16/07/2021
Quand tout se délite
Karine Tuil, Les choses humaines, Gallimard, 2019, Folio, 2021
Jean Farel est un homme puissant, qui ne demande qu’à « durer » dans ce qu’il estime être l’essentiel : « Rester avec sa femme ; conserver une bonne santé ; vivre longtemps ; quitter l’antenne le plus tard possible. » Journaliste charismatique et populaire côtoyant le gratin de la politique, il a séduit et épousé Claire, jeune franco-américaine, essayiste féministe reconnue. Leur fils Alexandre, brillant élève, polytechnicien, est promis à un bel avenir aux États-Unis.
Tout semble lisse, malgré une tentative de suicide d’Alexandre en proie à la pression sociale et surtout paternelle. La vie de cette famille médiatique se poursuit sans encombre apparent, jusqu’au jour où Claire s’éprend d’Adam, professeur issu d’une communauté juive traditionnelle, marié et père de famille, qui tombe lui aussi amoureux de Claire. Séparations, couples reformés (Jean, qui a par ailleurs une maîtresse attitrée, va se remarier avec une toute jeune collègue), puis tout va se déliter lorsque Mila, la fille d’Adam, va accuser Alexandre de viol.
Dès lors, le roman est consacré à cette affaire : l’accusation, l’arrestation du jeune homme, puis le récit détaillé du procès, avec les témoignages à charge et à décharge, les plaidoiries des avocats, le jugement. L’occasion pour l’autrice, qui s’inspire de la réalité, de nous faire entrer dans la vie sentimentale, sexuelle, familiale, amicale, professionnelle de personnages qui ne s’attendaient pas à devoir ainsi dévoiler leur intimité. L’occasion de nous faire pénétrer sur « le territoire de la violence » et de décortiquer les « rapports humains » et leurs ambiguïtés, de montrer combien la vérité est complexe, de pointer les contradictions inhérentes à la psychologie et à l’activité d’hommes et de femmes ambitieux, d’illustrer le passage de la force à l’impuissance.
D’autant qu’il n’y a pas de réponse définitive aux questionnements. Mais comme le pense Claire à l’issue du procès de son fils : « Vivre, c’était s’habituer à revoir ses prétentions à la baisse. Elle avait cru pouvoir contrôler le cours des choses mais rien ne s’était passé comme prévu. ».
Jean-Pierre Longre
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10/05/2021
Les vibrations du destin
Lire, relire... Akira Mizubayashi, Âme brisée, Gallimard, 2019, Folio, 2021
Ils sont quatre musiciens amateurs jouant sous la houlette de Yu Mizusawa, unis par l’art malgré la guerre entre la Chine et le Japon. Car nous sommes en 1938 à Tokyo, Yu est japonais et les trois autres sont des étudiants chinois. Mais la brutalité guerrière de l’expansionnisme japonais va avoir le dessus : lors d’une répétition ils sont brusquement interrompus par l’arrivée de soldats qui vont emmener les quatre musiciens, non sans avoir brisé le violon de Yu, dont le fils Rei, alors petit garçon, a assisté à la scène caché dans une armoire. Par bonheur, un lieutenant nommé Kurokami, homme cultivé et délicat malgré ses fonctions, recueille le violon et le confie à l’enfant.
Le destin de Rei se construit à partir de ce drame fondateur. Recueilli et adopté par un ami français de son père, il deviendra Jacques Maillard, choisira de faire un apprentissage de luthier à Mirecourt, haut lieu de la lutherie française, puis plus longuement à Crémone. En exerçant son métier, il passera des années à reconstruire le violon démembré de son père, qui de ce fait deviendra un nouvel instrument – qui lui aussi connaîtra un destin exceptionnel, renaissant sous les doigts virtuoses de Midori, la petite-fille du lieutenant qui jadis sauva le petit garçon et le violon. En outre, au cours de ses études, Rei / Jacques rencontre Hélène, archetière, qui deviendra sa compagne.
Le récit d’Akira Mizubayashi est profondément touchant. Au-delà du jeu sur le mot « âme » (celle du violon, élément vital pour les vibrations et la sonorité, celle des humains, qui la perdent parfois dans la haine et la violence, qui la retrouvent dans l’harmonie), la littérature et la musique s’y épanouissent dans une langue à la fois fraîche et précise. L’auteur, qui ne l’oublions pas a délibérément choisi d’écrire en français, navigue comme son héros entre deux cultures : « Se sentant aimé et protégé par ses parents français, domptant vaille que vaille la peur dissimulée, inavouée, refoulée qu’il portait au fond du cœur, Jacques fit des progrès fulgurants en français à tel point qu’il figura en quelques années parmi les meilleurs élèves de la classe. Et c’est alors que lui revint petit à petit le désir de garder près de lui la langue de son père disparu. ».
Les quatre mouvements du roman (Allegro ma non troppo, Andante, Menuetto : Allegretto, Allegro moderato) sont ceux d’une sonate ou d’une symphonie, et les mots, souvent, tentent de restituer la musique en descriptions analytiques et poétiques, que cette musique soit celle, notamment, de la Gavotte en rondeau de la Troisième partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach ou du premier mouvement du quatuor de Schubert Rosamunde, que l’on entend littéralement à plusieurs reprises aux moments décisifs de la narration. « Après les deux premières mesures qui sonnaient comme d’obscurs clapotements d’eau stagnante, le violon de Midori, qui réunissait autour de son âme trois autres âmes au moins – celle de Yu Misuzawa, celle du lieutenant Kurokami et celle aussi de Rei Misuzawa –, entrait délicatement, en pianissimo, dans l’ample et profonde mélancolie schubertienne. ». Retour à l’âme polyphonique, qui par le verbe et les sons restitue les vibrations du destin et répand le souffle vital.
Jean-Pierre Longre
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08/05/2021
Hystériques, vraiment ?
Lire, relire... Victoria Mas, Le bal des folles, Albin Michel, 2019, Le Livre de poche, 2021
Que se passait-il, à la fin du XIXème siècle, derrière les murs de la Salpêtrière ? C’est ici que règne le fameux docteur Charcot, figure fondatrice de la neurologie moderne, mais figure ambiguë de mandarin qui n’hésite pas à faire ses expériences sur l’hystérie en prenant comme cobayes les pensionnaires de son hôpital. Pensionnaires ? Plutôt prisonnières en proie à la misogynie ambiante et aux convoitises du personnel masculin, enfermées pour des raisons aussi diverses que contestables, même si leur comportement échappe parfois au contrôle de la raison. « Loin d’hystériques qui dansent nu-pieds dans les couloirs froids, seule prédomine ici une lutte muette et quotidienne pour la normalité. ».
Parmi elles, le récit s’intéresse à Louise, adolescente traumatisée par un viol, à Thérèse, ancienne prostituée qui voit dans son enfermement un refuge, et surtout à Eugénie, qui sans le chercher voit des défunts proches lui apparaître et lui parler, et que son intraitable père, soucieux de son statut social et qui ne veut plus entendre parler de sa fille, a emprisonnée dans cet « hôpital » où elle se sent à part. Il y a aussi Geneviève, qui a jusqu’à présent mené toute sa carrière à la Salpêtrière, admiratrice de Charcot, férue de sciences et en particulier d’anatomie, surveillante rigoureuse de ces femmes parfois imprévisibles. Mais voilà que Geneviève se prend à ne pas être insensible au sort d’Eugénie, ni aux pouvoirs que lui a donnés la nature ; un jour elle autorise Louis, le frère compatissant de la jeune fille, à lui faire passer un ouvrage décrié par la médecine officielle, Le Livre des Esprits. C’est là le début de la complicité entre la froide infirmière et la jeune fille éprise d’indépendance. Tout se dénouera à l’occasion du fameux « bal des folles », où à la mi-carême les pensionnaires, qui ont passé des semaines à préparer leurs costumes, sont exposées comme bêtes curieuses aux yeux des invités venus du monde « normal » dans le but de contempler et de commenter l’attitude de ces « aliénées ».
Roman soigneusement construit, Le bal des folles se lit à la fois comme une fiction et comme un document terrible, comme l’histoire de destinées brisées par les circonstances, la société patriarcale et les rigidités de la médecine. C’est aussi, à travers le combat d’Eugénie contre l’oppression paternelle et de Geneviève contre elle-même, le récit d’une lutte pour la liberté des femmes.
Jean-Pierre Longre
09:17 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, victoria mas, albin michel, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | |
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07/05/2021
Les routes convergentes de l’exode
Lire, relire... Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines, Albin Michel, 2020, Le Livre de poche, 2021
Pierre Lemaitre est un remarquable narrateur, qui a l’art de laisser ses lecteurs accrochés en continu à ses romans, juste le temps de les laisser reprendre leur souffle et, de temps en temps, faire le point. Miroir de nos peines, troisième volet d’un fameux triptyque, ne déroge pas à la règle. Nous sommes à la fin de la « drôle de guerre », entre avril et juin 1940, en compagnie de personnages aux tempéraments et aux destins (apparemment) fort différents les uns des autres, et dont les histoires particulières vont être versées dans le creuset de l’Histoire collective, au moment de l’invasion allemande.
Les personnages, donc. D’abord Louise, jeune institutrice qui, outre son travail et après une vie mouvementée, aide M. Jules dans son café, et qui reçoit une étrange proposition d’un client régulier, le docteur Thirion – proposition qui va avoir de fâcheuses conséquences. Puis Gabriel et Raoul, postés comme beaucoup d’autres militaires sur la ligne Maginot, qui vont ensuite participer brièvement aux combats avant d’être incarcérés pour malversations, au grand dam de l’honnête Gabriel, qui a suivi malgré lui Raoul, petit malfrat et grand débrouillard. Il y a aussi Désiré, imposteur caméléon, qui profite des situations dans lesquelles il se trouve pour se couler dans des personnages aussi divers qu’improbables – avocat surprenant, professionnel de l’information, prêtre exalté au service des réfugiés –, et qui chaque fois se tire d’affaire au moment où sa supercherie va être découverte. Quant à Fernand et Alice, couple aimant, ils ont du mal à se séparer alors que Fernand, garde mobile, doit partir en service et qu’Alice, dont la santé est chancelante, va se réfugier chez sa sœur, en province.
On n’expliquera pas ici comment tous ces protagonistes vont se croiser, se rencontrer d’une manière ou d’une autre, se transformer aussi, alors que les routes se remplissent de réfugiés venus de Belgique, du Nord de la France, de Paris… On ne dira pas à la suite de quels concours de circonstances ces routes, « miroirs de nos peines » (puisque, comme l’a écrit Stendhal, « un roman est un miroir qui se promène sur une grande route »…), vont voir se tisser des liens entre des personnages disparates et cependant unis par la complexité des quêtes humaines. Mais on recommandera de lire un roman aux multiples facettes, qui par la fiction reconstitue les grands drames et les petits bonheurs d’une période pleine d’incertitudes et de tourments.
Jean-Pierre Longre
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Une année désarticulée
Lire, relire… Jean-Paul Dubois, Les accommodements raisonnables, Éditions de l’Olivier, 2008. Points, 2009, rééd. Points, 2021
Le titre est presque une redondance, et il résonne dans le livre d’échos multiples : comment s’accommoder « raisonnablement » des aléas de l’existence ? Paul Stern – l’anti-héros favori de Jean-Paul Dubois – est confronté à des difficultés conjugales et familiales. Sa femme Anna souffre de dépression, son père, naguère patriarche rigide, va devenir un galopin septuagénaire et sacrifier à la mode bling-bling, les enfants et petits-enfants vivent leur vie.
