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20/02/2015

« Bienvenue dans mon épopée »

épopée, roman, poésie, Roumanie, Mircea Cartarescu, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Le Levant, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2014 

Faut-il définir le genre de l’ouvrage ? On parlera d’épopée. Douze chants, invocations aux Muses et à d’autres entités divinisées, exploits guerriers de courageux navigateurs, intrigues amoureuses, amitiés et inimitiés viriles, héros à la fois modernes et intemporels dont le but est de libérer leur patrie de l’occupant étranger, fond historique sur lequel se détachent des événements transfigurés en mythes, lyrisme tantôt échevelé tantôt intimiste, en prose ou en vers… La tonalité épique est bien une caractéristique fondamentale du récit, dont le protagoniste, Manoïl, n’a de cesse que de renverser la tyrannie levantine qui opprime la Valachie – et qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler, ici, la sombre dictature dont était victime le peuple roumain dans les années 1980, celles durant lesquelles l’auteur écrivait son livre.

Épopée, donc, mais travestie et burlesque, parodique et humoristique, aux inventions inattendues, que ce soit dans les descriptions, les situations ou l’écriture. Chaque page est une surprise nouvelle, chaque phrase recèle une trouvaille stylistique ou verbale. L’histoire du monde devient une fable pleine de paysages étonnants, de machines complexes, de péripéties fantaisistes, d’anachronismes audacieux, de rêves merveilleux ou terribles, d’illusions politiques, de voyages infinis, de tirades grandioses. Avec ses personnages en quête (plus ou moins consciente) d’un Graal oriental ou de ce que les surréalistes appelaient le « point suprême », la narration s’envole au-delà des « limites du monde », là où « le bien et le mal, les ténèbres et la lumière s’annihilent, petit et grand, infini et limité deviennent une même chose ». Comme ce sera le cas dans les romans à venir, notamment dans la trilogie Orbitor, Cărtărescu le magicien n’hésite pas à naviguer entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, donnant par exemple à Bucarest toutes ses dimensions dans une larme, et envisageant le monde depuis une nacelle de ballon dirigeable…

À l’instar de ce qui se produit dans les romans picaresques, Mircea l’écrivain intervient à tout moment en tant que tel dans son œuvre, la contemple, l’examine, ironise, s’efforce de la modifier, s’en éloigne pour mieux la commenter, s’adresse directement à ses personnages, se regarde travailler dans sa cuisine, accueille le lecteur à l’intérieur de ses pages en lui souhaitant la bienvenue. Non seulement le lecteur, mais nombre d’écrivains sur lesquels il s’appuie, qu’il prend à témoin avec un respect non dénué de familiarité. Il y a là Homère, bien sûr, et quelques autres antiques, mais aussi Shakespeare, Byron, Borges et quantité de modernes, roumains de préférence. Cărtărescu a beaucoup lu, cultive une imagination débordante, et pratique une écriture effervescente. Le Levant est une somme grouillante, un univers foisonnant, et surtout un hymne à la vie sous tous ses aspects, la vie réelle, la vie rêvée :

                            "Je lève ce verre lourd à la sainte Liberté,

                            À la douce Poésie, et à la Rêverie ailée."

 

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com

05/02/2015

Opérette en forêt

Roman, francophone, Frédéric Verger, Gallimard, Jean-Pierre LongreFrédéric Verger, Arden, Gallimard, 2013, Folio, 2015

Prix Goncourt du premier roman 2014

 

Entre la Hongrie, la Roumanie et l’Ukraine, se trouve le Grand-Duché de Marsovie, « Monaco (ou Suisse) des Carpates », qui, avec sa petite capitale S., son souverain populaire et autoritaire, ses forêts et ses mystères, tient de la Marsovie de Franz Lehar (voir La veuve joyeuse), de la Syldavie d’Hergé et de la Roumanie elle-même, qui dans son histoire récente a vu son roi prendre ses distances avec le fascisme, changer d’alliance en 1945, participer ainsi à la victoire des Alliés, ce qui a malgré lui et malgré son peuple favorisé la prise du pouvoir par les communistes en 1947 – mais ceci est d’un autre domaine.

roman,francophone,frédéric verger,gallimard,jean-pierre longreCar ce qui importe, dans Arden, c’est l’amitié entre deux hommes bien différents, Alexandre de Rocoule (grand-oncle du narrateur), propriétaire volage d’un hôtel de luxe niché au cœur de la forêt, et Salomon Lengyel, mélancolique tailleur juif à la clientèle clairsemée ; cette amitié est nourrie, en particulier, par une passion commune pour l’opérette. Que de scénarios et de partitions ils ont composé ensemble ! Œuvres jamais jouées car toujours inachevées, l’impossibilité de se mettre d’accord sur un dénouement étant pour eux comme une tradition, comme une marque d’attachement mutuel. Jusqu’à ce jour de 1945 où, la « Garde noire » et les SS sévissant de plus en plus violemment, Alexandre et Salomon ont l’idée d’enregistrer, avec l’aide de la séduisante Esther, fille de Salomon, et de musiciens juifs réfugiés dans la cave de l’hôtel, une opérette en plusieurs épisodes destinée à passer en feuilleton sur les ondes de la radio nationale. Se produire publiquement à la radio, le meilleur moyen de se cacher, pensent-ils. « Et c’est ainsi que naquit ce qui devint plus tard la légende de l’orchestre juif d’Alex. ».

L’œuvre ainsi composée par les deux compères, énorme pot-pourri plein de réminiscences et d’improvisations, est aussi labyrinthique que le roman, lui-même aussi touffu que la forêt d’Arden. Dans les unes et dans l’autre, on se perd avec inquiétude, on se retrouve avec soulagement, on erre avec délices, guidés par les déambulations du narrateur et par la prose imagée, foisonnante, truculente de l’auteur. L’intrigue principale croise des péripéties secondaires – secondaires mais primordiales, car elles font le sel du récit, parfois son fil conducteur. Ce sont des rêves ou des souvenirs, c’est l’histoire d’une petite bague plusieurs fois perdue et retrouvée, celle aussi d’une lettre d’amour qui se transforme au fil des aventures, jusqu’à devenir une sorte de message codé, voire de clé narrative : « Ceux qui aiment        finissent        par     se retrouver dans    des forêts  si obscurs     que des souvenirs » (orthographe et graphie respectées).

Dans Arden voisinent l’imagination débridée et la minutieuse description de la vie quotidienne, l’Histoire de l’Europe dans la première moitié du XXème siècle et l’intemporalité, la tendresse et la cruauté, la violence et la sensibilité, l’angoisse et la joie. On pense parfois, devant les intrusions semi-ironiques de l’auteur, aux romans du XVIIIème siècle et à ceux de Stendhal ; on pense à la comédie de mœurs et à la farce tragique ; on pense à une certaine littérature d’Europe orientale, mélange de réalisme social et de fantastique légendaire. On pense que Frédéric Verger est un écrivain complet, et que son premier roman est un ouvrage accompli.

Jean-Pierre Longre

 www.gallimard.fr  

www.folio-lesite.fr  

19/01/2015

Inséparables

Roman, Russie, Ukraine, Mikhaïl Elizarov, Stéphane A. Dudoignon, Serge Safran éditeur, Jean-Pierre LongreMikhaïl Elizarov, Les ongles, traduit du russe par Stéphane A. Dudoignon, Serge Safran éditeur, 2014 

À l’époque de la transition entre la chute de l’empire soviétique et l’avènement du capitalisme débridé, abandonnés ou orphelins, handicapés de surcroît, deux garçons au sort similaire se sont pris d’une amitié indéfectible. Difficile, voire impossible pour eux de rester séparés plus d’une journée, et l’on peut supposer que quand l’un des deux mourra, l’autre le suivra de près. Élevés (pour ainsi dire) dans les mêmes institutions, où le mépris, la maltraitance et la mort sont monnaies courantes, ils suivent des itinéraires parallèles, compte tenu de leurs tares et de leurs dons respectifs.

Gloucester (un surnom qui n’a rien de russe, mais qui le suivra constamment), le narrateur, paraît posséder dans sa bosse, pour le meilleur et pour le pire, deux atouts qui lui sauvent la vie et qui vont faire ses éphémères fortune et célébrité : une force herculéenne et un génie mozartien de la musique. Bakatov (surnom sonnant bien russe mais lui aussi fruit du hasard) a visiblement un pouvoir occulte qui se manifeste lorsqu’il se ronge les ongles, à intervalles réguliers – et, par ailleurs, il devient un habile plombier. Devenus jeunes adultes émancipés, livrés à eux-mêmes, Gloucester et Bakatov vont devoir se débrouiller dans la grande ville, jungle inconnue, dévorante, où ils sont pris en main par des hommes qui apparemment leur veulent du bien, mais dont on peut mettre en doute la sincérité et la probité. L’essentiel, pour les deux garçons, est leur lumineuse intimité réciproque. « La vie suivait son cours. Nous n’étions jamais séparés plus de vingt-quatre heures de suite. J’allais lui rendre visite et il venait me voir. Je lui racontais mes événements musicaux, il m’initiait aux mystères percés par lui des lavabos finnois. Pour une raison que j’ignore, cela me rappelait tout de suite les contes d’Andersen ou le Nord scandinave cristallin et glacé et Bakatov m’apparaissait comme le Finnois de Pouchkine, en mage d’opéra. ».

Né en Ukraine en 1973, Mikhaïl Ezarov (dont Les Ongles est le deuxième ouvrage traduit en français) a l’art des descriptions grouillantes, de la narration aux péripéties surprenantes. Son roman, dans lequel le réalisme du quotidien sordide et le sens aigu de la psychologie voisinent avec le fantastique, l’humour noir et l’onirisme, se situe à la fois dans une certaine tradition russe et dans la lignée de certains récits poétiques contemporains.

Jean-Pierre Longre

www.sergesafranediteur.fr

29/12/2014

À l’Est quoi de nouveau ?

