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04/08/2010

« Comment effacer la vitre »

Gerber.jpgAlain Gerber, Frankie, Le sultan des pâmoisons, Fayard, 2008

 

On connaît l’érudition musicale d’Alain Gerber. On connaît les grands romans qu’il a consacrés au jazz et à certains de ses héros (Louis Armstrong, Chet Baker, Charlie Parker, Billie Holiday, Paul Desmond, Miles Davis…). Erudition et récit romanesque font encore bon ménage dans Frankie, dont l’auteur précise bien qu’il ne s’agit pas d’une biographie.

 

Effectivement. Le récit se fait portrait ; ou plutôt, les récits se font portraits : celui de Frank Sinatra, bien sûr, mais aussi – puisque, selon un type de composition maintenant bien ancré dans l’écriture de l’auteur, celui-ci donne la parole aux proches du héros – ceux des proches en question, triés sur le volet : Dolly, la mère aimante et décidée, Bernard « Buddy » Rich le batteur, Ava Gardner, pour qui il quitta la mère de ses enfants, Sam Giancana le mafieux. Autour de la vision que chacun offre de Sinatra, se dévoile en contrepoint plus ou moins délibéré la personnalité de chaque narrateur ; c’est ainsi que se dessine une rosace complexe et colorée, dans les courbes de laquelle on apprend beaucoup sur Frank (Frankie, Franco, The Voice, Z’yeux bleus, Le P’tit…), en particulier sur son opiniâtreté à croire au succès. Prêt à tout pour faire entendre sa voix dans les salles de concert et les studios d’enregistrement, il s’impose sans peur et sans regret, la violence (mafieuse ou non, à soi-même et aux autres, « directe ou par personne interposée ») faisant partie de son éducation et de son monde : « On a le droit de se battre, à condition d’avoir la garantie de l’emporter. Pour cela, il convient d’être le plus fort, par n’importe quel moyen. Un garçon qui respecte son orgueil ne lui laisse courir aucun risque ».

 

On en apprend beaucoup sur Frank et sur les autres, mais aussi sur l’histoire des USA ; car avec lui on est au centre des relations, par exemple, de la mafia avec J. F. Kennedy, dont on perçoit la vie dissolue ; ou bien l’on s’interroge sur la mort de Marilyn Monroe…

 

Mais le plus important est-il ce que l’on apprend, ou la manière dont on l’apprend ? Alain Gerber, comme de coutume, nous montre sans imposer, en son style impeccable dans l’allusif, plein d’échos mystérieux dans la clarté, audacieux dans le paradoxe : « Les gens font semblant d’être dupes. Francis Albert ne mange pas de ce pain-là : il s’est toujours montré sincère dans ses impostures. C’est pourquoi le remords n’a jamais eu raison de lui. C’est pourquoi il n’a jamais regretté ses regrets – l’une des formes subtiles de la trahison de soi-même ». Ces phrases qui privilégient la forme nous en apprennent plus sur le fond que n’importe quelle information « biographique » ; on pourrait en dire autant des images telles que celle, récurrente, de l’enfant derrière la vitre, contemplant le monde extérieur, espérant toujours que ce monde viendra à lui. La forme, toujours : celle d’expressions figées sans cesse renouvelées, comme pour signifier que le personnage ici fignolé ne serait rien, si, dans son exception même, il n’était pas représentatif de toute une gamme humaine : « Frank voulait mettre toutes les chances de son côté et ne craignait pas de mouiller sa chemise. Il était toujours sur la brèche. Il faisait feu de tout bois. Sautait sur les bonnes occasions ».

 

Frankie aurait pu s’appeler « Frank Sinatra et les autres » (reconnaissons-le toutefois : « Le sultan des pâmoisons », c’est beaucoup plus prometteur) ; comment être vu, entendu, reconnu, respecté, aimé par les autres : l’adulte comme l’enfant n’aura eu de cesse que de trouver « comment effacer la vitre » qui le sépare du monde.

 

Jean-Pierre Longre

 

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L’inquiétante silhouette de Géraldine Bouvier

Villemain.jpgMarc Villemain, Et que morts s’ensuivent, Éditions du Seuil, 2009
Grand Prix de la SGDL 2009

C’est à la fois morbide et drôle, satirique et tendre, terrifiant et attachant. Onze nouvelles, onze héros (ou anti-héros) condamnés à toutes sortes de morts, selon des progressions différentes mais implacables, jusqu’à l’« Exposition des corps », sorte d’appendice pseudo réaliste résumant la biographie de chacun. Parmi eux, soit dit en passant, un certain Matthieu Vilmin, dont la minutieuse description de la souffrance ne peut résulter que de l’expérience personnelle d’un certain Marc Villemain ; une certaine M.D., aussi, écrivain de son état, dont les histoires « se finissent toujours mal ». Le double de l’auteur n’est jamais loin…

La diversité des noms, des situations, des conditions sociales est contrebalancée non seulement par l’unité des destinées ultimes, mais encore par la présence constante, notoire ou discrète, d’une dame Géraldine Bouvier, témoin impavide ou actrice décisive, dont la silhouette se glisse dans les récits comme celle d’Hitchcock dans ses films. Fil conducteur comme l’est la mort, bourreau involontaire ou juge sans indulgence, Géraldine Bouvier ne laisse pas d’intriguer voire d’apeurer, par sa présence à la fois unique et multiple.

Et que morts s’ensuivent se lit délicieusement au second degré, et c’est bien ainsi. Chaque détail biographique, chaque remarque ironique ou sarcastique, chaque procédé narratif est pesé au gramme près pour le plaisir masochiste, la délectation mortifère du lecteur. Le Grand Prix de la nouvelle, attribué  récemment par Société des Gens de Lettres à l’auteur pour son recueil, est mérité.

Jean-Pierre Longre

http://www.seuil.com

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« Saloperie d’existence »

Martinet.jpgJean-Pierre Martinet, Ceux qui n’en mènent pas large, Le Dilettante, 2008

Sur la couverture du livre, un dessin de Tardi en noir et blanc campe non seulement l’atmosphère, mais, peut-on dire, la réalité de ce fulgurant roman désespéré : la tête entre les mains, un homme – Georges Maman, le (très) anti-héros – fait face à son imposant Frigidaire, que l’on devine aussi vide que le compte en banque de son propriétaire (il s’avérera qu’il n’est pas tout à fait vide, puisqu’il contient le dénouement du récit). Entre eux, quelques bouteilles de mauvais vin, une boîte de Canigou, le paysage déprimant d’une cuisine inutile.

Maman a pourtant connu une brève célébrité cinématographique et théâtrale, au temps où il semblait aimé de Marie Beretta, devenue vedette de papier glacé. De cette lointaine époque, il ne lui reste que la mémoire, les rêves et la présence à la fois haïe et recherchée de Dagonard, assistant à la télévision, et pour cette raison un peu moins démuni que son compagnon d’infortune. Ceux qui n’en mènent pas large raconte         ainsi des heures nocturnes de déambulations, de perte de soi, de dégringolade, de larmes, d’hallucinations… Se réfugier dans l’alcool, dans le sommeil, dans les souvenirs illustrés par le grand écran, tout cela est-il utile ? C’est en tout cas le seul sursis, le seul moyen de nager sur les flots pourris de l’existence, un moment.

Le style de Jean-Pierre Martinet est parfaitement adapté aux êtres qu’il décrit, ces humbles ratés qui n’ont pas les moyens de se sauver du naufrage ; un style sans concessions, tout en violence et en émotion, qui frappa dur à la porte de notre indifférence. Il faut donc sauter sur l’occasion des rééditions qui sortent de l’oubli cet écrivain (1944-1993) qui fut assistant rélisateur, critique, marchand de journaux : Jérôme aux éditions Finitude, L’ombre des forêts à La Table Ronde et Ceux qui n’en mènent pas large au Dilettante ; et ne pas oublier de lire, à la fin de ce volume, « Au fond de la cour à droite », bel hommage de Martinet à Henri Calet, à « sa noirceur, sa dignité » ; Henri Calet, qui a dit l’essentiel : « Saloperie d’existence ».

Jean-Pierre Longre

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Les dix-sept pieuvres du golfe de Guinée et leurs tentacules

R.Queneau.jpgRaymond Queneau, Hazard et Fissile, Le Dilettante, 2008

 

Raymond Queneau n’a pas dit son dernier mot. De nombreux textes élaborés ou non, achevés ou non dorment encore dans les cartons et les dossiers de ses œuvres complètes. Hazard et Fissile, roman inachevé, s’est donc réveillé pour le plus grand plaisir du lecteur curieux. Deux versions manuscrites non datées, dont la rédaction « semble remonter » à la fin des années 1920, selon ce que suggère Anne-Isabelle Queneau dans l’avant-propos (dommage qu’on ne puisse pas en savoir plus), donnent donc lieu au texte ici publié.

 

En 24 courts chapitres, nous tentons de suivre (en nous perdant avec délices, souvent) les aventures labyrinthiques non seulement des deux personnages choisis pour le titre, mais d’une multitude d’autres, qui se laissent guider de manière fluctuante par leur destinée aberrante, leurs choix inopinés, leurs décisions absurdes, leurs compagnons de déroute… et aussi et surtout par l’art consommé de l’auteur dans les domaines de la parodie, des jeux de langage, de la narration tortueuse, de la mise en scène insolite, de l’humour noir, de l’expression de l’absurde… Qui voudrait reconstruire l’échafaudage aurait du travail ; et tout autant qui voudrait déceler les éléments intertextuels. Car si Fantômas est au cœur de la mémoire du texte, la diversité des tons et des genres (dialogues, portraits, récits enchâssés, aventures exotiques, énigme policière, scènes épiques, poésie oratoire, images inattendues, adresses au lecteur) relève d’une réécriture on ne peut plus diverse.

 

A l’évidence, Queneau joue. Il joue avec les mots, les sons et l’orthographe, bien sûr (« claoun », Fissile et difficile, les vivres et les livres, le tabac et les rutabagas, « le Nain Jaune était vert », on en passe et des meilleurs – et parmi eux le goût pour les listes et les inventaires), il joue avec ses personnages, il joue avec le lecteur : à de nombreuses reprises, l’auteur passe la tête dans les interstices de la narration, des monologues ou des dialogues, et sollicite directement l’attention dudit lecteur, commentant la technique romanesque utilisée, avouant avec une feinte humilité son incapacité à « raconter une conversation », ou posant les questions qui le tarabustent : « Qu’attends-tu maintenant, lecteur à l’haleine tourmentée par les récits que tu viens de lire ? Que veux-tu que je fasse de ces personnages ramassés dans le sable un jour d’ennui et qui n’arrivent que péniblement à me distraire ? T’amusent-ils vraiment ? ».

