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11/05/2013

Derrière les portes du pénitencier

Roman, Roumanie, Matéi Visniec, Faustine Vega, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreMatéi Visniec, Monsieur K. libéré, traduit du roumain par Faustine Vega, éditions Non Lieu, 2013

Comme celui du Joseph K… de Kafka, le roman du Kosef J. de Visniec commence par un manquement au rituel du petit déjeuner, qu’a en quelque sorte entraîné le dévoilement du sort subi par les deux personnages : « On avait sûrement calomnié Joseph K…, car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » (Kafka) ; « Un beau matin, Kosef J. fut libéré. […] Au début, Kosef J. fut profondément stupéfait, légèrement offensé même. » (Visniec). Sans poursuivre le parallèle, qui irait de soi mais qui ne se prête pas au systématisme, on dira que les deux personnages – l’accusé qui conserve jusqu’à un certain point sa liberté, et le libéré qui reste jusqu’à un certain point prisonnier – vont pénétrer dans le labyrinthe de l’absurde, être confrontés à un monde dont ils ne saisissent pas la cohérence, si jamais il en a une, et sentir leur profonde solitude et leur profond désarroi.

C’est bien là le paradoxe : Kosef J. est libéré, mais reste englué « dans l’incapacité d’agir », de sortir de sa condition de prisonnier, de passer les portes. Si d’ailleurs physiquement il y parvient peu ou prou (mais à partir d’où et de quand est-on libre ?), c’est le sentiment d’être un « déserteur » qui le mine, c’est la culpabilité qui le ronge. Et les êtres étranges qu’il côtoie, les dédales souterrains qu’il entrevoit, rien ni personne n’apporte aux questions qu’il se pose des réponses satisfaisantes ou apaisantes. L’univers le plus rassurant ne serait-il pas celui du pénitencier, où la captivité est compensée par la certitude d’une vie immuablement organisée ?

Bien sûr, la fable peut être interprétée comme celle de la libération des pays totalitaires, plus particulièrement de la Roumanie, plus particulièrement encore de ceux qui, comme l’auteur l’a fait en 1987, ont fui le joug de la dictature, et pour qui l’adaptation à un monde différent, énigmatique, comportant aussi ses duretés, voire son hostilité, fut loin d’être aisée. Mais c’est aussi, plus largement et plus profondément, une illustration de ce que l’homme, aspirant à la fois à la liberté et à la servitude, présente de fondamentalement contradictoire. « Ça va être dur avec eux, ils n’accepteront pas aussi facilement la liberté parce qu’elle leur sera incompréhensible ». Fascinant roman que Monsieur K. libéré – déroutant, implacable, et drôlement lucide en même temps.

Jean-Pierre Longre

http://www.editionsnonlieu.fr

www.visniec.com

03/05/2013

« Comment emporter la musique avec soi ? »

Roman, jazz, francophone, Alain Gerber, Éditions de Fallois, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Une année sabbatique, Éditions de Fallois, 2013

Sunny Matthews est l’un des meilleurs saxophonistes de sa génération, peut-être le meilleur après leur illustre prédécesseur à tous, celui qui hante les esprits, les lieux et le récit, et que l’on nomme « Le Bleu ». Sunny, donc, est l’un des meilleurs, mais sans doute celui qui s’aime le moins, qui croit le moins en lui-même et à la sincérité de sa musique, fuyant les approbations et les « compliments immérités ».

C’est pourquoi il choisit le recours radical : renoncer. Renoncer à la supercherie, à la musique et à la « dope » pour aller se désintoxiquer du côté de Lexington et s’en remettre, comme d’autres jazzmen de son acabit, aux bons soins du docteur Jim Phillips. Il ne s’en sortira pas si mal que ça, découvrant malgré lui que, par certains côtés, la vie peut valoir la peine d’être vécue, à condition d’y mettre de la vigueur. La vigueur de celui qu’une femme dévoile comme un musicien « sculpteur », la vigueur de celui qui décide de s’adonner sans réserves à la boxe, la vigueur de celui qui prend sous son aile le jeune Scott Lloyd, trompettiste dont le génie ne demande qu’à s’épanouir et qui va, dans un filial mouvement de retour, faire redécouvrir la musique à Sunny.

Bref, tout cela ne s’annonce pas mal, et cette « année sabbatique » va donner ses fruits, quand arrive le drame et ce que l’on pourrait prendre pour un écroulement. Retour à la case départ, aux mensonges, aux errances, à la musique dopée par la drogue ? Apparemment. Mais il y a la mémoire de Scotty et de ses chorus, et il y a, peut-être, ce à quoi Sunny rêvait parfois sans y croire : l’amour.

Et bien sûr il y a la prose d’Alain Gerber, qui n’a pas son pareil pour décrire et raconter la musique, cette musique qui, sans cacher les paradoxes, et même en s’appuyant sur eux, dit à chacun sa vérité, abolit les distances que, sans s’en apercevoir, on entretient avec soi-même. « Sunny pense à travers  la musique. Il pense à tout, sauf à la musique qu’il est en train de jouer. La substance de cette musique est sa substance à lui. C’est une sensation qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant. […] Ou bien le musicien ne fait qu’un avec sa musique, ou bien ils se tiennent à distance l’un de l’autre, comme deux hommes se tiennent mutuellement en respect ». À lire Une année sabbatique, il semble bien que cela vaut aussi pour l’écriture.

Jean-Pierre Longre

 

Éditions de Fallois

01 42 66 91 95

fallois@wanadoo.fr

Dans l’intimité du Cantor

Roman, journal, musique, francophone, Jean-Sébastien Bach, Jean Miniac, Fondencre, Jean-Pierre LongreJean Miniac, Et ta main fermera mes yeux… Bach, journal intime, Fondencre, 2013

Le rayonnement de Jean-Sébastien Bach est tel que, souvent, on voudrait percer les secrets de son génie. Vœu irréalisable, bien sûr. Nous sommes voués à écouter (ou à jouer) sa musique, à nous laisser prendre par elle, tout en ayant conscience que jamais nous ne pourrons en mesurer la profondeur.

Percer les secrets du génie, non. L’imaginer dans ses réflexions, ses méditations, ses souvenirs, oui. Pour cela, il fallait un poète qui soit aussi un musicien (ou l’inverse). Jean Miniac, organiste et auteur de plusieurs recueils poétiques, réussit à plonger le lecteur dans l’intimité du Cantor – sans prétendre ni à l’exhaustivité ni à la vérité absolue, bien heureusement.

Et ta main fermera mes yeux… est donc le « journal intime » que Bach aurait pu écrire durant les derniers mois de sa vie. Il aurait pu tenter d’expliquer, par exemple, « pourquoi [il est] devenu musicien », se rappelant un air de son enfance qui le poursuit toujours et avouant sa « manie de la résolution » qui lui fait détester l’inachèvement. Il aurait pu écrire des pages sur le jeu de l’organiste, sur le contrepoint et les voix « mises en dialogue », sur l’univers clos du choral, sur la composition de la fugue, sur les fondements sacrés de sa musique… Il aurait pu évoquer avec pudeur et émotion la mort de Maria Barbara, sa première femme, ou la rencontre de la seconde, Anna Magdalena (en n’hésitant pas, pour l’occasion, à se décrire lui-même sur le mode burlesque).

Jean Miniac tient en quelque sorte la plume du compositeur, en connaisseur et en écrivain. La poésie et la musique fondent ces pages, comme elles fondent l’existence de Jean-Sébastien Bach. Qu’on en juge tout simplement par ces quelques lignes : « J’aime l’eau lustrale qui baigne les accords épanchés du fond du cœur. J’aime leur intense vibration parcourant les cordes qui relient le cœur à la structure même du clavier – et presque nonchalamment – déjà entaché de cette même vibration (les pleurs aussi la ravivent) ; j’aime tout ce qui nous fait bruire, sentir, résonner, palpiter, ondoyer, j’aime les pleurs de l’eau (ou ses murmures), la caresse du vent (ou sa colère), la fureur de l’océan (ou son apaisement) – tous ces excellents maîtres qu’enfant déjà j’aimais appeler : « Mes instituteurs sauvages ». Je leur dois la vie, comme à Dieu même ; tout le reste n’est que broutilles et poussière, acharnement de niais, conquête du vide ».

Jean-Pierre Longre

www.fondencre.fr

09/04/2013

Silence et da capo

Roman, musique, francophone, Gaëlle Josse, Autrement., Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Nos vies désaccordées, Autrement / Littérature, 2012, J'ai Lu, 2013

« Sophie était donc chez les dingues, dans un lieu dont j’ignorais jusqu’à l’existence, et c’était là-bas que je devais aller la chercher ». François Vallier, pianiste de renom, a connu Sophie, l’amour de sa vie, chez Zev, vieux luthier autrefois échappé du ghetto d’Odessa. Elle est peintre, belle, solitaire, fragile, passionnée; lui est embarqué un peu sans le vouloir, mais sans déplaisir, dans le tourbillon des tournées internationales et des applaudissements. Lucide sur lui-même et sur les autres, mais pas suffisamment pour se rendre compte du mal qu’il fait à Sophie en l’abandonnant à un moment tragique pour honorer un engagement au Japon. Il ne retrouvera sa trace que bien plus tard, peut-être trop tard.