Roman, francophone, Anne-Sylvie Salzman, Dystopia, Jean-Pierre LongreAnne-Sylvie Salzman, Dernières nouvelles d’Œsthrénie, Dystopia, 2014 

Dans une Europe orientale qui a vu passer au fil des siècles des occupants de tous horizons (Turcs, Russes, Autrichiens, Allemands…), il est de petits pays, royaumes, principautés, duchés, nés de l’imagination de quelques auteurs bien inspirés, qui regroupent et condensent les réelles caractéristiques de cette région fluctuante et troublée. L’Œsthrénie en fait partie. Comme dans la Syldavie et la Bordurie d’Hergé, comme dans la Marsovie de Frédéric Verger, on y trouve des montagnes escarpées au profil carpatique, des forêts peuplées de bêtes sauvages et semées d’étangs mystérieux, des rivières apaisantes, des villages heureux ou miséreux, des châteaux seigneuriaux, un bord de mer séduisant, une capitale peu engageante…

En six chapitres (ou « nouvelles » – prenons le terme dans ses deux acceptions principales) logés sous une couverture délicieusement baroque et rudement incitative (Laurent Rivelaygue), Anne-Sylvie Salzman conte l’histoire de ce royaume devenu dictature. Par la voix de six protagonistes différents mais ayant tous quelque chose à voir entre eux – liens familiaux, historiques ou narratifs – nous assistons aux péripéties qui vont entraîner  la ruine du pays. Sa prospérité relative, minée par la mégalomanie d’un despote paranoïaque faisant construire un immense palais à la manière de Ceauşescu, mais aussi par les complots et les velléités de soulèvement, par les persécutions et la soumission, par l’expansionnisme des peuples voisins, sera mortellement menacée.

Dernières nouvelles d’Œsthrénie relève à la fois du réalisme historique et du fantastique suggéré. Un réalisme qui ne colle pas aux événements relatés dans les manuels scolaires et dans les encyclopédies, mais qui, par le truchement d’un microcosme précisément décrit,  forme une synthèse romanesque de l’histoire de toute une partie de l’Europe ; et un fantastique qui ne fait pas basculer dans des mondes éloignés, mais qui, par touches discrètes, s’appuie sur les mythes et légendes populaires. Surtout, l’auteure, adaptant subtilement son écriture aux situations et aux tempéraments des protagonistes narrateurs, campe des êtres qui, au-delà des circonstances particulières au récit et aux dialogues, au-delà de leurs vies respectives, représentent une humanité en proie à ses peurs, à ses espoirs, à ses interrogations, à ses contradictions, à ses admirations, à ses violences, en proie à la mort. 

Jean-Pierre Longre

www.dystopia.fr   

01/12/2014

« Le lieu de l’exil »

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Notabilia, Les Éditions Noir sur Blanc, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Le dernier gardien d’Ellis Island, Notabilia / Les Éditions Noir sur Blanc, 2014 

Entre 1978 et 1980, Robert Bober et Georges Perec réalisèrent un film issu de la visite du site où transitèrent les aspirants à l’immigration américaine : Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir. En 1994 et 1995, en fut tiré Ellis Island (P.O.L.), le texte de Georges Perec, pour qui ce lieu « est le lieu même de l’exil, / c’est-à-dire / le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. ».

Est-ce à dire que le livre de Gaëlle Josse fait double emploi ? Certes, comme pour Perec, il fait suite à une visite de l’île, « aujourd’hui transformée en musée de l’Immigration, à quelques brasses de la statue de la Liberté. », et il est une tentative de réponse à la question qui s’est immédiatement posée à elle : « Comment expliquer la fulgurante émotion dont j’ai été saisie dans ce lieu chargé du souvenir de tous les exils ? ». Mais en dehors de cette communauté de réactions humaines, Le dernier gardien d’Ellis Island adopte un point de vue radicalement différent de celui de Perec, puisqu’il s’agit là des souvenirs, sous forme de journal, d’un personnage fictif mais représentatif d’une vérité, John Mitchell, directeur du centre d’immigration, qui sera le dernier à quitter « cet environnement à la fois lugubre et familier », comme un capitaine est le dernier à quitter son navire en péril. Car en 1954, le centre ferme, et John doit rejoindre la terre ferme, la cité, le monde qu’il évitait le plus possible.

Si Ellis Island est « le lieu de l’exil », c’est bien sûr pour ces étrangers venus du monde entier, fuyant la misère et l’oppression (il y a dans les premières pages un émouvant rappel du psaume de l’exil « Sur les bords des fleuves de Babylone ») ; mais ce lieu est celui de l’exil aussi pour cet homme qui raconte en quelques journées un long passé tourmenté. Tourmenté par son travail, par le tri des êtres humains fondé sur vingt-neuf questions auxquelles ils doivent répondre avant d’être admis dans ce qu’ils imaginaient comme une terre promise, ou rejetés. Tourmenté aussi par son propre destin – son mariage et la mort prématurée de la femme aimée, la passion irrépressible et dramatique éprouvée pour une jeune italienne et la crise de conscience qui a suivi, la transgression de son devoir, les relations difficiles entretenues avec certains de ses subordonnés…

Plus que l’histoire d’Ellis Island, cette « Porte d’or rêvée », c’est donc celle de son « dernier gardien » que relate Gaëlle Josse, l’histoire d’un homme solitaire, dont la sensibilité et la générosité naturelles se sont heurtées à la nature humaine et aux lois collectives du devoir. « Seuls quelques visages émergent, fugitivement, comme sortis d’une brume, avant de retourner s’y fondre. Les visages de ceux dont j’aurais peut-être, dans une autre vie, aimé devenir l’ami, ou du moins échanger avec eux sans crainte de jugement, et sans position hiérarchique à tenir. ». Un « dernier gardien » d’une grande humanité.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsnoirsurblanc.fr  

http://gaellejosse.kazeo.com

http://derniergardienellis.tumblr.com

10/11/2014

Retour sur Panaït Istrati

Monique Jutrin, Panaït Istrati, Un chardon déraciné, Éditions L’Échappée, 2014 

Panaït Istrati, Présentation des Haïdoucs, Éditions L’Échappée, 2014 

Essai, roman, francophone, Roumanie, Monique Jutrin, Sidonie Mézaize, Carmen Oszi, Panaït Istrati, éditions L’échappée, Jean-Pierre Longre

Longtemps méconnu, souvent ignoré, parfois méprisé, Panaït Istrati est pourtant l’un des grands écrivains européens des années 1920. Il revient en force, et c’est justice. L’association des Amis de Panaït Istrati, qui a récemment repris ses activités éditoriales, témoigne en particulier de cette réhabilitation, et y contribue avec bonheur, de même que plusieurs publications récentes.

Monique Jutrin (qui a par ailleurs écrit plusieurs ouvrages sur Benjamin Fondane) a publié en 1970 la première grande biographie de l’auteur des Chardons du Baragan et de maints autres romans, un auteur qui était alors « oublié en Occident ». Ce livre, réédité avec retouches et actualisations de rigueur, se lit aujourd’hui avec autant d’intérêt qu’il y a quarante ans, faisant redécouvrir à la fois le « conteur » et « l’homme passionné », qui a connu « tous les degrés du bonheur et de la misère ». La première partie est un récit de vie intimement lié à l’œuvre, et aussi passionné que le fut l’homme – ce qui, dans le cas d’Istrati, est de très bon aloi, très naturel aussi. Les voyages, le « déracinement », les déboires, les joies, les illusions et désillusions politiques, l’entrée en écriture – tout fait l’objet de recherches précises, de témoignages directs, sans que soient occultées les questions (par exemple à propos de la tentative de suicide de 1921), ni « les détours et les contradictions dont est faite cette vie ».

La seconde partie de Panaït Istrati, Un chardon déraciné est spécifiquement consacrée à l’œuvre : les racines, les « sources populaires et historiques », « l’art du conteur », la réception… Une analyse fouillée, s’appuyant sur des citations nombreuses et convaincantes. Le livre de Monique Jutrin, documenté, vivant, relève à la fois du sérieux universitaire et de la lecture engagée auprès d’un auteur qui proclamait volontiers qu’il n’était « pas un écrivain comme les autres ».

 

Essai, roman, francophone, Roumanie, Monique Jutrin, Sidonie Mézaize, Carmen Oszi, Panaït Istrati, éditions L’échappée, Jean-Pierre LongreLe lecteur qui voudra (re)prendre contact concrètement avec l’œuvre (re)lira avec bonheur un autre ouvrage réédité par L’échappée, Présentation des Haïdoucs, que Panaït Istrati publia en 1925, après Oncle Anghel et avant Domnitza de Snagov. Entre une préface discrètement personnelle de Sidonie Mézaize et une étude littéraire circonstanciée de Carmen Oszi, les récits de Floarea, d’Élie, de Spilca et des autres comparses disent avec vigueur qui sont ces bandits au grand cœur, ces hommes (et femmes, oui !) d’honneur, ce que sont leurs sentiments et leurs exploits dont l’écho résonne avec puissance et originalité dans la rugueuse musique de l’écriture istratienne.

Jean-Pierre Longre

www.lechappee.org

http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?op...

05/11/2014

L’histoire mouvementée de la famille Marinescu

Roman, francophone, Roumanie, Irina Teodorescu, Gaïa-éditions, Jean-Pierre LongreIrina Teodorescu, La malédiction du bandit moustachu, Gaïa, 2014 

« L’homme à la longue moustache », bandit au grand cœur et trop confiant, meurt un jour « en maudissant Gheorghe Marinescu et toute sa descendance jusqu’en l’an deux mille ». Pourquoi ? Parce que le Marinescu en question, « petit-bourgeois qui a envie de s’enrichir », l’a laissé mourir de faim et de soif enfermé dans sa cave, tandis que, chassant ses derniers scrupules, il s’emparait du trésor destiné à être distribué aux pauvres. Et c’est le début d’une saga familiale semée de morts brutales et de deuils multiples.

Voilà qui aurait pu donner lieu à une longue suite tragique, à un vaste drame pathétique ou à un conte moral fondé sur une légende d’allure populaire dont la Roumanie a le secret. Il y a de tout cela, mais l’histoire racontée par Irina Teodorescu, par la grâce d’un style alerte et cocasse, par l’originalité du ton et du verbe, par la variété de l’imagination, va au-delà ; c’est un roman à la fois truculent et sensible, où le réalisme et le merveilleux se côtoient et se mélangent allègrement.

Les personnages, caractérisés par des surnoms pittoresques (Maria la Cadette, Maria la Cochonne, Ana la belle masochiste, Ion-Aussi, Margot la Vipère, Maria la Laide) ou par des portraits hauts en couleurs, tentent par tous les moyens d’enrayer la malédiction : pèlerinages, séjours au monastère, recours à la Tzigane diseuse de bonne aventure, enrichissement, carrière politique, générosité, méchanceté… Peine perdue. Au fil du siècle, de génération en génération, la mort guette et assaille la famille Marinescu, sans crier gare, aux moments où l’on s’y attend le moins – comme survint, par exemple, le tremblement de terre meurtrier de 1977. Car « dans cette vie imaginaire, des choses vraies se glissent malgré tout et se mélangent aux autres, les imaginées. ». C’est là l’un des mérites du roman : mêler les réalités de l’Histoire collective à celles du vécu individuel, de l’imagination et du fantasmatique. Les références à un passé vérifiable (la guerre, le communisme etc.) ne sont pas incompatibles avec les mystères qu’interrogent les âmes. Et sous la fable de « la malédiction du bandit moustachu », se tapit sans vraiment se cacher l’idée que la mort frappe n’importe quand, n’importe où, n’importe qui, que cela fait très mal à tout le monde, et d’abord aux proches.

