les êtres, les sortir « du néant » que sont le passé, l’éloignement et l’absence, tout en laissant leur liberté à la fuite et aux secrets : « Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? ».

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.folio-lesite.fr

 

05/10/2021

Les affres du voisinage

Roman, francophone, Julia Deck, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreLire, relire... Julia Deck, Propriété privée, Les éditions de minuit, 2019, Minuit "double", 2021

Dans l’esprit contemporain, c’est un lieu parfait : une allée bordée de huit maisons mitoyennes, quatre de chaque côté, « entièrement autonome en énergie », située dans une banlieue proche du RER et des commodités. Eva et Charles Caradec réalisent leur rêve en emménageant en toute confiance dans cet écoquartier. Ce faisant, ils mettent un doigt dans un engrenage fatal : à côté d’eux vient s’installer un couple avec bébé et gros chat rouquin, les Lecoq ; elle, Annabelle, provocante et sans-gêne ; lui, Arnaud, agent immobilier affairiste et sûr de lui – tous deux envahissants, ignorant tout scrupule, toute vergogne et toute discrétion.

Ainsi résumé, ce début pourrait inaugurer une banale histoire de voisinage comme il y en a beaucoup, tragique et risible à la fois. Mais même si Julia Deck a choisi d’utiliser le registre réaliste (à décrypter tout de même au second degré), ne passant sous silence ni le portrait de tous les résidents, ni les relations fluctuantes qu’ils entretiennent entre eux, ni les déboires qu’ils ont avec le système de chauffage collectif, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. Charles, qui souffre de « troubles compulsifs » et voit périodiquement sa psychiatre, ne travaille pratiquement pas et reste le plus souvent replié sur lui-même. Eva, dont la narration s’adresse à son mari, est une architecte d’avant-garde qui travaille sur un projet parisien destiné à « densifier le bâti pour maximiser le rendement foncier », autrement dit à supprimer de la verdure et à chasser les habitants de leur quartier… Couple particulier, donc, qui va devoir se frotter à d’autres couples particuliers, forgés par leurs habitudes et leurs contradictions.

roman,francophone,julia deck,les éditions de minuit,jean-pierre longreTout cela se déroule d’une manière plus ou moins bancale, jusqu’au jour où l’on découvre le chat des Lecoq éventré, à la grande satisfaction de Charles, qui (on l’apprend dès les premières lignes) avait fomenté le projet de ce forfait, sans toutefois passer à l'acte. L’atmosphère devient irrespirable, et le couple Caradec pense à revendre sa maison. Annabelle, qu’on n’a pas revue depuis un certain temps, semble avoir disparu, tandis que son mari vit sa vie quasi normalement. Questions, soupçons dans l’allée, et un jour la police vient arrêter Charles, arguant de faits troublants dans son emploi du temps. Enquête, avocat, examen de coïncidences, révélations de voisins… Eva ne sait plus comment sortir son mari de ce piège et se sortir elle-même du cauchemar. « Je participais à un drame terrifiant, il altérait mes perceptions ». Et jusqu’à la fin, particulièrement explosive, nos perceptions à nous, lecteurs, s’altèrent de plus en plus. Car Propriété privée (titre manifestement ironique), récit aux fausses allures feuilletonesques et policières, tient plutôt du roman parodique dans le ton, le lexique, le style et la teneur, dénonçant les bonheurs factices et les aberrations sociales de notre époque.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.com

29/09/2021

Ambitions et illusions

Roman, francophone, Suisse, Florian Forestier, Belfond, Jean-Pierre LongreFlorian Forestier, Basculer, Belfond, 2021

Daniel Fresse a disparu dans le massif des Écrins. Mais par la magie de l’artifice romanesque et du changement de point de vue, nous savons qu’il est tombé dans une crevasse, et que du fond de cette crevasse il retrace les péripéties de sa vie de jeune énarque circulant, malgré sa soif d’aventures lointaines, entre les sphères du pouvoir politique et son intérêt pour des groupes alternatifs, sur fond de crise sanitaire. En début de carrière, il avait comme ses amis des espoirs : « Le désir d’infléchir un tant soit peu les choses et les projets de carrière se mêle en un même avenir, que leur nomination comme sous-directeurs commence à esquisser. » De l’énergie, de l’ambition, des illusions sans doute.

Florian Forestier, qui semble bien connaître ce qui se passe dans les cabinets ministériels français, chez les éminences grises, les attachés, les communicants, nous fait pénétrer avec une once d’ironie dans ce microcosme et ses arcanes. Mais il ne s’agit pas que de faire la satire des arrière-boutiques du jeu politique. Il s’agit de montrer comment le « basculement » s’opère, à l’occasion d’une pandémie et du dérèglement climatique, mais aussi à cause de l’envahissement galopant des réseaux sociaux, où se multiplient les commentaires sur le moindre événement. « Il y a ceux qui trouvent qu’on n’en fait pas assez. Ceux qui s’indignent. Et tous les De Gaulle des réseaux sociaux qui lancent leur petit appel du 18 juin. La plupart se contentent de quelques lignes. » D’autres se répandent longuement, lancent des insultes… À côté de Daniel s’agitent maints personnages, femmes et hommes dont les ambitions sont réelles, bien que diverses, et qui jouent parfois leur réputation et leur vie à tenter de les satisfaire. Vies personnelles et vies publiques s’imbriquent, se répondent, s’entrechoquent – et au-delà du foisonnement de détails sur ces vies et les illusions qui les accompagnent, nous sentons que c’est l’existence humaine qui est en jeu, comme l’existence de Daniel dans sa crevasse.

Avec ce premier roman, Florian Forestier, philosophe suisse qui travaille « sur les enjeux des transitions numérique et écologique », ne se contente pas de mettre ses connaissances au service de la fiction et de proposer un récit où se mêlent réalisme et suspense politico-écologique. Il manifeste un vrai talent littéraire, faisant voisiner l’analyse de la fébrilité sociale et médiatique avec les évocations symboliques et poétiques, urbaines ou montagnardes. « Il a coupé droit à travers les roches qui jalonnent le haut du plateau. Ainsi, il a rejoint un col creusé comme un trône de pierre entre deux falaises. Sous lui, très bas, s’étendent des collines et des bois s’abîmant vers le creux de la vallée centrale. » On bascule d’un monde à l’autre, dans le temps comme dans l’espace.

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

25/09/2021

L’enfant et l’homme-oiseau

Roman, francophone, Roumanie, Sylvie Germain, Albin Michel, Jean-Pierre LongreLire, relire... Sylvie Germain, Le vent reprend ses tours, Albin Michel, 2019, Le livre de poche, 2021

Nathan, enfant inattendu, venu au monde comme un intrus, un « fantôme », a été élevé non sans soins, mais sans véritable amour, par sa mère Elda. En grandissant, il se met à fuir les autres, pris d’une sorte de bégaiement qui le laisse « bouche entrouverte, les yeux embués, l’air ahuri », et qui en fait la risée de ses congénères. Or au cours de sa dixième année, sa mère remarque que son « trouble » disparaît. « L’enfant timoré et bredouillant est même devenu plus ouvert, presque bavard et enjoué par moments, utilisant des mots insolites, des tournures biscornues ou inhabituelles, citant des vers dont elle n’était pas sûre qu’il en saisît toujours le sens. ». L’explication de cette renaissance ? Il a rencontré Gavril, « saltimbanque monté sur des échasses », débiteur de syllabes incongrues, tripatouilleur de mots et de poèmes qu’il murmure à travers une espèce de tube qu’il nomme « poèmophone », homme-orchestre, joueur d’ « olifantastique » et autres instruments étranges…

roman,francophone,roumanie,sylvie germain,albin michel,jean-pierre longreUne amitié complice naît entre eux, et alors commencent pour Nathan les « années Gavril », homme au passé tourmenté, qui a connu les dictatures, la violence, l’exil, et qui vivote de boulots précaires tout en versant du côté de la joie de vivre et de la fantaisie avec ses spectacles de rue. Sa fréquentation assidue bien qu’irrégulière a permis au garçon d’échapper « à l’ennui, à la routine, et surtout à la solitude et à l’inquiétude », et de développer son imagination, de « dynamiser ses pensées, ses rêves ».

De nombreuses années plus tard, en 2015, alors que la morne vie de Nathan ne s’est pas remise de ce qu’il croyait être la mort de son « homme-oiseau » dans un accident de moto dont il se juge responsable, il apprend que Gavril, qui était resté en vie, vient de disparaître de l’hôpital où il végétait, et qu’il est mort noyé dans la Seine. Taraudé par le remords de n’avoir rien su, à cause d’un mensonge, pense-t-il, de sa mère, il entame une longue enquête rétrospective sur son vieil ami, grâce notamment aux enregistrements effectués par l’assistante sociale qui l’avait pris sous son aile. Son ascendance mi allemande mi tsigane, sa vie en Roumanie, l’oppression, le pénitencier, la fuite en France… Et voilà Nathan parti sur les traces de Gavril dans son pays d’origine : Timişoara et les villages du Banat, Bucarest, l’ « enfer carcéral » de Jilava, le Bărăgan, le delta du Danube… Autant de découvertes qui entrent en résonance avec ce que les deux amis avaient vécu ensemble.

La mémoire des événements rapportés ou vécus libère celle des mots et de la poésie. Car c’est elle, la poésie, qui, transcendant les joies et les souffrances de la vie, est le vrai fil conducteur du roman de Sylvie Germain. Depuis le bégaiement involontaire de l’enfant jusqu’au bégaiement « volubile » du poète roumano-français Ghérasim Luca (lui aussi mort, comme son ami Paul Celan, noyé dans la Seine), depuis les désarticulations verbales que Gavril opérait sur les textes de Rimbaud, Apollinaire, Ronsard, Queneau, Prévert, Mallarmé, Hugo (on en passe) jusqu’au souvenir de Benjamin Fondane et aux vers d’Ana Blandiana, c’est, par « les voix des poètes morts », le fond véritable de la vie humaine qui passe à travers la respiration du langage, et c’est « l’espoir oublié » qui renaît.

