27/03/2025
Dix ans après…
Chimamanda Ngozi Adichie, L'inventaire des rêves, traduit de l'anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard / Du monde entier
Présentation :
L’inventaire des rêves, c’est avant tout la naissance de quatre grandes héroïnes, quatre femmes puissantes venues d’Afrique de l’Ouest dont les destins et les rêves se croisent. Chiamaka est une rebelle qui a déçu sa famille huppée du Nigeria, car au mariage avec enfants elle préfère vivre de sa plume, sans attaches. Mais est-ce vraiment son rêve ? Sa meilleure amie Zikora, qui a toujours voulu être mère, réussit à trouver le parfait alter ego, mais sera-t-il à la hauteur ? Quant à Omelogor, cousine de la première, femme d’affaires brillante, elle rêve de combattre les injustices faites aux femmes et plaque tout pour reprendre des études aux États-Unis. Et puis il y a Kadiatou, domestique adorée de Chiamaka, fine cuisinière et tresseuse hors pair. Son rêve américain se réalise quand un hôtel de luxe l’embauche comme femme de chambre, pour le meilleur et surtout pour le pire. Les rêves des femmes seraient-ils plus difficiles à atteindre ?
Dix ans après le succès planétaire d’Americanah, la grande Adichie signe un magnifique nouveau roman, ample et saisissant. En mêlant avec brio sujets profonds et frivolité, drames et douceur, L’inventaire des rêves bouleverse autant qu’il amuse. Car si ces quatre héroïnes inoubliables aiment rêver d’amour, papoter pendant des heures, partager plats savoureux et plaisanteries, elles sont aussi et avant tout des femmes noires qui, chacune à sa manière, doivent questionner l’impact qu’a leur couleur de peau sur leur parcours, et sur le regard des autres.
Chronique à venir…
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24/03/2025
Face à la bestialité
Michaël Mention, Qu’un sang impur, Belfond, 2025
Dans un petit immeuble de banlieue, vivent en bons termes quelques personnes assez représentatives de la société actuelle : un couple genre bobo écolo avec un petit garçon de 4 ans ; une étudiante qu’on ne verra pas ; un écrivain célibataire plutôt de droite ; deux octogénaires, lui aux petits soins pour sa femme atteinte de la maladie d’Alzheimer ; un couple de musulmans avec leurs deux enfants de 5 à 7 ans ; une retraitée assidue à Internet, limite complotiste. Nous sommes visiblement dans un avenir proche, dans une société marquée par les caractéristiques que l’on connaît ou que l’on a connues (Covid, dérèglement climatique, attentats, guerres en Ukraine et ailleurs, injustices sociales…). Dès le début du récit nous suivons Matt sortant de la banque où il travaille et s’apprêtant à rejoindre sa femme et son fils dans le loft qu’ils occupent au troisième étage de l’immeuble, lorsqu’il est soudain témoin comme tout le monde d’une catastrophe inattendue provoquant la plus affolante des paniques.
C’est l’horreur qui survient, d’une violence inouïe : des individus normaux les secondes précédentes deviennent tout à coup des monstres inhumains aux forces décuplées s’attaquant à leurs semblables pour les déchiqueter et les dévorer. Un virus libérant « l’hormone de l’agressivité » ? Une réaction à l’hostilité du monde ? Les « communicants », comme d’habitude, vont de disputer et palabrer, les gouvernants faire des recommandations et tenter de rassurer, la police réprimer et se faire déborder, jusqu’à ce que l’on trouve la cause planétaire de cette fureur anthropophagique. En attendant, les occupants du petit immeuble, confinés, calfeutrés comme tout un chacun, tentent désespérément de faire face aux attaques de bandes cannibales, au manque de nourriture, à la canicule accentuée par l’enfermement, aux questions des enfants, aux variations d’humeur et aux rivalités entrainées par une cohabitation forcée, et n’échappent pas aux conséquences mortelles du fléau.