Tout un roman pour aboutir à ce constat ? Oui, car il y a dans ce roman ce qu’il faut pour une lecture bondissante, émouvante, joyeuse même, et un goût des mots, de la phrase, de la langue qui avec délices se nourrit à la fois de la rigueur et de l’élasticité du français.

Jean-Pierre Longre

www.gaia-editions.com   

29/10/2014

Vive Modiano, merci Queneau !

Roman, francophone, Patrick Modiano, Raymond Queneau, Gallimard, Jean-Pierre LongrePatrick Modiano Prix Nobel de littérature 2014

Les médias n’ont pas fini d’en parler… Laissons faire, et ne soyons pas plus bavards que le lauréat, pas plus, de même, que Raymond Queneau qui, lorsque Patrick était adolescent, lui donnait des cours de mathématiques (utiles ?), puis qui un peu plus tard l’introduisit dans le monde éditorial et lui permit de publier son premier roman. Il fut même témoin de son mariage, avec André Malraux (ce qui valut une dispute mémorable entre les deux écrivains à propos de Dubuffet…). L’essentiel, c’est l’œuvre. Voilà donc l’occasion de lire et de relire Modiano, de lire et de relire Queneau, de constater que les personnages romanesques de l’un et de l’autre ne sont pas étrangers les uns aux autres.  Êtres au passé flou, en quête d’une identité qu’ils ont laissé échapper, suivant des itinéraires urbains aussi fluctuants que leur existence… Et de goûter bien d’autres choses encore…

Jean-Pierre Longre

Pour mémoire ou consultation :

http://jplongre.hautetfort.com/tag/patrick+modiano

http://jplongre.hautetfort.com/tag/raymond+queneau

http://lereseaumodiano.blogspot.fr/2012/01/raymond-quenea...

http://www.huffingtonpost.fr/jeannine-hayat/le-rire-de-qu...

23/10/2014

Mère coupable ?

Laura Kasischke, Esprit d’hiver, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet, Christian Bourgois éditeur, 2013, Le Livre de Poche, 2014 

Roman, anglophone, Laura Kasischke, Aurélie Tronchet, Christian Bourgois éditeur, Le Livre de Poche, Jean-Pierre LongreLaura Kasischke enseigne l’art du roman, et cela se voit. Elle maîtrise à la perfection les techniques de la narration, les méthodes de construction d’une intrigue, en tenant compte des exigences du genre et en composant avec les contraintes qu’elle s’impose à elle-même.

Esprit d’hiver est un huis clos à suspense psychologique respectant les règles non seulement du roman, mais aussi de la tragédie classique : unité de temps (un seul jour, et pas n’importe lequel : celui de Noël) ; unité de lieu (l’intérieur chaleureux de la maison familiale, alors qu’au dehors sévit une tempête de neige) ; unité d’action (la dégradation des relations entre une mère aimante, Holly, et sa fille adoptive, Tatiana). Avec cela, comme au théâtre, des échappées hors scène, dans le temps et dans l’espace, sous la forme d’images entêtantes : l’orphelinat de Sibérie où Holly et son mari Eric sont allés chercher leur petite fille, treize ans auparavant ; la ville et ses alentours, où la circulation est devenue périlleuse à cause du blizzard, et d’autres circonstances mystérieuses et déstabilisantes.

Roman, anglophone, Laura Kasischke, Aurélie Tronchet, Christian Bourgois éditeur, Le Livre de Poche, Jean-Pierre LongreAprès une longue phase introductive où, comme pour rassurer tout le monde, se bousculent les clichés américains traditionnels (préparation d’une belle fête de Noël avec famille et amis – désirés ou non –, maison accueillante et foyer aimant), et où seules quelques allusions, s’insinuant comme par hasard, annoncent insensiblement la suite (maladies congénitales et stérilité, ainsi qu’un refrain qui trotte dans l’esprit maternel : « Quelque chose les aurait suivis depuis la Russie jusque chez eux ? »), l’angoisse éclate, au sens quasiment littéral du verbe, en des scènes et des réminiscences dont les liens laissent peu à peu percer la vérité, cette vérité qui était restée enfouie au plus profond de l’esprit de Holly, et dont le lecteur prend conscience en même temps que le personnage. Glaçant.

Jean-Pierre Longre

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30/09/2014

« Une histoire rude »

Roman, anglophone, états-unis, Robert Goolrick, Marie de Prémonville, éditions Anne Carrière, Pocket, Jean-Pierre LongreRobert Goolrick, Arrive un vagabond, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2012, Pocket, 2014

Pendant la première moitié du roman, on se sent bien. Blotties dans l’atmosphère sereine d’un petit bourg de Virginie, peu après la deuxième guerre mondiale, quelques familles vivent en harmonie dans des maisons bien rangées autour de boutiques où l’on trouve tout le nécessaire. Cette tranquillité tient certes à la bienveillance de chacun, mais aussi à l’autorité des pasteurs dans la bouche desquels l’enfer est une menace permanente, à un repli instinctif sur soi et à une ségrégation caractéristique des États-Unis d’Amérique de cette époque : chacun chez soi, les Blancs en ville, les Noirs en  périphérie.

Roman, anglophone, états-unis, Robert Goolrick, Marie de Prémonville, éditions Anne Carrière, Pocket, Jean-Pierre LongreQuand « arrive un vagabond », ce Charlie Beale épris de liberté, de la nature et des grands espaces, il est accueilli avec une curiosité un peu méfiante, mais sans animosité. Il est même pris en amitié par Will le boucher, sa femme Alma et surtout leur fils Sam, un petit garçon de cinq ans auquel il fait découvrir des tas de choses que recèle la campagne environnante et que ses parents n’ont pas le temps de lui montrer. Tout se passe d’une manière lisse, jusqu’au jour où Charlie s’éprend de Sylvan, jeune femme à peine tirée de l’enfance et de sa campagne reculée par un homme brutal qui l’a carrément achetée à ses parents afin de l’épouser. Sylvan, qui par films et magazines interposés ne rêve que de Hollywood et de robes de stars, voit le beau Charlie à travers le prisme du cinéma et de ses rêves. Elle n’a donc pas de mal à se laisser aimer passionnément par le nouveau venu. À partir de là commence la descente ; le mal s’insinue d’abord sournoisement, puis les destins vont basculer de plus en plus tragiquement, sous les yeux du petit garçon lié à Charlie par une promesse tenace.

L’art de Robert Goolrick tient du piège et de l’accélération. D’abord la mise en confiance, qui confine à la monotonie rassurante, puis des péripéties apparemment sans conséquences et restant dans les normes du comportement humain (l’amitié solide, l’amour joyeusement fou), enfin le drame, qui arrive presque sans crier gare et qui laissera des traces indélébiles. Comme l’explique le narrateur final, cinquante ans après, à de nouveaux venus dans le pays : « C’est une histoire rude. Aussi accueillant qu’il paraisse, ce n’est pas un pays facile. Mais on ne peut vivre de la terre sans la connaître, on ne peut la fouler sans se rappeler que nos pas ne sont pas les premiers ». Oui, une histoire rude, d’amour, de terre et de sang.

Jean-Pierre Longre

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26/09/2014

Paradoxes et vérité

Russell Banks, Lointain souvenir de la peau. Traduit de l’américain par Pierre Furlan, Actes Sud, 2012, Babel, 2013

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Premier paradoxe : aux États-Unis d’Amérique, les délinquants sexuels condamnés puis libérés ne doivent pas sortir des limites de leur comté, et ont interdiction de résider à moins de 800 mètres d’un lieu susceptible d’être fréquenté par des enfants (école, bibliothèque, centre de loisirs etc.). En Floride, dans le comté de Calusa (nom sous lequel ne se cache pas vraiment celui de Miami), quelles solutions leur reste-t-il ? L’aéroport, les marais ou le viaduc qui relie la ville à la mer, et sous lequel vit effectivement une colonie de parias.

Second paradoxe : le Kid, 21 ans, bracelet électronique à la cheville, fait partie de ces parias, et a planté sa tente sous ce viaduc. Pourtant, il est vierge. Son addiction au sexe, qui le tient depuis l’enfance, est purement virtuelle, passant par des sites internet qui n’ont aucun secret pour lui ; la seule incursion qu’il a faite dans le monde réel n’a été qu’une tentative minable, un lamentable piège, et lui a valu sa condamnation. Vierge sexuellement, il l’est aussi socialement ; sans attache parentale, ses seuls amis sont un iguane, puis une chienne et un perroquet ; ses compagnons d’infortune ne sont que des voisins plus ou moins clochardisés, puis ou moins sympathiques, obéissant au « chacun pour soi » des exclus. Frotté à la dure réalité, le Kid perdra sa naïveté, aura l’occasion de mettre son intelligence à l’épreuve, de toucher du doigt la complexité de l’existence : « À présent, lentement, il commence à se rendre compte qu’il pourrait ne pas être quelqu’un d’exceptionnel mais qu’au moins il a une importance par le simple fait d’être qui il est, qu’en réalité il n’est pas comme la masse de l’humanité telle qu’elle était à ses débuts, comme ces gens dont la vie entière, tout ce qu’ils décidaient de faire ou de ne pas faire, était déterminée par des facteurs extérieurs, par les conditions et les circonstances de leur naissance et par les gens qu’ils trouvaient là pour les accompagner dans leur vie ».

Roman, anglophone, états-unis, Russel Banks, Pierre Furlan, Actes sud, Leméac, Jean-Pierre Longre

Cette démarche et cette transformation sont déclenchées par l’arrivée dans la vie du Kid d’un étrange personnage, le « Professeur », qui dans le cadre de ses recherches sociologiques s’intéresse particulièrement au jeune homme. Sans dévoiler les mystères de son propre passé ni les secrets de son présent, le « Professeur » parvient à faire parler son protégé, à lui faire prendre conscience de la vie, des sentiments, des relations humaines, mais aussi de la difficulté, voire de l’impossibilité de connaître la vérité, comme il est impossible de savoir si le trésor des pirates de jadis est vraiment caché quelque part.

