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18/05/2010

La parade des paronymes

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Rémi Bertrand

Un mot pour un autre

Points, collection « Le goût des mots », 2009

 

Les manuels de langue française contiennent pour la plupart une rubrique « ne pas confondre » destinée à mettre en garde le potache contre les confusions entre mots qui « partagent un véritable air de famille ». Que l'on se rassure, Rémi Bertrand, qui s'est signalé naguère par un ouvrage sur « les nuances des synonymes » (Un bouquin n'est pas un livre, Points, 2006), ne nous assène pas des listes à apprendre par cœur ; il nous propose plutôt un défilé à la fois didactique et plaisant, une promenade savante et drôle, le tout parsemé d'illustrations aussi parlantes que comiques.

Il y a beaucoup de science dans ces pages : l'auteur n'élude pas les explications étymologiques, historiques, phonétiques destinées à renseigner le lecteur sur les raisons des convergences et divergences entre vrais ou faux amis, montrant ainsi comment les mots se sont transformés au fil des siècles.

Beaucoup d'humour aussi : après une préface en forme d'avalanche paronymique, chaque chapitre se déroule comme une broderie, une variation, voire un dialogue, une pièce de théâtre, une ordonnance de tribunal - et se termine toujours par une pirouette, une chute, un trait d'esprit, un jeu verbal. Avec cela, des références à la littérature, à l'histoire, à la bande dessinée (les belles injures du Capitaine Haddock, maître dans l'art d'agonir - et non d'agoniser !)...

On l'aura compris, Un mot pour un autre n'est pas un pensum. Sans affectation, mais avec une visible affection pour la langue, Rémi Bertrand amuse et instruit, pratiquant le classique placere et docere à l'intention de tous les lecteurs, à l'attention desquels nous n'hésitons pas à signaler ce précieux livre.

Jean-Pierre Longre

http://www.remibertrand.net

http://www.editionspoints.com

http://www.sitartmag.com/rbertrand.htm

 

14/05/2010

Je ne faisais que passer

affiche_queneau.jpg

 

 

En passant de Raymond Queneau

Mise en scène : Sylvie Mandier.

Avec Francisca Rosell-Garcia ou Marguerite Dabrin, Sylvie Mandier ou Virginie Georges, Vincent Doménach ou Charles Lépine et Christian Geffroy.
Costumes : Hubert Arvet-Thouvet - Lumières: Julien Jedliczka - Musique : Cédric Tagnon - Éléments scéniques : Amaya Eguizabal.

 

Raymond Queneau n'est pas un auteur facile, et la mise en scène de En passant (la seule pièce publiée et jouée d'un écrivain qui n'était pas vraiment un homme de théâtre) relève du défi. À cause de sa brièveté, sans doute, mais aussi à cause de sa structure et de son écriture : un langage élaboré, poétique, allusif, deux actes qui se reflètent l'un l'autre.

Il faut donc saluer le mérite de Sylvie Mandier et de la troupe « Esperluète and Co » qui servent très bien l'oeuvre, la mettent à la portée de tous, pour le plus grand plaisir des spectateurs - un plaisir qui n'élude pas la profondeur existentielle.

De part et d'autre de la pièce elle-même, deux scènes sans paroles miment les multiples attitudes humaines que révèle la foule métropolitaine. Comme dans de petits « exercices de style », les comédiens composent des rôles variés, dans la plus pure manière quenienne et dans la meilleure tradition de la comédie, avec clins d'œil, références et sous-entendus. Les deux actes, qui contiennent dans leur succession la mise en abyme du rêve et de l'illusion, la fugacité du bonheur, l'impossibilité de peser sur le temps et sur la destinée, la vanité du dialogue amoureux, le poids du réel, s'imposent comme du vrai, du beau théâtre. La virtuosité des comédiens, la précision de la mise en scène permettent au comique, au poétique, au tragique de se côtoyer, de se mêler sans se heurter. L'ensemble est séduisant. Passant, arrête-toi au Théâtre du Marais, le temps d'une visite dans les couloirs du métro... Tu ne le perdras pas, ce temps. 