Alors, comment raison garder ? En pédalant 31,4 kilomètres par jour dans la campagne toulousaine ? Surtout, en sautant sur l’occasion de s’évader vers Hollywood pour y écrire un scénario aussi vain que convenu. Abandonnant Anna à sa maison de repos, son père à sa nouvelle épouse et à sa nouvelle jeunesse, Paul va connaître l’existence artificielle des milieux cinématographiques, chez ces étranges Américains adeptes « de religiosité spongieuse, de verroterie spirituelle, de macédoine sociale », qui croient qu’un champignon saumâtre peut changer la vie, et pour qui le mensonge vaut bien la réalité. C’est là, dans les bureaux de la production, qu’il rencontre le sosie d’Anna, de 30 ans plus jeune, en la personne de Selma Chantz, avec laquelle il se surprend à retrouver sa jeunesse, ou à faire semblant.
Tout se bouscule, jusqu’à la perte de soi : « Comme si la réalité ne valait plus la peine d’être vécue. Comme si la vie véritable pouvait être remise à plus tard et que l’on m’enjoignait, illico, de sauter dans les tramways de la fiction, de jouir du divertissement perpétuel. Comme si je devais suivre la cadence des algorithmes, ne plus effleurer cette terre, perdre le contact avec le sol de ma mémoire, oublier d’où je venais et vers quoi je tendais ». Le scénario de Désarticulé (c’est le titre du film, qui va si bien aux personnages) se forgera tant bien que mal, et Paul finira par s’en sortir, au prix d’efforts éprouvants. L’histoire (enfin, l’auteur) fait bien les choses : tout se passe au moment où, aux USA, les scénaristes mènent une grève dure et où, en France, arrive au pouvoir un petit homme incarnant la toute-puissance de l’argent, de l’inculture et de la vulgarité, un « vrai baltringue », inaugurant son règne par « cette soirée de gougnafiers et de gandins, cette piteuse nouba fondatrice de la République de la gaudriole ». La satire n’est pas gratuite : dans ce rapprochement entre France et Amérique, ce sont bien les nuages de la poudre aux yeux et les rouages de l’artifice qui sont ici dénoncés.
De cette année « désarticulée », Paul Stern retiendra que la vigilance reste de mise. S’accommoder, certes, mais ne pas sombrer dans l’illusion. « Il me fallut un certain temps pour comprendre que ma famille venait de vivre une année singulière, une période que nous n’avions jamais connue jusque-là et qui nous avait tous amenés à nous enfuir droit devant nous, pareils à des animaux qui détalent devant un incendie. […] L’origine de cette étrange épidémie rôdait quelque part en nous-mêmes. Les accommodements raisonnables que nous avions tacitement conclus nous mettaient pour un temps à l’abri d’un nouveau séisme, mais le mal était toujours là, tapi en chacun de nous, derrière chaque porte, prêt à ressurgir ». Pas de méprise toutefois : Jean-Paul Dubois ne nous fait pas la morale, ne nous donne pas une leçon absolue d’existence. Au lecteur de se faire ses propres idées, tout en se ménageant le plaisir que l’on éprouve à lire un roman bien articulé.
Jean-Pierre Longre
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19/04/2021
Rêves américains
Betty Smith, Tout ira mieux demain, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Beerblock, Belfond, 2021
Dans le Brooklyn des années 1920, la vie des familles issues de l’émigration européenne n’est pas facile. Petits emplois, petits salaires, logements exigus et inconfortables, sans compter le poids des traditions familiales et religieuses : le mari doit entretenir la famille, la femme doit rester à la maison pour s’occuper du ménage et de la progéniture, et on ne se mélange pas entre catholiques et protestants. Tout cela, Margie Shannon le vit depuis l’enfance, entre des parents qui ne cessent de se quereller tout en restant attachés l’un à l’autre par un sentiment qui confine à l’amour sans que le mot soit prononcé ; un père honnête mais fuyant, une mère possessive, aigrie et autoritaire, et tous deux se sentent périodiquement coupables de ne pouvoir faire assez pour leur fille unique. De son côté, l’enfant devenue jeune fille ne se révolte pas : « Quelquefois, je comprends pourquoi ma mère est ce qu’elle est. Oh ! comme je voudrais qu’elle tâche un peu de me comprendre. […] Tout ce que je désire, c’est qu’un jour quelqu’un vienne à passer, qui cherche un peu à savoir si je suis heureuse. »
Les illusions de Margie entretiennent chez elle un optimisme foncier. « Prête à aimer n’importe qui », confondant « la compassion et l’amour », elle va épouser Frankie, perpétuant la tradition de la femme à la maison et de la pauvreté. Son mari au travail, elle va se retrouver toute la journée seule avec ses rêves et son éternel sourire intérieur : « Tout ira mieux demain. » D’autant qu’elle se prend à imaginer qu’au lieu du peu aimable Frankie, elle aurait peut-être pu épouser M. Prentiss, le patron qui, lorsqu’elle était employée de bureau, était plein d’indulgence et d’attentions pour elle. Mais ce sont vite les remords (« Il suffirait de peu de chose pour que je devienne une femme légère ! ») et le retour à la comptabilité mesquine et impuissante du couple, à la froideur de son mari et au rêve d’avoir un enfant à qui elle pourrait donner ce qu’elle-même n’a jamais pu avoir.
De cette histoire, Zola aurait fait une fresque sociale avec l’évocation des petits métiers (cireur de chaussures, fleuriste ambulant etc.) ; d’autres, moins bien inspirés, en auraient fait un roman à l’eau de rose, ou encore un récit misérabiliste. Rien de tout cela avec Betty Smith, qui a su construire avec grand talent une œuvre à la fois analytique et émouvante, objective et empathique. Combinant le psychologique et le social, le descriptif et le narratif, l’historique et l’anecdotique, le collectif et l’individuel, son roman nous fait suivre le destin d’une jeune femme pleine d’allant et d’optimisme, qui se heurte à sa condition, à l’échec et à la désillusion, mais dont on sent qu’elle réalisera peut-être, dans une certaine mesure, le rêve de son père, qui avait lu un livre d’Horace Alger, De la misère à la fortune, et qui un jour avait posé la question à sa femme : « Que doit faire le citoyen, en Amérique, avait-il dit, mi-sérieux, mi-plaisant, pour avoir une chance de devenir… un Lincoln, par exemple ? ».
Jean-Pierre Longre
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16/04/2021
Les murs du silence
Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur, P.O.L., 2019, Folio, 2021
Dans un entretien accordé à Thierry Guichard (Le Matricule des Anges n° 2016, septembre 2019), Santiago H. Amigorena disait : « Enfance laconique, jeunesse aphone, adolescence taciturne, maturité coite, vieillesse discrète… le silence fait partie de ma vie comme de mon écriture, et je savais, depuis de longues années, qu’il me faudrait un jour écrire sur le silence de Vicente Rosenberg, mon grand-père maternel. Mais ce n’est qu’il y a deux ans, en lisant les lettres que mon arrière-grand-mère lui avait écrites depuis le ghetto de Varsovie et Los Abuelos, un livre écrit par mon cousin, Martin Caparrós, que l’ai compris la forme et le ton que pourrait prendre Le ghetto intérieur. »
C’est en effet l’histoire de ce grand-père qui est ici racontée. Juif polonais arrivé en Argentine en 1928, Vicente Rosenberg se marie avec Rosita, issue d’une famille juive ukrainienne, a des enfants, une belle-famille accueillante, des amis, un magasin de meubles… Bref, la vie semble lui sourire, « mais quelque chose de pire que tout ce qu’il avait imaginé était en train d’arriver – et il ne pouvait rien faire. » L’occupation de la Pologne, Varsovie aux mains des nazis, sa famille restée là-bas, sa mère enfermée dans le ghetto, les lettres de plus en plus déchirantes qui mettent des mois à arriver… Alors Vicente, rongé par la culpabilité de n’avoir pas assez fait pour sauver sa mère, pour la faire sortir du pays, s’enferme lui aussi entre des murs, ceux du silence et de l’absence apparente de toute réaction à l’amour de sa femme et de ses enfants, à la compagnie de ses amis, aux exigences de son travail. Ce sont les fuites nocturnes du domicile familial, le jeu jusqu’à l’aube, acharné à perdre « tout ce que le magasin rapportait », les cauchemars au cours desquels il se voit enserré entre des murailles de plus en plus oppressantes…
L’écriture de Santiago H. Amigorena pénètre jusqu’au fond des choses : les ressassements intérieurs d’un homme qui semble vouloir rester sourd non seulement aux autres, mais à lui-même, à la vérité de l’horreur, à ses propres vérités, sont relatés avec l’émotion et l’empathie d’un écrivain que l’on sent intimement concerné. Et les questions existentielles, les considérations historiques sur le nazisme, sur l’industrie de la mort, sur l’aveuglement des démocraties, sur la Shoah viennent à l’appui des préoccupations personnelles de Vicente et de Santiago, qui a lui aussi quitté son pays, l’Argentine, pour fuir la dictature, et « pour retourner en Europe. » Mais lui, pour tenter d’exorciser la souffrance, a recours aux mots.
Jean-Pierre Longre
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09/04/2021
« Tout est réel, toujours »
Mircea Cărtărescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2019, réédition Points, 2021
Prix Millepages 2019
Prix Transfuge 2019 du meilleur roman européen
La parution d’un roman de Mircea Cărtărescu est toujours un événement. C’est évidemment le cas ici, et plus encore : Solénoïde est un monument ; pas seulement par les dimensions extérieures du livre, mais aussi et surtout par ce qu’il renferme. Un monument qui, à l’image finale de Bucarest, le lieu de tout, se mettrait en mouvement – et alors les images se précipitent dans la tête du lecteur. Ce pourrait être celle d’un torrent que l’on tente de suivre, dont on tente de scruter les flots, le courant, le fond, les obstacles, et dont on prélève le plus souvent et le mieux possible quelques décilitres d’eau pour les examiner, avant de continuer la poursuite. Ou alors celle du labyrinthe dans lequel on se perd, on se retrouve, on se reperd en tenant un fil d'Ariane dont on espère qu'il mènera vers une issue. Ou encore celle de la spirale que l’on suit en mouvements ascendants et descendants – et dans ce cas on s’approche de l’objet qui sous-tend le roman et qui lui donne son titre. L’objet, ou les objets, puisque le sous-sol de Bucarest est parsemé de plusieurs machines du même type, les solénoïdes, ces grosses bobines en forme de spirale qui créent des vibrations et qui mettent les êtres et les choses (voire une ville entière) en mystérieuse lévitation.
Mais ce thème central du roman n’en est, justement, qu’un aspect révélateur. Solénoïde est un roman aux multiples facettes, sorte de Recherche du temps perdu qui aurait été modelée par les mains de Lautréamont, de Raymond Roussel, des surréalistes et de Kafka (on en passe, car finalement les mains essentielles sont bien celles de Cărtărescu). Le canevas narratif est simple : un professeur de roumain qui a échoué dans un collège de banlieue et qui aurait voulu être écrivain (le double inversé de l’auteur, en quelque sorte), se raconte, en une superposition des souvenirs d’enfance et de la relation du présent dans une société minée par la dictature, la pauvreté matérielle et morale, mais dont certains membres sont sauvés par la vie mentale et par l’amour. Le rêve, les apparitions nocturnes, le surgissement de l’inconscient, tout cela est inscrit dans la vie. « Tu ne pouvais pas planter le rêve dans le monde, car le monde lui-même était un rêve. ». C’est pourquoi « la chasse au rêve suprême, orama » est l’un des chemins à suivre, sur les traces de Nicolae Vaschide, spécialiste reconnu de la question, et ancêtre d’une belle et inaccessible collègue du narrateur. Tout se tient, vous dit-on : la réalité historique et scientifique, la fiction, le rêve… et tout cela crée le réel.