Jean-Pierre Longre

www.albin-michel.fr

www.livredepoche.com 

20/09/2021

Fuir, désespérément

Roman, francophone, Olivier Adam, Robert Laffont, Pocket, Jean-Pierre LongreOlivier Adam, Les roches rouges, Robert Laffont, 2020, Pocket, 2021

Ils se sont rencontrés au Pôle emploi. Il y a des lieux plus exaltants pour commencer une histoire d’amour. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Leila, séduite à 14 ans par Alex, son prof de sport, chassée par ses parents, trop jeune mère d’un petit garçon, vit sous la coupe tyrannique de son compagnon devenu violent. Antoine, tout juste sorti de l’adolescence, a arrêté ses études, s’est laissé prendre par la drogue, vit au crochet de ses parents… Il y a des destinées plus heureuses pour poursuivre une histoire d’amour. C’est pourtant toujours de cela qu’il s’agit, puisque malgré leurs différences (d’âge, de tempérament, de passé, de classe sociale), Leila et Antoine, fuyant la fureur d’Alex qui a découvert leur relation, se sauvent en catastrophe avec Gabi, le fils de Leila.

Destination « Les roches rouges », à Agay, où se trouve la maison de famille d’Antoine. La mer, le soleil, le paysage méditerranéen, la tranquillité – apparemment. Mais la maison est déjà occupée par Lise, la sœur d’Antoine ; celui-ci va devoir confier à Leila le secret qui pèse sur ses épaules, qui avait causé le départ de sa sœur et qui va rendre la cohabitation difficile. De son côté, Leila cherche sa sœur disparue – autre secret familial. Le tout sur fond d’angoisse, à la pensée qu’Alex peut surgir à tout moment, car ils savent bien qu’il n’abandonnera pas la partie.

Olivier Adam sait mener une intrigue, ménager le suspense sans laisser de répit au lecteur, camper des personnages d’une grande humanité parce qu’ils ne sont pas tout d’un bloc, que chez eux l’espoir côtoie la détresse, que pour eux les promesses de l’avenir doivent composer avec les tares du passé. « Il ne sert à rien de ressasser tout ça. Les causes. Les conséquences. L’enchaînement des événements. », se dit Leila, alors qu’Antoine s’était dit : « Je sais qu’il est temps. De passer aux aveux. De payer une partie de l’addition. De purger une autre partie de ma peine. » Le procédé qui consiste à faire monologuer tour à tour, chacun selon son point de vue, les deux protagonistes, les rend d’autant plus attachants qu’on les comprend mieux ainsi. Palpitant et profond, un beau récit à deux voix.

Jean-Pierre Longre

www.lisez.com/robert-laffont/2  

www.lisez.com/pocket/15  

03/09/2021

Paradis cannibale

Roman, francophone, Marc Villemain, Éditions Les Pérégrines, Jean-Pierre LongreMarc Villemain, Ceci est ma chair, Éditions Les Pérégrines, 2021

Nous sommes à Marlevache, dans le duché de Michão, seul État à « avoir fait sa révolution cannibale ». C’est ainsi que ses habitants, les « Restaurés », se sont mis au ban du monde pour avoir voulu remédier au surpeuplement et au manque de nourriture – et aussi, il faut bien le dire, pour avoir pris goût à la saveur de la chair humaine : au fil des chapitres les scènes de banquets foisonnent, où se dégustent maints morceaux savoureux – steaks, saucisses, boudin, cervelle, andouillettes, brochettes etc. –, le tout accompagné des meilleures bouteilles de vin coupé d’un peu de sang, et dûment préparé dans le « complexe carnologique » (ou « vianderie ») fondé et dirigé par Valère de l’Ondine et employant « mille travailleuses travailleurs : deux cents chercheurs et ingénieurs y préparent l’avenir de la cryogénie, de la thérapophagie, de la prophylaxie de la viande et de ses modes de conditionnement, et pas moins de huit cents ouvriers et techniciens y travaillet d’arrache-pied, nuit et jour et sept jours sur sept. » Bref, tout est organisé pour que les habitants de Marlevache ne manquent pas de chair humaine, prélevée selon une règle précise : « Le deuxième enfant d’une fratrie est constitutionnellement sacrifié lorsqu’il accède à la majorité, soit le jour de ses quatorze ans, âge auquel la chair, en sus de ses qualités gustatives assez remarquables, procure les meilleurs avantages comparatifs. » Grand honneur pour le sacrifié et sa famille !

On l’aura compris, le duché assure le bonheur de ses habitants grâce à une organisation impeccable selon laquelle tout est prévu, même les cas particuliers (femmes stériles, jumeaux, tri des morceaux comestibles ou non, règles de sécurité publique, choix des « Bienheureux » candidats au « dit-don de soi » etc.). Ce qui n’empêche pas que les agapes fassent l’objet de beuveries, voire d’orgies, au cours desquelles le « Spirite » Basile de Blaise, maître religieux, tente vainement de faire entendre ses chants, tel le barde des albums d’Astérix.

Tout semble donc parfaitement huilé (comme la viande embrochée en public), lorsqu’un attentat détruit entièrement le « complexe carnologique », faisant de nombreuses victimes. Terrorisme « anticannibale » ? La population s’affole, et Loïc d’Iphigénie, le « dépariteur », est chargé de mener l’enquête sous la houlette de Gustave de Gonzague, « départiteur judiciaire », et rassurons-nous, l’enquête aboutira.

Ceci est ma chair serait donc un polar bien mené sur fond d’utopie ou de dystopie (question de point de vue) ? Oui, mais c’est bien plus que cela. Marc Villemain, dont la plume acérée, tour à tour gouailleuse et chantournée, joueuse (sur les mots) et méthodique, s’en donne à cœur joie dans différents registres : la satire socio-politique et religieuse, l’érotisme carné (voir la concupiscence ambiguë de certains mâles devant les corps féminins), la parodie (voir quelques paroles de chansons bien senties adaptées aux circonstances). Et ce faisant, il se livre, comme le firent jadis Rabelais, Diderot, Balzac et quelques autres, à une fine description des relations et des comportements humains.

Jean-Pierre Longre

www.editionslesperegrines.fr

www.marcvillemain.com  

15/08/2021

Survivre au malheur

Roman, francophone, Patrice Gain, Le mot et le reste, Le livre de poche, Jean-Pierre LongrePatrice Gain, Denali, Le mot et le reste, 2017, Le livre de poche, 2021

Matt Weldon a quasiment tout perdu : son père a disparu dans l’ascension du Denali (anciennement Mont Mc Kinley, plus haut sommet de l’Alaska), après quoi sa mère s’est laissée dépérir. Sa grand-mère, qui l’a recueilli, se tue accidentellement, et son frère Jack se met à mal tourner – drogue, violence et ce qui s’ensuit… Voilà beaucoup de malheurs pour le jeune garçon, qui cherche cependant à retrouver le passé, à percer les mystères qui ont entouré la vie et la mort de son père, et qui malgré tout garde sans cesse le souci de son frère.

Roman, francophone, Patrice Gain, Le mot et le reste, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreIl n’a que peu de soutien dans sa quête et ses tentatives pour survivre dans le ranch de sa grand-mère au milieu de ses fantômes, perdu au cœur du Montana sauvage, où il s’adonne à la pêche et à la préservation du bien familial : « De temps à autre j’arrivais à me persuader que je pouvais encore être heureux, mais cette illusion ne durait jamais bien longtemps. » Il faut dire que Matt va revenir de loin, et qu’il a un sacré tempérament, toujours lucide sur les événements qui lui tombent dessus : « Quand les choses tournent mal, on pense souvent qu’on ne peut pas vivre pire. Mais quand le pire arrive, on le sait tout de suite. On en prend immédiatement la mesure. »

Entre évocations sensibles de la nature et accumulation de péripéties dramatiques, le récit file bon train, dans un style alerte, hâtif et efficace, à l’américaine. Roman noir, oui, mais aussi roman de la forêt, de l’eau et de la montagne. La montagne, Patrice Gain en est un fervent connaisseur, et c’est elle qui conduit le fil de l’intrigue. Tout part d’elle (le Denali, et aussi une ascension périlleuse dans l’Himalaya), tout revient à elle. Et Matt, l’ayant retrouvée, va pouvoir rompre avec le passé, conquérir et suivre sa voie, et ainsi survivre au malheur.

Jean-Pierre Longre

https://lemotetlereste.com  

www.livredepoche.com

08/08/2021

« Personne n’est à l’abri du succès »

Roman, francophone, Paul Fournel, P.O.L., Jean-Pierre LongrePaul Fournel, Jeune-Vieille, P.O.L., 2021

Paul Fournel connaît bien le monde de l’édition, et Jeune-Vieille, comme une suite de La liseuse et de Jason Murphy, toujours dans le registre romanesque, en témoigne avec empathie et humour. Geneviève (qu’un camarade de classe original, Gabert, surnomme « Jeune-Vieille »), passionnée de cinéma et de littérature, rêve d’écrire. Au grand dam de sa mère, elle entame des études de Lettres, fréquente un groupe de jeunes gens intéressés par la littérature, fait les belles découvertes d’une vie estudiantine… Ses premières vraies pages, elle les écrit un matin pour faire passer un mal de ventre, et ça marche. Certes, c’est encore de l’amateurisme : « J’ai écrit une dizaine de pages en poussant devant moi des personnages imaginaires comme des troupeaux d’oies, sans vraiment savoir ce que j’écrivais ou ce que je désirais écrire au moment où je le faisais. » (allusion malicieuse à Raymond Queneau, que Paul Fournel connaît bien aussi…).

Et tout s’enchaîne. « Un matin de juillet 1986 », une simple petite idée lui fait commencer un roman, qu’elle tape en continu sur la machine à écrire Valentine offerte par son père, puis, offert par le même, sur un Macintosh. Rupture avec Marc, le petit ami, changement d’apparence, manuscrit porté chez quatre éditeurs, une lettre de refus, et enfin un rendez-vous donné par Robert Dubois, un éditeur à l’ancienne, un vrai, qui aime la littérature, ses auteurs, la bonne chère et les avertissements en forme de paradoxe, du genre : « N’oublie jamais que tout peut arriver dans ce métier et que personne n’est à l’abri du succès. »

Elle publie donc son premier livre, puis les suivants sous la houlette bienveillante et exigeante de Robert, tout en menant une « double vie » ; sa réalité d’épouse et de mère, et les évasions romanesques guidées par l’imaginaire. Des articles dans la presse générale ou spécialisée, des signatures un peu erratiques dans des salons du livre, un succès d’estime. Comme le lui dit son camarade Gabert, qui donne dans le « polar rural » et qu’elle a retrouvée lors de ces signatures : « Les ventes, c’est plutôt comme le Loto, un coup tu gagnes, mille coups tu perds. C’est le gâteau sous la cerise. […] Le succès, c’est la cerise. » Un jour, elle va se laisser séduire par les promesses du président d’un puissant groupe éditorial, un fort bel homme, d’ailleurs, ce président hyperaffairé, toujours entre deux avions, qui lui annonce des dizaines de milliers de ventes pour son roman, et au bout du compte une adaptation cinématographique. Et c’est l’engrenage.

