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28/09/2016

Une vie simple et dense

Marie-Hélène Lafon, Joseph, Buchet-Chastel, 2014, Folio, 2016. 

Roman, francophone, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, Folio, Jean-Pierre Longre« Quand on rentre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle vous remet les idées à l’endroit, on est à sa place. Joseph avait toujours retrouvé ça dans sa vie, même aux pires moments. Il avait surtout aimé s’occuper des veaux qui grandissaient tous dans les fermes avant la mode de les vendre à trois semaines pour l’engraissement en Italie ou ailleurs ». Voilà des phrases comme seule Marie-Hélène Lafon sait en écrire, et voilà un personnage comme elle seule sait en créer d’après nature, entre passé et présent, du dehors et du dedans, surtout du dedans.

Ouvrier agricole, Joseph n’a donc pas son pareil pour s’occuper des animaux, et ses employeurs lui en savent gré. Il remplit sa solitude d’observations et de souvenirs, sans compliquer les choses, sans non plus se dévoiler. Il y a eu les parents, le frère jumeau Michel qui est parti ailleurs tenir un commerce avec sa femme et que la mère a rejoint, ne donnant à Joseph que quelques nouvelles épisodiques. Il y a eu Sylvie, rencontrée « au bal à Condat », avec qui il aura partagé un bout de vie et qui est finalement partie avec un représentant « du côté de Vichy ». Il y a eu le grand trou de plusieurs années, l’alcool, les cures successives qui l’ont mené là où il est maintenant, dans le sérieux de son travail et le profond de ses pensées.

Roman, francophone, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, Folio, Jean-Pierre LongreJoseph est, si l’on veut, « un cœur simple » à la Flaubert, mais avec sa personnalité, sa vie intérieure, et les chiffres : il n’a pas son pareil pour compter, calculer, rappeler les dates du passé. Ce passé qui le tarabuste, dont certains événements le hantent et forgent les secrets de son destin. « Vie minuscule » d’un anti-héros, Joseph, qu’il ne faut prendre ni pour un roman du terroir, ni pour un témoignage régionaliste, ni pour une évocation bucolique, est l’émouvant et beau récit d’une existence particulière qui se construit entre deux mondes, l’ancien et le moderne, et se nourrit de peines, de joies et de mystères.

Jean-Pierre Longre

www.buchetchastel.fr

www.libella.fr

www.folio-lesite.fr

18/08/2016

Une interminable chute

Roman, francophone, Haïti, Lyonel Trouillot, Actes sud, Babel, Jean-Pierre LongreLyonel Trouillot, Parabole du failli, Actes sud, 2013, Babel, 2016  

Jacques Pedro Lavelanette, dit simplement Pedro, comédien exigeant et marginal, « doué et tourmenté », s’est jeté du douzième étage d’un immeuble alors qu’il se trouvait en tournée en Europe. Issu d’une famille relativement aisée de la société haïtienne, mais ayant choisi la vie miséreuse du petit peuple du quartier Saint-Antoine, spécialiste des « mots des autres », il disait des poèmes aussi bien aux coins des rues que dans les salons mondains, ne manquant pas à l’occasion d’y laisser éclater sa colère de révolté.

C’est donc là, dans ce quartier plein de pauvreté et de chaleur humaine, qu’il partageait la chambre (le « bateau ivre ») de « l’Estropié », professeur de maths exploité, spécialiste des calculs les plus inattendus, et du narrateur, journaliste attaché à la rubrique nécrologique. Leur amitié sans concessions, aux non-dits éloquents, faisait leur force, mais il faut croire que Pedro cachait profondément ses faiblesses sous ses incartades, sous les textes qu’il extirpait des œuvres d’Éluard, de Rimbaud, de Baudelaire, d’Hugo, de Musset, de Verlaine, de Villon et sous les pages poétiques qu’il écrivait en secret et qu’il avait intitulées, comme pour annoncer sa chute, « Parabole du failli ».

Le roman de Lyonel Trouillot n’est pas une simple biographie plus ou moins imaginaire, plus ou moins réaliste. C’est un monde grouillant de personnages – le trio d’amis, certes, mais aussi les enfants de la rue, les camarades artistes ou pseudo artistes, une certaine Madame Armand, prêteuse sur gages et donneuse sans gages, dont la présence s’imposera peu à peu. Tous ont leur histoire, ici racontée ou esquissée, tous composent ce genre humain auquel l’auteur ne manque pas de dire son affection, mais dont il ne se prive pas non plus de faire la satire dès qu’elle est méritée.

Non, ce n’est pas un simple roman. C’est, le temps d’une interminable chute depuis un douzième étage européen, « une virulente adresse au disparu » (comme l’annonce la quatrième de couverture), un long poème en prose et en forme épistolaire, une foisonnante recréation de la réalité individuelle et collective, une tentative désespérée pour forcer le silence du langage, dans le style rebondissant et inimitable que Lyonel Trouillot, mine de rien, définit sous la plume de son journaliste de narrateur : « J’ai parfois envie de laisser courir les mots, d’écrire comme tu parlais, comme les voix de la colère, de suivre le flux des cris qui ne s’arrêtent qu’à épuisement de la voix. À d’autres moments, me vient le rythme calme des paysages dans lesquels chaque chose occupe la place qui convient, attend son tour sans impatience. Le désespoir se moque des normes académiques. Il dérange l’ordre de la phrase et s’oppose aux grammaires progressives. ». L’essentiel est là, même si l’on ressent le besoin d’en dire toujours davantage.

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr

12/08/2016

« Un beau conte d’amour et de mort »

Roman, Histoire, francophone, Jean Teulé, Julliard, Jean-Pierre LongreJean Teulé, Héloïse, ouille !, Julliard, 2015, Pocket 2016

Tout le monde connaît, au moins dans ses grandes lignes, l’histoire tant chantée d’Héloïse et Abélard : l’amour fou né entre le maître (l’un des plus fameux philosophes de son époque) et sa jeune élève, nièce et filleule du jaloux chanoine Fulbert. Et les conséquences : mariage secret, naissance d’un enfant, fuite, castration de l’un, enfermement au couvent de l’autre, honte, errances, et aussi correspondance amoureuse, spirituelle et intellectuelle… Tout cela fera finalement l’admiration de beaucoup, tel l’abbé de Cluny : « Je connais votre histoire. Elle fait de vous deux des héros et des saints. ».

Les détails de cette aventure devenue légende, Jean Teulé s’en empare à sa manière, celle qui lui a valu le succès de romans historiques tels que Le Montespan ou Charly 9. Sa manière ? Respect des péripéties biographiques et des événements vérifiés, liberté absolue du ton et du style, dans les dialogues comme dans la narration et les descriptions. En l’occurrence, le Moyen Âge en langue (verte) d’aujourd’hui. Comme dans les romans précédents, le procédé, un peu systématique, court le risque de l’abus. Voilà le prix de l’Histoire prise à la hussarde, et de son renouvellement.

roman,histoire,francophone,jean teulé,julliard,jean-pierre longreLangue verte, donc. L’auteur décrit sans vergogne, avec délices même, les ébats des deux amants (faits avérés : ils succombèrent volontiers, sans vergogne eux-mêmes, à une sensualité débridée) : à toutes occasions, à toute heure, dans toutes les positions, avec accompagnement d’un vocabulaire adéquat. On sent que le plaisir d’Héloïse et Abélard rejaillit (pour ainsi dire) sur l’auteur, et qu’il prend lui-même plaisir à le partager. Mais lorsqu’il s’agit, pour nos deux tourtereaux, de fuir la débauche et l’opprobre, de devenir des saints, le partage se fait aussi, par la voie épistolaire et par la voix des témoins. On entre dans le secret des personnages, et ce n’est pas sans émotion que l’on suit leur destinée. Oui, « un beau conte d’amour et de mort ».

Jean-Pierre Longre

www.julliard.fr   

22/07/2016

Symphonie du Mal

Roman, catalan, Jaume Cabré, Edmond Raillard, Actes Sud, Jean-Pierre LongreJaume Cabré, Confiteor, traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2014, Babel, 2016

« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable ». La première phrase de cet impressionnant roman est à la fois énigme liminaire et, si l’on y revient après coup, paradoxe éclairant. Le récit foisonne de personnages de toutes sortes, de tous horizons, de toutes époques, et pourtant Adrià Ardèvol, protagoniste et narrateur, prend conscience qu’il est désespérément seul, sans Dieu (auquel il ne croit pas), sans famille (ses parents, qui ne l’ont pas aimé, voulaient faire de lui un singe savant – musicien virtuose ou linguiste surdoué).

Dans la longue lettre en forme de confession adressée à Sara, son unique grand amour, par l’entremise de Bernat, son seul grand ami, Adrià explore cette si humaine solitude et les inhumaines turpitudes de ses semblables, remuant les vases nauséabondes de l’histoire individuelle et de l’Histoire collective. En effet, en suivant le double fil conducteur de sa quête personnelle et des tribulations d’un violon précieux (un « Storioni »), la narration transporte le lecteur de la Catalogne actuelle à celle de la fin du Moyen Âge, de Crémone à l’époque des grands luthiers (XVIIe-XVIIe siècles) à Rome pendant la guerre de 14-18, de la Flandre à Tübingen, de l’Europe à l’Arabie… Rien n’est dû au hasard : le questionnement central, c’est celui qui porte sur le point de convergence de toutes les hontes, l’exemple type du mal absolu : Auschwitz-Birkenau. Comment se fait-il que des hommes (Grands Inquisiteurs, bourreaux SS, médecins poursuivant jusqu’au bout des expériences sur des enfants, hommes acharnés à la lapidation…) s’adonnent au Mal sans scrupules, que d’autres le subissent sans secours – sans même celui d’une puissance et d’une commisération divines ?

Les 770 pages des Mémoires d’Adrià posent sans répit cette question, qui hante aussi les recherches de l’érudit qu’il est devenu. Pas de réponse, mais quelques découvertes. Parmi celles-ci, la malhonnêteté de son père et de quelques autres (sur fond de spoliations nazies), l’existence et les difficultés de l’amour, les joies de la connaissance et de l’art, la bonté de certaines âmes, les trahisons de quelques autres, le poids des responsabilités personnelles et familiales, jusqu’au sentiment de culpabilité… Et pour le lecteur, les mêmes découvertes, à travers une prose brillante, surprenante, vibrante, musicale, une prose qui superpose allègrement, dramatiquement, et aussi, parfois, avec humour, dans la même page, le même paragraphe, voire la même phrase, le « je » et le « il », les personnages multiples et les époques différentes. La composition, abolissant toute transition, toute limite architecturale, faisant sonner ensemble les êtres, les siècles, les lieux, transforme la narration en une symphonie dont les échos résonnent et résonneront encore longtemps, avant que s’efface le souvenir de tout, comme chez Adrià. « Après tant de jours intenses, voici venir le temps du repos ».