Délaissant les succès clinquants et la belle Cristina et ses bijoux, au grand dam de son agent, il quitte tout pour reprendre un contact difficile et aléatoire avec Sophie, son mutisme, son enfermement obstiné, et pour découvrir qu’elle est doublement victime, de lui, François, mais aussi d’une famille sans scrupules.

roman,musique,francophone,gaëlle josse,autrement.,jean-pierre longreCela, c’est l’histoire, une suite d’événements qui composent un beau roman d’amour et de peine, sensible et prenant. Seulement un de plus, s’il n’y avait l’écriture, la tonalité – ou plutôt les tonalités, épousant les contours de la narration, comme dans une symphonie. Ce peut être allègre (avec des touches de savoureuse satire sociale), mélancolique, grave, c’est toujours en harmonie avec le contexte… Et chaque chapitre se termine par un élargissement évocateur d’autres récits, mythiques ou historiques : Orphée cherchant Eurydice aux Enfers, Clara Schuman perpétuant la musique de son mari qui a perdu la raison…

Les références rattachent Nos vies désaccordées aux drames qui parsèment l’histoire et la légende de l’humanité, liant intimement l’amour et la musique. Celle-ci est, bien sûr, le fil conducteur du roman, qui n’oublie pas non plus la peinture et, disons, l’art en général. Création esthétique et délicatesse des sentiments se combinent en subtiles résonances, comme dans le premier roman de Gaëlle Josse, Les heures silencieuses.

Jean-Pierre Longre

www.autrement.com   

http://gaellejosse.kazeo.com  

08/04/2013

Mouvantes architectures

Roman, Espagnol, Argentine, Mario Capasso, Isabelle Gugnon, La dernière goutte, Jean-Pierre LongreMario Capasso, L’immeuble. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, La dernière goutte, 2012

Voilà un immeuble composé, apparemment comme les autres, d’escaliers, de couloirs, de bureaux, de toilettes, un immeuble sur lequel règnent une direction (Super), une trésorerie, où se dénouent et se dénouent à l’envi des histoires d’amitié, d’amour, voire de sexe, mais aussi d’inimitié, de rivalité, voire de meurtre.

Comme les autres ? L’auteur a vite fait de déstabiliser le lecteur en montrant d’emblée, et de plus en plus cruellement, combien l’immeuble est lui-même instable et, disons, plus meuble qu’immeuble… Tout y bouge, tout s’y bouscule, tout y devient être vivant aux réactions imprévisibles. Et si l’on s’y perd, on peut toujours faire appel au « Bureau central des informations impétueuses », ou accrocher son regard aux pancartes du type « On rase gratis, se présenter à la Trésorerie à toute heure tant qu’il n’est pas trop tard ». Cela n’empêche pas les couloirs de changer de dimensions selon les besoins, ou la « zone d’influence » du narrateur de le suivre partout où il va…

Comme les autres ? Oui, sans doute, si l’on considère que la vie menée par les occupants de ce bâtiment fantasmé est une déformation systématique, poussée à la saturation, à l’excès et à l’absurde, de celle que chacun d’entre nous mène quotidiennement. Il y a dans cet « immeuble » du Courteline, du Marcel Aymé, du Kafka, du Beckett… Ce pourrait être désespérant ; ça ne l’est pas complètement, parce que c’est aussi drôle ; et, comme les paliers des escaliers, on trouve dans le foisonnement descriptif du roman, parfois, « de vastes plages de repos ». Désespérer, rire, méditer : Mario Capasso nous donne généreusement toutes les possibilités.

Jean-Pierre Longre

www.ladernieregoutte.fr  

27/03/2013

« Mon vieux, je t’emmène faire la révolution »

Roman, francophone, Marc Villemain, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreMarc Villemain, Ils marchent le regard fier, Les éditions du Sonneur, 2013

Une manifestation qui tourne mal, on a déjà vu ça dans le passé, on le verra encore dans l’avenir. Il suffit d’une maladresse, d’un geste de trop, d’une provocation idiote, et on bascule dans la violence incontrôlée. C’est en quelque sorte ce que raconte le dernier livre de Marc Villemain.

Si ce n’était que cela, l’intérêt en serait limité. Mais justement, c’est bien plus que la relation d’un simple fait divers. D’abord, tout en débusquant quelques repères familiers, à la ville comme à la campagne, on s’immerge dans une époque incertaine, dans une sorte d’avenir brouillé mais tout compte fait prévisible, pas très lointain du nôtre, pour ainsi dire dans un monde à l’envers, où ce sont les jeunes qui sont au pouvoir, qui imposent leur loi : « À l’époque nos gouvernants avaient quoi, trente ans, quarante pour les plus aguerris. Des qui croyaient connaître la vie parce qu’ils avaient été à l’école. Des zigotos de fils à papa, teigneux et morveux du même tonneau. Mais qui ne se mouchaient pas du coude ». Alors Donatien, l’ami de toujours, celui qui a épousé la belle, fière, discrète et tendre Marie, vient trouver le narrateur et le convainc, lors d’une soirée bien arrosée de prune, de venir avec lui et quelques autres « faire la révolution », de manifester contre cette jeunesse toute puissante qui les opprime (et au nombre de laquelle on compte, soi dit en passant, le propre fils de Marie et Donatien, Julien).

À partir de là s’enchaînent les événements. On se retrouve à la capitale, on prépare soit fiévreusement soit tranquillement, dans la colère et dans la joie, la grande journée de la vieillesse en révolte. Celle-ci va tourner au face à face mal maîtrisé, et à la tragédie. On n’en dira pas plus, sinon que ce court roman nous plonge à la fois dans la tension des péripéties et dans le plaisir de savourer une prose collant à la parole rurale, goûteuse, touchante et rugueuse de personnages campés par l’auteur avec une affection contagieuse.

Jean-Pierre Longre 

www.editionsdusonneur.com

www.marcvillemain.com

21/02/2013

Une odyssée roumaine

Roman, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Alain Paruit, Gallimard, Folio, Salon du Livre de Paris,Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Une matinée perdue, traduit du roumain par Alain Paruit, Gallimard, « Du monde entier », 2005, Folio, 2013

Romancière reconnue en Roumanie depuis la publication en 1975 de Drumul egal al fiecărei zile (La monotonie de chaque jour), consacrée en 1985 par le prix de l’Union des écrivains pour Dimineaţă pierdută (Une matinée perdue), Gabriela Adameşteanu a consacré une grande partie de son temps, depuis 1991, à militer au sein du « Groupe pour le dialogue social », dont elle dirige l’hebdomadaire, 22. Activité littérairement préparée, sous et malgré la dictature, par une écriture sans concession, dans sa forme et sa signification.

Roman, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Alain Paruit, Gallimard, Folio, Salon du Livre de Paris,Jean-Pierre LongreUne matinée perdue, dont on peut penser que la traduction, parce qu’elle est d’Alain Paruit, est des plus fidèles – d’autant plus que l’auteur est parfaitement francophone et francophile – , est un magnifique témoignage de cette écriture foisonnante et polyphonique qui présente, à travers des destinées individuelles, presque un siècle d’histoire collective. Quelques heures de la vie de Vica font revivre, avec ses mots de vieille femme du peuple, mais aussi avec les mots de ceux qu’elle a côtoyés, fréquentés, servis, des instants cruciaux du passé de la Roumanie, les « bouleversements qui ont secoué le pays » : les péripéties de l’entrée dans la guerre de 14-18, les disparités et les difficultés de la vie sociale et politique, l’exil à l’Ouest de ceux qui cherchent à fuir les tracasseries de l’existence quotidienne… Et il ne s’agit pas seulement de l’histoire d’un pays particulier, mais bien de l’histoire des relations humaines dans leur fonctionnement minutieusement et humoristiquement décortiqué grâce à une technique de la parole parfaitement maîtrisée ; l’alternance et la superposition du discours direct (dans la conversation) et du discours indirect libre (dans le monologue intérieur) illustrent avec saveur et justesse la dualité, la duplicité, la complexité des rapports sociaux : la longue entrevue entre Vica et son ancienne patronne Ivona en est un exemple frappant. Ainsi se dessinent les silhouettes d’êtres chez qui la tendresse et l’agacement, l’amour et la haine, le bien et le mal se combinent sans se contredire. Au-delà des cas particuliers de la fiction romanesque, un vrai tableau du genre humain.
 

En surface, on pourrait croire que Vica perd effectivement son temps à errer dans Bucarest, à attendre et à discourir en vain – comme semblent discourir en vain les autres personnages, chacun dans son registre. En profondeur, la matinée n’est pas perdue pour tout le monde, en tout cas pas pour le lecteur. Selon une démarche proustienne discrètement évoquée par le titre, le temps est finalement retrouvé dans la création artistique. Comme le Leopold Blum de Joyce dans Dublin, comme l’Ulysse d’Homère sur les flots, Vica et les autres représentent l’humanité en perpétuel mouvement, en inlassable quête. L’auteur parvient à combiner la construction esthétique et le sens de l’Histoire ; en cela, sous sa plume, le roman est le digne successeur de l’épopée.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.folio-lesite.fr

 

Roman, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Alain Paruit, Gallimard, Folio, Salon du Livre de Paris,Jean-Pierre LongreSalon du Livre de Paris 2013 : les lettres roumaines à l’honneur

 

Pour sa 33ème édition, le Salon du livre met à l’honneur les lettres roumaines. En 2013, les visiteurs du Salon viendront à la rencontre d’une belle sélection de 27 auteurs roumains dont une dizaine de romanciers découverts en 2012 par les éditeurs français : des essayistes d’envergure européenne ; des auteurs de roman graphique ; des dramaturges au ton percutant et rafraîchissant ; des poètes et des romanciers à la veine chatoyante et portant un regard acéré sur la société roumaine.