 

A l’évidence aussi, nous retrouvons dans ce texte quelques-uns des motifs qui jalonnent l’œuvre quenienne tout entière : le cirque et la fête foraine, les déguisements et les masques, voire les bestioles du genre vers, scolopendres, poux… En plus grand format, ces animaux mystérieux qui étendent leurs tentacules dans tout le récit, les fameuses « pieuvres du golfe de Guinée », sur lesquelles le lecteur voudrait bien avoir plus de renseignements : « Tu désires peut-être que j’élucide tout le mystère que j’ai enroulé autour de mes chères pieuvres, comme le tonneau qui s’enroule autour du vin nouveau ? Mais c’est assez, et maintenant que je t’ai entraîné au milieu de cette page tu n’as plus qu’à suivre le dédale que je compose, tantôt avec peine et tantôt avec passion, avec les vingt-sept lettres de l’alphabet occidental ». Il le suit effectivement « tantôt avec peine et tantôt avec passion », le dédale, le lecteur… et il aurait aimé aller jusqu’au bout, s’il y en avait eu un. Qu’il se contente donc de jouir de ce que l’auteur lui a donné, et qu’il laisse courir son imagination.

 

Jean-Pierre Longre

 

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Les deux sœurs

Visdei.jpgAnca Visdei, L’exil d’Alexandra, Actes Sud, 2008

 

Toujours ensemble, la devise des deux sœurs Popesco, est aussi le titre d’une pièce qui, depuis quelques années, est jouée dans plusieurs pays, parfois sous le titre de Puck en Roumanie. Le succès d’Anca Visdei, longuement mûri et largement justifié, est d’abord celui de son abondante œuvre théâtrale.

 

On ne s’étonnera donc pas de voir dans L’exil d’Alexandra, roman épistolaire, une sorte de mise en récit d’un dialogue aux accents dramaturgiques entre Alexandra et Ioana : la première a fui la dictature, la seconde, restée avec leur mère et leur grand-mère, tente tant bien que mal de se débrouiller dans le vide étouffant du règne de Ceausescu. Leur échange de lettres, sur une période de plus de 15 ans (avec une longue interruption) dit la tendresse, les anecdotes, les difficultés, les rancoeurs, les jalousies, l’amour de deux êtres qui voudraient ne rien se cacher, mais qui ne peuvent s’exprimer qu’à mots voilés : « Tante Prudence », l’odieuse et imbécile censure, veille, mais aussi, parfois, s’interposent les pudeurs et les remords… Cet échange dit aussi les métamorphoses de soi, ou plutôt du monde (« Je ne change pas. C’est la vie autour de moi qui change. Si on ne se durcit pas, on ne survit pas. Et c’est notre âge qui a changé »), la liberté retrouvée (« Dans mes rêves les plus fous, je n’espérais pas vivre ça »), mais la liberté trahie par une apparence de révolution, les faux-semblants politiques et les déceptions culturelles. 

 

Le roman baigne entièrement dans le théâtre (et vice-versa). Alexandra et Ioana ont toutes deux, sous des aspects distincts et complémentaires (l’écriture, la scène), la même vocation, et c’est ce qui renforce leur complicité (leur rivalité parfois). Shakespeare et Puck, le lutin du Songe d’une nuit d’été, sont des points d’ancrage récurrents ; et assez naturellement, Alexandra se met à « tricoter une pièce à deux personnages, une pièce épistolaire dont tu devines les protagonistes » ; les lettres, la pièce, le roman (sans compter les éléments autobiographiques) : tout s’imbrique, dans une sorte de mise en abyme de l’expérience littéraire.

 

Autre fil conducteur, noué au précédent : la langue française, dont Alexandra fait peu à peu l’apprentissage, jusqu’à l’utiliser comme langue d’écriture littéraire, et comme langue maternelle de son fils. Apprentissage difficile : « Dire que j’ai choisi le français pour me faciliter la tâche ! Dès que j’ai une idée à exprimer, pas de problème, les mots sont là, limpides et précis. Mais dès que je m’attaque au moindre sentiment, le vocabulaire se dérobe. Pour traduire dor de tara, je n’ai trouvé que mal du pays. Et si on n’a précisément pas mal ? Si c’est plus insidieux que ça, précisément comme le dor ? Nostalgie, mélancolie, ça existe encore mais pour dor, cette tristesse de l’âme qui se languit, au-delà même de la souffrance, va chercher ». Il y a toutefois la volonté indéfectible de surmonter les obstacles, jusqu’au constat d’une maîtrise parfaite : au bout du compte, Ioana constate que les colères de sa sœur n’éclatent plus en roumain, mais bel et bien en français !

 

Au-delà du théâtre, de la langue, de l’écriture, c’est évidemment l’exil qui est au coeur de tout, le titre y insiste ; l’exil politique, géographique, linguistique, familial, sentimental… Mais le choix du genre, la subtilité et la limpidité de l’écriture, la profondeur et la complexité des personnages, l’imbrication de la narration dans l’histoire roumaine et européenne font de cet exil une richesse non seulement du point de vue littéraire, mais tout simplement du point de vue humain.

 

Jean-Pierre Longre

 

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La Grande Gidouille en minilivre

Pataphysiciens.gifCollège de ’Pataphysique, Le Cercle des Pataphysiciens, Mille et une nuits, 2008

Pataphysiciens, nous le sommes tous, consciemment ou inconsciemment. « Science des solutions imaginaires » selon Alfred Jarry, « la ’Pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir », fait-il dire au Père Ubu. L’avantage, c’est que les définitions peuvent se multiplier et s’élargir sans préjudice pour ladite science (dont le nom, rappelons-le, doit s’orner d’une apostrophe initiale, alors que l’adjectif en est dispensé), au point que « le monde est dans toute sa dimension le véritable Collège de ’Pataphysique », ou que « la ’Pataphysique est une machine à explorer le monde ».

Mais les recherches ne doivent pas partir à vau l’eau, et le Collège est là pour régenter ce qui pourrait devenir, selon le vœu d’Umberto Eco, « la science des solutions inimaginables ». Le Collège de ’Pataphysique, fondé en 1948 (exactement le 1er décervelage 76 de l’ère pataphysique), est donc là, avec son immuable hiérarchie (dans l’ordre décroissant : le « Curateur Inamovible » - Jarry en personne -, le « Vice-Curateur » - chef suprême temporel - , puis les « Provéditeurs », « Satrapes », « Régents », « Dataires », et enfin les « Auditeurs » et « Correspondants »), ses « commissions », « sous-commissions », « intermissions », son Ordre de la Grande Gidouille, son Calendrier (qui commence à la Nativité d’Alfred Jarry), ses publications, ses membres…

L’objet du présent ouvrage est, en 120 pages, de donner au lecteur une idée de ce que sont les éminents membres du Collège de ’Pataphysique, dont la liste est fort longue, mais dont le choix, pour être judicieux, n’en est pas moins ici limité. Entre Alfred Jarry, qui ne connut jamais le Collège, mais en fut la cause inaugurale et illustre « patacesseur », et Sa Magnificence Lutembi, auguste crocodile du lac Victoria et « Quatrième Vice-Curateur », est répertorié un échantillon représentatif des sociétaires, avec leurs diverses occupations ((écrivains, peintres, actifs, oisifs), leurs diverses origines, leurs rangs divers. On apprend à mieux connaître, ou à pataphysiquement connaître, par exemple, Marcel Duchamp, Raymond Queneau (par ailleurs cofondateur de l’OuLiPo, qui n’est pas sans liens avec le Collège), Jacques Prévert, Boris Vian, Eugène Ionesco (dont l’élection à l’Académie Française ne contrecarra pas son appartenance au Collège de ’Pataphysique qui, déclara-t-il, « couronne toutes les académies passées, présentes et futures »), Jean Dubuffet, Fernando Arrabal… sans oublier le fameux Baron Mollet… Ajoutons que chaque notice a été rédigée par un membre du Collège (sous-commission du Grand Extérieur »), ce qui ne peut que mettre en confiance aussi bien le Patapysicien chevronné que le lecteur innocent qui, en quelques pages, a la possibilité de pénétrer dans le labyrinthe de la Gidouille. Il aura du mal à en sortir.

 

Jean-Pierre Longre

 

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Juge et assassin sur la toile

Perissinotto.gifAlessandro Perissinotto, À mon juge. Traduit de l’italien par Patrick Vighetti, Gallimard, Série Noire, 2008

 

À l’instar de Meursault dans L’étranger, Luca a été poussé au meurtre comme malgré lui, dans un état second, pour un rien, une petite phrase prononcée par celui qui avait été son associé et qui l’avait trahi, ruiné, réduit à néant. Meurtre qui va le poursuivre, qui va l’obliger à fuir l’Italie pour la France, la Belgique, la Hollande… C’est en tout cas ce que nous devons croire, si nous-mêmes nous acceptons de le suivre dans le récit qu’il fait de ses tribulations de ville en ville à travers l’Europe, au cours desquelles la solitude et l’angoisse le disputent aux amitiés et aux amours de rencontre.

 

Mais la première personne qu’il veut persuader des raisons de son crime, auprès de laquelle il tente de se justifier tout en annonçant à plusieurs reprises qu’il tuera de nouveau, est son juge, « Madame le juge », avec qui il entame une correspondance électronique et qui va très vite jouer le jeu de cette correspondance quasiment intime. Le roman entier, jusqu’à l’adieu final, n’est constitué que de cet étonnant échange d’e-mails, marqué à la fois par la compréhension et l’incompréhension, la confiance et la défiance ; relation privilégiée, qui entraîne le lecteur vers une double identification, au juge et à l’assassin. Et voilà que comme le magistrat, il se met à se poser des questions, le lecteur : faut-il croire l’homme en fuite ? A-t-il vraiment subi ce qu’il prétend avoir subi ? S’est-il laissé piéger ou a-t-il piégé ? Se trompe-t-il ? Nous trompe-t-il ? Est-il bien là où il prétend être ?

 

Car Luca (adresse « angelo@nirvana.it »), informaticien hors pair, manie si bien les outils virtuels que le doute plane sur l’origine géographique de ses messages, et donc sur les informations qu’il y donne. En même temps, on se laisse volontiers prendre à ses aveux, à ses explications – et du statut de meurtrier il passe à celui de victime. Victime de la puissance économique, du pouvoir de la grande finance et de ses collusions avec le monde politique. Il reste pourtant dans cet univers des êtres doués d’humanité, des êtres simples et aimants, pour qui l’argent – qui souvent leur manque – n’est qu’un moyen d’existence. Mais survivront-ils au cynisme financier ? C’est la vraie question que pose le roman.

