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16/03/2017

Désespérer, fuir, rêver ?

Roman, francophone, Clotilde Escalle, Les éditions du sonneur, Jean-Pierre LongreClotilde Escalle, Mangés par la terre, Les éditions du sonneur, 2017

Enfermement et délabrement ; désespoir ou résignation : avant même l’ouverture du livre, un regard jeté à l’illustration de couverture annonce l’atmosphère, campe le paysage mental des personnages. « Que peut-on faire dans un patelin où la seule direction à prendre est celle de la salle polyvalente ? Panneau cloué sur un poteau, lettres fines et allongées, en italique, noires sur fond blanc, la petite flèche tout de suite après. Envie de vomir, toute la tristesse du monde – les pourquoi je vis, pourquoi je meurs, pourquoi ces jambes, ces seins, etc. – toute cette tristesse prend forme, là, à la lecture de ce panneau. ». Voilà, dans la tête de Jeanne, qui résume ce paysage.

Elle rêve de partir en Amérique avec son copain Éric, qui fait dans la brocante et ne rechigne pas à la bagatelle. Et il y a les autres. Caroline, odieusement repoussée par sa mère, qui la fait passer pour folle et interner dans un asile où elle devient poupée martyre, brutalisée et aimée par deux frères débiles, Patrick et Robert ; Édouard Puiseux, le notaire engoncé dans son univers étriqué, entre les rivalités familiales qui se succèdent dans son étude, le papier peint de sa chambre et la passion jalouse et sans retour que lui voue sa servante Gabrielle. Destins divers, secrets particuliers qui se révèlent tour à tour mais qui se recoupent par leur nature même et par le croisement des chemins. Le notaire couche sans illusions et sans amour avec Agathe, la mère indigne de Caroline, laquelle partage une amitié rêveuse d’adolescente avec Jeanne. L’univers de Copiteau (le village, dont « on ne peut pas dire grand-chose ») se replie sur lui-même, se love dans l’avachissement glauque de ses habitants « mangés par la terre ».

Ce serait désespérant à mourir, s’il n’y avait les rêves de fuite, et surtout ce qui se crée, ou en tout cas ce qui se loge dans les livres et les cahiers. Le notaire Puiseux lit Chateaubriand au hasard, Paul, le frère des deux brutes de l’asile, « récite des poèmes pour se consoler », Jeanne dessine des villes imaginaires, Caroline soliloque, crie, se souvient en écrivant dans ses cahiers… Et Clotilde Escalle raconte tout cela en se coulant dans les voix de ses personnages, sans concessions, crûment parfois, en une poésie brutale et rageuse, en phrases assénées comme des coups, avec juste ce qu’il faut de recul littéraire pour faire de ce réalisme sordide un sujet de roman captivant, d’une beauté cruelle, et qui, pourquoi pas, ménage sa part de rêve par la force des mots. 

Jean-Pierre Longre

 

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17/02/2017

Les vertiges de la mémoire

Roman, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, La Nostalgie, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2017

Tout commence avec la mémoire, et se poursuit avec le rêve. Le rêve est d’ailleurs le titre sous lequel les cinq textes du livre parurent dans les années 1980, amputés de certains passages par la censure, puis traduits par Hélène Lenz et publiés en France en 1992 chez Climats (édition maintenant épuisée). La Nostalgie est donc un livre au passé déjà chargé, aussi chargé que les histoires qui s’y trament.

Cinq textes autonomes, donc, mais qui entretiennent entre eux des rapports plus ou moins cachés (retours de personnages, de motifs, de mystères, type de style, progressions parallèles…), rapports qui se tissent à mesure que l’on avance sur la toile narrative – le leitmotiv de l’araignée tissant sa toile et étendant ses longues pattes sur le paysage ou les personnages est l’une des marques saisissantes de l’ouvrage.

Le « Prologue » s’ouvre sur les états d’âme d’un vieil écrivain « pleurant de solitude » et attendant la mort en essayant de « réfléchir ». « Voilà pourquoi j’écris encore ces lignes : parce que je dois réfléchir, comme celui qui a été jeté dans un labyrinthe doit chercher une issue, ne serait-ce qu’un trou de souris, dans les parois souillées d’excréments ; c’est la seule raison. ». Et l’« Épilogue » se ferme sur un autre vieillissement, universel celui-là, anéantissement et renaissance se faisant suite. Entre les deux, les cinq nouvelles cheminent parmi souvenirs et imagination, dans un réalisme fantastique qui ne laisse ni l’auteur, ni ses personnages ni le lecteur en repos.

La « nostalgie » est une pathologie psychique liée au regret du passé, certes, mais aussi à celui d’une situation idéale inatteignable. De fait, ici, chaque récit part d’un point du passé, d’un souvenir qui se tourne vers un univers intérieur échappant à l’entendement ordinaire, voire vers un anéantissement de soi au profit d’une apothéose littéraire ; c’est le cas avec « Le Roulettiste », dont le personnage n’arrive pas à mourir. La seconde nouvelle, « Le Mendébile », tient véritablement du souvenir d’enfance, racontant les jeux plus ou moins violents d’une bande de copains à l’arrière cafardeux d’un immeuble bucarestois des années 1970, avec portraits sans concessions et rivalités sans pitié, jusqu’à la souffrance extrême. Avec « Les Gémeaux », qui ménage un suspense narratif et érotique intrigant, nous suivons une progression vers une double métamorphose, un transfert à la fois intime et terrifiant : « Nous nous sommes longtemps regardés, horrifiés, sans nous parler ni nous attirer. Nous étions trop fatigués, trop abasourdis pour réfléchir encore. […] Nos gestes hésitaient, nos mouvements balbutiaient, nos mains rataient ce qu’elles faisaient. Nous nous regardions comme des êtres venus de deux mondes différents, aux bases chimiques, biologiques et psychologiques totalement autres. ». « REM », le récit le plus long, est aussi le plus complexe, même si lui aussi est un récit d’enfance, celui d’une jeune femme qui déroule en une nuit à l’intention de son amant ses souvenirs de « choses qui se sont passées dans les années 1960, 1961, quand j’étais encore une petite fille. ». Jeux d’enfants chez une tante habitant aux limites de la ville, mystères liés à ces trois lettres, « REM » (la « chose » inexplicable, les Réminiscences de phénomènes dont l’étrangeté est liée à la rencontre entre la poésie de l’enfance et le gigantisme de la mémoire, entre la vie innocente et l’annonce de la mort, entre la quotidienneté du réel et l’étrangeté du songe – confrontations qui ne peuvent se résoudre que dans la création, littéraire en l’occurrence, aboutissement de la quête de ce Graal nouvelle version). « Il existe des livres secrets, écrits à la main, consacrés au REM, et il existe des sectes concurrentes qui reconnaissent le REM, mais qui ont des idées on ne peut plus différentes quant à sa signification. Certains soutiennent que le REM serait un appareil infini, un cerveau colossal qui règle et coordonne, selon un certain plan et en vue d’un certain but, tous les rêves des vivants, depuis les rêves inconcevables de l’amibe et du crocus, jusqu’aux rêves des humains. Le rêve serait, selon eux, la véritable réalité, dans laquelle se révèle la volonté de la Divinité cachée dans le REM. D’autres voient dans le REM une sorte de kaléidoscope dans lequel on peut lire tout l’univers, dans tous les détails de chaque instant de son développement, de sa genèse jusqu’à l’apocalypse. ».

Difficile d’en écrire davantage dans un simple compte rendu. Sinon que le dernier texte est comme une signature apocalyptique, celle de « l’architecte » dont l’influence musicale va s’étendre sur la « mentalité humaine » en transformation, sur le monde entier, sur « l’espace interstellaire » et « des constellations entières ». C’est ainsi que l’artiste complet (l’écrivain, comme l’architecte, le musicien ou tout autre) compose son univers vertigineux et le propose au public, qui a le choix de le suivre ou non sur les flots de son écriture et de son imagination. Avec Cărtărescu, difficile de ne pas se laisser embarquer, même si l’on redoute la tempête, les récifs et les courants.

Jean-Pierre Longre

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13/02/2017

Lire, relire... L’amitié, la mort, l’amour

Roman, francophone, Philippe Claudel, Stock, Jean-Pierre LongrePhilippe Claudel, L’arbre du pays Toraja, Stock, 2016, Le livre de poche, 2017

Chez les Toraja, en Indonésie, les dépouilles des défunts sont nichées « à même la roche de certaines falaises sacrées ». Quant à celles des enfants morts au cours de leurs premiers mois, elles sont déposées au creux d’un arbre particulier, qui se referme lentement sur le petit corps. Symbole fort, ouvrant le roman de Philippe Claudel sur son thème majeur, la mort, tout en suggérant le cycle naturel et permanent de la vie, qui inclut l’amour et les perspectives de naissances à venir.

L’histoire est à la fois dramatique et simple. Le narrateur, cinéaste, a pour meilleur ami Eugène, son producteur ; celui-ci lui annonce qu’il est atteint d’un « vilain cancer » qui, après rémissions et rechutes, l’emporte en février 2013. Hymne à l’amitié, le livre est aussi une somme de réflexions, de méditations et d’impressions vagabondes sur l’amour (deux femmes, l’ancienne et la nouvelle, entourent le narrateur comme des garantes aimantes de la mémoire et de l’existence à venir), sur les maladies du corps et de l’esprit, sur les leçons que nous donnent la vie et la disparition d’un être cher, avec les manques qu’elle entraîne : « La mort d’Eugène ne m’a pas seulement privé de mon meilleur et seul ami. Elle m’a aussi ôté toute possibilité de dire, d’exprimer ce qui en moi s’agite et tremble. Elle m’a également fait orphelin d’une parole que j’aimais entendre et qui me nourrissait, qui me donnait, à la façon dont opère un radar, la mesure du monde que, seul désormais, je ne parviens à prendre qu’imparfaitement. ».

roman,francophone,philippe claudel,stock,jean-pierre longreCe vagabondage entraîne aussi le lecteur dans ce qu’il pourrait prendre pour des digressions, mais qui marque des étapes inhérentes au cheminement de la mémoire : de très belles pages sur l’alpinisme, « leçon rugueuse de philosophie », sur la beauté féminine, sur une rencontre inopinée avec Milan Kundera, au fond d’un café sans grâce, une autre avec Michel Piccoli dans un MacDonald's (où l'acteur est sûr de n'être pas reconnu), sur Venise et sur divers autres paysages. Et surtout sur la création : cinématographique, bien sûr, et littéraire, deux formes d’expression artistique que l’on confronte volontiers : « Je me rends compte que j’écris en mêlant des temps, le passé simple, le présent, le passé composé, l’imparfait dont les règles du récit d’ordinaire n’autorisent pas la cohabitation. Lorsque je filme, je ne me pose pas cette question. Je laisse glisser les plans un à un, sans jamais recourir à des retours en arrière pas plus qu’à des bonds en avant. Très tôt le cinéma m’a paru un art tendu vers le devenir. ». N’empêche, le roman ne cesse de rendre compte de cette tension.

On pourrait chercher à savoir si L’arbre du pays Toraja est un roman à clés. Il y en a, certes. Mais les plus importantes résident dans l’écriture qui permet à un créateur de dévoiler (autant que possible) les méandres de l’âme humaine grâce à la fiction qui, « par une sorte de choc en retour, […] travaille le monde. ».