 

Voir :http://www.salondulivreparis.com/?IdEvent=8&IdNode=4053&Lang=FR&IdNodeVersion=6673&FromBO=Y

 

Pour mieux connaître la littérature roumaine, voir : http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?option=com_content&task=category&sectionid=4&id=41&Itemid=29

 

Et ici : http://jplongre.hautetfort.com/tag/roumanie

En mémoire du fils

Roman, francophone, Nicolas Fargues, P.O.L., Jean-Pierre LongreNicolas Fargues, Tu verras.Prix du livre France Culture Télérama 2011. P.O.L., 2011, Folio, 2012

Comme si le narrateur (dont on apprend très tard qu’il s’appelle Colin, un prénom qui sonne un peu comme celui de l’auteur) n’osait pas en arriver au fait, ne se résolvait pas à avouer ce qui le hante, ce n’est qu’après plusieurs longues pages d’évocations mélancoliques que l’on apprend le drame : Clément, son fils de 12 ans, est mort dans un accident de métro ; comment ? On ne le saura qu’après d’autres longues pages : en tombant sur la voie devant une rame. D’autres pages encore : est-ce vraiment un accident ? C’est en quelque sorte au détour de phrases torturées comme l’esprit de Colin que se manifestent les vérités – ou plutôt les demi-vérités, selon les perceptions des personnages.

roman,francophone,nicolas fargues,p.o.l.,jean-pierre longreNicolas Fargues ou l’art du non-dit révélateur. Colin a élevé son enfant quasiment seul, comme un père moderne, et n’a jamais rechigné à manifester une tendre complicité envers son fils ; en même temps, comme un père traditionnel, il ne reculait devant aucun reproche : la manière de s’habiller et de se comporter, les mauvaises notes, le choix des musiques etc. Maintenant que son fils est mort, cela le ronge, cela le mine, au point qu’il cherchera des dérivatifs fort inhabituels pour lui. L’Afrique, qui occupe les dernières pages, apportera peut-être la sérénité.

Tu verras – dont le titre reprend le lieu commun parental (« Tu verras plus tard, tu comprendras… ») – est le monologue éploré (mais non larmoyant) d’un homme qui tente de faire remonter par bribes ce qui restait enfoui au plus profond ; c’est la quête d’un être qui cherche à percer sa propre vérité, à s’ouvrir aux secrets de son fils, à ceux des autres et à leur amour.

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com    

www.folio-lesite.fr

13/02/2013

Papiers millimétrés

récits, essai, Jean-Jacques Nuel, Le Pont du Change, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Courts métrages, Le Pont du Change, 2013

Le texte bref, malgré les apparences, n’est pas un genre facile. Il n’est pas donné à tout le monde de réussir à dire (ou, le plus souvent, à suggérer) en quelques lignes ce que d’autres développent en plusieurs centaines de pages. Il faut pour cela non seulement le sens de la concision, la maîtrise du mot et de l’expression justes, l’art de la chute, mais aussi de l’imagination, beaucoup d’esprit et beaucoup de travail.

Ces qualités, Jean-Jacques Nuel les réunit dans ses Courts métrages, qui donnent un avant-goût déjà fort savoureux de ses Contresens à venir. Ces ensembles, taillés au millimètre (de trois lignes à une page), se succèdent sur les modes humoristique, étrange, désespérant, poétique… De l’épigramme classique au conte absurde, de la leçon morale à l’anecdote terrifiante, de la fable sociale au récit d’anticipation, il y en a pour tous les goûts, et chacun peut cueillir parmi ces quatre-vingts œuvres en puissance ce qui lui convient au moment voulu, dans un contexte donné.

On aurait envie de faire profiter tout le monde de sa cueillette personnelle, et de citer ce qui tombe, même au hasard, sous le regard. On se contentera d’un exemple, « Le bureau des admissions » : « Les candidats attendaient toute la nuit dans la rue, sous la pluie ou dans le froid, devant les grilles de la préfecture, pour être certains d’obtenir dès l’ouverture du bureau ce précieux ticket, délivré en nombre limité, qui leur donnait le droit d’attendre, la nuit suivante, dans la rue, sous la pluie ou dans le froid, devant les grilles de la préfecture ».

Jean-Pierre Longre

 

Et relire J.-J. Nuel…

: Récit, essai, roman, Jean-Jacques Nuel, Le Pont du Change, A contrario, Jean-Pierre LongreLe nom, éditions A Contrario, 2005

La littérature est d'abord une affaire de mots, et le tout est de pouvoir utiliser ce matériau artistiquement, le fin du fin consistant en une combinaison harmonieuse du plus petit nombre de mots possible avec la plus grande longueur de texte (voir par exemple Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau).

Jean-Jacques Nuel - ou, en tout cas - le protagoniste-narrateur (l'unique personnage) qui, dans le livre, s'appelle Jean-Jacques Nuel, a tenté de battre tous les records : bâtir une œuvre d'ampleur infinie, universellement reconnue comme telle, conférant à son auteur l'aura des idoles, en n'utilisant qu'un petit mot de quatre lettres, qui passe par le truchement de l'écriture réitérée à l'envi du statut de nom propre à celui de nom commun décliné sous toutes ses faces, dans toutes ses dimensions, selon toutes les formes esthétiques. Ce petit mot est tout bonnement le nom du narrateur (qui est aussi celui de l'auteur), lieu commun ainsi renouvelé (ce par quoi Cocteau définit la poésie), nom trop usé résonnant de son étrangeté fictionnelle, "comme si c'était appeler les choses / Justement de ce bizarre nom qui est le leur " (Aragon).

L'obsession du nom s'empare du souci de perfection définitive, et alors survient la folie des nombres, l'utopie de la machine littéraire donnant toutes facilités au scripteur, dans une tentative d'épuisement (toute perecquienne) de la vie littéraire : déambulations quotidiennes dans l'appartement, dans le quartier (une Part-Dieu lyonnaise qui n'a en soi rien pour inspirer l'artiste…), courriers aux éditeurs (réponses négatives ou inexistantes), reniement des œuvres antérieures, vains espoirs de notoriété… tout cela pour s'apercevoir au bout du compte que l'écrivain est un homme, avec des souvenirs, le sentiment de la vie et de la mort, qu'il doit faire ce qu'il a à faire, se reposer de temps en temps (disons chaque septième jour), et que la création n'est pas seulement une questions de mécanique et d'arithmétique.

Le nom est un roman de la création, et aussi - prénom oblige - une véritable confession d'écrivain.

 

http://lepontduchange.hautetfort.com

http://jj.nuel.free.fr

http://nuel.hautetfort.com/

11/02/2013

Fruits défendus

Roman, francophone, Geoffrey Lachassagne, Aux Forges de Vulcain, Jean-Pierre LongreGeoffrey Lachassagne, Et je me suis caché, Aux Forges de Vulcain, 2012

Il est des histoires d’enfants et d’adolescents qui ne disent pas grand-chose aux adultes, ni même aux premiers intéressés. Celle de Titi et Jérémie « parle » au sens plein du terme, et en tout cas ne peut laisser le lecteur indifférent, quel que soit son âge. Ce sont leurs voix mêmes que l’on entend, avec leurs mots, leurs phrases, leurs cris, leurs rires, leurs pleurs, leurs prières, leur lyrisme, les voix d’enfants plutôt perdus dans un monde dont, sur le mode brutal ou sur le mode affectueux, ils se sentent rejetés, et qu’ils cherchent à fuir, d’une manière ou d’une autre.

Ils vivent avec une grand-mère à la fois intraitable et possessive, adepte d’une secte dans laquelle elle les a introduits tout naturellement. Titi, 14 ans, attend le retour du grand frère Jules (qui deviendra vers la fin le troisième protagoniste, prenant à son tour la parole) ; Jérémie, 7 ans, fait cohabiter dans ses rêves les prophètes, les Indiens, les Infidèles, Yahweh… Désorientés, sevrés d’amour, ils errent, rêvent, font des projets fous et flous. « J’avais tout qui me bouillonnait dans la tête, en désordre ». Ils rencontrent d’autres êtres aussi perdus qu’eux, et vivent en leur compagnie des aventures inattendues, exaltantes et frustrantes, des aventures qui leur font toucher du doigt les vérités de la vie.

Car, sans en être conscients, c’est une quête qu’ils mènent, une quête de vérités que les adultes ne peuvent ni concevoir ni transmettre. « Et si les adultes étaient un peu moins cons, ils l’écouteraient, et alors ils comprendraient peut-être un peu de ce qu’ils répètent comme des perroquets en réunion ». Sur fond biblique, semi-rural, semi-urbain, Et je me suis caché mêle narration et poésie, veille et rêve, réalisme et imaginaire, et les héros recréent pour ainsi dire la Création, retrouvant mine de rien les origines mythiques de l’humanité – qui a osé toucher au fruit de l’arbre interdit.

Jean-Pierre Longre

www.auxforgesdevulcain.fr    

06/02/2013

« Psychose mystique »

Roman, Roumanie, Dinu Pillat, Marily Le Nir, éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreDinu Pillat, En attendant l’heure d’après. Traduit du roumain par Marily Le Nir, Éditions des Syrtes, 2013

Peu de livres ont eu un destin aussi aventureux que ce roman – destin que relatent, dans leurs postfaces respectives, Gabriel Liiceanu et Monica Pillat. Achevé en 1948, En attendant l’heure d’après n’a pas pu être publié, et les deux exemplaires dactylographiés ont été confisqués dès l’arrestation de l’auteur, en 1959. Condamné pour apologie du mouvement légionnaire (mouvement d’extrême-droite créé en Roumanie entre les deux guerres) et pour « crime de trahison de la patrie », amnistié en 1964, Dinu Pillat (1921-1975) cherchera en vain à retrouver son texte, qui ne reverra le jour, d’une manière quasiment miraculeuse, qu’en 2010.

Sa publication en roumain et sa traduction en français sont salutaires, non seulement parce que le roman a suivi un cheminement hors du commun, mais aussi parce qu’il rend compte, sous la forme d’une fiction littéraire longuement mûrie et finement élaborée, de l’exaltation de jeunes gens qui, dans les années 1930, se laissèrent séduire par les délires apocalyptiques et parfois meurtriers d’une révolution nationale. Ainsi, sans que cela relève de l’essai, se démontent les mécanismes du fanatisme, de tous les fanatismes. 

Roman à clefs, En attendant l’heure d'après n’est pas une fresque historique, mais s’attache à l’évolution psychologique et morale d’individus représentant des figures typiques du mouvement, qui devient ici celui des « Messagers ». Sans les approuver (loin s’en faut), l’auteur, adoptant différents angles d’approche, cherche à comprendre comment certains en arrivent à la violence, d’autres à la trahison, d’autres encore à la prise de conscience de l’illusion mystico-politique dans laquelle ils se fourvoient. Divers personnages gravitent autour des protagonistes – politiciens, étudiants, parents, parmi  lesquels Raluca Holban, mère pitoyable et tragique voyant ses enfants lui échapper –, peuplant ce récit à la fois rigoureusement construit et foisonnant, qui vaut d’abord par la facture littéraire dans laquelle se coulent les désespérances individuelles et les errances collectives.

