29/12/2023
Le tueur des cimetières
Jean-Jacques Nuel, Balade funéraire, « Une enquête de Brice Noval à Lyon », 2023
Elles sont jeunes, elles sont blondes et fines… et on trouve leurs cadavres sur les tombes de Lyonnais notoires, tels le fameux guérisseur Maître Philippe ou les poètes Joséphin Soulary et Pierre Dupont, dans les cimetières de Loyasse et de la Croix-Rousse. Toutes tuées selon le même rituel : un seul coup de couteau bien ciblé, la longue chevelure blonde coupée et, agrafé au corsage, un quatrain répondant aux normes classiques du genre.
Le commissaire divisionnaire Alexandre Schweitzer va faire appel au détective privé Brice Noval (le narrateur, qui a déjà participé à plusieurs enquêtes) ; celui-ci accepte de sortir momentanément et par intermittence de sa retraite bourguignonne pour tenter de résoudre ces énigmes avec son ami, flanqué de deux collaborateurs, sortes de Laurel et Hardy policiers. Commence alors la traque de l’assassin, qui n’hésite pas à s’autoproclamer « Poète », comme s’il l’était véritablement, alors que Noval, fin connaisseur en la matière et lui-même auteur d’une anthologie (non publiée) de la poésie lyonnaise, juge ce « poète » plutôt médiocre… L’anthologie en question semble à la longue avoir une certaine importance dans le cheminement de l’enquête, un cheminement difficile, qui nécessite beaucoup de perspicacité de la part de notre détective, du commissaire et éventuellement de ses deux acolytes.
Cette Balade funéraire est bien un polar, mais c’est aussi une mine de renseignements plus ou moins développés sur la ville de Lyon, son présent et son passé, que connaît bien Jean-Jacques Nuel. C’est ainsi que l’on visitera l’ancien cimetière de Loyasse, connaîtra l’histoire de l’occultisme à Lyon et celle de Maître Philippe, celle des « clochetiers » arpentant « les rues la nuit pour éveiller les habitants et les inviter à prier pour les morts », et que l’on parcourra les quartiers de la ville, de Fourvière aux Brotteaux, de la Croix-Rousse à la Guillotière, sur les pas de ce Brice Noval aussi érudit que fin limier. Preuve que l’encyclopédisme et le suspense peuvent très bien s’acoquiner, pour le plaisir des lecteurs.
Jean-Pierre Longre
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02/12/2023
Queneau de nouveau
Raymond Queneau, Œuvres complètes II, Romans tome I. Édition publiée sous la direction d'Henri Godard avec la collaboration de Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n° 485, 2002, rééd. 2023
Appendices : Textes et documents inédits relatifs aux romans publiés dans ce volume - Technique du roman. Le Chiendent - Gueule de pierre - Les Derniers jours - Odile - Les Enfants du limon - Un Rude hiver - Les Temps mêlés - Pierrot mon ami.
Présentation:
Queneau n'est pas un romancier comme les autres. Il l'est si peu qu'on ne pense pas toujours spontanément à lui comme à un romancier, bien qu'il ait publié treize romans. Peut-être est-ce dû à son parti pris du rire et du jeu, à sa volonté d'amuser le lecteur et de s'amuser lui-même. Queneau ne serait-il pas un écrivain sérieux ? Le ton drolatique qu'il adopte a pu parfois dissimuler les autres facettes de sa personnalité de romancier : sa volonté d'être le témoin du monde et de l'histoire de son temps, ou son besoin de donner figure par l'imaginaire à des interrogations existentielles. Il est non moins vrai que l'on trouve au cœur même de ses romans des orientations moins évidemment « romanesques » : par certains côtés, Queneau reste surréaliste malgré sa rupture avec le groupe de Breton ; il est aussi philosophe, et en particulier un philosophe de la langue et des mathématiques ; et il est passionné d'anthropologie, de psychanalyse, d'histoire des religions - sans parler de son attirance, sans doute moins connue, pour le gnosticisme et l'ésotérisme.
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09/11/2023
Les révoltés du delta
Laurine Roux, L’autre moitié du monde, Les éditions du Sonneur, 2022, Folio, 2023
Sous la plume hypersensible de Laurine Roux, le delta de l’Èbre n’et pas seulement un monde où la nature sauvage – eaux, roseaux, oiseaux – prend ses aises ; c’est aussi un monde où les grands propriétaires exploitent les rizières en faisant travailler à toute force des paysans mal payés et mal traités. Nous sommes dans les années 1930, et les rapports sont quasiment féodaux, les premières victimes de l’injustice étant les femmes, que le fils de la « Marquise », jeune imbécile brutal et sans scrupules, n’hésite pas à traiter en objets sexuels. Dans cet enfer, Toya, gamine vive et débrouillarde, connaît le coin comme sa poche. « Elle pense à l’Èbre qui chemine coûte que coûte, à cette langue de boue, grasse et fertile, née pour atteindre l’embouchure, capable d’engrosser la mer de ses alluvions. »
Analphabète comme les autres, elle va peu à peu, grâce à Horatio, l’instituteur du village, s’ouvrir au monde de la lecture, de l’écriture, et aussi de l’amour. Elle va assister aux révoltes des paysans contre les puissants et leurs acolytes – disons le capitalisme, le sabre et le goupillon –, et par la même occasion nous, lecteurs, devenons partie prenante dans la complexité de ces révoltes, faites de spontanéité et de plans élaborés, de violence directe et de calculs politiques, de destructions et de tentatives de construction.
Une activité d’hommes, dira-t-on. Mais si ceux-ci sont des combattants, les femmes, cette « autre moitié du monde », victimes parmi les victimes, telle Pilar, la mère de Toya, sont aussi des héroïnes parmi les héros. On le voit à travers Toya, que Luz, étudiante antifranquiste des années 1960, va retrouver bien après la guerre qui a déchiré le pays. 1936 – 1968, deux tentatives d’émancipation radicale. Le cheminement de la jeune fille devenue femme fidèle au delta, en est un témoignage magnifique et terrible, dans lequel l’émotion, le courage, l’obstination, la sensualité, la colère sont des forces vitales. « Parfois, après la classe, Toya va sur la tombe de sa mère. Elle s’assoit à côté du monticule, reste le plus souvent sans rien dire. De temps à autre, l’adolescente raconte ses progrès en classe, les bêtes qu’elle a attrapées, la clôture de la marquise. Puis elle embrasse la terre, Je te le promets, tu seras vengée. »
Jean-Pierre Longre
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02/11/2023
Miroirs du confinement
Lire, relire... Sylvie Germain, Brèves de solitude, Albin Michel, 2021, Le livre de poche, 2023
« En se dissociant ainsi de son image perturbée et surtout perturbante, elle se déleste du malaise qu’elle vient de ressentir. Elle se lève et relègue aussitôt dans l’anecdotique cette inquiétude produite par son reflet, elle revient à son habituelle relation au temps, fluide, rythmée et fantaisiste ». Ce que ressent Magali en plein confinement dû à la pandémie, tous les personnages de ce roman habilement et harmonieusement mené le ressentent, chacun à sa manière, alors que la solitude les assaille et que le disque de la pleine lune forme comme un immense miroir.
Ils sont d’abord présentés tour à tour dans un unique lieu, un square où ils se croisent, en marche ou assis, en promenade ou de passage. Il y a là Joséphine, une vieille dame qui regrette amèrement le passé ; Guillaume, qui note dans un carnet des bribes de l’Apocalypse ; Magali, qui veut profiter de la vie après avoir lutté contre la maladie ; Anaïs, jeune femme qui sur sa tablette s’accroche à un article plutôt philosophique ayant trait aux parfums ; Xavier, frappé par le drame d’un de ses élèves ; Stella, fine observatrice qui accompagne la vieille Mme Georges ; Serge, qui va être privé des visites à sa mère friande de pâtisseries ; le petit Émile, qui envoie « valdinguer son ballon » un peu n’importe où ; et puis, rythmant ces portraits vivants (dont les lignes ci-dessus ne donnent qu’un trait incomplet), apparaissant entre chacun d’eux, un « individu » auquel s’appliquent de nombreux qualificatifs (« le bizarre », « l’indéfini » etc.), et dont on comprend qu’il est un migrant, un naufragé de l’existence, qui n’a que son corps comme abri.
En miroir de la première partie (« Autour d’un silence »), la deuxième (« Lune solitudes ») nous fait retrouver chaque personnage sous un angle différent, confiné dans son logement, confronté à ses pensées, à ses rêves, à ses souvenirs, à ses observations, à ses petites et grandes douleurs, à ses fantasmes, confronté à soi-même, à son image. Ces Brèves de solitude sont de circonstance, certes, témoignages d’une période bien particulière. Mais c’est aussi et surtout un roman qui, dans sa rigoureuse construction symétrique, livre un portrait pluriel, tout en délicatesse, plein d’empathie pour le genre humain.
Jean-Pierre Longre
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26/10/2023
Un « habitus clivé »
Fabrice Caro, Samouraï, Gallimard, 2022, Folio, 2023
Après le départ de Lisa, qui l’a quitté pour un universitaire fort sérieux, Alan a deux tâches principales à accomplir : surveiller la piscine des voisins partis en vacances, et écrire un « roman sérieux », sur les injonctions de ladite Lisa, ce qui pourrait « susciter chez elle une admiration qui, durant ces longs mois, lui a fait défaut, et tant pis si c’est trop tard. » Sa première grande idée, tout de suite soumise à son éditrice : « un livre somme, un livre fleuve » racontant, d’une manière romancée, l’épopée de ses grands-parents espagnols arrivés en France pour fuir le régime de Franco ; il se voit, dès la parution, invité dans de prestigieuses émissions littéraires, jouant le grand écrivain…
Hélas, rien ne marche ; la page reste blanche, tandis que la piscine des voisins devient verte, de plus en plus, une piscine « horriblement verte » à la surface de laquelle apparaissent de drôles de bestioles qui ont tendance à se multiplier. Une autre idée de roman ? La disparition, dans les environs, d’une jeune femme sur laquelle il imagine un récit-enquête. Évidemment, la première page restera blanche.