 

Jouant avec beaucoup d’habileté sur les potentialités du monde de l’Internet, tendant sur la toile mondiale les pièges de la virtualité, À mon juge se lit à des niveaux divers. Roman épistolaire d’aujourd’hui, roman policier, roman psychologique, roman social, roman politique… Comme les précédents ouvrages d’Alessandro Perissinotto, il s’agit là d’un roman au vrai sens du terme.

 

Jean-Pierre Longre

 

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Ce que nous dit le petit doigt de Caradec

Caradec.jpgFrançois Caradec, Le doigt coupé de la rue du Bison, Fayard Noir, 2008

                            

Il y a certes un « doigt coupé » de femme, dans ce faux roman policier (ou « rompol ») – et le commissaire Pauquet (« avec Pauquet, in the pocket ! ») est bel et bien chargé, à la suite d’obscures consignes ministérielles, d’enquêter sur ce mystère apparemment lié à des pratiques sectaires. Mais le titre ne dit pas tout, loin de là, et à mesure que l’intrigue (les intrigues) avance (nt), la comédie vire à l’évocation tragique du passé proche, celui de l’occupation et d’une diabolique invention nazie : le « Lebesborn » ou « source de vie », destiné à « créer la super-race nordique artificielle qui dominerait le monde pendant mille ans ».

 

Comment ces deux récits arrivent-ils à se superposer ? On le saura en allant jusqu’au bout de ce livre qui présente au demeurant bien d’autres intérêts. Caradec n’était pas à court d’inventions, et Le doigt coupé de la rue du Bison est comme une somme de ses talents divers : scènes de bistrot avec conversations tout azimut, jeux verbaux et orthographiques (en particulier dans la bouche d’un policier simplet), monologues induisant une pluralité de points de vue (celui d’un réfractaire au STO, celui d’une chienne, celui de la police etc.), dialogues à caractère théâtral, déambulations parisiennes, voyages lointains, inventaires en bonne et due forme… Sans compter que l’auteur nous fait rencontrer en personne quelques célébrités comme « Paul Léautaud assis sur un banc [du Luxembourg] à côté d’une jeune femme surveillant son bébé dans un landau », ou le baron Mollet sortant du Dôme « encadré par deux femmes élégantes » ; plus discrètement, par livres interposés, quelques autres comme Baudelaire, Jules Verne, Raymond Roussel, André Breton (dont les « Grands Transparents », apprenons-nous, sont en réalité une trouvaille de Victor Hugo) ; et aussi, à mots couverts et par allusions respectueuses, Raymond Queneau et sa bande, en un réseau serré de références qu’on serait bien en peine de déchiffrer intégralement.

 

Pataphysicien, Oulipien, biographe de Lautréamont, de Raymond Roussel, d’Alphonse Allais, de Willy, critique littéraire, essayiste, humoriste, François Caradec est mort en novembre 2008. Son ouvrage ultime est en même temps son seul roman : hasard ou préméditation ? À ce petit doigt malicieux, peut-être, de nous le dire.

 

Jean-Pierre Longre

 

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P.S.: Le numéro 52-53 (décembre 2008) des Amis de Valentin Brû (Revue d'études sur Raymond Queneau) est intitulé Pour François Caradec. Sous la houlette de Daniel Delbreil, un hommage collectif accompagné de texte "inédits" et "déjà parus": avbqueneau@wanadoo.fr

Mater dolorosa

livre-tom-est-mort.jpgMarie Darrieussecq, Tom est mort, P.O.L., 2007

 

La mort brutale d’un enfant vécue, revécue, ressassée par sa mère peut-elle faire le sujet d’un roman ? Oui, lorsque ce roman relate la douleur universelle, la douleur folle de toute mère.

 

La narratrice, jeune épouse française d’un anglais qui, à cause de son travail, mène sa femme et ses trois enfants d’une extrémité à l’autre de la terre, de Vancouver à Sidney et Cambera, pourrait être toute mère endeuillée de n’importe quelle époque, de n’importe quel pays. Simplement, l’écriture est là, non pour purger l’être souffrant de son malheur, non pour lui procurer l’oubli et l’apaisement, mais pour lui permettre de rendre compte, de rendre des comptes à soi-même et, peut-être, aux autres.

 

La sphère infernale de la remémoration et du remords, d’un bout à l’autre de l’écriture, englobe tout, et les dernières phrases du livre, qui pourraient être une explication, ne dénouent rien ; au contraire, elles renvoient aux premiers mots déclencheurs : « Tom est mort. J’écris cette phrase ». Un peu comme dans certains récits de Marguerite Duras (mais avec la singularité de l’événement), les mots sont des cris, un seul cri trouant la surface des sentiments, les vidant de leur substance en une spirale sans fin. Les choses de la vie ne sont pas un recours : objets, déménagements, livres (y compris les grands auteurs, sauf peut-être Charlotte Delbo et Georges Perec), même les deux autres enfants, l’aîné et la benjamine (Tom était le cadet), même les proches – le mari traumatisé et aimant, les parents compréhensifs – , tout ce qui remplit l’existence quotidienne n’y peut rien. La mort de l’enfant fait qu’il sera toujours là, éternellement âgé de quatre ans et demi.

 

Tom est mort est un livre risqué pour l’auteur : risque humain de s’aliéner celles qui ont connu  la pire des souffrances pour une femme : vivre la mort de celui à qui on a donné la vie ; risque littéraire de fabriquer de la mauvaise littérature avec un sujet grave. On peut dire que Marie Darrieussecq a composé là une œuvre littéraire vraie, en donnant à ses mots la mission de nous plonger au plus profond du cœur humain.

 

Jean-Pierre Longre

 

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Les mots de la terre

Trassard.jpgJean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier, Le temps qu’il fait, 2007

 

Qui se soucie encore des taupes ? Quelques jardiniers, quelques vacanciers retraités soucieux de leur pelouse, quelques rares paysans ? En tout cas, foi de taupier, il y en a de moins en moins, de ces petites bêtes qu’on ne voit pas, qui marchent sous terre, creusant les galeries où elles trouvent leur pitance, laissant derrière elles ces petits monticules qui empêchent de faucher.

 

Autrefois, il n’y a tout compte fait pas si longtemps que ça, pour s’en débarrasser, les fermiers pouvaient engager un « taupier », sorte de « journalier » assez miséreux mais libre, vagabond mais quotidiennement attaché au même travail, aux mêmes champs, aux mêmes maisons, aux mêmes familles chez qui il se rendait régulièrement. C’est l’un d’entre eux, Joseph Heulot, que Jean-Loup Trassard a su faire parler et dont il a su restituer la vie, avec ses propres mots d’écrivain, avec ceux de son interlocuteur, avec ceux de la campagne – mots du terroir traduits en marge pour éclairer le citadin.

 

Par la grâce de cette « conversation » entre deux hommes qui s’entendent pour de bon, on apprend beaucoup. D’abord, comment chasser les taupes le plus efficacement possible, alors que certains ont tout essayé : le poison (dangereux pour le bétail et les poules), les boules de gaz (qui ne font que les repousser ailleurs), le fusil (qui en laisse trop)… Non. Il faut être méthodique, prendre son temps, ne pas regarder aux heures de marche et à la fatigue, ne pas hésiter à se salir, repérer les passages, et avoir de l’expérience. Poser les pinces et les « pièges américains » qui claquent juste quand il le faut, ce n’est pas donné à tout le monde ; chasser « à la houette », c’est plus rapide, mais il faut être là au bon moment. On apprend aussi beaucoup sur les taupes – c’est bien normal : sur leur vie, leur survie, leur mort – et leurs peaux que Joseph Heulot peut revendre pour se faire trois sous de plus, et qui servent à faire des manteaux aux dames. On apprend encore sur la vie dans les fermes – l’essentiel, mais juste ce qu’il faut ; car le taupier n’est pas bavard là-dessus, par nature sans doute, par nécessité surtout : ne pas s’immiscer dans la vie des gens, ne pas parler aux autres de ce qui se passe chez les uns, et vice-versa, c’est le seul moyen de rester en bons termes avec tous et de continuer à travailler chez tout le monde. On apprend enfin sur le taupier lui-même, homme pauvre, dont le logis « ressemble à un terrier », qui se nourrit de peu, mais qui garde en lui « chaque champ de son territoire », et qui nous permet, grâce à ses mots, de mieux comprendre les hommes et leur attachement à la terre.

 

Jean-Pierre Longre

 

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03/08/2010

Attachants instantanés

poils_cairote.jpgPaul Fournel, Poils de Cairotes, Le Seuil, 2004, réédition Points, 2007.

 

« Le Caire fabrique du discontinu, de l’alternatif ». Cette constatation énoncée dans sa préface, Paul Fournel l’a mise en pratique en couchant par écrit à chaque lever du jour, du 12 novembre 2000 au 25 juin 2003, telle anecdote, telle évocation, telle impression, tel témoignage de l’attaché culturel qu’il fut durant cette période dans la capitale égyptienne.

 

Destinés à l’origine à donner des nouvelles électroniques quotidiennes à ses correspondants lointains, ces brefs textes composent un livre pittoresque et fin, où le trait humoristique côtoie l’observation ethnographique, où la saynète comique voisine volontiers avec la scène tragique. Sous la plume à la fois tendre et distanciée, perplexe et compréhensive de l’auteur, la vie foisonnante de la mégalopole nous saute aux yeux et aux oreilles ; nous sommes, comme lui, plongés en plein dedans tout en conservant la position de celui qui contemple avec un sourire mi-ironique mi-complice. Les bruits incessants (klaxons, moteurs et cris divers), les mouvements en tous sens, les pauses étonnantes, les combines insoupçonnées, l’enfermement citadin et les échappées vers les espaces désertiques, tout y est.

 

Même les contradictions, celles qui caractérisent les pays où la tradition s’accommode sans états d’âme de la modernité – richesse incomparable. Les exemples pullulent, comme le savoureux récit de l’installation d’une antenne parabolique à minuit par des techniciens attendus depuis le matin et qui, avec « un beau rire égyptien », rétorquent aux protestations du narrateur : « Nous on travaille avec les étoiles ».

 

Grâce à la contrainte quasi oulipienne de l’écriture matutinale, c’est la poésie qui naît, sous la plume aimante et acérée de celui qui a su conserver l’art décrire sans complètement se perdre dans les méandres de la vie cairote.