Jean-Pierre Longre

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22/01/2017

Hors-normes et dans l’Histoire

Roman, francophone, Christophe Boltanski, éditions Stock, Jean-Pierre LongreChristophe Boltanski, La cache, éditions Stock, 2015, Folio, 2017

Prix Femina 2015  

Certains romans familiaux n’ont d’intérêt que pour leurs protagonistes et ceux qui les connaissent, comme des albums de photos que l’on se passe de mains en mains. Ce n’est pas le cas de La cache. Certes, l’auteur semble se contenter de relater ce qu’il a appris, entendu, éventuellement vu en personne, au sein d’une famille tout en même temps excentrique et autocentrée. Mais le caractère aussi bien hors-normes qu’historique des personnages et des événements, de même que la structure particulière du récit, donne à celui-ci la dimension universelle que l’on attend d’un roman.

roman,francophone,christophe boltanski,éditions stock,jean-pierre longreTout, ou presque, se passe en un seul lieu : la maison familiale de la rue de Grenelle, déclinée en neuf unités formant neuf chapitres (« cuisine, bureau, salon, escalier, appartement, salle de bain, entre-deux, chambre, grenier »), auxquelles s’ajoutent le seul moyen de sortie, la « voiture » (premier chapitre), et une échappée finale de « cet espace clos, plongé dans le silence, rétif à tout rituel, iconoclaste et anachronique ». Lieux à la fois restreints et ouverts sur les perspectives de l’imaginaire et des événements extérieurs, auxquels il est impossible d’échapper – notamment la guerre de 1940 et l’occupation. Le grand-père Boltanski, médecin réputé, redevient aux yeux des autorités et de l’occupant nazi le Juif originaire d’Odessa qu’il était à sa naissance, malgré sa conversion antérieure (et inattendue) au catholicisme. Doit-il fuir ? Persuadé par son épouse, il reste rue de Grenelle, dans un espace minuscule et hermétique qui devient pour ainsi dire le nombril de la maison et le point de focalisation du récit.

Autour de ce centre spatial et narratif gravitent les personnages, et d’abord cette « Mère-Grand » si particulière, « tout à la fois petite fille, menteuse, aimante, possessive, mère fouettarde, chef rebelle, agitatrice professionnelle », paralysée et pourtant sans cesse en action, et qui ne peut vivre qu’en gardant tout son monde autour d’elle, « en vase clos », jour et nuit : mari, enfants, petit-fils (Christophe lui-même)… Engagée dans le monde mais voulant en préserver les siens (c’est elle, par exemple, qui se charge de leur faire la classe), elle occupe une large part de leur vie et du roman.

Oui, La cache est bien, comme l’indique la présentation, « le roman-vrai des Boltanski » : la vérité sans fard s’y manifeste, mais elle s’y « cache » aussi. Qui pourrait tout savoir des troubles et des richesses d’une telle famille ? Qui pourrait tout savoir du monde énigmatique et effrayant dont elle tente de se préserver et qui les guette sans cesse ?

Jean-Pierre Longre

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17/01/2017

Un regard intense

Roman, francophone, Simon Liberati, Eva Ionesco, éditions Stock, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreSimon Liberati, Eva, éditions Stock, 2015, Le livre de poche, 2016

« J’ai su très vite qu’Eva allait me rendre heureux, c’est-à-dire m’affoler, bouleverser ma vie si complètement, qu’il faudrait tout refaire autrement et dans le désarroi, seul symptôme incontestable de la vérité. ». Eva est-il donc un roman d’amour ? Oui, et au-delà. Le roman d’un amour sur lequel pèse tout le poids du passé sulfureux d’une femme qui a commencé sa « carrière » à l’âge de l’innocence sous l’objectif sans concessions de sa mère photographe, et qui a rapidement soumis son existence à l’alcool, à la drogue, aux amours de passage, à l’érotisme – et d’un passé familial placé pour ainsi dire sous le signe maudit de l’inceste.

Simon Liberati, qui a lui aussi beaucoup vécu, et dont le regard fasciné porté sur Eva est à la fois celui de l’abandon passionné et de la recherche maîtrisée, procède par épisodes disparates reliés entre eux par des liens intimes et objectifs, distinguant l’Eva réelle, en chair et en os, de l’Eva fictive, celle des photos, de l’histoire qu’elle s’est elle-même construite dans le monde de la vie nocturne, et du roman que l’auteur mène d’une plume sophistiquée, sur le mode allusif et esthétisant, mais aussi en s’appuyant sur des documents, des témoignages, ses propres souvenirs et les conversations qu’il a avec celle qui partage sa vie depuis 2013, après qu'ils se sont fugitivement croisés des années auparavant.

Roman, francophone, Simon Liberati, Eva Ionesco, éditions Stock, Le livre de poche, Jean-Pierre LongreEva, biographie, autobiographie, série de variations sur un thème, est bien un roman d’amour, à la fois tendre et cruel, combinant le naturel et les artifices, nourri de sentiment et de réflexion, de sincérité et de références (littéraires, artistiques, mondaines…). C’est surtout un portrait dont la complexité du personnage, ses ambiguïtés, ses contradictions, ses sautes d’humeur, sa soif de liberté, sa « ferveur naïve » n’occultent pas la lucidité et la tendresse. « Son pouvoir d’imagination est d’autant plus ferme qu’il repose sur des souffrances très anciennes. Ses infortunes ont fait qu’elle a beaucoup observé les autres, beaucoup réfléchi et vu beaucoup de films. Comme tous les martyrs et tous les bourreaux, comme Sade, comme Justine, c’est une grande imaginative. Je discernais en même temps dans ces moments d’urgence que son rapport à soi avait une intensité différente, plus détachée ; l’objet qu’elle voyait dans la glace, Eva, était une fiction, elle l’avait été pour d’autres avant de l’être pour elle-même, ce qui n’était pas sans lien avec cette capacité fantastique de s’abstraire dans une autre dimension. ». Cette « autre dimension », faute d’être complètement identifiable, se laisse deviner comme dans un reflet tout au long de ces pages intenses.

Jean-Pierre Longre

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03/01/2017

Solide comme un arbre

Roman, francophone, Venezuela, Miguel Bonnefoy, Rivages, Jean-Pierre LongreMiguel Bonnefoy, Le voyage d’Octavio, Rivages, 2015, Rivages poche, 2016

Prix littéraire de la vocation 2015

L’église Saint-Paul du Limon est née en 1803 d’une sorte de miracle, et la ville s’est mise à grouiller autour. C’est dans cette ville que vit Don Octavio, homme simple et robuste, géant illettré qui cache son ignorance des mots et des lettres sous un silence discret, une sage solitude et une marginalité de révolté.

Le voici (et par la même occasion voici un échantillon du beau style tendu et solide de Miguel Bonnefoy) : « Il était nettement plus grand et plus large que la moyenne. Son corps paraissait taillé à coups de serpe dans un tronc. Son cœur pouvait battre cent ans. Il avait le profil d’un colosse au cou épais, aux cuisses solides, aux épaules puissantes, le torse légèrement renversé en arrière, comme s’il soutenait une charge invisible. Fort, il pouvait mettre un jeune taureau à genoux en le tenant par les cornes. Il n’étouffait pas sous le poids de son ossature. Il semblait plutôt flotter en elle, avec des gestes gracieux et liquides, dans un curieux mélange d’envol et de fermeté. C’était une vitalité arrogante, occupant toute la place, à l’exclusion de tout le reste. À le voir, il représentait un pays entier de mangues et de batailles. ». Portrait prémonitoire…

roman,francophone,venezuela,miguel bonnefoy,rivages,jean-pierre longreOn ne racontera pas ici « Le voyage d’Octavio ». On ne dira pas comment, grâce à l’amour de la belle Venezuela (qui porte significativement le même nom que son pays) il peut apprendre à lire et à écrire ; ni comment il doit fuir la ville et son taudis à cause d’un cambriolage mal venu décidé par Alberto Guerra, le chef de la bande de voleurs dont Octavio fait partie ; ni comment il se met à parcourir son pays, forêts, rivières, villages et villes, dans le dénuement et la magie des rencontres diverses.

Ce périple est un itinéraire à la fois aventureux et symbolique, une odyssée terrienne qui donne l’impression finale d’un retour au point de départ, mais, comme au sommet d’une spirale, à un point de départ naturellement métamorphosé, transcendé. Roman épique et initiatique, Le voyage d’Octavio, dans sa simplicité et sa vigueur, dans ses non-dits et sa profondeur, se lit à différents niveaux. Au-delà de toutes références (prose sud-américaine en langue française, par exemple), cette possibilité de lectures multiples est la marque des grands romans.

Jean-Pierre Longre

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www.fondationvocation.org 

08/12/2016

Histoire d’une famille, Histoire d’un pays

Roman, francophone, Fabrice Humbert, Gallimard, Jean-Pierre LongreFabrice Humbert, Éden utopie, Gallimard, 2015, Folio, 2016  

« Comme il y a une forme de vulgarité à parler de soi, j’essayerai de n’être qu’un personnage parmi les autres. ». Si Fabrice est au centre du livre, ce n’est pas du fait de ce que l’on nomme d’ordinaire « autobiographie », mais plutôt de celui des recherches qu’il mène, et qu’on le voit mener, à partir de la vie des membres de sa famille, pour reconstituer non seulement l’histoire de cette famille sur trois générations, mais aussi l’Histoire de la France sur une période qui va, disons, de l’immédiat après-guerre à nos jours.

À l’origine, il y a deux cousines, Sarah et Madeleine, élevées ensemble. Mariage bourgeois et prometteur pour la première, échec pour la seconde, qui doit se séparer de ses trois enfants pour survivre, avant un second mariage qui lui donnera deux autres enfants, dont Danièle, la mère de l’auteur. Il y a, surtout, la « Frater », œuvre de trois hommes entreprenants, anciens résistants, protestants militants, André Coutris, Daniel Jospin, Emmanuel Rochefort. « Fraternité » donc, réunie dans une bâtisse construite à Clamart des propres mains de ces hommes et de leurs familles, et inaugurée en 1946. Tous les personnages du livre en sont issus plus ou moins directement, héritiers de l’idéalisme bienheureux de cette époque, tous en quête, de diverses manières, de l’utopie édénique ainsi engendrée.

roman,francophone,fabrice humbert,gallimard,jean-pierre longreIssues du groupe et des deux cousines, se côtoient et se séparent deux branches familiales aux destins opposés : comme les Rougon et les Macquart, les riches Coutris et les pauvres Meslé – mais dont l’évolution va être bien différente de celle des personnages de Zola. Côté Meslé, le second mari de Danièle, beau-père de Fabrice, est une figure de l’entrepreneuriat social-démocrate, qui va introduire dans le foyer des personnalités du monde politique, artistique, médiatique. Côté Coutris, les options de la gauche radicale vont mener certains petits-enfants à la marge de groupuscules autonomes et violents comme Action Directe. Les illusions politiques d’Élise, notamment, la mèneront (plutôt injustement) en prison. Paradoxe fréquent à notre époque, les divergences familiales se muent en inversions sociales.