Dans un style tour à tour percutant et sensible, coloré de satire politico-sociale, avec un remarquable sens de la formule, Michaël Mention a l’art de passer, en résonance et en un instant, de la fresque aux larges dimensions à la description microcosmique. Par exemple : « Ce matin plus qu’hier, ça sent la fin. Endeuillée, terrifiée, sclérosée d’affrontements entre immunisés, la vieille Europe semble vivre ses derniers jours. De la BBC à la Rai en passant par BFM, les spécialistes sont formels : la guerre civile n’est pas loin, et la fin de la civilisation non plus. Survivalistes, néonazis, islamistes, anarchistes… les plus radicaux se tiennent prêts, le chaos dans les crocs. » Même page, quelques lignes plus loin : « Chantal, Yazid et Clem, mutiques dans la cuisine. Écœuré, l’ami du petit déjeuner. Tous nauséeux, à l’idée d’être confrontés les uns aux autres aujourd’hui encore, ils se renvoient en silence leur responsabilité respective dans la mort de Joël. Elle est loin la Fête des voisins. » L’art, aussi, de montrer comment se mêlent, dans la nature humaine, l’incroyable fureur et l’émotion bienveillante, l’égoïsme et l’altruisme, la peur et la lucidité, la lâcheté et le courage. Au-delà de la dimension romanesque, voilà le fond signifiant de la dystopie : une métaphore de la violence des rapports humains. « L’homme est un loup pour l’homme », affirmait Thomas Hobbes au XVIIe siècle. Le XXIe n’échappe pas à cette affirmation, et Michaël Mention en fait une haletante démonstration.
Jean-Pierre Longre
Michaël Mention sera présent au festival « Quais du polar » du 4 au 6 avril 2025. Voir https://quaisdupolar.com/programme-2025/
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20/03/2025
Les risques de la franglophonie
Académie française, N’ayons pas peur de parler français, « Le rapport qui alerte », Plon, 2024
Ce livre bref mais dense veut donner l’alerte face « à la violence d’un phénomène », celui de l’extension « vertigineuse » de « l’utilisation non seulement abusive, mais invasive de termes anglo-américains. » C’est ce qu’écrit Dominique Bona dans la préface, tout en admettant que la langue française « n’a jamais cessé d’évoluer » grâce aux apports d’autres langues. Il s’agit donc, dans ce « rapport », de montrer en quoi la langue française subit « une évolution préoccupante » : « Jusqu’au XXe siècle, l’implantation de vocables étrangers se faisait à travers un processus d’assimilation, de francisation progressive. Actuellement, au contraire, l’entrée quasi immédiate dans la vie publique de mots anglais ou supposés tels, via les moyens de diffusion de masse, sans adaptation aux caractéristiques morphologiques et syntaxiques du français, conduit à une saturation. »
Les exemples ne manquent pas, dans les domaines publics et privés. Ce qui est préoccupant, ce n’est pas que certains mots ou certaines tournures venus du monde anglo-américain s’intègrent dans le français, mais que ces mots ou tournures soient incompréhensibles pour le commun des mortels (« la climatisation bi-split », « OpenClassrooms MOOC », le « crowdsourcing affluence voyageurs » etc.) ; et aussi que l’arrivée de nombreux termes soient injustifiée parce qu’ils existent déjà. « Exemples : concorder, correspondre/matcher ; déployer, répartir/dispatcher ; emballage/packaging ; faux, forgé, mensonge/fake ; foyer/cluster ; mélange/mix ; message/post ; mettre en place, processus/process ; réaliser/implémenter ; réseau/network ; sûr, sécurisé/secure. »