Jean-Pierre Longre

www.editions-syrtes.fr  

29/01/2013

Entre deux

Roman, anglophone, états-unis, Willa Cather, Anne-Sylvie Homassel, les éditions du sonneur, Jean-Pierre LongreWilla Cather, Le pont d’Alexander, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel, Les éditions du Sonneur, 2012

Bartley Alexander a bâti sa réputation en construisant des ponts, et il a tout pour être un homme heureux : un métier qu’il aime et qui lui permet de largement gagner sa vie, la renommée, une épouse parfaite et vigilante, des occasions de voyager entre les États-Unis, où il réside, et l’Angleterre, où il se rend fréquemment pour son travail, au prix de longues traversées en bateau (nous sommes au début du XXe siècle).

Mais parallèlement aux difficultés qu’il rencontre dans la construction du pont Moorlock, au Canada, une faille va s’ouvrir dans sa vie sentimentale. À Londres, il retrouve Hilda Burgoyne, fameuse actrice de théâtre, qu’il a autrefois connue et aimée, et qu’il redoute d’aimer de nouveau. Le roman est la relation de sa passion (au sens premier et plein du terme) qui le mine intérieurement, pris entre la fidélité à son épouse Winifred qui a « modelé sa vie » et la tentation de tout recommencer avec Hilda, qui lui donne une « force nouvelle ». Comment combler cet écart, comment échapper à « la fissure dans le mur, [à] l’écroulement, [au] nuage de poussière » ?

Le pont d’Alexander, dont le titre est à la fois reflet d’une réalité matérielle et symbole des émotions et incertitudes plus ou moins voilées du protagoniste, est un récit à la fois tout en délicatesse et tout en puissance, tout en fragilité et tout en force, comme le sont les personnages et comme l’est la destinée d’un homme qui ne peut échapper à sa dualité fondamentale. Publié en 1912, ce premier roman de Willa Cather (dont les éditions du Sonneur ont déjà publié La nièce de Flaubert) témoigne déjà d’une maîtrise parfaite de la faculté d’évocation des troubles de l’âme humaine.

Jean-Pierre Longre

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26/01/2013

Homo politicus et « collectisme »

Roman, histoire, humour, francophone, Fernand Bloch-Ladurie, Aux forges de vulcain, Jean-Pierre LongreFernand Bloch-Ladurie, Georges-Guy Lamotte. Le dernier des socialistes, Aux Forges de Vulcain, 2012

Homme de tous les combats, de la Résistance aux joutes électorales, et théoricien inégalé du « collectisme », Georges-Guy Lamotte (1929-2007) est l’une des grandes figures françaises de la période contemporaine. Injustement oublié aujourd’hui, il est enfin réhabilité par un chercheur hors-pair, un fin politologue et un écrivain chevronné, Fernand Bloch-Ladurie – trois personnes en une, trinité laïque qui offre au lecteur une biographie à la fois objective et pleine d’empathie, claire et labyrinthique, limpide et complexe, légère et pathétique de ce personnage qui sut avoir l’oreille de Guy Mollet et de François Mitterrand, et qui traversa toutes les tempêtes des IVème et Vème républiques sans dévier de son objectif : être Georges-Guy Lamotte, « synthèse entre Karl Marx et Margaret Thatcher »… Du moins, tout cela, c’est l’auteur qui nous le rapporte.

À une époque où nombre de « romans » ne sont que des biographies (ou autobiographies) relatant les moindres détails triviaux de vies plus ou moins sordides, plus ou moins sulfureuses, plus ou moins dramatiques, la publication d’une vraie fiction biographique, où le grotesque et la satire, l’ironie et l’autodérision voisinent avec un sens acéré de l’histoire, relève de la salubrité publique. Car il faut l’avouer : Georges-Guy Lamotte n’a jamais existé en tant que tel. Le grand burlesque repose sur ce décalage que l’on trouve entre les faits relatés et la tonalité de l’écriture, entre la boursouflure du héros et l’apparent sérieux des références, entre la caricature et la rhétorique, entre le ridicule de l’homme et la grandiloquence du discours. Ici, en outre, les allusions, les non-dits, les regards obliques, les aveux voilés sont aussi bien des sources de réflexion que des déclencheurs du rire (souvent intérieur, parfois jaune – car le lecteur quelque peu lucide sent bien que des hommes comme Georges-Guy Lamotte, il en a connu, parfois admiré, et qu’il s’est laissé prendre à leurs pièges).

Tous les hommes politiques, mais aussi tous les électeurs devraient lire Georges-Guy Lamotte. Le dernier des socialistes. Miroir déformant, vitre dépolie, lunette grossissante (on en passe), ce livre a aussi le grand mérite de dévoiler une doctrine dont chaque idéologie, chaque programme électoral passés, présents et à venir s’inspirent consciemment ou inconsciemment, puisque son Manifeste contient la réponse aux trois questions qui fondent toutes les grandes ambitions politiques :

         1° Qu’est-ce que le collectisme ? Tout.

2° Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.

3° Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. 

 

Jean-Pierre Longre

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24/01/2013

Relire Philippe Besson…

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, 10/18, Jean-Pierre LongreUn mort et ses secrets

Un garçon d’Italie, Julliard, 2003 et 2011, Pocket 2008

Le cadavre de Luca vient d’être retrouvé sur une rive de l’Arno. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Voilà qui aurait pu fournir matière à un roman policier traditionnel, avec enquête, interrogations, confrontations… Il y a de tout cela dans le roman, mais ce n’est pas le plus important.

Ce qui compte, c’est la levée progressive des secrets plus ou moins lourds qui lestent les personnages, selon une structure apparemment simple (monologues alternés des trois protagonistes), mais qui laisse s’épanouir la prose incisive de Philippe Besson, mélange de sensibilité et de violence. Luca laisse entendre à la fois son état cadavérique, son passé mystérieux, son indépendance, les ambiguïtés de ses amours et de ses rapports aux autres ; Anna, sa compagne aimante et aimée, dévoile peu à peu son désarroi devant les découvertes que lui permettent de faire les parents de Luca et la police ; Leo, le jeune prostitué de la gare, apparaît comme un observateur secret et un amant désintéressé, lointain mais de plus en plus proche, de plus en plus impliqué… 

Outre celle du roman policier, la matière aurait pu être celle du vaudeville, avec le traditionnel trio amoureux et les chassés-croisés qui s’ensuivent. Ce n’est pas non plus le propos. Il s’agit pour l’auteur – et pour le lecteur – d’affronter le tumulte des cœurs, des corps et des âmes, d’aller le plus loin possible à la rencontre de ce qu’ils cachent, de déchiffrer ce que dévoilent d’eux les actes et les pensées des personnages. Il s’agit, plus profondément encore, d’en chercher l’émotion et la beauté. Car ils sont émouvants et beaux, ces personnages, extérieurement et intérieurement, de même qu’est émouvante et belle la tragédie florentine que leur fait jouer Philippe Besson.

 

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, 10/18, Jean-Pierre LongreRisques épistolaires

Se résoudre aux adieux, Julliard, 2007, 10/18, 2008

Abandonnée par l’homme qu’elle aimait, Louise parcourt le monde (Cuba, New York, Venise, Paris), en quête d’on ne sait quoi : l’oubli (de soi, de l’autre) ? le renouveau ? la certitude ? Mais elle sait bien qu’aimer, « c’est prendre des risques ». Apparemment, elle tente de les reprendre, ces risques, par correspondance. Le livre entier est composé des lettres que depuis ses résidences lointaines elle adresse à Clément.

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, 10/18, Jean-Pierre LongreCes lettres rassemblent « les pièces dispersées d’un puzzle », celui de la vie amoureuse, des instants de bonheur et de doute, elles effectuent des retours sur un passé en dents de scie, sur la vie à deux, sur la solitude. Roman épistolaire à sens unique (aucune réponse ne parviendra, Louise en est vite persuadée), Se résoudre aux adieux tisse des variations sensibles et subtiles sur la désillusion, sans fermer la porte à l’espoir.

Jean-Pierre Longre

 

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01/01/2013

Les voyages d’une médaille

Roman, bande dessinée, Allemagne, Birgit Weyhe, Élisabeth Willenz, Cambourakis, Jean-Pierre LongreBirgit Weyhe, La ronde, traduit de l’allemand par Élisabeth Willenz, Cambourakis, 2012

Les dix récits qui composent ce roman graphique ont un fil conducteur unique : une petite médaille au nom de « Marie », qui passe de main en main, de pays en pays, de continent en continent au cours du XXe siècle et du début du XXIe, en une « ronde » menant de Montréal à Montréal.

L’Amérique, l’Europe, l’Afrique, les guerres mondiales et leurs horreurs, les luttes sociales, nationales et individuelles, les vicissitudes de la vie intime et collective, les petits et les grands secrets familiaux… Tout est vu, sans manichéisme ni parti pris, par le truchement de personnages attachants, qui forment eux-mêmes une chaîne aux maillons plus ou moins ténus, plus ou moins resserrés.

Roman, bande dessinée, Allemagne, Birgit Weyhe, Élisabeth Willenz, Cambourakis, Jean-Pierre LongreLes dessins en noir et blanc, qui marient la simplicité, le symbolisme et l’expressionnisme, ne se contentent pas d’illustrer les propos, ni même de figurer la narration. Ils réussissent à diversifier les points de vue tout en donnant une idée de la vie intérieure des personnages. Voilà donc – sur un schéma antérieurement adopté par Arthur Schnitzler pour sa pièce La ronde, mais sur des sujets et dans des perspectives bien différents – une œuvre qui donne à voir, à lire, à entendre la marche du monde et les mystères des humains.