Voilà une des questions centrales de ce grand roman : peut-on croire sans savoir ? « Ouais, bon, moi, il faut que je sache si cette histoire est vraie ou pas. Parce que s’il s’agit juste de croire, je peux aller d’un côté comme de l’autre. Et si je vais d’un côté, mon « comportement humain » sera pas le même que si je vais de l’autre et vice versa. Quel que soit le côté où je vais, j’aurai peur que ce soit pas le bon côté, et mon comportement humain sera pas bon non plus. On est pas dans un roman ou un film, tu comprends, où des conneries de ce genre n’ont aucune importance puisqu’à la fin on sait ce qui s’est réellement passé ». Dernier enchaînement de paradoxes : Lointain souvenir de la peau est bien un roman, mais un roman qui interroge la réalité sans forcément trouver de réponse, une fiction que l’on peut ranger dans la catégorie du réalisme social, mais qui met en avant les mensonges d’une société disparaissant sous les illusions du monde virtuel des écrans d’ordinateurs. « Ce qu’il sait pourtant, c’est que si rien n’est vrai, alors rien n’est réel. La logique le lui dit. Et si rien n’est réel, alors rien n’a d’importance ».

Jean-Pierre Longre

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17/09/2014

La perfection, jusqu’à la perte.

Roman, anglophone, Dexter Palmer, Anne-Sylvie Homassel, Blandine Longre, Passage du Nord-Ouest, Jean-Pierre LongreDexter Palmer, Le rêve du mouvement perpétuel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre, Passage du Nord-Ouest, 2014

Enfermé dans le « vaillant navire Chrysalide », vaste zeppelin censé fonctionner pour l’éternité, Harold Winslow, jeune homme ordinaire, héros malgré lui d’aventures extraordinaires, narrateur scrupuleux et acteur étonné, couche par écrit ses souvenirs – c’est-à-dire tout ce qui l’a mené à s’embarquer dans le monstrueux véhicule aérien.

Récit touffu, plein de péripéties inattendues et de personnages étranges, Le rêve du mouvement perpétuel met en scène Prospero Taligent, « le plus prodigieux et le plus doué des inventeurs du XXème siècle », qui règne sur Xéroville dominée par l’immense tour où, pour la protéger des ravages du monde et du temps, il a enfermé sa trop aimée fille Miranda, et où l’on découvrira aussi son « fils » Caliban, créature difforme et complexe. Il y a aussi Astrid, la sœur de Harold, artiste au cheminement absolu et suicidaire. Il y a encore les robots (vrais ou faux, c’est selon) fabriqués par Prospero, qui de plus en plus envahissants s’adonnent aux tâches nécessaires à la vie collective, et dont on ne sait s’ils vont atteindre le niveau d’intelligence et d’initiative des humains… Voilà, entre autres phénomènes, qui suscite des réflexions poussées sur l’âme, l’esprit, le progrès, les rapports des hommes entre eux…

Comment qualifier le genre de ce rebondissant roman ? Science-fiction ou anticipation ? Dans ce cas, c’est de la rétro-anticipation (rétrofuturisme, dira-t-on), puisque tout se passe dans un XXe siècle tel qu’aurait pu l’imaginer le XIXème. Fantastique ? Merveilleux ? Il est vrai que les actes terribles et hors normes auxquels conduit l’amour fou de Prospero pour sa fille n’occultent pas par exemple les aspects merveilleux de l’enfance qu’elle a vécue, auxquels Harold n'est pas étranger. De même, la relation dramatique des événements n’exclut pas la distance humoristique et satirique de certains chapitres. Il faut aussi évoquer le démarquage littéraire, évident, revendiqué, puisque les protagonistes de La Tempête de Shakespeare sont là : Prospero, Miranda, Caliban… Un Prospero qui ne vieillit pas : « Je n’ai pas de passé. Vous pouvez toujours imaginer que je fus un jour petit, jeune et sans sagesse, comme vous autrefois, mais j’ai toujours été tel que je vous apparais aujourd’hui. Un vieux magicien en exil, depuis toujours ». Un magicien vieux sans doute, mais moderne, et dont la quête de perfection ne peut mener qu’à la mort figée ou à l’enfermement onirique. Souvenons-nous de La Tempête, acte IV, scène 1 : « Nous sommes faits de la même étoffe que les songes, et notre petite vie, un songe la parachève ».

Jean-Pierre Longre

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08/09/2014

Rêves d’azur

Roman, poésie, francophone, Jean de la Ville de Mirmont, Jérôme Garcin, Gallimard, Jean-Pierre LongreJérôme Garcin, Bleus Horizons, Gallimard, 2013, Folio, 2014

Né à Bordeaux en 1886, Jean de la Ville de Mirmont est mort sur le front en novembre 1914, laissant une œuvre forcément interrompue : un bref roman, Les dimanches de Jean Dézert, quelques contes et, surtout, un recueil poétique, L’horizon chimérique. Qui s’en souvient ? Quelques amateurs éclairés, quelques lecteurs obstinés, quelques auditeurs attentifs aussi, puisque les beaux vers du poète ont été mis en musique par Gabriel Fauré. Les autres ne savent pas ce qu’ils perdent.

Jérôme Garcin, qui a l’art de ressusciter de grandes silhouettes enfouies sous des années d’oubli (pensons, par exemple, à ce qu’il a écrit sur Jean Prévost, mort dans le Vercors, lui aussi les armes à la main, trente ans après Jean de la Ville de Mirmont), le fait cette fois par le truchement d’un personnage imaginaire, Louis Gémon, frère d’armes du poète, blessé au Chemin des Dames, qui va consacrer sa vie à la mémoire de Jean. La consacrer sans relâche, jusqu’à sacrifier son existence sociale, jusqu’à en mourir seul dans une obscure maison des bords de l’Yonne. Avant cela, écrit-il, « m’occuper de Jean fut ma seule raison de vivre. Il donnait un sens à ce qui n’avait plus de sens. Si je n’avais décidé, un matin, de faire connaître ses poèmes et son roman, de lui tendre la main comme s’il me glissait le témoin dans la tranchée où il fut enterré vivant, peut-être aurais-je mis fin à mes jours. Il m’a distrait de mon chagrin, il m’a sauvé de la dépression ». Et la seule œuvre que laissera Louis est Bleus Horizons, ce manuscrit abandonné sur son bureau.

roman,poésie,francophone,jean de la ville de mirmont,jérôme garcin,gallimard,jean-pierre longreLa fiction est un moyen de rendre le réel plus prégnant, et le roman de Jérôme Garcin l’atteste magistralement. Le réel collectif, comme ce début de l’été 1914, où l’ambiance est à l’enthousiasme patriotique avec lequel tout le monde pense que la guerre ne sera qu’une « formalité », voire une « belle expérience »… « Nous étions invincibles. Dieu que nous étions bêtes ». Et, bien sûr, le réel individuel, le destin tragique du jeune héros, l’amour exclusif et réciproque qu’il éprouvait pour sa mère, ses rêves de voyages lointains, son « courage incroyable », son « goût pour l’exceptionnel »… Et il y a l’intangible, suggéré par les mots et les vers de Jean de la Ville de Mirmont qui rythment la narration, qui lui donnent sa couleur poétique et pathétique. Au-delà des hommes, au-delà des faits, L’horizon chimérique est, en quelque sorte, le personnage principal et omniprésent de ce livre émouvant et ardent.

                   « À vivre parmi vous, hélas ! avais-je une âme ?

                     Mes frères, j’ai souffert sur tous vos continents.

 Je ne veux que la mer, je ne veux que le vent

 Pour me bercer, comme un enfant, au creux des lames. »

 

 

Jean-Pierre Longre

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http://www.youtube.com/watch?v=oAWjc6Q7L2U

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Le puzzle des destins croisés

Roman, francophone, Yasmina Reza, Flammarion, Jean-Pierre LongreYasmina Reza, Heureux les heureux, Flammarion, 2013, Folio, 2014

Yasmina Reza, on le sait, est une femme de théâtre. Et Heureux les heureux, roman aux multiples personnages, pourrait l’attester si c’était nécessaire. Comme sur une scène aux profondeurs insondables, passent des êtres, des couples, des groupes sur lesquels, tour à tour, se fait la lumière et se focalise l’attention, tandis que les autres restent dans l’ombre, silhouettes mystérieusement concernées.

De même que vont et viennent les personnages, avec leurs aventures intimes et leurs relations sociales, se succèdent dans l’esprit du lecteur des questions qui tournent autour de l’amour, de la souffrance, de la violence, de la mort – celles que la littérature pose inlassablement. Dans La vie mode d’emploi de Perec, l’unité de l’ensemble se construit sur les multiples ouvertures de l’immeuble où se croisent les destins. Dans Heureux les heureux, elle se compose différemment, mais elle est bien là, dans la vivante convergence de tous les monologues, dans l’ironie pessimiste du ton, dans l’incessante interrogation des humains.

La réputation de Yasmina Reza n’est plus à faire, il est donc inutile d’en dire davantage. Il faut lire Heureux les heureux, texte foisonnant, aux potentialités innombrables, aux ramifications infinies.

Jean-Pierre Longre

http://editions.flammarion.com  

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Roman d’errances

Roman, francophone, Julia Deck, éditions de minuit, Jean-Pierre LongreJulia Deck, Viviane Élisabeth Fauville, Éditions de Minuit, 2012, Minuit "Double", 2014

Dès les premières pages, on croit tout savoir : Viviane Élisabeth Fauville est une femme d’aujourd’hui ; la quarantaine, une enfant de douze semaines, un mari qui vient de la quitter pour une autre, elle travaille comme responsable de la communication dans une grosse entreprise. Une bourgeoise moderne, en quelque sorte. Puis l’information nous arrive sans ambages : « Vous avez déménagé le 15 octobre, trouvé une nourrice, prolongé votre congé maternité pour raisons de santé et, le lundi 16 novembre, c’est-à-dire hier, vous avez tué votre psychanalyste ».

On croit tout savoir, et l’on ne sait rien. « Heureusement, je suis là pour reprendre la situation en main », annonce la quatrième de couverture. Si le « vous », le « elle » et le « je » alternent dans la désignation de la protagoniste, en une navigation entre les points de vue, entre prise en charge empathique, rapport objectif et tentatives d’introspection, il y a un autre « je » invisible mais omniprésent, un « je » narrateur qui cache son jeu mais qui mène le récit à sa guise.

roman,francophone,julia deck,les éditions de minuit,jean-pierre longreEt qui guide les pas, les gestes, les réactions, les relations de Viviane ; les pas qui la font circuler dans le Paris des rues, des boulevards et des squares, dans le Paris souterrain du métro ; les gestes bizarres et apparemment fous ; les réactions incohérentes ; les relations étranges avec le bébé, le mari, la mère absente-présente, la police, les personnes mêlées à l’assassinat… « Je ne sais pas pourquoi je fais ce que je fais, mais je le fais. Qu’on n’aille pas croire que je pense que c’est une bonne idée ou que j’en suis fière, c’est juste que cela s’impose : mes pieds avancent et je les suis ». Les errances urbaines sont les mises en espace des errances mentales d’une femme dont l’existence prévisibles et les souvenirs bien rangés ont été bouleversés par les grains de sable glissés dans les rouages. La psychanalyste est-elle un recours ? Mortelle, la psychanalyse ! Alors quoi ? La vie ?