On ne reprendra pas ici les nombreux exemples donnés au fil des pages, une liste qui pourrait s’allonger de jour en jour, par un phénomène expansif de mode, de snobisme (pour utiliser un mot d’origine anglaise mais bien ancré dans le français), ainsi que dans une perspective d'élitisme technocratique, excluant de fait celles et ceux qui n'ont pas accès à ce type de lexique; le langage comme facteur d'exclusion, ce n'est pas nouveau, mais en l'occurrence cela s'avère de façon cruciale. L’ouvrage se clôt sur quelques préconisations destinées à aller « vers une communication claire et efficace ». Sans « s’opposer à l’évolution du français, à son enrichissement au contact d’autres idiomes », les académiciens proposent un triple but à atteindre : « Tenir compte du public dans son ensemble, contribuer au maintien du français et lui permettre de participer à une mondialisation réussie. » Espérons…
Jean-Pierre Longre
Pour donner suite…
Si l’on veut profiter d’une vraie relation harmonieuse entre les langues anglaise et française, rien ne vaut la lecture de belles traductions et de publications bilingues. Voir : https://www.blackheraldpress.com
Et voici quelques rappels
Il y a plus de 60 ans : Étiemble, Parlez-vous franglais ? Première parution en 1964. Nouvelle édition sous-titrée Fol en France Mad in France - La Belle France Label France et augmentée d'un avant-propos de l'auteur en 1991, Folio, 1991
Présentation :
Les Français passent pour cocardiers ; je ne les crois pas indignes de leur légende. Comment alors se fait-il qu'en moins de vingt ans (1945-1963) ils aient saboté avec entêtement et soient aujourd'hui sur le point de ruiner ce qui reste leur meilleur titre à la prétention qu'ils affichent : le français. Hier encore langue universelle de l'homme blanc cultivé, le français de nos concitoyens n'est plus qu'un sabir, honteux de son illustre passé. Pourquoi parlons-nous franglais ? Tout le monde est coupable : la presse et les Marie-Chantal, la radio et l'armée, le gouvernement et la publicité, la grande politique et les intérêts les plus vils. Pouvons-nous guérir de cette épidémie ? Si le ridicule tuait encore, je dirais oui. Mais il faudra d'autres recours, d'autres secours. Faute de quoi, nos cocardiers auront belle mine : mine de coquardiers, l'œil au beurre noir, tuméfiés, groggy, comme disent nos franglaisants, K.O. Alors, moi, je refuse de dire O.K.
Étiemble
En contrepoint (et contrepied) : Bernard Cerquiglini, La langue anglaise n'existe pas. C'est du français mal prononcé, Folio, 2024
Présentation :
Langue officielle et commune de l’Angleterre médiévale durant plusieurs siècles, le français a pourvu l’anglais d’un vocabulaire immense et surtout crucial. Traversant la Manche avec Guillaume le Conquérant, il lui a offert le lexique de sa modernité. C’est grâce aux mots français du commerce et du droit, de la culture et de la pensée que l’anglais, cette langue insulaire, est devenu un idiome international. Les « anglicismes » que notre langue emprunte en témoignent. De challenge à vintage, de rave à glamour, après patch, tennis ou standard, de vieux mots français, qui ont équipé l’anglais, reviennent dans un emploi nouveau ; il serait de mise de se les réapproprier, pour le moins en les prononçant à la française. Avec érudition et humour, Bernard Cerquiglini inscrit la langue anglaise au patrimoine universel de la francophonie.
Un article ancien : Jean-Pierre Longre, « Franglophones, encore un effort ! », Revue Lettre(s) (Asselaf) n° 43, décembre 2006 - janvier 2007 p. 14-16.
La défense de la langue française passe par son illustration ; le programme ne date pas d’aujourd’hui, et ce que Du Bellay accomplit en son temps, nous pouvons et devons le perpétuer. La richesse, la diversité et l’expressivité du français, admettons-le, sont dues au moins en partie à sa perméabilité aux langues étrangères, et singulièrement à l’anglais – cela non plus ne date pas d’aujourd’hui.