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr  

28/06/2016

Énigmes et secrets d’un carnet d’adresses

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire: Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, Folio, février 2016

Jean Daragane, écrivain vieillissant et solitaire, est un jour bizarrement contacté par un certain Ottolini à propos d’un mystérieux Guy Torstel, dont le nom figure dans le carnet d’adresses naguère perdu par l’écrivain lors d’un voyage en train. « Comme une piqûre d’insecte », ce coup de téléphone va déclencher les mécanismes de souvenirs revenant par bribes, au cours d’une enquête que Daragane va mener pour ainsi dire malgré lui, poussé par l’insistance d’Ottolini, de quelques autres personnages et circonstances qui le pressent de toutes parts – dont la lointaine parution de son premier roman, Le Noir de l’été, qu’il a oublié et qu’il n’a pas envie de relire. À partir de là, son occupation principale consistera à « remonter le cours du temps » sur les traces de ce Torstel, mais aussi des personnages louches qu’il fréquentait, et que lui-même avait sans doute connus enfant – surtout cette Annie Astrand qui l’hébergeait, qui s’occupait de lui comme une mère de substitution, qui l’avait un jour emmené dans le midi, et dont le bruit court qu’elle a fait de la prison.

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longrePour que tu ne te perdes pas dans le quartier, dont la narration se construit sur l’avalanche instable des noms propres et le glissement cahoteux des tranches de souvenirs, n’est pas le récit d’une simple enquête littéraire ou pseudo-policière, mais le roman d’une quête personnelle, avec mise en abîme narrative : Patrick Modiano, écrivain, met en scène le personnage de Jean Daragane, écrivain, qui tente de retrouver quelques épisodes d’une enfance tourmentée, ballottée entre Saint-Leu-la-Forêt et divers logements parisiens. À quoi se raccrocher dans ce magma ? Les souvenirs sont fluctuants, les silhouettes fuyantes, les documents tronqués et désordonnées, et, comme par un désir de rupture avec tout cela, Le Noir de l’été, ce premier roman qui malgré son titre aurait pu éclairer le passé, avait été amputé par son auteur de ses deux premiers chapitres, « Retour à Saint-Leu-la-Forêt » et « Place Blanche ». « Et pourtant, les seuls souvenirs qu’il gardait de ce premier roman, c’étaient les deux chapitres supprimés qui avaient servi de pilotis à tout le reste, ou plutôt d’échafaudages que l’on enlève, une fois le livre terminé. ». Au cœur du roman, les mystères de la mémoire et et le travail de l’écrivain sont intimement liés.

Parmi les incertitudes et les peurs, quelques points d’ancrage fixes et rassurants, tel le papier plié en quatre que lorsqu’il était enfant Annie lui laissait avec l’adresse de l’appartement accompagnée de la petite phrase « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier »,  tel aussi l’arbre vu par la fenêtre du bureau : « Il jeta un regard au charme dont le feuillage était immobile, et cela le rassura. Cet arbre était une sentinelle, la seule personne qui veillât sur lui. ». Importants, ces points d’ancrage, pour ne pas se perdre complètement au cours de cette navigation à vue d’îlot en îlot qui, parfois, se dérobent lorsqu’on s’en approche (même les noms de famille peuvent être changeants). L’écriture est alors le fil à la fois souple et solide qui relie les lieux de mémoire les uns aux autres – cafés, carrefours, voitures, maisons, chambres –, cette écriture fluide et limpide qui seule demeure une fois qu’on a tout oublié.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

11/06/2016

« Un monde sans âme »

Roman, francophone, Nancy Huston, Actes Sud, Leméac, Jean-Pierre LongreNancy Huston, Le club des miracles relatifs, Actes Sud/Leméac, 2016  

Varian, né sur le tard dans une famille modeste et affectueuse, est un garçon surdoué, avec tout ce que cela entraîne de bonheurs et de malheurs : mémoire hors du commun, résultats scolaires brillants, vie intérieure foisonnante, faiblesse physique, élocution hésitante, comportement étrange et ambigu… Objet d’un amour exclusif de la part de sa mère et de déconvenues progressives pour son père, il devient le souffre-douleur de ses camarades et se réfugie dans la solitude.

Diplôme en poche, il part à la recherche de son père qui, pêcheur au chômage, a dû trouver du travail dans une contrée où l’unique activité est l’extraction de l’ambroisie (produit de la terre dont on comprend qu’il représente le pétrole), et où les hommes deviennent esclaves d’une société cauchemardesque, qui a quelque chose à voir avec celle du 1984 de George Orwell ou du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Varian trouve une place d’infirmier à Terrebrute, et avec deux amis crée le « club des miracles relatifs », micro-association écologiste et contestataire qui, évidemment, fait l’objet d’une répression brutale de la part des autorités d’un lieu qui porte bien son nom. Le monde dévorant de l’industrie sauvage n’a aucune hésitation devant ces combattants lucides et dérisoires de la Nature et de la Culture, ni d’ailleurs devant toutes les victimes qu’il plonge dans le dénuement, dans les cachots de « BigMax » ou carrément dans la disparition.

Le club des miracles relatifs a toutes les caractéristiques du roman d’anticipation : lieux imaginaires mais dans lesquels on reconnaît des régions réelles, comportements poussés à leur paroxysme, société implacable rejetant comme inutile tout ce qui relève de l’humain, surveillance incessante des travailleurs, cruauté de la répression… C’est par tout cela un roman engagé, voire militant, mais qui ne relève pas du manichéisme politique. Le personnage de Varian est complexe, et sa richesse psychologique est au centre du récit. C’est par le prisme de sa vie familiale, sociale, intérieure, par l’intermédiaire de ses raisonnements, de ses obsessions et de son langage particulier que nous réagissons à l’enfer qui l’environne, le ronge jusqu’à l’engloutir, comme beaucoup d’autres. Reste cependant une lueur, et l’écriture de Nancy Huston est là pour l’attester : la lueur de la poésie, poésie du récit et de sa construction, poésie que Leysa, l’amie de l’infirmerie d’AbsoBrut, lisait à Varian, et qui le rendait « un peu moins seul ». Le miracle poétique est « relatif », certes, mais il reste un motif d’espoir.

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr  

www.lemeac.com

10/05/2016

« Qui me réveillera ? »

Roman, autobiographie, Roumanie, Max Blecher, Elena Guritanu, Claro, Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, Jean-Pierre LongreMax Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate, suivi de Cœurs cicatrisés,  traduit du roumain par Elena Guritanu, préface de Claro, postface de Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, 2015  

« L’impression générale et essentielle de théâtralité devenait une véritable terreur dès que je pénétrais dans un cabinet de curiosités exposant des figures de cire. À mon effroi se mêlaient une vague ondulation de plaisir et la sensation étrange, que nous éprouvons tous parfois, d’avoir déjà vécu la même chose, dans le même décor. Si jamais naissait en moi le sentiment d’un but existentiel et si cette ébauche était véritablement liée à quelque chose de profond, d’essentiel et d’irrémédiable, alors mon corps devrait se transformer en une statue de cire dans un musée et ma vie en une contemplation sans fin de ses vitrines. ». Telle est la prose d’un écrivain encore trop méconnu, né dans le nord de la Roumanie, mort en 1938 à l’âge de 29 ans après avoir vécu pendant 10 ans atteint par le « mal de Pott », tuberculose osseuse qui l’obligea à interrompre ses études de médecine à Paris et à passer son existence dans divers sanatoriums.

Trop méconnu, et pourtant plusieurs fois traduit en français (par Mariana Şora, Georgeta Horodinca, Hélène Fleury, Gabrielle Danoux…). Ce volume, qui réunit deux ouvrages différents traduits par Elena Guritanu, témoigne d’une écriture à la fois introspective et expressive, qui met en relation étroite le rêve et la réalité, l’hallucination et la sensation. Aventures dans l’irréalité immédiate est l’exploration d’une âme en proie à la perception d’un monde à la fois étrange et familier, défiguré par la douleur et recomposé par la poésie des mots et des phrases, une âme qui, comme une spectatrice de théâtre, est à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, observatrice et observée. Ce premier récit, en va-et-vient et en circonvolutions, est un pathétique et admirable appel à la survie, malgré tous les obstacles : « Je me débats, je crie, je m’agite. Qui me réveillera ? ».

Cœurs cicatrisés, de facture plus narrative, est le récit du séjour d’Emanuel (le double de l’auteur) dans un sanatorium de Berck. La maladie y est certes omniprésente, pensionnaires enserrés dans leur corset de plâtre, couchés nuit et jour, transportés en calèche, souffrant de mille maux – mais pensionnaires vivants. Emanuel, comme les autres, participe à des fêtes clandestines et alcoolisées, noue des amitiés solides, connaît des aventures amoureuses, fait de longues promenades dans les dunes ; il recherche aussi la solitude, découvre les Chants de Maldoror, rêve, voit disparaître certains de ses compagnons, jusqu’à son propre départ vers une autre destination, un autre sanatorium, d’autres espérances. Sous la linéarité du récit, se tissent les aventures intérieures, ainsi qu’une sorte de commentaire voilé, fruit d’une observation de soi et des autres qui n’exclut ni l’humour (noir ou morbide) ni la satire (discrète) ni bien sûr l’introspection.

Ainsi saisit-on le bien-fondé de cette double publication : sous deux formes différentes, Max Blecher est un écrivain de la relation intime que l’individu entretient avec lui-même et avec ce qui l’entoure, entre imaginaire et réel transfigurés.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelogre.fr

21/04/2016

Ukraine-Méditerranée

Roman, Histoire, francophone, Ukraine, Marie-France Clerc, Jean-Pierre LongreMarie-France Clerc, Cinq zinnias pour mon inconnu, édité par l’auteure, 2016

Zinovij Jamkowij et sa jeune épouse Maroussia, fuyant dans les années 1920 leur Ukraine natale en proie à la mainmise meurtrière de la Russie soviétique, se réfugièrent en France, à Lunéville. Près de cent ans plus tard, leur petite-fille, Natalie, devenue elle-même grand-mère, se remémore les épisodes enfantins qu’elle vécut dans la « khata » française de ses grands-parents. Et elle fait bien plus que raviver ses souvenirs : elle cherche ses racines grâce à Internet et avec l’aide efficace d’une correspondante ayant accès aux archives de Vinnytsia, alors que là-bas, au même moment, la Russie d’aujourd’hui tente de mettre à mal l’indépendance et les aspirations européennes de l’Ukraine.