Jean-Pierre Longre

http://esperluete.asso.free.fr

http://www.theatre-du-marais.com

 

Théâtre du Marais, 37 rue Volta, 75003 Paris.

Les dimanches à 19h00 du 9 mai au 27 juin 2010

Réservation : 01 45 44 88 42

04/05/2010

Le dodo disparu

Danan.jpgJoseph Danan

À la poursuite de l'oiseau du sommeil

Actes Sud – Papiers, Heyoka jeunesse

Le théâtre pour la jeunesse a l’avantage d’être lisible et visible aussi par les adultes. Lisant À la poursuite de l'oiseau du sommeil, l’adulte peut y voir une quête, comme il y en a tant dans la littérature, avec ses désirs, ses épreuves, ses angoisses, ses espoirs, ses illusions, son inachèvement perpétuel ; mais aussi -  et c’est là l’originalité – avec ses surprises et sa vivacité.

L’enfant a appris que le dodo, l’oiseau du sommeil, n’existe plus, sinon sous la forme d’images figées. Selon sa logique enfantine, il s’en va donc à sa recherche au bout du monde, dans des régions qu’il ne connaissait pas, mais auxquelles il s’adapte familièrement, comme dans un rêve. Les rencontres, les découvertes, les conversations, le tout parsemé de chansons, n’ont rien pour le désespérer, au contraire.

Joseph Danan joue avec la parole, laisse les lieux et les âges se heurter en douceur, et les illustrations de Gwenaëlle Colombet ajoutent couleurs et luxuriance à la poésie du texte. Un joli livre à mettre entre toutes les mains, le soir, avant de s’endormir.

Jean-Pierre Longre

 

www.actes-sud.fr

27/04/2010

L’indépendance du chat

Insensiblement-250.jpgAlain Gerber

Insensiblement (Django)

Fayard, 2010

Le nouveau livre d’Alain Gerber est un beau portrait du célèbre Manouche, l’un des musiciens les plus doués de sa génération, les plus virtuoses, les plus indépendants aussi. « Django n’est le domestique d’aucune créature terrestre, qu’il s’agisse d’un Homme ou d’un Gadjo. Il peut vouer à telle personne tout le respect et toute l’estime du monde, il peut vouer un culte à ce qu’elle fait : il ne s’abaissera pas devant elle ». « Le chat s’en va tout seul. Diz, Bird, il rêve d’être comme eux, c’est-à-dire un visionnaire. En revanche, il ne souhaite pas que l’on confonde sa musique avec la leur. Fouler leurs carpettes, piétiner leurs plates-bandes, est une idée qui ne lui traverse pas l’esprit ». À force de côtoyer les grands du jazz, il a compris que tout ne dépend que de lui et qu’« il est l’homme le plus seul au monde ».

Django Reinhardt, comme tous les siens, a beaucoup voyagé : dans les pays d’Europe et dans une Amérique dont il attendait trop pour qu’elle ne le déçoive pas ; son portrait se compose dans le va-et-vient entre les années et les lieux, entre la gloire et les déboires, entre la musique et la peinture. Mais Insensiblement est aussi un portrait multiple, celui de personnages qui apparaissent souvent ou parfois dans la vie de Django, comme Stéphane Grappelli (bien sûr), Coleman Hawkins, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Charles Delaunay… Il y a aussi la figure fictive de Lorna Selznik, qui se dresse régulièrement et fugitivement sur la route du guitariste, comme un beau miroir changeant, comme un repère séduisant et fluctuant.

Et n’oublions pas que nous sommes chez Alain Gerber : « insensiblement » (cet adverbe, titre d’un morceau deux fois enregistré par Django, trace une trame discrète dans la trame du roman), c’est, suivant les harmoniques colorées du style, le portrait de la musique qui peu à peu prend forme devant nous, « la musique, toujours à mi-chemin du raffinement et de la barbarie » ; si envahissante qu’il faut parfois la fuir, se réfugier dans la peinture ou, avec femme et enfant, dans la maison de campagne à laquelle le nomade a fini par s’habituer, se réfugier finalement, toutes griffes rentrées, dans le feu de la mort, insensiblement.