 

Jean-Pierre Longre

 

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02/08/2010

Dans le secret des « armoires bleues »

Duras-cahiers-de-la-guerre.jpgMarguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, P.O.L. / Imec, 2006

 

Il arrive que les dossiers de genèse, brouillons, avant textes et autres carnets préparatoires, souvent livrés maintenant à la légitime curiosité des lecteurs, ne donnent pas lieu à des publications passionnantes sur le plan littéraire ; ils restent dans ce cas des documents d’archive, témoignages de l’activité première d’un écrivain. Dans le cas des Cahiers de la guerre (ainsi nommés par Marguerite Duras elle-même), il y a plus : à en lire la plus grande part, on se sent déjà plongé dans l’atmosphère particulière des écrits élaborés, comme si la maturité de Marguerite Duras se dessinait dès les esquisses de Marguerite Donnadieu.

 

Les textes ici établis et présentés par Sophie Bogaert et Olivier Corpet constituent un choix judicieux dans les archives que Marguerite Duras a déposées, avant sa mort, à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine). Leur composition s’est étalée entre 1943 et 1949. Quatre cahiers donc : le « Cahier rose marbré », qui est consacré d’une part à un récit autobiographique évoquant l’enfance et l’adolescence en Indochine, d’autre part à des ébauches de livres comme Un barrage contre le Pacifique (toujours lié au passé indochinois) ainsi qu’à des fragments narratifs situés au moment de la Libération et qui constitueront partiellement La douleur, cette pathétique relation de l’attente et du retour de camp de Robert Antelme ; La douleur, dont l’élaboration se poursuit dans le « Cahier Presses du XXe siècle » et dans le « Cahier de cent pages » ; le « Cahier beige », où l’autobiographie (la mort de l’enfant, des souvenirs d’Italie, la vie de la rue Saint-Benoît) côtoie les ébauches de fictions telles que Le marin de Gibraltar. Une dernière partie donne quatre textes autobiographiques (que les éditeurs datent de la fin des années 1930) et six nouvelles dont la tonalité annonce celle des Impudents et de La vie tranquille, les deux premiers romans de Marguerite Duras publiés en 1943 et 1944. De part et d’autre de cet ensemble, des reproductions de pages manuscrites assurent une émouvante matérialité à la production littéraire.

 

Rien n’est encore vraiment construit, tout est déjà là : le matériau, les faits, les mots, la fluidité, les heurts. La cruauté d’une enfance et d’une adolescence où les coups de la mère et du frère, où le désir d’aimer et le dégoût du premier baiser, où la solitude et la promiscuité constituent le socle d’une personnalité ; l’horreur de la torture, de l’attente et de la mort, la lutte pour le retour à la vie d’un rescapé (si peu rescapé) des camps nazis, l’espoir presque vain de l’amour… Et le ton ; le ton à la fois si prenant et si décalé, reconnaissable entre tous, les phrases dont l’harmonie est souvent rompue par une fissure, une faille, un trou, alors que la narration ressassante se creuse en introspection sans concessions.

 

« Je ne voudrais voir dans mon enfance que de l’enfance. Et pourtant, je ne le puis. Je n’y vois même aucun signe de l’enfance. Il y a dans ce passé quelque chose d’accompli et de parfaitement défini – et au sujet duquel aucun leurre n’est possible », écrit Marguerite Duras au début de « L’enfance illimitée ». Dans les « armoires bleues » de la maison de Neauphle-le-Château où étaient conservés ces cahiers, il y avait de même « quelque chose d’accompli ». L’écriture s’est élaborée dans ces textes de jeunesse, mais l’essentiel y était inscrit : la quête de la vérité indicible d’une vie où le « leurre » n’a pas sa place, où tout se joue à chaque rencontre, à chaque instant, à chaque mot.

 

Jean-Pierre Longre

 

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Enfant espiègle et poète chevronné

blanche_oursin.jpgFrancis Blanche, Mon oursin et moi, Le Castor Astral, coll. « Les inattendus », 2005

 

Homme des canulars téléphoniques et de Signé Furax, des seconds rôles comiques et des sketches débridés, complice de Pierre Dac et humoriste au énième degré, Francis Blanche (1921-1974) est en outre (ou avant tout ?) un sacré poète. Mon oursin et moi le prouverait s’il en était besoin, dans la tonalité particulière que donnent à l’ensemble les derniers vers du premier texte en forme d’autoportrait (qui prête son titre au recueil) :

 

                                      « ce garçon est vraiment très bien

                                      il réussit à être drôle

                                      avec un oursin dans la main ! »

 

Francis Blanche est un mélancolique révolté (ou l’inverse), un idéaliste déçu, un clown en rupture de modernisme, qui rêve sa vie « les yeux grands ouverts » et chante les pleurs que les hommes suscitent en se faisant la guerre et en fabriquant des machines de mort, cette mort que l’on rencontre au coin des vers et dont les joies de l’enfance ne peuvent effacer l’obsession. Du lyrisme donc, entre chanson et poésie savante, agrémenté de pirouettes diverses (une belle et tendre évocation de la campagne, par exemple, pour rappeler l’essentiel : « Mais ramène surtout du beurre… et des œufs frais »), de jeux sonores et verbaux, de parodies et de calembours dont certains sont restés fameux (« Pour que l’école dure / amis, donnez ! »), dont d’autres concilient technique et rhétorique oratoire (« Mon Dieu qu’elle est polie Esther ! / Mon Dieu comme il est fort Mika ! »).

 

Aucune concession à la facilité dans ces textes où se côtoient et se recoupent l’absurde et le rire, le sourire et le désespoir. Francis Blanche n’hésite pas à se plier aux contraintes formelles, et la force de ses vers est d’autant plus efficace qu’elle se coule dans les formes traditionnelles : la fable dont la moralité ne laisse jamais indifférent, le bestiaire dont la fantaisie peut confiner au surréalisme, parodie et hommage confondus, le sonnet virtuose, le conte en vers et même l’acrostiche, le tout entrelardé de proverbes détournés mêlant la densité du haïku, le ludisme du choc verbal et la profondeur existentielle… Quelques exemples ? « Qui rit vendredi boira quarante jours plus tard » ; « La caravane passe… les aigris restent »… Et si par hasard quelques mauvais coucheurs mettaient en doute le talent littéraire de l’auteur, ils ne pourraient nier son acuité de lecteur : les allusions plus ou moins voilées aux grands anciens, La Fontaine, Rutebeuf, Apollinaire, Saint John Perse, Mallarmé et une ribambelle d’autres fondent l’écriture sur une culture de véritable érudit. Patrice Delbourg qui présente le volume, Armand Lanoux, Jean-Marie Blanche et Evelyne Tran qui signent les postfaces ne s’y trompent pas.

 

Voilà une édition sérieuse (d’ailleurs Francis Blanche en avait lui-même choisi les textes), utilement complétée par une biographie et une bibliographie, pour un faux naïf et un vrai écrivain qui faisait tout pour qu’on ne le prenne pas au sérieux, en toute lucidité :

 

                            « Ça ne tourne pas rond dans ma petite tête

                            Des fois j’ai des drôles

                            D’idées

                            C’est pas ma faute mais quand je m’embête

                            Faut que je fasse

                            Des conneries ».

 

Jean-Pierre Longre

 

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01/08/2010

Le goût de la reprise

Dany Laferrière,     Je suis fatigué, Typo, 2005.

Vers le Sud, Grasset, 2006

 

Lafferrière fatigué.jpgDany Laferrière se dit fatigué, et voilà qu’à deux mois d’intervalle il publie deux livres. Certes, l’un est la réédition, revue et augmentée, d’un recueil paru en 2001 chez Lancrôt (à Montréal, déjà), et l’autre un ensemble de récits (réunis sous l’appellation générique de « roman », confirmant leur unité de ton, de lieu et de sujet), dont quelques-uns ont servi de scénario au film de Laurent Cantet. Gageons que si la fatigue de l’auteur est sincèrement proclamée, elle n’est pas stérile.

 

C’est d’ailleurs ce dont semble le persuader son éditeur, dans l’avant-propos plein d’humour de Je suis fatigué : « Quand il n’y a plus rien à dire, tu me conseilles de redire ? » Et qu’il redise ou qu’il ajoute, c’est toujours un régal pour le lecteur ; en douze chapitres (depuis « Le parc » jusqu’à « Un monde sec » – toute une géographie littéraire), se succèdent anecdotes, réflexions, dialogues avec soi-même, monologues, humeurs, souvenirs… Le tout, flottant sur une écriture limpide, navigue entre les trois villes où Laferrière a vécu, où il vit encore simultanément, par la présence physique ou mentale : « Port-au-Prince occupe mon cœur. Montréal, ma tête. Miami, mon corps. […] Moi, je ne quitte jamais une ville où j’ai vécu. Au moment où je mets les pieds dans une ville, je l’habite. Quand je pars, elle m’habite. » Pot-pourri, « pot-au-feu », comme le dit l’auteur, Je suis fatigué est un livre bouillonnant, dont le fumet tient ses promesses : une fois qu’on a soulevé le couvercle, on ne peut pas se lasser d’y goûter, même à brèves lampées.

 

Laferrière sud.jpgLa lecture de Vers le Sud est un autre type de consommation. On y retrouve bien sûr la prédilection pour le lapidaire, puisqu’il s’agit là encore d’un ensemble de textes relativement brefs, mais dont l’assemblage, clairement narratif, est plus visiblement cohérent, autour du personnage de Fanfan, jeune « faune » à la peau noire d’Haïti. Tout se passe dans la chaleur sensuelle de l’île, où s’affrontent, s’attirent en des relations irrésistibles et passionnelles les corps blancs (souvent ceux de femmes en mal d’amour) et les corps noirs (ceux de jeunes garçons en quête de reconnaissance et d’argent). Le sexe a ses exigences, mais aussi la vie, tout simplement, avec ses évidences et ses mystères, les manques et les besoins du corps et du cœur ; et il y a ce Sud obsédant, avec la clarté de la mer, de la terre et du ciel, avec ses nuits torrides et angoissantes, avec son présent où se côtoient sans vergogne l’amour et le commerce, avec son passé colonial qui ressurgit lorsqu’on nous rappelle que pour un Noir, le corps blanc, même si on s’en éprend, reste encore « la chair du maître ».

 

Deux livres différents quant à l’atmosphère, quant à la portée aussi, personnelle ou romanesque ; deux livres qui pourtant peuvent se lire coup sur coup ; deux livres qui, malgré les dénégations de l’auteur, en appellent d’autres.