C’est ainsi qu’à travers les cinq épisodes du roman (« Les fondateurs », « Mai 68 », « L’Affaire », « La fortune des Macquart », « La vie etc. ») et grâce aux témoignages et documents que l’auteur recueille comme le fait un historien, c’est bien la chronique d’une époque qui est proposée. Les individus, dans leurs destins romanesques, sont le fidèle reflet, en profondeur et en relief, de la réalité socio-historique, avec des portraits (ceux de célébrités comme Jean-Claude Brialy, Michel Rocard, Lionel Jospin, bien d’autres encore, obscurs ou fameux), des peintures sociales, des épisodes dramatiques, des références littéraires et artistiques, et l’émotion, la nostalgie, les analyses philosophiques et psychologiques… Éden utopie est une fresque sur laquelle se greffent, en vue d’un aboutissement, les confidences et les réflexions du narrateur. « C’était ma quête de l’éden. J’étais à la recherche de cette plénitude exceptionnelle que j’imagine avoir éprouvée autrefois, dans un éden enfantin peut-être mythique, le sentiment merveilleux et immémorial de la présence du monde, mais ces mots trop pompeux échouent à traduire le pays merveilleux, qui est un je-ne-sais-quoi lové en chacun et que les mots ne sauraient restituer. ».

Jean-Pierre Longre

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01/12/2016

Soupçons

Roman, francophone, Édith Masson, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreÉdith Masson, Des carpes et des muets, Les éditions du Sonneur, 2016  

Ça commence vite et fort : en curant un canal, des hommes découvrent un sac en plastique (de ceux que l’épicerie du coin distribue aux clients) rempli d’ossements humains. Branle-bas dans le village (lequel ? Il n’est jamais nommé, mais on va apprendre à le connaître de l’intérieur). Boule, le maire, alerte les autorités, les discussions vont bon train dans le bistrot de Nazaire… Mais si l’on s’attend à une enquête policière en bonne et due forme, on en sera pour ses frais.

Non. Tout est dans l’atmosphère (la chaleur, l’humidité – on étouffe un peu, on tourne en rond comme poissons dans un bocal), dans les non-dits, les rumeurs, les allusions, les silences. Le personnage qui ouvre et ferme le récit, et qui est une sorte de témoin extérieur tout en ayant, on s’en doute, des liens avec le passé du village, porte un nom de fleur qui sonne comme un objet (ou un corps) lancé dans l’eau : Phlox. Au lecteur de déchiffrer les symboles, les messages cryptés, les réflexions et attitudes des hommes et des femmes, parfois étranges et pourtant si humains, qui animent le récit. Et de se plonger dans les mystères des origines : « C’est important, les origines. C’est passionnant aussi, parfois, comme ces énigmes dans les films qu’il faut résoudre. La réponse se trouve quelque part, il faut savoir la chercher. Ce n’est pas toujours celle qu’on s’imagine… Les familles ont leurs petits secrets, n’est-ce pas ? Qui n’en a pas ? ». Les familles, et le reste. Il y a eu autrefois la mort d’Athanase, poussé à l’eau à l’issue d’une soirée particulièrement agitée. Il y a eu cet Allemand, Heinrich, resté sur place après la guerre. D’autres choses encore, que l’on raconte sans en avoir l’air, que l’on ne raconte pas en feignant de le faire, ou que l’on ressasse indéfiniment – au café, dans la rue, chez l’un ou l’autre…

Le maire, qui a été témoin de faits importants dans son enfance, tente de donner cohérence à tout cela – et l’éclairage des lampadaires pendant toute une nuit est comme un signe concret de ses recherches. « Il faut que les choses aient un sens, n’importe lequel. Qu’il y ait une histoire autour de ces os, de toi, Prisque, de chacun de nous, et qu’elle tienne debout. Qu’elle ait un début, une fin. Qu’on la croie vraie. Qu’au besoin on la fabrique. ». Et puis : « Tout à coup on te regarde autrement. Pourquoi ? Sans que tu saches comment, une histoire a poussé autour de toi. On te regarde comme ça et, peu à peu, si tu n’es pas assez fort, tu seras réellement ce raté, ce héros, ce sale caractère, ce malhonnête, ce personnage qu’ils auront inventé. ». Une histoire, des histoires qui se développent, et nous voilà en plein dans le roman, ou dans les romans qui se soupçonnent. Des personnages s’agitent, se cachent, s’exhibent, se regardent en silence, se parlent à mots couverts, et le récit s’épaissit au fur et à mesure. Les lecteurs, eux, investissent la fiction, s’investissent dans l’atmosphère du lieu, se construisent leurs fictions ; ils deviennent eux-mêmes carpes et muets, pris dans le filet de la narration et plongés dans leur propre imagination, par l’entremise de celle de l’auteure.

Jean-Pierre Longre

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08/11/2016

La route, les mots

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Icare au labyrinthe, Les éditions du Sonneur, 2016  

« Tu prends la route, là, n’importe laquelle, tu débouches sur des mots. Tu peux bien sûr baliser ton itinéraire, savoir où tu vas. Mais tu peux aussi te laisser guider par le hasard, te fier à la rencontre. L’amour, les blagues, l’art : joindre, poser l’insolite, tracer du neuf dans le vieux, créer de nouveaux sens. ». Nous sommes là au cœur du livre, au centre d’un itinéraire qui, entre Le Puy et Paris, se trace dans le sillage d’un drôle de couple : lui, poète vieillissant, revenu de beaucoup de choses mais pas de l’art et de l’écriture ; elle, jeune fille de vingt ans à la langue bien pendue et au verbe déluré, Zazie du XXIème siècle issue de l'immatérialité des réseaux sociaux.

Chaque chapitre nous mène sur des territoires qui, apparemment, n’ont rien de romanesque en soi (Le Puy, Vichy, Montmorillon, Tours), avec des incursions dans le passé récent du côté de Paris et Saint-Ouen (où, finalement, tout se rejoindra et tout se dénouera). Rien de romanesque, mais Lionel-Édouard Martin (Liolio pour les intimes, au moins pour la petite Palombine) a l’art, avec une verve non vergogneuse, de faire roman des plus petits événements, des moindres situations : un repas de restaurant provincial, le cours d’une rivière, un bon crû de derrière les fagots, un souvenir d’enfance, un paysage paisiblement rural, le vide d’une ruelle… Et, périodiquement, un morceau de bravoure, une page d’épopée ou de lyrisme grandiose : l’éclatement d’un orage (« la bruyante déferlante, les fracas d’orange et de zébrures, le jour éphémère, convulsif, le battement spasmodique du noir et du safran, la cravache des bourrasques, la pluie en vrac, diluvienne, sur le monde. ») ; ou encore l’apparition de deux volets d’un triptyque de Mantegna (« un raccourci de l’angoisse déboulant sur le triomphe ») où s’est glissé un lapin, « Le lapin », roux comme le Christ dont pour le narrateur il est le symbole (tiens, l’ami versaillais amateur de littérature se nomme Portechrist – tout un programme, et pourquoi pas un fil (d’Ariane) conducteur).

Icare sortira-t-il de son dédale de routes secondaires ? Se brûlera-t-il les ailes au feu des illusions ? Se fera-t-il dévorer par un Minotaure d’aujourd’hui ? Palombine, sa virtuelle compagne de voyage, le rappelle à la réalité avec sa verdeur naturelle. Le dernier morceau de bravoure est la description savoureusement satirique d’une petite foule de parasites snobinards feignant de s’intéresser à l’art, à la musique, à la poésie, et devant qui le narrateur s’aventure à lire sa poésie, avec un succès qu’on laissera au lecteur le soin d’interpréter – de même qu’il interprétera aussi lui-même le tout dernier épisode d’un roman plein de saveurs et de réminiscences (en témoigne la liste des écrivains et artistes déroulée en annexe), d’un roman plein de tendresse et de passion, d’humour et de fureur, et dans lequel, surtout, les mots règnent en maîtres.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com

https://lionel-edouard-martin.net

02/11/2016

« D’ombre et de fantaisie »

Roman, francophone, Suisse, Jacques-Pierre Amée, Infolio, Jean-Pierre LongreJacques-Pierre Amée, Comme homme, Infolio, 2016  

Jacques-Pierre Amée est un artiste. Son site Internet le prouve, qui donne à voir ses « Lipographies », inspirées par le « Nuage ôté » (le « Blur » du lac d’Yverdon que les riverains ont décidé de supprimer après l’exposition de 2002) et par les « Palafittes », ces constructions sur pilotis dans lesquelles vivaient jadis des pêcheurs. Jacques-Pierre Amée est un artiste. Son dernier roman le prouve, qui donne à lire de brefs tableaux colorés ou sombres, qui comme un peintre hollandais s’attache aux petits détails dont l’addition suggère une vision d’ensemble tantôt floue tantôt évidente, en jeux d’ombres et de lumières, et qui laisse entendre qu’une pièce de théâtre intitulée Comme homme se prépare, où les chansons, la danse, les numéros de clown seront de la partie.

Comme homme, pièce en préparation donc, est d’abord un roman racontant en un va-et-vient de séquences diverses l’histoire de Zo et Zach, qui se retrouvent chaque fin de semaine dans le chalet (ou cabane) de celui-ci, situé sur la pente d’une montagne, vraisemblablement en Suisse. Dans leurs esprits et leurs discussions, il y a le passé : Jeff, mort maintenant, qui a laissé son chalet à Zach ; Haïti, où Zo vivait lorsqu’elle était enfant et où elle a perdu sa main droite, Haïti où est morte la petite Fanette, peu après le grand tremblement de terre. Et il y a le présent : l’amour mutuel de deux êtres à la fois ancrés dans la pérennité et implantés dans la modernité; Noémie qui, ailleurs, au bord du Saint-Laurent, monte sa « pièce d’ombre et de poésie »… Bref. On ne va pas résumer ce qui est suggéré par bribes poétiques, sonores, entrecoupées de digressions ouvertes sur des horizons inattendus, éparpillés.

Ce roman, tout compte fait, est une sorte de long poème en sept chants dont l’unité est assurée par des éléments de la nature : plumes, racines, fruits, feuilles, fleurs, lune, cendres, pierre, sable… Un long poème ponctué par des chansons (Zach en a composé d’innombrables) ou des expressions aux harmoniques pleines d’écho (du genre « Poisson d’audace », « Les voix des titans déchirent l’univers », « Ensemble, joyeux et ivres, au-delà du vrai et du faux »). Un long poème dans lequel, comme il se doit, le langage est primordial, avec des jeux verbaux dont s’amuse Zach, évoquant par exemple pour Zo les Langues O (« Langues Zo ») où il a failli s’inscrire et qui sont maintenant situées dans une « ZAC »… Un long poème dans le « désordre soigneux » duquel ce qui passe par les mots est, au-delà de l’ombre et de la fantaisie et par-dessus tout, l’universelle chaleur humaine.

Jean-Pierre Longre

www.infolio.ch  

www.comme-homme.com

27/10/2016

Comment s’en sortir ?

Roman, francophone, Christian Oster, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreChristian Oster, Le cœur du problème, Éditions de l’Olivier, 2015, Points, 2016  

Avec Christian Oster, on n’est jamais au bout de sa surprise. Dans ce roman (comme dans d’autres, rappelons-le), l’événement déconcertant intervient dès le départ : Simon, le narrateur, rentrant chez lui un soir, trouve dans son salon le cadavre d’un homme, visiblement tombé de la mezzanine dont la balustrade, déjà branlante auparavant, a cédé. Diane, sa compagne, qui prenait son bain, et dont l’inconnu était vraisemblablement l’amant, le quitte dans la foulée, le laissant se « débrouiller » avec l’encombrant colis. Que va-t-il en faire ? Après maintes tergiversations et divers transports dans le coffre de sa voiture, il décide de l’enterrer dans le potager, sous les plants de tomates.