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.com  

06/09/2014

L’errance et la conscience

Roman, francophone, Alexis David-Marie, Aux forges de Vulcain, Jean-Pierre LongreAlexis David-Marie, Prométhée vagabond, Aux forges de Vulcain, 2014 

Paul, étudiant sorbonnard, pour avoir commis une faute dont le mystère ne sera livré qu’en cours de route, est envoyé par son recteur à la recherche de l’un de ses condisciples, Jean-Baptiste Larpenteur (nom clairement symbolique), impie notoire, auteur de pamphlets qui l’ont contraint à l’exil. Un premier obstacle franchi (la guerre sur le Rhin), Paul pénètre en Allemagne : Weimar, Iéna… et trouve son blasphémateur au milieu d’une compagnie d’étudiants dépravés. À partir de là, il ne le lâchera plus, et tous deux vont parcourir, sur terre et sur mer, l’Europe des années 1670, de Iéna à Lübeck, de Lübeck à Bordeaux, et de Bordeaux vers Paris à travers les campagnes les plus reculées de France, d’infortunes en vicissitudes, miséreux parmi les miséreux. Parfois, une heureuse rencontre leur fournit de quoi survivre, parfois, ils échappent de peu à la mort. On fait même la connaissance de quelques autres protagonistes hauts en couleurs, parmi lesquels le narrateur en personne, compréhensif et accueillant.

Comme Prométhée, les deux jeunes gens devenus compères cherchent dans leurs tribulations à capter le feu de la vie, sur des chemins identiques mais chacun à sa manière. Car leurs aventures physiques, géographiques, sociales, si elles leur permettent de mieux connaître le genre humain, relèvent aussi de la quête intérieure. Entre eux, qui ne sont au départ d’accord sur rien, les discussions vont bon train : foi chrétienne contre athéisme, Dieu contre constellations, certitudes contre angoisse de l’ignorance… Peu à peu, ils apprennent à se comprendre, à s’apprécier, à se libérer de leurs contraintes spirituelles et intellectuelles. Larpenteur, à la recherche d’une trinité sans divinité, n’est plus prisonnier de lui-même, et Paul se détache des croyances toutes faites pour se mettre au service des hommes, pour faire rimer « errance » et « vérité ». Chacun, dans ses vagabondages, trouve sa conscience et sa lumière.

Roman picaresque, roman initiatique, Prométhée vagabond est aussi la chronique d’une conversion à la révolte teintée de libertinage. Le roman comique de Scarron et le Dom Juan de Molière sont passés par là.

Jean-Pierre Longre

www.auxforgesdevulcain.fr  

14/07/2014

Verdun, l’autre bord

Roman, Allemagne, Guerre de 14-18, Fritz von Unruh, Martine Rémon, Nicolas Beaupré, Vincent Vanoli, La dernière goutte, Jean-Pierre LongreFritz von Unruh, Le chemin du sacrifice. Traduit de l’allemand par Martine Rémon, préface de Nicolas Beaupré, illustrations de Vincent Vanoli. La dernière goutte, 2014 

Fritz von Unruh fait partie de ceux que Nicolas Beaupré appelle les « écrivains combattants ». Dans Le chemin du sacrifice (titre original : Opfergang), qui fut censuré en 1918 et qui fut peut-être à l’origine de son pacifisme et plus tard de ses courageuses positions antinazies, il fait certes preuve de son expérience de soldat de la « grande guerre », mais il va bien au-delà. À travers la fiction, en quatre actes tragiques (« L’approche », « La tranchée », « L’assaut », « Le sacrifice »), la réalité morbide de la bataille de Verdun devient une autre expérience, celle de la littérature.

Après la première traduction (plus ou moins fidèle, plus ou moins édulcorée) de Jacques Benoist-Méchin, celle de Martine Rémon restitue la force expressionniste du style de l’auteur. Les dialogues et monologues des personnages, archétypes humains traumatisés par la violence folle de la bataille, l’évocation de leurs souffrances physiques et morales, de leurs résistances et de leurs faiblesses, les descriptions hallucinées des combats sanguinaires, tout concourt à faire du récit une mosaïque de tableaux pathétiques. Un exemple ? « Chaque homme était à son poste. La mèche rougeoyait en bordure du grand champ de mines. Les abris flamboyaient de mille yeux. Un battement de cœur rempli d’espoir martelait les pelotes serrées de fantassins et un vacarme à détruire les mondes inondait de ses ondes incandescentes les oreilles des combattants. Les cerveaux subissaient un pilonnage en règle ».

Parfois, une incursion au sein de l’état-major donne la mesure du cynisme de la hiérarchie militaire – à l’image de cette réponse du général en chef à l’un de ses subordonnés se plaignant de l’épuisement des hommes et du nombre des pertes : « C’est normal que nous ayons des pertes ! s’exaspéra-t-il en jetant la liste dans un coin de la pièce. J’attends les Anglais à Arras. Pas question de gaspiller tout mon matériel ici ! Nous devons y arriver avec ce corps ! 400 000 pertes ? Ça rejoint mes calculs ». Preuve, du côté allemand comme du côté français, de l’infini écart entre les délires patriotiques et les vérités de la boucherie. Deux bords cruellement opposés, qui ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Et puisque nous en sommes aux écarts, le livre pose aussi la question de ce qui en l’homme oppose et unit le rêve lumineux et la sombre réalité. « L’atmosphère commençait à resplendir à l’arrière des rafales. Dans un rêve né de la surexcitation, la guerre se détacha de la terre, jusqu’à ce que celle-ci se soulevât, libre de respirer, et que le rire des enfants vînt couvrir toute destruction. Quels yeux, quelles larmes ! Partout cette lumière ! La planète Terre la saluait avec des cris de joie comme une alouette lance ses trilles au matin, elle fondait et se perdait dans les délices du soleil. Clemens tendait ses bras vers l’astre. Mais des milliers d’atrocités surgies d’abîmes où le sang se glace et la raison se perd s’accrochaient encore à ses jambes et le tiraillaient. Alors, d’un geste résolu, il desserra l’étreinte et déchira son rêve ».

Saturé de violence et d’humanité, d’illusion et de désespoir, d’humour noir et de pathos, de satire et de compassion, Le chemin du sacrifice est un grand roman, qu’on ne lit pas sans angoisse, ni sans empathie. Dans cette nouvelle et belle édition, les gravures en noir et blanc de Vincent Vanoli sont en phase directe avec l’expressivité de l’écriture.

Jean-Pierre Longre

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05/07/2014

« Je ne sais plus pourquoi je meurs »

Sorj Chalandon, Le quatrième mur, Grasset, 2013, Le Livre de Poche, 2014

Prix Goncourt des lycéens 2013

roman,francophone,sorj chalandon,grasset,jean-pierre longreLe récit commence sur un rythme essoufflé, violent, dans le sang et la souffrance, et toute la suite du roman est un long retour en arrière haletant – mieux qu’un reportage sur la guerre du Liban, un roman à la fois personnel et collectif, où la réalité se laisse déborder par la fiction narrative.

Georges, un peu étudiant, un peu théâtreux, un peu pion, a participé à toutes les luttes gauchistes et pro-palestiniennes des années 1970, mais vit aussi l’amour et les joies de la paternité. En 1982, il se laisse persuader par son ami et mentor mourant, Sam, Grec et Juif, qui fut victime de la dictature des Colonels et militant de la justice et de la liberté, de partir pour le Liban en guerre prendre la relève de son utopie. Il s’agit de mettre en scène Antigone d’Anouilh et de faire jouer la pièce par des comédiens issus de toutes les religions, de toutes les factions qui se combattent les unes les autres, Druzes, Chiites, Palestiniens, Chrétiens, et ainsi de donner au théâtre l’occasion de mettre un instant entre parenthèses les tirs, les bombardements, les attentats, les embuscades et les contrôles meurtriers, laissant aux acteurs la liberté de tirer au profit de leur cause l’interprétation de leur rôle.

Roman, francophone, Sorj Chalandon, Grasset, Jean-Pierre Longre

Tout cela est une histoire de combats. Pas seulement ceux qui se déroulent à Beyrouth, mais aussi celui de Sam contre la mort (de son corps et de son projet), celui de Georges en proie à sa lutte intérieure (choisir entre le bonheur simple de la vie familiale et le malheur irrésistible, confinant à la folie, de la guerre fratricide), celui du lecteur contre l’émotion et la rage qui l’étreignent devant le récit des massacres, devant la description du camp de Chatila dévasté par la barbarie aveugle, et celui de la petite Antigone contre le pouvoir de Créon, du devoir fraternel et mortel contre la tentation de la vie ; le choix d’Antigone sera-t-il aussi celui de Georges ?

Sorj Chanlandon, vrai journaliste et vrai romancier, montre ici combien la réalité peut fournir une matière romanesque prenante et terrible, et combien la fiction peut permettre de saisir la réalité et de poser les questions essentielles. De quoi faire résonner la fameuse réplique d’Antigone : « Je ne sais plus pourquoi je meurs ».

Jean-Pierre Longre

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L’ombre de l’essentiel

Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Gallimard, 2012, Folio, 2014

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longreOn le sait depuis longtemps, Patrick Modiano a l’art de suggérer, de laisser entrevoir l’ombre de l’essentiel, tout en faisant savoir à mots couverts que jamais celui-ci ne pourra être dévoilé. Bien sûr, ici, il y a le « carnet noir » dans lequel sont notés des noms de lieux, des dates, des détails concrets, des repères dont on se demande souvent quoi faire. Bien sûr, les personnages ont des noms, des semblants d’identités dont on ne sait jamais si la forme correspond au fond. Identité ? Nom, origine, profession, nationalité… Oui, il y a dans le roman une sorte d’enquête policière, et il y a « la bande de Montparnasse », celle qui apparaît – tableau récurrent – dans le hall de l’Unic Hôtel, et qui a quelque chose à voir avec le Maroc, un enlèvement, un assassinat (l’affaire Ben Barka, puisque c’est apparemment l’époque)… Aghamouri, le faux étudiant attardé, l’inquiétant « Georges », et puis Paul Chastagnier, Duwelz, Gérard Marciano – ces quelques hommes que semble fréquenter et aussi fuir Dannie.