 

Jean-Pierre Longre

 

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Méandres et secrets

Mauvignier.jpgLaurent Mauvignier, Seuls, Les éditions de Minuit, 2004

 

Pour vraiment parler du roman de Laurent Mauvignier, il faudrait analyser ce qui fait la spécificité de son style. Et pour analyser cette spécificité, il faudrait pouvoir rendre compte des méandres de la syntaxe se heurtant à l’abrupte verticalité d’un mur de silence ou d’un abîme de confusion, pouvoir rendre compte du suspens des phrases, du heurt des mots, bref d’une écriture qui se coule dans le moule de l’émotion obstinée, ressassante et redondante, qui s’y coule le plus entièrement possible, ne laissant pas un recoin vide, permettant au lecteur de pénétrer au plus intime de l’intimité des personnages. Un exemple entre tous :

    « Il m’a regardé dans les yeux et il a dit, papa, tu sais ce qu’elle n’a pas deviné, jamais, c’est que, c’est seulement que,

      et sa voix tout à coup s’est tue, coupée par une sorte de hoquet et de tic sur la lèvre […] ».

 

Ce que Tony n’arrive pas à dire, pour l’instant, à son père, et qu’il n’arrivera jamais à dire à Pauline son amie de toujours, c’est qu’il l’aime d’amour, et c’est ce qu’apparemment elle se refuse à comprendre. Étudiants, ils ont habité, bu et mangé ensemble, elle est partie en Amérique, il a arrêté ses études et pris un petit boulot, elle est revenue faire appartement commun avec lui en attendant autre chose, ayant quitté Guillaume son compagnon d’Amérique, et lui, Tony, oscille entre deux désirs contradictoires, dire l’amour et le cacher ; deux désirs qui sont aussi deux peurs : « Il a eu peur de ce regard qu’ils ont partagé et peur aussi qu’elle connaisse ce regard, que cette tension dans le regard Pauline l’ait reconnue comme elle l’avait vue déjà tant de fois sur les visages des hommes au moment où ceux-là vont basculer dans la gravité, quand ils vont parler d’amour et d’engagement, se préparer à offrir des bijoux et cette fidélité à laquelle le plus souvent ils manqueront, par ennui plus que par désir ». L’amour, les mots ne viennent pas pour le dire, les gestes artificiels, les attitudes fausses s’empressent de le cacher.

 

Á qui, à bout de forces et de grimaces, va-t-il pouvoir se confier ? Á son père, dont pourtant (ou est-ce une bonne raison ?) un contentieux pathétique et secret le sépare. C’est par ce père que nous, lecteurs, connaissons le drame de Tony, drame qui va se précipiter lorsque Pauline, en un accès de joie, va retomber dans les bras de Guillaume venu la retrouver, ultime personnage et ultime narrateur. Et c’est par ce père encore que Pauline va savoir, avec les mots qu’il doit pouvoir trouver.

 

Ils sont seuls. Tony avec son amour et son mutisme, Pauline avec son amitié et son refus, mais aussi le père avec ses secrets et sa douleur, Guillaume avec sa vie et ses remords, et finalement le lecteur lui-même, sollicité par la présence oppressante des personnages et de leurs énigmes, sollicité aussi par le « c’est moi » des narrateurs, dressant entre lui, le lecteur, et eux, les êtres fictifs, l’épaisseur d’un récit qui pourrait aussi bien être un miroir. Ils sont seuls, de cette solitude envahissante que fait couler en nous le courant irrépressible du soliloque.

 

Jean-Pierre Longre

 

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31/07/2010

Si simple et si complexe

Tardieu.gifJean Tardieu, Des livres et des voix, sous la direction de Jean-Yves Debreuille, ENS Éditions, 2010

Il est des auteurs qui, tout en faisant les délices du grand public, des élèves de collège et des clubs théâtre de lycée, sont une manne pour la recherche universitaire ; c’est d’ailleurs la marque des grands, des indispensables, et Jean-Tardieu est de ceux-ci.

Issu de deux colloques – rien de moins –, Jean Tardieu, Des livres et des voix est un fort volume qui donne une bonne idée de la dimension multiple d’une œuvre dans laquelle les genres se mêlent entre eux et se combinent aux autres formes artistiques. Les articles se rangent en cinq parties : « Une voix multiple », « Une identité incertaine », « Un théâtre hors lieu », « « Des livres en mouvement », « Une confusion des genres ». C’est donc tout un champ générique (théâtre, poésie, prose) qui est couvert, et chaque lecteur peut ainsi y trouver son parcours ou sa parcelle de prédilection.

Le point de vue auditif (si l’on peut dire, mais l’alliance ne détonne pas dans ce contexte) ouvre largement le recueil ; on sait que Tardieu fut un homme de radio, et que pour lui la voix, les sons, les rythmes, les silences, la musique sont une composante majeure de l’écriture. Jean-Yves Debreuille évoque d’ailleurs « le clavecin bien tempéré de la dramaturgie », Claude Debon étudie l’accent dans toutes ses acceptions (« il y a accent et accent ») et Jean-Marie Gleize signe des pages très personnelles sur Une voix sans personne. Les textes sur le théâtre, bien sûr, se taillent la part du lion, avec la présence de théoriciens et historiens comme (entre autres) Marie-Claude Hubert ou Michel Corvin, de praticiens comme Michel Pruner, dans des analyses portant sur de grands ensembles ou sur une pièce particulière (une « petite étude de la serrure », par exemple, par Bruno Blanckeman). Le théâtre, donc, mais aussi la poésie, qui représente une part importante de l’œuvre (en tant que telle, mais aussi comme caractéristique du théâtre), les arts (musique, comme on l’a dit, et peinture), l’essai, l’autobiographie, sans parler de personnages comme le Professeur Froeppel, sollicité à plusieurs reprises (et à bon escient)…

Ces études sur des « livres » et des « voix », proposées par des chercheurs dont les contributions sont toutes intéressantes (impossible de citer tout le monde), représentent une belle étape dans la connaissance et la reconnaissance progressive de Jean Tardieu. Beaucoup a déjà été dit, beaucoup reste encore à dire. Surtout, que ces propos nous incitent à lire et relire les textes, à voir et revoir les pièces.

Jean-Pierre Longre

http://editions.ens-lsh.fr  

http://www.sitartmag.com/tardieu.htm

LA MUSIQUE, UNE COMPOSANTE POETIQUE DU THEATRE DE JEAN TARDIEU.pdf

28/07/2010

Le labeur du lexicographe

Émile Littré, Comment j’ai fait mon dictionnaire, Les Éditions du Sonneur, 2010

 

220_____Littre_62.jpgÉmile Littré avait un « vaste appétit ». Non des nourritures du corps, mais de celles de l’esprit, produits naturels du savoir universel. C’est ainsi que ce médecin positiviste, disciple d’Auguste Comte, auteur de divers essais, tout en travaillant sur l’œuvre d’Hippocrate, conclut en 1841 avec son ami l’éditeur Hachette un « traité » concernant un Nouveau dictionnaire étymologique de la langue française dont l’impression complète sera achevée en 1872, sous le titre de Dictionnaire de la langue française.

 

Il ne pensait pas s’engager pour trente ans de labeur acharné, à « donner de la copie » à l’imprimerie. Le livre raconte comment, avec ses quelques collaborateurs, parmi lesquels sa femme et sa fille (« auxiliaires d’un genre nouveau […] constamment à côté de moi ») ce bourreau de travail composa peu à peu les volumes du fameux « Littré », avec ses définitions et, surtout, les citations qui les illustrent. Que ce soit dans son petit appartement parisien ou, de préférence, dans sa maison de campagne de Mesnil-le-Roi, l’horaire est immuable : lever à huit heures, travail jusqu’au déjeuner ; d’une heure à trois heures, rédactions pour le Journal des savants, puis reprise du dictionnaire jusqu’à trois heures du matin, voire jusqu’à l’aube… Avec cela, d’autres travaux comme un livre sur Auguste Comte, et les aléas de l’Histoire : une révolution en 1848, une guerre franco-prussienne en 1870, une révolte populaire en 1871 (la Commune contre laquelle se range le « légaliste » Littré), une élection à l’Assemblée Nationale… Sans compter le souci matériel de la fabrication et de la sauvegarde des manuscrits, dont l’avènement de l’ordinateur a fait oublier les difficultés.

 

L’exhumation de ce bref récit est une bonne idée. Pour tout un chacun, la consultation des dictionnaires est utile ; celle du « Littré » l’est davantage : elle est d’un intérêt linguistique, historique, littéraire incontestable. Et savoir comment s’est construit ce monument est passionnant. Qui plus est, l’auteur cultive ce que l’on peut appeler « le beau style » : propos clairement énoncés, phrases conduites dans la tradition de l’esthétique classique. Émile Littré est un savant, mais aussi un écrivain.

 

Jean-Pierre Longre

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La Roumanie européenne

vol_eur.jpgMircea Vasilescu, Eurotextes, le continent qui nous sépare, traduit du roumain par Ioana Bot, MétisPresses, Genève, 2010

Mircea Vasilescu, universitaire, traducteur, journaliste, fondateur de la revue Dilema, a visiblement beaucoup réfléchi à la position actuelle de la Roumanie dans l’Europe, en s’appuyant sur l’histoire particulière du pays et sur les contradictions que révèle la confrontation entre son passé trouble, son présent instable et son futur incertain. Dans ce recueil d’articles initialement publiés dans des journaux – surtout Lettre internationale et Dilema veche – il est donc question de la Roumanie et de ses problèmes spécifiques, mais aussi de l’Europe et de ses problèmes généraux. On s’aperçoit alors que les contradictions internes du pays sont parallèles à celles du « continent ».

L’auteur aborde sans a priori les questions les plus cruciales, en deux parties aux titres parlants : « Les nouvelles guerres du fromage » et « Le continent qui nous sépare ». Il s’agit, par exemple, de la « distance entre les intellectuels et les ouvriers » et de la nécessité de « reconstituer la classe moyenne », des difficultés engendrées par les normes européennes (réelles ou prétendues) en matière alimentaire (la « tzuika », le porc, le fromage ! et les traditions ?), de la place de la minorité hongroise, avec sa langue et sa culture, du contraste entre le développement urbain et la stagnation rurale… Compte tenu de ces constats, l’indispensable relation des Roumains avec l’Union Européenne paraît problématique : attirance et répulsion, méfiance mutuelle et conscience des nécessaires échanges économiques et culturels. Le texte sur « le marché du travail dans l’Union Européenne et les problèmes de chez nous » est, entre autres, particulièrement pertinent, de même que tout ce qui concerne le fonctionnement de l’Europe et, plus généralement encore, tout ce qui concerne la politique, au sens large du terme ; à signaler, à ce sujet, l’article qui, partant du succès du film 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Cristian Mungiu, dénonce la « logique perverse selon laquelle l’idéologie prime sur la convention artistique » (logique dont ceux qui, à l’Est, ont subi les dictatures communistes sont bien revenus…).