Nous sommes en août 2014. En vacances dans une maison du midi de la France, près de la mer, Natalie alterne dans un saisissant contraste les plages de joie avec ses petits-enfants Léo et Lucie et les rappels dramatiques du passé – ce qui n’exclut pas les délicats récits faits aux enfants qui s’intéressent de plus en plus à ce passé. Entre les jeux, les bains, les promenades et les autres activités estivales au milieu d’une nature florissante et idyllique, l’histoire des générations précédentes, avec ses petits bonheurs et ses grands malheurs, ressurgit peu à peu, et la correspondante de Natalie va lui envoyer une « confession » terrible qui va lui livrer le secret de la mort de cet « inconnu » à qui sont dédiés les « cinq zinnias » du titre.

Le livre de Marie-France Clerc n’est pas un simple récit historique concernant l’anéantissement de l’Ukraine par les massacres de Staline. C’est bien un « roman » à la fois personnel et collectif dont la vérité passe par les points de vue des personnages qui le peuplent. Rythmant la relation objective des faits, il y a le Livre de Lydia où la mère de Natalie a recueilli ses souvenirs de fille d’exilés ; il y a les messages envoyés par Ludmilla, la correspondante ukrainienne ; il y a le fil de l’actualité puisée dans les nouvelles du jour ; il y a le Carnet noir, journal dans lequel Natalie consigne les résultats de ses recherches sur la « toile », ses propres souvenirs, ses émotions ; il y a les histoires (vraies) – anecdotes de sa propre enfance et histoire de la famille et du pays d’origine – qu’elle raconte à ses petits-enfants ; et il y a les découvertes faites par ceux-ci, découverte de la nature environnante, et découverte du passé familial et d’un pays qu’ils aspirent à mieux connaître. C’est ainsi que se déroule le fil ténu et risqué d’une narration toujours vivante qui, suivant ce fil, garde son équilibre fragile mais tenace entre la joie innocente et prometteuse de l’enfance et la cruauté implacable de l’Histoire humaine. 

Jean-Pierre Longre

https://mariefranceclerc.com 

12/04/2016

Cruels itinéraires

roman, anglophone, ilustration, Iain Banks, Anne-Sylvie Homassel, Frédéric Coché, L’œil d’or, Jean-Pierre LongreIain Banks, Un chant de pierre, traduit de l’anglais par Anne Sylvie Homassel, gravures de Frédéric Coché, L’œil d’or, 2016  

L’œuvre de l’écrivain écossais Iain Banks (1954-2013) relève de plusieurs genres : la science-fiction (sous la signature de Iain M. Banks), l’essai, la fiction. Un chant de pierre appartient à cette dernière catégorie – sous de fausses allures de réalisme historique mêlé de merveilleux sanglant et d’onirisme poétique.

Abel, le narrateur et protagoniste, aristocrate en butte à une guerre dévastant le pays et jetant la population sur les routes, fuit le domaine familial avec sa sœur-amante (à qui le récit s’adresse), avant d’être arrêté par une Lieutenant qui les ramène de force à leur point de départ, investit le château avec ses sbires et ne lâchera plus le couple, le séduisant et le séparant, provoquant un mélange d’attirance et de répulsion, de séduction et de cruauté. Une cruauté qui n’épargne personne, ni le peuple venu se réfugier sous les murailles, ni les soldats, ni les pillards, ni les domestiques, ni les maîtres ; la torture, la souffrance, la mort menacent chacun dans un conflit dont on ne perçoit ni les tenants ni les aboutissants, et auquel on participe à faible hauteur d’homme, comme Fabrice del Dongo à Waterloo. Un conflit à la fois moderne (il y a des jeeps, des pistolets, des grenades) et d’apparence médiévale (il y a des épées, des armures, des potences), dans lequel la nature végétale ou minérale et les constructions humaines (les pierres…) jouent des rôles importants, un conflit, surtout, à l’absurdité intemporelle : « Je ne comprends pas leur guerre, ne sais plus maintenant qui combat contre qui, ni pour quelle raison. Nous pourrions être à n’importe quelle époque, n’importe quel endroit ; n’importe quelle cause produirait les mêmes résultats, les mêmes fins, incertaines ou définitives, gagnées ou perdues. ». Un conflit qui donne des occasions de retours sur le passé, sur soi, sur la destinée : « Chacun d’entre nous contient l’univers dans son être, l’existence dans sa totalité contenue par tout ce dont il nous faut tirer du sens […]. Peut-être inventons-nous nos propres destins, de sorte qu’en un sens nous méritons ce qui nous arrive, n’ayant pas eu assez d’esprit pour nous figurer mieux. ».

Roman inclassable, entre fable (im)morale et conte fantastique, Un chant de pierre tient aussi du récit d’aventures, de la fantaisie morbide, du roman d’analyse, de l’érotisme sadien et de la parodie ducassienne, comme en témoignent certaines évocations qui mènent le lecteur sur des chemins inattendus : « Le matin arrive, radieux ; l’aube aux doigts de sang de sa lueur zélée incendie des océans célestes et courbe vers la terre un autre commencement factice. Mes yeux s’ouvrent comme des bleuets, se collent, encroûtés de leur propre rosée rance puis absorbent cette lumière. ». Roman poétique, pourrait-on dire, d’une poésie sans concessions, violente, oppressante, déroutante, fascinante.

Jean-Pierre Longre

www.loeildor.com

23/03/2016

Le secret d’Elena

Roman, francophone, Roumanie, Liliana Lazar, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLiliana Lazar, Enfants du diable, Le Seuil, 2016  

Dans les années 1970-1980, la politique nataliste de Ceauşescu faisait des ravages : avortements clandestins, accouchements sous x, abandons d’enfants qui venaient remplir les orphelinats sordides. Dans ce contexte, Elena Cosma, sage-femme à Bucarest, célibataire en mal d’enfant, décide d’adopter le bébé de Zelda, l’une de ses patientes, avec l’accord de celle-ci. Au bout de quelque temps, Zelda devenant trop pressante auprès de l’enfant, Elena décide de demander sa mutation et de partir avec lui pour un « voyage sans retour » à l’autre bout du pays, dans un village de Moldavie, Prigor.

À partir de là, les événements vont s’enchaîner rapidement. Le petit Damian, « enfant de Dieu », dont la beauté fragile ne rappelle en rien la physionomie robuste de sa « mère », et sur lequel courent diverses rumeurs, devient le souffre-douleur de ses camarades, tandis qu’Elena, la seule soignante du village, remplit le mieux possible sa mission d’infirmière pour une population dominée par la frayeur qu’inspire le « Despote » Miron Ivanov, maire du village. Désireuse d’étendre son activité, et aussi de se couler dans le moule politico-social de l’époque tout en gardant son secret familial, Elena propose aux autorités de créer un orphelinat à Prigor. L’établissement, installé dans une forêt à l’écart du village, est comme toutes les « maisons d’enfants » du pays un enfer pour ses pensionnaires, appelés (par allusion à leur « père » à tous, Ceauşescu) « enfants du diable »), qui survivent tant bien que mal (et parfois meurent) sous la férule des surveillants, mal nourris, privés de l’hygiène élémentaire et de tout ce qui fait les petits bonheurs habituels des enfants. Certains orphelins, issus du village, sont au cœur des mystères qui tournent autour d’Elena, de Damian, du maire Ivanov – et c’est ainsi que l’intrigue se faufile entre la réalité dramatique de cette période et les personnages lourds de leurs souffrances, de leurs silences, de leurs relations ambiguës, de leurs résignations et de leurs révoltes.

Le récit foisonnant, mené d’une plume alerte et vigoureuse, court sur une bonne dizaine d’années. À travers les histoires individuelles et au-delà des profondeurs mystérieuses que recèlent les personnages, les événements et les lieux (le village reculé, la forêt, l’étang – motifs que l’on trouvait déjà dans Terre des affranchis), c’est aussi l’histoire de la Roumanie qui se déroule : la dictature, les malheurs de la population, surtout des enfants, la catastrophe de Tchernobyl dont le retentissement est clairement sensible, la « révolution » de fin 1989, l’apparition des « humanitaires », qui traînent eux aussi leurs ambiguïtés… Roman à la fois historique, social, psychologique, noir, Enfants du diable mêle avec bonheur la réalité et l’imaginaire, la narration sèche et les mystères de la poésie. Belle manifestation d’une écriture combinant la maîtrise consommée de la langue française et la perpétuation d’un certain esprit roumain.

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

12/03/2016

L’eau de la mémoire

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreValérie Zenatti, Jacob, Jacob, Éditions de l’Olivier, 2014, Points, 2016.

Prix du Livre Inter 2015 

Une famille juive de Constantine, pauvre, besogneuse, où les hommes (le père, Haïm, le fils aîné, Abraham) font la loi, dure aux femmes et aux enfants fragiles ou rebelles. Dans la promiscuité forcée du petit appartement, rempli de bruits et de disputes, la personnalité de Jacob, le dernier né de Rachel, est celle d’un garçon à part : sensible, tendre, grand lecteur, rêveur, affectueux, il est en retour aimé de tous, particulièrement de sa vieille mère, qui va verser toutes ses larmes en le voyant partir à l’armée en 1944. Elle ne sait pas encore (lui non plus) qu’il va participer au débarquement de Provence, remonter jusqu’en Alsace, où il va perdre la vie.

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreVolontiers solitaire, Jacob Melki n’est pas un misanthrope. De même qu’il avait pris sous son aile son neveu Gabriel, il s’attache au petit groupe qu’il forme avec ses camarades, et qui est représentatif de cette société algérienne où, malgré les disparités sociales, administratives et politiques entretenues par la France, juifs, musulmans, chrétiens cohabitaient en bonne entente. Ce petit groupe est uni jusque dans la souffrance et la mort par une solidarité mutuelle que symbolise la photo envoyée à la famille : « Avant de quitter la caserne d’Alger, Jacob s’est fait prendre en photo avec ses camarades devant une réplique du Normandie, et a posté le cliché à ses parents en griffonnant au dos Vive l’armée française ! De gauche à droite mes compagnons Ouabedssalam, Attali et Bonnin, vous me reconnaîtrez je pense, je n’ai pas tant changé. Je vous embrasse tous, chacun par son nom. Votre fils et frère Jacob. ».

Le récit de Valérie Zenatti ne se termine pas avec la mort de Jacob, ni même avec le chagrin récurrent de Rachel, que la moindre image ramène à celle de son fils chéri. D’une guerre à l’autre, de 1944 à 1961, il rappelle les épreuves subies par l’Algérie et ses habitants, le douloureux départ de la famille de Rachel et Haïm pour la métropole. Mais ce n’est pas un roman historique. Le lien personnel de l’auteure avec Jacob et sa famille, révélé dans les dernières lignes, est en quelque sorte annoncé d’une manière voilée, sous-jacente, dans l’intimité narrative installée par le style. Comme si la sensibilité de Jacob avait déteint sur l’écriture, la force du récit est contenue dans des phrases sinueuses, dont la structure épouse celle des émotions humaines, ces émotions qui forment la trame véritable de l’histoire. Et la mémoire se révèle dans le tracé fluctuant de ces phrases, fluctuant comme l’eau qui passe sous le grand pont suspendu de Constantine qu’on ne franchit pas sans une « peur délicieuse », fluctuant comme cette Méditerranée qu’il faut traverser pour accomplir son destin.