Il faut dire qu’Alan n’est pas fait pour la réussite. Ni en amour (les jeunes femmes que lui présentent avec insistance ses amis pour remplacer Lisa, même s’il les trouve bien sous tous rapports, n’ont pas l’air d’emporter son adhésion sentimentale), ni en littérature (son roman précédent n’a eu aucun succès, et l’actuel est mal parti), ni en société (par rapport à laquelle il se sent toujours en décalage), ni en bricolage (il faut voir son absolu complexe d’infériorité face au vendeur de Bricorama, qui ne cache pas son mépris)…
Tout cela donne un récit à l’humour parfois corrosif, parfois doux, courant en filigrane sous la prose ou explosant franchement en formules éclatantes. Une amie diagnostique par exemple un « habitus clivé » pour notre narrateur désemparé chez qui on perçoit « un déséquilibre permanent entre son soi social d’origine et son soi social d’adoption ». Dans Samouraï comme ailleurs, l’humour de Fabrice Caro est impayable mais non gratuit.
Jean-Pierre Longre
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08/10/2023
Le labyrinthe du passé
Lire, relire... Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, 2021, Folio, 2023
S’il fallait schématiser globalement l’œuvre de Patrick Modiano (entreprise hasardeuse, voire impossible), c’est l’image de la spirale qui pourrait venir à l’esprit : des retours incessants à un passé réel, rêvé ou fantasmé, un passé qui n’est jamais vraiment le même, et des passages périodiques en des lieux toujours nommés qui ne sont pourtant pas toujours identiques, avec des personnages parfois récurrents. L’impression de tourner en rond, mais en découvrant chaque fois, d’étape en étape, de livre en livre, quelque chose de nouveau, ajoutant une couche supplémentaire à la matière romanesque.
Chevreuse n’échappe pas à cet embryon d’analyse. Entraîné par une certaine Camille « Tête de mort », puis par une autre femme, Martine Hayward, le protagoniste, Jean Bosmans, va circuler dans un espace compris entre Chevreuse, Auteuil et Paris (avec tout de même une parenthèse dans le sud de la France) et entre trois périodes, l’enfance, la jeunesse et un passé tout récent. Il va croiser quelques personnages louches (Guy Vincent, Michel de Gama – ou Degamat –, René-Marco Heriford, Philippe Hayward) qui ont l’air de vouloir s’en prendre à lui, parce qu’autrefois il aurait assisté à une scène qu’il n’aurait pas dû voir dans une « maison de la rue du Docteur-Kuzenne » à Jouy-en-Josas ; il va se rendre à plusieurs reprises dans un appartement d’Auteuil où le reçoit une jeune femme, Kim, à la fois accueillante et réservée, qui garde un enfant – un appartement où, la nuit, il se passe de drôles de rencontres… Des mystères, donc, entretenus par le silence de Camille (« Dès leur première rencontre, il avait remarqué chez Camille une grande aptitude au silence. Il avait vite compris qu’elle garderait toujours le silence sur son passé, ses relations, son emploi du temps, et peut-être aussi ses activités de comptable. Il ne lui en voulait pas de cela. On aime les gens tels qu’ils sont. »), des mystères qu’il tente de percer en sondant le passé, et même en esquissant des tableaux récapitulatifs, « comme pour se guider dans un labyrinthe. »
Bien sûr, on suit des fils qui se débobinent, mais qui finissent par s’entremêler, pour le lecteur comme pour Bosmans, « qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler », et qui tente de creuser « en profondeur », afin de découvrir « un réseau autour de [lui] qui se développe à l’infini. » Vie vécue, oui, mais désormais dans les pages que Bosmans-Modiano écrit, dans le livre que compose le personnage, vie qui ne se maintient que par la grâce de l’écriture : « Il n’était plus le même, désormais. Pendant qu’il rédigeait son livre et que les pages se succédaient, une période de sa vie fondait, ou plutôt se résorbait dans ces pages comme dans du papier buvard. » Comme ceux de Raymond Queneau et de quelques autres, les personnages de Modiano s’animent et disparaissent au gré du temps, et surtout au gré de l’existence littéraire que leur confère l’auteur : « Les rues de Paris de ces mois-là resteraient pour lui grises et noires elles aussi, à cause de son livre, dans lequel il s’était inspiré de ces personnes. Il leur avait volé leurs vies, et même leurs noms, et elles n’existeraient plus qu’entre les pages de ce livre. » Seuls quelques écrivains, dont Patrick Modiano, parviennent à accomplir ce genre de miracle littéraire.
Jean-Pierre Longre
Et bientôt une chronique sur La danseuse, dernière parution de Patrick Modiano...
10:11 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, patrick modiano, gallimard, jean-pierre longre, folio | Facebook | |
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24/09/2023
« Car la mer et l’amour ne sont point sans orage »
Lire, relire... Pascal Quignard, L’amour la mer, Gallimard, 2022, Folio, 2023
On connaît le goût de Pascal Quignard pour l’écriture fragmentaire ; on sait aussi qu’il maîtrise parfaitement l’art de la narration continue ; et que la musique, particulièrement la musique baroque, est l’un de ses sujets de prédilection. Ajoutons à tout cela l’amour, la mort et bien sûr la mer (le titre l’annonce), et nous avons la forme et la matière de ce beau roman qu’est L’amour la mer.
Nous sommes au XVIIème siècle, et comme dans La comédie humaine de Balzac nous retrouvons des personnages dont nous avons fait la connaissance dans de précédents ouvrages. Par exemple Meaume le graveur, dont les tribulations étaient contées dans Terrasse à Rome ; ou Monsieur de Sainte-Colombe, fameux violiste, rendu encore plus fameux par Tous les matins du monde, et qui détruisit par le feu ses rouleaux de partitions… Bien d’autres artistes venus de différentes régions d’une Europe en effervescence peuplent les pages du livre, parmi lesquels le claveciniste allemand Jakob Froberger et son élève Hanovre, le luthiste Hatten et son amante Thullyn, violiste qui aime « le sable trempé de l’estran qui brille » et « l’eau lumineuse de la mer » ; amour de l’homme, amour de la mer… C’est d’ailleurs avec elle, grâce à elle que l’on peut accéder au cœur du propos : « Thullyn lisait les cartes, où elle était sans pareille à découvrir la chance. / Elle aimait la musique et s’abandonnait entièrement à la douleur qui naissait d’elle. / Telles étaient ses deux passions si on oublie la mer puisqu’elle venait des îles du bout du monde. / Enfin elle avait une peur absolue de la mort. Cela faisait quatre couleurs. L’amour, la mer, la musique, la mort. »
On pourrait aussi évoquer « les épidémies, les bûchers des renégats, les émeutes des affamés, des révoltés, les barricades des parlementaires, les fumées des guerres religieuses » qui se dissipèrent « à la fin du monde baroque » avec, notamment, les « Suites de danses » de Froberger, que Bach reconnut plus tard comme son maître ; ou le château de Montbéliard où aimait se réfugier la princesse Sybille von Württenberg ; ou les sauts dans le temps qui nous font assister à la disparition des violes, à l’apparition des violons, altos, violoncelles, des piano-forte et des pianos ; ou même les confidences du narrateur sur son enfance… On entend toutes les voix, dialogues et monologues, on perçoit la multiplicité des points de vue, on se réjouit à lire la prose de Pascal Quignard, érudite sans pédanterie, musicale sans confusion. Et l’on se prend à imaginer que ce long récit aux multiples ramifications est une vaste extension du célèbre sonnet de Pierre de Marbeuf (1596-1645) qui commence ainsi :
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Jean-Pierre Longre
En lire plus sur Pascal Quignard :
http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard
Quignard et la peinture : Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf
Quignard et la musique : Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf
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19/09/2023
Les révélations du train de nuit
Philippe Besson, Paris-Briançon, Julliard, 2022, Pocket, 2023
Les trains font partie des lieux propices aux rencontres de hasard, à l’émergence d’affinités insoupçonnées, éphémères ou durables, sait-on jamais. L’Intercités de nuit n° 5789, qui fait le trajet de Paris-Austerlitz à Briançon en passant par Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre et L’Argentière-les-Écrins en fait partie, et Philippe Besson dirige son objectif sur une dizaine de voyageurs que rien, au départ, ne relie. Les chapitres du début sont consacrés aux portraits individuels : un médecin généraliste, un jeune moniteur de ski, une jeune femme et ses deux enfants, un couple de retraités militants syndicalistes, un VRP bon vivant, une petite bande de jeunes étudiants.
Les personnages ainsi campés avec un art consommé du portrait et une empathie sous-jacente mais évidente, les liens se nouent, les confidences s’échangent, la sensibilité émerge sous la carapace des apparences ; le huis-clos agit comme un cocon propice à l’expression de l’intimité, des secrets, de la sensualité, comme un révélateur de ce qui sans ce voyage serait resté enfoui dans les mémoires, les cœurs et les esprits, comme lorsqu’Alexis, le médecin, avoue ses difficultés familiales à Victor, le jeune sportif, ou lorsque Julia, la jeune femme, se confie entièrement à Serge, le VRP : « Il ne s’attendait pas à ça. Dans son interrogation entraient de la sympathie et le désir d’entamer une discussion puisqu’ils sont voués à rester un bout de temps dans cet habitacle et que le sommeil est loin de les gagner, mais il n’envisageait pas que cette femme viderait son sac, encore moins avec une telle rapidité. » Ou encore lorsque Catherine, la retraitée, dévoile la maladie de son mari à ses jeunes voisins de compartiment…
Moments de confiance, presque de bonheur, si l’on ne sentait pas planer sur tout cela une menace. Quelques phrases disséminées çà et là annoncent un malheur : « Difficile de croire que c’est une nuit pour mourir », ou « Ce qui est terrible, c’est de savoir comment tout cela va finir. » Laissons donc au lecteur la découverte du dénouement tragique, qui ne bénéficiera même pas de la compassion requise, à cause de notre « époque vulgaire, où plus rien n’est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l’information », où le goût de l’immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. », de notre « époque accusatoire où il faut nommer des coupables, souvent sans preuves, les traîner dans la boue, les offrir à la vindicte populaire, et qu’importe s’il est démontré in fine qu’ils n’y étaient pour rien. » Voilà des ressentiments clairement ciblés, qui mettent en relief la magnifique leçon d’humanité que nous donne Paris-Briançon.
Jean-Pierre Longre
11:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, philippe besson, julliard, pocket, jean-pierre longre | Facebook | |
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17/09/2023
De la mort à l’amour
Marc Villemain, Il faut croire au printemps, Éditions Joëlle Losfeld, 2023
Il y a l’intrigue, et il y a tout le reste. En ce qui concerne l’intrigue, pas de véritable suspense : les premières pages racontent comment le protagoniste, musicien de jazz, jette le cadavre de sa compagne du haut d’une falaise d’Étretat, leur bébé blotti dans son couffin sur la banquette arrière de la voiture. Et l’on connaîtra peu à peu les circonstances du drame : l’amour pour cette femme qui venait l’écouter jouer tous les soirs, la dégradation progressive, celle de la femme et celle du couple, les disputes, jusqu’à la plus violente de part et d’autre et ses conséquences. Voilà le point de départ, la cause de « tout le reste » qui fait l’objet du roman.