D’autres, à partir de cette situation à suspense, auraient bâti un polar, voire un thriller, avec enquête à rebondissements multiples. On a bien affaire à un roman noir, mais le noir n’est pas celui des péripéties ; plutôt celui qui habite et ronge le personnage de l’intérieur, avec ses hésitations, ses doutes, sa solitude. Un personnage qui s’enfonce comme malgré lui, mais aussi avec une sorte de délectation, dans les difficultés, ne trouvant pas de porte de sortie. « J’ai eu pitié de moi, plus ça allait moins je trouvais de solution satisfaisante ». Ce genre de lucidité paraît commander son comportement. Fait marquant et significatif : la principale rencontre qu’il fait est celle d’un policier à la retraite, avec qui il va jouer au tennis, partir pour un improbable séjour chez la belle-sœur de son nouvel ami, y faire d’autres rencontres – toujours avec en lui le souvenir et le poids du cadavre qu’il a enterré.

Roman, francophone, Christian Oster, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre Longre« Le cœur du problème » réside au premier degré dans ce cadavre non identifié. Mais il concerne surtout Simon, qui se tend des pièges à lui-même tout en les considérant avec une certaine distance. Saisi d’une culpabilité qui ne devait pas le concerner, il semble vouloir se laisser deviner. « Tout est normal. C’est-à-dire rien. En même temps, ça n’a pas tellement d’importance. J’ignore si je ressens quoi que ce soit, en fait. Quand j’arrive chez moi, c’est pareil. ». Et l’amour qu’il éprouve toujours malgré tout pour Diane n’est pas pour rien dans cette sorte d’indifférence à soi. L’auto-analyse est circonstanciée, dans une recherche incessante, et le style de Christian Oster colle à cette recherche, suit dans le détail les méandres de la pensée. Avec cela, l’important est suggéré, la narration se développe avec ses vides, ses non-dits. Au lecteur, sous le choc et sous le charme, de prendre en charge les angoisses de Simon.

Jean-Pierre Longre

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www.lecerclepoints.com

Rappel: Mon grand appartement. Lire ICI

28/09/2016

Une vie simple et dense

Marie-Hélène Lafon, Joseph, Buchet-Chastel, 2014, Folio, 2016. 

Roman, francophone, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, Folio, Jean-Pierre Longre« Quand on rentre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle vous remet les idées à l’endroit, on est à sa place. Joseph avait toujours retrouvé ça dans sa vie, même aux pires moments. Il avait surtout aimé s’occuper des veaux qui grandissaient tous dans les fermes avant la mode de les vendre à trois semaines pour l’engraissement en Italie ou ailleurs ». Voilà des phrases comme seule Marie-Hélène Lafon sait en écrire, et voilà un personnage comme elle seule sait en créer d’après nature, entre passé et présent, du dehors et du dedans, surtout du dedans.

Ouvrier agricole, Joseph n’a donc pas son pareil pour s’occuper des animaux, et ses employeurs lui en savent gré. Il remplit sa solitude d’observations et de souvenirs, sans compliquer les choses, sans non plus se dévoiler. Il y a eu les parents, le frère jumeau Michel qui est parti ailleurs tenir un commerce avec sa femme et que la mère a rejoint, ne donnant à Joseph que quelques nouvelles épisodiques. Il y a eu Sylvie, rencontrée « au bal à Condat », avec qui il aura partagé un bout de vie et qui est finalement partie avec un représentant « du côté de Vichy ». Il y a eu le grand trou de plusieurs années, l’alcool, les cures successives qui l’ont mené là où il est maintenant, dans le sérieux de son travail et le profond de ses pensées.

Roman, francophone, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, Folio, Jean-Pierre LongreJoseph est, si l’on veut, « un cœur simple » à la Flaubert, mais avec sa personnalité, sa vie intérieure, et les chiffres : il n’a pas son pareil pour compter, calculer, rappeler les dates du passé. Ce passé qui le tarabuste, dont certains événements le hantent et forgent les secrets de son destin. « Vie minuscule » d’un anti-héros, Joseph, qu’il ne faut prendre ni pour un roman du terroir, ni pour un témoignage régionaliste, ni pour une évocation bucolique, est l’émouvant et beau récit d’une existence particulière qui se construit entre deux mondes, l’ancien et le moderne, et se nourrit de peines, de joies et de mystères.

Jean-Pierre Longre

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18/08/2016

Une interminable chute

Roman, francophone, Haïti, Lyonel Trouillot, Actes sud, Babel, Jean-Pierre LongreLyonel Trouillot, Parabole du failli, Actes sud, 2013, Babel, 2016  

Jacques Pedro Lavelanette, dit simplement Pedro, comédien exigeant et marginal, « doué et tourmenté », s’est jeté du douzième étage d’un immeuble alors qu’il se trouvait en tournée en Europe. Issu d’une famille relativement aisée de la société haïtienne, mais ayant choisi la vie miséreuse du petit peuple du quartier Saint-Antoine, spécialiste des « mots des autres », il disait des poèmes aussi bien aux coins des rues que dans les salons mondains, ne manquant pas à l’occasion d’y laisser éclater sa colère de révolté.

C’est donc là, dans ce quartier plein de pauvreté et de chaleur humaine, qu’il partageait la chambre (le « bateau ivre ») de « l’Estropié », professeur de maths exploité, spécialiste des calculs les plus inattendus, et du narrateur, journaliste attaché à la rubrique nécrologique. Leur amitié sans concessions, aux non-dits éloquents, faisait leur force, mais il faut croire que Pedro cachait profondément ses faiblesses sous ses incartades, sous les textes qu’il extirpait des œuvres d’Éluard, de Rimbaud, de Baudelaire, d’Hugo, de Musset, de Verlaine, de Villon et sous les pages poétiques qu’il écrivait en secret et qu’il avait intitulées, comme pour annoncer sa chute, « Parabole du failli ».

Le roman de Lyonel Trouillot n’est pas une simple biographie plus ou moins imaginaire, plus ou moins réaliste. C’est un monde grouillant de personnages – le trio d’amis, certes, mais aussi les enfants de la rue, les camarades artistes ou pseudo artistes, une certaine Madame Armand, prêteuse sur gages et donneuse sans gages, dont la présence s’imposera peu à peu. Tous ont leur histoire, ici racontée ou esquissée, tous composent ce genre humain auquel l’auteur ne manque pas de dire son affection, mais dont il ne se prive pas non plus de faire la satire dès qu’elle est méritée.

Non, ce n’est pas un simple roman. C’est, le temps d’une interminable chute depuis un douzième étage européen, « une virulente adresse au disparu » (comme l’annonce la quatrième de couverture), un long poème en prose et en forme épistolaire, une foisonnante recréation de la réalité individuelle et collective, une tentative désespérée pour forcer le silence du langage, dans le style rebondissant et inimitable que Lyonel Trouillot, mine de rien, définit sous la plume de son journaliste de narrateur : « J’ai parfois envie de laisser courir les mots, d’écrire comme tu parlais, comme les voix de la colère, de suivre le flux des cris qui ne s’arrêtent qu’à épuisement de la voix. À d’autres moments, me vient le rythme calme des paysages dans lesquels chaque chose occupe la place qui convient, attend son tour sans impatience. Le désespoir se moque des normes académiques. Il dérange l’ordre de la phrase et s’oppose aux grammaires progressives. ». L’essentiel est là, même si l’on ressent le besoin d’en dire toujours davantage.

Jean-Pierre Longre

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12/08/2016

« Un beau conte d’amour et de mort »

Roman, Histoire, francophone, Jean Teulé, Julliard, Jean-Pierre LongreJean Teulé, Héloïse, ouille !, Julliard, 2015, Pocket 2016

Tout le monde connaît, au moins dans ses grandes lignes, l’histoire tant chantée d’Héloïse et Abélard : l’amour fou né entre le maître (l’un des plus fameux philosophes de son époque) et sa jeune élève, nièce et filleule du jaloux chanoine Fulbert. Et les conséquences : mariage secret, naissance d’un enfant, fuite, castration de l’un, enfermement au couvent de l’autre, honte, errances, et aussi correspondance amoureuse, spirituelle et intellectuelle… Tout cela fera finalement l’admiration de beaucoup, tel l’abbé de Cluny : « Je connais votre histoire. Elle fait de vous deux des héros et des saints. ».

Les détails de cette aventure devenue légende, Jean Teulé s’en empare à sa manière, celle qui lui a valu le succès de romans historiques tels que Le Montespan ou Charly 9. Sa manière ? Respect des péripéties biographiques et des événements vérifiés, liberté absolue du ton et du style, dans les dialogues comme dans la narration et les descriptions. En l’occurrence, le Moyen Âge en langue (verte) d’aujourd’hui. Comme dans les romans précédents, le procédé, un peu systématique, court le risque de l’abus. Voilà le prix de l’Histoire prise à la hussarde, et de son renouvellement.

roman,histoire,francophone,jean teulé,julliard,jean-pierre longreLangue verte, donc. L’auteur décrit sans vergogne, avec délices même, les ébats des deux amants (faits avérés : ils succombèrent volontiers, sans vergogne eux-mêmes, à une sensualité débridée) : à toutes occasions, à toute heure, dans toutes les positions, avec accompagnement d’un vocabulaire adéquat. On sent que le plaisir d’Héloïse et Abélard rejaillit (pour ainsi dire) sur l’auteur, et qu’il prend lui-même plaisir à le partager. Mais lorsqu’il s’agit, pour nos deux tourtereaux, de fuir la débauche et l’opprobre, de devenir des saints, le partage se fait aussi, par la voie épistolaire et par la voix des témoins. On entre dans le secret des personnages, et ce n’est pas sans émotion que l’on suit leur destinée. Oui, « un beau conte d’amour et de mort ».

Jean-Pierre Longre

www.julliard.fr   

22/07/2016

Symphonie du Mal

Roman, catalan, Jaume Cabré, Edmond Raillard, Actes Sud, Jean-Pierre LongreJaume Cabré, Confiteor, traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2014, Babel, 2016

« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable ». La première phrase de cet impressionnant roman est à la fois énigme liminaire et, si l’on y revient après coup, paradoxe éclairant. Le récit foisonne de personnages de toutes sortes, de tous horizons, de toutes époques, et pourtant Adrià Ardèvol, protagoniste et narrateur, prend conscience qu’il est désespérément seul, sans Dieu (auquel il ne croit pas), sans famille (ses parents, qui ne l’ont pas aimé, voulaient faire de lui un singe savant – musicien virtuose ou linguiste surdoué).

Dans la longue lettre en forme de confession adressée à Sara, son unique grand amour, par l’entremise de Bernat, son seul grand ami, Adrià explore cette si humaine solitude et les inhumaines turpitudes de ses semblables, remuant les vases nauséabondes de l’histoire individuelle et de l’Histoire collective. En effet, en suivant le double fil conducteur de sa quête personnelle et des tribulations d’un violon précieux (un « Storioni »), la narration transporte le lecteur de la Catalogne actuelle à celle de la fin du Moyen Âge, de Crémone à l’époque des grands luthiers (XVIIe-XVIIe siècles) à Rome pendant la guerre de 14-18, de la Flandre à Tübingen, de l’Europe à l’Arabie… Rien n’est dû au hasard : le questionnement central, c’est celui qui porte sur le point de convergence de toutes les hontes, l’exemple type du mal absolu : Auschwitz-Birkenau. Comment se fait-il que des hommes (Grands Inquisiteurs, bourreaux SS, médecins poursuivant jusqu’au bout des expériences sur des enfants, hommes acharnés à la lapidation…) s’adonnent au Mal sans scrupules, que d’autres le subissent sans secours – sans même celui d’une puissance et d’une commisération divines ?