Outre les récits de rêves, nombre de motifs peuplent ce récit grouillant d’êtres vivants, humains et animaux. Voyez les poux, tiques, sarcoptes de la gale, acariens et autres insectes microscopiques donnant une idée de l’infiniment petit au regard de la vastitude du ciel aux étoiles menaçantes, de la ville fantasmée avec ses avenues, ses dédales de rues, ses souterrains, ses couloirs, ses usines, ses machineries, ses « veines » et ses « artères », sa nudité : « Quand les monceaux de neige ont disparu, Bucarest s’est offerte aux regards comme un squelette aux os dispersés. Qui aurait cru que sa décrépitude de toujours – le baroque sinistre de sa ruine – puisse devenir deux fois plus triste et plus désespérée ? ». Récit grouillant aussi de faits et d’événements plus ou moins étranges : disparitions et réapparitions énigmatiques, manifestations de « piquetistes », secte protestant avec véhémence contre la mort et faisant résonner à l’infini un pathétique « à l’aide », acquisition d’une maison/bateau dont le narrateur n’aura jamais fini d’explorer les prolongements horizontaux et verticaux, anecdotes liées à l’école (celle de l’enfance, celle de l’âge adulte), mariage rapidement interrompu par le changement dramatiquement radical de l’épouse, puis l’amour, le véritable, trouvé avec Irina, et la naissance d’une petite fille, le rappel de livres précédents (par exemple La Nostalgie, avec l’évocation du « REM »)… Le tout passé au crible de l’humour parfois dévastateur d’un Cărtărescu jouant malicieusement avec son propre destin d’écrivain à partir de la lecture publique d’un poème (significativement intitulé La Chute), s’adonnant mine de rien à la ravageuse satire politico-psychosociale d’un régime jamais nommé mais omniprésent, qui gangrène la société, l’école, les familles, les individus dans leur comportement quotidien, et maniant d’une façon impayable et efficace le portrait-charge ; on serait tenté de tout citer en guise de preuve – et il faut lire les descriptions de salle des professeurs, ou le récit de la collecte obligatoire par les élèves des bouteilles, bocaux et vieux papiers tournant à l’épopée absurde et bouffonne…
Roman fantastique dans tous les sens du terme, en vérité roman réaliste, roman humoristique, roman « limpide comme le jour et complètement inintelligible » comme l’est la vie, roman dont les particularités de ton, de style, de lexique sont fidèlement rendues en français grâce à un remarquable travail de traduction, Solénoïde pourrait être une tragédie, celle de la « devinette du monde », celle de la destinée humaine. S’il s’agit bien de celle-ci, elle aboutit, peut-être contre toute attente mais dans une belle perspective, au triomphe de l’amour : « La devinette du monde, enroulée, intriquée, accablante, perdurera, claire comme de l’eau de roche, naturelle comme la respiration, simple comme l’amour et […] elle se versera dans le néant, vierge et non élucidée. ». Finalement, c’est la plongée dans le bonheur, même sous la menace d’une statue géante, sorte de commandeur infernal : « Nous nous sommes enlacés, la petite entre nous deux, soudain incroyablement heureux et ne nous souciant plus d’aucune statue ni d’aucune porte. ».
Jean-Pierre Longre
www.leseditionsnoirsurblanc.fr
…et du même Mircea Cărtărescu vient de paraître :
Melancolia, traduit par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2021
« Ce sont trois longues nouvelles encadrées par deux contes. Melancolia est un livre sur l’expérience de la séparation, sur ce trauma qui a marqué notre naissance et, par la suite, chacune de nos métamorphoses. L’immense écrivain Mircea Cărtărescu en fait ici l’étude à travers trois étapes de la vie : la petite enfance, l’âge de raison, l’adolescence.
Un enfant de cinq ans, dont la mère est sortie, se persuade qu’il a été abandonné : « C’est là le point de départ de la mélancolie, de ce sentiment que personne ne nous tient plus par la main. » Isabel et Marcel, frère et sœur, vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, son frère se jure d’obtenir sa guérison en partant affronter ce qui le terrifie le plus. Un adolescent se questionne sur la différence sexuelle. Il tombe amoureux. Son corps change : mois après mois, il range dans une armoire les peaux devenues trop petites…
Magnifiques variations sur les grands thèmes de l’auteur : le passage du temps, la poésie, le réel et l’irréel, le masculin et le féminin. »
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05/04/2021
Quinze ans avant
Ragnar Jónasson, L’île au secret, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Ombeline Marchon, éditions de la Martinière, Points, 2021
Outre la littérature policière, Ragnar Jónasson a une spécialité : la remontée du temps. Le premier volet de sa trilogie La Dame de Reykjavik commençait par la dernière enquête de Hulda. Le second, dont l’intrigue se déroule quinze ans auparavant (1997), la conduit même à reconsidérer une enquête pour un meurtre qui est survenu encore dix ans avant (1987), et qui forme la première partie de L’île au secret. De main de maître, l’auteur mène le lecteur, dans le sillage de son héroïne, d’une période à l’autre, d’une région à l’autre, le long les ramifications qui relient les événements entre eux.
Il y a eu la mort suspecte d’une jeune femme, Klara, qui, avec un groupe d’amis d’enfance, était venue faire un bref séjour sur une île déserte au large de la côte Sud de l’Islande. Dix ans avant, il y avait eu le meurtre d’une autre jeune femme, Katla, dont on apprend qu’elle faisait partie du même groupe d’amis. Les deux affaires sont-elles liées ? Les investigations de Hulda vont lui permettre de répondre à la question, et de confondre les manœuvres de Lỷdur, un collègue qui est devenu son supérieur hiérarchique. Cela grâce au revirement d’un policier local qui va revenir sur son témoignage. « Ils avaient peut-être trouvé l’assassin de Klara. Et aussi celui de Katla. Si c’était le cas, réalisa Hulda, le plus grand triomphe de Lỷdur au sein de la police se transformerait d’un coup de baguette magique en échec retentissant. »
Parallèlement, on ne peut que s’intéresser à la vie solitaire de Hulda, qui après la mort de sa fille et de son mari, s’oublie dans le travail, non sans se poser des questions à propos de son père, un soldat américain qui, après une brève mission en Islande, est reparti chez lui sans savoir que la jeune femme qu’il avait séduite était enceinte. Hulda ira même jusqu’aux États-Unis à la recherche de son géniteur. Autre enquête, très personnelle celle-ci… Aboutira-t-elle ? L’île au secret, pour complexe que soit l’écheveau de son intrigue, se lit comme on suit un chemin bordé de paysages mystérieux (ici les falaises maritimes, les sommets enneigées, les volcans…). On a hâte de savoir ce qui s’y cache.
Jean-Pierre Longre
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Une ultime enquête
Ragnar Jónasson, La dame de Reykjavík, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Philippe Reilly, éditions de la Martinière, Points, 2020
Hulda, inspectrice hors pair, doit prendre sa retraite, et visiblement son chef est pressé de la voir partir, « comme si toutes ces années de bons et loyaux services n’avaient aucune valeur. » Elle obtient cependant un sursis de quelques jours pour reprendre une affaire ancienne prétendument résolue, mais dont elle découvrira qu’elle a été bâclée par un collègue négligent. Elle se plonge dans son enquête, quitte à s’aventurer aux marges de la légalité et à brûler les étapes, ce qui lui vaut quelques déboires et les foudres de sa hiérarchie.
Elle découvre peu à peu tout ce qui était resté dans l’obscurité, son prédécesseur n’ayant pas jugé bon d’approfondir certains détails. Quelques personnages, louches ou non, vont faire leur apparition, donnant vie à des étapes dans les investigations d’Hulda, dont la vie personnelle nous est livrée peu à peu : l’histoire dramatique de sa fille, la mort de son mari, la rencontre réconfortante d’un homme qui l’apprécie… On s’intéresse autant à elle qu’à son enquête, dans laquelle elle va s’investir de plus en plus, au mépris du danger, de sa propre sécurité, de sa vie personnelle. Et l’on se laisse prendre au jeu du suspense et de l’angoisse, à l’atmosphère particulière et changeante d’une région soumise aux caprices de la météo, entre jours et nuits sans fin, entre soleil pâle et pluie battante, entre lave noire et neige vierge…
L’habileté de l’auteur, outre le style adapté à l’intrigue, est de jouer avec ces alternances, qui correspondent aux focalisations différentes, d’abord énigmatiques, mises sur les personnages, victimes et protagonistes, sur les risques qu’ils courent, sur les péripéties qui guident leurs destinées. Et l’audace suprême et subtile : faire de cette dernière enquête de l’héroïne le premier récit d’une trilogie qui remonte le temps.
Jean-Pierre Longre
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04/04/2021
Les paradoxes du malheur
Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Éditions de l’Olivier, 2019, Points, 2021
Prix Goncourt 2019
Une ou deux fois ne sont pas coutume. Il est rare dans ces pages de trouver une chronique sur un livre récompensé par le prix Goncourt. Mais en 2019, ouf ! Nous avons échappé à une intarissable fabricante de best-sellers qui se veut magicienne des Lettres et qui n’a pas besoin d’afficher des prix pour remplir les têtes de gondole. Bref, des deux, c’est bien Jean-Paul Dubois qui méritait la récompense, même si à juste titre on avait déjà beaucoup parlé de son roman.
Cette notoriété m’évitera de donner un résumé de Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon. Résumé qui d’ailleurs aurait du mal à rendre compte de toutes les aventures qui arrivent à Paul Hansen, et dont il fait lui-même le récit depuis sa cellule d’une prison de Montréal. Pourquoi est-il en prison, lui qui est l’altruisme même, au plein sens du terme ? On ne le saura que sur le tard (stratégie du suspense) ; disons que c’est l’aboutissement (heureusement non définitif) d’un long processus mouvementé : enfant toulousain d’un père danois et pasteur qui perd la foi, d’une mère magnifique, militante et lointaine, Paul va naviguer vers l’âge adulte en suivant son père au Canada, où il deviendra pour de nombreuses années « superintendant » (c’est-à-dire homme à tout faire) de L’Excelsior, une résidence sécurisée à l’américaine pour privilégiés actifs ou retraités – où il aura des amis, mais aussi un ennemi acharné qui le fera sortir de ses gonds. Une compagne idéale, une chienne affectueuse, un métier qui lui plait, qui lui permet de s’adonner à son empathie naturelle et à « son envie de réparer les choses, de bien les traiter, de les soigner, de les surveiller. »... L’auteur combine à merveille l’art du récit à rebondissements, l’art du portrait juste et révélateur, l’art de la surprise et du paradoxe. La cohabitation de Paul, par exemple, avec le détenu Patrick Horton, « un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos », un passionné de Harley Davidson qui a vraisemblablement assassiné un Hells Angel, pourrait être un enfer ; eh bien non, Patrick, cette force de la nature qui souffre pourtant de phobies inattendues, est d’une bienveillance toute protectrice… Le tout à l’avenant : le père, pasteur en pays catholique, se prend d’une passion fiévreuse et destructrice pour les jeux de hasard, le cinéma d’art et d’essai de la mère est devenu une salle spécialisée dans les films porno, la compagne d’origine algonquine pilote audacieusement un antique aéronef au-dessus des immensités glacées, le seul véritable ami (outre la chienne Nouk) que Paul se fait à l’Excelsior est « casualties adjuster », chargé d’évaluer le prix des morts pour les compagnies d’assurance…
Mais les faits, les situations et les personnages ne sont paradoxaux qu’en apparence. Jean-Paul Dubois possède tout à la fois le sens de la construction narrative, l’audace du réalisme, l’ardeur de l’imagination et la richesse de la sensibilité. Certes, pour lui, d’une manière générale, la destinée humaine est vouée à l’échec et au malheur : « À l’intérieur d’un immeuble ou d’une communauté, le malheur s’installe généralement par période. Pendant plusieurs mois, il va rôder dans les étages, oeuvrant de porte en porte, croquant d’abord le faible, ruinant les espérants. Et puis, un jour, changer de rue, de quartier, poursuivant à l’aveugle son travail d’artisan. ». Progression similaire pour tous les individus. Mais l’écriture de Jean-Paul Dubois convoque toutes les ressources de la générosité, de l’amitié, de l’amour, de l’humour. Et la pilule passe à merveille. Chaleureuse et euphorisante.