Jean-Pierre Longre

 

http://www.editions-fayard.fr

26/04/2010

Coup d’essai, coup de maître

couv-jolicoup.jpgPatrick Ledent, Joli coup. Éditions Calliopées, 2009.

 

 Patrick Ledent est un disciple d’André Blavier, lui-même disciple de Raymond Queneau. Filiation de grand prestige, difficile aussi, qui exige la maîtrise des mots, de l’écriture et de la construction narratives, la mainmise sur les personnages, sur leurs gestes et leurs réactions, le sens du rire, avec tout ce qu’il montre et qu’il sous-entend…

Les dix-sept nouvelles du recueil répondent à ces exigences, pour le grand plaisir du lecteur ; plaisir d’une lecture savoureuse, d’une délicieuse cruauté distillée par le suspense, les retournements de situation et les dénouements inattendus. Le « joli coup » final conclut parfaitement les « coups » précédents ourdis par certains personnages, par les narrateurs ou tout simplement par l’auteur et le destin dont il dispose à sa guise.

L’art du récit s’assortit en outre d’un goût patent pour les leçons humaines qui, sous l’apparence de la méchanceté, recèlent une véritable lucidité. Les faits quotidiens, les souffrances, les plaisirs, la vie, la mort sont relatés avec le sourire sans concessions des moralistes, et le tout pourrait se prêter à une belle analyse sociologique. Les gens ordinaires qui peuplent ces nouvelles, victimes ou comploteurs, trop bons ou trop mauvais, naïfs ou machiavéliques, nous ressemblent étrangement, et en même temps ils nous échappent, comme s’ils illustraient ce dont nous serions capables si nous osions aller jusqu’au bout de nos désirs. En attendant, pas d’hésitation : allons jusqu’au bout de ce coup d’essai prometteur.

 

 Jean-Pierre Longre

 

Editions Calliopées : www.calliopees.fr

Un amour de docteur

9782742787159.jpgAnca Visdei, Je ne serai pas une femme qui pleure, Actes Sud Junior, 2010

Selon le principe de la collection, c’est « d’une seule voix », « d’un seul souffle » que Marianne, jeune fille pleine de désirs et de volonté, exprime ses haines et ses prédilections. Son monologue est à la fois dévoilement et non-dits, aveux et désaveux, affirmations et contradictions.

L’aversion violente qu’elle éprouve pour ses parents se mue en amour posthume, son esprit repousse toute perspective d’humiliations et de larmes, et son corps est ouvert aux délices de la sensualité mais peu sensible aux approches des garçons de son âge. Seul compte le docteur Desmoulins, son « Dieu personnel absolu » qui (professionnellement) le connaît bien, ce corps; et la perte des parents permettra à Marianne de transformer en réalité un fantasme d’adolescente (fantasme assez récurrent, si l’on en croit aussi et entre autres un texte humoristique de la chanteuse Amélie les Crayons, « Mon docteur »…).

« Cela ne se raconte pas », dit Marianne, qui a un caractère bien trempé et qui sait ce qu’elle dit. « Cela ne se raconte pas », mais cela s’énonce à mots plus ou moins couverts, cela se laisse deviner. L’art d’Anca Visdei consiste à laisser parler la jeune fille – du moins à donner cette impression – en un flux qui entraîne avec lui autant de vérités que d’interrogations.

 Jean-Pierre Longre

Liens :

www.ancavisdei.com

www.actes-sud.fr

23/04/2010

La noblesse des parvenus

Prévost.jpgJean Prévost

Le sel sur la plaie

Zulma, 2009

Dieudonné Crouzon est d’abord un intellectuel humilié : par la pauvreté, par la calomnie, par la lâcheté de ses camarades. Fort de ses études de Lettres et de Droit, rongé par la rage sociale, il quitte brusquement Paris pour Châteauroux, incarnation de la France profonde, où la soif de revanche le transforme en arriviste : le journalisme, l’imprimerie, la publicité, la politique… Il devient un notable local, un homme d’affaires de province qui, fortune faite et la crise des années 1930 aidant, pourra revenir savourer son ascension à Paris.