Les 770 pages des Mémoires d’Adrià posent sans répit cette question, qui hante aussi les recherches de l’érudit qu’il est devenu. Pas de réponse, mais quelques découvertes. Parmi celles-ci, la malhonnêteté de son père et de quelques autres (sur fond de spoliations nazies), l’existence et les difficultés de l’amour, les joies de la connaissance et de l’art, la bonté de certaines âmes, les trahisons de quelques autres, le poids des responsabilités personnelles et familiales, jusqu’au sentiment de culpabilité… Et pour le lecteur, les mêmes découvertes, à travers une prose brillante, surprenante, vibrante, musicale, une prose qui superpose allègrement, dramatiquement, et aussi, parfois, avec humour, dans la même page, le même paragraphe, voire la même phrase, le « je » et le « il », les personnages multiples et les époques différentes. La composition, abolissant toute transition, toute limite architecturale, faisant sonner ensemble les êtres, les siècles, les lieux, transforme la narration en une symphonie dont les échos résonnent et résonneront encore longtemps, avant que s’efface le souvenir de tout, comme chez Adrià. « Après tant de jours intenses, voici venir le temps du repos ».

Jean-Pierre Longre

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28/06/2016

Énigmes et secrets d’un carnet d’adresses

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire: Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, Folio, février 2016

Jean Daragane, écrivain vieillissant et solitaire, est un jour bizarrement contacté par un certain Ottolini à propos d’un mystérieux Guy Torstel, dont le nom figure dans le carnet d’adresses naguère perdu par l’écrivain lors d’un voyage en train. « Comme une piqûre d’insecte », ce coup de téléphone va déclencher les mécanismes de souvenirs revenant par bribes, au cours d’une enquête que Daragane va mener pour ainsi dire malgré lui, poussé par l’insistance d’Ottolini, de quelques autres personnages et circonstances qui le pressent de toutes parts – dont la lointaine parution de son premier roman, Le Noir de l’été, qu’il a oublié et qu’il n’a pas envie de relire. À partir de là, son occupation principale consistera à « remonter le cours du temps » sur les traces de ce Torstel, mais aussi des personnages louches qu’il fréquentait, et que lui-même avait sans doute connus enfant – surtout cette Annie Astrand qui l’hébergeait, qui s’occupait de lui comme une mère de substitution, qui l’avait un jour emmené dans le midi, et dont le bruit court qu’elle a fait de la prison.

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longrePour que tu ne te perdes pas dans le quartier, dont la narration se construit sur l’avalanche instable des noms propres et le glissement cahoteux des tranches de souvenirs, n’est pas le récit d’une simple enquête littéraire ou pseudo-policière, mais le roman d’une quête personnelle, avec mise en abîme narrative : Patrick Modiano, écrivain, met en scène le personnage de Jean Daragane, écrivain, qui tente de retrouver quelques épisodes d’une enfance tourmentée, ballottée entre Saint-Leu-la-Forêt et divers logements parisiens. À quoi se raccrocher dans ce magma ? Les souvenirs sont fluctuants, les silhouettes fuyantes, les documents tronqués et désordonnées, et, comme par un désir de rupture avec tout cela, Le Noir de l’été, ce premier roman qui malgré son titre aurait pu éclairer le passé, avait été amputé par son auteur de ses deux premiers chapitres, « Retour à Saint-Leu-la-Forêt » et « Place Blanche ». « Et pourtant, les seuls souvenirs qu’il gardait de ce premier roman, c’étaient les deux chapitres supprimés qui avaient servi de pilotis à tout le reste, ou plutôt d’échafaudages que l’on enlève, une fois le livre terminé. ». Au cœur du roman, les mystères de la mémoire et et le travail de l’écrivain sont intimement liés.

Parmi les incertitudes et les peurs, quelques points d’ancrage fixes et rassurants, tel le papier plié en quatre que lorsqu’il était enfant Annie lui laissait avec l’adresse de l’appartement accompagnée de la petite phrase « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier »,  tel aussi l’arbre vu par la fenêtre du bureau : « Il jeta un regard au charme dont le feuillage était immobile, et cela le rassura. Cet arbre était une sentinelle, la seule personne qui veillât sur lui. ». Importants, ces points d’ancrage, pour ne pas se perdre complètement au cours de cette navigation à vue d’îlot en îlot qui, parfois, se dérobent lorsqu’on s’en approche (même les noms de famille peuvent être changeants). L’écriture est alors le fil à la fois souple et solide qui relie les lieux de mémoire les uns aux autres – cafés, carrefours, voitures, maisons, chambres –, cette écriture fluide et limpide qui seule demeure une fois qu’on a tout oublié.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

11/06/2016

« Un monde sans âme »

Roman, francophone, Nancy Huston, Actes Sud, Leméac, Jean-Pierre LongreNancy Huston, Le club des miracles relatifs, Actes Sud/Leméac, 2016  

Varian, né sur le tard dans une famille modeste et affectueuse, est un garçon surdoué, avec tout ce que cela entraîne de bonheurs et de malheurs : mémoire hors du commun, résultats scolaires brillants, vie intérieure foisonnante, faiblesse physique, élocution hésitante, comportement étrange et ambigu… Objet d’un amour exclusif de la part de sa mère et de déconvenues progressives pour son père, il devient le souffre-douleur de ses camarades et se réfugie dans la solitude.

Diplôme en poche, il part à la recherche de son père qui, pêcheur au chômage, a dû trouver du travail dans une contrée où l’unique activité est l’extraction de l’ambroisie (produit de la terre dont on comprend qu’il représente le pétrole), et où les hommes deviennent esclaves d’une société cauchemardesque, qui a quelque chose à voir avec celle du 1984 de George Orwell ou du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Varian trouve une place d’infirmier à Terrebrute, et avec deux amis crée le « club des miracles relatifs », micro-association écologiste et contestataire qui, évidemment, fait l’objet d’une répression brutale de la part des autorités d’un lieu qui porte bien son nom. Le monde dévorant de l’industrie sauvage n’a aucune hésitation devant ces combattants lucides et dérisoires de la Nature et de la Culture, ni d’ailleurs devant toutes les victimes qu’il plonge dans le dénuement, dans les cachots de « BigMax » ou carrément dans la disparition.

Le club des miracles relatifs a toutes les caractéristiques du roman d’anticipation : lieux imaginaires mais dans lesquels on reconnaît des régions réelles, comportements poussés à leur paroxysme, société implacable rejetant comme inutile tout ce qui relève de l’humain, surveillance incessante des travailleurs, cruauté de la répression… C’est par tout cela un roman engagé, voire militant, mais qui ne relève pas du manichéisme politique. Le personnage de Varian est complexe, et sa richesse psychologique est au centre du récit. C’est par le prisme de sa vie familiale, sociale, intérieure, par l’intermédiaire de ses raisonnements, de ses obsessions et de son langage particulier que nous réagissons à l’enfer qui l’environne, le ronge jusqu’à l’engloutir, comme beaucoup d’autres. Reste cependant une lueur, et l’écriture de Nancy Huston est là pour l’attester : la lueur de la poésie, poésie du récit et de sa construction, poésie que Leysa, l’amie de l’infirmerie d’AbsoBrut, lisait à Varian, et qui le rendait « un peu moins seul ». Le miracle poétique est « relatif », certes, mais il reste un motif d’espoir.

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr  

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10/05/2016

« Qui me réveillera ? »

Roman, autobiographie, Roumanie, Max Blecher, Elena Guritanu, Claro, Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, Jean-Pierre LongreMax Blecher, Aventures dans l’irréalité immédiate, suivi de Cœurs cicatrisés,  traduit du roumain par Elena Guritanu, préface de Claro, postface de Hugo Pradelle, Éditions de l’Ogre, 2015  

« L’impression générale et essentielle de théâtralité devenait une véritable terreur dès que je pénétrais dans un cabinet de curiosités exposant des figures de cire. À mon effroi se mêlaient une vague ondulation de plaisir et la sensation étrange, que nous éprouvons tous parfois, d’avoir déjà vécu la même chose, dans le même décor. Si jamais naissait en moi le sentiment d’un but existentiel et si cette ébauche était véritablement liée à quelque chose de profond, d’essentiel et d’irrémédiable, alors mon corps devrait se transformer en une statue de cire dans un musée et ma vie en une contemplation sans fin de ses vitrines. ». Telle est la prose d’un écrivain encore trop méconnu, né dans le nord de la Roumanie, mort en 1938 à l’âge de 29 ans après avoir vécu pendant 10 ans atteint par le « mal de Pott », tuberculose osseuse qui l’obligea à interrompre ses études de médecine à Paris et à passer son existence dans divers sanatoriums.

Trop méconnu, et pourtant plusieurs fois traduit en français (par Mariana Şora, Georgeta Horodinca, Hélène Fleury, Gabrielle Danoux…). Ce volume, qui réunit deux ouvrages différents traduits par Elena Guritanu, témoigne d’une écriture à la fois introspective et expressive, qui met en relation étroite le rêve et la réalité, l’hallucination et la sensation. Aventures dans l’irréalité immédiate est l’exploration d’une âme en proie à la perception d’un monde à la fois étrange et familier, défiguré par la douleur et recomposé par la poésie des mots et des phrases, une âme qui, comme une spectatrice de théâtre, est à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, observatrice et observée. Ce premier récit, en va-et-vient et en circonvolutions, est un pathétique et admirable appel à la survie, malgré tous les obstacles : « Je me débats, je crie, je m’agite. Qui me réveillera ? ».

Cœurs cicatrisés, de facture plus narrative, est le récit du séjour d’Emanuel (le double de l’auteur) dans un sanatorium de Berck. La maladie y est certes omniprésente, pensionnaires enserrés dans leur corset de plâtre, couchés nuit et jour, transportés en calèche, souffrant de mille maux – mais pensionnaires vivants. Emanuel, comme les autres, participe à des fêtes clandestines et alcoolisées, noue des amitiés solides, connaît des aventures amoureuses, fait de longues promenades dans les dunes ; il recherche aussi la solitude, découvre les Chants de Maldoror, rêve, voit disparaître certains de ses compagnons, jusqu’à son propre départ vers une autre destination, un autre sanatorium, d’autres espérances. Sous la linéarité du récit, se tissent les aventures intérieures, ainsi qu’une sorte de commentaire voilé, fruit d’une observation de soi et des autres qui n’exclut ni l’humour (noir ou morbide) ni la satire (discrète) ni bien sûr l’introspection.

Ainsi saisit-on le bien-fondé de cette double publication : sous deux formes différentes, Max Blecher est un écrivain de la relation intime que l’individu entretient avec lui-même et avec ce qui l’entoure, entre imaginaire et réel transfigurés.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelogre.fr

21/04/2016

Ukraine-Méditerranée

Roman, Histoire, francophone, Ukraine, Marie-France Clerc, Jean-Pierre LongreMarie-France Clerc, Cinq zinnias pour mon inconnu, édité par l’auteure, 2016

Zinovij Jamkowij et sa jeune épouse Maroussia, fuyant dans les années 1920 leur Ukraine natale en proie à la mainmise meurtrière de la Russie soviétique, se réfugièrent en France, à Lunéville. Près de cent ans plus tard, leur petite-fille, Natalie, devenue elle-même grand-mère, se remémore les épisodes enfantins qu’elle vécut dans la « khata » française de ses grands-parents. Et elle fait bien plus que raviver ses souvenirs : elle cherche ses racines grâce à Internet et avec l’aide efficace d’une correspondante ayant accès aux archives de Vinnytsia, alors que là-bas, au même moment, la Russie d’aujourd’hui tente de mettre à mal l’indépendance et les aspirations européennes de l’Ukraine.