Jean-Pierre Longre

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04/03/2016

Londres-Varatec aller-retour

Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreGaspard Koenig, Kidnapping, Grasset, 2016  

Ruxandra, que ses employeurs appellent Roxy, a quitté la Roumanie, espérant y revenir un jour suffisamment riche pour tenir une pharmacie avec son fiancé Mircea. Son emploi de « nanny » dans une famille britannique lui fait découvrir un monde radicalement différent de celui qu’elle a laissé. David, « senior banker » rivé à son BlackBerry et à ses perspectives de carrière, Ivana, qui tente d’oublier et de faire oublier ses origines croates en se coulant dans le moule du snobisme londonien, et le petit George, élevé selon des principes bien arrêtés, auquel Roxy se prend d’une affection de plus en plus maternelle, tout en restant en étroite relation avec une de ses tantes demeurant dans sa région natale.

Or la banque dans laquelle David travaille est impliquée dans le projet européen du « Corridor IX », autoroute qui relierait la Grèce à la Finlande en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine et la Russie. « De la mer Égée à la Baltique ! », s’enthousiasme le commissaire européen aux transports. David, désireux de monter en grade, se propose pour prendre en charge le tronçon roumain de cet axe, dont sa banque aura la responsabilité – et la Roumanie va ainsi devenir l’objet de ses préoccupations professionnelles. Pas plus, au départ. Puis, à mesure que le projet se précise, greffant sur l’axe principal des voies rapides vers les fameux monastères de Bucovine et de Neamt – ce qui attise la révolte dans les campagnes, les villageois risquant de pâtir des travaux à venir –, il approfondit sa connaissance du pays. Un voyage pittoresque et relativement mouvementé jusqu’au au monastère de Varatec, cœur de la contestation, et que Ruxandra connaît bien, semble lui ouvrir les yeux sur la réalité du terrain et sur les nécessaires négociations à mener.

Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreVisiblement, Gaspard Koenig maîtrise son sujet et l’art du roman. La vie londonienne avec ses rites et ses clivages sociaux, la Roumanie dans sa diversité, Bucarest, son animation et ses excès, les campagnes profondes, les monastères et leurs traditions (certains clichés tenaces aussi), les ambitions souvent restées lettre morte des instances européennes, les péripéties que les confrontations entre ces univers entraînent, les traits satiriques auxquels peu échappent : tout est réuni pour procurer une lecture à la fois rebondissante et documentée, qui n’exclut pas la réflexion sur la marche économique du monde et les dissensions qu’elle induit au sein de l’Europe. Un simple échange entre David le banquier de la City et Veronica la bibliothécaire du monastère de Varatec résume parfaitement l’incompréhension réciproque : « Avec l’autoroute, la croissance du département de Neamt devrait attendre les 5% par an. – La croissance de quoi, mon fils ? ». Kidnappeur, kidnappé, les rôles ne sont pas définitivement distribués…

Jean-Pierre Longre

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26/02/2016

L’Histoire et le Roman

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreMilena Agus, Luciana Castellina, Prends garde, traduit de l’italien par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, 2015, Liana Levi Piccolo, mars 2016.

Prix Méditerranée étranger 2015 

L’histoire des Pouilles entre 1943 et 1946 est tourmentée, complexe, violente. Histoire politique (le sort de l’Italie après la chute de Mussolini et le débarquement des alliés), histoire sociale (la misère des ouvriers agricoles et leurs révoltes contre les propriétaires terriens). Le mérite de Luciana Castellina, écrivaine et journaliste engagée à gauche, est de retracer d’une manière vivante, détaillée, claire, ces épisodes d’un passé trop vite oublié. Cela à partir d’un événement survenu le 7 mars 1946 sur la place principale de la ville d’Andria, entre Foggia et Bari, où des milliers de personnes s’étaient rassemblées pour écouter le discours du fameux syndicaliste Giuseppe Di Vittorio : un ou deux coups de feu furent tirés depuis la riche demeure des sœurs Porro, issues d’une grande famille locale. Les pages qui suivent décrivent donc le contexte historique, local et national,  situant les faits.

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreRetournons le livre. Même illustration, mais cette fois le titre Prends garde est précédé d’un autre nom : Milena Agus. La romancière sarde, devenue célèbre avec son Mal de pierres (2007), est partie du même épisode, les coups de feu tirés sur la place d’Andria. Symétriquement à la relation fidèle de la réalité historique, la fiction romanesque nous fait pénétrer dans la demeure toujours fermée des sœurs Porro, vieilles héritières d’une tradition composée de piété, de charité, de gestes routiniers, de non-dits, de conservatisme. Celle qui nous y emmène et qui nous les fait connaître de l’intérieur est du même monde qu’elles, mais plus ouverte, révoltée, extravagante (du moins aux yeux de ses semblables) : « Gracieuses, raides et efflanquées, elles l’accueillaient, elle, pataude et replète, qui, assise sur le sofa avec les jambes trop écartées, faisait la révolution. Elles l’écoutaient, prenaient peur, et riaient en se cachant la bouche. ».

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreLes deux points de vue, historique et romanesque, prolétarien et possédant, renvoient l’un à l’autre, et font saisir la profondeur des choses et des gens. D’un côté le drame collectif de toute une région, voire d’un pays ; de l’autre « la tragédie des sœurs Porro », d’une famille riche en fin de parcours. D’un côté les foules et leurs luttes pour une société plus juste, de l’autre les individus et leur psychologie, leurs sentiments plus ou moins cachés, leurs combats intérieurs. L’imaginaire et le réel, loin de s’opposer, se complètent parfaitement pour faire saisir, en tout cas approcher la vérité humaine dans toute sa complexité.

Jean-Pierre Longre

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22/02/2016

Rêves d’Italie

Roman, humour, russe, Moldavie, Vladimir Lortchenkov, Raphaëlle Pache, Mirobole éditions, Jean-Pierre LongreVladimir Lortchenkov, Des mille et une façons de quitter la Moldavie, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole éditions, 2014, Pocket 2015 

Les habitants de Larga, pauvre village de la pauvre Moldavie, ont une obsession : s’exiler vers l’Italie, où chacun trouvera, c’est sûr, un travail – n’importe lequel, car il sera dans tous les cas plus lucratif que l’oisiveté forcée ! S’y exiler, et y rester. Comme le dit un vieux paysan : « Ceux qui partent pour notre Italie en reviennent jamais ! Les gens qui ont atterri là-bas s’en plaignent pas. En fait, c’est comme s’ils étaient morts, parce que l’Italie, au final, c’est le paradis. Et à celui qui y accède, point de retour en arrière. ».

Ce « paradis », on cherche à y accéder par tous les moyens et certains sont spécialistes en la matière. Séraphim Botezatu, notamment, n’hésite pas à entraîner ses camarades dans des expéditions aussi ambitieuses que farfelues : s’envoler sur un tracteur, partir dans un sous-marin fabriqué avec le même tracteur… Inutile de dire que chaque essai se solde par un échec retentissant, et qu’on se retrouve non à Rome mais à Chişinau, non sur les côtes italiennes mais sur les rives du Dniestr… Le pope Païssïï lui-même se laisse gagner par la contagion et organise deux « croisades », entraînant des milliers, voire des dizaines de milliers d’ouailles dans une procession guerrière qui, évidemment, ne pourra franchir les frontières. Le président du pays en personne, par la voie des airs et en usant de ruses inouïes, parviendra-t-il à ses fins ?

Roman, humour, russe, Moldavie, Vladimir Lortchenkov, Raphaëlle Pache, Mirobole éditions, Jean-Pierre LongreDes mille et une façons de quitter la Moldavie est un livre drôle et tragique, d’un humour farce et noir, qui met à nu, par la caricature et le burlesque, le désir désespéré d’un avenir meilleur, d’un autre monde. D’un humour satirique aussi, qui n’épargne personne : ni les « Moldaves », petits ou grands, épinglés par l’un des leurs, ni les peuples voisins, ni l’Union Européenne – ni le genre humain en général. On rit beaucoup mais parfois jaune à la lecture de ces aventures cruelles, on compatit, et on en arrive à sympathiser avec ces personnages en perpétuelle quête d’une autre vie. Une autre vie en Italie ? La vérité, elle est sans doute encore détenue par le vieux Tudor (dont les villageois n’auront pourtant aucune pitié) : « À partir d’aujourd’hui, je deviens le pope du village. Et je déclare que le culte de l’Italie est une hérésie ! Parce que la véritable Italie se trouve en chacun de nous ! Et à partir d’aujourd’hui, telle doit être notre unique croyance. ».

Jean-Pierre Longre

31/01/2016

Roman d’une écriture

Roman, poésie, essai, Loïc Folleat, Carnet d’art, Jean-Pierre LongreLoïc Folleat , Des débris, des éclats, Carnet d’art, 2015 

Pourquoi écrire ? Éternelle question, souvent posée à tort et à travers, et qui a donné lieu à tous les clichés, à tous les truismes, à tous les refus. Dans son bref « roman », Loïc Folleat tente d’y répondre avant qu’on la lui pose. Mais ce n’est pas tout, et ce n’est pas si simple. Des débris, des éclats (deux parties précisément identifiées, géométriquement réparties) est un livre riche d’une expérience qui, pour encore brève qu’elle soit, est celle d’une arrivée à maturité, avec tous les paradoxes que cela implique : expérience du réel et de l’imaginaire, de la veille et du rêve, expérience du désespoir et de l’espoir, de la souffrance et du plaisir, de la solitude et de l’amour, du silence et de la parole, du vide et de la plénitude, de l’aliénation et de la liberté, des risques et des bonheurs de l’écriture.

En proses compactes ou aérées, en vers libres parfois, en images poétiques, l'auteur met à contribution toutes les ressources de la langue – ne rechignant pas à en jouer (à « caresser le texte »), à en extirper aussi l'extrême violence (voir la terrible danse macabre de la littérature qui s’achève sur une authentique profession de foi littéraire : « Moi, j’écris depuis ma vie.[…] J’écris tout tout de suite, le plus tôt possible ».).