Elle a bien sûr le sentiment d’avoir trahi Robert Dubois, qui apparemment ne lui en veut pas, ou voit cela d’un œil ironique et désabusé. Mais quand même il y a le succès, le vrai ! « Ayant été adoubée par la télé, Geneviève changea de camp et appartint à la race des seigneurs. Elle se retrouvait de façon systématique dans cette cohorte d’écrivains qu’on promène chaque week-end comme une colo, de fête du livre en fête du livre, pour les asseoir derrière les tables dans la cohue, mais cette fois avec une file de lecteurs qui l’attendaient pour faire signer leur livre et qui l’avaient vue dans le poste. » Et il y a le tournage du film, qui va peut-être lui ouvrir les yeux. On laissera au lecteur le soin de découvrir le dénouement. Disons simplement que l’auteur décrypte finement, en se mettant dans la tête de son héroïne, en prenant son point de vue et sa plume, l’opposition entre deux mondes éditoriaux, l’un traditionnel et solide, qui garantit la qualité sans forcément assurer la fortune (le côté « vieille »), l’autre, moderne et pailleté, qui considère les écrivains comme des producteurs d’objets éphémères (le côté « jeune »). Ce faisant, Paul Fournel nous fait comprendre et aimer « Jeune-Vieille », attachant personnage, tout en pratiquant le détachement ironique qui le caractérise.

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com

www.paulfournel.net

16/07/2021

Quand tout se délite

Roman, francophone, Karine Tuil, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreKarine Tuil, Les choses humaines, Gallimard, 2019, Folio, 2021

Jean Farel est un homme puissant, qui ne demande qu’à « durer » dans ce qu’il estime être l’essentiel : « Rester avec sa femme ; conserver une bonne santé ; vivre longtemps ; quitter l’antenne le plus tard possible. » Journaliste charismatique et populaire côtoyant le gratin de la politique, il a séduit et épousé Claire, jeune franco-américaine, essayiste féministe reconnue. Leur fils Alexandre, brillant élève, polytechnicien, est promis à un bel avenir aux États-Unis.

Tout semble lisse, malgré une tentative de suicide d’Alexandre en proie à la pression sociale et surtout paternelle. La vie de cette famille médiatique se poursuit sans encombre apparent, jusqu’au jour où Claire s’éprend d’Adam, professeur issu d’une communauté juive traditionnelle, marié et père de famille, qui tombe lui aussi amoureux de Claire. Séparations, couples reformés (Jean, qui a par ailleurs une maîtresse attitrée, va se remarier avec une toute jeune collègue), puis tout va se déliter lorsque Mila, la fille d’Adam, va accuser Alexandre de viol.

Roman, francophone, Karine Tuil, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreDès lors, le roman est consacré à cette affaire : l’accusation, l’arrestation du jeune homme, puis le récit détaillé du procès, avec les témoignages à charge et à décharge, les plaidoiries des avocats, le jugement. L’occasion pour l’autrice, qui s’inspire de la réalité, de nous faire entrer dans la vie sentimentale, sexuelle, familiale, amicale, professionnelle de personnages qui ne s’attendaient pas à devoir ainsi dévoiler leur intimité. L’occasion de nous faire pénétrer sur « le territoire de la violence » et de décortiquer les « rapports humains » et leurs ambiguïtés, de montrer combien la vérité est complexe, de pointer les contradictions inhérentes à la psychologie et à l’activité d’hommes et de femmes ambitieux, d’illustrer le passage de la force à l’impuissance.

D’autant qu’il n’y a pas de réponse définitive aux questionnements. Mais comme le pense Claire à l’issue du procès de son fils : « Vivre, c’était s’habituer à revoir ses prétentions à la baisse. Elle avait cru pouvoir contrôler le cours des choses mais rien ne s’était passé comme prévu. ».

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr   

www.folio-lesite.fr

10/05/2021

Les vibrations du destin

Roman, musique, francophone, Japon, Akira Mizubayashi, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Akira Mizubayashi, Âme brisée, Gallimard, 2019, Folio, 2021

Ils sont quatre musiciens amateurs jouant sous la houlette de Yu Mizusawa, unis par l’art malgré la guerre entre la Chine et le Japon. Car nous sommes en 1938 à Tokyo, Yu est japonais et les trois autres sont des étudiants chinois. Mais la brutalité guerrière de l’expansionnisme japonais va avoir le dessus : lors d’une répétition ils sont brusquement interrompus par l’arrivée de soldats qui vont emmener les quatre musiciens, non sans avoir brisé le violon de Yu, dont le fils Rei, alors petit garçon, a assisté à la scène caché dans une armoire. Par bonheur, un lieutenant nommé Kurokami, homme cultivé et délicat malgré ses fonctions, recueille le violon et le confie à l’enfant.

roman,musique,francophone,japon,akira mizubayashi,gallimard,folio,an-pierre longreLe destin de Rei se construit à partir de ce drame fondateur. Recueilli et adopté par un ami français de son père, il deviendra Jacques Maillard, choisira de faire un apprentissage de luthier à Mirecourt, haut lieu de la lutherie française, puis plus longuement à Crémone. En exerçant son métier, il passera des années à reconstruire le violon démembré de son père, qui de ce fait deviendra un nouvel instrument – qui lui aussi connaîtra un destin exceptionnel, renaissant sous les doigts virtuoses de Midori, la petite-fille du lieutenant qui jadis sauva le petit garçon et le violon. En outre, au cours de ses études, Rei / Jacques rencontre Hélène, archetière, qui deviendra sa compagne.

Le récit d’Akira Mizubayashi est profondément touchant. Au-delà du jeu sur le mot « âme » (celle du violon, élément vital pour les vibrations et la sonorité, celle des humains, qui la perdent parfois dans la haine et la violence, qui la retrouvent dans l’harmonie), la littérature et la musique s’y épanouissent dans une langue à la fois fraîche et précise. L’auteur, qui ne l’oublions pas a délibérément choisi d’écrire en français, navigue comme son héros entre deux cultures : « Se sentant aimé et protégé par ses parents français, domptant vaille que vaille la peur dissimulée, inavouée, refoulée qu’il portait au fond du cœur, Jacques fit des progrès fulgurants en français à tel point qu’il figura en quelques années parmi les meilleurs élèves de la classe. Et c’est alors que lui revint petit à petit le désir de garder près de lui la langue de son père disparu. ».

Les quatre mouvements du roman (Allegro ma non troppo, Andante, Menuetto : Allegretto, Allegro moderato) sont ceux d’une sonate ou d’une symphonie, et les mots, souvent, tentent de restituer la musique en descriptions analytiques et poétiques, que cette musique soit celle, notamment, de la Gavotte en rondeau de la Troisième partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach ou du premier mouvement du quatuor de Schubert Rosamunde, que l’on entend littéralement à plusieurs reprises aux moments décisifs de la narration. « Après les deux premières mesures qui sonnaient comme d’obscurs clapotements d’eau stagnante, le violon de Midori, qui réunissait autour de son âme trois autres âmes au moins – celle de Yu Misuzawa, celle du lieutenant Kurokami et celle aussi de Rei Misuzawa –, entrait délicatement, en pianissimo, dans l’ample et profonde mélancolie schubertienne. ». Retour à l’âme polyphonique, qui par le verbe et les sons restitue les vibrations du destin et répand le souffle vital.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.mizubayashi.net

www.folio-lesite.fr 

08/05/2021

Hystériques, vraiment ?

Roman, francophone, Victoria Mas, Albin Michel, Jean-Pierre LongreLire, relire... Victoria Mas, Le bal des folles, Albin Michel, 2019, Le Livre de poche, 2021

Que se passait-il, à la fin du XIXème siècle, derrière les murs de la Salpêtrière ? C’est ici que règne le fameux docteur Charcot, figure fondatrice de la neurologie moderne, mais figure ambiguë de mandarin qui n’hésite pas à faire ses expériences sur l’hystérie en prenant comme cobayes les pensionnaires de son hôpital. Pensionnaires ? Plutôt prisonnières en proie à la misogynie ambiante et aux convoitises du personnel masculin, enfermées pour des raisons aussi diverses que contestables, même si leur comportement échappe parfois au contrôle de la raison. « Loin d’hystériques qui dansent nu-pieds dans les couloirs froids, seule prédomine ici une lutte muette et quotidienne pour la normalité. ».

roman,francophone,victoria mas,albin michel,Le livre de poche,jean-pierre longreParmi elles, le récit s’intéresse à Louise, adolescente traumatisée par un viol, à Thérèse, ancienne prostituée qui voit dans son enfermement un refuge, et surtout à Eugénie, qui sans le chercher voit des défunts proches lui apparaître et lui parler, et que son intraitable père, soucieux de son statut social et qui ne veut plus entendre parler de sa fille, a emprisonnée dans cet « hôpital » où elle se sent à part. Il y a aussi Geneviève, qui a jusqu’à présent mené toute sa carrière à la Salpêtrière, admiratrice de Charcot, férue de sciences et en particulier d’anatomie, surveillante rigoureuse de ces femmes parfois imprévisibles. Mais voilà que Geneviève se prend à ne pas être insensible au sort d’Eugénie, ni aux pouvoirs que lui a donnés la nature ; un jour elle autorise Louis, le frère compatissant de la jeune fille, à lui faire passer un ouvrage décrié par la médecine officielle, Le Livre des Esprits. C’est là le début de la complicité entre la froide infirmière et la jeune fille éprise d’indépendance. Tout se dénouera à l’occasion du fameux « bal des folles », où à la mi-carême les pensionnaires, qui ont passé des semaines à préparer leurs costumes, sont exposées comme bêtes curieuses aux yeux des invités venus du monde « normal » dans le but de contempler et de commenter l’attitude de ces « aliénées ».