Le sel sur la plaie fait partie de ces grands romans trop méconnus de l’entre-deux-guerres dont les protagonistes, tout en rappelant les héros des romans initiatiques du XIXe siècle, se construisent sur la modernité (encore très actuelle) d’un monde en pleine mutation. L’ambition de Crouzon peut faire penser à celle de Rastignac ou de Bel-Ami, mais elle est plus proche de celle de Julien Sorel, dont Jérôme Garcin, dans sa préface, affirme à juste titre qu’il est un « cousin germain ». Son ambition est intimement liée à ses états d’âme, et ses sentiments le guident davantage que la simple soif de fortune et de notoriété ; les femmes (l’Epervière, Mme Rougeau, Anne-Marie) ne sont pas, comme pour le Leroy de Maupassant, des échelons de l’ascension sociale, mais de sincères étapes amoureuses ; l’amour et l’amitié lui valent autant de déboires que de coups de chance… Bref, Crouzon est profondément humain, lui qui, selon les mots de son ami Boutin, philosophe et poète, garde « la seule noblesse, celle des parvenus ».

Jean Prévost, mort prématurément dans la bataille du Vercors, n’a pas eu le temps de donner la pleine mesure de son talent. Ses beaux essais sur Stendhal ou Baudelaire, son abondante production journalistique, ses romans vifs et roboratifs appelaient une suite dont les balles nazies nous ont privés. Avec Le sel sur la plaie, nous avons non seulement le bonheur d’une réédition bienvenue, mais aussi la grâce d’une écriture alerte, incisive, dont la vigueur quasiment physique s’associe à la clairvoyance  psychologique, et qui depuis 1944 nous manque.

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr

15/04/2010

Trouver le livre parfait ?

Essai, francophone, Roumanie, Dumitru Tsepeneag, P.O.L., Jean-Pierre LongreDumitru Tsepeneag, Frappes chirurgicales, P.O.L., 2009

Il est toujours utile de tenir compte de regards à la fois étrangers et avertis, extérieurs et intérieurs sur la vie littéraire et culturelle d’un pays, et il n’est pas indifférent que, concernant la France, sa langue et sa littérature, ces regards viennent d’écrivains qui ont la double expérience de la vie locale et de l’émigration. C’est en grande partie sur eux que l’on doit compter pour un véritable renouvellement de la langue et de la littérature.

Le dernier livre que l’écrivain franco-roumain Dumitru Tsepeneag vient de publier en français rassemble des articles critiques diffusés initialement en revue (Seine et Danube, puis La revue littéraire) entre 2003 et 2007. En toute subjectivité, l’écrivain multiplie avec un humour corrosif les angles d’attaque contre les abus de la mode artistique et littéraire, n’hésitant pas même à fustiger les opinions d’autres auteurs francophones : l’une de ses cibles, par exemple, est Nancy Huston, qui dans Professeurs de désespoir dénonce le nihilisme de certaines grandes figures de la littérature européenne comme Beckett, Cioran, Thomas Bernard ou Elfriede Jelinek, mais aussi celui de petites figures médiatisées comme Michel Houellebecq et Christine Angot : « C’est l’esprit démocratique à l’américaine de notre Nancy qui la pousse à mélanger génies et plumitifs ? Ou le populisme franchouillard qu’elle a appris depuis qu’elle vit ici ?», écrit-il avec une amicale rugosité.