Dix ans ont passé, accompagnés du sentiment de culpabilité et du mensonge constant, puisque tout le monde croit à la disparition, non à la mort. Quelqu’un ayant cru voir sa compagne en Bavière, il joue le jeu de la vérité fictive et va voir sur place, accompagné de son fils ; là-bas, il va rencontrer Mado, serveuse dans l’hôtel où ils sont descendus, Mado qui, avec sa simplicité et son sourire de belle jeune femme, fait la conquête du père et du fils. Mais ceux-ci doivent repartir, car on leur a signalé que leur compagne et mère serait allée en Irlande, dans le comté de Cork. Nouveau départ, donc, nouveaux paysages, nouvelles rencontres, dont celle de Marie, avocate séduisante, qui s’occupe dans la région d’une affaire médiatique de meurtre (transposition romanesque d’une affaire réelle qui, en 1996, a défrayé la chronique). Marie, compréhensive et déterminée, fait à son tour la conquête du père et du fils…
Ainsi l’intrigue meurtrière est-elle devenue périple européen, quête itinérante d’un fantôme plus qu’improbable. Et finalement, c’est encore tout le reste qui compte le plus : la musique, amie de tous les instants, sombres ou lumineux, plus indispensable encore que les mots : « Les mots, ça engage trop, et après tout la musique peut bien servir à cela – à s’en jouer, des mots : la musique comme trompe-l’œil, comme camouflage, comme un présent à ceux auxquels précisément les mots font peur, pour les autoriser à se déclarer, à déclarer leurs flammes, leurs peines, leurs remords ou leurs espoirs, sans qu’ils aient à rougir, ni à souffrir l’affreuse sensation de mise à nu. » Et aussi la relation complexe, riche de tendresse et de compréhension, entre le père et son fils de 10 ans : « Entre eux il s’étonnait toujours de correspondances naturelles, pour ainsi dire magiques. Étrangement, il aimait chez lui ce contre quoi il luttait en lui-même : une disposition à la réclusion, au mutisme et à la rêverie. Il aimait que son fils ne souffrît pas des fascinations ordinaires de ceux de son âge et ne fût pas dupe de l’écume des choses. À quoi d’ailleurs il n’était pour rien : l’enfant était né ainsi. Il n’emmagasinait pas seulement le monde alentour, il s’y ouvrait et le laissait jeter en lui ses racines. » Et enfin l’amour, qui se dit ou ne se dit pas, pétri de pudeur ou hérissé de sensualité.
Au-delà de quelques détails malicieux, qui nous font par exemple retrouver quelques noms rencontrés dans des romans antérieurs (Géraldine Bouvier, Mado, Marc Villemain lui-même), Il faut croire au printemps est un roman au style délicat et précis (qui au passage ne rechigne pas devant l’emploi du subjonctif imparfait, et c’est justice), un roman plein de sensibilité, de confiance dans le genre humain (une confiance qui ferait presque oublier le mensonge initial), un roman qui traque et saisit les émotions irrépressibles d’un homme à qui le destin a apporté, inséparables de la vie, le cauchemar et l’espoir, le malheur et le bonheur.
Jean-Pierre Longre
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06/09/2023
Hors normes, survivre, revivre
Lire, relire... Sandrine Collette, On était des loups, JC Lattès, 2022, Le livre de poche, 2023
Prix Jean Giono 2022, Prix Renaudot des Lycéens 2022
Ils sont trois : Liam, le narrateur, « chasseur par nécessité » (pour la viande et les peaux de bêtes), mais aussi par choix, Ava, qui l’a suivi par amour jusque dans sa montagne isolée, loin de tout et de tous, et Aru, le petit garçon, venu au monde malgré les réticences du père à faire vivre un enfant au fin fond des forêts. Ava s’occupe du « môme » et de la maison, Liam part souvent pendant plusieurs jours à la poursuite des bêtes sauvages, et la vie suit ainsi son cours jusqu’au jour où l’homme, revenant chez lui, ne voit pas son fils courir à sa rencontre comme il le fait d’habitude. Et il le découvre caché, protégé sous le cadavre de sa mère tuée par un ours.
C’est au-delà du chagrin, au-delà des pleurs, au-delà de l’amour même. « Avec Ava qui n’est plus là c’est déjà la moitié de mon monde qui s’est écroulé et si je n’arrive pas à chasser alors. N’importe qui le dirait qu’on n’emmène pas un gosse de cet âge dans cette vie il ne ferait que me gêner, il ne faut pas en arriver à ce point pour lui et pour moi. Je ne peux pas me mettre à le détester. Je n’ai pas la force. » Liam a enterré sa femme, puis est parti à la ville, à plusieurs jours de marche, avec ses chevaux et son fils dans le but de confier celui-ci à son oncle et à sa tante, qui refusent tout net. Il décide donc de faire avec lui une sorte de pèlerinage au lac lointain dont rêvait Ava.
Commence un long périple, d’abord le long des routes où foncent des camions et où ils croisent des gens intrigués par cette drôle de mini caravane – un homme des bois sans même un téléphone, un petit garçon et deux chevaux… Puis c’est la forêt solitaire, où l’on perçoit au loin, « par ricochet », le hurlement des loups. « Le chant des loups nous appelle parce que c’est notre chant et aussi loin qu’on puisse remonter il y a l’éclat d’un animal en nous, c’est pour ça que ça m’émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. » Et c’est le lac d’Ava, où l’histoire a failli finir cruellement, ensuite le long du chemin ce sont quelques masures dont les habitants peuvent parfois fournir un peu de nourriture et, aux abords de la montagne, le frôlement monstrueux de la mort évitée de justesse. Aru, petit garçon de cinq ans et demi qui paraissait être un poids pour son père, devient celui qui le sauve dans la soudaineté du danger, et le fait revivre avec l’aide de rares et fidèles amis.
Récit plein de violence et d’émotion, tantôt lent tantôt haletant, On était des loups est un chant d’amour conquis sur le chagrin, la colère, la dureté de la vie, de la nature et des hommes ; un chant d’amour de l’homme pour la montagne sauvage, ses forêts et ses animaux, un chant d’amour de Liam pour Ava et finalement pour Aru, l’enfant qui parvient à apprivoiser son père. Le style de Sandrine Collette est d’une poésie rude et libre, aussi rude et libre que ses héros, un style en marge des règles communes de la syntaxe officielle ; il est l’expression poignante d’existences hors normes, elles aussi en marge des règles communes de la vie ordinaire.
Jean-Pierre Longre
11:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, sandrine collette, jc lattès, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | |
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14/08/2023
L’envers des Lumières
Nicolas Cavaillès, Les ombres opposées, éditions Corti, 2023
Ils ont beau être « opposés », les hommes que Nicolas Cavaillès a choisis comme protagonistes de son roman ont des points communs : tous deux ont bel et bien existé, fruits du Siècle des Lumières qui recèle tant de personnages méconnus, de passions disparates et de contradictions fructueuses ; tous deux sont originaires de Pont-de-Veyle, bourgade située non loin de Mâcon, côté Bresse, et traversée par la grande et la petite Veyle. Là s’arrêtent les similitudes. Car « l’un ne se mêla de rien, l’autre refit le monde ».
Le premier, Antoine de Ferriol, comte de Pont-de-Veyle, naquit avec à son chevet les privilèges de la noblesse, et n’en fit pas grand-chose – sans ambition sociale, aimant les loisirs, le théâtre, profitant de l’amitié de Voltaire et de madame du Deffand, de son lien familial avec madame de Tencin, de modestes dons pour la chanson et l’écriture comique, justifiant son existence sociale par quelques charges sans contraintes qui lui furent octroyées et lui permirent de préserver son indépendance, enfouissant son ennui dans le divertissement et son inutilité dans les fréquentations mondaines. Le second, Jean-Louis Carra, « jamais ne s’ennuya, lui. » Il mena une vie aventureuse, parcourut l’Europe de l’Angleterre à la Russie, de la Pologne à la Roumanie, participa activement à la Révolution, vota la mort du roi et, objet (selon lui) de calomnies, accusé de trahison, fut condamné à mort et guillotiné. Disciple de Rousseau, confrère de Chamfort, idéaliste sans doute, vantard et hâbleur à coup sûr, il mourut en se proclamant victime de la corruption, de « l’atmosphère empestée » de son époque.
La mise en regard de ces deux personnalités si différentes – différence accentuée par le traitement stylistique des deux biographies, puisque la première est narrée par une instance externe d’apparence objective, la seconde sous la forme d’un discours à la première personne –, cette mise en regard, donc, est pleine d’enseignements sur l’Histoire, les mouvements de la société (passée et présente) et la condition humaine. Nicolas Cavaillès, qui sait tirer de destins historiques méconnus l’essence romanesque, morale et philosophique de la vie, l’écrit magistralement : « Ainsi de Jean-Louis Carra et d’Antoine Ferriol, dit Pont-de-Veyle, derniers fruits acides et stériles de l’Ancien Régime, deux ombres opposées dans lesquelles les Lumières françaises se résorbèrent avec ironie. » Les « Lumières françaises » n’ont pas fini de laisser leurs ombres s’allonger sur l’humanité.
Jean-Pierre Longre
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15/07/2023
« Sais-tu ce que je suis ? »
Akwaeke Emezi, La Mort de Vivek Oji, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2023
« Je ne suis pas ce qu’on croit. […] Et, jour après jour, j’avais du mal à vivre en sachant que les autres me voyaient d’une certaine façon, en sachant qu’ils se trompaient, qu’ils se trompaient lourdement, que le vrai moi était invisible à leurs yeux. » Ainsi s’exprime Vivek, à l’un des moments où sa voix se fait entendre dans le récit où s’expriment tour à tour le jeune protagoniste, son cousin et confident Osita et l’instance narrative extérieure.