Roman soigneusement construit, Le bal des folles se lit à la fois comme une fiction et comme un document terrible, comme l’histoire de destinées brisées par les circonstances, la société patriarcale et les rigidités de la médecine. C’est aussi, à travers le combat d’Eugénie contre l’oppression paternelle et de Geneviève contre elle-même, le récit d’une lutte pour la liberté des femmes.

Jean-Pierre Longre

www.albin-michel.fr

www.livredepoche.com  

 

07/05/2021

Les routes convergentes de l’exode

Roman, francophone, Pierre Lemaitre, Albin Michel, Jean-Pierre LongreLire, relire... Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines, Albin Michel, 2020, Le Livre de poche, 2021

Pierre Lemaitre est un remarquable narrateur, qui a l’art de laisser ses lecteurs accrochés en continu à ses romans, juste le temps de les laisser reprendre leur souffle et, de temps en temps, faire le point. Miroir de nos peines, troisième volet d’un fameux triptyque, ne déroge pas à la règle. Nous sommes à la fin de la « drôle de guerre », entre avril et juin 1940, en compagnie de personnages aux tempéraments et aux destins (apparemment) fort différents les uns des autres, et dont les histoires particulières vont être versées dans le creuset de l’Histoire collective, au moment de l’invasion allemande.

roman,francophone,pierre lemaitre,albin michel,jean-pierre longreLes personnages, donc. D’abord Louise, jeune institutrice qui, outre son travail et après une vie mouvementée, aide M. Jules dans son café, et qui reçoit une étrange proposition d’un client régulier, le docteur Thirion – proposition qui va avoir de fâcheuses conséquences. Puis Gabriel et Raoul, postés comme beaucoup d’autres militaires sur la ligne Maginot, qui vont ensuite participer brièvement aux combats avant d’être incarcérés pour malversations, au grand dam de l’honnête Gabriel, qui a suivi malgré lui Raoul, petit malfrat et grand débrouillard. Il y a aussi Désiré, imposteur caméléon, qui profite des situations dans lesquelles il se trouve pour se couler dans des personnages aussi divers qu’improbables – avocat surprenant, professionnel de l’information, prêtre exalté au service des réfugiés –, et qui chaque fois se tire d’affaire au moment où sa supercherie va être découverte. Quant à Fernand et Alice, couple aimant, ils ont du mal à se séparer alors que Fernand, garde mobile, doit partir en service et qu’Alice, dont la santé est chancelante, va se réfugier chez sa sœur, en province.

On n’expliquera pas ici comment tous ces protagonistes vont se croiser, se rencontrer d’une manière ou d’une autre, se transformer aussi, alors que les routes se remplissent de réfugiés venus de Belgique, du Nord de la France, de Paris… On ne dira pas à la suite de quels concours de circonstances ces routes, « miroirs de nos peines » (puisque, comme l’a écrit Stendhal, « un roman est un miroir qui se promène sur une grande route »…), vont voir se tisser des liens entre des personnages disparates et cependant unis par la complexité des quêtes humaines. Mais on recommandera de lire un roman aux multiples facettes, qui par la fiction reconstitue les grands drames et les petits bonheurs d’une période pleine d’incertitudes et de tourments.

Jean-Pierre Longre

https://www.albin-michel.fr

www.livredepoche.com 

Une année désarticulée

Dubois.gifLire, relire… Jean-Paul Dubois, Les accommodements raisonnables, Éditions de l’Olivier, 2008. Points, 2009, rééd. Points, 2021

 

Le titre est presque une redondance, et il résonne dans le livre d’échos multiples : comment s’accommoder « raisonnablement » des aléas de l’existence ? Paul Stern – l’anti-héros favori de Jean-Paul Dubois – est confronté à des difficultés conjugales et familiales. Sa femme Anna souffre de dépression, son père, naguère patriarche rigide, va devenir un galopin septuagénaire et sacrifier à la mode bling-bling, les enfants et petits-enfants vivent leur vie.

 

roman,francophone,jean-paul dubois,l’olivierAlors, comment raison garder ? En pédalant 31,4 kilomètres par jour dans la campagne toulousaine ? Surtout, en sautant sur l’occasion de s’évader vers Hollywood pour y écrire un scénario aussi vain que convenu. Abandonnant Anna à sa maison de repos, son père à sa nouvelle épouse et à sa nouvelle jeunesse, Paul va connaître l’existence artificielle des milieux cinématographiques, chez ces étranges Américains adeptes « de religiosité spongieuse, de verroterie spirituelle, de macédoine sociale », qui croient qu’un champignon saumâtre peut changer la vie, et pour qui le mensonge vaut bien la réalité. C’est là, dans les bureaux de la production, qu’il rencontre le sosie d’Anna, de 30 ans plus jeune, en la personne de Selma Chantz, avec laquelle il se surprend à retrouver sa jeunesse, ou à faire semblant.

 

Tout se bouscule, jusqu’à la perte de soi : « Comme si la réalité ne valait plus la peine d’être vécue. Comme si la vie véritable pouvait être remise à plus tard et que l’on m’enjoignait, illico, de sauter dans les tramways de la fiction, de jouir du divertissement perpétuel. Comme si je devais suivre la cadence des algorithmes, ne plus effleurer cette terre, perdre le contact avec le sol de ma mémoire, oublier d’où je venais et vers quoi je tendais ». Le scénario de Désarticulé (c’est le titre du film, qui va si bien aux personnages) se forgera tant bien que mal, et Paul finira par s’en sortir, au prix d’efforts éprouvants. L’histoire (enfin, l’auteur) fait bien les choses : tout se passe au moment où, aux USA, les scénaristes mènent une grève dure et où, en France, arrive au pouvoir un petit homme incarnant la toute-puissance de l’argent, de l’inculture et de la vulgarité, un « vrai baltringue », inaugurant son règne par « cette soirée de gougnafiers et de gandins, cette piteuse nouba fondatrice de la République de la gaudriole ». La satire n’est pas gratuite : dans ce rapprochement entre France et Amérique, ce sont bien les nuages de la poudre aux yeux et les rouages de l’artifice qui sont ici dénoncés.

 

De cette année « désarticulée », Paul Stern retiendra que la vigilance reste de mise. S’accommoder, certes, mais ne pas sombrer dans l’illusion. « Il me fallut un certain temps pour comprendre que ma famille venait de vivre une année singulière, une période que nous n’avions jamais connue jusque-là et qui nous avait tous amenés à nous enfuir droit devant nous, pareils à des animaux qui détalent devant un incendie. […] L’origine de cette étrange épidémie rôdait quelque part en nous-mêmes. Les accommodements raisonnables que nous avions tacitement conclus nous mettaient pour un temps à l’abri d’un nouveau séisme, mais le mal était toujours là, tapi en chacun de nous, derrière chaque porte, prêt à ressurgir ». Pas de méprise toutefois : Jean-Paul Dubois ne nous fait pas la morale, ne nous donne pas une leçon absolue d’existence. Au lecteur de se faire ses propres idées, tout en se ménageant le plaisir que l’on éprouve à lire un roman bien articulé.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr

www.editionspoints.com

19/04/2021

Rêves américains

roman, anglophone (États-Unis), Betty Smith, Maurice Beerblock, belfond, Jean-Pierre LongreBetty Smith, Tout ira mieux demain, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Beerblock, Belfond, 2021

Dans le Brooklyn des années 1920, la vie des familles issues de l’émigration européenne n’est pas facile. Petits emplois, petits salaires, logements exigus et inconfortables, sans compter le poids des traditions familiales et religieuses : le mari doit entretenir la famille, la femme doit rester à la maison pour s’occuper du ménage et de la progéniture, et on ne se mélange pas entre catholiques et protestants. Tout cela, Margie Shannon le vit depuis l’enfance, entre des parents qui ne cessent de se quereller tout en restant attachés l’un à l’autre par un sentiment qui confine à l’amour sans que le mot soit prononcé ; un père honnête mais fuyant, une mère possessive, aigrie et autoritaire, et tous deux se sentent périodiquement coupables de ne pouvoir faire assez pour leur fille unique. De son côté, l’enfant devenue jeune fille ne se révolte pas : « Quelquefois, je comprends pourquoi ma mère est ce qu’elle est. Oh ! comme je voudrais qu’elle tâche un peu de me comprendre. […] Tout ce que je désire, c’est qu’un jour quelqu’un vienne à passer, qui cherche un peu à savoir si je suis heureuse. »

Les illusions de Margie entretiennent chez elle un optimisme foncier. « Prête à aimer n’importe qui », confondant « la compassion et l’amour », elle va épouser Frankie, perpétuant la tradition de la femme à la maison et de la pauvreté. Son mari au travail, elle va se retrouver toute la journée seule avec ses rêves et son éternel sourire intérieur : « Tout ira mieux demain. » D’autant qu’elle se prend à imaginer qu’au lieu du peu aimable Frankie, elle aurait peut-être pu épouser M. Prentiss, le patron qui, lorsqu’elle était employée de bureau, était plein d’indulgence et d’attentions pour elle. Mais ce sont vite les remords (« Il suffirait de peu de chose pour que je devienne une femme légère ! ») et le retour à la comptabilité mesquine et impuissante du couple, à la froideur de son mari et au rêve d’avoir un enfant à qui elle pourrait donner ce qu’elle-même n’a jamais pu avoir.

De cette histoire, Zola aurait fait une fresque sociale avec l’évocation des petits métiers (cireur de chaussures, fleuriste ambulant etc.) ; d’autres, moins bien inspirés, en auraient fait un roman à l’eau de rose, ou encore un récit misérabiliste. Rien de tout cela avec Betty Smith, qui a su construire avec grand talent une œuvre à la fois analytique et émouvante, objective et empathique. Combinant le psychologique et le social, le descriptif et le narratif, l’historique et l’anecdotique, le collectif et l’individuel, son roman nous fait suivre le destin d’une jeune femme pleine d’allant et d’optimisme, qui se heurte à sa condition, à l’échec et à la désillusion, mais dont on sent qu’elle réalisera peut-être, dans une certaine mesure, le rêve de son père, qui avait lu un livre d’Horace Alger, De la misère à la fortune, et qui un jour avait posé la question à sa femme : « Que doit faire le citoyen, en Amérique, avait-il dit, mi-sérieux, mi-plaisant, pour avoir une chance de devenir… un Lincoln, par exemple ? ».