Le jugement de Tsepeneag est à la fois partial, sans appel, spirituel (voir les remarques sur « l’ambulance » Philippe Labro) et intéressant, puisque, entre autres, il rappelle à sa manière deux versants de son écriture: le versant étranger et le versant français, leur point de jonction, leur sommet commun présentant l’avantage d’une double culture, double culture qui peut être aussi à double sens, comme ici : « J’ai fait un rêve. J’étais un vieux critique littéraire, je vivais en Roumanie et j’adorais la littérature française. C’était ma mère nourricière. J’essayais de me tenir au courant de ses dernières tendances. On m’avait dit que Frédéric Beigbeder passait aux yeux de ses lecteurs pour un grand écrivain. Tout le monde le lisait. Ceux qui n’avaient pas le temps de le lire le regardaient à la télé. Il était beau. Comment ne pas admirer son menton volontaire, sa chevelure rebelle, son regard perçant. En Roumanie on avait traduit tous ses livres. Il était venu une fois à Bucarest, les femmes se bousculaient devant lui, tentaient de le toucher, criaient, désespérées. Je me suis réveillé en sueur… »

Mais Frappes chirurgicales n’est pas une entreprise de démolition. À côté des tirs plus ou moins meurtriers, à côté de la défense de quelques livres comme Les Bienveillantes, d’auteurs comme Pierre Péju, Emmelene Landon et quelques autres, il y a une véritable réflexion sur certains aspects de la littérature passée, sur le phénomène des prix littéraires, sur le sort réservé de nos jours aux revues, sur l’Europe… Surtout, il y a le goût exigeant et communicatif de la lecture : « Je cherche le livre rare qui me plairait sans objection aucune, le livre dont je puisse dire, voilà, la vraie littérature française, toujours à la hauteur de sa grande renommée. Je lis, sinon comment pourrais-je trouver ce livre… »

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.fr      

 

11/04/2010

De la littérature en dix mots

Maudits.jpgOuLiPo, Maudits, Éditions Mille et Une Nuits, 2003

 

Savez-vous ce que sont un baobab, un cornichon, un trident ? Oui, sans doute, en général. Mais en particulier, ici, dans ce petit volume de l’Oulipo, ces mots prennent des acceptions bien originales. Qui pense Oulipo pense littérature à contraintes. Et on peut dire (en dix mots) : là, les contraintes se superposent, se combinent et se multiplient. Il s’agit d’une commande (première contrainte) de la Délégation à la langue française et aux langues de France, faite à partir des « dix mots » proposés lors de la semaine de la langue française (deuxième contrainte), et qui cette année, on le sait, ont été puisés dans les titres d’œuvres de Queneau : « Dimanche, vol, campagne, exercer, bleu, chiendent, rude, mille, instant, courir ». Sur la base de cette contrainte consentie (qui ne dit mot consent), les membres de l’Oulipo s’en sont donné à cœur joie, en soumettant ces « maudits » aux triturations les plus diverses, en onze chapitres : dix consacrés à chacun des mots, et un onzième consacré à la totalité. Une heureuse initiative, qui confirme et renforce le côté « grand public » de cette édition : quelques-unes des contraintes utilisées sont explicitées à la fin du volume (le lecteur y trouvera donc la réponse à la question sur le baobab, le cornichon et le trident).

 

Les procédés employés dans la mise en valeur des mots sont des plus divers : contraintes traditionnelles (mais toujours productives) comme l’homophonie, le monovocalisme, l’antonymie ou les aphorismes ; contraintes à succès (de la part des auteurs, mais qui méritent aussi celui des lecteurs) comme les ouliporimes, les ambigrammes ou « Morale élémentaire » ; contraintes apparemment plus légères que d’autres (mais qui demandent pour cela un travail au moins aussi attentif) comme les définitions, les dialogues, les textes à démarreur ; contraintes originales, ou plus méconnues que les autres (et qui, à l’appui des explications finales, demandent un joli travail de décryptage) comme (outre les trois citées dans la question initiale) la terine (un seul r), la belle absente, le bris de mots, le quenoum, le sonnet de mille lettres ou le sonnet mince...