Différent, donc, Vivek l’est, cachant à ses parents sa vraie nature que ne connaissent qu’Osita et leurs jeunes amies chez qui il se réfugie régulièrement. Ses parents, Kavita et Chika, le voient dépérir peu à peu, et sa mère se laisse peu à peu persuader par sa belle-sœur Mary de le faire « délivrer » par un pasteur, dans un exorcisme brutal. Échec, bien sûr, et brouille familiale. Finalement, un jour d’émeutes et d’incendie du marché, les parents vont découvrir le cadavre de leur fils mystérieusement déposé devant la porte de leur habitation. Que s’est-il passé ? Sont-ils indirectement responsables de sa mort ? Kavita a-t-elle manqué d’amour pour son fils ? « Ce n’est qu’une fois qu’il était devenu un homme qu’elle prit conscience qu’elle ne pouvait plus l’atteindre, qu’il s’en était allé, si loin que son corps était désormais privé de souffle. Nul autre qu’elle ne pouvait éprouver cette perte de toute une vie. » C’est seulement après sa mort que les parents de Vivek sauront qui était vraiment leur fils.
La construction complexe du roman, dans ses va-et-vient temporels et dans le croisement des voix qu’il fait entendre, est à l’image de la société nigériane qu’il dépeint dans sa diversité et sa vivacité, dans sa langue même (le glossaire final est à cet égard bien utile), une société faite de non-dits et de paroles sincères, de gestes coutumiers et d’attitudes modernes. Surtout, cette construction donne à ressentir le plus crucialement les émotions des âmes, le pathétique des situations, l’injustice des réactions et l’imminence des questions d’identité. Le dramatique destin de Vivek, issu de l’aveuglement familial et social, est pourtant un pas en avant vers la connaissance et la compréhension humaines.
Jean-Pierre Longre
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09/07/2023
« Deux histoires sur une plage sans fin »
Lire, relire... Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, Babel/Poche, 2016, Folio, 2023
Prix Goncourt du premier roman
La première phrase claque comme une réplique cinglante à celle qui ouvre L’étranger : « Aujourd’hui, M’ma est toujours vivante. ». Le vieil homme qui, sur toute la longueur du livre (exactement la même que celle du roman de Camus), va se confier de soir en soir, de verre en verre, à un jeune universitaire français, se présente comme le frère de l’Arabe anonyme tué par Meursault sur « une plage vibrante de soleil », cet Arabe qui « n’a eu droit à aucun mot dans cette histoire », et qui mériterait la justice des « équilibres ». « L’absurde, c’est mon frère et moi qui le portons sur le dos ou dans le ventre de nos terres, pas l’autre. ».
Un règlement de comptes ? Non. Il s’agit de l’autre histoire, celle de l’inconnu, ou, comme l’indique le titre, d’une « contre-enquête » dans laquelle la langue, la culture, la littérature ont beaucoup à voir. La confession du vieil homme (qui rappelle par sa forme celle de Jean-Baptiste Clamence dans La chute) est un long retour sur lui-même, ce personnage narrateur émouvant auquel on s’attache intimement, un retour sur ce frère qu’il appelle Moussa (mêmes consonances que Meursault), sur leur mère (« Chez nous, la mère est la moitié du monde »), sur la Révolution et l’Indépendance de l’Algérie, sur l’absence de Dieu, sur la présence de la langue « autre » qu’il lui a fallu apprendre. « Les livres et la langue de ton héros me donnèrent progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d’ordonner le monde avec mes propres mots. ». Dans tous les détails du monologue, dans tous les recoins de sa prose, Kamel Daoud explore la complexité de l’âme, de la mémoire et de l’imagination humaines. Au-delà des circonstances (l’histoire de l’Algérie, les aberrations de la colonisation et les ambiguïtés de l’indépendance), c’est de l’identité et de la condition humaines qu’il s’agit, ainsi que de la révolte contre l’absurde de cette condition.
Comme chez Camus, dira-t-on. Mais différemment aussi, selon une trame narrative et des points de vue autres, à la manière d’un écho qui prolonge le son et qui, en même temps, crée d’autres harmoniques. À la fois retour critique et hommage au « chef-d’œuvre » reconnu comme tel, rempli de citations plus ou moins reformulées, plus ou moins voilées, Meursault, contre-enquête ne doit rien à personne, sinon à son auteur, qui s’inscrit avec ce premier roman dans la lignée des grands écrivains de langue française – et pour qui le Prix Goncourt eût été largement mérité.
Jean-Pierre Longre
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02/07/2023
Une enfance bulgare
Rumjana Zacharieva, Sept kilos de camomille, traduit de l’allemand (Bulgarie) par Diane Meur, Belfond, 2023
Née Bulgare en 1950, Rumjana Zacharieva est devenue écrivaine dans la langue du pays où elle vit depuis 1970, l’Allemagne. Mais elle n’a pas oublié le pays de son enfance. Sept kilos de camomille est le roman de cette enfance des années 1960, plus particulièrement de l’été des 12 ans de la fillette passé chez ses grands-parents, qu’elle appelle Maminka et Diado. Une enfance comme beaucoup, avec ses joies et ses chagrins, ses aventures et ses frayeurs, ses élans et ses doutes. Mais une enfance bridée par les particularités du régime qui sévissait en Bulgarie comme dans toute l’Europe orientale : un communisme nourri (à côté des « privilèges » réservés à quelques-uns) des contraintes qui pesaient sur la population.
C’est notamment l’obligation, pour les enfants, de cueillir sept kilos de camomille pendant l’été s’ils veulent obtenir leurs livres scolaires à la rentrée ; c’est l’absence des parents enseignants tenus d’occuper leurs vacances à encadrer des camps de « pionniers » ; c’est la propagande incessante diffusée par les haut-parleurs dans les rues du village, avec cette menace difficile à comprendre de la « guerre froide » – et comme résultat le rêve de devenir une grande patriote, une héroïne, voire une martyre de la résistance contre le fascisme et le capitalisme (quelques doutes tout de même : que sont allés faire en Amérique certains oncles ou autres membres de la famille ?).
À côté de tout cela, il y a la vie villageoise, les petites péripéties et transgressions de l’enfance, les histoires d’autrefois racontées par les parents et les grands-parents, les découvertes des secrets du corps et de la sexualité, les questions sur le bien et le mal, les mots nouveaux appris et soigneusement notés, y compris leurs fausses interprétations, comme en témoigne la liste savoureuse et pleine d’humour qui clôt le livre. Et le récit est l’occasion, pour l’autrice, de se poser des questions essentielles sur les rapports entre le passé et le présent, sur ce qu’il reste à raconter après des dizaines d’années : « La plupart des gens ont cessé de traverser sans effort les frontières entre aujourd’hui et autrefois, aussi exigent-ils une cohérence dans la perspective narrative : le narrateur dans l’ « aujourd’hui », l’enfant dans l’ « autrefois » ; mais le langage ne sera jamais à la mesure du temps. […] Je serai mon actuelle table de travail, je serai ma mère, je serai Maminka et le village, le parfum de camomille et tous ces sept kilos d’été, la guerre froide et l’envie de mourir pour la liberté. » L’autobiographie est certes une construction littéraire complexe, mais le roman de Rumjana Zacharieva, tout en finesse et en sincérité, nous fait vivre la simplicité de l’enfance.
Jean-Pierre Longre
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25/06/2023
Une étrange bâtisse
Julien Gracq, La Maison, Éditions Corti, 2023
D’abord, la pleine réalité : pendant l’occupation, des trajets réguliers entre deux localités dans un autocar bondé traversant un paysage désolé fait de « fouillis hirsutes », avec « son sol ligneux tapissé de feuilles pourries, les branches tordues et hargneuses des chênes nains qui en barricadaient les profondeurs ». Dans cette « terre gâte », dont la description paraît prémonitoire, le regard du narrateur est attiré par une construction inattendue, délabrée mais comme encore animée, telle une « bête tapie », à la fois repoussante et attirante.
C’est alors que commence le mystère ; il décide un jour de s’approcher de la maison, bravant les obstacles naturels et l’angoisse d’aller à la rencontre d’une façade qu’il perçoit comme un visage humain. Car, singulièrement, tout semble vivant dans cette bâtisse aux allures abandonnées : une vie cachée, énigmatique, dont la vue perçoit des bribes et l’ouïe des sons, étranges et prometteurs. C’est « avec cette sensation de la gorge serrée et de la bouche sèche, et en même temps ce sentiment d’aisance jamais en défaut et de rapidité presque folle » que le narrateur pénètre dans le monde sensuel d’un rêve qui semble pourtant à sa portée.
Ce court récit que Julien Gracq ne publia jamais nous est donné comme un ultime témoignage littéraire du monde de l’écrivain, de son cheminement vers les transformations progressives du réel, de sa pénétration dans l’univers incertain des signes de la puissance de l’imagination. Les éditeurs ont eu la bonne idée de reproduire le plan et les deux états successifs du manuscrit qui montrent combien Julien Gracq travaillait ses textes : ratures, ajouts et repentirs jonchent le premier, tandis que le second ne contient que quelques corrections ponctuelles, précédant l’achèvement complet . Un travail minutieux pour un bref récit tout en tension.
Jean-Pierre Longre
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20/06/2023
Deux femmes d’aujourd’hui
Lire, relire... Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard, 2021, Folio, 2023
La définition du bonheur est un roman de notre époque. Je veux dire par là que les deux protagonistes sont confrontées à des sujets qui occupent les esprits et les corps d’aujourd’hui ou d’un hier récent : les femmes victimes d’abus sexuels et de violences physiques, la fidélité et l’infidélité dans le couple, l’éducation ou l’abandon des enfants, la dépression, le besoin de voyager, les difficultés ou l’insouciance financières, le cancer, les secrets de famille, Trump, et en dernier lieu le Covid avec ses conséquences, confinement et précautions sanitaires…
Tout y est, certes, mais ce n’est pas un document journalistique ou historique ; c’est bien un roman, dans lequel Catherine Cusset, femme d’aujourd’hui, utilise des données qu’elle connaît sans doute bien, mais qui pour une écrivaine chevronnée comme elle ne sont qu’un matériau soutenant la fiction, une fiction qui, en retour, attise la compréhension du réel. Disons donc : deux femmes, Ève et Clarisse, aux tempéraments bien différents, aux destinées sans points communs apparents, vont se trouver liées d’une manière insoupçonnée. Avant que le mystère soit levé, nous apprenons dans le prologue qu’Ève est venue en France depuis New-York, où elle réside, pour les funérailles de Clarisse. Puis une longue première partie retrace, depuis 1979, les existences des deux femmes. Existences parallèles, mais éloignées et dissemblables. Comme le montre la clé USB qu’a laissée Clarisse et qu’Ève a retrouvée, « elle entrelaçait nos vies parallèles qui se faisaient écho, si proches et si différentes dans nos expériences de l’amour, du désir, de la maternité et du vieillissement. » Les deux femmes n’ont pas les mêmes occupations et préoccupations, pas les mêmes appétits, pas les mêmes manques, pas les mêmes soucis… mais au plus profond d’elles-mêmes, les affinités qu’elles se découvrent dépassent les disharmonies.