Des « débris » aux « éclats », des morceaux de vie à l’« écriture qui délivre », le récit suit un cheminement tortueux, à la fois tourmenté et maîtrisé (« Je muselle mes émotions, j’accède aux mots »). Il y a là un peu de Rimbaud, « l’enfant infini », un peu de la « table rase » des révolutionnaires, un peu de Leiris (« Métier de l’écrivain : s’exposer au danger, puis le faire mijoter dans le secret de son intérieur »), un peu de Cioran, pour les aphorismes paradoxaux… Il y a surtout l’itinéraire personnel et obstiné d’un jeune écrivain qui s’invente, s’explore, « crée [s]es fictions », et qui donne à lire un texte dense et fort, brisé mais éclatant de promesses.

Jean-Pierre Longre

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21/01/2016

Troubles en Transylvanie

Roman, francophone, Roumanie, Mathias Menegoz, P.O.L., Jean-Pierre LongreMathias Menegoz, Karpathia, P.O.L., 2014, Folio, janvier 2016

Prix Interallié 2014

Pour un jeune noble hongrois vivant à Vienne dans les années 1830 (comme pour beaucoup de nos contemporains), le nom même de Transylvanie recèle sa part de légendes, d’exotisme et de mystère. C’est pourtant là-bas, aux confins de l’empire austro-hongrois, que le comte Alexander Korvanyi, tout juste réchappé d’un duel meurtrier et fraîchement marié avec une jeune fille de bonne famille autrichienne, Charlotte (dite Cara) von Amprecht, décide d’aller s’installer avec son épouse, afin de reprendre en main le domaine familial, dont l’histoire tourmentée est liée à celle du pays entier.

Parvenu sur place, installé dans son château, le couple découvre une contrée aux aspects à la fois sauvages et inattendus, vastes pâturages, lac paisible, sombres forêts, villages modestes ou miséreux… Dans cette vallée de la Korvanya et sur les terres voisines se côtoient sans se mélanger les différentes communautés qui peuplent la Transylvanie, et dont la présence plus antagoniste qu’harmonieuse résulte des événements des siècles passés. Magyars (Hongrois), Széklers (Sicules), Saxons (Allemands), Valaques (Roumains), Tsiganes – chacun occupe sa place, dans son rôle social (seigneurs, militaires, domestiques, serfs, ouvriers itinérants, bergers, forestiers, contrebandiers...). Le fougueux Alexander décide de mettre sans ménagement tout ce monde au pas de ses décisions, se disant que les révoltes passées doivent être définitivement oubliées. Mais quelques événements étranges (des disparitions d’enfants tsiganes ou valaques, le viol d’une jeune hongroise, des attaques de loups – ou d’hommes ? – contre des troupeaux), s’ajoutant à l’intransigeance du jeune comte et à l’animosité d’une bande de contrebandiers, mettent le feu aux poudres, et ce qui était prévu comme un rassemblement de chasseurs tourne à l’explosion de violence et au massacre.

roman,francophone,roumanie,mathias menegoz,p.o.l.,jean-pierre longreKarpathia raconte des aventures mouvementées, laissant une part non négligeable à l’imaginaire, mais c’est aussi un roman historique, social et psychologique. Les espaces temporel et géographique y sont précisément délimités ; les noms hongrois des localités (mis à part celui de la fictive Korvanya), la cohabitation inamicale des communautés nationales et linguistiques, le pittoresque des paysages – tout correspond à une réalité vérifiable, fruit d’une sérieuse documentation. Les personnages, bien campés dans leurs individualités parfois complexes, dans leurs réactions contrastées, dans leur orgueil sans concessions, dans leurs passions, leurs ambitions ou leurs révoltes, avec leurs forces et leurs faiblesses, sont plus que des types humains : des êtres en proie à leurs doutes et à leurs convictions, à leurs superstitions et à leurs calculs, à leur sensibilité et à leur violence. La prose de Mathias Menegoz, à la fois élaborée et enlevée, classique et audacieuse, combinant le souci du détail et la rapidité de la narration, l’arrêt sur image et la vivacité de l’action, est celle d’un vrai romancier – traditionnel ? Sans doute, mais en l’occurrence ce n’est pas un défaut, au contraire. En tout cas, pour le lecteur, un plaisir auquel le tourment prend une belle part.

Jean-Pierre Longre

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14/01/2016

Des lettres pour comprendre

roman, récit, épistolaire, francophone, Antoine Choplin, Hubert Mingarelli, La fosse aux ours, Jean-Pierre LongreAntoine Choplin, Hubert Mingarelli, L’incendie, La fosse aux ours, 2015  

Après la guerre qui a ensanglanté l’ex-Yougoslavie, l’un est resté à Belgrade, l’autre s’est exilé en Argentine. Celui-ci est revenu quelque temps dans son pays pour enterrer son père, et ils se sont revus à cette occasion, ont évoqué des souvenirs, dont celui de Branimir, le troisième compagnon qui, va-t-on apprendre, est mort.

Mais leur conversation n’est pas allée très loin. Jovan, de Belgrade, et Pavle, de Puerto Madryn, finissent par s’écrire, et ce sont leurs lettres qui reconstruisent le passé, celui de la guerre contre la Croatie, et plus particulièrement celui d’un épisode dramatique dont ils ont été les acteurs. Dramatique, noir, maudit – et c’est cette malédiction qui fait obstacle à la parole et à la mémoire. C’est donc par l’écrit, un écrit dans lequel le non-dit va peu à peu laisser transparaître les aveux, dans lequel la limpidité va éclore dans l’obscurité, dans lequel le pathétique va prendre l’ascendant sur le tragique, que la vérité va se faire.

Durant le conflit, les trois jeunes hommes se sont vu confier par leur chef la  mission d’aller fouiller une maison – qui est finalement devenue le lieu du drame que Jovan et Pavle ont en vain tenté d’oublier, tant la noirceur des hommes peut être aveuglante. Cependant de leurs aveux épistolaires vont naître non seulement la honteuse vérité, mais aussi une lueur d’espoir en l’âme humaine, dans sa complexité. Et de cette complexité, Antoine Choplin et Hubert Mingarelli font un récit dont la progression à la fois simple et minutieusement dosée, lettre par lettre, structure l’attente du lecteur, qui petit à petit apprend à connaître le passé des deux amis. Dans une prose simple et harmonieuse,  rythmée par les scrupules, les réticences et les questions qui n’en sont pas vraiment (l’absence de points d’interrogation est significative), une prose collant aux préoccupations et aux sentiments des protagonistes, L’incendie est un récit qui, exempté des grands effets de style et de la rhétorique superflue que l’on trouve parfois dans les ouvrages relatifs à ce genre d'événement, suscite l’émotion et donne à méditer sur les conséquences bouleversantes de la guerre. 

Jean-Pierre Longre

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04/01/2016

Reddition

Roman, francophone, Éric Reinhardt, Gallimard, Jean-Pierre LongreÉric Reinhardt, L’amour et les forêts, Gallimard, 2014, Folio, janvier 2016

Éric Reinhardt, romancier qui n’hésite pas à se transformer en être de fiction dans son propre récit (tout en restant l’auteur – statut à la fois complexe et authentique), reçoit une belle lettre, puis des messages, et enfin, au cours de deux rencontres à la terrasse du Nemours, près du Palais-Royal, les confidences de Bénédicte Ombredanne, professeur de Lettres et fervente lectrice. C’est ainsi que l’on découvre une jeune femme qui, possédant les atouts ordinaires de l’émancipation individuelle (un métier intéressant, un physique agréable, un esprit ouvert, une culture supérieure à la moyenne), se laisse peu à peu dévorer par la perversion d’un mari dont on se demande, épisodiquement, pourquoi elle ne l’abandonne pas à ses complexes et à son narcissisme.

Certes, une journée de sa vie, parenthèse d’enchantement, lui a laissé entrevoir le bonheur éclatant de l’amour, mais a aussi précipité le harcèlement quasiment incompréhensible auquel elle est soumise, et l’a plongée dans la tragédie quotidienne d’une vie aux côtés d'un époux odieux et d’enfants indifférents, voire hostiles. Quelques jours passés en clinique psychiatrique lui procurent un répit trop bref, que la Faculté et son mari, comme ligués contre elle, refusent de prolonger malgré son désir ardent et sa peur du retour au domicile. L’amour et les forêts pourrait, ainsi, être un roman psychologique donnant matière à une réflexion sociale sur le harcèlement et sur les violences conjugales.

roman,francophone,Éric reinhardt,gallimard,jean-pierre longreIl est plus que cela. Si l’histoire passe par les confidences de Bénédicte Ombredanne retranscrites par le romancier (qui met sans doute une part de lui-même dans son personnage féminin), il y a aussi le point de vue de la sœur jumelle de la jeune femme, qui se dévoile sur le tard, dans une sorte de bifurcation narrative. Car on découvre, par la bouche de cette sœur aimante, des épisodes dont Bénédicte n’avait pas parlé à l’auteur – de même qu’elle en avait caché d’autres à sa sœur. S’est bâti dans son esprit et dans sa parole comme un cloisonnement, résultant sans doute du décalage, du fossé même entre ce qu’elle attendait de la vie et ce qu’elle y trouvait. « Elle se battait avec quelque chose de lointain et elle n’a pas triomphé. Le scepticisme et le désenchantement l’ont emporté », dit la sœur qui évoque un mot que Bénédicte adorait, un mot de chanson, « surrender » - « reddition ». C’est cela. Personnage de tragédie (plus que de roman psychologique ou psychanalytique), Bénédicte Ombredanne, comme d’autres avant elle (dans la littérature et dans la vie), mais avec ses propres raisons conscientes ou non, avouées ou non, et selon un cheminement tout en virages et en ressassements (auquel semble coller le style d’ Éric Reinhardt), s’est rendue : à son mari, qui « avait sur elle, inexplicablement, une emprise absolue », et surtout à un destin pathétique qui, si l’on n’a pas connu les affres de la dépendance irrépressible, peut paraître absurde.

Jean-Pierre Longre

 

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07/12/2015

« La bonne éducation »

Roman, autobiographie, francophone, Édouard Louis, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreÉdouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2014, Points, 2015 

Chaque classe sociale a ses normes, ses règles, ses exigences, ses frontières hors desquelles on est considéré comme un paria. Pour échapper à l’ostracisme, seule la fuite semble être la solution. Fuir les autres, fuir la famille, fuir les insultes, les coups et les humiliations, fuir jusqu’à son nom, tel est l’argument du premier roman d’Édouard Louis, dont le succès lors de sa parution aux éditions du Seuil lui vaut maintenant une édition en poche (Points).