Nous sommes en août 2014. En vacances dans une maison du midi de la France, près de la mer, Natalie alterne dans un saisissant contraste les plages de joie avec ses petits-enfants Léo et Lucie et les rappels dramatiques du passé – ce qui n’exclut pas les délicats récits faits aux enfants qui s’intéressent de plus en plus à ce passé. Entre les jeux, les bains, les promenades et les autres activités estivales au milieu d’une nature florissante et idyllique, l’histoire des générations précédentes, avec ses petits bonheurs et ses grands malheurs, ressurgit peu à peu, et la correspondante de Natalie va lui envoyer une « confession » terrible qui va lui livrer le secret de la mort de cet « inconnu » à qui sont dédiés les « cinq zinnias » du titre.

Le livre de Marie-France Clerc n’est pas un simple récit historique concernant l’anéantissement de l’Ukraine par les massacres de Staline. C’est bien un « roman » à la fois personnel et collectif dont la vérité passe par les points de vue des personnages qui le peuplent. Rythmant la relation objective des faits, il y a le Livre de Lydia où la mère de Natalie a recueilli ses souvenirs de fille d’exilés ; il y a les messages envoyés par Ludmilla, la correspondante ukrainienne ; il y a le fil de l’actualité puisée dans les nouvelles du jour ; il y a le Carnet noir, journal dans lequel Natalie consigne les résultats de ses recherches sur la « toile », ses propres souvenirs, ses émotions ; il y a les histoires (vraies) – anecdotes de sa propre enfance et histoire de la famille et du pays d’origine – qu’elle raconte à ses petits-enfants ; et il y a les découvertes faites par ceux-ci, découverte de la nature environnante, et découverte du passé familial et d’un pays qu’ils aspirent à mieux connaître. C’est ainsi que se déroule le fil ténu et risqué d’une narration toujours vivante qui, suivant ce fil, garde son équilibre fragile mais tenace entre la joie innocente et prometteuse de l’enfance et la cruauté implacable de l’Histoire humaine. 

Jean-Pierre Longre

https://mariefranceclerc.com 

12/04/2016

Cruels itinéraires

roman, anglophone, ilustration, Iain Banks, Anne-Sylvie Homassel, Frédéric Coché, L’œil d’or, Jean-Pierre LongreIain Banks, Un chant de pierre, traduit de l’anglais par Anne Sylvie Homassel, gravures de Frédéric Coché, L’œil d’or, 2016  

L’œuvre de l’écrivain écossais Iain Banks (1954-2013) relève de plusieurs genres : la science-fiction (sous la signature de Iain M. Banks), l’essai, la fiction. Un chant de pierre appartient à cette dernière catégorie – sous de fausses allures de réalisme historique mêlé de merveilleux sanglant et d’onirisme poétique.

Abel, le narrateur et protagoniste, aristocrate en butte à une guerre dévastant le pays et jetant la population sur les routes, fuit le domaine familial avec sa sœur-amante (à qui le récit s’adresse), avant d’être arrêté par une Lieutenant qui les ramène de force à leur point de départ, investit le château avec ses sbires et ne lâchera plus le couple, le séduisant et le séparant, provoquant un mélange d’attirance et de répulsion, de séduction et de cruauté. Une cruauté qui n’épargne personne, ni le peuple venu se réfugier sous les murailles, ni les soldats, ni les pillards, ni les domestiques, ni les maîtres ; la torture, la souffrance, la mort menacent chacun dans un conflit dont on ne perçoit ni les tenants ni les aboutissants, et auquel on participe à faible hauteur d’homme, comme Fabrice del Dongo à Waterloo. Un conflit à la fois moderne (il y a des jeeps, des pistolets, des grenades) et d’apparence médiévale (il y a des épées, des armures, des potences), dans lequel la nature végétale ou minérale et les constructions humaines (les pierres…) jouent des rôles importants, un conflit, surtout, à l’absurdité intemporelle : « Je ne comprends pas leur guerre, ne sais plus maintenant qui combat contre qui, ni pour quelle raison. Nous pourrions être à n’importe quelle époque, n’importe quel endroit ; n’importe quelle cause produirait les mêmes résultats, les mêmes fins, incertaines ou définitives, gagnées ou perdues. ». Un conflit qui donne des occasions de retours sur le passé, sur soi, sur la destinée : « Chacun d’entre nous contient l’univers dans son être, l’existence dans sa totalité contenue par tout ce dont il nous faut tirer du sens […]. Peut-être inventons-nous nos propres destins, de sorte qu’en un sens nous méritons ce qui nous arrive, n’ayant pas eu assez d’esprit pour nous figurer mieux. ».

Roman inclassable, entre fable (im)morale et conte fantastique, Un chant de pierre tient aussi du récit d’aventures, de la fantaisie morbide, du roman d’analyse, de l’érotisme sadien et de la parodie ducassienne, comme en témoignent certaines évocations qui mènent le lecteur sur des chemins inattendus : « Le matin arrive, radieux ; l’aube aux doigts de sang de sa lueur zélée incendie des océans célestes et courbe vers la terre un autre commencement factice. Mes yeux s’ouvrent comme des bleuets, se collent, encroûtés de leur propre rosée rance puis absorbent cette lumière. ». Roman poétique, pourrait-on dire, d’une poésie sans concessions, violente, oppressante, déroutante, fascinante.

Jean-Pierre Longre

www.loeildor.com

23/03/2016

Le secret d’Elena

Roman, francophone, Roumanie, Liliana Lazar, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLiliana Lazar, Enfants du diable, Le Seuil, 2016  

Dans les années 1970-1980, la politique nataliste de Ceauşescu faisait des ravages : avortements clandestins, accouchements sous x, abandons d’enfants qui venaient remplir les orphelinats sordides. Dans ce contexte, Elena Cosma, sage-femme à Bucarest, célibataire en mal d’enfant, décide d’adopter le bébé de Zelda, l’une de ses patientes, avec l’accord de celle-ci. Au bout de quelque temps, Zelda devenant trop pressante auprès de l’enfant, Elena décide de demander sa mutation et de partir avec lui pour un « voyage sans retour » à l’autre bout du pays, dans un village de Moldavie, Prigor.

À partir de là, les événements vont s’enchaîner rapidement. Le petit Damian, « enfant de Dieu », dont la beauté fragile ne rappelle en rien la physionomie robuste de sa « mère », et sur lequel courent diverses rumeurs, devient le souffre-douleur de ses camarades, tandis qu’Elena, la seule soignante du village, remplit le mieux possible sa mission d’infirmière pour une population dominée par la frayeur qu’inspire le « Despote » Miron Ivanov, maire du village. Désireuse d’étendre son activité, et aussi de se couler dans le moule politico-social de l’époque tout en gardant son secret familial, Elena propose aux autorités de créer un orphelinat à Prigor. L’établissement, installé dans une forêt à l’écart du village, est comme toutes les « maisons d’enfants » du pays un enfer pour ses pensionnaires, appelés (par allusion à leur « père » à tous, Ceauşescu) « enfants du diable »), qui survivent tant bien que mal (et parfois meurent) sous la férule des surveillants, mal nourris, privés de l’hygiène élémentaire et de tout ce qui fait les petits bonheurs habituels des enfants. Certains orphelins, issus du village, sont au cœur des mystères qui tournent autour d’Elena, de Damian, du maire Ivanov – et c’est ainsi que l’intrigue se faufile entre la réalité dramatique de cette période et les personnages lourds de leurs souffrances, de leurs silences, de leurs relations ambiguës, de leurs résignations et de leurs révoltes.

Le récit foisonnant, mené d’une plume alerte et vigoureuse, court sur une bonne dizaine d’années. À travers les histoires individuelles et au-delà des profondeurs mystérieuses que recèlent les personnages, les événements et les lieux (le village reculé, la forêt, l’étang – motifs que l’on trouvait déjà dans Terre des affranchis), c’est aussi l’histoire de la Roumanie qui se déroule : la dictature, les malheurs de la population, surtout des enfants, la catastrophe de Tchernobyl dont le retentissement est clairement sensible, la « révolution » de fin 1989, l’apparition des « humanitaires », qui traînent eux aussi leurs ambiguïtés… Roman à la fois historique, social, psychologique, noir, Enfants du diable mêle avec bonheur la réalité et l’imaginaire, la narration sèche et les mystères de la poésie. Belle manifestation d’une écriture combinant la maîtrise consommée de la langue française et la perpétuation d’un certain esprit roumain.

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

12/03/2016

L’eau de la mémoire

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreValérie Zenatti, Jacob, Jacob, Éditions de l’Olivier, 2014, Points, 2016.

Prix du Livre Inter 2015 

Une famille juive de Constantine, pauvre, besogneuse, où les hommes (le père, Haïm, le fils aîné, Abraham) font la loi, dure aux femmes et aux enfants fragiles ou rebelles. Dans la promiscuité forcée du petit appartement, rempli de bruits et de disputes, la personnalité de Jacob, le dernier né de Rachel, est celle d’un garçon à part : sensible, tendre, grand lecteur, rêveur, affectueux, il est en retour aimé de tous, particulièrement de sa vieille mère, qui va verser toutes ses larmes en le voyant partir à l’armée en 1944. Elle ne sait pas encore (lui non plus) qu’il va participer au débarquement de Provence, remonter jusqu’en Alsace, où il va perdre la vie.

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreVolontiers solitaire, Jacob Melki n’est pas un misanthrope. De même qu’il avait pris sous son aile son neveu Gabriel, il s’attache au petit groupe qu’il forme avec ses camarades, et qui est représentatif de cette société algérienne où, malgré les disparités sociales, administratives et politiques entretenues par la France, juifs, musulmans, chrétiens cohabitaient en bonne entente. Ce petit groupe est uni jusque dans la souffrance et la mort par une solidarité mutuelle que symbolise la photo envoyée à la famille : « Avant de quitter la caserne d’Alger, Jacob s’est fait prendre en photo avec ses camarades devant une réplique du Normandie, et a posté le cliché à ses parents en griffonnant au dos Vive l’armée française ! De gauche à droite mes compagnons Ouabedssalam, Attali et Bonnin, vous me reconnaîtrez je pense, je n’ai pas tant changé. Je vous embrasse tous, chacun par son nom. Votre fils et frère Jacob. ».

Le récit de Valérie Zenatti ne se termine pas avec la mort de Jacob, ni même avec le chagrin récurrent de Rachel, que la moindre image ramène à celle de son fils chéri. D’une guerre à l’autre, de 1944 à 1961, il rappelle les épreuves subies par l’Algérie et ses habitants, le douloureux départ de la famille de Rachel et Haïm pour la métropole. Mais ce n’est pas un roman historique. Le lien personnel de l’auteure avec Jacob et sa famille, révélé dans les dernières lignes, est en quelque sorte annoncé d’une manière voilée, sous-jacente, dans l’intimité narrative installée par le style. Comme si la sensibilité de Jacob avait déteint sur l’écriture, la force du récit est contenue dans des phrases sinueuses, dont la structure épouse celle des émotions humaines, ces émotions qui forment la trame véritable de l’histoire. Et la mémoire se révèle dans le tracé fluctuant de ces phrases, fluctuant comme l’eau qui passe sous le grand pont suspendu de Constantine qu’on ne franchit pas sans une « peur délicieuse », fluctuant comme cette Méditerranée qu’il faut traverser pour accomplir son destin.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr  

www.lecerclepoints.com

04/03/2016

Londres-Varatec aller-retour

Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreGaspard Koenig, Kidnapping, Grasset, 2016  

Ruxandra, que ses employeurs appellent Roxy, a quitté la Roumanie, espérant y revenir un jour suffisamment riche pour tenir une pharmacie avec son fiancé Mircea. Son emploi de « nanny » dans une famille britannique lui fait découvrir un monde radicalement différent de celui qu’elle a laissé. David, « senior banker » rivé à son BlackBerry et à ses perspectives de carrière, Ivana, qui tente d’oublier et de faire oublier ses origines croates en se coulant dans le moule du snobisme londonien, et le petit George, élevé selon des principes bien arrêtés, auquel Roxy se prend d’une affection de plus en plus maternelle, tout en restant en étroite relation avec une de ses tantes demeurant dans sa région natale.