Rappelons-nous que si le français vient globalement du latin (du latin populaire, lui-même bien mêlé), une forte minorité de mots sont d’origine germanique, italienne, arabe, anglaise… De la langue anglaise viennent des termes aussi courants que (au hasard et dans le désordre) chèque, vitamine, autocar, bébé, firme, bifteck, sinécure, station service, bol, paquebot, visualiser, redingote, snob… Et n’oublions pas les va-et-vient entre les deux langues, dont certains sont bien connus : tunnel (qui, venant des tonneau / tonnelle français, est passé par l’anglais pour revenir au français) ; tennis (mot anglais issu de l’impératif français tenez) ; ajourner (de l’anglais d’origine française to adjourn) ; rosbif (de bœuf rôti – rosté en ancien français) ; flirter (flirt venant de fleurette, celle que l’on conte) ; management (issu de l’ancien français), et, évidemment, e-mail (mail venant de la malle-poste)…
Laissons de côté ces aspects historiques, que les connaisseurs complèteront aisément et abondamment, pour reconnaître que les écrivains contribuent à un enrichissement, à une diversification que la notion moderne de francophonie ne peut que confirmer et renforcer. Peut-on encore défendre la langue française ? N’en doutons pas. Mais cela ne se fera pas en piquant des colères aussi néfastes (pour la santé) que vaines (pour ladite défense) contre les méchants Anglo-Américains qui veulent nous imposer leur loi, ou contre les vilains Franco-Francophones qui dépassent les normes strictes de l’idiome académique. Chacun sachant que de nos jours la vie des pays anciens ne peut se passer de la vigueur de l’immigration, intéressons-nous au concept de « naturalisation » ou de « francisation » des mots anglais, que Baudelaire ne s’est même pas donné la peine de mettre en pratique, tant le « spleen » doit correspondre tel quel à un état d’esprit international. N’y cédons pas, et considérons l’inventivité, par exemple, d’un Marcel Aymé qui n’a pas hésité à intituler un de ses romans Travelingue, ou d’un Raymond Queneau qui, en éminent angliciste, s’en est donné à cœur joie avec ses coqutèle, ouisqui, bouledoseur, cloune, niqueurzes, bicause, nokaoute, quidnappeurs (ou guidenappeurs), bloudjinnzes, apibeursdè touillou, gueurle, claqueson, coboille, glasse, cornède bif, bâille-naïte… Et ce petit dialogue des Fleurs bleues, n’est-ce pas du français ?
Il y avait un campeur mâle et un campeur femelle.
- Esquiouze euss, dit le campeur mâle, mà wie sind lost.
- Bon début, réplique Cidrolin.
- Capito ? Egarrirtes… lostes.
- Triste sort.
- Campigne ? Lontano ? Euss… smarriti…
- Il cause bien, murmura Cidrolin, mais parle-t-il l’européen vernaculaire ou le néo-babélien ?
Du français international, sans doute, mais compréhensible tout de même, et si pittoresque… Et peut-on résister à la tentation de reproduire ici celui des Exercices de style qui s’intitule « Anglicismes » ?
Un dai vers middai, je tèque le beusse et je sie un jeugne manne avec un grète nèque et un hatte avec une quainnde de lèsse tressés. Soudainement ce jeugne manne bi-queumze crézé et acquiouse un respectable seur de lui trider sur les tosses. Puis il reunna vers un site eunoccupé.
A une lète aoure je le sie égaine ; il vouoquait eupe et daoune devant la Ceinte Lazare stécheunne. Un beau lui guivait un advice à propos de beutone.
Évidemment, ces triturations sont celles d’un écrivain, qui conçoit la langue comme un instrument de créations aussi poétiques que ludiques ; c’est ce que font, moins systématiquement mais tout aussi sérieusement, dans une pure tradition célino-quenienne, des écrivains (parmi un grand nombre) aussi différents que Daniel Pennac et Pierre Autin-Grenier (qui n’hésite pas à envoyer des « émiles » aussi facilement qu’on pourrait envoyer des « himêles » ou des « y-mêle(s) »). Alors, pourquoi ne pas s’inspirer de ces triturations pour « naturaliser », « assimiler », « intégrer » des mots qui, dans ces conditions, ne seraient pas considérés comme des intrus ou des envahisseurs, mais comme des amis venus nous prêter main-forte ? Une immigration maîtrisée, en quelque sorte. Si les Anglo-américains veulent nous envoyer leurs enfants, accueillons-les, adoptons-les, faisons-en de bons petits francophones.