Un roman qui superpose et mêle plusieurs genres en une composition binaire : Livre 1, « Picardie (fin des années 1990 – début des années 2000) » ; Livre 2, « L’échec et la fuite ». Plusieurs genres, donc : roman social (l’auteur a lu et étudié Pierre Bourdieu), qui campe et analyse de l’intérieur le prolétariat de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, à coups de descriptions sans concessions (mais sans jugement moral) et de citations orales – ce qui, stylistiquement parlant, a le mérite de mêler les registres de langue et de faire ressortir la crudité verbale que l’auteur a su mettre à distance. Le roman autobiographique, qui narre dans un mélange subtil d’objectivité et d’hypersensibilité le douloureux décalage que le jeune Eddy ressent par rapport à sa famille, à ses copains, et qu’il tente désespérément d’effacer. Le roman initiatique d’un garçon qui se sent rapidement différent des autres, féminin, dans un milieu où la virilité ostensible est la marque obligée du monde des hommes, un garçon qui voudrait ne pas être ce qu’il est, qui s’essaie à l’amour des filles mais ne peut échapper à l’opprobre de plus en plus ricanant et hostile de son environnement familial, villageois, scolaire, et qui finalement découvre qu’il y a d’autres manières de vivre que celle dans laquelle il était enfermé.

Roman, autobiographie, francophone, Édouard Louis, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreEn finir avec Eddy Bellegueule est une œuvre courageuse qui, à la manière des autobiographies de Michel Leiris, ne cherche pas à échapper aux risques personnels, qui les provoque même. Mais c’est aussi et surtout l’œuvre d’un écrivain. S’il y a du Zola dans l’évocation de la misère sociale, du Jules Renard (celui de Poil de Carotte) dans celle de l’enfance malheureuse, la division en brèves séquences donne à l’ensemble une visibilité théâtrale, quasiment cinématographique, tout en préservant le relief de la réalité. Souffrir et jouir, aimer et rejeter, s’attacher et fuir, mépriser et admirer – Édouard Louis, avec une précoce maturité, sait restituer toute la complexité des comportements humains.

Jean-Pierre Longre

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06/12/2015

À la poursuite du vibrion cholérique

Roman, anglophone, Anne Roiphe, Blandine Longre, choléra, Louis Pasteur, Robert Koch, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreAnne Roiphe, L’insaisissable, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Les éditions du Sonneur, 2015 

En 1883, une épidémie de choléra sévit à Alexandrie. Louis Pasteur confie à de jeunes chercheurs français la mission de partir dans la ville égyptienne afin de traquer et d’identifier le microbe responsable de la maladie qui a ravagé de nombreuses régions du monde au cours des siècles. À partir de ce fait scientifique, Anne Roiphe, journaliste et écrivain née en 1935 aux États-Unis, a composé une épopée romanesque dans laquelle vérité historique et suspense narratif se répondent et se mêlent intimement.

Le contexte géographique, campé avec précision et pittoresque, est donc celui d’Alexandrie à la fin du XIXe siècle, ville grouillante de vie malgré l’épidémie, cité où se mêlent l’antique et l’actuel, port cosmopolite où se côtoient les communautés de diverses origines, de diverses religions – avec ce que cela implique d’amitiés sincères mais aussi de rivalités et de trafics en tous genres. Il y a encore le contexte médical, dans lequel émergent des personnes réelles (l’équipe des chercheurs français et celle des chercheurs allemands menée par le fameux Robert Koch), mais aussi des personnages fictifs comme le docteur Malina, honorable médecin juif renommé dans la ville, qui avec sa famille sera victime du machiavélisme des Anglais, et dont la fille, Este, va devenir l’héroïne féminine du roman. Car un amour réciproque naît peu à peu entre la jeune fille et Louis Thuillier, membre du petit groupe de français qui a installé son laboratoire dans l’hôpital européen de la ville – et cet amour va de pair avec l’intérêt grandissant d’Este pour le travail de recherche médicale. D’autres personnages nés sous la plume de la romancière jouent des rôles qui, bien qu’ils paraissent secondaires, changent radicalement le cours du récit : tels le jeune Marcus, aide de laboratoire en quête de fortunes faciles, Eric Fortmann, aventurier hâbleur et sans scrupules, ou Albert, initialement fiancé à Este…

Pour historique qu’il soit, L’insaisissable est donc un vrai roman, une fiction dans laquelle les sentiments, les passions et les manœuvres nouent des destins dramatiques. De surcroît, l’aspect documentaire, assuré par des extraits de lettres de Pasteur et d’ouvrages spécialisés, ainsi que par de minutieuses descriptions des corps malades et des expériences de laboratoire, est rehaussé par les épisodes qui font du mystérieux microbe un être vivant et invisible s’insinuant dans l’eau, les humeurs, les tissus, les organes, les moindres recoins de la ville, des rues, des maisons et des corps, une sorte de fantôme morbide et diabolique qui exerce ses ravages de manière subreptice, imprévisible et fatale. Et ceux qui le traquent risquent bien d’être à leur tour traqués, d’en devenir les victimes. Insaisissable, jusqu’au bout.

Jean-Pierre Longre

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« Parvenir à quelque chose »

Roman, francophone, Sophie Divry, Notabilia, Les Éditions Noir sur Blanc, Jean-Pierre LongreSophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain, Notabilia / Les Éditions Noir sur Blanc, 2015  

Voilà bien un roman contemporain, dans tous les sens du qualificatif. Sa période de publication correspond fidèlement à la condition de nombreux trentenaires d’aujourd’hui : combiner les contraintes du dénuement financier (le chômage, les factures qui continuent d’arriver, la recherche de nourriture et de vêtements, les reproches ou les interrogations de la famille, les comptes pathétiques de fin de mois…) avec les exigences culturelles et sociales d’une âme généreuse, d’un esprit lucide et critique, d’un cœur en quête d’affection et d’amitié.

Entendons-nous : Quand le diable sortit de la salle de bain n’est pas une étude sociologique. C’est mieux que cela. La narratrice comble sa misère matérielle en racontant, sur un mode plus humoristique que dramatique, ses déboires, ses espoirs, ses déceptions, ses joies aussi, l’amitié parfois éprouvante qui la lie à Hector (gentil obsédé sexuel), les apparitions de Lorchus, son démon littéraire, les interruptions imaginaires ou réelles de ses proches (sa mère surtout), les visites à Pôle Emploi, le séjour méridional dans le cocon nourricier de la famille, le retour à Lyon, les difficultés du métier de serveuse – car il faut bien, un jour, se mettre à travailler en renonçant à « toute ambition personnelle », en tentant tout de même de « parvenir à quelque chose ».

Roman très actuel, donc, qui se lit avec un pur plaisir. Récit en trois parties, « roman improvisé, interruptif et pas sérieux » (sous-titre donné par l’auteure elle-même) ? « Improvisé » en apparence, en réalité construit ; « interruptif », certes, mais avec un bon fil conducteur ; « pas sérieux », tout est relatif : le sujet est grave, le style alerte, l’allure rieuse, la narration pleine de références littéraires, et toutes les ressources de la typographie sont mises à contribution: tableaux, calligrammes, listes, colonnes, dialogues simultanés, schématisation – insérée dans l’écriture – des positions corporelles et des dispositions mentales (sur un lit, par exemple, le personnage désespéré contemplant le plafond), sigles et signes divers… Et, comme dans les DVD, un « bonus » avec « index des principaux auteurs cités, pillés ou dissous », traces d’une quatrième partie, « note d’intention ». Sophie Divry a du métier et, bien plus, du talent.

Jean-Pierre Longre

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05/12/2015

Irrésistibles élans

Essai, roman, francophone, Nicolas Cavaillès, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreNicolas Cavaillès, Pourquoi le saut des baleines, Les éditions du Sonneur, 2015  

La question est-elle absurde ? Pas plus que le geste sur lequel elle porte. Pas moins non plus. En réalité, écrit l’auteur, « nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du fait que la question n’a pas été tranchée. ». Une fois évacuée (mais non définitivement écartée) l’éventualité du saut « quia absurdum », qui serait peut-être la preuve de l’esprit philosophique des baleines, nous avons droit, après une revue de « détail » des différentes familles de cétacés, au développement de toutes les réponses possibles à la question que posent les bonds étranges, inattendus, violents, différents selon les espèces, des baleines hors de l’eau.

Nicolas Cavaillès, pour l’occasion, se livre à toutes les hypothèses, depuis les explications (contestées) des Vikings (« Un moyen de se déplacer plus facilement, et de détruire les navires ») jusqu’aux élucubrations sur le caractère érotique des sauts collectifs (« orgies de caresses, ébats en groupe »). Chemin faisant, nous apprenons de bonnes et belles choses sur la vie et la mort, le tempérament et la physiologie de ces êtres fascinants, nous plongeons dans les études aristotéliciennes sur la locomotion animale, en surgissons pour tomber sur un chapitre hautement mathématique, empli de formules fondées sur la « poussée d’Archimède »…

Par-dessus tout, ce qui paraît être un bref essai scientifique mâtiné de rappels historiques et de détachement fantaisiste, voire humoristique, est aussi une méditation sous-tendue par la réflexion philosophique et le sentiment artistique. La Bible, Kierkegaard, Nietzsche sont sollicités, et aussi Herman Melville (bien sûr pour Moby Dick), Dostoïevski, Glenn Gould et son interprétation des Variations Goldberg… Cela pour dire que le mammifère aquatique voudrait aussi être aérien, aspire comme le mammifère humain, entre la naissance et la mort, à échapper à la « fadeur de l’existence » et à pénétrer dans « le Grand Tout homogène où le ciel et la mer ne font qu’un, sans hiérarchie ni haut ni bas, partageant de mêmes flux magnétiques sans distinction entre les quatre points cardinaux d’une planète ronde. ». Pourquoi Nicolas Cavaillès a-t-il cherché des réponses à la question du « saut des baleines » ? Sans doute pour mieux poser celle, tout aussi énigmatique, de l’existence humaine. Allez savoir…

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com  

Nicolas Cavaillès, spécialiste de Cioran, traducteur du roumain, éditeur, écrivain, a obtenu le Prix Goncourt de la nouvelle en 2014 pour Vie de Monsieur Leguat (Les éditions du Sonneur).

Voir http://jplongre.hautetfort.com/tag/nicolas+cavaillès

 

04/12/2015

Explosante-fixe

Roman, francophone, Roumanie, Irina Teodorescu, Gaïa-éditions, Jean-Pierre LongreIrina Teodorescu, Les étrangères, Gaïa, 2015  

Le nouveau roman d’Irina Teodorescu ne laisse pas le lecteur en repos ; c’est tant mieux. De l’image à jamais fixe de la photographie à l’incessant mouvement circulaire de la danse, il doit se frayer son chemin, le lecteur. Et entre les deux formes artistiques, une troisième s’impose, qui fait le lien : la musique, sonore ou silencieuse. En outre, il y a les voyages, les va-et-vient entre Bucarest et Paris, entre la ville étrange et reposante de Kalior (la plus belle, sans doute) et l’Europe – et par-dessus tout, l’amour.