Jean-Pierre Longre

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28/12/2012

La voix de la nature et le sens de la vie

Roman, Roumanie, N. D. Cocea, Jean de Palacio, Cambourakis, Jean-Pierre LongreN. D. Cocea, Le vin de longue vie, traduit du roumain par Jean de Palacio, Cambourakis, 2012

Dans le district de Cotnar, où la vigne produit un vin particulièrement fameux, vient d’être nommé un jeune juge auxiliaire qui observe la vie quotidienne du lieu, d’abord avec un certain recul humoristique, et entend avec intérêt les conversations des notables. Celles-ci tournent souvent autour d’un certain Maître Manole, propriétaire du « manoir » et de sa vigne, âgé d’environ quatre-vingt-dix ans, et sur lequel courent des bruits mystérieux relevant autant de la légende que de l’histoire locale.

Notre jeune magistrat, de rencontre en rencontre, va faire la connaissance du vieux boyard qui a conservé une étonnante santé pour son âge, et avec qui les promenades dans la campagne environnante prennent l’allure de déambulations philosophiques. Maître Manole dévoile peu à peu sa sagesse, sa culture, son goût pour la nature, pour les livres, pour la beauté, pour l’intelligence, pour la vie ; et finalement il révèle les secrets de sa jeunesse et l’histoire tragique de son amour passé pour une jeune Tzigane.

Le vin de longue vie, dont la première publication date de 1931, fait partie de ces romans épiques et intemporels qui mêlent le réalisme et l’étrange, l’humour et le tragique, le mystère et la vérité, la simplicité de la vie et la complexité de l’existence, la force et la fragilité des êtres, la satire et la morale, l’amour et la mort… « C’est folie et vaine ambition littéraire, que de décrire la beauté ». Et pourtant le style narratif de N. D. Cocea, à la fois alerte et poétique, recèle une inimitable beauté, celle que suggèrent la nature et la vie.

Jean-Pierre Longre

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12/12/2012

Secrets de naissance

Hélène Grémillon, Le confident, Plon – JC Lattès, 2010, Folio, 2012

Roman, francophone, Hélène Grémillon, Plon – JC Lattès, Folio, Jean-Pierre LongreAprès le décès de sa mère, Camille reçoit les traditionnelles lettres de condoléances, pleines de compliments pour la défunte et de compassion pour ceux qui restent. Au milieu, une enveloppe intrigante, contenant une longue missive sans signature, qui inaugure toute une série d’envois de plus en plus étranges, dans lesquels un certain Louis évoque une certaine Annie – prénoms l’un et l’autre étrangers à Camille, qui se laisse prendre de plus en plus passionnément au suspense entretenu par cette mystérieuse correspondance.

Toutes sortes de soupçons lui viennent à l’esprit, y compris celui du stratagème d’un auteur cherchant à tout prix à se faire publier – puisque Camille est éditrice. Les soupçons, et aussi la peur. Camille est enceinte, et « n’importe quelle femme enceinte aurait été troublée à la lecture de ces lettres ». Au fur et à mesure, l’enfantement et la mort se mêlent étroitement dans le récit morcelé qui s’impose à la destinataire. « Une naissance appelle une mort ».

Roman, francophone, Hélène Grémillon, Plon – JC Lattès, Folio, Jean-Pierre LongreLe lecteur, dans un mouvement parallèle, se laisse saisir par les révélations successives dont il ne doute pas, au bout d’un moment, qu’elles impliquent la naissance et l’existence mêmes de Camille, à travers les mystères de ses origines. Les récits épistolaires s’emboîtent les uns dans les autres, selon une structure narrative diversifiant les points de vue et reconstruisant habilement le passé ; un passé familial qui, s’inscrivant sur celui de la guerre de 39-45, prend une dimension à la fois personnelle et historique ; un passé d’autant plus angoissant que les sentiments et les événements intimes fondent leur drame dans le drame collectif.

Voilà un roman captivant, au sens premier du terme : captif de l’intrigue, le lecteur, comme l’héroïne, doit aller jusqu’au bout, jusqu’aux tout derniers mots, s’il veut s’en libérer.

Jean-Pierre Longre

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Les masques de la vie

Roman, anglophone, Inde, Tabish Khair, Blandine Longre, les éditions du sonneur, Jean-Pierre LongreTabish Khair , À propos d’un thug. Traduit de l'anglais (Inde) par Blandine Longre, Les éditions du sonneur, 2012

« M. Ali, j’ai parfois l’impression que ce que nous sommes, ce que nous paraissons être, ce que nous prétendons être et ce que nous sommes aux yeux des autres sont quatre choses bien distinctes. Telle est la nature de l’existence, l’une de ses nombreuses imperfections, pourriez-vous ajouter » : le capitaine William Meadows, revenu d’Inde en 1837 avec Amir Ali, semble avoir compris ce qui fait la diversité de l’existence et de ses énigmes, des récits que l’on en fait, aux autres et à soi ; ils sont au cœur du roman de Tabish Khair.

 

Le protagoniste, donc, s’est installé dans le Londres victorien, sous la protection du capitaine Meadows, qui lui demande de raconter sa vie d’adepte du « thugisme », secte réunissant jadis des musulmans et des hindous pratiquant rituellement le vol et le meurtre. En parallèle, Amir confie à Jenny, la jeune servante qu’il aime, dans des lettres dont il sait qu’elle ne pourra les lire, les vraies vicissitudes de sa vie en Inde et ses doutes actuels, dans la grisaille anglaise.

 

Une autre intrigue met en scène le fameux phrénologue lord Batterstone, dont la volonté est de montrer à tout prix le bien-fondé de ses théories raciales, et son employé John May qui, à force de chercher pour son patron des crânes difformes dans les tombes, sombrera dans l’acharnement du meurtre, entraînant ses complices avec lui. Le récit tourne au roman noir, avec double enquête, officielle et journalistique d’une part, nourrissant le fantasme du « cannibale décapiteur », officieuse et populaire d’autre part, assurée par quelques représentants efficaces et solidaires de la populace des bas-quartiers.

 

Tabish Khair, dont l’art des récits alternés se manifestait déjà dans Apaiser la poussière, sait que la vie humaine n’est pas une, et que l’existence n’est pas vouée à la certitude ; surtout, il sait l’écrire, par le truchement d’histoires qui se situent aux confins du réel, aux limites de la possibilité, aux frontières du doute. Et il sait le confier à la plume fictive de ses personnages : « Qu’il est étrange de devenir ce qu’on n’est pas. Quelques histoires, quelques mots suffisent-ils ? Notre emprise sur la réalité est-elle si faible, si précaire ? Les histoires – racontées par nous ou par d’autres – peuvent-elles nous transformer ainsi ? Et pour quelle raison avons-nous besoin de nous en revêtir – quelle que soit notre manière d’avoir prise sur la réalité, et quelle que soit cette réalité ? Est-ce donc ce à quoi nous nous résumons ? Des histoires, des mots, un souffle ? ».

 

Jean-Pierre Longre

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20/10/2012

« L’excès de l’absence »

Roman, autobiographie, francophone, Jérôme Garcin, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreJérôme Garcin, Olivier, Gallimard, 2011, Folio, 2012

Olivier allait avoir six ans lorsqu’il fut tué par un chauffard. Sa mort priva Jérôme, son frère jumeau, d’un autre soi-même, de son double, d’une présence nécessaire. « À chaque anniversaire, le même trouble me saisit : j’ai l’impression que je ne suis pas seul ». Et ce livre, pour la première fois, fait confidence de cet « excès de l’absence » (pour reprendre une formule de L’instant fatal de Queneau), de cette présence en creux qui a modelé ses attitudes face à la vie.

La solitude a donné à l’enfant, à l’adolescent, à l’adulte le goût de l’isolement, du grand air, des randonnées équestres dans la campagne ; les secrets enfouis de la gémellité perdue lui ont donné le goût du silence, de la pudeur muette et nouée. De là, la nécessité d’écrire : « Parmi tout ce que tu m’as appris, il y a d’abord ceci : on écrit pour exprimer ce dont on ne peut pas parler, pour libérer tout ce qui, en nous, était empêché, claquemuré, prisonnier d’une invisible geôle ». L’environnement familial et les choix délibérés aidant, la moitié vide de son existence a vite aspiré Jérôme vers les livres, toutes sortes de livres, parmi lesquels émergent ceux qui relatent l’« expérience du deuil ». Vers les livres à lire, vers les livres à commenter, vers les livres à écrire.

Roman, autobiographie, francophone, Jérôme Garcin, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreEt ce livre-ci, Olivier, vagabondage poétique et délicat dans les souvenirs, dans les chagrins, les « sourires invisibles », les « émotions camouflées », dans les évocations familiales anciennes et toutes fraîches, tristes et joyeuses, dans les réflexions et les références d’ordre psychologique, les territoires méconnus de l’inconscient, – ce livre-ci, on comprend que l’auteur ait hésité à le publier : « Peut-être conviendrait-il de le laisser à l’état de brouillon, de vieux papier, de palimpseste, et de ne pas enfermer cette confidence volatile dans un livre définitif ». Il est pourtant, avec raison, allé jusqu’au bout ; pour lui-même sans doute ; pour son jumeau ainsi assuré de demeurer hors de l’oubli ; pour leur mère aussi – la postface d’avril 2012 en fait l’aveu : « Ce que, par une pudeur partagée, nous ne nous disions pas, mes pages l’ont libéré ». Elles libèrent de même tout lecteur, confronté à sa propre expérience du manque, si enfouie soit-elle.