 

Que de littérature en dix mots et cent pages... Car les textes ainsi produits ne sont pas que tours de force à caractère ludique. Ils sont bel et bien un hommage à la langue française, et à sa littérature. Hommage à certains écrivains, et d’abord – le contraire eût été stupéfiant – à Queneau et à ses cent ans (dix fois dix) : le modèle de Morale élémentaire, son dernier recueil, où il inventa une nouvelle forme poétique, les citations puisées dans certaines de ses œuvres (et pas seulement dans les titres), la pratique de l’exercice de style, de la quenine et du quenoum, et plus largement de toutes ces manipulations qu’en tant que cofondateur de l’Oulipo il contribua à mettre en place et à définir. Hommage à d’autres, aussi : Perec bien sûr, d’une manière récurrente (les « Je me souviens » et autres « textes à démarreur »), Rimbaud (qui finit par envahir « quelques vers bleus » et ainsi à l’emporter sur Hérédia, Baudelaire, Hugo et Mallarmé), Raymond Roussel et sa « bande du vieux billard », Michel Leiris avec son procédé définitionnel etc. Hommage à toute la littérature, à travers des titres de livres, des séries de citation, des résonances et des échos plus ou moins identifiables, et finalement à travers ce que nous montre ce petit ouvrage collectif et discret : que l’écriture littéraire n’a jamais fini de s’élaborer, n’a jamais fini de se déchiffrer.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.1001nuits.com

 

www.oulipo.net

10/04/2010

Principes et nouveautés

Bibl. oulipienne.jpgOuLiPo, La bibliothèque oulipienne, volume 6, Le Castor Astral, 2003.

 

Dans le premier Manifeste de l’OuLiPo, François Le Lionnais, fondateur avec Raymond Queneau du fameux Ouvroir, définissait dans les recherches du groupe « deux tendances principales tournées respectivement vers l’Analyse et la Synthèse. La tendance analytique travaille sur les œuvres du passé pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient soupçonné. [...] La tendance synthétique [...] constitue la vocation essentielle de l’OuLiPo. Il s’agit d’ouvrir de nouvelles voies inconnues de nos prédécesseurs. »

 

Le sixième volume de La Bibliothèque Oulipienne, lu dans ce double esprit, répond rigoureusement à « l’anoulipisme voué à la découverte » et au « synthoulipisme (voué) à l’invention ». Comme les précédents (publiés chez Seghers, puis au Castor Astral, de 1990 à 2000), il réunit plusieurs fascicules de textes issus des travaux du groupe et écrits entre 1995 et 1997. Conformément aux principes énoncés dès l’origine, les contraintes y sont diverses, nouvelles et renouvelées, suscitant la poursuite du « grand œuvre ».

 

Hervé Le Tellier ouvre la marche avec 300 « Pensées » (les « Premiers cents » sur mille), qui toutes commencent par « Je pense » (comme Perec, dans une perspective différente, additionna jadis les « Je me souviens ») ; pensées qui ne dédaignent pas d’être drôles (« Je pense que si tous les gars du monde se donnaient la main, toutes les filles du monde s’ennuieraient ferme ») tout en étant signifiantes (« Je pense que les Q majuscules ont une petite queue, alors que les petits q en ont une grande »), sincères (« Je pense que quand j’écrirai mes Mémoires, je mentirai sys-té-ma-ti-que-ment »), pointues (« Je pense que ce que certains apprécient en Céline, c’est aussi son odieuse folie antisémite, qui les protège du regret de ne pas avoir son génie), et en donnant au lecteur le délicieux sentiment de s’y couler (« Je pense à toi »). Quelques fascicules plus loin, Le Tellier reprend une tradition de la littérature avec 26 textes alphabétiques, tout en rendant au passage hommage au Queneau de Morale élémentaire (« À bas Carmen ! »). Morale élémentaire se glisse encore dans « Un sourire indéfinissable », qui évoque la Joconde selon les points de vue les plus divers (qui valent bien les moustaches de Duchamp).