La narration est multiple, en instantanés, en spirales, en arrêts sur image, en bonds, autour des deux protagonistes. Il y a d’abord Joséphine, petite puis jeune fille franco-roumaine, élevée sous la dictature de Ceauşescu mais pouvant circuler, avec ses parents, entre la Roumanie et la France. Amoureuse de sa professeure de violon, puis passionnée de photographie, elle sacrifie ses études et ses diplômes à cette passion qui lui vaut un succès international. Et c’est le grand amour : celui de Nadia, la ronde danseuse, avec qui elle va tout partager (la vie, l’art, les voyages, les confidences), et qui va peu à peu se raconter elle-même, raconter leur existence fusionnelle. « Pendant quatre ans, Joséphine et moi fûmes un seul corps. Comme des amantes siamoises. ». Puis les séparations, les retours, la fuite solitaire vers un ailleurs situé entre veille et rêve, un espace à la fois mouvant et immobile.

Les étrangères (aux autres, à elles-mêmes, au monde) est un roman de l’entre-deux (entre deux pays, entre deux langues, entre deux arts, entre deux femmes, entre réel et imaginaire, entre fusion et séparation…) et de la quête d’un absolu artistique : photographier l’invisible (la musique, l’intérieur des gens), danser sur le silence, fixer le mouvement – comme l’image « explosante-fixe » de la « beauté convulsive » chère à André Breton. C’est aussi, et surtout, le roman d’une écriture ; celle d’une auteure qui a appris la langue française à l’âge de 19 ans, et qui quinze ans plus tard parvient à la maîtriser au point de la rendre malléable, et, tout au long de ces 200 pages, d’adapter son style à celui des protagonistes, de leur âge, de leurs préoccupations, de leur tempérament. Laisser leur liberté d’expression à ses personnages, voilà un bel idéal romanesque.

Jean-Pierre Longre

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http://www.arte.tv/magazine/metropolis/fr/irina-teodoresc...

03/12/2015

Kafka à l’Université

Roman, dessin, autobiographie, Tiphaine Rivière, Seuil, Jean-Pierre LongreTiphaine Rivière, Carnets de thèse, Le Seuil, 2015 

Voulant d’urgence échapper (au moins quelques années) aux turbulences de l’enseignement en collège, Jeanne décide de s’inscrire en thèse. Après l’euphorie des débuts (bien qu’elle n’ait pu obtenir de financement), commence le parcours du combattant universitaire.

Combattant, ou soutier, comme on voudra. Franchie l’étape du dossier d’inscription, entravée par l’inertie dissuasive de la secrétaire ; celle de l’entretien avec le directeur de recherches, aussi charmant que silencieux, laissant passer six mois avant de répondre au moindre mail ; celle des cours à donner, dont la préparation mange tout le temps que l’on croyait réserver à la recherche, et qui finalement se révéleront aussi peu lucratifs qu’inutiles ; celles, successives, de la documentation bibliographique envahissante, de l’établissement d’un plan aussi labyrinthique que changeant, de la rédaction sans cesse repoussée mais à laquelle il faudra bien se mettre un jour… Sans compter l’incompréhension de l’entourage (le petit ami, la famille) qui ne s’explique pas pourquoi Jeanne se lance dans un travail qui ne rapporte rien, qui paraît totalement vain, voire irresponsable, et qui exacerbe son égocentrisme ; pas comme le cousin Alexandre qui, lui, va faire une thèse scientifique, utile au progrès de l’humanité, n’est-ce pas ; mais à quoi peut bien servir un travail sur la parabole de la loi dans Le Procès de Kafka ? Cela dit, lorsque Jeanne parviendra à sa soutenance, l’entourage en question sera aussi fier qu’il aura été sceptique et critique les années précédentes…

Tiphaine Rivière aurait pu écrire un roman autobiographique. Cela nous aurait privés du charme de ses dessins, qui tient au trait à la fois précis et nuancé, au mélange d’apparente candeur et d’ironie vraie, de réalisme et d’onirisme. Vignettes muettes ou dialogues vifs, couleurs contrastées ou teintes pastel, arrière-plans grisâtres ou animés, scènes de la vie quotidienne ou rêves éveillés, tout concourt à plonger le lecteur dans les affres intimes et cycliques de notre héroïne. Tout est bien vu, à l’image de cet édifice monstrueux (kafkaïen) aux coupoles interchangeables et aux murs instables qui représente le plan (de 64 pages) que Jeanne n’en finit pas de déconstruire et de reconstruire. Drôles et réalistes, vivants et oniriques, ces Carnets de thèse permettront à certains de s’y retrouver, à d’autres de se préparer, à tous de pendre plaisir à une histoire à la fois cauchemardesque et pleine d’humour.

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

https://lebureau14delasorbonne.wordpress.com

30/11/2015

Un polar bien renseigné

Roman, policier, francophone, Pascal Marmet, Michalon, Jean-Pierre LongrePascal Marmet, Tiré à quatre épingles, Michalon, 2015

Les ingrédients y sont : un meurtre, suivi (ou précédé) de quelques autres, un policier au tempérament particulier – à la fois solitaire, discret et sensible –, des jeunes gens paumés et sympathiques, des trafiquants, de vrai(e)s méchant(e)s, des secrets venus d’ailleurs, de l’exotisme… Cela donne une bonne intrigue policière : on suit les méandres, les hauts et les bas de l’enquête du commandant Chanel assisté du capitaine Devaux, on s’insinue dans la vie mystérieuse d’une certaine Madame Saint-Germain de Ray, veuve peu nette d’un ex-préfet assassiné il y a quelque temps, on compatit aux errances d’un certain Laurent tout habillé de vert, on assiste aux affaires louches d’un expert en arts primitifs…

Roman policier donc, qui vaut surtout par le suspense entretenu, mais aussi par sa riche documentation: le fameux 36 quai des Orfèvres est décrit comme si nous y étions, et son auteur en connaît visiblement bien le fonctionnement. Autres exemples : les quais de la gare de Lyon, ou le musée des Arts Premiers, que l’on visite avec intérêt. Ainsi de suite.

Pascal Marmet, qui n’en est pas à sa première publication (deux romans aux éditions du Rocher : le Roman du parfum et le Roman du café, respectivement en 2013 et 2014), sait camper des décors, créer des atmosphères où cauchemar et réalité se côtoient volontiers, et tenir le lecteur en haleine.

Jean-Pierre Longre

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12/11/2015

Passeur de littérature

Revue, roman, nouvelle, Suisse, Roumanie, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreJournal Le Persil n° 100, puis 101-102-103, automne 2015  

Marius Daniel Popescu aime la vie quotidienne, il aime les gens qui la traversent et la peuplent, et des moindres gestes, des moindres objets, des moindres mots s’échappent sous sa plume des paysages nouveaux – par la parole, le souvenir, l’imagination. Le banal, chez lui, ne l’est jamais; de l’ordinaire naît l’extraordinaire. S’il est besoin de le prouver encore, le numéro 100 du Persil, « journal qui cultive le goût de la cuisine des mots de chaque jour », le fait à merveille. Des poèmes nouveaux, et deux extraits d’un roman à venir (et attendu), Le Cri du barbeau : l’un puisé dans un épisode de la vie actuelle – petits incidents et conversations paisibles –, l’autre dans les souvenirs des « travaux patriotiques » organisés par le « parti unique » – ramassage obligatoire de pommes de terre par les étudiants, sous la surveillance des professeurs d’université, à l’époque de la dictature en Roumanie.

Revue, roman, nouvelle, Suisse, Roumanie, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreCette centième parution, donc, qui dresse aussi la liste des 99 précédentes, avec tous les détails sur leur sommaire, contient « des textes d’un seul auteur ». Mais le numéro triple qui suit dans la foulée (101-102-103) est, comme la plupart des précédents, laissé à la disposition d’autres auteurs de la Suisse romande (Ivan Farron, Serge Cantero, Bertrand Schmid, Janine Massard, Silvia Härri, Ferenc Rákóczy, Lucas Moreno, Lolvé Tillmans, Dominique Brand, Heike Liedler, Michel Layaz) et de Sanaz Safari, écrivaine iranienne qui, grâce à David André et Marius Daniel Popescu, publie ici ses deux premiers textes écrits en français, « à l’attention d’un lectorat dont elle ignore tout ».

Revue, roman, nouvelle, Suisse, Roumanie, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreRoumanie, Suisse romande, Iran, et tous les espaces que l’écriture laisse entrevoir : Le Persil, « parole et silence », est un généreux passeur de littérature, au plein sens de l’expression.

Jean-Pierre Longre

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28/05/2015

Le roman de Nadia

Roman, francophone, Roumanie, Lola Lafon, Actes Sud, Jean-Pierre Longre

Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014, Babel/Poche, mai 2015

Prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs 2014

 

Montréal, 1976, Jeux olympiques. Une petite Roumaine de 14 ans détraque le panneau électronique d’affichage des résultats : les ordinateurs n’avaient pas prévu que la note 10 puisse être attribuée à une gymnaste – et ce fut pourtant le cas avec Nadia Comaneci… C’est avec ce fameux épisode que naît la légende et que débute le livre, qui n’est cependant ni un éloge dithyrambique, ni un reportage sportif ni un récit biographique. C’est un roman, qui s’appuie certes sur la vie de la protagoniste, jalonnée de fameux épisodes, mais qui, en comblant « les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne », en fait une destinée à la fois hors normes et représentative d’une époque tourmentée.

Un roman vrai, dramatique, vivant, mortel, dont le centre est une petite fille prodige et tenace, imperturbable dans son acharnement à réussir, éduquée à être la meilleure, à incarner la perfection du corps et d’une nation totalitaire où tout n’est qu’apparat et apparence. Car Lola Lafon, qui connaît bien la Roumanie, donne une image précise de la dictature de Ceauşescu, avec la surveillance incessante, les pénuries et les artifices grotesques qui la caractérisaient, mais aussi de la situation actuelle, avec la soumission au libéralisme effréné et les injustices qui en résultent. L’histoire du pays induit celle de « la petite communiste » au visage énigmatique et au corps virtuose, ce corps qui va être comme les autres soumis à l’évolution naturelle jusqu’à devenir comme les autres celui d’une femme : fin du miracle, et fuite vers autre chose ? Que n’aura-t-on dit, écrit, susurré, proclamé sur le passage de Nadia Comaneci à l’Ouest, sur sa vie en Amérique…

Sans fioritures, sans excès rhétoriques ou lyriques, mais avec la vivacité de la parole et de l’échange direct, l’auteure trace le portrait complexe d’un personnage qui malgré les images que l’on en a universellement diffusé garde son mystère et ses contradictions. Visage impassible et corps tout en mouvements. Le roman, en va-et-vient tournoyants, en saltos arrière et avant, en rebondissements inattendus, équilibres précaires ou magiques, circule entre réalité et fiction, entre histoire et mythe, entre points de vue subjectifs et reconstitutions objectives. Ce faisant, il tente de percer les mystères de « la beauté absolue » du mouvement physique, sans occulter la question essentielle et éternelle de la liberté humaine, que ce soit celle d’un peuple ou celle d’un individu : « Je rêvais de liberté, j’arrive aux États-Unis et je me dis : c’est ça la liberté ? Je suis dans un pays libre et je ne suis pas libre ? Mais où, alors, pourrai-je être libre ? ».