Or la banque dans laquelle David travaille est impliquée dans le projet européen du « Corridor IX », autoroute qui relierait la Grèce à la Finlande en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine et la Russie. « De la mer Égée à la Baltique ! », s’enthousiasme le commissaire européen aux transports. David, désireux de monter en grade, se propose pour prendre en charge le tronçon roumain de cet axe, dont sa banque aura la responsabilité – et la Roumanie va ainsi devenir l’objet de ses préoccupations professionnelles. Pas plus, au départ. Puis, à mesure que le projet se précise, greffant sur l’axe principal des voies rapides vers les fameux monastères de Bucovine et de Neamt – ce qui attise la révolte dans les campagnes, les villageois risquant de pâtir des travaux à venir –, il approfondit sa connaissance du pays. Un voyage pittoresque et relativement mouvementé jusqu’au au monastère de Varatec, cœur de la contestation, et que Ruxandra connaît bien, semble lui ouvrir les yeux sur la réalité du terrain et sur les nécessaires négociations à mener.

Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreVisiblement, Gaspard Koenig maîtrise son sujet et l’art du roman. La vie londonienne avec ses rites et ses clivages sociaux, la Roumanie dans sa diversité, Bucarest, son animation et ses excès, les campagnes profondes, les monastères et leurs traditions (certains clichés tenaces aussi), les ambitions souvent restées lettre morte des instances européennes, les péripéties que les confrontations entre ces univers entraînent, les traits satiriques auxquels peu échappent : tout est réuni pour procurer une lecture à la fois rebondissante et documentée, qui n’exclut pas la réflexion sur la marche économique du monde et les dissensions qu’elle induit au sein de l’Europe. Un simple échange entre David le banquier de la City et Veronica la bibliothécaire du monastère de Varatec résume parfaitement l’incompréhension réciproque : « Avec l’autoroute, la croissance du département de Neamt devrait attendre les 5% par an. – La croissance de quoi, mon fils ? ». Kidnappeur, kidnappé, les rôles ne sont pas définitivement distribués…

Jean-Pierre Longre

www.grasset.fr

26/02/2016

L’Histoire et le Roman

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreMilena Agus, Luciana Castellina, Prends garde, traduit de l’italien par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, 2015, Liana Levi Piccolo, mars 2016.

Prix Méditerranée étranger 2015 

L’histoire des Pouilles entre 1943 et 1946 est tourmentée, complexe, violente. Histoire politique (le sort de l’Italie après la chute de Mussolini et le débarquement des alliés), histoire sociale (la misère des ouvriers agricoles et leurs révoltes contre les propriétaires terriens). Le mérite de Luciana Castellina, écrivaine et journaliste engagée à gauche, est de retracer d’une manière vivante, détaillée, claire, ces épisodes d’un passé trop vite oublié. Cela à partir d’un événement survenu le 7 mars 1946 sur la place principale de la ville d’Andria, entre Foggia et Bari, où des milliers de personnes s’étaient rassemblées pour écouter le discours du fameux syndicaliste Giuseppe Di Vittorio : un ou deux coups de feu furent tirés depuis la riche demeure des sœurs Porro, issues d’une grande famille locale. Les pages qui suivent décrivent donc le contexte historique, local et national,  situant les faits.

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreRetournons le livre. Même illustration, mais cette fois le titre Prends garde est précédé d’un autre nom : Milena Agus. La romancière sarde, devenue célèbre avec son Mal de pierres (2007), est partie du même épisode, les coups de feu tirés sur la place d’Andria. Symétriquement à la relation fidèle de la réalité historique, la fiction romanesque nous fait pénétrer dans la demeure toujours fermée des sœurs Porro, vieilles héritières d’une tradition composée de piété, de charité, de gestes routiniers, de non-dits, de conservatisme. Celle qui nous y emmène et qui nous les fait connaître de l’intérieur est du même monde qu’elles, mais plus ouverte, révoltée, extravagante (du moins aux yeux de ses semblables) : « Gracieuses, raides et efflanquées, elles l’accueillaient, elle, pataude et replète, qui, assise sur le sofa avec les jambes trop écartées, faisait la révolution. Elles l’écoutaient, prenaient peur, et riaient en se cachant la bouche. ».

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreLes deux points de vue, historique et romanesque, prolétarien et possédant, renvoient l’un à l’autre, et font saisir la profondeur des choses et des gens. D’un côté le drame collectif de toute une région, voire d’un pays ; de l’autre « la tragédie des sœurs Porro », d’une famille riche en fin de parcours. D’un côté les foules et leurs luttes pour une société plus juste, de l’autre les individus et leur psychologie, leurs sentiments plus ou moins cachés, leurs combats intérieurs. L’imaginaire et le réel, loin de s’opposer, se complètent parfaitement pour faire saisir, en tout cas approcher la vérité humaine dans toute sa complexité.

Jean-Pierre Longre

www.lianalevi.fr  

22/02/2016

Rêves d’Italie

Roman, humour, russe, Moldavie, Vladimir Lortchenkov, Raphaëlle Pache, Mirobole éditions, Jean-Pierre LongreVladimir Lortchenkov, Des mille et une façons de quitter la Moldavie, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole éditions, 2014, Pocket 2015 

Les habitants de Larga, pauvre village de la pauvre Moldavie, ont une obsession : s’exiler vers l’Italie, où chacun trouvera, c’est sûr, un travail – n’importe lequel, car il sera dans tous les cas plus lucratif que l’oisiveté forcée ! S’y exiler, et y rester. Comme le dit un vieux paysan : « Ceux qui partent pour notre Italie en reviennent jamais ! Les gens qui ont atterri là-bas s’en plaignent pas. En fait, c’est comme s’ils étaient morts, parce que l’Italie, au final, c’est le paradis. Et à celui qui y accède, point de retour en arrière. ».

Ce « paradis », on cherche à y accéder par tous les moyens et certains sont spécialistes en la matière. Séraphim Botezatu, notamment, n’hésite pas à entraîner ses camarades dans des expéditions aussi ambitieuses que farfelues : s’envoler sur un tracteur, partir dans un sous-marin fabriqué avec le même tracteur… Inutile de dire que chaque essai se solde par un échec retentissant, et qu’on se retrouve non à Rome mais à Chişinau, non sur les côtes italiennes mais sur les rives du Dniestr… Le pope Païssïï lui-même se laisse gagner par la contagion et organise deux « croisades », entraînant des milliers, voire des dizaines de milliers d’ouailles dans une procession guerrière qui, évidemment, ne pourra franchir les frontières. Le président du pays en personne, par la voie des airs et en usant de ruses inouïes, parviendra-t-il à ses fins ?

Roman, humour, russe, Moldavie, Vladimir Lortchenkov, Raphaëlle Pache, Mirobole éditions, Jean-Pierre LongreDes mille et une façons de quitter la Moldavie est un livre drôle et tragique, d’un humour farce et noir, qui met à nu, par la caricature et le burlesque, le désir désespéré d’un avenir meilleur, d’un autre monde. D’un humour satirique aussi, qui n’épargne personne : ni les « Moldaves », petits ou grands, épinglés par l’un des leurs, ni les peuples voisins, ni l’Union Européenne – ni le genre humain en général. On rit beaucoup mais parfois jaune à la lecture de ces aventures cruelles, on compatit, et on en arrive à sympathiser avec ces personnages en perpétuelle quête d’une autre vie. Une autre vie en Italie ? La vérité, elle est sans doute encore détenue par le vieux Tudor (dont les villageois n’auront pourtant aucune pitié) : « À partir d’aujourd’hui, je deviens le pope du village. Et je déclare que le culte de l’Italie est une hérésie ! Parce que la véritable Italie se trouve en chacun de nous ! Et à partir d’aujourd’hui, telle doit être notre unique croyance. ».

Jean-Pierre Longre

31/01/2016

Roman d’une écriture

Roman, poésie, essai, Loïc Folleat, Carnet d’art, Jean-Pierre LongreLoïc Folleat , Des débris, des éclats, Carnet d’art, 2015 

Pourquoi écrire ? Éternelle question, souvent posée à tort et à travers, et qui a donné lieu à tous les clichés, à tous les truismes, à tous les refus. Dans son bref « roman », Loïc Folleat tente d’y répondre avant qu’on la lui pose. Mais ce n’est pas tout, et ce n’est pas si simple. Des débris, des éclats (deux parties précisément identifiées, géométriquement réparties) est un livre riche d’une expérience qui, pour encore brève qu’elle soit, est celle d’une arrivée à maturité, avec tous les paradoxes que cela implique : expérience du réel et de l’imaginaire, de la veille et du rêve, expérience du désespoir et de l’espoir, de la souffrance et du plaisir, de la solitude et de l’amour, du silence et de la parole, du vide et de la plénitude, de l’aliénation et de la liberté, des risques et des bonheurs de l’écriture.

En proses compactes ou aérées, en vers libres parfois, en images poétiques, l'auteur met à contribution toutes les ressources de la langue – ne rechignant pas à en jouer (à « caresser le texte »), à en extirper aussi l'extrême violence (voir la terrible danse macabre de la littérature qui s’achève sur une authentique profession de foi littéraire : « Moi, j’écris depuis ma vie.[…] J’écris tout tout de suite, le plus tôt possible ».).

Des « débris » aux « éclats », des morceaux de vie à l’« écriture qui délivre », le récit suit un cheminement tortueux, à la fois tourmenté et maîtrisé (« Je muselle mes émotions, j’accède aux mots »). Il y a là un peu de Rimbaud, « l’enfant infini », un peu de la « table rase » des révolutionnaires, un peu de Leiris (« Métier de l’écrivain : s’exposer au danger, puis le faire mijoter dans le secret de son intérieur »), un peu de Cioran, pour les aphorismes paradoxaux… Il y a surtout l’itinéraire personnel et obstiné d’un jeune écrivain qui s’invente, s’explore, « crée [s]es fictions », et qui donne à lire un texte dense et fort, brisé mais éclatant de promesses.

Jean-Pierre Longre

http://www.carnetdart.com/tag/carnet-dart-editions   

http://www.carnetdart.com/author/loic-folleat

21/01/2016

Troubles en Transylvanie

Roman, francophone, Roumanie, Mathias Menegoz, P.O.L., Jean-Pierre LongreMathias Menegoz, Karpathia, P.O.L., 2014, Folio, janvier 2016

Prix Interallié 2014

Pour un jeune noble hongrois vivant à Vienne dans les années 1830 (comme pour beaucoup de nos contemporains), le nom même de Transylvanie recèle sa part de légendes, d’exotisme et de mystère. C’est pourtant là-bas, aux confins de l’empire austro-hongrois, que le comte Alexander Korvanyi, tout juste réchappé d’un duel meurtrier et fraîchement marié avec une jeune fille de bonne famille autrichienne, Charlotte (dite Cara) von Amprecht, décide d’aller s’installer avec son épouse, afin de reprendre en main le domaine familial, dont l’histoire tourmentée est liée à celle du pays entier.