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

16/04/2021

Les murs du silence

Roman, francophone, Santiago H. Amigorena, P.O.L., 2019, Folio, Jean-Pierre LongreSantiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur, P.O.L., 2019, Folio, 2021

Dans un entretien accordé à Thierry Guichard (Le Matricule des Anges n° 2016, septembre 2019), Santiago H. Amigorena disait : « Enfance laconique, jeunesse aphone, adolescence taciturne, maturité coite, vieillesse discrète… le silence fait partie de ma vie comme de mon écriture, et je savais, depuis de longues années, qu’il me faudrait un jour écrire sur le silence de Vicente Rosenberg, mon grand-père maternel. Mais ce n’est qu’il y a deux ans, en lisant les lettres que mon arrière-grand-mère lui avait écrites depuis le ghetto de Varsovie et Los Abuelos, un livre écrit par mon cousin, Martin Caparrós, que l’ai compris la forme et le ton que pourrait prendre Le ghetto intérieur. »

C’est en effet l’histoire de ce grand-père qui est ici racontée. Juif polonais arrivé en Argentine en 1928, Vicente Rosenberg se marie avec Rosita, issue d’une famille juive ukrainienne, a des enfants, une belle-famille accueillante, des amis, un magasin de meubles… Bref, la vie semble lui sourire, « mais quelque chose de pire que tout ce qu’il avait imaginé était en train d’arriver – et il ne pouvait rien faire. » L’occupation de la Pologne, Varsovie aux mains des nazis, sa famille restée là-bas, sa mère enfermée dans le ghetto, les lettres de plus en plus déchirantes qui mettent des mois à arriver… Alors Vicente, rongé par la culpabilité de n’avoir pas assez fait pour sauver sa mère, pour la faire sortir du pays, s’enferme lui aussi entre des murs, ceux du silence et de l’absence apparente de toute réaction à l’amour de sa femme et de ses enfants, à la compagnie de ses amis, aux exigences de son travail. Ce sont les fuites nocturnes du domicile familial, le jeu jusqu’à l’aube, acharné à perdre « tout ce que le magasin rapportait », les cauchemars au cours desquels il se voit enserré entre des murailles de plus en plus oppressantes…

L’écriture de Santiago H. Amigorena pénètre jusqu’au fond des choses : les ressassements intérieurs d’un homme qui semble vouloir rester sourd non seulement aux autres, mais à lui-même, à la vérité de l’horreur, à ses propres vérités, sont relatés avec l’émotion et l’empathie d’un écrivain que l’on sent intimement concerné. Et les questions existentielles, les considérations historiques sur le nazisme, sur l’industrie de la mort, sur l’aveuglement des démocraties, sur la Shoah viennent à l’appui des préoccupations personnelles de Vicente et de Santiago, qui a lui aussi quitté son pays, l’Argentine, pour fuir la dictature, et « pour retourner en Europe. » Mais lui, pour tenter d’exorciser la souffrance, a recours aux mots.

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com

www.folio-lesite.fr

09/04/2021

« Tout est réel, toujours »

Roman, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2019, réédition Points, 2021

Prix Millepages 2019

Prix Transfuge 2019 du meilleur roman européen

La parution d’un roman de Mircea Cărtărescu est toujours un événement. C’est évidemment le cas ici, et plus encore : Solénoïde est un monument ; pas seulement par les dimensions extérieures du livre, mais aussi et surtout par ce qu’il renferme. Un monument qui, à l’image finale de Bucarest, le lieu de tout, se mettrait en mouvement – et alors les images se précipitent dans la tête du lecteur. Ce pourrait être celle d’un torrent que l’on tente de suivre, dont on tente de scruter les flots, le courant, le fond, les obstacles, et dont on prélève le plus souvent et le mieux possible quelques décilitres d’eau pour les examiner, avant de continuer la poursuite. Ou alors celle du labyrinthe dans lequel on se perd, on se retrouve, on se reperd en tenant un fil d'Ariane dont on espère qu'il mènera vers une issue. Ou encore celle de la spirale que l’on suit en mouvements ascendants et descendants – et dans ce cas on s’approche de l’objet qui sous-tend le roman et qui lui donne son titre. L’objet, ou les objets, puisque le sous-sol de Bucarest est parsemé de plusieurs machines du même type, les solénoïdes, ces grosses bobines en forme de spirale qui créent des vibrations et qui mettent les êtres et les choses (voire une ville entière) en mystérieuse lévitation.

roman,roumanie,mircea cărtărescu,laure hinckel,les Éditions noir sur blanc,jean-pierre longreMais ce thème central du roman n’en est, justement, qu’un aspect révélateur. Solénoïde est un roman aux multiples facettes, sorte de Recherche du temps perdu qui aurait été modelée par les mains de Lautréamont, de Raymond Roussel, des surréalistes et de Kafka (on en passe, car finalement les mains essentielles sont bien celles de Cărtărescu). Le canevas narratif est simple : un professeur de roumain qui a échoué dans un collège de banlieue et qui aurait voulu être écrivain (le double inversé de l’auteur, en quelque sorte), se raconte, en une superposition des souvenirs d’enfance et de la relation du présent dans une société minée par la dictature, la pauvreté matérielle et morale, mais dont certains membres sont sauvés par la vie mentale et par l’amour. Le rêve, les apparitions nocturnes, le surgissement de l’inconscient, tout cela est inscrit dans la vie.  « Tu ne pouvais pas planter le rêve dans le monde, car le monde lui-même était un rêve. ». C’est pourquoi « la chasse au rêve suprême, orama » est l’un des chemins à suivre, sur les traces de Nicolae Vaschide, spécialiste reconnu de la question, et ancêtre d’une belle et inaccessible collègue du narrateur. Tout se tient, vous dit-on : la réalité historique et scientifique, la fiction, le rêve… et tout cela crée le réel.

Outre les récits de rêves, nombre de motifs peuplent ce récit grouillant d’êtres vivants, humains et animaux. Voyez les poux, tiques, sarcoptes de la gale, acariens et autres insectes microscopiques donnant une idée de l’infiniment petit au regard de la vastitude du ciel aux étoiles menaçantes, de la ville fantasmée avec ses avenues, ses dédales de rues, ses souterrains, ses couloirs, ses usines, ses machineries, ses « veines » et ses « artères », sa nudité : « Quand les monceaux de neige ont disparu, Bucarest s’est offerte aux regards comme un squelette aux os dispersés. Qui aurait cru que sa décrépitude de toujours – le baroque sinistre de sa ruine – puisse devenir deux fois plus triste et plus désespérée ? ». Récit grouillant aussi de faits et d’événements plus ou moins étranges : disparitions et réapparitions énigmatiques, manifestations de « piquetistes », secte protestant avec véhémence contre la mort et faisant résonner à l’infini un pathétique « à l’aide », acquisition d’une maison/bateau dont le narrateur n’aura jamais fini d’explorer les prolongements horizontaux et verticaux, anecdotes liées à l’école (celle de l’enfance, celle de l’âge adulte), mariage rapidement interrompu par le changement dramatiquement radical de l’épouse, puis l’amour, le véritable, trouvé avec Irina, et la naissance d’une petite fille, le rappel de livres précédents (par exemple La Nostalgie, avec l’évocation du « REM »)… Le tout passé au crible de l’humour parfois dévastateur d’un Cărtărescu jouant malicieusement avec son propre destin d’écrivain à partir de la lecture publique d’un poème (significativement intitulé La Chute), s’adonnant mine de rien à la ravageuse satire politico-psychosociale d’un régime jamais nommé mais omniprésent, qui gangrène la société, l’école, les familles, les individus dans leur comportement quotidien, et maniant d’une façon impayable et efficace le portrait-charge ; on serait tenté de tout citer en guise de preuve – et il faut lire les descriptions de salle des professeurs, ou le récit de la collecte obligatoire par les élèves des bouteilles, bocaux et vieux papiers tournant à l’épopée absurde et bouffonne…

Roman fantastique dans tous les sens du terme, en vérité roman réaliste, roman humoristique, roman « limpide comme le jour et complètement inintelligible » comme l’est la vie, roman dont les particularités de ton, de style, de lexique sont fidèlement rendues en français grâce à un remarquable travail de traduction, Solénoïde pourrait être une tragédie, celle de la « devinette du monde », celle de la destinée humaine. S’il s’agit bien de celle-ci, elle aboutit, peut-être contre toute attente mais dans une belle perspective, au triomphe de l’amour : « La devinette du monde, enroulée, intriquée, accablante, perdurera, claire comme de l’eau de roche, naturelle comme la respiration, simple comme l’amour et […] elle se versera dans le néant, vierge et non élucidée. ». Finalement, c’est la plongée dans le bonheur, même sous la menace d’une statue géante, sorte de commandeur infernal : « Nous nous sommes enlacés, la petite entre nous deux, soudain incroyablement heureux et ne nous souciant plus d’aucune statue ni d’aucune porte. ».

Jean-Pierre Longre

 

www.editionspoints.com

www.leseditionsnoirsurblanc.fr

https://laurehinckel.com

…et du même Mircea Cărtărescu vient de paraître :

roman,roumanie,mircea cărtărescu,laure hinckel,les Éditions noir sur blanc,éditions pointsjean-pierre longreMelancolia, traduit par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2021

« Ce sont trois longues nouvelles encadrées par deux contes. Melancolia est un livre sur l’expérience de la séparation, sur ce trauma qui a marqué notre naissance et, par la suite, chacune de nos métamorphoses. L’immense écrivain Mircea Cărtărescu en fait ici l’étude à travers trois étapes de la vie : la petite enfance, l’âge de raison, l’adolescence.