Jean-Pierre Longre
23:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : roman, francophone, jean-paul dubois, éditions de l’olivier, jean-pierre longre, points | Facebook | |
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25/03/2021
Une journée de retrouvailles
Lire, relire...Lionel Duroy, Nous étions nés pour être heureux, Julliard, 2019, J'ai lu, 2021
« On arrive avec trente ans de retard, c’est certain, ça te paraît même peut-être complètement ridicule, mais crois-moi : nous sommes tous désireux de réparer ce qui peut l’être. ». Voilà ce que disent deux des frères de Paul à Claire, l’une de ses filles. Que réparer ? Beaucoup de choses. D’abord l’impéritie et la folie des parents, qui ont fait le malheur de leurs neuf enfants en leur faisant vivre la déchéance matérielle et morale ; ensuite les livres dénonciateurs dans lesquels Paul relate les désastres familiaux ; enfin la brouille de toute la famille avec l’écrivain : « À partir du jour où mon livre a été publié vous ne m’avez plus adressé aucun signe. Ni un mot ni un coup de téléphone. Vous n’avez plus jamais invité mes enfants. ».
Comment réparer ? Paul a décidé de réunir tout le monde, ses enfants et petits-enfants, ses frères et sœurs, ses deux ex-femmes, pour une journée particulière dans sa maison provençale, au pied du Mont Gardel. À une exception près, chacun se rend à l’invitation, et le livre raconte, en dialogues animés, ces retrouvailles semées de souvenirs, d’aveux sincères et parfois honteux, de bienveillance, de jeux et de mots d’enfants. Retrouvailles émouvantes, qui reconstituent en quelques heures des vies pleines d’embûches, de drames, de hontes, des vies qui se sont plus ou moins bien reconstruites. Et l’on revient sur cette brouille qui, pour beaucoup, est issue de malentendus, d’incompréhensions, à commencer par celle de l’écriture, sans laquelle Paul n’aurait pu survivre : « Comment peut-on exister sans écrire ? songe-t-il. Sans consigner inlassablement le mouvement de la vie ? Écrire est au contraire la plus sûre façon de ne rien rater de la vie, d’en débusquer les ressorts secrets invisibles à l’œil nu, de s’y ancrer ». Certains, comme son frère Nicolas, dont il fut très proche, reviennent sur les pouvoirs de nuisance de la famille : « Au nom de “l’esprit de famille”, cette valeur de merde, je me suis laissé entraîner, et je n’ai plus vu Paul. Notre qualité de frères l’a emporté sur notre amitié, alors que ç’aurait dû être le contraire. Je n’aurais jamais dû lâcher Paul, sous aucun prétexte, et surtout pas au nom d’une quelconque solidarité familiale. Il est là, le vrai scandale ! ».
Nous étions nés pour être heureux est, si l’on veut, un roman à clés, mais là n’est pas le plus important. Si on reconnaît Lionel Duroy dans le personnage de Paul, si tous les personnages correspondent à des personnes réelles, si les lieux (la région du Ventoux) sont reconnaissables et si les faits évoqués ont bien eu lieu, la condensation fictionnelle et quasiment théâtrale de l’action et des sentiments confère au roman une tension, une authenticité que le pur récit autobiographique ne pourrait pas apporter.
Jean-Pierre Longre
19:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, lionel duroy, julliard, jean-pierre longre, j'ai lu | Facebook | |
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04/03/2021
Un très honorable délateur
Lire, relire... Romain Slocombe, Monsieur le Commandant, NIL, 2011, Pocket, 2013, Points, 2021, avec une préface inédite de Jérôme Leroy
Paul-Jean Husson, archétype de l’homme de lettres conscient de son talent, de son entregent et de sa notoriété, respectable académicien et notable respecté dans la sous-préfecture normande où il vit, est aussi le modèle du collaborateur, pétainiste de la première heure, admirateur de l’ordre nazi, antisémite acharné, xénophobe virulent, partisan de la fermeture des frontières, n’hésitant pas à dénoncer « l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves, de l’affreuse misère andalouse, de la semence d’Abraham et du bitume de Judée » (ce n’est qu’un exemple).
L’excès de ces convictions provoque son drame personnel et familial : un fils qui va rallier la France Libre à Londres, une belle-fille d’origine allemande, dont une enquête secrète révèle qu’elle est juive (et que ses petits-enfants, donc, sont juifs aussi…), et dont il ne peut s’empêcher, malgré tout, de tomber passionnément amoureux. Le drame tourne au cauchemar – sans entamer pour autant son antisémitisme viscéral et son pro-nazisme exacerbé. Comment résoudre le dilemme ? Comment sortir de la nasse ? Tout bien pesé, en écrivant, dans le style impeccablement académique que lui prête l’auteur, une longue missive au « Sturmbannführer » de la ville – en trahissant, d’une manière aussi odieuse qu’hypocrite, ses propres sentiments, et en sacrifiant sa famille, ceux qu’il est censé aimer.
D’aucuns ont vu dans le livre de Romain Slocombe un appel à la compréhension, voire à la bienveillance pour quelqu’un qui s’est rangé du côté des bourreaux. À y regarder de près, il n’en est rien. Les moments d’épanchement et d’apparente sociabilité ne font que mettre en valeur la foncière nocivité du personnage. Sous des dehors sensibles, c’est la brute qui se cache à peine, et qui ne sommeille pas. Derrière l’élégance du style, implosent l’insulte et l’injure. Et soixante-dix ans après ces événements, à l’heure où le fascisme se loge derrière des façades blanchies, où il se targue de compter parmi ses adeptes des notables bien mis et des jeunes gens bon genre – sans pour autant pouvoir passer sous silence sa violence fondamentale et sa haine viscérale de l’étranger –, il est utile de rappeler (qui plus est, comme ici, sous la forme d’un roman aussi complexe que terrifiant), que les pires horreurs, cautionnées par la peur sociale et économique, sont parfois perpétrées par des hommes cultivés et talentueux.
Jean-Pierre Longre
Et à relire encore…
Romain Slocombe, Mortelle Résidence, Le Masque, 2008
« Ah, quel drame ! Quel lieu, Lyon… Quelle énergie…Ça m’inspire ! ». Cette réflexion de l’un des personnages résume en quelque sorte la teneur et l’esprit de ce livre foisonnant, qui entrecroise en Rhône et Saône les récits semi-historiques et semi-fictionnels, toujours sanguinaires et terriblement humains. De la Terreur (et même en deçà) à nos jours en passant par l’occupation nazie, du Chili à la France en passant par les camps d’extermination, des pires bains de sang au « performances » du pseudo art contemporain, Mortelle Résidence laisse à peine le temps de souffler. A flux tendu, certains hauts lieux lyonnais du passé et du présent, réels ou à peine déguisés (telle cette « Délivrance » dans laquelle les autochtones reconnaîtront les « Subsistances ») sont le théâtre d’épisodes qui ne laissent pas indifférents. A lire d’un élan, si possible.
JPL
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, romain slocombe, nil, pocket, le masque, jean-pierre longre, points, jérôme leroy | Facebook | |
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10/02/2021
D’une tempête à l’autre
Lire, relire... Jean-Paul Dubois, Une vie française, Éditions de l’Olivier, 2004, Points 2, 2011, rééd. Points 2021
Comme en arrière-plan, s’écoule le temps politique, la succession des mandats présidentiels (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand I, Mitterrand II, Chirac I, Chirac II…). Sur la scène elle-même, se joue la vie personnelle du narrateur, Paul Blick, avec les péripéties qui jalonnent une existence faite d’immobilisme et de tourments, de laisser-faire et de bonds en avant.
Mais les deux plans, le décor et la pièce qui se déploie sous nos yeux ne sont pas aussi distincts qu’il n’y paraît ; ils se rejoignent, se croisent, se superposent : on a bien affaire à une « vie française », celle d’un homme de notre époque et de notre contrée qui cherche sa voie, qui pense parfois l’avoir trouvée, qui la perd ou pense l’avoir perdue ; un homme qui déroule son histoire cahoteuse au milieu d’une Histoire dont le propre déroulement chaotique ne peut être enrayé.
Jean-Paul Dubois, donc, nous plonge directement dans les perturbations de la vie de Paul Blick, depuis la première tempête vécue par l’enfant – la mort de son frère – jusqu’à la dernière – la mort de sa femme dans des circonstances qu’il devra apprendre à maîtriser, puisqu’elle entraînera les désillusions, la ruine financière, la maladie de sa fille, et que l’autre femme de sa vie, sa mère, s’effacera à son tour en toute lucidité politique… Entre temps, il y aura eu mai 68, une jeunesse d’étudiant en sociologie (c’est-à-dire tournée vers beaucoup d’autres préoccupations que les études), les amours et les amitiés, la musique, les changements de cap, le mariage, les enfants et le travail d’homme au foyer, les courts et longs voyages à la recherche d’arbres à photographier, figés dans leur solitude orgueilleuse, une solitude dans laquelle Paul Blick se reconnaît lui-même, repoussant les sollicitations sociales, relationnelles, professionnelles et politiques (une drôle d’intervention de Mitterrand, notamment).
Chronique du dernier demi-siècle, compte rendu d’une initiation (initiation au vieillissement et au désenchantement, et aussi à une vie qui ne demande qu’à se construire ou au moins à se dessiner), récit d’un naufrage auquel on tâche de réchapper tant bien que mal (et la véritable confrontation avec les éléments déchaînés subie par Paul et son beau-père une nuit d’orage méditerranéen s’impose comme une récapitulation concrète de la situation), tragi-comédie pathétique ou drame socio-familial, incessant questionnement individuel qui demeurera sans réponses, traversée d’un territoire parsemé de viaducs, de tunnels, de paysages lumineux et de sombres pièges… Une vie française est tout cela à la fois : sous un titre dont l’apparente simplicité annonce un programme dense et périlleux, un vrai roman d’aujourd’hui, personnel et universel.
Jean-Pierre Longre
http://www.editionsdelolivier.fr
19:03 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean-paul dubois, éditions de l’olivier, jean-pierre longre, points | Facebook | |
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17/01/2021
« Pouvoir parler »
Lire, relire... Brigitte Giraud, Une année étrangère, Stock, 2009, J’ai lu, rééd. 2021
Son jeune frère Léo est mort dans un accident de mobylette, ses parents se renvoient plus ou moins explicitement la responsabilité de leur deuil, et Laura, 17 ans, souffre doublement de ce déchirement familial. Son départ pour l’Allemagne du Nord en tant que jeune fille au pair est comme une fuite.
Là-bas, prise dans le froid et l’humidité de la Baltique, tout près de l’infranchissable frontière avec l’Est (nous sommes avant 1989), elle a du mal à s’intégrer dans un monde inconnu, dans une famille étrange où le mystère et les non-dits semblent tenir une place importante, en un vide existentiel qui, à l’évidence, ne comblera pas le sien. Où trouver refuge ? Dans les occupations ménagères, dans la musique, dans une correspondance réconfortante avec son frère aîné, Simon (qui pourtant trouvera à la longue un autre point d’ancrage sentimental), et, peu à peu, dans une sorte de complicité avec les deux enfants de la famille Bergen, Thomas, 14 ans, et Susanne, 9 ans. Il y a aussi quelques sorties en ville, la bibliothèque, un peu de lecture, Thomas Mann… Pas de quoi contrecarrer la souffrance de la rupture et de l’absence… D’autant que les lacunes linguistiques ne facilitent pas la communication. Trouver les mots, « pouvoir parler », voilà le difficile enjeu, pour elle et pour les autres.