Le roman de Catherine Cusset est, au-delà de sa dimension actuelle, une belle œuvre intemporelle dont la construction est représentative de la vie des deux femmes : de longs chapitres continus pour Ève, de courtes séquences tourmentées pour Clarisse – puis le dernier récit qui opère la jonction. Une belle œuvre qui ne laisse pas de répit aux personnages, entre vie quotidienne et événements décisifs, pas de répit non plus au lecteur, qui se laisse porter par le récit, entre suspens narratif et émotion sincère.
Jean-Pierre Longre
www.folio-lesite.fr
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16/06/2023
Au pays des destins croisés
Lire, relire... Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022, Babel 2023
Ils sont nés dans la même localité, à deux pas d’Épinal, où les gens vivent tant bien que mal, végétant dans cette « petite ville peinarde » ou tentant à tout prix de s’en échapper, suivant leur tempérament ou le degré de leurs ambitions. Christophe incarne la première posture, lui qui est resté là, partageant son existence entre les copains et l’équipe de hockey sur glace dont il est l’une des vedettes, attirant irrésistiblement le regard des filles, lui qui vit maintenant, la quarantaine atteinte, avec son père et son fils, vendant de la nourriture pour animaux parce qu’il faut bien vivre. Hélène, quant à elle, a fait des études impeccables, a émigré à Nancy, s’est mariée, a eu deux filles ; une jeune femme moderne, qui apparemment a tout réussi : son couple, ses enfants, sa vie professionnelle dans un cabinet de consultants – ce qui veut tout dire et ne rien dire, vendre du vent ou de véritables conseils ?
On le voit, le destin de ces deux là est aussi éloigné que possible ; ils se sont certes connus dans l’enfance et l’adolescence, Christophe avait même séduit pour un temps la meilleure amie d’Hélène ; mais l’éloignement risquait d’être définitif. Pourtant, ils vont se recroiser. Et là… « Hélène avait voulu conquérir des distances, à coups d’écoles, de diplômes et d’habitudes relevées. Elle avait quitté cette ville pour devenir cette femme de fantasme, efficace et conséquente. Et là, comme une conne, dans un resto franchisé coincé entre un cimetière et un parking, elle venait d’avoir un coup de chaud en apercevant Christophe Marchal. Vingt années d’efforts n’avaient servi à rien. » La brillante carriériste et le sportif resté peuple vont s’apercevoir que leur vie ne leur apporte pas ce qu’ils attendaient, et une attirance mutuelle, amoureuse ou érotique (va savoir), va la rendre plus exaltante, en tout cas pour un temps.
Nicolas Mathieu nous fait suivre deux destinées qui, partant du même point, se séparent, s’éloignent, se rapprochent, se croisent plus ou moins durablement, et à travers ces deux destinées particulières c’est la France contemporaine qu’il raconte, France d’en-haut et France d’en bas, France superficielle et France profonde. Dans des va-et-vient entre les années 1990 et l’année 2017 (année d’élections dont les enjeux n’échappent pas à la plume ironique de l’auteur), l’adolescence et ses fièvres campées avec finesse et empathie, l’âge adulte et ses illusions vus avec précision et rigueur, tout cela est étalé, disséqué. Le réalisme et la satire socio-politique se combinent dans des descriptions acérées, ce qui n’occulte pas une certaine tendresse pour le peuple. Le langage des cabinets de conseil avec son snobisme pseudo-anglophone fait, par exemple, l’objet d’un humour sans concessions, tandis que les scènes de bistrot populaire, pour burlesques qu’elles soient, attirent la sympathie ; la rengaine de Michel Sardou, qui donne son titre au roman et qui pourrait être moquée sans vergogne, apporte plutôt du liant au récit. Et la longue séquence finale de la noce campagnarde est un morceau d’anthologie naturaliste. Il y a du Zola dans ce roman d’aujourd’hui.
Jean-Pierre Longre
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08/06/2023
Complexes destinées
Gabriela Adameşteanu, Fontaine de Trevi, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard, « Du monde entier », 2022
Letitia voudrait récupérer des biens immobiliers familiaux que le pouvoir communiste avait confisqués. Installée en France avec son mari Petru, ancien journaliste à Radio Free Europe, elle fait pour cela des voyages successifs à Bucarest, retrouvant des amis et de la famille, confrontant ses souvenirs à la réalité présente. Voilà le fil conducteur, le prétexte narratif d’un roman dans lequel on retrouve la protagoniste déjà présente dans les deux précédents (Vienne le jour, Situation provisoire), elle-même cherchant à publier ce qu’elle assume comme une « autofiction ».
On l’a connue jeune étudiante en proie aux difficultés matérielles et morales des années 1950-1960 dans ce pays, puis adulte, cherchant à oublier les contraintes de la vie conjugale et professionnelle, ainsi que les risques politiques, dans une relation amoureuse un peu compliquée… On la découvre maintenant retirée dans une bourgade française, dont elle quitte périodiquement la tranquillité pour se retrouver dans une Roumanie qui, toujours marquée par son passé, a ingurgité les ressorts et les compromissions du capitalisme débridé. Certes, il y a eu la « révolution », dont ses amis Morar, comme d’autres, déplorent la confiscation par les anciens apparatchiks et « sécuristes », et la parole et les déplacements – à condition qu’on en ait les moyens – y sont libres ; d’ailleurs, ceux qui le peuvent ne se privent pas d’aller travailler ou étudier à l’étranger, avec l’espoir d’en revenir mieux lotis (comme ceux qui, jetant une pièce dans la fontaine de Trevi, font le vœu de revenir à Rome). Les souvenirs personnels (amours, famille, amitiés) de Letitia se mêlent aux retours sur un passé collectif auquel le présent renvoie sans cesse, colorant les destinées des espoirs et des désespoirs qui en résultent, ces destinées qui se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît, car tout n’y est jamais tout blanc ou complètement noir.
L’œuvre de Gabriela Adameşteanu n’est pas seulement narrative. Comme dans les fresques épiques, elle campe des atmosphères aussi diverses que le sont les époques décrites, les rues de Bucarest (l’allée Teilor ou les avenues grouillantes) et les maisons de l’allée des Tilleuls, en Touraine (en une évocation digne de Du Bellay), bien d'autres lieux encore, intimes ou publics, familiaux ou professionnels… La multiplicité des événements, les grandes disputes politiques, le foisonnement des personnages (tel que leur triple liste finale est d’une grande utilité), le fond de réalité historique sur lequel ils s’impriment en relief, l’ensemble est d’une écrivaine en pleine maturité de son art, dans la lignée de Balzac, d’un Balzac qui s’exprimerait à la première personne et qui se poserait des questions sur l’ambiguïté de son personnage : « Cette femme que Sorin observe bizarrement, l’esprit ailleurs, est-ce bien moi ? ou le personnage de mon livre ? Est-ce de ma vie que je me souviens, ou bien de celle que j’ai imaginée, à partir de la vraie ? » Disons-le : ce genre de livre, fruit d’un talent et d’un travail littéraires qui n’ont pas leur pareil, ne peut être traduit que par un écrivain, et c’est bien le cas. Nicolas Cavaillès a compris comment entrer et faire entrer les lecteurs dans le monde de Gabriela Adameşteanu, dont l’œuvre entre elle-même largement dans le patrimoine littéraire d’aujourd’hui.
Jean-Pierre Longre
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18/05/2023
« Voir un peu de la vraie vie »
Paul Fournel, Le Livre de Gabert, P.O.L., 2023
C’est à Chamoison (village imaginaire mais conforme à la réalité), en Haute-Loire (département bien connu de Paul Fournel) que Gabert, écrivain ventru lassé de Paris et des prix à payer pour y survivre, s’est retiré pour « écrire à pas cher » et développer son imagination pleine de visions fantastiques et monstrueuses. Sa vie s’organise, entre l’écriture nocturne de « polars ruraux » et la fréquentation progressive des gens du village, dont il découvre bon gré mal gré les habitudes, voire les petits secrets. Il fera même un peu l’écrivain public bénévole pour des courriers administratifs ou des lettres d’amour. Lors de ses déjeuners quotidiens dans le bistrot de Tréport, il rencontre les hommes importants du village jouant à la belote, discutant foot et télé… Côté féminin il y a Lune, qui fréquente assidûment les mâles et qui aime se promener dans la campagne avec Gabert, Lola, la voisine éleveuse de brebis et sa fille Magali, une Zazie rurale, qui vient très souvent au logis de Gabert se faire raconter des histoires.
Il faut dire que l’auteur a de la suite dans les idées et le sens du pittoresque humain. On retrouve dans Le Livre de Gabert des personnages bien connus des lecteurs de Paul Fournel : la grosse Claudine et ses propos acerbes, la veuve Waserman qui habite dans son garage, les frères Bandelmas et leur manège, d’autres encore, croisés dans Les grosses rêveuses, Foraine et ailleurs. Une vraie Comédie Humaine… Et puis, très important : Gabert retrouve Jeune-Vieille (Geneviève), amie d’enfance et collègue en écriture, qui fut la protagoniste d’un roman précédent – où d’ailleurs nous croisâmes Gabert. Ils se revoient à plusieurs reprises, passent ensemble de beaux moments d’amour, et parlent livres et éditeurs.
Car le roman est pour Paul Fournel une nouvelle occasion (sinon le propos essentiel) de nous faire pénétrer dans le monde mystérieux de l’édition. Écrire des romans noirs à petit succès, cela va un moment ; mais Jeune-Vieille est persuadée que son ami peut aller plus loin. Tandis qu’elle va chercher la gloire ailleurs, elle le confie à Robert Dubois, éditeur à l’ancienne, comme on l’a su dans un roman précédent, La Liseuse : « Geneviève m’a conseillé de te lire et de te faire écrire le contraire de ce que tu écris pour te tirer hors de tes routines et t’aérer la tête. Elle est sûre que tu caches un bon livre quelque part en toi et que tu dois le faire sortir. « Un livre d’amour », m’a-t-elle dit, le livre de Gabert. » On ne le connaîtra pas, ce livre ; on saura seulement qu’il l’écrira le jour, contrairement à ses romans noirs, et qu’il s’agira de « raconter juste ce qu’il voit, repousser ce qu’il imagine. » « Voir un peu de la vraie vie. Pendant trop longtemps, il n’avait pas su débusquer le mouvement dans l’immobilité, traquer le bruit dans le silence. Et puis, peu à peu, c’est ce monde qu’il ne voyait pas qui est venu se construire et s’imposer dans son livre. » Pour peu, on dirait bien que Le Livre de Gabert est « le Livre de Fournel ».