Un enfant de cinq ans, dont la mère est sortie, se persuade qu’il a été abandonné : « C’est là le point de départ de la mélancolie, de ce sentiment que personne ne nous tient plus par la main. » Isabel et Marcel, frère et sœur, vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, son frère se jure d’obtenir sa guérison en partant affronter ce qui le terrifie le plus. Un adolescent se questionne sur la différence sexuelle. Il tombe amoureux. Son corps change : mois après mois, il range dans une armoire les peaux devenues trop petites…

Magnifiques variations sur les grands thèmes de l’auteur : le passage du temps, la poésie, le réel et l’irréel, le masculin et le féminin. »

 

05/04/2021

Quinze ans avant

roman,policier,islande,anglophone,ragnar jónasson, Ombeline Marchon,éditions de la martinière,points,jean-pierre longreRagnar Jónasson, L’île au secret, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Ombeline Marchon, éditions de la Martinière, Points, 2021

Outre la littérature policière, Ragnar Jónasson a une spécialité : la remontée du temps. Le premier volet de sa trilogie La Dame de Reykjavik commençait par la dernière enquête de Hulda. Le second, dont l’intrigue se déroule quinze ans auparavant (1997), la conduit même à reconsidérer une enquête pour un meurtre qui est survenu encore dix ans avant (1987), et qui forme la première partie de L’île au secret. De main de maître, l’auteur mène le lecteur, dans le sillage de son héroïne, d’une période à l’autre, d’une région à l’autre, le long les ramifications qui relient les événements entre eux.

Il y a eu la mort suspecte d’une jeune femme, Klara, qui, avec un groupe d’amis d’enfance, était venue faire un bref séjour sur une île déserte au large de la côte Sud de l’Islande. Dix ans avant, il y avait eu le meurtre d’une autre jeune femme, Katla, dont on apprend qu’elle faisait partie du même groupe d’amis. Les deux affaires sont-elles liées ? Les investigations de Hulda vont lui permettre de répondre à la question, et de confondre les manœuvres de Lỷdur, un collègue qui est devenu son supérieur hiérarchique. Cela grâce au revirement d’un policier local qui va revenir sur son témoignage. « Ils avaient peut-être trouvé l’assassin de Klara. Et aussi celui de Katla. Si c’était le cas, réalisa Hulda, le plus grand triomphe de Lỷdur au sein de la police se transformerait d’un coup de baguette magique en échec retentissant. »

Parallèlement, on ne peut que s’intéresser à la vie solitaire de Hulda, qui après la mort de sa fille et de son mari, s’oublie dans le travail, non sans se poser des questions à propos de son père, un soldat américain qui, après une brève mission en Islande, est reparti chez lui sans savoir que la jeune femme qu’il avait séduite était enceinte. Hulda ira même jusqu’aux États-Unis à la recherche de son géniteur. Autre enquête, très personnelle celle-ci… Aboutira-t-elle ? L’île au secret, pour complexe que soit l’écheveau de son intrigue, se lit comme on suit un chemin bordé de paysages mystérieux (ici les falaises maritimes, les sommets enneigées, les volcans…). On a hâte de savoir ce qui s’y cache.

Jean-Pierre Longre

Une ultime enquête

Roman, policier, Islande, anglophone, Ragnar Jónasson, Philippe Reilly, éditions de la Martinière, Points, Jean-Pierre LongreRagnar Jónasson, La dame de Reykjavík, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Philippe Reilly, éditions de la Martinière, Points, 2020

Hulda, inspectrice hors pair, doit prendre sa retraite, et visiblement son chef est pressé de la voir partir, « comme si toutes ces années de bons et loyaux services n’avaient aucune valeur. » Elle obtient cependant un sursis de quelques jours pour reprendre une affaire ancienne prétendument résolue, mais dont elle découvrira qu’elle a été bâclée par un collègue négligent. Elle se plonge dans son enquête, quitte à s’aventurer aux marges de la légalité et à brûler les étapes, ce qui lui vaut quelques déboires et les foudres de sa hiérarchie.

Elle découvre peu à peu tout ce qui était resté dans l’obscurité, son prédécesseur n’ayant pas jugé bon d’approfondir certains détails. Quelques personnages, louches ou non, vont faire leur apparition, donnant vie à des étapes dans les investigations d’Hulda, dont la vie personnelle nous est livrée peu à peu : l’histoire dramatique de sa fille, la mort de son mari, la rencontre réconfortante d’un homme qui l’apprécie… On s’intéresse autant à elle qu’à son enquête, dans laquelle elle va s’investir de plus en plus, au mépris du danger, de sa propre sécurité, de sa vie personnelle. Et l’on se laisse prendre au jeu du suspense et de l’angoisse, à l’atmosphère particulière et changeante d’une région soumise aux caprices de la météo, entre jours et nuits sans fin, entre soleil pâle et pluie battante, entre lave noire et neige vierge…

L’habileté de l’auteur, outre le style adapté à l’intrigue, est de jouer avec ces alternances, qui correspondent aux focalisations différentes, d’abord énigmatiques, mises sur les personnages, victimes et protagonistes, sur les risques qu’ils courent, sur les péripéties qui guident leurs destinées. Et l’audace suprême et subtile : faire de cette dernière enquête de l’héroïne le premier récit d’une trilogie qui remonte le temps. 

Jean-Pierre Longre

www.editionspoints.com

www.editionsdelamartiniere.fr

04/04/2021

Les paradoxes du malheur

roman, francophone, jean-paul dubois, éditions de l’olivier,  jean-pierre longreJean-Paul Dubois, Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Éditions de l’Olivier, 2019, Points, 2021

Prix Goncourt 2019

Une ou deux fois ne sont pas coutume. Il est rare dans ces pages de trouver une chronique sur un livre récompensé par le prix Goncourt. Mais en 2019, ouf ! Nous avons échappé à une intarissable fabricante de best-sellers qui se veut magicienne des Lettres et qui n’a pas besoin d’afficher des prix pour remplir les têtes de gondole. Bref, des deux, c’est bien Jean-Paul Dubois qui méritait la récompense, même si à juste titre on avait déjà beaucoup parlé de son roman.

roman,francophone,jean-paul dubois,éditions de l’olivier,jean-pierre longreCette notoriété m’évitera de donner un résumé de Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon. Résumé qui d’ailleurs aurait du mal à rendre compte de toutes les aventures qui arrivent à Paul Hansen, et dont il fait lui-même le récit depuis sa cellule d’une prison de Montréal. Pourquoi est-il en prison, lui qui est l’altruisme même, au plein sens du terme ? On ne le saura que sur le tard (stratégie du suspense) ; disons que c’est l’aboutissement (heureusement non définitif) d’un long processus mouvementé : enfant toulousain d’un père danois et pasteur qui perd la foi, d’une mère magnifique, militante et lointaine, Paul va naviguer vers l’âge adulte en suivant son père au Canada, où il deviendra pour de nombreuses années « superintendant » (c’est-à-dire homme à tout faire) de L’Excelsior, une résidence sécurisée à l’américaine pour privilégiés actifs ou retraités – où il aura des amis, mais aussi un ennemi acharné qui le fera sortir de ses gonds. Une compagne idéale, une chienne affectueuse, un métier qui lui plait, qui lui permet de s’adonner à son empathie naturelle et à « son envie de réparer les choses, de bien les traiter, de les soigner, de les surveiller. »... L’auteur combine à merveille l’art du récit à rebondissements, l’art du portrait juste et révélateur, l’art de la surprise et du paradoxe. La cohabitation de Paul, par exemple, avec le détenu Patrick Horton, « un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos », un passionné de Harley Davidson qui a vraisemblablement assassiné un Hells Angel, pourrait être un enfer ; eh bien non, Patrick, cette force de la nature qui souffre pourtant de phobies inattendues, est d’une bienveillance toute protectrice… Le tout à l’avenant : le père, pasteur en pays catholique, se prend d’une passion fiévreuse et destructrice pour les jeux de hasard, le cinéma d’art et d’essai de la mère est devenu une salle spécialisée dans les films porno, la compagne d’origine algonquine pilote audacieusement un antique aéronef au-dessus des immensités glacées, le seul véritable ami (outre la chienne Nouk) que Paul se fait à l’Excelsior est « casualties adjuster », chargé d’évaluer le prix des morts pour les compagnies d’assurance…

Mais les faits, les situations et les personnages ne sont paradoxaux qu’en apparence. Jean-Paul Dubois possède tout à la fois le sens de la construction narrative, l’audace du réalisme, l’ardeur de l’imagination et la richesse de la sensibilité. Certes, pour lui, d’une manière générale, la destinée humaine est vouée à l’échec et au malheur : « À l’intérieur d’un immeuble ou d’une communauté, le malheur s’installe généralement par période. Pendant plusieurs mois, il va rôder dans les étages, oeuvrant de porte en porte, croquant d’abord le faible, ruinant les espérants. Et puis, un jour, changer de rue, de quartier, poursuivant à l’aveugle son travail d’artisan. ». Progression similaire pour tous les individus. Mais l’écriture de Jean-Paul Dubois convoque toutes les ressources de la générosité, de l’amitié, de l’amour, de l’humour. Et la pilule passe à merveille. Chaleureuse et euphorisante.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr  

www.editionspoints.com

25/03/2021

Une journée de retrouvailles

Roman, francophone, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLire, relire...Lionel Duroy, Nous étions nés pour être heureux, Julliard, 2019, J'ai lu, 2021

« On arrive avec trente ans de retard, c’est certain, ça te paraît même peut-être complètement ridicule, mais crois-moi : nous sommes tous désireux de réparer ce qui peut l’être. ». Voilà ce que disent deux des frères de Paul à Claire, l’une de ses filles. Que réparer ? Beaucoup de choses. D’abord l’impéritie et la folie des parents, qui ont fait le malheur de leurs neuf enfants en leur faisant vivre la déchéance matérielle et morale ; ensuite les livres dénonciateurs dans lesquels Paul relate les désastres familiaux ; enfin la brouille de toute la famille avec l’écrivain : « À partir du jour où mon livre a été publié vous ne m’avez plus adressé aucun signe. Ni un mot ni un coup de téléphone. Vous n’avez plus jamais invité mes enfants. ».

roman,francophone,lionel duroy,julliard,jean-pierre longreComment réparer ? Paul a décidé de réunir tout le monde, ses enfants et petits-enfants, ses frères et sœurs, ses deux ex-femmes, pour une journée particulière dans sa maison provençale, au pied du Mont Gardel. À une exception près, chacun se rend à l’invitation, et le livre raconte, en dialogues animés, ces retrouvailles semées de souvenirs, d’aveux sincères et parfois honteux, de bienveillance, de jeux et de mots d’enfants. Retrouvailles émouvantes, qui reconstituent en quelques heures des vies pleines d’embûches, de drames, de hontes, des vies qui se sont plus ou moins bien reconstruites. Et l’on revient sur cette brouille qui, pour beaucoup, est issue de malentendus, d’incompréhensions, à commencer par celle de l’écriture, sans laquelle Paul n’aurait pu survivre : « Comment peut-on exister sans écrire ? songe-t-il. Sans consigner inlassablement le mouvement de la vie ? Écrire est au contraire la plus sûre façon de ne rien rater de la vie, d’en débusquer les ressorts secrets invisibles à l’œil nu, de s’y ancrer ». Certains, comme son frère Nicolas, dont il fut très proche, reviennent sur les pouvoirs de nuisance de la famille : « Au nom de “l’esprit de famille”, cette valeur de merde, je me suis laissé entraîner, et je n’ai plus vu Paul. Notre qualité de frères l’a emporté sur notre amitié, alors que ç’aurait dû être le contraire. Je n’aurais jamais dû lâcher Paul, sous aucun prétexte, et surtout pas au nom d’une quelconque solidarité familiale. Il est là, le vrai scandale ! ».