 

D’autres hommages : ceux de Michelle Grangaud à ses éminents camarades de l’OuLiPo, avec ses « Sexanagrammatines » - hybridation de l’anagramme (formé sur les titres d’œuvres des susdits camarades) et de la sextine ; de la même à Du Bellay, avec « D’une petite haie, si possible belle, aux Regrets », recueil composé de 191 tercets en forme de haïku : chaque texte « fondu » y est constitué de mots extraits, dans un ordre ou dans un autre, de sonnets du poète de la Pléiade, ce qui donne de vraies belles trouvailles : « Pourquoi moi ? – Pour suivre / la raison. Et je sais bien / que je suis un autre. » ; « Si tu veux la clef, / tu dois changer de secret / avec ton amour. » ; « Que le ciel demeure / le même, notre âge change / d’heure et de saison. »... Hommage encore, collectif celui-là, à Paul Zumthor (« La guirlande de Paul »), compagnon de route de l’OuLiPo, à la mémoire duquel ses amis composèrent poèmes médiévaux ou de métro, anagrammes et autres...

 

Jacques Jouet, après avoir tenté de résoudre le « mysthème de la chambre close » grâce à une « connaissance approfondie de la littérature », et notamment de la sextine et de la méthode S+7, y va lui aussi de son hommage, à Georges Perec : émouvante énumération d’« exercices de la mémoire », qui rappellent s’il en est besoin « qu’en 1978, Georges Perec a publié un livre intitulé Je me souviens ».

 

Les anciens ( ?) se répartissent les autres rôles. Jacques Bens, désormais « excusé » des réunions de l’OuLiPo, fait un magistral « inventaire » des méthodes oulipiennes en 19 variations sur « L’art de la fuite » - clin d’œil et non véritable concurrence à Jean-Sébastien Bach – la concurrence se jouant plutôt entre le S+9, les mots croisés, le tireur à la ligne, « Morale élémentaire » (décidément très courtisée) ou permutations. Jacques Roubaud rumine trois fois, à propos de Cent mille milliards de poèmes (mathématiquement, comme il se doit), de l’année 1991, « année palindromique » (depuis, il y a eu 2002), et de « morale élémentaire » (décidément etc.) dans le but de créer une « morale élémentaire généralisée ». Une quatrième rumination, un peu plus tard, précède « La terre est plate, 99 dialogues dramatiques, mais brefs », où Roubaud s’adonne à la drôlerie (Queneau disait la « connerie ») du langage humain : «  - Je est un autre / - Un autre que qui ? » ; « -La terre est ronde. / En Australie aussi ? / - Oui. » ; « - Au revoir. / - Au revoir. / - Tu trouves pas que c’est un peu court, comme dernier dialogue ? / - Oui, mais qu’est-ce que tu veux qu’on dise ? ».

 

Tout cela se termine par des considérations sur les travaux de l’OuLiPo, fragments d’Un certain disparate du cofondateur François Le Lionnais, suivies de considérations autres et un tantinet différentes de Jacques Roubaud – double manifestation de la diversité du groupe.

 

L’OuLiPo, « désormais dans son cinquième millénaire », est encore jeune et vigoureux ; souhaitons-lui de le rester.

 

Jean-Pierre Longre

 

P.S. : Signalons que le Castor Astral a aussi publié le septième numéro des Cahiers Georges Perec, intitulé « Antibiotiques », entièrement consacré à la biographie du grand Oulipien par David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots (1993, traduction française 1994, Le Seuil).

www.castorastral.com

 

www.oulipo.net

05/04/2010

Exercices littéraires

Style.jpgStéphane Tufféry, Le style mode d’emploi, Cylibris Éditions, 2000.

 

Dans la version « maladroit » de ses Exercices de style, Raymond Queneau glisse le plus sérieusement du monde une des phrases clé de son art poétique : « C’est en écrivant qu’on devient écriveron ». C’est le travail, l’entraînement, les « exercices » qui fondent l’œuvre littéraire, une œuvre qui, conformément à l’utopie flaubertienne, pourrait ne porter « sur rien », mais dont tout l’intérêt résiderait dans la forme.