Jean-Pierre Longre

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02/10/2012

Après la chute

Roman, francophone, Jean-Paul Dubois, Éditions de l’Olivier, Jean-Pierre LongreJean-Paul Dubois, Le cas Sneijder, Éditions de l’Olivier, 2011 Éditions À vue d’œil (gros caractères), 2012, Editions Points, 2012

Avec les héros de Jean-Paul Dubois, on ne risque pas de s’ennuyer – même si eux-mêmes plongent parfois dans le désespoir et la dépression. Paul Sneijder est, comme les précédents et comme l’annonce le titre, un « cas ». Mais pas tout de suite. Sa vie aurait pu rester dans des normes sociales conventionnelles : une femme du genre « executive woman », des jumeaux qui suivent les traces de leur mère, une fille d’un premier mariage, rejetée par la nouvelle famille, un exil au Québec pour la carrière de l’épouse, un intérêt particulier pour les morts collectives d’animaux (oiseaux, poissons)… Bref, une existence qui, sans être complètement ordinaire, n’est pas encore matière à roman.

roman,francophone,jean-paul dubois,Éditions de l’olivier,jean-pierre longreEt le 4 janvier 2011 à 13h12, l’accident comme il n’en arrive pratiquement jamais. Un ascenseur qui se décroche, trois morts (dont Marie, la fille chérie) et un rescapé : Paul Sneijder, pour qui tout va changer, et dont la vie peut devenir un roman, d’autant que c’est lui-même qui la raconte, à sa manière (disons : à la manière alerte, inimitable de Jean-Paul Dubois).

Paul Sneijder bascule, pour ainsi dire, vers la face cachée de l’humanité. Son obsession : étudier les divers mécanismes qui commandent les mouvements des ascenseurs, au point d’en devenir un spécialiste. Son occupation : promener les chiens des autres, au point de se prendre d’affection pour eux. Son culte : celui des cendres de Marie, dont il conserve précieusement l’urne sur son bureau. Son amusement : relever, par exemple, les nombres palindromiques trouvés par son patron. Ses souvenirs : précis, sans défauts (« Je me souviens de tout ce que j’ai fait, dit ou entendu » : telle est la première phrase du livre). Ces changements qui, aux yeux de sa femme et de ses roman,francophone,jean-paul dubois,Éditions de l’olivier,éditions a vue d'oeil,jean-pierre longrejumeaux, tournent à la catastrophe mentale et sociale, sont pour lui salutaires, lui permettant « de considérer le mécanisme de nos vies sous un autre angle, une autre perspective ». Lorsqu’il se demande comment les chiens peuvent garder leur stabilité, ce qu’il en dit n’est évidemment pas étranger à ses préoccupations : « Je voulais croire que cela tenait à la configuration de leur mémoire qui possédait peut-être cette capacité à dissoudre l’écume des jours, à oublier ce qui n’était pas essentiel, à cultiver cette aptitude à renaître chaque jour, à repartir de zéro ».

Jean-Paul Dubois a l’art de dénicher des situations inattendues, de les cultiver, de les exploiter dans sa tonalité particulière, où tragédie et comédie se mêlent et se complètent à merveille.

Jean-Pierre Longre

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30/08/2012

« Les mots de la faim »

Roman, Allemagne, Roumanie, Herta Müller, Claire de Oliveira, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreHerta Müller, La bascule du souffle, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Gallimard 2010, Folio 2011

En 1945, le jeune Léopold, comme tous les Allemands de Roumanie âgés de 17 à 45 ans, est déporté en Union Soviétique. Il restera cinq ans dans un camp, à y subir le travail forcé, les brimades, la faim, à y côtoyer la mort et la souffrance, à y chercher dans le moindre objet, dans le moindre croûton de pain, dans le moindre brin d’herbe une parcelle du bonheur dont ne peuvent se passer les humains.

Herta Müller l’explique en postface : l’histoire de Léopold est largement inspirée de celle d’Oskar Pastior, poète de langue allemande et d’origine roumaine, mort en 2006 après avoir vécu dans sa jeunesse la douloureuse expérience des camps soviétiques, exercé différents métiers, s’être enfin voué, une fois exilé en Autriche puis en Allemagne, à l’écriture littéraire.

Malgré les détails vécus, le livre n’est pas un document de plus sur le goulag. Les choses, les paysages, les gestes quotidiens, intimement incorporés au conscient et à l’inconscient, vivent leur vie, s’imposent au plus profond de l’âme, des rêves, des sensations du narrateur. « L’ange de la faim », leitmotiv qui mine le récit autant que les corps des prisonniers, est l’un de ces fantômes qui hantent leur existence et leurs relations. Les objets usuels (la pelle, le peigne à poux, le charbon, les parpaings, la cuiller…), tout en donnant rythme aux jours et aux nuits, ainsi qu’aux brefs chapitres qui sont comme des tranches de vie, sont les points d’ancrage qui permettent aux êtres de ne pas sombrer.

Et les mots sont les instruments qui non seulement transfigurent le malheur et son souvenir, mais aussi qui pèsent sur le narrateur et son propre récit. Objets poétiques, parfois inutiles et absurdes, ils sont comme le ciment qui, au camp, s’insinuait partout lorsqu’on ne le maîtrisait pas : « Il y a des mots qui font de moi ce qu’ils veulent. Ils sont très différents de moi, et leurs pensées sont différentes d’eux. S’ils me viennent à l’esprit, c’est pour me rappeler qu’il y a de premières choses qui en appellent des deuxièmes, même si je suis loin de le vouloir ».

Jean-Pierre Longre

Herta Müller est Prix Nobel de littérature 2009

http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/10/09/herta-muller-prix-nobel-de-litterature-l-ecriture-contre-l-oubli_1251741_3260.html

http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20091008.BIB4145/le-nobel-2009-s-039-appelle-herta-muller.html

24/07/2012

Toute la vérité ?

Roman, francophone, François-Guillaume Lorrain, Editions Grasset, Jean-Pierre LongreFrançois-Guillaume Lorrain, L’homme de Lyon, Grasset, 2011. Le Livre de Poche, 2012.

Une « étrenne post-mortem », et la vie d’un homme peut s’en trouver bouleversée. Le père de l’homme en question, Pierre Rolin (un patronyme bien proche de celui de l’auteur…), mort en 2001, a laissé à sa mère un paquet à lui remettre le 1er janvier 2009, ce dont elle s’acquitte scrupuleusement. Pourquoi ce stratagème? Parce que, sans doute, le paquet contient à l’intention du fils une lettre et des photos mystérieuses, message dont l’élucidation ne devra se faire que par étapes successives.

C’est le point de départ, pour le narrateur, d’une quête complexe à travers les années et les lieux : entre France et Allemagne, un retour sur la période de l’occupation et sur des secrets familiaux qui vont peu à peu se laisser percer. Il y a Berlin, il y a surtout roman,francophone,françois-guillaume lorrain,editions grasset,jean-pierre longreLyon, ses rues, ses zones d’ombre et de clarté, la place Bellecour et ses environs, la Résistance et la milice, les soldats allemands et les bombardements alliés… Il y a ce que montrent, tout en le cachant, les photos contenues dans l’enveloppe. « Il est facile de ne dire que la vérité. Il est difficile de dire toute la vérité » : le père aimait à répéter certaines phrases, dont celle de Léon Blum, que l’on peut mettre au compte de tout le roman.

L’homme de Lyon est une lente remontée du temps à caractère vraisemblablement autobiographique, tâtonnante et angoissante, qui mêle avec art et subtilité les enjeux personnels, familiaux, politiques et historiques, et qui rappelle à juste titre que la vie charrie des vérités qu’il n’est pas si facile de révéler.

Jean-Pierre Longre

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09/07/2012

Un samedi à Belfort

Roman, francophone, Alain Gerber, Fayard, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Le Central, Fayard, 2012

Le Central est un café fréquenté par toutes sortes de clients, qui sont ici pour toutes sortes de raisons (ou pour aucune), composant une galerie de portraits représentative non seulement des Belfortains du début des années 1960, mais encore de la société française, voire humaine, tout bonnement.

Du petit matin au soir tardif, sous la baguette omnisciente d’un narrateur chef d’orchestre qui laisse habilement se développer chaque thème, chaque timbre, chaque harmonique, se croisent, s’entrecroisent, se frôlent, se regardent de temps en temps, se parlent parfois, entre autres : le chauffagiste Albert Spiedler, qui file doux devant sa femme ; Renaud Vinchelmes, le prof d’histoire qui a viré extrême droite aigrie ; Suzette Nandeau, la téléphoniste à l’optimisme indéboulonnable ; le dentiste Waldberg, au passé mystérieux et au présent sulfureux ; les « Américains », cette « tapageuse élite de la jeunesse belfortaine », groupe de garçons dont le comportement tient autant du chahut de la bande de jeunes que de la pose avant-gardiste, et dont le destin immédiat est suspendu aux menaces de la guerre d’Algérie ; Lorraine Mistler, la journaliste vouée à la relation d’anodins événements locaux ; Viviane et Delphine, dont malgré les apparences l’amitié n’est pas parfaitement à double sens ; des inconnus, un malfrat de passage, des promeneurs du samedi, d’autres encore ; le personnel du bistrot, tout aussi divers, qui va et vient sous la houlette imperturbable du consciencieux Serge Castillon, le gérant, et le couple Laigle, les propriétaires, qui arriveront au mauvais moment…

Car cette journée qui paraît coulée dans le moule de toutes les autres sort pourtant de l’ordinaire. D’abord, c’est elle qui a été choisie pour devenir roman (et quasiment pièce de théâtre, avec, excusez du peu, unités de lieu et de temps) ; ensuite, parce qu’elle n’est pas exempte de péripéties qui lui donnent des allures de tragi-comédie. Aucune monotonie dans la succession des arrivées, départs, ruptures, retours, événements plus ou moins mémorables qui rythment les heures de ce long samedi de juin.