On constate donc que, traitant de la Roumanie, ce livre traite aussi de l’Europe occidentale ; on devine que le « continent » nous sépare de moins en moins : même s’il faut relativiser, la corruption des élites n’a-t-elle pas cours en France (ou ailleurs), et pas seulement en Roumanie ? La méfiance à l’encontre des règlements européens n’est-elle pas similaire en France (ou ailleurs)? Gageons que la Roumanie réussira ce qu’il est convenu d’appeler son « intégration », tout en conservant son côté fascinant aux yeux des « étrangers qui viennent jusqu’à elle ». Mircea Vasilescu le reconnaît à juste titre : « C’est un pays avec de nombreux problèmes, où les standards de l’Union Européenne ne sont pas toujours respectés. Mais c’est aussi un pays avec une vie intellectuelle dynamique et intense, avec une jeune génération qui a su assimiler les valeurs européennes et le comportement public de type européen, avec une tradition culturelle consistante et intéressante. C’est surtout un pays doté d’un grand potentiel d’adaptation ».

Jean-Pierre Longre

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03/07/2010

Images de l’amertume

Cioran-rebus[1].jpgEmil Cioran, Aphorismes traduits en rébus par Claude et Chris Ballaré, préface de Frédéric Schiffter, Finitude, 2009

Le rébus met en images non seulement les mots, mais aussi les sons. Créant des images, il crée d’autres mots, et le hasard, complété par l’imagination des auteurs, fait parfois admirablement les choses : inaugurer l’amertume (et le livre) avec une lame de rasoir, c’est une trouvaille… Bien sûr, une vache en train de meugler pour traduire la syllabe « me » ou un nœud pour traduire le « ne » illustrent la prédominance de l’image sur le son, de l’imagination sur la lettre ; et c’est tout le charme du rébus, surtout lorsque les objets qu’il donne à voir, comme ici, sont délicieusement kitsch.

images.jpgPourquoi Cioran ? Sans doute parce que l’auteur du Précis de décomposition a le sens de la formule percutante ; mais il n’est pas le seul. Le goût des illustrateurs ? Sans doute. Alors on sent une accointance entre les suites de dessins souvent énigmatiques (bien que les objets pris séparément soient clairement identifiables) et les suites de mots, dont la construction vigoureuse et provocatrice ne peut laisser indifférent. Chaque objet, chaque mot, chaque son est d’une simplicité enfantine ; mis ensemble, ils se « décomposent » les uns les autres, et leurs combinaisons deviennent désespérément mystérieuses. L’œuvre est accomplie.

Jean-Pierre Longre

www.finitude.fr  

02/07/2010

Enfances rêvées, enfances vécues

Poésie, francophone, Pierre Autin-Grenier, L’arbre éditeur (Jean Le Mauve), Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, Jours anciens, L’Arbre, 2003.

 

Jours anciens (troisième édition augmentée d’un poème) a fait l’objet d’une parution en 1980, d’une autre en 1986, a reçu le Prix Claude Brossette à Quincié (Beaujolais), et, pour tout dire, est un très beau petit objet livresque, à manier avec un mélange de respect et de familiarité, à consommer avec précautions et sans modération. Tout y est soigné, le contenant et le contenu, le flacon et le nectar.

 

Le flacon, ou le « gobelet d’argent » (titre de l’un des textes) : vingt-cinq poèmes en prose dans une édition précieuse assurée par Jean Le Mauve, typographe et poète, à qui succède, depuis sa mort, sa compagne Christine Brisset Le Mauve. Vrai papier, vraie reliure, belle couverture, belle mise en page… Recommandons aux auteurs et aux lecteurs pour qui un livre n’est pas qu’un alignement de mots les éditions de l’Arbre, 7, route d’Hameret, 02370 Aizy-Jouy.

 

Le nectar, ces « jours anciens » vieillis en fût de mémoire et de rêve : vingt-cinq poèmes en prose, disions-nous, où l’enfance et la jeunesse, en générations diverses, d’illusion en réalité, se déclinent sur fond de nostalgie et de vains espoirs de retour. Tableaux colorés, gravures douces, miniatures précises (aussi précises et ondoyantes que les enluminures qui ornent l’initiale de chaque texte). Les lieux et les temps familiers côtoient des scènes plus lointaines, surgies du rêve et de l’histoire, en instantanés d’éternité (d’une éternité pas aussi inutile que l’auteur ne le dira plus tard, puisqu’elle permet de conserver les clichés témoins de l’éphémère). Tableaux colorés, mais aussi sonates et sonatines, musique des mots et des phrases, dans une prose jouée en tonalités mineures et en rythmes impairs.

 

Il y a un peu des chansons de Verlaine, des révoltes et des jeunes filles de Rimbaud, des alcools d’Apollinaire, il y a surtout Pierre Autin-Grenier avec ses bonheurs et ses tristesses, ses souvenirs personnels ou collectifs, pris à son compte ou à celui des autres, souvenirs d’avant et d’après naissance, d’en-deçà et d’au-delà, de paix et d’avant-guerre, de naguère et de jadis, avec paysages mentaux et tangibles, urbains et naturels, avec tout ce qui donne à un poète le pouvoir de faire vivre et revivre la mémoire de chacun.

 

Jean-Pierre Longre

01/07/2010

Ouvrir les volets

Poésie, francophone, allemand, italien, Pierre Autin-Grenier, éditions En Forêt / Verlag Im Wald, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, Légende de Zakhor, Éditions En Forêt / Verlag Im Wald, 2002

 

Il est nécessaire d’ouvrir les volets pour découvrir les dix petits triptyques qui composent le précieux volume de la légende de Zakhor. Dix textes en trois versions, française, allemande et italienne (c’est le principe de la collection « Sentiers », dont cet ouvrage constitue le onzième volume).

 

On connaît le Pierre Autin-Grenier narrateur, chroniqueur et rêveur de la vie quotidienne ; on connaît moins le poète. Ici, la poésie (en prose) est la dominante, même si le récit affleure à chaque pas. Une poésie des couleurs (à commencer par le bleu), des sonorités (celles des mots comme celles de la nature), une poésie du souvenir (« Zakhor » en hébreu signifie « Souviens-toi »), de l’énigmatique, du merveilleux, de la terre et des soirées paysannes. Le vin et l’ivresse, la mer et la mort, la nuit et les oiseaux, le temps et les choses de la vie, les portes et les fenêtres qui s’ouvrent... Thèmes et motifs se combinent dans une écriture où chaque mot est pesé, où chaque phrase résonne d’harmoniques et de vibrations. Chacun des titres est prometteur d’une « présence », d’une « vision », d’un « voyage », d’une ouverture vers un monde qui se recrée à chaque instant, par le jeu de la mémoire et de l’imagination, et aussi par celui de la parole. Ainsi, « le monde peut continuer », et Rimbaud n’est pas loin lorsque « nous descendons des fleuves somptueux, lovés dans la petite barque de l’imaginaire ». Ainsi peut s’abolir le quotidien dans l’invention d’îles « incertaines », dont la conquête instaurera la vie réelle. La mémoire de la nature, d’un « âge d’or » est porteuse d’un avenir, grâce à « celui qui est, de toujours, parmi nous et qui jamais ne décevr[a] notre attente ».

 

Légende de Zamkhor, dix poèmes en prose qui ne se satisfont pas d’une lecture superficielle. En même temps, se laisser conduire par cette prose poétique relève du vrai plaisir de la lecture, celui qui laisse au fond de nous quelque espoir inexplicable.

 

Jean-Pierre Longre

 

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Énigmes et variations

Michel Arcens, Instants de jazz, Arcens.jpgAlter ego éditions, 2010

Ce livre dit tant, et il y aurait tant à dire sur ce livre… Pourtant, que dire sur le sujet ? « Il n’y a rien à ajouter à la musique. Il n’y a rien à commenter », avoue l’auteur dans son avant-propos. C’est pourquoi Instants de jazz n’est ni un manuel, ni une histoire, ni une succession de biographies, ni un essai, ni un traité de musicologie, mais une suite de variations « à propos de… », « à partir de… ». Précédées par les belles « silhouettes » en vers libres d’Alain Gerber, les proses quasiment poétiques de Michel Arcens suivent leur rythme, qui peut être celui de la rêverie, du souvenir, celui du « temps faible » si fondamental dans le jazz, et toujours celui de l’émotion. « C’est comme cela que doit se faire la musique : tout est confondu, émotion, sentiment, battement ».

Certes, la connaissance musicale de Michel Arcens semble inépuisable, et il nous la fait généreusement partager. Sur les grands noms (Chet Baker, Duke Ellington, Louis Armstrong, Sydney Bechet, Billie Holiday, Bill Evans, Miles Davis, John Coltrane et j’en passe), mais aussi sur ceux qui sont « en marge », comme Lee Morgan, ou moins célèbres (tout est relatif!), comme René Thomas… Certes, on apprend beaucoup au fil des pages : entre autres qu’au début « le jazz s’écrivait "jass" », qu’il renouvelait le blues tout en lui restant intimement mêlé, corps et âme ; que Jimmy Scott avait une voix d’ange, ni masculine ni féminine ; que Paul Desmond est « superficiel », ce qui est « une vertu, une force réelle ».

On se laisse embarquer sans réticences dans de séduisantes hypothèses, par exemple que le jazz serait plutôt de sexe féminin. Et l’on acquiesce volontiers : oui, la musique est un éternel recommencement, une répétition infiniment renouvelée de notes, de thèmes, de rythmes. Et oui, surtout, la musique est un éternel mystère, une indéchiffrable énigme, qui ne peut être saisie que dans l’« instant » où elle se fait, ou dans l’instantané de portraits tels que les donnent ici les photographies de Jean-Jacques Pussiau, ou dans l’épaisseur des mots, pourvu qu’ils sonnent juste ; c’est le cas de ceux de Michel Arcens.

Jean-Pierre Longre

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21/06/2010

Écris, Matthias. Écris !

 

Carrese.gifPhilippe Carrese, Enclave, Plon, 2009

Rien de tel qu’un bon roman pour explorer les mystérieuses réalités humaines. Enclave en est une nouvelle preuve, qui démonte par la fiction les mécanismes de l’accession au pouvoir, à ses excès et à ses aberrations.