 

Dans Le style mode d’emploi, Stéphane Tufféry, écrivain mathématicien (ou mathématicien écrivain ?) comme Queneau, met en pratique sans les épuiser les « potentialités » de l’anecdote infime déjà utilisée dans Exercices de style : une petite querelle dans l’autobus suivie d’un conseil vestimentaire. Le « thème » de l’ouvrage de Tufféry reprend mot pour mot le « récit » de celui de Queneau. À partir de là, se succèdent les 99 « variations », dont l’esprit obéit sans conteste à celui de l’inventeur, qui se réclamait lui-même de L’art de la fugue transposé en littérature, « en considérant l’œuvre de Bach non plus sous l’angle contrepoint et fugue, mais édification d’une œuvre au moyen de variations proliférant presque à l’infini autour d’un thème assez mince.» Tufféry a suivi avec beaucoup de méthode, d’imagination et d’habileté les traces de son modèle, à qui il rend d’ailleurs hommage en chemin à plusieurs reprises, par exemple dans « Itinéraire d’une œuvre », où les allusions biographiques (les Éditions Gallimard, Neuilly etc.) concernent Don Evan Marquy (c’est-à-dire Raymond Queneau, dont l’une des anagrammes complètes est Don Evané Marquy), ou encore dans « Passionnément » (où l’on retrouve des extraits de « Si tu t’imagines ») et dans « Zazou dans le bus », joli démarquage de Zazie dans le métro.

 

Livre oulipien, Le style mode d’emploi ne se réfère pas au seul Queneau, mais aussi à Georges Perec (le titre rappelle celui de La vie mode d’emploi, et la variation intitulée « De même en enlève le vent » est ouvertement placée sous l’égide des Revenentes, où Perec – à l’inverse de ce qui se passe dans La disparition – n’avait en guise de voyelle utilisé que le « e »), et à beaucoup d’autres écrivains. Car Stéphane Tufféry ne se contente pas de reprendre les procédés utilisés par Queneau (jeux de mots, figures de style, tonalités diverses, points de vue, façons de parler) : il y ajoute des pastiches particulièrement savoureux, qui sont autant d’hommages à de grandes plumes : La Fontaine, Molière, Balzac, Flaubert, Hugo, Rimbaud, Rostand, Camus, Duras, Calvino et plusieurs autres. La virtuosité va jusqu’à renouveler les variations même du modèle : des titres comme « Anglicismes », « Gastronomique » ou « Logo-rallye », déjà présents chez Queneau, sont en réalité développés d’une manière fort différente par Trufféry. Et l’ouvrage offre un échantillonnage très actualisé des exercices possibles : les versions « micro-informatique », « plus bléca tu meurs », « rappeur », « une journée d’enfer » etc. offrent une vision plaisamment moderne du trajet dans l’autobus S.

 

Le style mode d’emploi n’est pas seulement un jeu, pas seulement un exercice, il est une réserve littéraire, doublée d’une mine didactique. Le glossaire nous rappelle (soyons sincère : nous apprend) ce qu’est par exemple une anacéphaléose, un bathos, un épitrochasme ou une périssologie ; il présente aussi dans un esprit très pédagogique les rapprochements et distinctions à prendre en compte entre métonymie et synecdoque, les objectifs de l’OuLiPo ou les différences entre « charge » et « pastiche »… Et la bibliographie finale atteste le sérieux de l’entreprise.

 

Tout a commencé en 1947 avec la parution d’Exercices de style (dont les premières rédactions remontent à 1942) ; tout continue ensuite avec les multiples versions, notamment théâtrales,  de cette œuvre dont l’intérêt, paradoxalement, ne repose que sur le maniement de la langue. Mais, on le voit bien avec Le style mode d’emploi, il s’agit d’une véritable mise en scène du langage humain, de l’expression humaine, langage et expression qui ne cessent de se charger des changements du monde. Rien ne se termine donc avec Stéphane Tufféry ; tout en suivant fidèlement et librement la piste, il ouvre le chemin à d’autres.

 

                                                                                              Jean-Pierre Longre

 

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