Alain Gerber (né à Belfort, rappelons-le) effectue là comme un retour aux sources, en un mouvement par lequel il semble renouer avec un passé que les romans des années 1970 (de La couleur orange à Une sorte de bleu) évoquaient, chacun à sa manière. Certains personnages doivent vraisemblablement beaucoup à l’auteur lui-même – tel Francis Querlier, l’un des jeunes « américains », admirateur secret de Delphine, qui suit différentes pistes studieuses et s’essaie à différents modes de vie culturelle ; le théâtre, le cinéma, la lecture, l’écriture nourrissent chez lui des ambitions qu’il ne voudrait pas illusoires : « S’il consent à se retirer de la lumière des projecteurs, ce sera pour ciseler son premier chef-d’œuvre afin d’y reparaître, plus scintillant que jamais ». Un passé donc relativement lointain, mais aussi proche, puisque la musique, qui a été ces dernières années la grande préoccupation artistique de l’auteur et de son écriture, l’est encore ici : même si le juke-box du Central joue parfois des « scies universelles », le jazz, le vrai, conserve une place de choix dans les pages du roman et sur la scène littéraire d’Alain Gerber.

Jean-Pierre Longre

www.fayard.fr

06/06/2012

Truculentes chroniques

Roman, Roumanie, Radu Țuculescu, Dominique Ilea, Ginkgo éditeur, Jean-Pierre LongreRadu Țuculescu, Mère-vieille racontait, traduit du roumain par Dominique Ilea, Ginkgo éditeur, 2012

C’est un hameau perdu de Transylvanie, déserté au fil du temps par la jeunesse, où les anciens, livrés à leurs souvenirs, cohabitent tant bien que mal entre eux et avec les Tziganes qui investissent peu à peu les maisons vides. Le narrateur, Radu, venu de la ville de Cluj rendre visite à Mère-vieille avec « la Dita », sa compagne, se fait le dépositaire et le rapporteur des histoires racontées par l’ancêtre, dont la mémoire est nourrie de tout le passé du village, mais aussi de ses lectures et de son imagination : « Des histoires qui s’ouvrent en éventail, tels les rais du soleil. Dont le centre, le magma d’où elles jaillissent, fut ce hameau au fond d’une vallée, coupé du monde, où j’ai atterri par hasard. Sans Mère-vieille, je n’en aurais rien appris. Je n’aurais pas écrit une seule ligne. Pas le moindre rayon n’aurait jailli… ».

On assiste avec une gourmandise non dénuée d’appréhension aux scènes racontées par bribes où se côtoient des couples rongés par l’existence, le mensonge et le silence, des hommes qui soignent leur nostalgie, leurs fureurs et leurs faiblesses à grandes lampées de ţuica, des femmes dont l’âge n’a pas amoindri la verve railleuse et l’ardeur érotique (parmi lesquelles la Margolili, notamment, qui a fait des ravages chez les mâles, aura bizarrement disparu à l’issue d’une noce héroïque), un pope toujours très, très proche de ses paroissiennes, des êtres fantastiques tel un étrange matou diabolique… On suit les protagonistes dans un voyage épique, une véritable odyssée campagnarde, vers le dispensaire voisin où la grand-mère est censée trouver à se soigner… On vit et on vibre littéralement au son de la musique qui pendant trois nuits entraîna Démitri, époux de Mère-vieille et fameux danseur, au cœur d’un sabbat enragé…

Ces rustiques et truculentes anecdotes, drôles et tragiques, traduites au plus près de la langue et des tournures d’origine, se déroulent sur un rythme enfiévré, en une prose parfois rugueuse, souvent poétique, de cette poésie qui laisse tout juste entrevoir les mystères de la vie, de la mort, du rêve, de l’écriture. « Dès que je me retrouve dans le village de Mère-vieille, sans faute, je glisse derechef sur la piste invisible qui slalome entre la réalité et la fantaisie. […] Dans cette communauté que je flaire ésotérique, les apparences sont souvent trompeuses, ce qui m’arrange ». On s’y laisse prendre, délicieusement.

Jean-Pierre Longre

www.ginkgo-editeur.fr  

25/05/2012

Les faits et les objets

Roman, francophone, Roumanie, Suisse, Marius Daniel Popescu, José Corti, Jean-Pierre LongreMarius Daniel Popescu, Les couleurs de l’hirondelle, José Corti, 2012

Prix de l'Inaperçu 2012

La symphonie du loup, le précédent roman de Marius Daniel Popescu (José Corti, 2007), débutait par la mort du père ; Les couleurs de l’hirondelle commence et finit (presque) par l’enterrement de la mère. Entretemps, le puzzle narratif se met en place, mêlant le passé (l’enfance et la jeunesse au « pays du parti unique », la Roumanie jamais nommée) et le présent (la vie quotidienne dans le pays d’adoption, la Suisse tout aussi anonyme, les jeux avec l’enfant, le travail, le retour dans la famille pour les funérailles, et aussi le livre en train de s’écrire…). Aucune transition entre les épisodes ; placés les uns à côté des autres comme les affiches que colle le narrateur ou comme les cases du jeu de bataille navale qu’évoquent les dernières lignes, chacun d’entre eux est une histoire, un poème, un exercice de style à soi seul.

Exercice et art poétique en même temps. Par exemple : « Tu te dis que tu viens d’écrire un texte avec une fille et une femme, avec de la poésie et de la prose dans ses mots, avant les mots que tu viens d’écrire, avant les mots que tu vas écrire, il y a une sorte d’embryon du texte à venir, du texte publiable-publié et tu places cet embryon avant que les mots commencent à s’inscrire quelque part : toute écriture nécessite des perceptions, des plans ou des spontanéités mentales qui forment dans ton cas le début de chaque texte : une fois que tu commences à transformer en mots l’embryon du texte, tu te soumets à des règles qui bouleversent cet embryon, qui lui proposent de grandir, de devenir texte publiable en suivant des chemins qu’on appelle mots et qui, bizarrement, s’articulent entre eux sans former de carrefours, de places, de trottoirs ». Les mots, mis à rude épreuve, sont là pour exprimer les perceptions, non pour s’imposer, et c’est bien de cela qu’il s’agit : prendre conscience de ce qu’est la vie, dans son unité et sa diversité, dans ses manifestations mentales, affectives, physiques. Elle est faite de ces petites et grandes réalités que l’homme perçoit dans sa conscience et dans son inconscient, dans la mémoire de son esprit et de son corps, et qui voyagent comme un oiseau à qui l’on donne les couleurs du temps. Cela va de l’oppression politique odieuse et bête à la « révolution » vite confisquée par le règne de l’argent, de la misère et de la corruption ; des rideaux de lettres, qui en s’entrouvrant laissent apercevoir quelques mots, aux ensembles d’objets peuplant une existence humaine ; des jeux de l’enfance campagnarde à la confection d’un journal poétique, Le persil

Les faits et les objets. C’est en eux, par eux, avec eux, apparemment livrés à l’état brut, en réalité répartis avec minutie comme des notes sur une portée musicale, que se crée l’émotion, par l’intercession des mots innombrables peuplant les phrases d’un récit que la mémoire n’en finit pas de prolonger, comme après un beau concert.

Jean-Pierre Longre

www.jose-corti.fr

www.prixdelinapercu.fr

21/05/2012

En quête des autres, en quête de soi

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières, Les éditions du Sonneur, 2012

Est-il pensable de trouver dans un roman d’aujourd’hui des mots comme « voussure », « fluer », « s’aboucher », « croquemitaine », « floches », des expressions comme « botteler les possibles », « j’hypallageais pas mal sur la bouteille » ou des phrases comme « Il fait sur la rivière un temps de libellule » ? Sachez que oui, au moins sous la plume de Lionel-Édouard Martin, maître en poésie suburbaine et semi-rurale.

Ce n’est pas le tout. Anaïs ou les Gravières est un roman aux multiples facettes. Si d’emblée il prend une tournure policière (le meurtre d’une jeune fille, l’enquête d’un journaliste), on s’aperçoit vite que ce n’est pas vraiment ce qui compte. La rencontre de témoins tourne à la galerie de portraits pittoresques, sensibles, emplis de cette humanité que l’on trouve au fond de tous les yeux, pour peu qu’on le veuille. Il y a Anaïs, la lycéenne morte que l’on finira par connaître grâce aux autres, sa mère, qui confie au narrateur son histoire à la fois commune et unique, Mao, Petit louis, Toto Beauze, le légionnaire… Le lecteur les découvre peu à peu – jamais complètement, car le silence et le non-dit forment une part importante de leurs personnalités –, et devine qui est Nathalie, celle dont le destin reste comme une plaie ouverte dans la trame de l’histoire, comme un reflet pathétique de celui d’Anaïs.

Car les récits enchâssés dans l’intrigue, les souvenirs personnels et collectifs, les évocations de paysages campagnards, minéraux, industriels ou urbains, les portraits, tout cela tient dans l’œil de l’observateur, qui lui-même, dans sa solitude, guette le regard des autres, se voit dans l’autre comme dans un miroir : « Mao. Je dis Mao. Je pourrais aussi bien dire « moi ». Moi, c’est presque dans Mao. Mao, c’est presque moi ». Anaïs elle-même, dès avant sa naissance, a cette puissance du regard silencieux qui perce et reflète son entourage. Sa mère le sent : « À Mao, j’ai dit que j’étais enceinte d’une boule de regards, que j’allais accoucher dans quelques mois d’un gros œil dont il n’était pas responsable ».

Et l’écriture elle-même réfléchit le récit (et vice-versa), puisque le narrateur (l’auteur, aussi bien) ne rechigne pas aux considérations sur son travail, son « droit d’invention » : « Juste inventer ; prendre mon deuil au corps, le travailler de mots ». On y revient toujours : dans ce roman en forme d’enquête, l’important c’est la vie, la mort, les « gens » que l’on interroge par les mots, les silences et le regard, toujours en quête de soi.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com    

A noter ! Rencontre avec Lionel-Édouard Martin le 22 mai à 18h à la Librairie du Tramway, 92 rue Moncey, 69003 LYON

03/05/2012

Paris est un roman, la vie est un livre

Roman, Roumanie, Matéi Visniec, Nicolas Cavaillès, éditions non lieu, Jean-Pierre LongreMatéi Visniec, Syndrome de panique dans la Ville lumière, roman traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, 2012

Comme celles de ses pièces de théâtre, l’intrigue du roman (le premier traduit en français) de Matéi Visniec ne peut être résumée. D’ailleurs il n’y en a pas, d’intrigue ; plutôt, elles sont multiples, cheminant et courant entre réalité et fiction : il y a le « journal réel » d’un écrivain qui, parvenant à sortir de la Roumanie de Ceauşescu, trouve refuge à Paris, et il y a les œuvres potentiellement écrites, sous la houlette d’un éditeur fantasque et tyrannique, par des êtres pouvant être aussi bien auteurs que personnages. Comme le dit l’observateur Georges, derrière son bar : « On dirait que nous nous trouvons ici précisément au point de passage de la frontière entre fiction et réalité ».