Dans le même ordre d’idées, on peut se référer à Gaston Miron, que l’on ne risque pas de soupçonner de vouloir saboter la langue française. Pour lui, la langue « n’évolue pas par son propre dynamisme interne » ; se plaçant dans la situation du bilinguisme propre au Québec (mais cette situation, tout bien réfléchi, est celle de la plupart des francophones, y compris, par les temps qui courent, des hexagonaux), voici ce qu’il écrivait dans Décoloniser la langue (1972) :
Il serait étonnant que la langue ne subisse pas d’influences déformantes. Mais, dans l’ouvert et le fermé d’une langue, les facteurs de résistance, de rejet, d’assimilation ne sont pas négligeables. Celui qui dit : « Mon dome light est locké » ou « Y a eu un storm hier » ou « Le dispatcher m’a donné ma slip pour aller gaser » parle québécois, la phrase demeure fidèle au système de la langue, on ne constate qu’une insuffisance de vocabulaire qui s’explique sociologiquement. Ce genre de frottement, de contact avec l’autre langue, est assez superficiel. Ça ne va pas plus loin que l’emprunt lexical, souvent l’emprunt est transitoire ou assimilé. Ce qui est plus grave c’est une influence qui crée un type de symbiose subtile et pénétrante, et qui attaque le système syntaxique. Exemples : Ne dépassez pas quand arrêté, Saveur sans aucun doute, Pharmacie à prix coupés. Ce n’est pas, comme certains le prétendent, une langue nouvelle, ça. C’est la communication de l’autre dans nos signes ; la langue de l’autre informe notre langue de ses calques. Les chasseurs d’anglicismes lexicaux ne trouveront pas un traître mot d’anglais là-dedans ; pourtant c’est de l’anglais en français. La communication de notre langue dé-fonctionne là-dedans sous l’effet du code de l’autre. Ça produit du non-sens, ou un sens autre que le sens que ça devrait produire.
Puisque nous parlons tous le franglais (et aussi le frallemand, le fritalien, le frarabe, le frespagnol etc…), évitons de tirer hostilement la langue aux autres (une langue bien chargée, dont la pureté est illusoire) ; nourrissons-la, en revanche, d’apports lexicaux nouveaux, laissons-la respirer au vent des horizons lointains, en faisant en sorte de préserver ses fonctions vitales. C’est à ce prix qu’elle vivra.
https://www.asselaf.fr/numeros/Lettres43.pdf
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16/03/2025
Puissance de la légèreté
Lire, relire... Patrick Modiano, La danseuse, Gallimard, 2023, Folio, 2025
Elle est à peu près la seule à ne pas avoir de nom, mais aussi « la seule dont on pourrait retrouver des photos », et dont il reste au narrateur (qui lui non plus n’a pas de nom) des bribes de souvenirs précis, dans un désordre chronologique dont il voudrait reconstituer le puzzle. À côté du personnage de « la danseuse », il y a son fils, le petit Pierre, dont le père a dû disparaître ; il y a Hovine, que le narrateur, alors jeune homme, relaie pour garder Pierre ; il y a Boris Kniaseff, le professeur de danse ; il y a Verzini, qui a rendu bien des services et sait bien des choses sur le passé, l’éditeur Maurice Girodias, Pola Hubersen, femme au séduisant mystère, d’autres encore qui remontent à la surface de la mémoire et qui parfois suscitent la frayeur, comme cette sorte de « revenant » qui attend la danseuse sur son chemin.
Livre poids plume (95 pages) mais d’une incontestable densité, due à la concentration des souvenirs et à la condensation du temps (« Et soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n’appartenaient au passé mais à un présent éternel. »), La danseuse est un hymne à la légèreté, surtout celle du personnage principal qui pourrait bien « s’envoler, traverser les murs et les plafonds et déboucher à l’air libre, sur le boulevard. »
Cette légèreté est contagieuse ; du moins la recherche de cette légèreté, dans l’écriture même. Patrick Modiano semble livrer ici une sorte de testament littéraire calqué sur les conseils de Kniaseff, le professeur de danse : « Il fallait d’abord que le corps s’épuise pour atteindre à la légèreté et à la fluidité des mouvements des jambes et des bras. […] Alors on éprouvait un soulagement, celui d’être libéré des lois de la pesanteur, comme dans les rêves où votre corps flotte dans l’air ou dans le vide. » Appliquez cela à l’écriture, et vous aurez le bref roman, ou plutôt le long poème d’un auteur qui tente d’épuiser toutes les ressources de l’esprit et, malgré les apparences, ne laisse rien au hasard.