Jean-Pierre Longre
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20/04/2023
Un drôle de roman noir
Yves Ravey, Adultère, Les éditions de minuit, 2021, Minuit Double, 2023
Il y a dans le roman d’Yves Ravey tous les ingrédients du roman noir. Le narrateur, Jean Seghers, tient une station-service au bord d’une route nationale. Outre le fait que le lieu soit peu réjouissant, l’entreprise est en faillite, et devrait être reprise par un certain Walden, président du tribunal de commerce, avec lequel Jean soupçonne sa femme Remedios de le tromper. En outre, il va falloir donner son congé à Ousmane, le veilleur de nuit et mécano, marié, père de famille, à qui Jean doit des indemnités qu’il n’a pas les moyens de payer… Bref, les difficultés s’accumulent sur la tête de notre (anti) héros, qui va commettre l’irréparable. « Mes pensées devenaient plus claires désormais, plus fluides, alors que s’élaboraient, en instantané, point par point, les phases successives et à venir de mon projet criminel. Celui-là, je l’exécuterais sans faillir. »
On va donc assister, dans tous ses détails, à l’exécution de ce « projet criminel » bien préparé, mais dans lequel il y a suffisamment de fissures pour attirer l’attention de Brigitte Hunter, enquêtrice de la société d’assurance de la station-service, qui va mener des investigations poussées et des interrogatoires serrés sur les circonstances et les causes de l’incendie suspect de l’atelier, et faire part de ses soupçons aux gendarmes. « Sous mes pieds, ce tas de cendres. L’enquêtrice ne me quittait pas du regard. Elle étudiait ma réaction, je le savais. Elle a repris, obsédée par ses suppositions : Hier soir, vous étiez seul dans la cuisine. Pourquoi n’êtes-vous pas parti avec votre femme en ville, j’insiste ? D’habitude, vous vous joignez à son groupe d’amies, auquel s’ajoute en principe Xavier Walden, alors, oui, je demande : Qu’est-ce qui vous a poussé à les laisser partir sans vous ? » – et maintes questions du même acabit.
Cela dit, Adultère ne relève pas de la simple intrigue policière à la Columbo. L’auteur joue avec le genre et avec le lecteur, qui se pose lui-même des questions sur le ton du récit, étrangement détaché alors que le narrateur est pleinement concerné, sur la portée de l’ensemble, sur le choix des détails retenus, sur celui des noms des personnages – Seghers (comme le fameux éditeur), Remedios l’épouse, Dolorès la mère (échos exotiques), Hunter l’enquêtrice (véritable chasseur)… Et il hésite, le lecteur, entre le sourire et le malaise, entre l’angoisse due au suspense et la conscience du décalage narratif. C’est certainement ce qui fait de ce roman un beau morceau de littérature.
Jean-Pierre Longre
12:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, yves ravey, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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11/04/2023
Une enquête labyrinthique
Lire, relire... Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey / Jimsaan, 2021, Le Livre de Poche, 2023.
Prix Goncourt 2021
Au départ, il y a la parution, en 1938, d’un livre étonnant, foudroyant, un de ces livres « qui donnaient l’impression que plus rien n’était à ajouter », un livre dont l’auteur fut qualifié de « Rimbaud nègre » par un critique, avant d’être accusé d’imposture ou de plagiat, puisqu’on y avait décelé des reprises d’ouvrages antérieurs. Le labyrinthe de l’inhumain – tel est le titre du roman en question – est donc entouré de mystère, d’autant que l’auteur sénégalais, un certain T. C. Elimane, a disparu, et que les éditeurs du livre ont dû mettre la clé sous la porte.
Quatre-vingts ans plus tard, un jeune écrivain, Diégane Latyr Faye, sénégalais lui aussi, après avoir découvert et lu Le labyrinthe de l’inhumain et l’enquête qu’avait faite une journaliste sur cette publication, va se lancer sur les traces d’Elimane, traces littéraires, familiales, géographiques. C’est l’occasion pour lui de participer à des discussions passionnées avec de jeunes auteurs africains installés à Paris, de participer à « des joutes littéraires pieuses et saignantes » autour d’un livre qui « tenait de la cathédrale et de l’arène ». L’occasion aussi de rencontrer, directement ou indirectement, beaucoup de personnes qui ont connu T. C. Elimane, de près ou de loin, notamment la belle et expérimentée Siga, dont l’histoire familiale, entre Afrique et Europe, nous est contée en détail, ce qui permet de saisir un certain nombre d’éléments révélateurs à propos de l’énigmatique écrivain. Le récit nous emmène dans le temps à travers tout le XXème siècle et plusieurs événements qui l’ont jalonné (colonialisme et décolonisation, racisme et émigration, nazisme et Shoah…), et dans l’espace entre le Sénégal, la France et même l’Argentine – où Elimane poursuivait on ne sait quoi, on ne sait qui (les dernières pages donnent la réponse).
Ainsi, La plus secrète mémoire des hommes est une enquête avec tout le suspense suscité par la narration, des morts mystérieuses, des brouilles familiales, des réconciliations, des pérégrinations et des tribulations, des aventures amoureuses et des surprises – et la vie peu à peu découverte d’Elimane en cache un certain nombre. Mais les recherches labyrinthiques de Diégane laissent apparaître aussi, et surtout, le caractère indispensable de la littérature, sa puissance fascinante, aussi fascinante, sinon plus, que le sort des humains, au point que des questions se posent sur les priorités : « Que pesait la question de l’écriture devant celle de la souffrance sociale ? La quête du livre essentiel devant l’aspiration à la dignité essentielle ? La littérature devant la politique ? » On ne peut évidemment tout reprendre des hypothèses, des questions que pose ce roman au style d’une grande originalité, d’une grande densité et d’une grande vivacité (Un exemple au hasard : « Il devait être six heures. Dans la salle d’attente du jour, les premiers bruits s’impatientaient. J’ignorais si on pouvait dire que la Médina se réveillait, vu qu’elle n’avait pas dormi, ou alors d’un œil. »). Impossible de rendre la teneur d’un récit aussi foisonnant. Retenons ce que, dès les premières pages, Stanislas, traducteur de son état et apparemment disciple de Flaubert, dit à son colocataire Diégane : « Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Il n’y a rien à ajouter.
Jean-Pierre Longre
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26/03/2023
Des icônes trop humaines ?
Metin Arditi, L’homme qui peignait les âmes, Grasset, 2021, Points, 2022
Avner, 14 ans, aurait pu poursuivre sans anicroches sa vie de jeune pêcheur juif dans la ville d’Acre, entre ses parents et sa cousine Myriam avec laquelle il découvre la sensualité amoureuse. Ce ne sera pas le cas. Au hasard de ses livraisons de poissons, il fait la connaissance d’Anastase, moine orthodoxe et peintre d’icônes, et ainsi naît la vocation d’Avner : il va devenir un « écrivain d’icônes » (puisque c’est ainsi qu’il faut dire, selon le dogme) ; pour cela, en cachette de sa famille, il va se convertir au christianisme, même s’il n’a pas la foi, tout en croyant « en la beauté, en celle des icônes, en la consolation qu’elles offraient. »
Nous sommes au XIème siècle, en un pays et à une époque où cohabitent Juifs, Chrétiens et Musulmans. Avner se situe au point de jonction des trois religions. Juif d’origine, peinte d’icônes orthodoxes, il se met à parcourir le pays avec Mansour, marchand musulman plein de sagesse, et va se rendre compte qu’au-delà des rites et des règles, c’est la foi en l’humain qui prime. Pourtant ce n’est pas ce que son maître Anastase lui a enseigné, et c’est ce qui lui est reproché : « Tu as peint des êtres humains, alors que tu aurais dû écrire la pensée du Christ. Tu es dans le blasphème. »
Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, l’exceptionnel talent d’Avner lui vaut une célébrité qui fait converger vers son atelier nombre de pèlerins dont il « écrit » le portrait en icônes dépassant, surpassant les canons religieux. Il va même jusqu’à faire le double portrait, face positive, face négative, d’un croisé venu de Bourgogne, le dissuadant ainsi de poursuivre sa conquête sanguinaire. Jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il en soit violemment empêché, et bien que privé de moyens, il poursuit la mission qu’il s’est donnée. « D’un trait de pinceau, Avner captait une âme, et de ses icônes épurées émanait une spiritualité jamais atteinte jusque-là. » Et Metin Arditi, en menant ce conte à la fois historique, séduisant et pittoresque, décrit la manière dont le bonheur peut se révéler à travers la peinture des âmes.
Jean-Pierre Longre
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19/03/2023
Le peintre et la Marguerite
Christian Cogné, Toute fleur s’étalait plus large, Velvet, 2023
« Je ne t’aime pas du tout ! Je ne t’aime pas du tout ! Pas du tout ! Pas du tout ! Je ne t’aimerai jamais ! » Ce jour-là, après l’effeuillage d’une marguerite, Petru, petit garçon issu d’un viol et à cause de cela rejeté dès sa naissance par sa mère, chuta dans un précipice en essayant de fuir cette haine. Chute réelle, chute symbolique de l’abandon dans lequel fut laissé l’enfant qui, devenu adulte, sombra dans la déchéance, l’alcoolisme et la violence, avant de rencontrer un drôle de peintre à qui il dut sa métamorphose. C’est ainsi que Petru, sous l’exigeante houlette de Sam, devint un « peintre paysagiste » prometteur.