Bien que certains échos résonnent discrètement et distinctement entre France et Allemagne, entre passé et présent (la mobylette, les relations familiales tendues – ou distendues –), Laura est ailleurs, ou plutôt elle sent les autres ailleurs – Monsieur et Madame Bergen, le grand-père, même les enfants –, et le passé de la famille pèse pour beaucoup dans ce sentiment, même s’il se révèle sur le tard. Elle est certes dans une contrée lointaine, mais ce n’est pas le seul facteur d’isolement. « Voici à quoi ressemble ma vie à quelques mois de mes dix-huit ans : un pays étranger, une langue étrangère, un homme étranger, mes parents étrangers, mon frère Léo dont l’image s’éloigne, mon frère Simon qui m’échappe, et moi, un corps étranger. C’est ce que je me dis le matin au réveil, quand je ne parviens pas à poser un pied par terre alors que la lumière entre depuis longtemps par le vasistas. C’est ce que je ressasse quand je marche près de Susanne le long de la voie ferrée. C’est peut-être cela l’expérience du deuil ? Un vertige d’étrangeté ».
Brigitte Giraud, avec profondeur et délicatesse, campe un personnage attachant, tout en nuances, fait de repli sur soi et d’ouverture aux autres, de fermeture et de réceptivité, de désillusion et d’espoir, et dont le nécessaire monologue intérieur laisse alterner plages de lucidité et zones d’ombre. Un personnage que l’on surprend en pleine métamorphose, et qui nous surprend par sa force de résistance aux faiblesses humaines, y compris les siennes.
Jean-Pierre Longre
19:41 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, brigitte giraud, éditions stock, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/01/2021
Sanglantes mises en scène
Antonin Varenne, L’artiste, La Manufacture de livres, 2019, Points, 2020
Ça commence tambour battant. Chapitre 1 : du côté de Ménilmontant, une jeune femme s’est jetée par la fenêtre avec ses deux enfants. Chapitre 2 : dans le centre commercial de Bercy 2, un pompier se fait descendre par un cambrioleur. Fin du chapitre 3 : nous apprenons que nous sommes en septembre 2001, et que les tours du World Trade Center viennent d’être détruites par des avions. Chapitre 4 : Jules Armand, de son vrai nom David Kurjeza, peintre de la place du Tertre, se fait assassiner en rentrant chez lui par un inconnu qui lui a lancé : « Moi aussi je veux être artiste ! Moi aussi je veux peindre ! ». Et il y a vingt-cinq chapitres…
C’est le début d’une série de meurtres visant des artistes, dont on retrouve les cadavres au centre de mises en scène esthétiquement élaborées, impeccablement propres, véritables œuvres d’un « artiste » macabre. C’est Virgile Heckmann, inspecteur hors normes (socialement, professionnellement, individuellement), qui est chargé de ces affaires. Outre quelques adjoints officiels, dont un jeune inspecteur de la police scientifique qui n’a pas fini sa formation mais dont l’efficacité est certaine, il est officieusement secondé par Max Marty, ancien détective privé reconverti dans l’entretien acrobatique de façades et futur père de famille, et par Roland Parques, ancien médecin avorteur en pleine décrépitude crasseuse, mais qui a gardé quelques compétences. Un trio pour le moins pittoresque, dont chaque membre va jouer son rôle à sa façon très personnelle, le plus souvent décontenancé face à la « folie » du tueur.
Certes, sous la houlette du policier, l’affaire sera résolue, mais ce ne sera pas sans mal ni sans casse. Antonin Varenne mène son lecteur dans un labyrinthe dramatique mais non dénué d’humour (noir, bien sûr), dans un labyrinthe palpitant et pathétique, et il le malmène aussi, son lecteur, comme sont malmenés les personnages – les enquêteurs, les victimes et leur entourage –, dont l’épaisseur psychologique et l’existence problématique donnent un aperçu de la complexité humaine. L’artiste est un vrai polar à suspense, qui n’occulte pas les enjeux socio-politiques, historiques, artistiques et psychologiques, ce qui en fait aussi un roman à part entière.
Jean-Pierre Longre
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30/12/2020
Passion, liberté, poésie
Michel Peyramaure, La scandaleuse, Calmann-Lévy, 2020
« Aimer et écrire furent les fils entremêlés dont j’ai tissé ma vie. » Cette phrase placée sous la plume de Louise Labé, et qui synthétise sa vie, est suivie d’une profession de foi singulièrement moderne : « Je revendique aussi pour mes sœurs l’accès au savoir et à la parole, et de vivre selon leur plaisir, comme je l’ai presque toujours fait ». Elle ne l’a sans doute pas formulé réellement de cette manière, mais c’est l’un des points sur lesquels a voulu insister Michel Peyramaure.
Celui-ci, pour décrire cette « Belle Cordière » qui fut l’une des grandes figures de la vie culturelle lyonnaise, lui invente des mémoires écrits à la fin de sa brève existence (1522-1566) dans sa maison de la Grange-Blanche à Parcieux (ou « Parcieu ») où elle s’est retirée, entre Saône et Dombes. C’est donc une autobiographie fictive qui nous fait découvrir ou redécouvrir un personnage pluriel : fille de cordier, mariée à un autre cordier affectueux et fort indulgent pour son épouse volage, elle fut femme d’action, de lettres et de plaisirs, muse et créatrice, de belle réputation auprès des poètes, mais plutôt de mauvaise auprès du peuple (d’où le titre du livre).
On ne retracera pas ici la destinée mouvementée maintes fois évoquée de Louise, qui a connu (parfois intimement) de grandes personnalités (comme le dauphin Henri, futur Henri II ou le cruel baron des Adrets), des écrivains prestigieux (Maurice Scève, Clément Marot, Pontus de Tyard, Joachim Du Bellay, François Rabelais) et de belles amours souvent brèves ou orageuses… Ce qu’elle narre ici, par la plume de Michel Peyramaure, relève parfois autant de l’imaginaire que du réel, de la légende que du témoignage, du roman que de la biographie, mais on y décèle la vérité d’un personnage ancré à la fois dans son époque tourmentée (les guerres de religion avec leurs massacres et leurs destructions, les épidémies, les manœuvres politiques…) et dans la société lyonnaise. Et même si d’aucuns contestent son talent de poète, voire son existence, on garde en mémoire le portrait d’une jeune femme passionnée, dont le charme, le goût de la liberté et les écrits ont traversé les siècles.
Jean-Pierre Longre
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24/12/2020
Une campagne de rêve
Lionel-Édouard Martin, Roxane, Le bateau ivre, 2020
Ils sont trois, la soixantaine bien mûre et encore alerte, l’embonpoint assumé, qui après de belles carrières se sont retirés dans leur bourg poitevin d’origine et y forment un « petit cénacle ». Apéritifs quotidiens, copieux repas, conversations interminables, pêche à la ligne, virées dans l’antique AX de l’un d’entre eux… La belle vie, régulière et joyeuse, animée par les récitals de trompe de chasse qu’ils donnent à l’occasion de certaines festivités, revêtus de l’habit rouge traditionnel. Oui, la belle vie, « genre bourgeois-bohèmes des champs, caves profondes, animaux de compagnie », à peine dérangée par quelques Parisiens cherchant à s’installer à la campagne, air pur, « harmonie bucolique » et prix modiques.
Parmi eux, en voilà un qui attire particulièrement leur attention, se renseignant auprès du maire, écumant les agences immobilières, achetant la littérature locale, faisant le trajet à plusieurs reprises et restant même plusieurs jours à examiner ses projets : un moulin au bord de la rivière ? Une grosse propriété ? Un domaine agricole ? Nos trois retraités suivent, espionnent, enquêtent. L’un d’entre eux arrive même à converser avec lui et s’empresse de faire son rapport à ses congénères. Son rêve : s’installer complètement avec sa femme et leur fille Roxane, une enfant fragile, trop sensible à la pollution citadine. Le « zig », avec lequel ils lient une sorte d’amitié malicieuse, commence vraiment à les intriguer, à troubler leur tranquillité. « Qu’est-ce qu’il a, ce zig, de spécial pour à ce point nous obséder ? ». Réponse incertaine : « Sa façon peut-être de s’accrocher à nous, ça fait désespoir de petit baigneur cherchant la perche, comme tombé dans lui-même, dans sa rivière propre, il est là qui panique, mais la perche est une farce, un sucre d’orge, une illusion, ça fond quand on y touche. » Comme si le « petit cénacle » devinait qui est vraiment le « zig ».
Dans son style nourri d’images pittoresques et originales, d’un lexique riche et mêlé, d’une syntaxe rebondissante, avec un sens ravageur de l’humour et du pathétique réunis, Lionel-Édouard Martin mène son roman par étapes successives, faisant alterner les points de vue par le truchement des monologues (ceux du « zig » – y compris les SMS qu’il échange avec Maryelle, sa femme – et ceux du trio), nous laissant savourer quelques morceaux de bravoure (telle la scène affolante d’un molosse déversant son trop-plein, disons… d’affection sur un humain). Peu à peu se mettent en place les ruses du dit trio, le piège qui sera tendu au « Parisien », jusqu’aux surprises finales, au dénouement dévoilant les rêves inaccomplis. Pour le « zig », c’était « rêves à tous les repas, collations comprises, l’imagination flamboyante, le monde lui entre dans la bouche, il le mâche, en fait des mots. » Tout un monde de mots : l’auteur sait de quoi il retourne.
Jean-Pierre Longre
18:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, lionel-Édouard martin, le bateau ivre, jean-pierre longre | Facebook | |
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07/12/2020
« Une effacée magnifique »
Gaëlle Josse, Une femme en contre-jour, Les Éditions Noir sur Blanc, 2019, J’ai Lu, 2020
Vivian Maier était une photographe exceptionnelle, et personne ne le sut jusqu’à sa mort en 2009… Pourtant, la photo était « au cœur de sa vie », c’était « son œil, sa respiration, son toucher, sa façon d’être. ». Et elle n’a « jamais cherché la moindre reconnaissance, alors qu’elle aurait pu publier ses clichés, les exposer, faire montre de son œuvre. Pourquoi ? Toutes les hypothèses sont possibles, mais cette discrétion est sans doute liée à une condition sociale modeste doublée d’une fierté l’incitant à fuir les éventuelles déceptions : « S’épargner le refus, le rejet. »
C’est en tout cas ce que suggère Gaëlle Josse, dans son récit sensible, émouvant, fouillé qui, à partir de la découverte d’une œuvre aussi abondante que passionnante, compose la rétrospective d’une vie à la fois humble et mouvementée. Née en 1926 aux États-Unis d’une mère originaire du Champsaur, dans les Hautes-Alpes françaises, et d’un père dont la famille venait de l’empire austro-hongrois, Vivian subira les mésententes, les querelles, les mensonges, la dégradation sociale de ses parents. Réfugiée un temps dans le berceau familial français, elle reviendra à New-York, repartira, voyagera, vivra à Chicago, partageant son temps entre son métier de nounou pour des enfants de familles aisées (il faut bien vivre) et sa passion secrète pour la photographie. « Sa vie avance entre ces deux pôles, le plus souvent emmêlés, son métier de gouvernante de jeunes enfants, à domicile, et ses déambulations photographiques. » Sociable, « curieuse de tout », sûre d’elle et de ses opinions, elle reste partout et toujours solitaire, ne cherche pas à plaire – et ses nombreux autoportraits, souvent complexes et savamment élaborés, ne sont pas des entreprises de séduction, mais relèvent plutôt de la recherche visuelle. Photographe de rue, elle fixe sur la pellicule des inconnus pris sur le vif, ceux qu’en général personne ne remarque, « les exclus, les marginaux, les abandonnés, les abîmés, les fracassés… »
Le livre de Gaëlle Josse peut être qualifié de roman, dans la mesure où la vie connue de Vivian Maier est constituée de quelques points de repères et surtout de vides, de silences que seules les déductions et l’imagination peuvent remplir. L’existence en pointillés de cette artiste qui a vécu en domestique est présentée un peu comme une exposition d’instantanés successifs dont la synthèse est laissée à l’appréhension des lecteurs-visiteurs. Dans un ultime chapitre, Gaëlle Josse établit avec justesse un parallèle entre le travail photographique de Vivian Maier et ce que cherche à élaborer le travail littéraire (ou pictural, ou musical). Dans tous les cas, ce qui est en jeu, c’est la création artistique.