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr

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25/04/2015

Les méandres d’une existence

Roman, théâtre, francophone, Joseph Danan, Eva Wellesz, Jacques Jouet, Les éditions du Paquebot, Heyoka jeunesse, actes sud-papiers, Jean-Pierre LongreJoseph Danan, La Vie obscure, lettrines et encres d’Eva Wellesz, Les éditions du Paquebot, 2015 

Soixante et onze chapitres, soixante et onze phrases (annoncées de manière claironnante et oulipienne par les « Septante phrases en guise de préface » de Jacques Jouet – qui a eu l’élégance modeste de laisser la primauté du nombre à Joseph Danan). Soixante et onze phrases, donc, qui pour la plupart font une bonne page, si ce n’est deux : c’est dire combien elles sont sinueuses, rebondies, pleines de recoins et de plis qui laissent entrevoir des détails insoupçonnés, des confidences inattendues, des évocations poétiques. Une seule d’entre elles s’impose en un mouvement irrésistible et lapidaire : « Comme une lame de fond montait la Vie obscure. ».

Quelle est-elle, cette « Vie obscure » dont chaque début de chapitre donne une image sous la forme des lettrines sombres sur fond tacheté de gris d’Eva Wellesz ? Elle est la vie (fondée au moins en partie sur l’expérience personnelle) d’un homme qui, envers et contre tout, se voue à l’écriture : théâtre, poésie, narration, « Journal rêvé » devenant poèmes en prose puis « Nouvelles de l’intérieur ». La quête d’éditeurs et de metteurs en scène, les amours de passage, les désirs de notoriété, le refus des compromissions, l’emploi de bureau à la MATMUT (parce qu’il faut bien vivre), les « idées de voyages », les illusions et désillusions que réserve le monde de la littérature, tout y passe, jusqu’au « livre qui n’existait pas » et qu’il voudrait tant écrire, « lancé à pleine vitesse, le cheveu fou, tapant sur son ordinateur beaucoup plus fort qu’il n’est nécessaire »…

L’essentiel se passe aux confins de l’ironie et aux détours des chapitres-phrases labyrinthiques, dans le dédale de ces proses poétiques dont le cheminement suit les méandres d’une existence dans laquelle le réel est un complexe mélange de vie quotidienne et de rêve (diurne ou nocturne), des méandres qui aboutissent à la ligne droite d’un dénouement brusque et surprenant. Proclamons-le avec Jacques Jouet : « C’est la fin qui est le plus drôle. – C’est la fin qui finit mal. – C’est la fin qui est happy end du point de vue du plaisir de la lecture. – Toujours vivant ? – L’auteur ! l’auteur ! – Longue vie à l’auteur ! »

Jean-Pierre Longre

Roman, théâtre, francophone, Joseph Danan, Eva Wellesz, Jacques Jouet, Les éditions du Paquebot, Heyoka jeunesse, actes sud-papiers, Jean-Pierre LongreEn même temps ou à peu près, Joseph Danan a publié Le théâtre des papas, pièce à trois personnages (Papa, Maman et Bébé), qui rappelle qu’il est d’abord un auteur de théâtre, et qu’il écrit volontiers pour les enfants (ce qui évidemment n’exclut pas les adultes).

Le théâtre des papas, illustrations d’Adèle Garceau, Heyoka Jeunesse, Actes Sud-Papiers, 2015.

 

www.leseditionsdupaquebot.com   

www.actes-sud-junior.fr/collections/heyoka  

03/04/2015

Le « meilleur des mondes » ?

Roman, essai, anglophone, Edward Bellamy, Francis Guévremont, Manuel Cervera-Marzal, Aux forges de Vulcain, Jean-Pierre LongreEdward Bellamy, Un regard en arrière, traduit de l’anglais par Francis Guévremont, préface de Manuel Cervera-Marzal, Aux forges de Vulcain, 2014 

30 mai 1887, Boston : Julian West, 30 ans, riche et très joliment fiancé, s’endort dans la chambre souterraine que, par souci de tranquillité, il s’est fait aménager chez lui. 10 septembre 2000, Boston : le même Julian West est découvert, en un parfait état de conservation, endormi mais toujours vivant, dans la même chambre oubliée à la suite de l’incendie de sa maison. Il se retrouve au sein d’une charmante famille (le père, la mère, la fille), chaleureusement accueillante et respirant le bonheur, comme d’ailleurs le reste de la société bostonienne et américaine.

Rêve merveilleux ou fantastique bond en avant ? La fin du XXème siècle apparaît comme un âge d’or, dans un monde radicalement transformé par un assemblage parfait (trop parfait ?) des divers rouages de la société. Sous la houlette bienveillante du docteur Leete, son hôte, et de sa fille Edith (qui porte étrangement le même prénom que sa fiancée d’autrefois), Julian apprend à connaître avec un étonnement grandissant ce qui fait fonctionner à merveille l’industrie, le commerce, les relations humaines, la condition féminine, le travail, la finance (en tout cas ce qui en tient lieu), la vie intellectuelle et culturelle, les loisirs, la politique, la justice, la religion… Tout y passe, d’une manière systématique, jusqu’aux sentiments et serments amoureux qui viennent couronner cette revue intégrale.

C’est à un voyage complexe dans le temps que nous invite l’auteur : lecteurs de 2015, nous découvrons ce qu’un auteur de la fin du XIXème siècle prévoyait comme un monde parfait à la fin du XXème siècle : une organisation irréprochable au service d’hommes et de femmes coulés dans le moule d’un bonheur uniforme et indéfectible. Une utopie, une uchronie (comme le précise à juste titre Manuel Cervera-Marzal), dont on se doute qu’elle est et restera du domaine de la spéculation. Mais comment ne pas remarquer combien, hormis les progrès techniques et les améliorations du confort quotidien, le fonctionnement de la société n’a pas changé en presque 130 ans ? On en juge aux comparaisons triomphantes faites par le docteur Leete entre les XIXème et XXème siècles. Par exemple : « Votre système subissait des convulsions périodiques, qui s’emparaient aussi bien des sages que des imbéciles, des égorgeurs que de leurs victimes. Je veux parler de ces crises économiques, qui se produisaient tous les cinq ou dix ans ; elles détruisaient les industries de la nation, accablaient les compagnies qui étaient faibles et mutilaient les plus fortes. Après, il fallait traverser de longues périodes de léthargie, qui pouvaient durer plusieurs années ; les capitalistes en profitaient pour regagner les forces qu’ils avaient perdues ; les classes ouvrières crevaient de faim ou se déchaînaient en émeutes. Alors enfin arrivait une brève période de prospérité, suivie d’une nouvelle crise et d’une nouvelle léthargie. Au fur et à mesure que le commerce se développait, les nations devenaient interdépendantes, les crises s’étendaient au globe tout entier… ». Rien de plus actuel que cette condamnation du libéralisme économique et du règne de la finance ; cette première traduction intégrale et cette réédition d’un livre qui en son temps connut un succès comparable à celui de La case de l’oncle Tom sont salutaires.

Voilà donc un « regard en arrière » plein d’enseignements sur l’évolution (plutôt la stagnation) de l’humanité, de même que sur ses aspirations … À ce titre, il relève de l’essai. Mais c’est aussi un beau récit, avec des personnages auxquels on s’attache – même si certains tendent vers une vision manichéiste de l’Histoire. Un beau récit qui réserve des surprises, d’étranges liens entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité.

Jean-Pierre Longre

www.auxforgesdevulcain.fr

19/03/2015

Hollywood, Afrique

Roman, francophone, Marie Darrieussecq, P.O.L., Jean-Pierre Longre

Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, P.O.L., 2013, Folio, 2015

Prix Médicis 2013

Dans le monde à la fois excentrique et fermé du cinéma hollywoodien, Solange, la jeune française de Clèves devenue actrice américaine, et Kouhouesso, second rôle dont la figure est cependant notoire, se rencontrent au cours d’une soirée. Cela aurait pu être « Coup de foudre chez George Clooney » – car c’est bien lors d’une réception chez la star que cela se passe. Cela aurait pu être aussi un drôle de roman à clés (outre Clooney, on y rencontre Matt Damon, Steven Soderbergh, Vincent Cassel et quelques autres), ou encore un roman de mœurs, un roman exotique, un roman psychologique…

roman,francophone,marie darrieussecq,p.o.l.,jean-pierre longreBien sûr, ces lectures sont possibles, mais il y en d’autres, plus prégnantes. On pourrait parler de roman d’atmosphères (au pluriel), de roman parodique aussi, jouant avec les stéréotypes auxquels est confrontée l’héroïne : le cinéma, bien sûr, comme un miroir déformant et onirique ; la passion amoureuse, au premier plan, liée à l’attente – celle de l’homme qu’elle aime, qui n’a pas son pareil pour se faire désirer longuement et pour débarquer au moment inattendu ; le couple mixte (femme blanche, homme noir) et les clichés que, nonobstant l’évolution des mœurs et les apparences progressistes, cette alliance véhicule ; l’Afrique, sa chaleur, ses paysages et ses coutumes – où Kouhouesso va tourner Au cœur des ténèbres  de Joseph Conrad.

Dans un style où perce, entre autres, la « petite musique » de Marguerite Duras (à qui l’auteure a emprunté son titre), Marie Darrieussecq construit un récit très personnel, aux allures à la fois théâtrales et cinématographiques, tragédie en cinq actes ou film en cinq grandes séquences précédées d’un « générique » et complétées par un « bonus » (dix ans après…). Mais la différence entre un film ou une pièce de théâtre et un roman, c’est que celui-ci peut  diversifier les points de vue, accéder directement à l’intériorité des personnages, mettre des mots sur les comportements et les attitudes, approcher par le verbe les mystères de la vie, les rêves des humains, le sens des silences et la poésie du monde. Tout cela, Il faut beaucoup aimer les hommes y parvient dans une prose à la fois retenue et fiévreuse, sensible et sensuelle, pleine d’images et d’échos, une prose qui laisse de belles traces dans la mémoire du lecteur.

Jean-Pierre Longre

 http://www.pol-editeur.com

www.folio-lesite.fr