Chez lui, la passion de la peinture va de pair avec la quête libératrice de l’amour dont sa mère l’a privé. Avant de le quitter pour d’autres contrées, Sam, son maître, lui a écrit une lettre testament où il lui prodigue ses conseils : « Remonte le temps, Petru ! Fixe ta mère dans les yeux et libère-toi. Comment ? À toi de trouver le moyen. Il te faudra des années, je le crains, pour sortir du trou. […] Je te le prédis, tu retomberas et tu te relèveras tandis que tu te croiras mort. Lorsque sur la toile peinte, tu te verras apparaître et grandir au plus loin de la ligne de fuite, tu sauras que tu as gagné ta part d’éternité. Un jour, tu seras au même niveau que Vincent Van Gogh. » Programme démesuré, que Petru suit d’aventure en aventure, de rencontre en rencontre. On le voit accoudé au comptoir d’un bistrot de banlieue, racontant par épisodes à quelques habitués ses pérégrinations en France, aux États-Unis, en Roumanie, dans la ville de Braşov, d’où vient sa mère, et où « sa propre histoire s’enracinait. » Mais « sa vraie patrie était celle des métamorphoses, des formes qui en recouvrent d’autres et des traces qui se perdent en chemin. »
Tout au long du roman, la peinture, les tableaux, les fresques même, dans une mise en abyme du récit, et nécessairement les rencontres amoureuses, tout cela figure la mise en forme artistique de la Marguerite, celle qui va se construire jusqu’à l’effeuillage victorieux, jusqu’au « Je t’aime » que sa mère a toujours refusé de lui concéder. Cette Marguerite dont il aura eu la vision au moment de son sevrage alcoolique : « La Marguerite profitait de l’obscurité pour sortir de son cadre. Elle se faisait toute petite au début. Comme une femme vulnérable qui ignore dans quel milieu elle met les pieds. Puis, dans la clarté blafarde qui émanait d’elle, sa tête s’ouvrait sur une fleur géante qui se développait, se développait… Du cœur jaune de celle-ci jaillissait une créature à tête de femme et au corps de serpent. »
Dans Toute fleur s’étalait plus large (titre emprunté à un vers de Mallarmé), les aventures romanesques et sentimentales, les voyages et les rencontres sont les manifestations extérieures de l’inlassable quête d’amour de Petru, « sur maint charme de paysage », comme l’écrivait encore Mallarmé. L’art pictural, dans les détails duquel l’auteur n’hésite pas à entrer, comme pour nous faire participer à l’apprentissage progressif de son héros jusqu’à sa parfaite maîtrise des formes et des couleurs, jusqu’à l’accomplissement de l’œuvre, l’art pictural, donc, renferme les signes et les secrets de cette quête à laquelle nous, lecteurs, participons avec une émotion intense et un attachement profond pour un personnage qui, tout en se dévoilant, garde les mystères de son paysage intérieur.
Jean-Pierre Longre
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12/03/2023
Un roman à trois voix
Mary Lawson, Des âmes consolées, traduit de l’anglais (Canada) par Valérie Bourgeois, Belfond, 2022, 10/18, 2023
Suivant une construction à la fois habile et prenante, Mary Lawson nous donne en alternance, directement ou indirectement, les points de vue des trois protagonistes de ce roman où les péripéties du présent répondent aux drames du passé, où l’on espère que les tempêtes d’autrefois laisseront la place à un bonheur apaisé.
Il y a la vieille Madame Orchard qui, se mourant peu à peu dans sa chambre d’hôpital, se remémore l’amour de Charles, son mari décédé (auquel d’ailleurs s’adresse son monologue intérieur) et, surtout, la tendresse qu’elle éprouvait, elle qui n’avait pas pu avoir d’enfants, pour le petit garçon de ses voisins, plutôt délaissé par sa mère au profit de ses quatre soeurs ; une tendresse, un attachement qui se muèrent en une véritable passion dont les conséquences furent irréversibles.
Ce petit garçon s’appelait Liam. Devenu adulte, installé à Toronto, marié, divorcé, il hérite de la maison de cette Madame Orchard, dont, pourtant, il n’a que quelques vagues souvenirs. Il quitte toutefois la grande ville et son travail de comptable et vient s’installer au moins provisoirement dans la maison située à Solace, localité perdue au milieu des lacs et des forêts du nord de l’Ontario. À cette occasion il redécouvre une lettre que sa bienfaitrice lui a envoyée il y a plusieurs années et qui se termine ainsi : « Mon vœu le plus cher est que tu te portes bien et que tu profites de la vie, Liam. Je songe souvent aux moments que nous avons passés ensemble, et ils me font sourire. Avec mon éternelle affection. Elizabeth Orchard. » Son installation dans la maison n’est d’ailleurs pas sans susciter quelques soupçons de la part du policier local et du voisinage.
Justement, dans ce voisinage, exactement en face, il y a la petite Clara, qui ne veut pas quitter sa fenêtre depuis que Rose, sa grande sœur, a disparu. C’est de là qu’elle voit cet homme qui a investi la maison de Madame Orchard, dont Clara a toute la confiance, puisqu’elle l’a chargée de s’occuper de son chat Moïse pendant qu’elle est à l’hôpital. Mais la fillette ne sait pas que sa vieille voisine vient de mourir, et que cet étrange individu n’est ni un cambrioleur ni un intrus. Alors elle s’indigne auprès de ses parents : « Le monsieur d’à côté est en train de voler toutes les affaires de Mme Orchard ! Il les a mises dans des cartons et il va les emporter ! » Petit à petit, pourtant, Liam et la fillette vont s’apprivoiser et sympathiser.
Trois voix différentes et trois voies d’accès au récit, trois personnages qui, la méfiance effacée, suscitent la sympathie et la foi en l’âme humaine. Madame Orchard aime les enfants, Clara aime Madame Orchard et, finalement, s’attache à Liam, dont l’arrivée inopinée à Solace va devenir une présence rassurante, voire utile… Il y a eu des malheurs, des drames, des séparations, la mort. Mais à travers les protagonistes qui respirent l’humanité, Des âmes consolées est un beau roman dans lequel l’harmonie et l’empathie l’emportent sur la discorde et la tragédie.
https://www.lisez.com/1018/livres/16
19:20 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, canada, mary lawson, valérie bourgeois, belfond, jean-pierre longre, 1018 | Facebook | |
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11/03/2023
Violences familiales et sombre passé
Lire, relire... Arnaldur Indridason, Le mur des silences, traduit de l’islandais par Éric Boury, Métailié, 2022, Points 2023
Konrad, ancien inspecteur opiniâtre et tourmenté, va mener une double enquête qui le plongera dans un sombre passé. Certes, il n’est pas officiellement habilité à faire ces investigations, qui vont lui attirer la méfiance des éventuels témoins, et même l’hostilité de ses anciens collègues, mais il va passer outre les contrariétés, voire la légalité.
La première affaire concerne la découverte d’un squelette emmuré dans la cave d’une maison où plusieurs occupantes antérieures se sentaient mal à l’aise, avec parfois le sentiment d’étouffer – ce qui n’étonne pas Eyglo, amie de Konrad un peu médium, un peu magnétiseuse. Ce qui s’est passé entre les membres d’une famille ayant naguère habité cette maison va peu à peu se dévoiler, d’une manière de plus en plus terrible. La seconde affaire tient plus à cœur à Konrad : il s’agit du meurtre de son père, il y a bien longtemps, devant une entreprise de fumoirs à viande. L’assassin n’avait pas été retrouvé, et plus personne ne se posait de questions ; mais comme Konrad, qui avait menti lorsque, enfant, il avait été interrogé par la police, en est venu à être soupçonné, ainsi que sa mère, il décide de reprendre l’enquête, au moins pour se disculper. Il faut dire que le père, délinquant et alcoolique, particulièrement violent avec les siens, avait fait subir des sévices inavouables à sa fille, et que la police pense à une vengeance familiale.
Alors qu’il pourrait profiter un peu de sa retraite, Konrad, tenace et obstiné, va passer son temps entre ces deux meurtres lointains, interrogeant le plus de monde possible, poussant les témoins ou leurs enfants dans leurs retranchements, se fâchant avec certains d’entre eux, et même avec son propre fils, plongeant dans les turpitudes humaines, les relations malsaines et les atmosphères glauques, ce qui n’est pas fait pour le libérer de ses obsessions. Arnaldur Indridason, comme toujours, sait entretenir le suspense, faisant monter tour à tour l’angoisse et l’espoir en ménageant une savante alternance entre le passé et le présent, entre les actes et les pensées, entre la cruauté et la sensibilité humaines, et entre les deux affaires qui, étrangement parallèles, ont peut-être quelque chose à voir l’une avec l’autre. Un grand art du polar, avec un protagoniste qui, défauts et qualités mêlés, pris par ses mensonges et dévoré par sa recherche de la vérité, a tout pour rester très humain.
Jean-Pierre Longre
19:49 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, islande, arnaldur indridason, Éric boury, éditions métailié, jean-pierre longre, points | Facebook | |
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24/02/2023
Se venger, désespérément
Michaël Mention, Les Gentils, Belfond, 2023
Franck, devenu disquaire après une période de tâtonnements mouvementés, a vécu quelques années de pur bonheur avec sa femme et leur fille. « Ta mère est entrée dans ma vie. L’amour. Ta mère et toi. L’émerveillement. Huit ans de bonheur. T’étais enjouée sans être chiante, et nous cool sans être laxistes. Notre harmonie était permanente, irradiant toute la famille. Avec mes parents, si on a commencé à se parler, c’est grâce à toi. Bref, chaque jour, c’était les vacances. Et la joie quotidienne de te voir grandir, de côtoyer ton intelligence, ton sourire. »
Tout à coup, l’événement le plus tragique qui puisse arriver à des parents, la mort soudaine de la fillette, tuée au cours du braquage minable d’une boulangerie. L’enquête policière n’aboutissant à rien, son couple défait par le drame, sa boutique bradée, Franck, « transpercé » par le deuil, part sur les traces du meurtrier, avec un portrait bien mince : « Homme blanc, la vingtaine, brun… et logo Anarchie tatoué sur l’épaule gauche ». Son départ à travers les bas-fonds parisiens, puis vers le sud de la France (Toulouse, Marseille) est le prélude d’une longue aventure en Guyane, dans la forêt amazonienne aux multiples dangers, un enfer qui contraste avec les quelques années paradisiaques soudainement révolues.