Le camp de Medved’, dans les montagnes de Slovaquie, pour imaginaire qu’il soit, est l’archétype des camps de travail créés par les nazis conquérants. Après y avoir exercé leur autorité par la terreur et la cruauté (et, comble de l’humour macabre, y avoir fait se côtoyer un « Lebensborn » - lieu de reproduction de la prétendue pure race aryenne – et une fabrique de cercueils), les bourreaux se sauvent brusquement devant l’avancée de l’armée soviétique, début 1945. Ils abandonnent leurs victimes à un sort d’autant plus incertain que, piégeant les accès derrière eux, ils leur interdisent toute fuite. Il faut donc cohabiter dans l’hiver glacial de la forêt, s’organiser pour survivre, et c’est dans ces tentatives de reconstruction par des individus et des communautés retrouvant un semblant de liberté que se mettent à nu les tempéraments. Parmi eux, celui de Dankso, fruste et analphabète, mais jouissant d’une autorité, d’une habileté et d’un cynisme quasiment naturels ; il prendra en un temps record le pas sur les autres, dans cette « république démocratique de Medved’ » fermée sur elle-même et dont le régime dictatorial n’aura rien à envier à celui des tyrans précédents. Nazisme, stalinisme… Les analogies sont terriblement frappantes.

Ce n’est pourtant pas une démonstration, mais bien un roman, dont l’intrigue se construit en trois temps (les trois premiers jours, le dernier, et un nécessaire « beaucoup plus tard » permettant de boucler l’histoire) ; l’écriture alerte, vigoureuse, résonne de celle du jeune Matthias, qui tient à la fois la chronique officielle de la « république » et son journal personnel, ce qui permet au lecteur d’entrer non seulement à l’intérieur du camp, mais aussi dans l’intimité du narrateur. « Littérature générale » (comme l’indique la quatrième de couverture) par un auteur connu pour ses « polars » ? Cela dépasse les catégories et les clivages. C’est de la littérature « tout court », de la solide, qui a du corps, et qui ne peut pas laisser indifférent.

Jean-Pierre Longre

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20/06/2010

Un bébé plein de potentialités

Bens oulipo.gifJacques Bens, L’Oulipo, Genèse de l’Oulipo 1960-1963, Le Castor Astral, 2005.

 

En 1980, Jacques Bens publiait chez Christian Bourgois ou li po 1960-1963, regroupant, précédés d’un « acte de naissance », les comptes rendus des réunions de l’Oulipo durant les trois premières années de son existence. Noël Arnaud, à la fin de sa préface, écrivait : « Nous voulions simplement représenter la photographie sans retouche du bébé OuLiPo à ses premiers pas mal assurés, s’essayant à articuler ses gazouillis, mais laissant déjà entendre à travers ses balbutiements des mots pleins de sens qui vont dicter son destin ».

 

La relation fidèle (même si non exhaustive) de cette « naissance » (terme qui en sous-titre eût été plus approprié que « genèse », qu’il faudrait réserver aux œuvres pré-oulipiennes – ou aux « plagiats par anticipation » – dont est parsemée l’histoire de la littérature depuis les temps les plus anciens), cette relation fidèle est reprise à bon escient par le Castor Astral. Dans sa préface et sa postface à cette nouvelle édition, Jacques Duchateau rappelle les circonstances de la création, par Raymond Queneau et François Le Lionnais, de ce groupe (« séminaire » ? « Olipo » ?... dénominations incertaines au départ) issu des discussions de la décade de Cerisy consacrée à Queneau en septembre 1960, en présence (réticente) de l’écrivain ; il insiste à juste titre sur la face mathématique des préoccupations de ses fondateurs (Le Lionnais était « écrivain scientifique » et Queneau féru de mathématiques), fondateurs dont les noms et les biographies sont rappelés : outre les sus-cités, Noël Arnaud, Jacques Bens (évidemment), Claude Berge, Jacques Duchateau (bien sûr), Latis, Jean Lescure, Jean Queval, Albert-Marie Schmidt. Depuis, l’eau a coulé, le bébé a grandi, les recherches se sont diversifiées, les chercheurs se sont renouvelés (citons au moins Georges Perec, Italo Calvino, Jacques Roubaud, François Caradec, Jacques Jouet, Marcel Bénabou, Paul Fournel, Hervé Le Tellier, Michelle Grangaud, Anne Garréta, et les autres… ; citons aussi des branches annexes comme l’Oulipopo – littérature policière –, l’Oupeinpo – peinture –, l’Oubapo – bande dessinée…).

 

Ouvrage des plus sérieux donc, document irremplaçable, prouvant sur le vif et avec la spontanéité du discours direct que les réunions de l’Oulipo n’étaient pas seulement l’occasion de réjouissances culinaires assorties d’une joie toute pataphysique, mais aussi et surtout de vraies séances de travail (ce qu’elles sont toujours), avec communications diverses, élaborations de contraintes nouvelles, composition de textes dont plusieurs sont annexés aux relations de ces séances. Certains des exercices ainsi pratiqués, fondés sur la polysémie, l’isovocalisme, l’isosyntaxisme, les jeux de rimes, de rythmes, de sonorités, de signes, de lettres sont restés gravés dans les annales du groupe, poursuivant leur chemin jubilatoire dans les territoires de la poésie.

 

S’il en était besoin, cette réédition enrichie montrerait que la vitalité qui caractérise l’Oulipo adulte n’est pas un hasard : elle est inscrite dans ses gènes.

 

Jean-Pierre Longre

 

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19/06/2010

Variations sur des thèmes très humains

livre-cantates-de-proximite.jpgJacques Jouet, Cantates de proximité, « Scènes et portraits de groupes », P.O.L., 2005

 

Jacques Jouet aime les contraintes oulipiennes, les gens (dans le métro, dans la rue, en groupes), la musique des mots, Raymond Queneau et Jean-Sébastien Bach… En outre, il aime écrire (des essais, des récits, des poèmes), et les Cantates de proximité sont ici rassemblées comme des humains en société, mais comme eux peuvent être considérées individuellement.

 

Placées (entre autres) sous l’égide de Max Beckmann, « peintre d’histoire », dont les apparitions (ou plutôt celles de certaines de ses œuvres) rythment l’ensemble, ces cantates sont composées de variations sur des sujets collectifs. De même que beaucoup d’entre elles sont encadrées par des listes, des séries de mots clés qui ouvrent et ferment chaque unité textuelle, de même il est possible de résumer le tout en énumérant les thèmes. Il y a donc, dans le désordre et à quelques notes près : des élèves de collège et de terminale L, des étudiants, des militants associatifs, des prud’hommes en stage de formation, une équipe féminine de basket, la famille Bach, des habitants de Ouagadougou, des photographes, les permanents du Haut-Koenigsbourg, des architectes, des employés de l’usine Sollac de Biache ou d’une filature en fin de vie – les uns et les autres victimes de la dégradation sociale, la fête et les révoltes du 1er mai, Rostropovitch devant le mur de Berlin, les comédiens d’une pièce de Marivaux, des vaches, une rue de Calais, des syndicalistes, les morts du « Mémorial indien » (Pas-de-Calais)…

 

Et comment se combinent ces variations ? En phrases très brèves ou très longues (ces dernières posant, dans la tonalité du « à supposer que… », des hypothèses de travail), en récits, dictons, dialogues, portraits (poétiques) individuels ou collectifs, citations, comptes, chaînes, textes journalistiques, texte en blanc, questions qui persistent jusqu’à l’enterrement du livre en personne…Surtout, des poèmes à formes plus ou moins fixes – et leur liste en est un à elle seule : pantoums, monostiques, redondes, haïkus, « un seul mot », sextines, morale élémentaire, sonnets, quinines, poèmes de métro (spécialité jouetienne), bruits/cris, canto/cantate, chant patriotique, propositions nominales, « terza rima berrychonne », quenoum…

 

Cantates de proximité est une œuvre complète (comme on dit d’un menu), dont l’élaboration est en phase avec l’attachement à la littérature et à ses théories (Barthes avant Queneau, Perec et consorts), mais aussi pleinement aux humains, aux proches, à nous, interprètes, auditeurs, lecteurs. Comme le théâtre, comme la musique, la poésie est un miroir à peine déformant.

 

Jean-Pierre Longre

 

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18/06/2010

Grandeur de la décadence

images.jpgCioran, De la France. Traduction du roumain revue et corrigée par Alain Paruit. Éditions de l’Herne, 2009. 

En 1941, installé à Paris, Cioran se transforme. Séduit un temps par le brutal apparat de la « Garde de fer » roumaine et par la force nazie, il se transforme et opte plus ou moins implicitement et très heureusement pour le camp adverse. Cette « métamorphose » se laisse entrevoir dans De la France, petit livre écrit au crayon, exhumé, traduit à un moment où, vieux de 68 ans, il reste d’une singulière actualité. « Livre charnière », « ode à la France », comme l’écrit Alain Paruit dans sa présentation, l’ouvrage est une frontière : entre totalitarisme et libéralisme (au sens politique), entre roumain et français (la langue roumaine est parsemée d’expressions françaises), entre hymne à la grandeur et éloge de la décadence…

Car Cioran, opérant des comparaisons avec d’autres pays, développe le paradoxe suivant : la France est grande, et la preuve en est sa décadence immuable. Selon le processus d’écriture qui lui est cher, les fragments de pensées s’agglutinent, s’additionnent, entraînant le doute et la conviction. Chaque lecteur y trouve son compte, s’arrêtant à son gré sur des termes récurrents (« ennui, cafard, décadence, XVIIIe siècle, goût, sociabilité, raison, expérience, progrès, mesure »…) définissant la France selon Cioran, cette France de l’esprit contre le cœur, où le culte du repas tient lieu de liturgie quotidienne, et dont la perfection tient à des « riens ». « Pays d’êtres humains et non d’individus », « la France est une occasion éclatante de vérifier les expériences négatives ».

À l’heure où quelques politiciens en mal de popularité cherchent à définir une identité « nationale », il est bon de lire cet hymne à la France étrangère écrit par un de ces immigrés à qui nous devons de magnifiques pages de notre patrimoine littéraire. Ecoutons rêver le petit Roumain : « Y a-t-il au monde un pays ayant eu autant de patriotes issus d’un autre sang et d’autres coutumes ? […] N’avons-nous pas  aimé la France avec plus d’ardeur que ses fils, ne nous sommes-nous pas élevés ou humiliés dans une passion compréhensible et toutefois inexplicable ? N’avons-nous pas été nombreux, en provenance d’autres espaces, à l’embrasser comme le seul rêve terrestre de notre désir ? Pour nous qui arrivions de toutes sortes de pays,  de pays malchanceux, la rencontre d’une humanité aboutie nous séduisait en nous offrant l’image d’un foyer idéal. » L’illusion opère toujours.  