Nous étions nés pour être heureux est, si l’on veut, un roman à clés, mais là n’est pas le plus important. Si on reconnaît Lionel Duroy dans le personnage de Paul, si tous les personnages correspondent à des personnes réelles, si les lieux (la région du Ventoux) sont reconnaissables et si les faits évoqués ont bien eu lieu, la condensation fictionnelle et quasiment théâtrale de l’action et des sentiments confère au roman une tension, une authenticité que le pur récit autobiographique ne pourrait pas apporter.

Jean-Pierre Longre

www.julliard.fr

www.jailu.com 

04/03/2021

Un très honorable délateur

Roman, francophone, Romain Slocombe, NIL, Pocket, Le Masque, Jean-Pierre LongreLire, relire... Romain Slocombe, Monsieur le Commandant, NIL, 2011, Pocket, 2013, Points, 2021, avec une préface inédite de Jérôme Leroy

Paul-Jean Husson, archétype de l’homme de lettres conscient de son talent, de son entregent et de sa notoriété, respectable académicien et notable respecté dans la sous-préfecture normande où il vit, est aussi le modèle du collaborateur, pétainiste de la première heure, admirateur de l’ordre nazi, antisémite acharné, xénophobe virulent, partisan de la fermeture des frontières, n’hésitant pas à dénoncer « l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves, de l’affreuse misère andalouse, de la semence d’Abraham et du bitume de Judée » (ce n’est qu’un exemple).

roman,francophone,romain slocombe,nil,pocket,le masque,points, jérôme leroy,jean-pierre longreL’excès de ces convictions provoque son drame personnel et familial : un fils qui va rallier la France Libre à Londres, une belle-fille d’origine allemande, dont une enquête secrète révèle qu’elle est juive (et que ses petits-enfants, donc, sont juifs aussi…), et dont il ne peut s’empêcher, malgré tout, de tomber passionnément amoureux. Le drame tourne au cauchemar – sans entamer pour autant son antisémitisme viscéral et son pro-nazisme exacerbé. Comment résoudre le dilemme ? Comment sortir de la nasse ? Tout bien pesé, en écrivant, dans le style impeccablement académique que lui prête l’auteur, une longue missive au « Sturmbannführer » de la ville – en trahissant, d’une manière aussi odieuse qu’hypocrite, ses propres sentiments, et en sacrifiant sa famille, ceux qu’il est censé aimer.

Roman, francophone, Romain Slocombe, NIL, Pocket, Le Masque, Jean-Pierre LongreD’aucuns ont vu dans le livre de Romain Slocombe un appel à la compréhension, voire à la bienveillance pour quelqu’un qui s’est rangé du côté des bourreaux. À y regarder de près, il n’en est rien. Les moments d’épanchement et d’apparente sociabilité ne font que mettre en valeur la foncière nocivité du personnage. Sous des dehors sensibles, c’est la brute qui se cache à peine, et qui ne sommeille pas. Derrière l’élégance du style, implosent l’insulte et l’injure. Et soixante-dix ans après ces événements, à l’heure où le fascisme se loge derrière des façades blanchies, où il se targue de compter parmi ses adeptes des notables bien mis et des jeunes gens bon genre – sans pour autant pouvoir passer sous silence sa violence fondamentale et sa haine viscérale de l’étranger –, il est utile de rappeler (qui plus est, comme ici, sous la forme d’un roman aussi complexe que terrifiant), que les pires horreurs, cautionnées par la peur sociale et économique, sont parfois perpétrées par des hommes cultivés et talentueux.

Jean-Pierre Longre

www.nil-editions.fr   

www.pocket.fr

www.editionspoints.fr 

 

Et à relire encore…

Roman, francophone, Romain Slocombe, NIL, Pocket, Le Masque, Jean-Pierre LongreRomain Slocombe, Mortelle Résidence, Le Masque, 2008

 « Ah, quel drame ! Quel lieu, Lyon… Quelle énergie…Ça m’inspire ! ». Cette réflexion de l’un des personnages résume en quelque sorte la teneur et l’esprit de ce livre foisonnant, qui entrecroise en Rhône et Saône les récits semi-historiques et semi-fictionnels, toujours sanguinaires et terriblement humains. De la Terreur (et même en deçà) à nos jours en passant par l’occupation nazie, du Chili à la France en passant par les camps d’extermination, des pires bains de sang au « performances » du pseudo art contemporain, Mortelle Résidence laisse à peine le temps de souffler. A flux tendu, certains hauts lieux lyonnais du passé et du présent, réels ou à peine déguisés (telle cette « Délivrance » dans laquelle les autochtones reconnaîtront les « Subsistances ») sont le théâtre d’épisodes qui ne laissent pas indifférents. A lire d’un élan, si possible.

JPL

10/02/2021

D’une tempête à l’autre

Lire, relire... Jean-Paul Dubois, Une vie française, Éditions de l’Olivier, 2004, Points 2, 2011, rééd. Points 2021

roman,francophone,jean-paul dubois,éditions de l’olivier,éditions point 2,jean-pierre longreComme en arrière-plan, s’écoule le temps politique, la succession des mandats présidentiels (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand I, Mitterrand II, Chirac I, Chirac II…). Sur la scène elle-même, se joue la vie personnelle du narrateur, Paul Blick, avec les péripéties qui jalonnent une existence faite d’immobilisme et de tourments, de laisser-faire et de bonds en avant.

 

Mais les deux plans, le décor et la pièce qui se déploie sous nos yeux ne sont pas aussi distincts qu’il n’y paraît ; ils se rejoignent, se croisent, se superposent : on a bien affaire à une « vie française », celle d’un homme de notre époque et de notre contrée qui cherche sa voie, qui pense parfois l’avoir trouvée, qui la perd ou pense l’avoir perdue ; un homme qui déroule son histoire cahoteuse au milieu d’une Histoire dont le propre déroulement chaotique ne peut être enrayé.

 

Jean-Paul Dubois, donc, nous plonge directement dans les perturbations de la vie de Paul Blick, depuis la première tempête vécue par l’enfant – la mort de son frère – jusqu’à la dernière – la mort de sa femme dans des circonstances qu’il devra apprendre à maîtriser, puisqu’elle entraînera les désillusions, la ruine financière, la maladie de sa fille, et que l’autre femme de sa vie, sa mère, s’effacera à son tour en toute lucidité politique… Entre temps, il y aura eu mai 68, une jeunesse d’étudiant en sociologie (c’est-à-dire tournée vers beaucoup d’autres préoccupations que les études), les amours et les amitiés, la musique, les changements de cap, le mariage, les enfants et le travail d’homme au foyer, les courts et longs voyages à la recherche d’arbres à photographier, figés dans leur solitude orgueilleuse, une solitude dans laquelle Paul Blick se reconnaît lui-même, repoussant les sollicitations sociales, relationnelles, professionnelles et politiques (une drôle d’intervention de Mitterrand, notamment).

roman, francophone, Jean-Paul Dubois, éditions de l’Olivier, éditions point 2, Jean-Pierre LongreChronique du dernier demi-siècle, compte rendu d’une initiation (initiation au vieillissement et au désenchantement, et aussi à une vie qui ne demande qu’à se construire ou au moins à se dessiner), récit d’un naufrage auquel on tâche de réchapper tant bien que mal (et la véritable confrontation avec les éléments déchaînés subie par Paul et son beau-père une nuit d’orage méditerranéen s’impose comme une récapitulation concrète de la situation), tragi-comédie pathétique ou drame socio-familial, incessant questionnement individuel qui demeurera sans réponses, traversée d’un territoire parsemé de viaducs, de tunnels, de paysages lumineux et de sombres pièges… Une vie française est tout cela à la fois : sous un titre dont l’apparente simplicité annonce un programme dense et périlleux, un vrai roman d’aujourd’hui, personnel et universel.

Jean-Pierre Longre

 

www.editionspoints.com 

http://www.editionsdelolivier.fr

 

 

17/01/2021

« Pouvoir parler »

Roman, francophone, Brigitte Giraud, éditions Stock, Jean-Pierre LongreLire, relire... Brigitte Giraud, Une année étrangère, Stock, 2009, J’ai lu, rééd. 2021

Son jeune frère Léo est mort dans un accident de mobylette, ses parents se renvoient plus ou moins explicitement la responsabilité de leur deuil, et Laura, 17 ans, souffre doublement de ce déchirement familial. Son départ pour l’Allemagne du Nord en tant que jeune fille au pair est comme une fuite.