Parvenu sur place, installé dans son château, le couple découvre une contrée aux aspects à la fois sauvages et inattendus, vastes pâturages, lac paisible, sombres forêts, villages modestes ou miséreux… Dans cette vallée de la Korvanya et sur les terres voisines se côtoient sans se mélanger les différentes communautés qui peuplent la Transylvanie, et dont la présence plus antagoniste qu’harmonieuse résulte des événements des siècles passés. Magyars (Hongrois), Széklers (Sicules), Saxons (Allemands), Valaques (Roumains), Tsiganes – chacun occupe sa place, dans son rôle social (seigneurs, militaires, domestiques, serfs, ouvriers itinérants, bergers, forestiers, contrebandiers...). Le fougueux Alexander décide de mettre sans ménagement tout ce monde au pas de ses décisions, se disant que les révoltes passées doivent être définitivement oubliées. Mais quelques événements étranges (des disparitions d’enfants tsiganes ou valaques, le viol d’une jeune hongroise, des attaques de loups – ou d’hommes ? – contre des troupeaux), s’ajoutant à l’intransigeance du jeune comte et à l’animosité d’une bande de contrebandiers, mettent le feu aux poudres, et ce qui était prévu comme un rassemblement de chasseurs tourne à l’explosion de violence et au massacre.

roman,francophone,roumanie,mathias menegoz,p.o.l.,jean-pierre longreKarpathia raconte des aventures mouvementées, laissant une part non négligeable à l’imaginaire, mais c’est aussi un roman historique, social et psychologique. Les espaces temporel et géographique y sont précisément délimités ; les noms hongrois des localités (mis à part celui de la fictive Korvanya), la cohabitation inamicale des communautés nationales et linguistiques, le pittoresque des paysages – tout correspond à une réalité vérifiable, fruit d’une sérieuse documentation. Les personnages, bien campés dans leurs individualités parfois complexes, dans leurs réactions contrastées, dans leur orgueil sans concessions, dans leurs passions, leurs ambitions ou leurs révoltes, avec leurs forces et leurs faiblesses, sont plus que des types humains : des êtres en proie à leurs doutes et à leurs convictions, à leurs superstitions et à leurs calculs, à leur sensibilité et à leur violence. La prose de Mathias Menegoz, à la fois élaborée et enlevée, classique et audacieuse, combinant le souci du détail et la rapidité de la narration, l’arrêt sur image et la vivacité de l’action, est celle d’un vrai romancier – traditionnel ? Sans doute, mais en l’occurrence ce n’est pas un défaut, au contraire. En tout cas, pour le lecteur, un plaisir auquel le tourment prend une belle part.

Jean-Pierre Longre

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14/01/2016

Des lettres pour comprendre

roman, récit, épistolaire, francophone, Antoine Choplin, Hubert Mingarelli, La fosse aux ours, Jean-Pierre LongreAntoine Choplin, Hubert Mingarelli, L’incendie, La fosse aux ours, 2015  

Après la guerre qui a ensanglanté l’ex-Yougoslavie, l’un est resté à Belgrade, l’autre s’est exilé en Argentine. Celui-ci est revenu quelque temps dans son pays pour enterrer son père, et ils se sont revus à cette occasion, ont évoqué des souvenirs, dont celui de Branimir, le troisième compagnon qui, va-t-on apprendre, est mort.

Mais leur conversation n’est pas allée très loin. Jovan, de Belgrade, et Pavle, de Puerto Madryn, finissent par s’écrire, et ce sont leurs lettres qui reconstruisent le passé, celui de la guerre contre la Croatie, et plus particulièrement celui d’un épisode dramatique dont ils ont été les acteurs. Dramatique, noir, maudit – et c’est cette malédiction qui fait obstacle à la parole et à la mémoire. C’est donc par l’écrit, un écrit dans lequel le non-dit va peu à peu laisser transparaître les aveux, dans lequel la limpidité va éclore dans l’obscurité, dans lequel le pathétique va prendre l’ascendant sur le tragique, que la vérité va se faire.

Durant le conflit, les trois jeunes hommes se sont vu confier par leur chef la  mission d’aller fouiller une maison – qui est finalement devenue le lieu du drame que Jovan et Pavle ont en vain tenté d’oublier, tant la noirceur des hommes peut être aveuglante. Cependant de leurs aveux épistolaires vont naître non seulement la honteuse vérité, mais aussi une lueur d’espoir en l’âme humaine, dans sa complexité. Et de cette complexité, Antoine Choplin et Hubert Mingarelli font un récit dont la progression à la fois simple et minutieusement dosée, lettre par lettre, structure l’attente du lecteur, qui petit à petit apprend à connaître le passé des deux amis. Dans une prose simple et harmonieuse,  rythmée par les scrupules, les réticences et les questions qui n’en sont pas vraiment (l’absence de points d’interrogation est significative), une prose collant aux préoccupations et aux sentiments des protagonistes, L’incendie est un récit qui, exempté des grands effets de style et de la rhétorique superflue que l’on trouve parfois dans les ouvrages relatifs à ce genre d'événement, suscite l’émotion et donne à méditer sur les conséquences bouleversantes de la guerre. 

Jean-Pierre Longre

www.lafosseauxours.com

04/01/2016

Reddition

Roman, francophone, Éric Reinhardt, Gallimard, Jean-Pierre LongreÉric Reinhardt, L’amour et les forêts, Gallimard, 2014, Folio, janvier 2016

Éric Reinhardt, romancier qui n’hésite pas à se transformer en être de fiction dans son propre récit (tout en restant l’auteur – statut à la fois complexe et authentique), reçoit une belle lettre, puis des messages, et enfin, au cours de deux rencontres à la terrasse du Nemours, près du Palais-Royal, les confidences de Bénédicte Ombredanne, professeur de Lettres et fervente lectrice. C’est ainsi que l’on découvre une jeune femme qui, possédant les atouts ordinaires de l’émancipation individuelle (un métier intéressant, un physique agréable, un esprit ouvert, une culture supérieure à la moyenne), se laisse peu à peu dévorer par la perversion d’un mari dont on se demande, épisodiquement, pourquoi elle ne l’abandonne pas à ses complexes et à son narcissisme.

Certes, une journée de sa vie, parenthèse d’enchantement, lui a laissé entrevoir le bonheur éclatant de l’amour, mais a aussi précipité le harcèlement quasiment incompréhensible auquel elle est soumise, et l’a plongée dans la tragédie quotidienne d’une vie aux côtés d'un époux odieux et d’enfants indifférents, voire hostiles. Quelques jours passés en clinique psychiatrique lui procurent un répit trop bref, que la Faculté et son mari, comme ligués contre elle, refusent de prolonger malgré son désir ardent et sa peur du retour au domicile. L’amour et les forêts pourrait, ainsi, être un roman psychologique donnant matière à une réflexion sociale sur le harcèlement et sur les violences conjugales.

roman,francophone,Éric reinhardt,gallimard,jean-pierre longreIl est plus que cela. Si l’histoire passe par les confidences de Bénédicte Ombredanne retranscrites par le romancier (qui met sans doute une part de lui-même dans son personnage féminin), il y a aussi le point de vue de la sœur jumelle de la jeune femme, qui se dévoile sur le tard, dans une sorte de bifurcation narrative. Car on découvre, par la bouche de cette sœur aimante, des épisodes dont Bénédicte n’avait pas parlé à l’auteur – de même qu’elle en avait caché d’autres à sa sœur. S’est bâti dans son esprit et dans sa parole comme un cloisonnement, résultant sans doute du décalage, du fossé même entre ce qu’elle attendait de la vie et ce qu’elle y trouvait. « Elle se battait avec quelque chose de lointain et elle n’a pas triomphé. Le scepticisme et le désenchantement l’ont emporté », dit la sœur qui évoque un mot que Bénédicte adorait, un mot de chanson, « surrender » - « reddition ». C’est cela. Personnage de tragédie (plus que de roman psychologique ou psychanalytique), Bénédicte Ombredanne, comme d’autres avant elle (dans la littérature et dans la vie), mais avec ses propres raisons conscientes ou non, avouées ou non, et selon un cheminement tout en virages et en ressassements (auquel semble coller le style d’ Éric Reinhardt), s’est rendue : à son mari, qui « avait sur elle, inexplicablement, une emprise absolue », et surtout à un destin pathétique qui, si l’on n’a pas connu les affres de la dépendance irrépressible, peut paraître absurde.

Jean-Pierre Longre

 

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07/12/2015

« La bonne éducation »

Roman, autobiographie, francophone, Édouard Louis, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreÉdouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2014, Points, 2015 

Chaque classe sociale a ses normes, ses règles, ses exigences, ses frontières hors desquelles on est considéré comme un paria. Pour échapper à l’ostracisme, seule la fuite semble être la solution. Fuir les autres, fuir la famille, fuir les insultes, les coups et les humiliations, fuir jusqu’à son nom, tel est l’argument du premier roman d’Édouard Louis, dont le succès lors de sa parution aux éditions du Seuil lui vaut maintenant une édition en poche (Points).

Un roman qui superpose et mêle plusieurs genres en une composition binaire : Livre 1, « Picardie (fin des années 1990 – début des années 2000) » ; Livre 2, « L’échec et la fuite ». Plusieurs genres, donc : roman social (l’auteur a lu et étudié Pierre Bourdieu), qui campe et analyse de l’intérieur le prolétariat de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, à coups de descriptions sans concessions (mais sans jugement moral) et de citations orales – ce qui, stylistiquement parlant, a le mérite de mêler les registres de langue et de faire ressortir la crudité verbale que l’auteur a su mettre à distance. Le roman autobiographique, qui narre dans un mélange subtil d’objectivité et d’hypersensibilité le douloureux décalage que le jeune Eddy ressent par rapport à sa famille, à ses copains, et qu’il tente désespérément d’effacer. Le roman initiatique d’un garçon qui se sent rapidement différent des autres, féminin, dans un milieu où la virilité ostensible est la marque obligée du monde des hommes, un garçon qui voudrait ne pas être ce qu’il est, qui s’essaie à l’amour des filles mais ne peut échapper à l’opprobre de plus en plus ricanant et hostile de son environnement familial, villageois, scolaire, et qui finalement découvre qu’il y a d’autres manières de vivre que celle dans laquelle il était enfermé.

Roman, autobiographie, francophone, Édouard Louis, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreEn finir avec Eddy Bellegueule est une œuvre courageuse qui, à la manière des autobiographies de Michel Leiris, ne cherche pas à échapper aux risques personnels, qui les provoque même. Mais c’est aussi et surtout l’œuvre d’un écrivain. S’il y a du Zola dans l’évocation de la misère sociale, du Jules Renard (celui de Poil de Carotte) dans celle de l’enfance malheureuse, la division en brèves séquences donne à l’ensemble une visibilité théâtrale, quasiment cinématographique, tout en préservant le relief de la réalité. Souffrir et jouir, aimer et rejeter, s’attacher et fuir, mépriser et admirer – Édouard Louis, avec une précoce maturité, sait restituer toute la complexité des comportements humains.

Jean-Pierre Longre

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