Dannie a sûrement d’autres noms, d’autres identités, mais peu importe au tout jeune homme qu’était alors Jean, le narrateur. « Elle a fait quelque chose d’assez grave… ». Quoi ? Est-ce primordial ? Comme la Nadja d’André Breton, comme, dans un autre registre, l’Odile de Raymond Queneau, elle est de ces jeunes femmes qu’entourent des mystères dans lesquels l’amour a quelque chose à voir, sans que cela soit jamais clairement proclamé ; de ces êtres qui dévoilent une facette de leur personnalité pour mieux occulter les autres, qui cachent leur histoire sans avoir l’air de le vouloir.

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre

La narration, tout en zigzags et allers-retours, est une quête sans fin que symbolisent les itinéraires parisiens et nocturnes, dans le labyrinthe quasi végétal des rues, des boulevards, d’où émergent quelques lieux de rendez-vous, bouches de métro, cafés, carrefours… Quête du passé de Dannie, quête de soi, quête d’un temps révolu qui se superpose au présent : « Derrière la vitre, la chambre est vide, mais quelqu’un a laissé la chambre allumée. Il n’y a jamais eu pour moi ni présent ni passé. Tout se confond, comme dans cette chambre vide où brille une lampe, toutes les nuits. ». Quête qui doit beaucoup à l’errance et à l’attente d’on ne sait quoi : « Je plaignais ceux qui devaient inscrire sur leur agenda de multiples rendez-vous, dont certains deux mois à l’avance. Tout était réglé pour eux et ils n’attendraient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d’infini que d’autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l’attente. ». Paradoxalement, chez Patrick Modiano, c’est la ténuité des liens entre le temps et l’espace, entre la surface des personnages et l’insondable des êtres, entre la légèreté du réel et le poids des interrogations qui constitue la force de l’écriture romanesque.

Jean-Pierre Longre

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Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre La collection « Quarto » de Gallimard réunit dix romans de Patrick Modiano : Villa triste, Livret de famille, Rue des boutiques obscures, Remise de peine, Chien de printemps, Dora Bruder, Accident nocturne, Un pedigree, Dans le café de la jeunesse perdue, L’horizon. 

Présentation de l’auteur : «Ces "romans" réunis pour la première fois forment un seul ouvrage et ils sont l'épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil.  Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient suggérer que tous ces "romans" sont une sorte d'autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire. Les photos mêmes de mes parents sont devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et mes filles sont réels.  Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l'album, en noir et blanc? J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique.» 

Patrick Modiano

 

Un rappel

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longrePatrick Modiano, La petite Bijou, Gallimard, 2001, Folio, 2002.

Dans De si braves garçons, il y a plus de vingt ans, était évoquée l’histoire de la Petite Bijou ; Patrick Modiano, qui avoue lui-même avoir « l’impression depuis plus de trente ans d’écrire le même livre », l’a reprise et développée dans un roman paru en 2001, et publié à bon escient dans la collection Folio en novembre 2002.

La Petite Bijou, c’est le surnom (le « nom d’artiste ») d’une fillette qui, devenue adulte (disons, une jeune adulte de 19 ans prénommée Thérèse), se met en quête de son passé, une quête fébrile, qui lui procure les images obscures d’une mère distante, d’un oncle (resté en tout cas comme tel dans la mémoire) qui lui prodigue une affection en pointillés, d’un chien perdu, d’une grande maison vide près du Bois de Boulogne... Le déclic de cette quête, c’est une femme en manteau jaune entrevue à la station Châtelet, et en qui Thérèse croit reconnaître cette mère dont on lui a pourtant dit qu’elle est morte au Maroc. S’ensuivent des filatures en direction de  Vincennes, vers un grand immeuble désolé, des déambulations dans Paris, la rencontre d’un gentil traducteur d’émissions radiophoniques étrangères, d’une pharmacienne à l’affection toute maternelle, d’un couple étrange qui lui confie la garde de sa petite fille, - et ce couple, comme par hasard, habite une grande maison vide en bordure du Bois de Boulogne et, comme par hasard, ne se soucie guère de la fillette livrée à elle-même...

L’écriture est précise, le monde est flou. Mondes du passé et du présent qui se mêlent, se superposent en couches parallèles, se brouillent comme les voix de la radio et du téléphone ; monde urbain, parcouru en lignes brisées selon des itinéraires complexes et récurrents, parsemé de lieux-repères entre Vincennes et Neuilly (stations de métro, café du Néant, hôtel...), dans un Paris de rêve et de cauchemar, où la foule fantomatique vaque comme dans un théâtre d’ombres. Evidemment, les parcours de la Petite Bijou dans le temps et dans l’espace sont les images de son parcours intérieur, d’une recherche d’elle-même qui risque de lui être fatale, mais qui peut aussi lui permettre de renouer avec la vie.

Si certains affirment que Modiano écrit toujours le même livre, le lecteur trouve toujours son plaisir (le même et un autre) au contact de personnages qui, dans leurs zones secrètes, recèlent les mystères de tout être doué d’humanité.

Jean-Pierre Longre

 

 

Croisements ferroviaires, bifurcations personnelles

Gaëlle Josse, Noces de neige, Autrement / Littérature, 2013, J'ai lu, 2014

roman,francophone,gaëlle josse,autrement,jean-pierre longreAnna Alexandrovna Oulianova, jeune aristocrate russe, laide et mal aimée de sa mère la « somptueusement belle » Maria Petrovna, passe chaque année avec sa famille un hiver de fêtes et de mondanités sur la Côte d’Azur. En mars 1881, tout le monde prend le train de retour vers Saint-Petersbourg. En compagnie de Mathilde, sa jeune gouvernante française, Anna Alexandrovna voyage au rythme de ses souvenirs et de ses projets, dans la hâte de retrouver les chevaux, qui sont sa passion, et Dimitri Sokolov, cadet du tsar, qui un jour lui a dit cette phrase qui ne sort pas de sa mémoire : « Comme vous êtes radieuse, Anna Alexandrovna, tellement radieuse ! ».

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Autrement, Jean-Pierre Longre

Irina Tanaiev, jeune fille d’aujourd’hui dont on apprend peu à peu quels drames elle a vécus, prend à Moscou, en mars 2012, le Riviera Express qui doit la mener à Nice en deux jours. Sous la houlette de son amie Oksana, elle a fréquenté des sites de rencontre et échangé pendant plus de six mois une correspondance électronique avec Enzo, qui lui a dit travailler dans une banque niçoise. « Il est très amoureux de moi, il m’écrit tous les jours, il m’envoie des photos. Il est beau, en plus. Je vais rester un mois, on va se découvrir, se connaître. Il voudrait qu’on se marie vite », dit-elle à Sergueï, le chef de bord du train.

Noces de neige raconte en quatorze chapitres croisés le trajet de ces deux jeunes filles, dont le destin – pour ne pas en dire plus – va basculer, d’une manière ou d’une autre. Car il ne s’agit pas seulement de voyages en train, mais d’itinéraires intérieurs et passionnels, que toutes deux tracent dans leur vie sentimentale – ou que l’on trace pour elles. Gaëlle Josse, dans sa prose suggestive et musicale, a l’art de rendre les subtilités de l’esprit et du cœur, de traduire les impressions furtives et les émotions envahissantes, de créer la surprise, de faire éclater la tragédie, et de tracer des chemins de vie qui, à plus d’un siècle de distance, se croisent sans se confondre.

Jean-Pierre Longre

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Traitres, héros, victimes


Dan Franck, Les champs de bataille, Grasset, 2012, Le Livre de Poche, 2014

roman,histoire,francophone,dan franck,grasset,jean-pierre longre« L’affaire de Caluire » est bien connue de ceux qui s’intéressent un tant soit peu à l’histoire de l’occupation nazie et de la Résistance. Jean Moulin et ses compagnons, réunis le 21 juin 1943 dans la maison du Docteur Dugoujon pour procéder à la nomination du chef de l’Armée secrète, sont arrêtés par Klaus Barbie et ses sbires. Qui a trahi ? René Hardy, qui s’était invité à cette réunion après avoir été arrêté puis relâché par la Gestapo ? Deux fois de suite pourtant, après la Libération, il fut jugé puis acquitté.

C’est à partir de là que se construit le roman. Dan Franck ne raconte pas les faits une énième fois ; il ne les réinvente pas non plus : il imagine qu’un juge à la retraite « instruit un troisième procès, totalement imaginaire ». Ce faisant, il pénètre dans le labyrinthe des relations complexes entre Résistance et collaboration, entre les Résistants eux-mêmes, des calculs politiques et des ambiguïtés idéologiques. Entrent en jeu notamment les rapports de force entre Gaullistes, communistes, ex-cagoulards… Parmi ceux-ci, par exemple, Pierre de Bénouville, alias Barrès, qui aurait cherché à neutraliser Jean Moulin, dit Max, homme de gauche… Sur ces points, le juge, qui a participé à bien des combats pour la liberté, a ses propres convictions, voire ses colères, qui peuvent aller loin : « Barrès ! Encore Barrès ! Toujours Barrès ! Lui aussi, cagoulard fasciste ! Et pourquoi tout cela ? Pour que la droite de la Résistance s’unisse à Vichy contre les communistes ! Et la suite doit se faire sans Max ! ».

Roman, Histoire, francophone, Dan Franck, Grasset, Jean-Pierre Longre

La fiction brouille et confond habilement les époques (les années 1940 et la période actuelle), les lieux (le Palais de Justice, l’appartement du juge, Paris, Lyon), les personnages (Jean Moulin et le juge lui-même). Celui-ci a d’ailleurs sa propre histoire, qui nous est périodiquement contée. Les deux intrigues imbriquées, celle qui relève de l’Histoire collective et celle qui relève de la biographie individuelle, ne nous donnent pas de certitudes sur la culpabilité de Hardy ou de certains autres personnages impliqués dans le « complot » contre Jean Moulin. Mais le dénouement romanesque, avec le fin mot sur l’identité du juge, nous apporte une autre vérité : face au malheur, à la trahison, à la cruauté, l’être humain peut encore réagir comme tel, choisir son attitude et son destin.