Là-bas, prise dans le froid et l’humidité de la Baltique, tout près de l’infranchissable frontière avec l’Est (nous sommes avant 1989), elle a du mal à s’intégrer dans un monde inconnu, dans une famille étrange où le mystère et les non-dits semblent tenir une place importante, en un vide existentiel qui, à l’évidence, ne comblera pas le sien. Où trouver refuge ? Dans les occupations ménagères, dans la musique, dans une correspondance réconfortante avec son frère aîné, Simon (qui pourtant trouvera à la longue un autre point d’ancrage sentimental), et, peu à peu, dans une sorte de complicité avec les deux enfants de la famille Bergen, Thomas, 14 ans, et Susanne, 9 ans. Il y a aussi quelques sorties en ville, la bibliothèque, un peu de lecture, Thomas Mann… Pas de quoi contrecarrer la souffrance de la rupture et de l’absence… D’autant que les lacunes linguistiques ne facilitent pas la communication. Trouver les mots, « pouvoir parler », voilà le difficile enjeu, pour elle et pour les autres.

roman,francophone,brigitte giraud,éditions stock,jean-pierre longreBien que certains échos résonnent discrètement et distinctement entre France et Allemagne, entre passé et présent (la mobylette, les relations familiales tendues – ou distendues –), Laura est ailleurs, ou plutôt elle sent les autres ailleurs – Monsieur et Madame Bergen, le grand-père, même les enfants –, et le passé de la famille pèse pour beaucoup dans ce sentiment, même s’il se révèle sur le tard. Elle est certes dans une contrée lointaine, mais ce n’est pas le seul facteur d’isolement. « Voici à quoi ressemble ma vie à quelques mois de mes dix-huit ans : un pays étranger, une langue étrangère, un homme étranger, mes parents étrangers, mon frère Léo dont l’image s’éloigne, mon frère Simon qui m’échappe, et moi, un corps étranger. C’est ce que je me dis le matin au réveil, quand je ne parviens pas à poser un pied par terre alors que la lumière entre depuis longtemps par le vasistas. C’est ce que je ressasse quand je marche près de Susanne le long de la voie ferrée. C’est peut-être cela l’expérience du deuil ? Un vertige d’étrangeté ».

Brigitte Giraud, avec profondeur et délicatesse, campe un personnage attachant, tout en nuances, fait de repli sur soi et d’ouverture aux autres, de fermeture et de réceptivité, de désillusion et d’espoir, et dont le nécessaire monologue intérieur laisse alterner plages de lucidité et zones d’ombre. Un personnage que l’on surprend en pleine métamorphose, et qui nous surprend par sa force de résistance aux faiblesses humaines, y compris les siennes.

Jean-Pierre Longre

www.editions-stock.fr   

www.jailu.com

05/01/2021

Sanglantes mises en scène

Roman, policier, francophone, Antonin Varenne, La Manufacture de livres, Points, Jean-Pierre LongreAntonin Varenne, L’artiste, La Manufacture de livres, 2019, Points, 2020

Ça commence tambour battant. Chapitre 1 : du côté de Ménilmontant, une jeune femme s’est jetée par la fenêtre avec ses deux enfants. Chapitre 2 : dans le centre commercial de Bercy 2, un pompier se fait descendre par un cambrioleur. Fin du chapitre 3 : nous apprenons que nous sommes en septembre 2001, et que les tours du World Trade Center viennent d’être détruites par des avions. Chapitre 4 : Jules Armand, de son vrai nom David Kurjeza, peintre de la place du Tertre, se fait assassiner en rentrant chez lui par un inconnu qui lui a lancé : « Moi aussi je veux être artiste ! Moi aussi je veux peindre ! ». Et il y a vingt-cinq chapitres…

Roman, policier, francophone, Antonin Varenne, La Manufacture de livres, Points, Jean-Pierre LongreC’est le début d’une série de meurtres visant des artistes, dont on retrouve les cadavres au centre de mises en scène esthétiquement élaborées, impeccablement propres, véritables œuvres d’un « artiste » macabre. C’est Virgile Heckmann, inspecteur hors normes (socialement, professionnellement, individuellement), qui est chargé de ces affaires. Outre quelques adjoints officiels, dont un jeune inspecteur de la police scientifique qui n’a pas fini sa formation mais dont l’efficacité est certaine, il est officieusement secondé par Max Marty, ancien détective privé reconverti dans l’entretien acrobatique de façades et futur père de famille, et par Roland Parques, ancien médecin avorteur en pleine décrépitude crasseuse, mais qui a gardé quelques compétences. Un trio pour le moins pittoresque, dont chaque membre va jouer son rôle à sa façon très personnelle, le plus souvent décontenancé face à la « folie » du tueur.

Certes, sous la houlette du policier, l’affaire sera résolue, mais ce ne sera pas sans mal ni sans casse. Antonin Varenne mène son lecteur dans un labyrinthe dramatique mais non dénué d’humour (noir, bien sûr), dans un labyrinthe palpitant et pathétique, et il le malmène aussi, son lecteur, comme sont malmenés les personnages – les enquêteurs, les victimes et leur entourage –, dont l’épaisseur psychologique et l’existence problématique donnent un aperçu de la complexité humaine. L’artiste est un vrai polar à suspense, qui n’occulte pas les enjeux socio-politiques, historiques, artistiques et psychologiques, ce qui en fait aussi un roman à part entière.

Jean-Pierre Longre

www.lamanufacturedelivres.com

ww.editionspoints.com

30/12/2020

Passion, liberté, poésie

Michel Peyramaure, La scandaleuse, Calmann-Lévy, 2020

Roman, biographie, histoire, poésie, francophone, Michel Peyramaure, Calmann-Lévy, Jean-Pierre Longre« Aimer et écrire furent les fils entremêlés dont j’ai tissé ma vie. » Cette phrase placée sous la plume de Louise Labé, et qui synthétise sa vie, est suivie d’une profession de foi singulièrement moderne : « Je revendique aussi pour mes sœurs l’accès au savoir et à la parole, et de vivre selon leur plaisir, comme je l’ai presque toujours fait ». Elle ne l’a sans doute pas formulé réellement de cette manière, mais c’est l’un des points sur lesquels a voulu insister Michel Peyramaure.

Celui-ci, pour décrire cette « Belle Cordière » qui fut l’une des grandes figures de la vie culturelle lyonnaise, lui invente des mémoires écrits à la fin de sa brève existence (1522-1566) dans sa maison de la Grange-Blanche à Parcieux (ou « Parcieu ») où elle s’est retirée, entre Saône et Dombes. C’est donc une autobiographie fictive qui nous fait découvrir ou redécouvrir un personnage pluriel : fille de cordier, mariée à un autre cordier affectueux et fort indulgent pour son épouse volage, elle fut femme d’action, de lettres et de plaisirs, muse et créatrice, de belle réputation auprès des poètes, mais plutôt de mauvaise auprès du peuple (d’où le titre du livre).

On ne retracera pas ici la destinée mouvementée maintes fois évoquée de Louise, qui a connu (parfois intimement) de grandes personnalités (comme le dauphin Henri, futur Henri II ou le cruel baron des Adrets), des écrivains prestigieux (Maurice Scève, Clément Marot, Pontus de Tyard, Joachim Du Bellay, François Rabelais) et de belles amours souvent brèves ou orageuses… Ce qu’elle narre ici, par la plume de Michel Peyramaure, relève parfois autant de l’imaginaire que du réel, de la légende que du témoignage, du roman que de la biographie, mais on y décèle la vérité d’un personnage ancré à la fois dans son époque tourmentée (les guerres de religion avec leurs massacres et leurs destructions, les épidémies, les manœuvres politiques…) et dans la société lyonnaise. Et même si d’aucuns contestent son talent de poète, voire son existence, on garde en mémoire le portrait d’une jeune femme passionnée, dont le charme, le goût de la liberté et les écrits ont traversé les siècles.

Jean-Pierre Longre

https://calmann-levy.fr

24/12/2020

Une campagne de rêve

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Le bateau ivre, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Roxane, Le bateau ivre, 2020

Ils sont trois, la soixantaine bien mûre et encore alerte, l’embonpoint assumé, qui après de belles carrières se sont retirés dans leur bourg poitevin d’origine et y forment un « petit cénacle ». Apéritifs quotidiens, copieux repas, conversations interminables, pêche à la ligne, virées dans l’antique AX de l’un d’entre eux… La belle vie, régulière et joyeuse, animée par les récitals de trompe de chasse qu’ils donnent à l’occasion de certaines festivités, revêtus de l’habit rouge traditionnel. Oui, la belle vie, « genre bourgeois-bohèmes des champs, caves profondes, animaux de compagnie », à peine dérangée par quelques Parisiens cherchant à s’installer à la campagne, air pur, « harmonie bucolique » et prix modiques.

Parmi eux, en voilà un qui attire particulièrement leur attention, se renseignant auprès du maire, écumant les agences immobilières, achetant la littérature locale, faisant le trajet à plusieurs reprises et restant même plusieurs jours à examiner ses projets : un moulin au bord de la rivière ? Une grosse propriété ? Un domaine agricole ? Nos trois retraités suivent, espionnent, enquêtent. L’un d’entre eux arrive même à converser avec lui et s’empresse de faire son rapport à ses congénères. Son rêve : s’installer complètement avec sa femme et leur fille Roxane, une enfant fragile, trop sensible à la pollution citadine. Le « zig », avec lequel ils lient une sorte d’amitié malicieuse, commence vraiment à les intriguer, à troubler leur tranquillité. « Qu’est-ce qu’il a, ce zig, de spécial pour à ce point nous obséder ? ». Réponse incertaine : « Sa façon peut-être de s’accrocher à nous, ça fait désespoir de petit baigneur cherchant la perche, comme tombé dans lui-même, dans sa rivière propre, il est là qui panique, mais la perche est une farce, un sucre d’orge, une illusion, ça fond quand on y touche. » Comme si le « petit cénacle » devinait qui est vraiment le « zig ».

Dans son style nourri d’images pittoresques et originales, d’un lexique riche et mêlé, d’une syntaxe rebondissante, avec un sens ravageur de l’humour et du pathétique réunis, Lionel-Édouard Martin mène son roman par étapes successives, faisant alterner les points de vue par le truchement des monologues (ceux du « zig » – y compris les SMS qu’il échange avec Maryelle, sa femme – et ceux du trio), nous laissant savourer quelques morceaux de bravoure (telle la scène affolante d’un molosse déversant son trop-plein, disons… d’affection sur un humain). Peu à peu se mettent en place les ruses du dit trio, le piège qui sera tendu au « Parisien », jusqu’aux surprises finales, au dénouement dévoilant les rêves inaccomplis. Pour le « zig », c’était « rêves à tous les repas, collations comprises, l’imagination flamboyante, le monde lui entre dans la bouche, il le mâche, en fait des mots. » Tout un monde de mots : l’auteur sait de quoi il retourne.

Jean-Pierre Longre

www.editions-lebateauivre.com  

https://lionel-edouard-martin.net