Jean-Pierre Longre
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06/12/2020
Affairistes et jeunesse perdue
Arnaldur Indridason, Les roses de la nuit, traduit de l’islandais par Éric Boury, éditions Métailié, 2019, Points, 2020
Le cadavre dénudé d’une jeune fille, Birta, est découvert en plein cimetière, sur la tombe du père de l’indépendance islandaise. L’enquête menée par Erlendur et son acolyte Sigurdur Oli va les mener dans le sombre présent d’une jeunesse tourmentée, un milieu où la drogue et la prostitution semblent être les seuls horizons de quelques filles et garçons. Erlendur, d’ailleurs, connaît bien ce monde désespérant et désespéré, fréquenté par sa fille et son fils, qui lui reprochent de les avoir abandonnés. C’est dire que le commissaire (« divorcé, la cinquantaine ») est personnellement impliqué dans cette enquête. La victime étant originaire des fjords de l’Ouest islandais, les deux policiers vont aussi mener leurs investigations dans cette région sinistrée, appauvrie par les manœuvres de spéculateurs sans scrupules, et dont les habitants émigrent vers la capitale, Reykjavik. La jonction va être faite entre les deux pôles, la jeunesse perdue et deux hommes corrompus, un proxénète trafiquant de drogue et un promoteur véreux, qui exploitent ouvertement la fragilité humaine.
Publié initialement en 1998 mais paru tout récemment en français, ce roman est l’un des premiers à mettre en scène le commissaire Erlendur Sveinsson et ses méthodes originales, et à dévoiler une fiction qui n’est pas seulement policière. Roman d’atmosphère, roman noir (même si, ici, tout se passe sous le soleil d’été qui envahit la nuit), roman psychologique (les personnages – enquêteurs, victimes ou coupables, sont vus sous différentes facettes, voire dans toutes leurs contradictions), roman socio-politique (Erlendur ne cache pas son indignation face aux magouilles et au cynisme des entrepreneurs enrichis qui détiennent le véritable pouvoir)… L’enquête policière, pour palpitante qu’elle soit, est aussi l’occasion pour l’auteur de bâtir un récit complet et complexe, à l’image des réflexions du protagoniste tentant de récapituler les tenants et les aboutissants de son enquête : « Erlendur n’avait pas fermé l’œil de la nuit, gêné par le jour éternel de l’été. Il avait tenté d’établir des liens entre le meurtre de Birta, Herbert, Jon Sigurdsson, Kalmann et ses activités d’entrepreneur, les fjords de l’Ouest, Janus, la boîte métallique, la drogue, le passé et le présent. Il avait peu à peu échafaudé une hypothèse peut-être trop étrange pour correspondre à la réalité, mais c’est la seule qui lui était venue à l’esprit. » Avec Les roses de la nuit, qui se lit avec un plaisir dans lequel l’anxiété tient une belle place, Arnaldur Indridason avait trouvé le style qui lui a valu son succès actuel.
Jean-Pierre Longre
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01/12/2020
Un Goncourt oulipien
Le Prix Goncourt 2020 vient d’être attribué à Hervé Le Tellier pour son roman L’Anomalie (Gallimard).
Président de l’OuLiPo depuis 2019 (après Paul Fournel), Hervé Le Tellier est l’auteur de nombreux autres livres. Son roman L’anomalie ayant déjà été, à juste titre, abondamment commenté, on trouvera ci-dessous quelques notes sur certains de ses ouvrages antérieurs.
http://jplongre.hautetfort.com/tag/herv%C3%A9+le+tellier&...
22:48 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, hervé le tellier, gallimard | Facebook | |
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Pâtes italiennes
Lire, relire... Hervé Le Tellier, Le voleur de nostalgie, Le Castor Astral, 2005
Roman épistolaire, roman culinaire, roman oulipien, roman à tiroirs, roman d’investigation… Maintes caractéristiques génériques pourraient qualifier le dernier livre d’Hervé Le Tellier, qui se situe ici dans la droite (mais complexe) lignée des initiateurs de l’OuLiPo. Il y aurait à ajouter, aux limites du romanesque : la fiction autobiographique, l’érudition historique et artistique, la poésie italienne (et anglaise ou irlandaise), les jeux de l’amour (où le hasard, finalement, n’aura pas voix au chapitre), les malices intertextuelles, de Dante à Calvino et Roubaud.
On aurait pu commencer par résumer, en disant par exemple : un chroniqueur gastronomique publie régulièrement dans un hebdomadaire français des recettes de pâtes italiennes sur fond d’anecdotes pittoresques, en usant du beau pseudonyme de Giovanni d’Arezzo ; un (vrai ?) Giovanni d’Arezzo, ayant découvert l’un de ces articles, lui écrit sans dévoiler son adresse, ce qui pousse le (faux) Giovanni à envoyer une réponse en trois exemplaires aux adresses de trois Giovanni d’Arezzo florentins trouvées grâce aux renseignements internationaux ; commence alors une abondante correspondance entre le narrateur et ses trois « homonymes », dont un retraité de l’enseignement et un jeune prisonnier.
Voilà le début, et on ne poursuivra pas le résumé ; car à partir de là, l’entrecroisement épistolaire, ponctué d’extraits du « Carnet de l’auteur » et de narrations culinaires, mène le lecteur, comme le narrateur, dans un labyrinthe de faux-semblants (vraisemblables au demeurant), de chemins de traverse, de jeux de piste, d’embûches intellectuelles et sentimentales. Qui dit vrai, qui ment ? Qui est le voleur, qui le volé ? Les « Caro Giovanni », « Cher Monsieur d’Arezzo », « Cher Giovanni », « Giovanni mio », « Carissimo Giovanni », les congratulations et remerciements mutuels sont des formules qui occultent à peine une guerre à pointes de moins en moins mouchetées où l’on n’hésite pas à se dérober des histoires personnelles, des souvenirs, des amours anciennes, des confidences, la « nostalgie » qu’évoque le titre.
Tout cela est un jeu ? En quelque sorte : jeu de l’arroseur arrosé, du piégeur piégé, du bourreau victime… Mais jeu qui, comme dans tout bon roman forgé à l’aune d’une construction rigoureusement préméditée (on ne peut manquer de penser, du côté épistolaire, aux Liaisons dangereuses, et du côté oulipien, à La vie mode d’emploi), engage une ou des existences à part entière ; celles des personnages, et celle du lecteur qui se laisse lui-même prendre au piège et ne peut s’empêcher de deviner que, sous ce qu’il a cursivement saisi, bien d’autres choses se tapissent dans les profondeurs dantesques de l’humaine comédie.
Jean-Pierre Longre
21:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, hervé le tellier, oulipo, le castor astral, jean-pierre longre | Facebook | |
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18/11/2020
Réparer les plaies
Lire, relire...Auđur Ava Ólafsdóttir, Ör, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017, Zulma Poche, 2020
« Je fais tout ce que les trois Guđrun de ma vie me demandent. Je fixe les étagères et les miroirs, je déplace les meubles là où on me dit. […] Je ne suis […] pas un homme qui démolit, plutôt du genre qui arrange et répare ce qui ne fonctionne pas. Si on me demande pourquoi je fais tout ça, je réponds que c’est une femme qui me l’a demandé. ». Jónas Ebeneser, héros et narrateur du nouveau roman d’Auđur Ava Ólafsdóttir, est un habile bricoleur, on l’aura compris. Et bien qu’il n’ait plus de vie sexuelle depuis plusieurs années, il privilégie ses rapports avec les femmes, à commencer par ses « trois Guđrun » : son ex-femme, sa mère (ancienne professeur de mathématiques qui n’a plus toute sa tête mais sait encore calculer) et sa fille (Guđrun Nymphéa), « spécialiste en biologie marine ». À part cela, il se sent bien seul.
L’histoire que Jónas raconte de lui-même devrait être celle de la fin de sa vie. L’idée du suicide le taraude, et il décide de partir, armé de sa perceuse et de sa caisse à outils, pour un pays en ruines – une contrée anonyme qui synthétise tous les pays détruits par la guerre. Dans la ville où il atterrit, seuls demeurent presque intacts de rares bâtiments, dont l’Hôtel Silence où il s’installe. Il s’y prend d’amitié pour May et Fifi, le frère et la sœur qui gèrent tant bien que mal cet établissement aux rares clients, ainsi que pour le petit garçon de May, Adam, fortement marqué par la guerre, et se met à s’occuper de la plomberie, de l’électricité, bref de toutes les défectuosités qu’un long abandon a entraînées. Et sa renommée de bricoleur va s’étendre…
Reprenant goût aux choses, aux plaisirs du cœur et du corps, il ne peut évidemment pas réparer les blessures profondes, les tragédies personnelles et familiales, les cicatrices de la vie, mais il voudrait s’y employer. « Ör » signifie « cicatrices », écrit l’auteur, et Jónas « en a sept ». Le titre de l’un des chapitres (les titres son ici, parfois, tout un programme narratif, voire un poème dense et bref) dit ceci : « Les plaies se referment plus ou moins vite et les cicatrices se forment par couches, certaines plus profondes que d’autres ».
Roman poétique et vrai, dramatique et souriant, jonché de signes à déchiffrer, Ör ménage des surprises, en toute simplicité apparente. Une simplicité qui recèle une profonde humanité, comme le reconnaît à demi-mot Jónas : « Je ne peux pas dire à cette jeune femme, qui ne possède rien d’autre que la vie, que je suis perdu ? Ou que la vie a pris un tour différent auquel je ne m’attendais pas ? Mais si je disais : Je suis comme tout le monde, j’aime, je pleure et je souffre, il est probable qu’elle me comprendrait et qu’elle réponde : Je vois ce que vous voulez dire. ».
Jean-Pierre Longre
22:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, islande, auđur ava Ólafsdóttir, catherine eyjólfsson, zulma, jean-pierre longre | Facebook | |
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12/11/2020
L’eau de rose amère de Rosamond
Rosamond Lehmann, L’invitation à la valse, traduit de l’anglais par Jean Talva, Belfond, 2020
Dès le premier chapitre, la description progressive de la maison Curtis campe l’atmosphère particulière du roman, faite d’un mélange de romantisme illusoire et d’analyse sociale sans concessions ; atmosphère particulière et légèrement mystérieuse. « Tout est sage, banal, conventionnel, et même un peu guindé. […] Pourtant on n’en peut méconnaître le pouvoir fascinateur, ignorer les suggestions. Quelque chose se passe ici. » De cette famille traditionnelle de la « bonne société » provinciale anglaise, une figure se détache, celle d’Olivia, qui fête ses dix-sept ans et va être invitée, avec sa sœur aînée Kate, à son premier bal.
Une bonne première partie du roman est consacrée à la préparation de ce bal – choix des robes, invitation d’un cousin un peu étrange en guise de cavalier, recommandations maternelles diverses –, le tout au milieu d’une famille attentive mais plus ou moins déclassée socialement. « Il était clair, pour les deux jeunes filles, que leurs parents s’étaient donné beaucoup de peine pour faire de cette soirée en leur honneur un petit événement. » Et commence la réception tant attendue, avec ses espoirs, ses rencontres, les tentatives (plutôt infructueuses) d’Olivia pour remplir son « carnet de bal », les invitations de jeunes (et vieux) hommes… Pour elle, c’est une expérience inédite, et une occasion de s’épanouir, car même si elle est freinée par un complexe d’infériorité (notamment par rapport à sa sœur et à la famille qui reçoit), elle n’est ni naïve ni vraiment timide, et en se frottant au monde elle affermit son caractère.