Jean-Pierre Longre
10:46 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, patrick modiano, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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10/03/2025
Maître de la nouvelle
Ryūnosuke Akutagawa, Les Grenouilles, traduit du japonais par Catherine Ancelot et Silvain Chupin, Cambourakis, 2024
Parmi les nouvelles que présente ce recueil, entre réalisme et fantastique, entre comique et dramatique, on a le choix. Histoires malicieuses, mystérieuses, pathétiques, poétiques, soliloques ou dialogues, souvenirs d’enfance ou d’amour, la gamme des registres et des thèmes développée au fil des ces huit textes est suffisamment variée pour qu’on ne s’ennuie jamais.
Écrits entre 1915 et 1923, ils s’inscrivent d’une part dans une tradition liée aux légendes, aux coutumes et à la spiritualité japonaises, d’autre part dans une modernité faisant appel à l’absurde, au paradoxe, à l’étrange et à la philosophie. C’est tout l’art de Ryūnosuke Akutagawa qui, né en 1892 et mort par suicide en 1927, est considéré comme « le plus grand nouvelliste du Japon ». Il faut dire que ses récits sont composés avec un art consommé du détail significatif, de la progression habilement menée jusqu’au dénouement discret ou inattendu, poétique ou tragique, parfois tout cela à la fois.
C’est par exemple une femme s’apprêtant à mourir : « Kesa souffle la lampe. Bientôt, un léger bruit dans la pénombre alors que le volet rabattu sous la galerie se soulève. Dans le même temps, un pâle rayon de lune vient éclairer la scène. » Rien de plus, rien d’inutile. Ou un personnage parti explorer le fond d’une mare : « Le voilà, ce monde mystérieux auquel j’aspirais. Tout en nourrissant ces réflexions, mon cadavre resta longtemps à contempler le nénuphar, comme un joyau au-dessus de moi. » La mort et la poésie ne se contredisent pas. Et encore : « Si les serpents ne mangeaient pas les grenouilles, elles se multiplieraient. De sorte que l’étang – le monde – deviendrait à terme trop petit. C’est pourquoi les serpents viennent nous manger. Dis-toi que la grenouille qui s’est fait manger a été sacrifiée pour le bonheur de la majorité. Parfaitement. Même les serpents sont là pour nous, les grenouilles. Toutes les choses de ce monde, de la première à la dernière, existent pour les grenouilles. Que Dieu soit loué ! » Voilà la réponse que j’ai entendue dans la bouche d’une grenouille, une ancienne à ce qu’il me semble. » Une terrible leçon pour l’humanité, qui justifie le titre du livre.
Jean-Pierre Longre
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05/03/2025
Scènes de la vie d’aujourd’hui
Yasmina Reza, Récits de certains faits, Flammarion, 2024
On passe sans transition du tribunal correctionnel de Paris à une fin de journée vénitienne, du souvenir d’amis disparus à la garde mouvementée de la petite-fille, de l’évocation d’une employée de maison qu’on appelait Mademoiselle à la Cour d’assises de Nantes… Quels sont les rapports, se demande-t-on, entre ces « faits » relatés sur le ton de l'objectivité ? Comment et pourquoi Yasmina Reza les a-t-elle choisis ? On pourrait être décontenancé devant ce puzzle, et pourtant il y a plaisir et satisfaction à en découvrir les différents éléments.
On s’y retrouve, car ces « faits » sont tous puisés dans la réalité personnelle ou publique, fidèles reflets de la vie courante. Il y a les rencontres de hasard, telle celle de cette petite footballeuse qui triche en jouant avec son père sur la plage du lido ou celle de cet « ascète », « un homme encore jeune de type oriental, d’une grande beauté, qui vit dans la rue » ; il y a les personnes aimées, les membres de la famille, les morts aussi (« Chez les morts, j’ai pas mal d’amis »)… Et il y a, sorte de fil conducteur, les scènes puisées dans la fréquentation des tribunaux, où on assiste avec l’autrice à des jugements d’anonymes – par exemple pour des violences conjugales, de l’escroquerie, voire des meurtres –, ou de personnages publics comme Nicolas Sarkozy, l’animateur Jean-Marc Morandini (pour « corruption de mineurs »), le gangster britannique Robert Dawes (qui nie tout, se prétendant « blanc comme neige »), le prédicateur islamiste Tariq Ramadan (« pour viol et violence sexuelle »), ou encore Jonathan Daval (pour le meurtre de sa femme, dont les parents ont étalé « leurs doléances et revendications hors tout cadre et toutes règles »)…
Le titre choisi par Yasmina Reza annonce des « faits », et c’est bien ce qu’il en est. Ces « faits », elle n’hésite pas à en parler à la première personne, témoin ou même actrice, dans une sorte de confrontation entre « je » et « eux ». Les « récits » se succèdent comme les brèves scènes d’une longue pièce de théâtre, au rythme de la vie, sans commentaires superflus. Ces « récits de certains faits » peuvent se lire comme des scènes de la vie individuelle, sorte de « Theatrum Mundi » d’ici et de maintenant. Yasmina Reza a l’habitude du théâtre, et elle en donne la preuve dans cet ouvrage, brillamment.