 Jean-Pierre Longre

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16/06/2010

L’inspiration et la contrainte

Bens chandelle.jpgJacques Bens, De l’Oulipo et de la Chandelle verte, poésies complètes, Gallimard, 2004.

 

Prosateur impénitent, chroniqueur et membre éminent, voire pilier de L’OuLiPo, dataire du Collège de Pataphysique, Jacques Bens refusait, en tout cas à la fin de sa vie, de se dire poète. Il a pourtant laissé un certain nombre de livres de ce qu’il appelle « prose versifiée », réunis dans ce fort volume édité et préfacé par deux de ses compagnons en invention littéraire.

 

Après lecture de ces « poésies complètes », que peut-on dire de plus que ce disent les textes eux-mêmes ? Peut-être ce qu’en écrit Jacques Roubaud dans sa préface méthodique, à savoir (pour en résumer quelques aspects) : la poésie de Jacques Bens est à la fois savante (par sa prosodie) et familière (par l’emploi du « langage cuit »), autobiographique et narrative (mais il faut distinguer le « je » de l’auteur et le « je » du personnage), douce et nostalgique, oulipienne et personnelle…

 

Une vraie technique d’artisan du vers, une belle sensibilité de poète, une inspiration née de la contrainte, conformément aux options de l’OuLiPo ; le recueil réunit travail et modestie, mélange des registres et des vers (avec une apparente prédilection pour le décasyllabe), récit de vie et verve chansonnière. « Tu mets quoi dans un poème ? […] – Des bruits, des sons, des mots, des pieds, des vers, des phrases ». Le programme est complet, et de la contrainte librement choisie par « l’écriveron » surgissent des vers que l’on retient :

                            « Mais le ciel reste bleu et l’horloge, muette 

                                                        […]

                               Mais ton œil reste bleu et ta gorge, muette ».

Variations minimales qui n’excluent pas la pensée, l’aphorisme mélancolique, à la limite du constat désespéré :

                            « Il fut un temps où l’on ne te permettait rien

                                      parce que tu n’étais personne

 

                               Voici venir le temps où tu ne pourras rien te permettre

                                      Parce que tu deviens quelqu’un. »

 

Jacques Bens est un écrivain cultivé, nourri de lectures multiples qui tracent un cheminement dans ses textes, les font résonner d’échos plus ou moins familiers. Au hasard et en vrac, nous rencontrons, croisons, frôlons Queneau (bien sûr, et à plusieurs reprises), Musset, Boileau, Apollinaire, Villon, Du Bellay, Cendrars, Hérédia, Jarry (évidemment), Prévert, Bach, Rimbaud, Homère… Et si l’on ne décèle pas tout, si l’on a le sentiment de ne jamais pouvoir arriver au bout, que l’on se rassure, c’est la même chose pour le poète :

                            « Le mot fin a posé sa goutte de sang tiède

                               Sur le sable gris de ta page inachevée. »

 

Jean-Pierre Longre

 

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Écriture rétrospective

get_photo.jpgOuLiPo, Moments oulipiens, Le Castor Astral, 2004

 

Que sont les « moments oulipiens » ? « Une sorte d’autobiographie collective de l’auteur collectif qu’est L’Oulipo », comme l’écrit Jacques Jouet ? Une espèce de suite d’ou li po 1960-1963 (Christian Bourgois éditeur, 1980), comptes rendus scrupuleux faits par Jacques Bens des réunions du groupe au cours de la période indiquée ? Projet romanesque de Raymond Queneau (découvert par Jacques Roubaud) transformant des personnes bien réelles, identifiées au moins par leurs initiales et par la table des matières, en matériau narratif et en personnages fictifs ? Reconnaissance de « traits de famille » (la famille Quenouillard) ? Quoi qu’il en soit, Anne F. Garréta avoue, à l’instar du secrétaire définitivement provisoire Marcel Bénabou, que « le moment oulipien n’est pas une forme », qu’il est « le moins oulipien des pratiques scripturaires », ce à quoi Paul Fournel répond par anticipation : « Il y a des moments oulipiens dont on voudrait se souvenir davantage. Il faut dire à leur décharge, qu’ils ne deviennent « moments » que plus tard. Sur le coup, ils sont légers comme la vie et se tissent dans la toile des choses communes ». En tout cas, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même moment oulipien » (vérité bien sentie par Anne F. Garréta encore).

 

Trêve de citations. À l’abri des figures tutélaires de François Le Lionnais, Raymond Queneau et Georges Perec, onze oulipiens (dans l’ordre d’entrée en scène Jacques Roubaud, Marcel Bénabou, Paul Fournel, Harry Mathews, François Caradec, Jacques Jouet, Hervé Le Tellier, Bernard Cerquiglini, Michelle Grangaud, Olivier Salon et Anne F. Garréta), onze oulipiens donc (11, « chiffre palindromique », rappelle Michelle Grangaud) s’adonnent aux joies des souvenirs (un peu, sous une autre forme ou en l’absence de forme déterminée, comme Perec avec ses « Je me souviens ») et à l’art de l’écriture rétrospective (car, rappelons-le, « il n’y a pas que la rigolade, il y a aussi l’art »). Episodes divers, qui parfois se recoupent (rien de plus normal : pour un groupe, les souvenirs individuels sont collectifs), relatant réunions, stages, lectures publiques (en France et à l’étranger), errances (temporelles et spatiales), ateliers, ripailles, funérailles, évoquant l’humour et les humeurs de certains membres, les émois et la foi des petits nouveaux… À la faveur de ces « moments », on prend plaisir et intérêt (tour à tour et/ou simultanément) à assister à quelques soirées ou voyages mouvementés, à entendre des calembours de l’almanach Vermot déclenchant le rire de Queneau, à tenter de percer les mystères de l’assassinat de Marcel Duchamp par François Caradec et Alphonse Allais ou ceux de l’identité d’un certain QB, à comprendre qu’un ordinateur ne peut faire la différence entre le substantif « couvent » et le verbe « couver » à la 3ème personne du pluriel, à saisir la contrainte « Canada-Dry » (ou « parapèterie » ou fausse contrepèterie), à se demander comment on peut combiner sans perdre la tête un atelier de l’OuLiPo et la finale de Roland-Garros, à rencontrer au cours des pérégrinations du groupe des personnalités aussi diverses que Paul Auster ou Fabrice Luchini, à mesurer l’insistance avec laquelle François Le Lionnais tient à préciser à Jacques Jouet qu’il est membre, entre autres, de la « société du jouet », à réfléchir sur le roman et les conceptions que Queneau en développe, à se rendre compte que L’OuLiPo peut, au même titre que Proust et Freud, susciter un irrésistible sentiment amoureux…

 

Pour tout dire, ces Moments oulipiens sont en général drôles, sérieux par instant, graves parfois, émouvants souvent ; ils prouvent en outre que l’Ouvroir est toujours vivant, toujours actif, que l’on y tricote la prose et débite les vers (ne cherchez pas, ce sont des parapèteries) avec toujours autant d’ardeur.

 

Jean-Pierre Longre

 

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15/06/2010

Promesses tenues

COUV_UNE_APO_7.jpgApollinaire n° 7, éditions Calliopées, 2010

À propos du premier numéro, paru en 2007, j’écrivais : « On pourrait dire que ce numéro 1 met les choses en place ; mais pas seulement : par sa tenue et sa teneur, il offre d’emblée aux lecteurs d’Apollinaire (présents et futurs, spécialistes et amateurs, étudiants et chercheurs) des points de vue à  la fois nouveaux et ouverts sur les textes et leurs commentaires, et en appelle d’autres à foison. De quoi entretenir le "beau navire" de la mémoire et entonner sans cesse des "chants d’universelle ivrognerie" ».

Depuis trois ans, le « beau navire » poursuit son périple. Sept numéros ont été publiés avec régularité, opiniâtreté, et la qualité des articles y est toujours excellente. Cette dernière livraison, par exemple, continue l’exploration (entamée dans les numéros précédents) de « l’année allemande » qui, inaugurée par un dossier biographique sur le « touriste » Apollinaire par Michel Décaudin (il reste décidément, même à titre posthume, la référence), fait la matière principale du volume : études de Gerhard Dörr, Louis Brunet, Pierre Caizergues, Kurt Roessler, avant une analyse du Bestiaire ou Cortège d’Orphée par Anna Saint-Léger Lucas, puis les comptes rendus et informations bibliographiques ou événementielles.

Le monde et l’œuvre d’Apollinaire, matière poétique inépuisable… Cette belle « revue d’études apollinariennes », d’une qualité scientifique indiscutable et désormais reconnue, a toujours de l’avenir.

Jean-Pierre Longre

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Suite et convergence

F. francophones.jpgElena-Brânduşa Steiciuc, Fragments francophones, éditions Junimea, Iaşi, 2010. Préface de Michel Beniamino.

La francophonie implique des va-et-vient, des « déplacements » permettant « la rencontre des cultures, l’émergence d’un universalisme concret et d’un nouveau cosmopolitisme », comme l’écrit Michel Beniamino dans sa préface. Et c’est bien dans cet esprit qu’Elena-Brânduşa Steiciuc, poursuivant sa quête littéraire, a composé son nouvel ouvrage.

Par-delà la diversité des voix, des auteurs, des pays, des points de vue, Fragments francophones est un ensemble convergent. Entre deux développements sur les aspects universitaires et didactiques débouchant sur la combinaison identité / universalité, la littérature de langue française est envisagée selon de grands espaces géographiques, de l’est à l’ouest, du nord au sud : la Grèce avec Vassilis Alexakis, la Roumanie avec Oana Orlea, Lena Constante, Marthe Bibesco, Paul Miclău, Irina Mavrodin, Felicia Mihaili, cette dernière formant transition avec le Québec et Réjean Ducharme, puis la France avec Patrick Modiano et J.-M.-G. Le Clézio, le Maghreb avec Boualem Sansal, Tahar Ben Jelloun et Ahmed Beroho.

Diversité apparente des auteurs, et aussi des genres (souvenirs, dénonciation de l’univers concentrationnaire, roman individuel ou collectif, poésie, jeux de langage…), mais unité de fait autour de l’axe essentiel : la réflexion sur la francophonie littéraire, un concept « ambigu », selon Tahar Ben Jelloun, mais riche d’un passé, d’un présent et (espérons-le) d’un avenir universels ; un concept, en tout cas, que l’auteur, qui lui a déjà consacré plusieurs ouvrages, continue à explorer avec perspicacité.

Jean-Pierre Longre

 

www.editurajunimea.ro

http://www.sitartmag.com/francophonieauf%E9minin.htm