Avec en arrière-plan les circonstances politiques française de l’année 1978 (les discours de Giscard d’Estaing, le programme commun de la gauche) qui paraissent de plus en plus lointaines voire anachroniques, Franck, mû par une volonté obstinée de vengeance, arrive à se sortir de situations inextricables, de risques physiquement mortels et mentalement décourageants, laissant derrière lui les traces sanglantes de violences inouïes. Lorsqu’il n’est pas abandonné à lui-même dans une nature inhospitalière, confronté à des animaux peu rassurants, il croise toutes sortes de gens – indigènes pacifiques, ouvriers exploités par une multinationale, jeunes révolutionnaires utopistes – pour aboutir au milieu d’une communauté présentant toutes les apparences du bonheur, en réalité une secte qui a défrayé la chronique en novembre 1978…
Roman noir, roman d’aventures violentes, Les Gentils l’est, à coup sûr. C’est aussi le roman d’une quête pathétique de soi à travers le dialogue entre l’adulte et la fillette, à qui le récit s’adresse, comme si la mort était niée, ou en tout cas exorcisée, transcendée par l’écriture et la parole, et par un amour absolu.
Jean-Pierre Longre
www.lisez.com/belfond/collection-belfond-noir/58932
Michaël Mention sera présent au festival Quais du Polar, Lyon, du 31 mars eu 2 avril 2023. www.quaisdupolar.com
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, michaël mention, belfond, jean-pierre longre, policier | Facebook | |
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09/02/2023
Glaciales tragédies
Lire, relire... Patrice Gain, De silence et de loup, Albin Michel, 2021, Le Livre de Poche, 2023
Un jour de janvier 2019, Dom Joseph, jeune novice de l’ordre des Chartreux, de son vrai nom Sacha Liakhovic, reçoit le journal de sa sœur Anna, partie à l’automne 2017 accompagner comme journaliste une expédition scientifique dans l’Arctique, au fin fond de la Sibérie, chargée d'étudier les effets du réchauffement climatique. La lecture de ce journal, entrecoupée par les pensées et occupations monastiques de son frère, nous fait découvrir à la fois le passé dramatique et la personnalité d’Anna, ainsi que les aventures non moins dramatiques des membres de l’expédition et de la jeune journaliste au tempérament bien affirmé et au courage sans faille.
On apprend assez vite que ce qui mine Anna et a provoqué son départ, c’est la perte accidentelle de sa fille Zora et la disparition de sa compagne Romane. « Sans ma Belette accrochée à mon cou, sans Zora, qu’est-ce que je suis ? » Elle pense donc pouvoir, sinon oublier, du moins reléguer ces malheurs au fond d’elle en partant loin, sans se douter que d’autres malheurs l’attendent sur les terres et les glaces du bout du monde, sans compter avec une mémoire ravivée qui va lui faire lever le secret familial pesant sur Zora.
De révélations en désillusions, de longues plages de solitude en accès de violence, Anna, avec les autres membres de l’expédition, va faire des découvertes inédites, mais va aussi connaître les cruelles rigueurs de l’hiver arctique, l’implacable rigidité des autorités russes et la brutalité des hommes, résonnant avec les violences qu’elle a connues dans le passé, même si au milieu de la détresse quelques instants d’espoir éclairent la nuit (par exemple la rencontre d’un loup silencieux et apparemment fidèle et bienveillant). « Demain le soleil ne se lèvera pas. […] Est-ce que je vais pouvoir concilier les ombres qui m’habitent avec celles qui m’envelopperont ? Zora, ma Belette, je venais chercher une nouvelle voie dans le grand désert blanc, faire l’apprentissage d’une vie sans ta main dans la mienne et je vois se profiler dans l’obscurité un immense désarroi. Sacha, mon frère, prie pour moi. Du fond de ta cellule, parle-moi, encourage-moi. Chante-moi l’usage du monde et chasse les ténèbres. »
Dans un environnement évidemment glacial à tout point de vue, Patrice Gain conte des péripéties qui dévoilent l’hostilité de la nature et des hommes, une immense noirceur sur fond d’un blanc angoissant, et le lecteur n’est jamais à l’abri d’une surprise. Ce pourrait être désespérant. C’est palpitant et émouvant.
Jean-Pierre Longre
18:13 Publié dans Littérature, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, patrice gain, albin michel, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | |
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24/01/2023
Le chauffeur, sa fille et le ministre
Lire, relire... Tanguy Viel, La fille qu’on appelle, Les éditions de minuit, 2021, Minuit Double, 2023
On reconnaît les bons romans, en particulier, à l’adéquation repérable entre la forme et le fond, le style et l’histoire racontée, l’écriture et la parole des personnages. C’est le cas avec le dernier roman de Tanguy Viel, qui calque sa syntaxe tourmentée sur les tourments de sa protagoniste, venue se plaindre aux policiers des abus sexuels qu’elle a subis, « laissant dévider sur ses lèvres la longue pelote de récit qu’il fallait extirper d’on ne sait quelle jungle organique qui lui servait de corps – le contraire exactement de cette endurance dont elle avait fait montre toutes ces longues semaines à retenir les phrases à l’intérieur d’elle, les maintenant si longtemps à cet état larvaire et inarticulé qu’elle leur avait interdit tout accès à la lumière du langage. »
L’histoire est dramatique, mais certainement pas unique. Laura, la fille d’un champion de boxe par ailleurs chauffeur d’un édile local en passe de devenir ministre, demande à celui-ci, sur les conseils de son père, de l’aider à trouver un logement. Promesse du maire, qui la confie à l’un de ses amis (et complice en affaires douteuses) tenancier d’un casino, et celui-ci fournit à Laura travail et logement sur place – où le maire va venir quotidiennement se faire payer, on devine comment, le service rendu. Les policiers se demandent si la plainte de la jeune femme est recevable, puisqu’il y a apparence de consentement (souvenons-nous que ce terme a fait récemment l’objet d’un livre témoignage retentissant). Consentement, vraiment ? Plutôt emprise, chantage sexuel, version moderne du droit de cuissage… Et au policier disant avec un semblant d’indulgence « Oui, bien sûr, je comprends », « Non, je ne pense pas, elle lui a dit, que vous compreniez vraiment, non, je ne le pense pas, parce que tout simplement ce n’est pas possible, pas du tout possible parce qu’alors, tout simplement, vous en sauriez plus que moi, et ça, eh bien, ça n’a aucun sens. »
Le maire devenu ministre, les choses vont se précipiter. Car on se doute bien que la plainte de la fille d’un chauffeur contre un ministre retors et sans scrupules, n’hésitant pas pour se défendre à salir la réputation de sa victime, se retournera contre elle et contre son père, pour qui l’affaire, quand il en prendra connaissance, deviendra insupportable. Roman dramatique, donc, dans lequel la leçon sociale ne laisse pas d’être à la fois réaliste et pathétique, vérifiant la fameuse morale de La Fontaine : « Selon que vous soyez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Cela dans un style bien différent de celui du fabuliste, suivant l’écriture fouillée de Tanguy Viel, qui explore tous les chemins possibles, même les impasses.
Jean-Pierre Longre
19:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, tanguy viel, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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17/01/2023
Un père et ses fils
Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, La Manufacture de livres, 2020, Le Livre de Poche, 2022
Depuis que « la moman » a succombé à la maladie qui la rongeait, ils restent tous les trois, le père avec Fus et Gillou, ses fils, tous deux de bons garçons, chacun à sa manière. Solidaires dans les difficultés, dans la douleur de l’absence, dans les tentatives faites pour retrouver le bonheur de vivre. « Il y avait déjà trois mois que la moman était partie, j’avais évacué la peur de ne pas y arriver, de ne pas faire face à tout ce qu’il y avait à organiser, à gérer. Tout ce que j’avais déjà entrevu depuis trois ans. » Il faut dire aussi que, pour aider, il y a le foot, les entraînements, les matchs de l’équipe de Metz…
Les fils grandissent, leurs personnalités s’affirment. Alors que le jeune Gillou se destine à de brillantes études, encouragé par son père et par son frère, celui-ci, de son côté, se met à fréquenter de drôles de gars qui penchent nettement du côté de l’extrême-droite – à la grande honte de son père qui participait régulièrement aux réunions de sa cellule communiste. Il faut dire que dans ce coin de Lorraine, entre Nancy et le Luxembourg, sévit un chômage désespérant. Alors, Gillou parti étudier à Paris, Fus et son père cohabitent en réduisant les conversations au strict nécessaire. « Désormais, on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait ; mon fils avait fricoté avec des fachos. » Et un jour, survient ce qu’il aurait fallu éviter à tout prix : la violence. Le jeune homme rentre à la maison salement amoché, « le visage démonté », attaqué par des « antifas ». L’engrenage de la violence s’enclenche, avec ses conséquences dramatiques, l’impuissance, l’impression d’être dépassé par les événements – et, paradoxalement, l’amour retrouvé entre père et fils.
S’il se fonde sur des réalités sociales, Ce qu’il faut de nuit est un beau roman, littérairement et affectivement parlant. Les relations humaines, amicales, familiales sont soutenues par la langue même des personnages, la narration étant assurée avec pudeur et sincérité par le père et ses propres mots, ses propres phrases. Une vraie émotion émane du récit, qui se mue parfois en poésie apaisante : « Août, c’est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles. La lumière vers les cinq heures de l’après-midi est la plus belle qu’on peut voir de toute l’année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l’automne, traversée de zestes de vert et de bleu. Cette lumière, c’est nous. » Récit social, récit tragique, récit familial, récit poétique, tout se tient dans ce poignant roman.
Jean-Pierre Longre
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03/11/2022
Un Goncourt venu de Lyon
Le Prix Goncourt 2022 vient d’être attribué à Brigitte Giraud pour Vivre vite, Flammarion 2022.
En attendant une chronique sur ce livre, on peut lire quelques chroniques antérieures :
http://jplongre.hautetfort.com/tag/brigitte+giraud
Et la présentation de l’éditeur :
« J’ai été aimantée par cette double mission impossible. Acheter la maison et retrouver les armes cachées. C’était inespéré et je n’ai pas flairé l’engrenage qui allait faire basculer notre existence.
Parce que la maison est au cœur de ce qui a provoqué l’accident. »
En un récit tendu qui agit comme un véritable compte à rebours, Brigitte Giraud tente de comprendre ce qui a conduit à l’accident de moto qui a coûté la vie à son mari le 22 juin 1999. Vingt ans après, elle fait pour ainsi dire le tour du propriétaire et sonde une dernière fois les questions restées sans réponse. Hasard, destin, coïncidences ? Elle revient sur ces journées qui s’étaient emballées en une suite de dérèglements imprévisibles jusqu’à produire l’inéluctable. À ce point électrisé par la perspective du déménagement, à ce point pressé de commencer les travaux de rénovation, le couple en avait oublié que vivre était dangereux.
Brigitte Giraud mène l’enquête et met en scène la vie de Claude, et la leur, miraculeusement ranimées.
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