C’est dire que, malgré ce que pourrait laisser croire le sujet, L’invitation à la valse n’est pas un roman à l’eau de rose, ou alors une eau de rose amère et vitaminée ; c’est plutôt un roman initiatique dans lequel Rosamond Lehmann s’adonne aussi à la fine critique d’une certaine société anglaise de l’entre-deux-guerres (nous sommes en 1920). « Dans un petit pays comme Little Compton, on avait à tenir son rang ; il fallait se montrer circonspect, ombrageux, prompt à s’offenser des manques d’égards imaginaires ou des familiarités déplacées. » En outre elle installe une belle galerie de portraits en action, à commencer par celui d’Olivia, et en continuant par ceux de sa sœur, de ses parents, d’un vieil oncle un peu lunatique et, bien sûr, d’un certain nombre d’invités au bal : des jeunes gens de toutes sortes, distingués ou vulgaires, affables ou mufles, sobres ou alcoolisés, séduisants ou laids, parmi lesquels on remarque un attachant jeune père de famille aveugle, un anarchiste légèrement caractériel, un vieillard amateur de jeunes filles… Dans ce monde, Olivia évolue entre admiration et déception. « Il m’est arrivé beaucoup de choses, bonnes ou mauvaises. Qu’est-ce donc qui en fait presque de la richesse ? Fragments étranges, méli-mélo de regards, de paroles… En réalité rien, pour moi. Rollo qui me quitte pour Nicole. Rollo et son père qui me sourient. Peter qui pleure et me dit : « Vous êtes mon amie… » Kate qui a l’air si heureuse… Une valse avec Timmy. Marigold dégringolant l’escalier pour courir vers lui. Oui, je peux dire que j’ai passé une bonne soirée. Bien que ma robe… Elle se mit à désirer de toutes ses forces l’obscurité de sa petite chambre, son lit qui l’attendait à la maison. » Par sa complexité, par ses enjeux psychologiques et sociaux, par sa subtilité, par son style enlevé, L’invitation à la valse, dont la première publication date de 1932, est un roman manifestement moderne.
Jean-Pierre Longre
Les éditions Belfond publient en même temps Intempéries, publié pour la première fois en 1936.
« Dix ans après L’Invitation à la valse, Olivia a divorcé, mûri, quand son chemin recroise celui de son premier amour. Cèderont-ils à leur passion commune ? Dans ce second volet des aventures d’Olivia Curtis, l’émotion, l’invitation à l’amour, les vertiges de la liberté sont toujours là, mais avec une tonalité plus grave, plus profonde.
Londres, 1930. Dans le train qui la ramène chez ses parents, Olivia Curtis reconnaît immédiatement Rollo Spencer, frère de sa camarade d’enfance Marigold, mais elle hésite à lui adresser la parole. Le riche fils de Lord Spencer a épousé la brillante Nicole, elle-même s’est mariée avec Ivor puis l’a quitté en dépit de la réprobation muette des siens et vit maintenant seule à Londres dans une situation financière précaire.
C’est Rollo qui fait les premiers pas, qui renoue avec entrain les liens d’autrefois — et Olivia se laisse reprendre par la fascination qu’exerçait naguère sur elle la famille Spencer. Alors que Rollo souhaite la revoir, alors qu’il dit l’aimer, comment pourrait-elle résister ? Elle sait bien pourtant que rien d’autre n’est possible entre eux que la clandestinité, les coups de téléphone en cachette, les chambres d’hôtels anonymes…
Malgré tout ça, elle se lance. Avec lucidité mais avec aussi cet espoir fou de voir ses rêves de jeunesse se réaliser et l’amour s’offrir à elle ».
18:59 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, rosamond lehmann, jean talva, belfond, jean-pierre longre | Facebook | |
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17/10/2020
Les merveilles de la décadence
Jacques Aboucaya, Alain Gerber, Au véritable french tacos, Ramsay, 2020
Ganymède et Calixte, deux amis apparemment assez proches pour se répandre en confidences mutuelles, visitent, chacun de son côté, deux pays qui, pour peu qu’on les observe un peu en profondeur, révèlent des mœurs devant lesquelles nos deux « naïfs » ne laissent pas de s’étonner. Un étonnement qui ne va pas, parfois, sans frayeur, et le plus souvent sans émerveillement, à tel point qu’ils se laisseraient volontiers gagner par les coutumes locales. Ganymède (prénom emprunté au jeune mortel qui découvrit le royaume des dieux), donc, explore la Zapockie, et Calixte (le même qui, jadis, fut introduit dans la vie lyonnaise ?), prospecte la Phéraizie, deux contrées qui se ressemblent quelque peu, se complètent même l’une l’autre, tout en laissant prévoir, par les progrès qui s’y manifestent, ceux qui attendent le pays d’origine de nos deux beaux héros, la France.
Quels progrès ? Eh bien, les lettres qu’ils échangent nous en donnent un aperçu sinon exhaustif, du moins aussi abondant qu’éclairant. Disons-le carrément, presque tout y passe en des salves satiriques qui n’épargnent aucun des signes d’une décadence qui « porte le masque du progrès » (George Bernard Shaw, cité en exergue). Les deux compères s’en donnent à cœur joie, tirant à vue sur toutes les tares, tous les abus, toutes les stupidités qui marquent la civilisation moderne. Des exemples ? L’individualisme galopant qui n’empêche pas le grégarisme, le laxisme social et scolaire, l’encouragement à la fainéantise, la délation, le harcèlement, le lynchage public, l’omniprésence des écrans (qui explique, rendez-vous compte, que les bébés naissent avec un pouce démesuré, tant leurs parents ont balayé leurs téléphones portables), la fumisterie des arts contemporains, qu’ils soient plastique, théâtral, musical, gastronomique, télévisuel, le cirque politique qui assimile violence publique et complicité privée, le vain nombrilisme médiatique, on en passe…
Et que dire de la langue utilisée par les autochtones (on n’en attendait pas moins de deux auteurs qui manient avec grande dextérité l’art subtil de l’écriture littéraire) ? Ils dénoncent les mots tronqués devenus « moignons, trognons, quignons, brimborions, déchiquetures verbales » (aphérèses en Phéraizie, apocopes en Zapockie, est-on amené à deviner), les bouillies et borborygmes qui caractérisent les propos mêmes des acteurs de cinéma, comme si « parler trop vite » était « une preuve de dynamisme, d’esprit d’entreprise, de liberté orale et de fécondité intellectuelle. »
Nos deux observateurs ne se lassent pas d’admirer la vie des habitants qu’ils côtoient. Ironie, antiphrase, car sous l’admiration que l’on devine un peu forcée, se glissent les serpents d’une impitoyable critique qui ne va pas sans un humour ravageur. On rit à en pleurer, à la lecture de ces lettres. On rit, car les excès décrits touchent au ridicule. On pleure, car les dits excès mènent les Zapocks et les Phéraizes (et donc à terme, nous, Français et autres Européens) à la ruine de toute civilisation, de toute culture dignes de ces noms. Le « roman » de Jacques Aboucaya et Alain Gerber (dont le mystère du titre peut être levé si l’on va à la page 157), placé sous l’égide de trois humoristes (George Bernard Shaw déjà cité, Pierre Dac et Pierre Desproges), mais aussi, in absentia, de Voltaire, Montesquieu et autres philosophes des Lumières, ce « roman », donc, prête à rire, mais surtout donne à penser. Et puis, si l’on se sent impuissant à corriger les mœurs contemporaines, au moins voilà une prose qui nous fait du bien.
Jean-Pierre Longre
18:22 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jacques aboucaya, alain gerber, ramsay, jean-pierre longre | Facebook | |
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01/10/2020
« Qu’étions-nous en train de vivre ? »
Lire, relire... Lionel Duroy, Eugenia, Julliard, 2018, J'ai lu, 2019
Jeune fille vivant à Jassy (Iaşi en roumain) dans les années 1930, Eugenia a été élevée dans une famille apparemment sans histoires. Mais alors que l’un de ses frères, Stefan, adhère aux idées et aux actions de la Garde de fer, elle découvre grâce à l’un de ses professeurs l’écrivain juif Mihail Sebastian, qu’elle va contribuer à sauver des brutalités d’une bande de jeunes fascistes. Ainsi, au fil du temps et des rencontres, va se nouer avec lui une liaison amoureuse épisodique dans la Bucarest de l’époque, où les épisodes dramatiques n’empêchent pas les récits de festivités mondaines et culturelles.
Autour des relations sentimentales et intellectuelles entre la personne réelle de l’écrivain qui, après avoir échappé aux crimes antisémites, mourra accidentellement en 1945, et le personnage fictif d’une jeune femme qui, devenue journaliste et assistant à la montée du fascisme et du nazisme, va s’impliquer de plus en plus dans la lutte et la Résistance, se déroule l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945 : les atermoiements du roi Carol II devant les exactions du fascisme dans son pays et l’extension du nazisme en Europe, la prise du pouvoir par Antonescu, l’antisémitisme récurrent, la guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS, le retournement des alliances par le jeune roi Michel et les partis antinazis, le sommet de cette rétrospective étant le pogrom de Jassy, auquel Eugenia assiste épouvantée : « Je n’avais plus ma tête en quittant la questure, j’étais abasourdie et chancelante. Qu’étions-nous en train de vivre ? Était-cela qu’on appelait un pogrom ? J’avais beaucoup lu sur celui de Chişinau, en 1903, sans imaginer qu’un tel déchaînement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu’elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l’expérience d’une atrocité nous prémunit contre sa répétition. ». Avec, comme un refrain désespéré, la question plusieurs fois posée de savoir comment on pouvait « appeler la moitié de la population à tuer l’autre moitié » « dans le pays d’Eminescu, de Creangă et d’Istrati. ».
Car si Eugenia est un roman historique particulièrement documenté (on sent que Lionel Duroy s’est renseigné aux bonnes sources, qu’il a scrupuleusement enquêté sur place), il s’agit aussi d’un roman psychologique, dans lequel les sentiments, les réactions et les résolutions d’une jeune femme évoluent et mûrissent. Face à l’aberration meurtrière, Eugenia passe de l’indignation naturellement spontanée à la réflexion, à l’engagement et à la stratégie, en essayant par exemple, sous l’influence ambiguë de Malaparte (encore une figure d’écrivain connu que l’on croise à plusieurs reprises), de se mettre dans la peau et dans la tête des bourreaux pour mieux percevoir d’où vient le mal et pour mieux le combattre. Et comme souvent, mais d’une manière particulièrement vive ici, l’Histoire met en garde contre ses redondances, notamment, en filigrane, contre la montée actuelle des nationalismes et le rejet de l’étranger devenu bouc émissaire. Les qualités littéraires d’Eugenia n’occultent en rien, servent même les leçons historiques et humaines que sous-tend l’intrigue.