Le récit navigue comme un bateau dans une tempête, tantôt grimpant vers les sommets prestigieux des vagues (la gloire mondiale sur laquelle fantasme le narrateur), tantôt plongeant vers l’abîme du néant anonyme – le tout ponctué par un poème qui clôt le livre, « Le Navire », parabole de la lente destruction d’une… (ici, au lecteur de compléter).

Intrigues multiples, personnages multiples : outre l’auteur (qui n’hésite pas à se nommer en tant que personnage), l’éditeur « Monsieur Cambreleng », l’ami d’enfance Gogu Boltanski qui a suivi une autre voie, François, futur auteur malgré lui d’un « chef-d’œuvre », un étrange bossu, un guide aveugle, une jeune femme séduisante et sans cesse éclopée, tout un cheptel d’auteurs-personnages réunis dans un café de la rue Mouffetard… Il faut aussi compter avec les silhouettes d’illustres écrivains et artistes du passé lointain ou proche, de Voltaire à Sartre, d’Hugo à Breton, Beckett ou Queneau, sans oublier le trio roumain Cioran, Eliade, Ionesco…

Personnages multiples, sujets multiples : l’actualité politique, les dictatures d’Europe de l’Est, les bouleversements liés à la chute du Mur, et bien sûr Paris, la ville des lumières et des ombres, des bistrots et des librairies, des touristes et des autochtones aux origines mêlées, des enthousiasmes délirants et des déceptions amères, navire qui « fluctuat nec mergitur » malgré la houle, la ville qui est un livre vivant, plein de souvenirs et de surprises. Paris qui vit des mots, ces êtres traversant les frontières, passant « d’un cerveau à l’autre » : « Toute la ville était habitée par des mots. Je voyais autour de l’église Saint-Médard les mots des passants, d’autres mots qui sortaient des fenêtres ouvertes des immeubles, ou bien des portes des cafés. Partout où deux personnes se rencontraient et se mettaient à discuter, une nébuleuse de mots se formait autour d’eux ».

Chaque chapitre est un déroutement, au plein sens du terme, et le lecteur se laisse mener volontiers où il semble bon à l’auteur de le mener, dans les méandres de la « Ville lumière ». C’est cette instabilité qui paradoxalement fait l’unité du livre, comme dans la vie. Au-delà de la « panique » que peuvent provoquer les tempêtes et les errances, ce qui rassure, c’est le ton de Visniec, le style inimitable qui est le sien, la foi dans l’écriture, la confiance accordée aux mots. La littérature ne sombrera pas.

Jean-Pierre Longre

http://www.editionsnonlieu.fr

http://visniec.com

21/04/2012

Quête clandestine

roman,francophone,blandine le callet,éditions stock,jean-pierre longreBlandine Le Callet, La ballade de Lila K, Stock, 2010, Le livre de poche, 2012

Lila n’a pas de souvenirs de sa mère, sinon l’image de la « cassure », cette scène de terreur où, toute petite, elle en a été brutalement séparée pour se retrouver dans le « Centre » où elle passera son enfance et sa jeunesse. Pas de souvenirs, mais une quête qui va être son obsession secrète : retrouver cette femme qui, officiellement frappée d’indignité, ne doit plus être sa mère, mais dont elle sait plus ou moins consciemment – et par les mystérieuses résonances de son corps – qu’elle l’aimait malgré la misère et la déchéance.

Roman, francophone, Blandine Le Callet, éditions Stock, Jean-Pierre LongreContrainte de s’insérer (ou de feindre l’insertion) dans un monde qui la rebute, mais aidée par quelques êtres qui ont gardé leurs sentiments humains et leur culture livresque, elle mène coûte que coûte sa recherche malgré le programme obligatoire, la surveillance constante, les interdictions multiples, une organisation sociale dans laquelle l’individu ne maîtrise plus rien de son destin, sinon en s’enfermant ou en fuyant « extra muros », dans une « Zone » de tous les dangers… Car, à petites touches, l’auteur évoque un univers qui fait penser à ceux du Meilleur des mondes, de 1984 ou de Farenheit 451, mais dont celui dans lequel nous vivons actuellement porte sans conteste les germes.

Blandine Le Callet, qui dans un registre différent s’est signalée naguère par son roman Une pièce montée (Stock, 2006, Prix des Lecteurs du Livre de Poche 2007), sait ménager un beau suspense tout en suscitant la réflexion. Surtout, elle peint avec délicatesse un être à la fois fragile et déterminé, auquel le lecteur s’attache avec émotion.

Jean-Pierre Longre

www.editions-stock.fr    

02/04/2012

Une leçon de modestie

Roman, francophone, Pascal Garnier, Zulma, Jean-Pierre LongrePascal Garnier, Nul n’est à l’abri du succès, Zulma, 2012

Ce bref roman pourrait être vu comme une leçon de modestie délivrée par l’auteur à lui-même d’abord, aux autres écrivains ensuite, et plus généralement à tous ceux qui connaissent un jour ou l’autre le succès. Ce succès qui n’apporte pas le bonheur, mais une rupture existentielle.

Jean-François Colombier reçoit un grand prix littéraire, et se voit comblé d’honneurs, d’amis, d’argent, d’amour… Cédant momentanément à cette vie, il ne la supporte que peu de temps et répond à la rupture que provoqua ce prix par une autre rupture. Parti rejoindre son fils, petit dealer vivant au jour le jour, il se jette tête la première dans des péripéties où il s’empêtre de plus en plus, jusqu’à vouloir en mourir ; victime des escroqueries d’une vamp de bistrot et d’un semblant d’avocat, victime d’une fausse jeunesse qu’à 50 ans il croit retrouver, victime de ses illusions et de ses velléités, victime de son métier d’écrivain qui lui fait prendre les personnes de la vie pour des personnages de roman, à commencer par lui-même, comme le lui rappelle l’un d’entre eux : « Qu’est-ce que vous faites pour eux si ce n’est de les utiliser dans vos romans ? Vous leur versez des droits d’auteur ? […] Vous n’y connaissez rien, mon petit monsieur. C’est moi, là, maintenant qui écris le scénario, vous n’êtes qu’un personnage. »

Livre noir, mais alerte, Nul n’est à l’abri du succès obéit aux lois du roman d’aventures, comporte ce qu’il faut d’amour, de coups de revolver, de trafics divers, de trajets nocturnes en voiture, de déambulations citadines et autres ingrédients traditionnels, mais en décalage et à distance, subvertis par une écriture plaisante et ironique, ainsi que par les actes manqués et souvent ridicules du protagoniste/narrateur, anti-héros qui, ne comprenant pas ce qu’il vit, ne parvient même pas à mourir. Oui, une jolie leçon de modestie pour tous ceux qui se croient utiles aux autres et ne le sont même pas à eux-mêmes.

                                                                                              J.-P. Longre

www.zulma.fr

Après la disparition de Pascal Garnier, en mars 2010, la revue Brèves lui a consacré son numéro 93. Voir: http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/11/29/pour-la-nouvelle-toujours.html

21/03/2012

La décadence en marche

roman,anglophone,australie,christos tsiolkas,jean-luc piningre,belfond,jean-pierre longre Christos Tsiolkas, La gifle, traduit de l’anglais (Australie) par Jean-Luc Piningre, Belfond, 2011. 10-18, 2012

Au début, on se croirait en pleine saga socio-familiale, entre Desperate housewives  et enquête sur les relations humaines dans la société occidentale actuelle. Et peu à peu, à partir d’une gifle donnée à un enfant au cours d’un barbecue entre amis, on s’aperçoit que c’est construit, profond, intéressant en somme, et de plus en plus.

Loin de la lisse superficialité d’une série américaine, nous plongeons dans les rapports complexes, les non-dits troubles, les angoisses secrètes ou involontairement proférées de la société australienne d’aujourd’hui, dans laquelle les mélanges ethniques n’empêchent pas le racisme, le souci de l’harmonie sociale n’empêche pas la violence, les liens familiaux n’empêchent pas le désarroi de la jeunesse, l’amour n’empêche pas la haine.

Même si le récit dans sa globalité revêt une unité, une continuité qui tiennent en haleine, chaque chapitre, consacré à l’un des protagonistes, est à lui seul une sorte de roman autonome, qui permet au lecteur de cheminer à la fois à la surface du temps et dans l’épaisseur psychologique des personnages, de parcourir l’échelle des générations et des origines, de mesurer le délitement d’une société où l’alcool et la drogue, les illusions et la désespérance voisinent avec la chaleur humaine et le réconfort des traditions.

Roman, anglophone, Australie, Christos Tsiolkas, Jean-Luc Piningre, Belfond, Jean-Pierre LongreL’Australie est vue ici à la fois comme un pays particulier, avec ses coutumes, son melting-pot, ses tensions, son isolement, mais aussi comme un symbole de cet Occident qui voudrait avoir tout juste et qui s’aperçoit que, tout compte fait, la décadence est en marche. Christos Tsiolkas a sans doute mis dans son récit de son expérience personnelle et familiale (les immigrés grecs et leurs descendants y tiennent une place de choix) ; mais La gifle est surtout un vrai, bon et gros roman qui, par la fiction, lève le voile sur la réalité. C’est le premier roman de l’auteur traduit en français. Nous attendons les autres.

Jean-Pierre Longre

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