Jean-Pierre Longre

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12/06/2014

« Rien ne remplace le vivant »

Roman, francophone, Jeanne Benameur, Actes Sud, Jean-Pierre LongreJeanne Benameur, Profanes, Actes Sud, 2013, Babel, 2014

Octave Lassalle, 90 ans, vit seul dans sa grande maison depuis la mort de sa fille Claire et le départ de sa femme Anna pour le Canada. Ancien chirurgien, il ressent le besoin de rassembler de nouveau une équipe autour de lui, une équipe bien choisie qui fasse corps avec lui, qui lutte avec lui dans la dernière phase de sa vie, au moment où il se donne « droit au doute ». Une équipe de « profanes » pour « la lutte sacrée ».

« Chez chacun des quatre, il a flairé le terreau d’une histoire. Quelque chose qui pourrait l’éclairer ». La vie s’organise, chacun accomplissant la tâche qui lui est dévolue, selon un emploi du temps précisément défini. Rien de mécanique ni de contraignant ; l’humain dans ses diverses dimensions prend peu à peu toute sa place, et peu à peu le passé revient ; non seulement celui d’Octave et de ce qu’il a manqué de l’amour d’Anna et de l’existence de Claire, de son enfance et de ses passions, des secrets qu’elle a confiés au journal qu’il découvre comme par effraction, mais aussi celui des trois femmes et de l’homme qui maintenant partagent son quotidien. Car tous les quatre, aussi, recèlent des mystères, des souffrances, des espérances dont les voiles se lèvent progressivement, partiellement.

Dans le style tout en finesse et en sensibilité qui lui est propre, Jeanne Benameur construit le roman de ces destinées qui accompagnent celle d’Octave. « Entre eux et moi, au fil des jours, quelque chose s’est bien tissé. Un drôle de fil de vie à vie. Ma vie, elle ne vaut pas plus que la leur ». Pas plus, mais pas moins, dirait-on. À mesure qu’avance le temps, les liens se resserrent non seulement entre eux et le vieil homme, mais entre chacun d’entre eux, « de vivant à vivant ». Et au seuil de la mort de son occupant, la grande maison se met à respirer d’un souffle nouveau, humain, tellement humain.

Jean-Pierre Longre

 

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07/05/2014

Question de point de vue

Roman, espagnol, Argentine, Marcelo Damiani, Delphine Valentin, La dernière goutte, Jean-Pierre LongreMarcelo Damiani, Le métier de survivre, traduit de l’espagnol (Argentine) par Delphine Valentin, La dernière goutte, 2013

 Sur la couverture, la mention « roman ». À l’intérieur, sous l’égide d’un certain Alan Moon, joueur suprême et « deus ex machina » (c’est en tout cas ce à quoi il fait penser), six récits qui paraissent bien être des nouvelles autonomes. Il y est question de joueurs d’échecs passablement cérébraux aux relations complexes (« Paradis perdu ») ; de l’étrange voyage qu’un professeur accomplit, sur ordre de sa sœur, en Nouvelle-Zélande (« De l’inconvénient d’être né ») ; d’un écrivain qui, apparemment amnésique, ne se rappelle pas avoir écrit le livre qu’on lui fait signer (« Vivre est un plagiat ») ; d’une traductrice qui, prise entre son mari écrivain et son amant éditeur, finit par faire ses valises (« Par-delà le bien et le mal ») ; d’un critique engagé mais désemparé (« Je critique car je suis critique ») ; d’une jeune femme vivant dans ses souvenirs et sombrant dans la dépression (« Éternel retour »).

Nouvelles autonomes ? Peut-être, mais dépendantes les unes des autres. Au fil de la lecture, on côtoie des êtres précédemment rencontrés, les histoires se dénouent (un peu), se croisent et s’entrecroisent (beaucoup), les situations s’éclairent sans forcément se résoudre. L’île mystérieuse où tout se déroule est un puzzle ou un échiquier dont les pièces sont des personnages qui, croyant maîtriser leur destin, sont les jouets d’illusions et de points de vue subjectifs, tributaires des angles divers sous lesquels la trame commune est présentée.

Tout cela induit une réflexion sur l’écriture, la diffusion et la lecture littéraires (il en est abondamment question), mais aussi une méditation sur la destinée et la condition humaines, sur la vie et la mort (les allusions à des philosophes ou à des moralistes comme Cioran parsèment la narration). Cela dit, dans cette mise en abîme de l’existence humaine et de la perception qu’on en a, les mystères ne sont pas complètement levés, ce qui n’est pas étranger au charme inquiétant du Métier de survivre.

Jean-Pierre Longre

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16/04/2014

Ironiques interrogations

Arnaud Calvi, Bimbo, Le Seuil, 2014

Roman, francophone, Arnaud Calvi, Le Seuil, Jean-Pierre LongreSi l’on veut ne s’en tenir qu'à la trame narrative, on la trouvera peut-être vacillante. Disons : le narrateur, jeune professeur de Lettres, entré un soir dans une boîte de strip-tease (sous les yeux, d’ailleurs, de l’un de ses élèves), se fait aborder par un « Slave » qui lui remet un étrange paquet, et le blesse ; une « bimbo » le soigne, le recueille, prend en charge le mystérieux paquet ; puis la narration tourne autour du travail (un peu) de notre personnage, de son couple problématique, d’un grand ami qui, s’il n’était pas mort, lui donnerait les conseils indispensables, d’un collègue suicidaire, d’une nouvelle rencontre (fantasmée ?) du « Slave », de la recherche presque désespérée de la Bimbo…

Les ingrédients d’un roman à succès sont là, au moins en germe : une dose d’érotisme, un soupçon d’arnaque sur fond éventuel d’espionnage, des esquisses de psycho-sociologie, les déchirures du couple, les souvenirs d’une amitié défunte… Ce serait trop facile. Notre (anti-)héros-narrateur, qui comme Julien Sorel tâche en mainte occasion de se référer (sinon de ressembler) aux grands hommes et aux esprits nobles, avoue perdre trop souvent les fils de l’existence. Impuissance décisionnelle et incertitude mentale semblent gouverner son quotidien, dans un monde fait d’artifices et de paraître – un monde, on l’aura compris, auquel une âme sincère ne peut s’adapter.

D’une tonalité doucement ironique, non exempt de naïveté assumée, ce premier roman pose d’une manière lancinante et maîtrisée des interrogations essentielles (et existentielles), en des circonvolutions syntaxiques où les parenthèses s’imposent comme primordiales. L’ensemble esquisse des récits volontairement avortés et laisse des questions en suspens : quelle est la portée du scandale qu’aurait pu produire auprès des élèves un professeur fréquentant ouvertement les boîtes de strip-tease ? Que va devenir le couple dudit professeur ? Quid de la Bimbo, du « Slave », du narrateur lui-même ? Comment conduire sa vie ? Tout cela sonne faussement romanesque (comme sonne souverainement faux le piano final), mais donne « forme et raison » à la réalité insaisissable du comportement humain. Un beau livre, qui ne laisse pas indifférent et qui donne de quoi attendre la suite…

Jean-Pierre Longre

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18/03/2014

Le souffle et les serpents

Roman, anglophone, Donna Tartt, Anne Rabinovitch, Plon, Pocket, Jean-Pierre LongreDonna Tartt, Le petit copain, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch, Plon, 2003, Pocket, 2014

Un roman tous les dix ans (Le maître des illusions en 1992, Le petit copain en 2002, Le chardonneret en 2013)… Donna Tartt n’est pas de ces écrivains dont la production annuelle s’assimile à l’entreprise industrielle (chacun a des noms en tête). La rareté, chez elle, est proportionnelle à l’ampleur et à la densité de ses livres.

On a récemment beaucoup écrit sur Le chardonneret, qui vient de paraître en traduction française. Restons donc un instant, pour changer, sur le roman précédent, Le petit copain, dont la version française vient d’être redonnée en collection de poche. Huit cent quarante pages serrées, qui à aucun moment ne suscitent l’ennui. Dans le Mississipi, que l’auteure, pour y être née, connaît bien, la famille Cleve Dufresne a été traumatisée par la mort (accidentelle ? criminelle ?) de Robin, âgé d’une dizaine d’années, retrouvé pendu à un arbre de la propriété. Mère dépressive, père absent, sœur occupée d’elle-même, Harriett, qui était un bébé lors de la tragédie, ne trouve réconfort qu’auprès d’une grand-mère à la forte personnalité, de quelques tantes et de son « petit copain » Hely. Plus de dix ans après, la fillette décide de trouver l’assassin de son  frère et de faire justice.

Son entêtement, son goût du risque, les imprudences d’Hely (les siennes aussi) l’entraînent dans un univers inconnu, où les adultes se découvrent peu à peu comme des êtres fermés ou dangereux, faibles ou brutaux, frénétiques ou apathiques, et où la vie repose sur la lâcheté, les supercheries, les illusions, l’absence de scrupules – avec toutefois quelques parenthèses de joie sincère et de fraîcheur spontanée (celle-ci fort bien venue dans l’atmosphère étouffante où évoluent les personnages). Harriett mène la danse, une danse qu’elle ne maîtrise pas toujours, qui serpente et se désarticule jusqu’aux limites du souffle vital (les serpents et le souffle, deux motifs récurrents du récit, deux piliers de la narration).

Roman pointilliste et haletant, Le petit copain est un patchwork et une symphonie. Portraits multiples, incisifs et pittoresques, tableaux familiaux et sociaux d’un naturalisme grouillant, descriptions poétiques d’une nature glauque et hostile, évocations de rêves envahissants, aventures à rebondissement, suspense narratif angoissant, tout cela n’occulte en rien la sensibilité à fleur de peau d’une fillette attachante et futée, nourrie de souvenirs inquiets et des récits de Kipling ou Stevenson, et dont le cheminement vers la vie adulte se fait dans l’obstination et les tourments. Comme chez certains grands écrivains américains, comme chez certains grands écrivains russes, le souffle romanesque de Donna Tartt ne laisse pas le lecteur en repos.

Jean-Pierre Longre

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10/03/2014

Les tribulations d’un huguenot

Roman, biographie, francophone, Nicolas Cavaillès, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreNicolas Cavaillès, Vie de Monsieur Leguat, Les éditions du Sonneur, 2013

Prix Goncourt de la nouvelle 2014

 

En 1685, Louis XIV signe l’édit de Fontainebleau, qui révoque celui de Nantes, et jette sur les routes de l’exil des milliers de huguenots, entraînant les conséquences durables que l’on connaît.