Jean-Pierre Longre
23:46 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, lionel duroy, julliard, jean-pierre longre | Facebook | |
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23/09/2020
Une Europe sens dessus dessous
Laurent Binet, Civilizations, Grasset, 2019, Le livre de poche, 2020
Quatre fictions d’inégale longueur mais d’égale intensité jubilatoire composent le livre. « La saga de Freydis Eriksdottir » relate l’expédition que celle-ci (fille d’Erik le Rouge, comme son nom l’indique) fit au Xème siècle depuis le Groenland jusque vers le sud américain, devançant Christophe Colomb, auquel le deuxième épisode est consacré, nous livrant des fragments de son journal, selon lequel on devine que l’explorateur mourut, seul européen rescapé au milieu des indigènes, sur l’île de Cuba : « L’heure approche où mon âme va être rappelée à Dieu, et si je suis sans doute déjà oublié de l’autre côté de la mer Océane, je sais qu’il est au moins une personne qui se soucie encore de l’amiral déchu, et que la petite Higuénamota, qui sera reine un jour, ma dernière consolation ici-bas, sera auprès de moi pour me fermer les yeux. »
Justement, la petite Higuénamota, on la retrouve adulte dans la troisième partie – le plus gros morceau de cette uchronie épique. À l’inverse de ce que nous ont appris les manuels, les Incas, après une guerre intestine, débarquent en Europe sous la direction d’Atahualpa qui montera sur le trône de Charles Quint, se frottera aux rivalités politiques et religieuses, apportera une forme de sérénité tolérante dans les relations humaines, bref imposera sa vision civilisatrice à un monde de violence et de cruauté tout en assurant un commerce prospère avec son continent d’origine. Un nombre incalculable de péripéties – dont la moindre n’est pas l’arrivée en Europe des « Mexicains » qui investissent le royaume de France – émaillent un récit aux ramifications politiques et internationales complexes, où les unions entre familles européennes et américaines offrent de nobles et fructueux métissages. Un exemple parmi d’autres : Quizquiz, général inca, à qui est dévolu le pouvoir sur une bonne partie de l’Italie, « épousa Catherine de Médicis, qui était la veuve d’Henri, fils de François Ier, laquelle lui donna neuf enfants. »
Moins complexes mais bien mouvementées aussi, « Les aventures de Cervantès » (quatrième partie) s’insinuent dans l’histoire collective, et l’auteur n’hésite pas à fomenter une belle rencontre, à Bordeaux, entre le futur auteur de Don Quichotte et « Monsieur de Montaigne », qui lui offre l’hospitalité dans sa tour, où les discussions vont bon train et où la femme du Français ne laisse pas l’Espagnol indifférent…
À lire ces résumés, on pourrait croire que l’imagination de Laurent Binet tourne au débridé, voire au farfelu. Il n’en est rien. Tout est maîtrisé, fondé sur une connaissance érudite de l’Histoire et des personnages qui l’ont faite. Allusions, citations, références accrochent la narration à un réel dont on se dit qu’il peut être facilement transformé, renversé par telle péripétie, tel changement de détail. Malicieuse leçon historico-philosophique donc, mais aussi belle leçon littéraire : la succession des genres (récit, correspondance, journal, poésie…) et des tonalités souvent parodiques donne une coloration séduisante à une œuvre à la lecture de laquelle on se prend à penser (outre Cervantès et Montaigne) à Voltaire, à Montesquieu et à bien d’autres plumes du passé. Mais c’est bien du Laurent Binet.
Jean-Pierre Longre
19:54 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, laurent binet, grasset, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | |
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16/09/2020
L’enfer de Rose
Franck Bouysse, Né d’aucune femme, La manufacture de livres, 2019, Le livre de poche, 2020
Aînée des quatre filles d’un couple de paysans miséreux, Rose, 14 ans, a été vendue par son père aux abois à un « maître de forges » qui, avec sa mère, règne en despote cynique sur son domaine, ses chiens, ses chevaux et son rare personnel, et qui cache sa femme, prétendument malade, dans une chambre close de sa vaste maison. Rose s’habituerait tant bien que mal à sa nouvelle vie de servante, s’il n’y avait le regard cruel et sournois de la vieille femme, et la brutalité sans scrupules du maître, qui va se mettre à violer régulièrement la jeune fille.
On comprend rapidement que ce qui guide l’homme et sa mère est la volonté d'assurer une descendance à la famille, de perpétuer le nom et la propriété. Alors les drames vont s’accumuler : les remords et l’assassinat sordide du père de Rose, les découvertes de celle-ci, qui trouve un fugace répit auprès du palefrenier Edmond (personnage dont l’importance va peu à peu se révéler), les incursions dans la vie de la mère privée de sa fille aînée et de son mari, et qui va tenter de survivre avec ses trois autres filles, l’acte désespéré qui va mener la jeune fille, sous la houlette d’un médecin corrompu, à l’asile où on lui enlève de force l’enfant qu’elle met au monde et où elle va rester enfermée des années… Pathétique des événements, pathétique de la narration : « Six jours. On m’a laissé mon bébé pendant six jours. Six jours, lui et moi. Mon bébé, rien qu’à moi. C’était loin de faire la vie que je voulais avec lui. Rien que six petits jours. Le septième après la naissance, ils sont tous entrés dans le silence. Il y avait le docteur, deux infirmiers, et la vieille. […] Le docteur s’est approché de la vieille. Il s’est penché sur le berceau et il a attrapé mon petit qui dormait. J’ai senti mon cœur qui cherchait à sortir de ma poitrine. J’ai voulu sauter sur le docteur, mais l’infirmier m’a plaquée sur le lit, et le deuxième a commencé à m’attacher avec les sangles, sans que je puisse rien faire contre eux ».
Toutes les péripéties de la vie de Rose, tous les retournements de situation, toutes les surprises du récit sont relatés par l’intermédiaire d’un prêtre qui a retranscrit le journal de la jeune femme, trouvé à la suite d’un concours de circonstances, et qui s’est pris d’affection pour elle, « cette femme que je n’ai jamais rencontrée de ma vie, mais dont il me semble pourtant tout connaître, cette femme avec qui je n’ai pas fini de cheminer, avec qui je n’en aurai jamais fini ». À ce journal s’ajoutent les points de vue et les histoires d’autres personnages (le père, la mère, l’enfant, le prêtre, Edmond…), ce qui donne à l’ensemble une dimension chorale, parfaitement maîtrisée par l’habileté narrative de l’auteur. Et le lecteur, accroché à cette description d’un enfer à la fois inhumain et réaliste, d’un enfer qui, toutes différences faites, est comparable à ceux que Zola a peints, le lecteur, donc, qui ne peut qu’aller jusqu’au bout de l’histoire de Rose, n’en sort pas indemne.
Jean-Pierre Longre
Rencontre avec l'auteur le 30 septembre 2020 à la Librairie du Tramway, Lyon. Voir ici
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09/09/2020
Édicule tous azimuts
Jean Rouaud, Kiosque, Grasset, 2019, Points, 2020
En 1990, le Prix Goncourt fut attribué à Jean Rouaud pour son premier roman, Les champs d’honneur. Mais pendant la gestation de l’œuvre, et en attendant que s’accomplisse le destin littéraire, il fallait bien vivre. C’est ainsi que l’auteur tint pendant sept ans un kiosque de presse dans le quartier populaire de la rue de Flandre, sous la houlette d’un certain P., anarchiste reconverti dans le commerce, grand buveur à la méticulosité de comptable, altruiste aux colères mémorables.
Des personnages hauts en couleurs, il y en en abondance, autour du kiosque, qui viennent acheter leur journal préféré, ou simplement s’occuper à des discussions animées. L’occasion pour l’auteur de dresser des portraits pittoresques (ceux d’un certain Norbert, d’un certain Chirac – qui attend vainement un logement de la ville de Paris – et de beaucoup d’autres) issus d’une observation acérée, amusée, pleine de sympathie, et pour le futur écrivain d’exercer sa plume en évoquant des scènes de la vie quotidienne, en des « instantanés » en forme de haïkus. « Un lecteur de La Croix / Se devrait /De dire merci. » ; « Avec son accent parigot / Tatave salue / Le doigt sur sa casquette. » « Il était à la première / De la jeune Maria Callas / Dans les arènes de Vérone. ». Etc.
De quoi s’entraîner à la rigueur, combattre le « cancer du lyrisme » pour privilégier le « réalisme » (invocations à Flaubert), appliquer « les préceptes d’ordonnancement de P. à mes phrases qui avaient aussi tendance à zigzaguer ». Le kiosque n’est pas seulement un lieu de vente, de rencontres et d’observation, mais le point de départ de la création, s’épanouissant au milieu des pages imprimées. L’habitacle serré, confiné, donne à voir tout un monde : celui, infini, que les journaux décrivent, celui du quartier, de Paris, de l’humanité tout entière contenue dans les silhouettes qui gravitent autour. Rien n’est fini : le livre lui-même figure l’édicule ouvert sur des sujets tous azimuts, à propos par exemple des constructions du Paris contemporain (Beaubourg, la Pyramide du Louvre), du concept de modernité, des guerres nouvelles et anciennes (celle de 1914, notamment, qui fit mourir Joseph Rouaud et naître Les champs d’honneur, Prix Goncourt), de la littérature, bien sûr, avec ses exigences et ses mystères.
Jean-Pierre Longre
www.editionspoints.com
20:33 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, autobiographie, francophone, jean rouaud, kiosque, grasset, points, jean-pierre longre | Facebook | |
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25/08/2020
Avec les « corps errants »
Jean-Pierre Martin, Mes fous, Éditions de l’Olivier, 2020
La famille de Sandor, vue de loin, ne sort pas des normes sociales actuelles. Une femme dont il est séparé mais avec laquelle les relations restent solidairement stables, quatre enfants harmonieusement échelonnés. Sauf que… Sa fille Constance souffre d’une folie qui le ronge perpétuellement ; quant à ses fils, l’un est addict aux écrans, un autre s’est mis en tête de « sauver la planète », et le dernier « est tellement adapté au monde qu’il s’est préservé de la profondeur comme de l’angoisse. » Bref, « nos enfants se sont mis sérieusement à dérailler les uns après les autres autour de la vingtaine, enfin au moins trois des quatre. » Quant à Sandor lui-même, qui a sans doute hérité de la mélancolie de son père, il est comme un aimant pour les fous, qui l’abordent dans les lieux publics comme s’il était l’un des leurs, et pour qui il ressent une sincère affection (« Mes fous », clame le titre).
Son récit est rythmé par ces rencontres dans les rues de Lyon, par les conversations parfois déroutantes qu’il a avec ceux qu’il appelle les « corps errants », et par l’épreuve que représentent pour lui l’état et les délires de Constance. Une « étrange coïncidence » lui permet de revoir avec plaisir Rachel, qui avait été étudiante avec lui, et dont le frère est lui aussi plongé dans la folie. « Avec Rachel, on s’est dit d’un commun accord : il y a deux catégories de personnes, celles qui ont eu affaire à la folie de près, et les autres. Je me suis trouvé une sœur de détresse. »
La folie est-elle un sujet de littérature ? Sans doute. Sandor assiste à un colloque universitaire intitulé « Littérature et folie » (l’occasion de légères pointes humoristiques) ; et les pages de son récit sont pleines d’allusions et de références à des personnages et à des écrivains qui ont eu à voir avec « le désordre mental ». Les surréalistes bien sûr (avec Nadja de Breton au premier plan), et aussi Artaud, Hölderlin, Flaubert, Balzac, Romain Gary etc. Il y a aussi la musique (il écoute et joue du Schumann, « rien que du Schumann », comme par hasard). On pourrait penser que, de même que Queneau a farci son roman Les enfants du limon d’extraits substantiels de son étude sur les « fous littéraires », de même Jean-Pierre Martin (fin connaisseur et adepte lucide du dit Queneau) a bâti une belle fiction qui lui permet de s’exprimer ouvertement sur la folie, en évitant les circonvolutions langagières de la philosophie et de la psychiatrie. Et il n’y a pas que cela. Il y a la vie, dont le retrait du monde (retrait mental ou physique) permet d’appréhender la vraie substance. « Notre vie est à la fois précaire et infinie. Il y a quelque chose d’enivrant dans cette histoire de fin du monde. C’est une occasion à saisir pour les âmes blessées. Pendant tous ces mois, j’ai de fait survécu. Je vais continuer à survivre, mais dans un autre sens. Je ne me soucie plus seulement de mes proches, de la folie dévastatrice ou des humains en général. Mon empathie s’étend à l’univers. ».
Jean-Pierre Longre
12:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean-pierre martin, Éditions de l’olivier, jean-pierre longre | Facebook | |
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