Jean-Pierre Longre
06:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, yasmina reza, flammarion, jean-pierre longre | Facebook | |
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28/02/2025
Suspense chez les témoins protégés
Linwood Barclay, Ces mensonges qui nous lient, traduit de l’anglais (Canada) par Renaud Morin, Belfond, 2025
Jack se souvient et raconte : son père est parti un jour, définitivement semble-t-il, en lui disant : « Ton papa a tué des gens. » On apprend plus tard qu’il est allé vivre sous une nouvelle identité en tant que témoin protégé, car il a été à la solde d’un homme d’affaires véreux qui le chargeait des sales besognes – intimidations, menaces et meurtres – et aux foudres duquel il cherche à échapper.
Devenu écrivain au succès mitigé et cherchant à gagner sa vie en collaborant à des revues plutôt confidentielles, Jack est contacté par une certaine Gwen, U.S. Marshall s’occupant justement et comme par hasard de ces ex-criminels relevant du statut de témoins protégés, qui lui propose d’écrire contre bonne rémunération de fausses biographies de ces derniers afin de parfaire leur nouvelle personnalité en rapport avec leur nouvelle identité. Jack accepte un premier travail, non sans se poser des questions : « On ne m’avait pas donné beaucoup de grain à moudre. Mon premier sujet, d’après ce que m’avait dit Gwen, était de sexe masculin, blanc, et âgé de quarante ans. Par où commencer ? Quel genre d’existence voulais-je lui créer ? J’ignorais complètement ce qu’il avait fait jusqu’à maintenant – était-il boucher, boulanger, fabricant de bougies ? Et si, par hasard, l’histoire que je lui inventais était trop proche de son véritable passé ? Non, cela semblait improbable. »
Difficile de raconter la suite sans déflorer le suspense entretenu avec grande habileté par Linwood Barclay. Disons simplement que Jack a une petite amie journaliste qui va être impliquée de près dans le déroulement des événements, que l’U.S. Marshall Gwen et ses acolytes réservent des surprises de taille, que les victimes ne sont pas seulement celles du père de Jack, qui soit dit en passant n’a pas disparu pour toujours, que l’écrivain se retrouve avec deux pères, que l’on apprend à connaître le passé et le destin d’un certain nombre de personnages plus ou moins recommandables…
Thriller, roman d’action aux multiples rebondissements, récit à suspense, Ces mensonges qui nous lient est un bel et bon roman noir, qui ne se contente pas de relater une succession de faits inattendus et d’actions violentes. C’est aussi une captivante galerie de personnages qui, derrière leurs profils plus ou moins avérés de « bons » ou de « méchants », recèlent une épaisseur sociologique et psychologique qui les rend véritablement humains. Un vrai roman, donc, au sens plein du terme.