Parmi eux, François Leguat, gentilhomme bressan déjà âgé de 50 ans, qui, fuyant ses terres, se réfugie en Hollande ; de là, vu la foule d’émigrés s’entassant dans le port d’Amsterdam, il décide de s’embarquer pour les îles lointaines. Premier départ à bord d’une frégate, avec quelques hommes qui deviendront forcément des compagnons de long voyage. Le roman retrace les tribulations de ces navigateurs malgré eux, les incidents, les maladies, les tempêtes, les trahisons, la survie sur des îles inconnues, les morts, les emprisonnements, les abandons… Leguat résiste à tout, au prix de combats inhumains contre l’adversité, contre les duretés de la nature et des hommes, entre  océans et continents – et ne meurt qu’à 96 ans, dans les bas-fonds londoniens.

Nicolas Cavaillès, dans ce bref roman (ou longue nouvelle), ne se contente pas de raconter ce que son héros avait déjà narré dans son Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales, publié en 1707 – suivant peut-être en cela la mode des récits exotiques de l’époque. En une prose limpide et riche, rythmée par les évocations poétiques, il entame une réflexion sur la nature et la destinée humaines, sur le sens de l’aventure, sur la souffrance, sur la mort, sur Dieu, sur la sincérité même de la narration autobiographique, sur « l’idéal littéraire de simple vérité » ; et il réhabilite ce bourlingueur qui « aura vécu trois vies », qui aura fréquenté « l’Éden original » et « la cité de l’Apocalypse » – et qui, tout compte fait, fut une homme « simple et sincère » et reste « un modèle à suivre ».

Jean-Pierre Longre

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10/02/2014

En quête d’Éden

Roman, francophone, Léo Henry, Jacques Mucchielli, Dystopia, Jean-Pierre LongreLéo Henry et Jacques Mucchielli, Sur le fleuve, Dystopia Workshop, 2013

Au cœur de la forêt tropicale, le long d’un fleuve qui pourrait bien être l’Amazone ou l’un de ses affluents, se sont aventurés quelques personnages venus pour différentes raisons se perdre au-delà des océans à la recherche de Manoa, la Cité d’or. Un noble castillan et son épouse indigène, un ancien inquisiteur et son secrétaire, un soldat néerlandais, un marin navarrais, un mercenaire corse, un chasseur galicien, un jésuite fou… Cette petite troupe, accompagnée de soldats et d’Indiens, affronte les dangers inhérents à ce genre et à ce lieu d’expédition – dangers naturels et physiques, mais aussi ceux que chaque humain recèle en lui-même.

Un autre être, invisible et dont la présence est pourtant prégnante, rôde autour des campements, sur les rives et dans les profondeurs touffues : Tyvra’i ou « Petit Frère », dont les monologues rythment le récit. « Mon nom est Petit Frère car, de tous les gens de mon peuple, je suis le plus jeune. La forêt est le ventre duquel je suis né. Je ne suis pas le fruit d’un arbre, je n’ai pas jailli de la source et ne suis pas tombé des cieux. La glaise ne m’a pas façonné. C’est la forêt qui m’a engendré, la forêt grosse comme la femme lorsqu’elle est enceinte. Mon nom est Petit Frère et je suis né d’ici. ». La mort rôde, surprend, et l’aventure tourne aux massacres successifs. Confrontés à des forces imparables, rêvant de possessions, les conquérants vont peu à peu se faire posséder eux-mêmes, disparaître sous les griffes de « Jauára ichê », le jaguar.

Sur le fleuve laisse s’écouler la narration, péripéties violentes et mystères insondables, raccourcis fulgurants et suspens silencieux, chutes inattendues et calmes plats. Manoa existe-t-elle ? Le saura-t-on vraiment ? Si le monde garde ses secrets, la leçon est claire :

                            « Cessons de chercher l’or !

                            Restons hors de cette forêt !

Nous sommes incapables d’y vivre,

incapables de comprendre ce que disent là-bas

les arbres dans leur sommeil,

les animaux qui marchent comme l’homme,

les voix qui crépitent dans les flammes

et celles qui courent aux vents de nuit !

Restons hors de cette forêt !

Ne cherchons pas à rendre ce monde parfait ! ».                  

Jean-Pierre Longre

 

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05/01/2014

Chasse à la baleine

Roman, anglophone, Jeremiah N. Reynolds, Thierry Gillyboeuf, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreJeremiah N. Reynolds, Mocha Dick. Traduction de l’anglais (États-Unis) et préface de Thierry Gillyboeuf, Les éditions du Sonneur, 2013

Avant Herman Melville dans Moby Dick, Jeremiah N. Reynolds, journaliste, conférencier, infatigable voyageur, avait raconté la lutte à mort d’hommes téméraires contre un cachalot blanc aussi résistant que redoutable. Melville avait-il lu cette histoire ? Thierry Gillyboeuf se pose la question dans sa préface, et relève les similitudes entre les deux (un autre récit, celui du naufrage du baleinier l’Essex par Owen Chase, fait partie des sources avérées).

Certes, Mocha Dick est un récit beaucoup plus bref que Moby Dick, moins symbolique aussi. Mais cette relation d’une chasse effrénée à la baleine au large des côtes du Chili relève elle aussi de l’épopée humaine et animale, et la précision avec laquelle sont employés les termes techniques, géographiques, marins atteste une expérience hors du commun.

Descriptions détaillées, style direct des injonctions, dialogues incisifs, rivalités de marins, violence des combats, risques encourus, paroles viriles de la chanson finale… Ce petit livre, d’un coup de rame, nous mêle sans scrupules à la lutte.

Jean-Pierre Longre

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29/12/2013

Le roman de Lucile

Roman, francophone, Delphine de Vigan, JC Lattès, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreDelphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit, JC Lattès, 2011, Le livre de poche, 2013

Les récits familiaux se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Rien ne s’oppose à la nuit ne tient pas du déballage sordide dans lequel certains se complaisent. Delphine de Vigan y raconte la vie erratique de sa mère, sans se voiler derrière une fausse pudeur, mais sans cacher non plus ses scrupules et les difficultés du processus narratif : « Un matin je me suis levée et j’ai pensé qu’il fallait que j’écrive, dussé-je m’attacher à ma chaise, et que je continue de chercher, même dans la certitude de ne jamais trouver de réponse. Le livre, peut-être, ne serait rien d’autre que ça, le récit de cette quête, contiendrait en lui-même sa propre genèse, ses errances narratives, ses tentatives inachevées. Mais il serait cet élan, de moi vers elle, hésitant et inabouti. ». Et à plusieurs reprises, elle revient sur cette quête littéraire de la vérité, de « l’angle qui [lui] permettra de [s]’approcher encore, plus près, toujours plus près ».

C’est dire si elle est à la fois foncièrement vitale et éminemment littéraire, cette entreprise qui consiste à explorer les méandres serrés, les recoins secrets de l’histoire familiale. De la vie du couple hors normes que forment Liane et Georges, de celle de leurs nombreux enfant, de la mort tragique et prématurée de certains d’entre eux, et surtout du destin chaotique de leur fille Lucile, née en 1946, tout est relaté le plus fidèlement possible ; des affres et des rêves des deux filles de celles-ci, marquées par une enfance ballottée et un sens prématuré des responsabilités, tout est analysé sans concessions ni rancœur, avec l’émotion et la sincérité de l’amour et du désarroi devant la détresse d’une mère bipolaire. « C’était moi qui la réveillais le matin, c’était moi qui m’inquiétais de savoir si elle se rendait à son travail, c’était moi qui faisais la gueule parce qu’elle ne parvenait plus à nous parler. Jusque là, Lucile avait été ma maman. Une maman différente des autres, plus belle, plus mystérieuse. Mais je prenais maintenant conscience de la distance physique qui me séparait d’elle, je la regardais avec d’autres yeux, ceux de l’école, ceux de l’institution, ceux qui la comparaient aux autres mères, ceux qui cherchaient la douceur qui avaient disparu des siens. ». Les yeux d’une enfant de dix ans…

L’une des éternelles questions est : pour quoi écrire ? Delphine de Vigan y répond dans ce livre, à propos de ce livre : pour tenter de restituer la folie du réel – et peut-être de l’exorciser. Le 31 janvier 1980, Lucile a une crise de démence particulièrement violente. La racontant, l’auteure avoue : « L’origine de l’écriture se situe là, je le sais de manière confuse, dans ces quelques heures qui ont fait basculer nos vies, dans les jours qui les ont précédées et le temps d’isolement qui a suivi. ». Voilà qui donne à méditer sur la complexité des rapports entre la vie et la littérature – et qui fournit l’occasion de lire un livre grave et beau.

Jean-Pierre Longre

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18/12/2013

Doutes et séductions

Roman, anglophone, Paul Auster, Christine Le Bœuf, Actes Sud, Le livre de poche, Jean-Pierre LongrePaul Auster, Invisible. Traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2010, Le livre de poche, 2013

Paul Auster possède au plus haut degré l’art de combiner l’illusion romanesque avec les mystères de la vie réelle. En l’occurrence, Invisible (dont le titre s’adapte et réfère aussi bien à l’une qu’aux autres, tout en ménageant d’autres pistes) présente d’abord d’une manière relativement classique (dirons-nous), sous la forme d’un récit rétrospectif à la première personne, les aventures d’Adam Walker. L’ambition poétique de celui-ci semble se satisfaire de la rencontre presque miraculeuse du riche français Rudolf Born et de son énigmatique et séduisante compagne, qui lui proposent la création d’un magazine de littérature – création qui tournera court, dans la violence et la tromperie.

Roman, anglophone, Paul Auster, Christine Le Bœuf, Actes Sud, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreÀ partir de là, les échafaudages romanesques se mettent en place : diversité des points de vue narratifs, mise en doute de la vérité biographique, apparitions de nouveaux personnages, de nouveaux horizons (entre l’Amérique et la France), de nouveaux mystères, imbrications réciproques du présent et du passé, de la fiction et de la réalité, de l’amitié et de l’inimitié, de l’attirance et de la répulsion, de la vie et de la mort…

Voilà le type même du livre qui se lit à différents niveaux, dont les couches narratives, fortement solidaires entre elles, se détachent les unes des autres avec un mélange de difficulté et de plaisir – savoureuse résistance du roman au déchiffrage qui n’a pas de fin. Et comme une mise en abîme, un récit se déroule à l’intérieur du récit, les deux se mettent mutuellement en perspective et en doute, se dérobant l’un à l’autre pour mieux se recomposer l’un dans l’autre. « Il eût été si simple d’effacer mes traces en niant l’existence du livre, ou de lui dire que je l’avais perdu quelque part, ou de prétendre qu’Adam avait promis de me l’envoyer mais ne l’avait pas fait », dit l’ultime narrateur. Heureusement, le livre est là, tout simplement, dans toute sa complexité. Adam Walker nous déroute et nous séduit, et Paul Auster nous raconte des histoires. Quoi de meilleur?

Jean-Pierre Longre

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