Jean-Pierre Longre
Linwood Barclay sera présent aux « Quais du Polar » à Lyon du 4 au 6 avril 2025: https://quaisdupolar.com/#latest-posts
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20/02/2025
De l’art du balayage en musique
Alain Gerber, Le destin inattendu de la tapette à mouches, Frémeaux & associés, 2025
Il y a un an (janvier 2024), Alain Gerber nous gratifiait d’une belle et indispensable « autobiographie de la batterie de jazz » (voir ici) en nous racontant l’histoire de Deux petits bouts de bois, de l’art desquels il est à la fois expert et pratiquant éclairé. Maintenant, il célèbre les « balayeurs célestes du jazz avec Shelly Manne en point de comparaison », ce grand « Sheldon Manne [qui] fut un des batteurs les plus « littéraires » de l’histoire de l’instrument : un homme recherchant en permanence l’équilibre instable, mais jamais perdu, entre les différentes valeurs des éléments mis en jeu, entre les nuances dynamiques, entre les couleurs sonores, entre les couleurs du temps , entre la distension et la contraction du temps qui passe, l’instinct de vie et son contraire. »
Affirmons-le sans réserve, nul mieux qu’Alain Gerber ne sait lier l’expérience personnelle et le savoir encyclopédique. Ici comme ailleurs, il commence par évoquer un souvenir, celui de l’acquisition de sa première batterie : caisse claire, baguettes, mailloches et… balais. « Depuis cette époque, je porte un amour fou à l’art des balais, ainsi qu’à ceux qui l’ont inventé de toutes pièces et fait évoluer de manière spectaculaire depuis la fin des années vingt ; si dévorante est cette passion qu’elle s’étend aux instruments eux-mêmes. » Et depuis la même époque, il a tout appris des « brosses », de leur pratique et de leurs virtuoses, et il nous en fait tout connaître.
N'oublions pas qu’Alain Gerber est un écrivain, l’un de ceux qui, sans jamais se hausser du col, font partie de l’élite des stylistes, et son érudition musicale ne l’empêche pas de nous faire profiter de sa pratique littéraire, en nous livrant par exemple « une réflexion au passage : en littérature, j’ai toujours penché en faveur des écrivains soucieux d’entretenir une pulsation dans leurs périodes, leurs paragraphes, leurs chapitres. Et d’abord dans chacune de leurs phrases. » Pour lui « c’est affaire de métrique », de « ponctuation » et, « métaphoriquement cette fois, d’accentuation et de nuances dynamiques. » Ou encore de considérations à la fois larges et acérées : « L’un des signes très sûrs de décivilisation est le renoncement massif à l’ironie au profit de la croyance. Il s’agit ici de l’ironie à usage interne et de la croyance sans condition, telle la capitulation du même nom. Je n’ai jamais eu l’âme d’un inconditionnel, et cela ne s’est pas arrangé avec le temps. Le statut de groupie n’aura exercé sur moi qu’une timide attirance. » Un dernier extrait, en guise d’encouragements : « Quels que soient votre âge, votre sexe, votre expérience et votre culture, votre morphologie, vos capacités physiques, votre bagage technique, votre projet esthétique, soyez assuré qu’il existe, ou qu’il existera, la paire de balais la mieux adaptée à votre personnalité. Celle qui va répondre à vos besoins comme si elle avait parié sur vous pour justifier son existence. » Voilà qui donne vie à une paire d’objets apparemment bien anodins mais ô combien précieux. Martine Palmé, agent des plus grands, l’a écrit : ce livre est un « véritable trésor. »
Jean-Pierre Longre
Une autre parution récente chez Frémeaux & associés: Stéphane Carini, Les alchimies discrètes d'Henri Crolla. Accompagné de deux CD.
Guitariste virtuose et figure emblématique du jazz français, Henri Crolla (1920-1960) a laissé une empreinte indélébile sur la musique de son époque. Fils d’immigrés napolitains, il s’impose comme l’un des guitaristes les plus talentueux de sa génération. Malheureusement, sa carrière fulgurante a été interrompue par sa mort prématurée en 1960. L’anthologie de Stéphane Carini rend justice à l’oeuvre d’un artiste injustement oublié et nous invite à redécouvrir la richesse inouïe et la diversité de son répertoire : du jazz à la chanson, de la poésie aux musiques de film.
Patrick FRÉMEAUX
« APRÈS LUI, IL N’Y A PLUS DE GUITARISTES »
NAGUINE REINHARDT (ÉPOUSE DE DJANGO REINHARDT)
20:15 Publié dans Essai, Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, musique, jazz, alain gerber, frémeaux & associés, jean-pierre longre | Facebook | |
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14/02/2025
« Je parle d’homme à homme »
Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, édition établie par Patrice Beray et Michel Carassou avec la collaboration de Monique Jutrin. Liminaire d’Henri Meschonnic, Non Lieu / Verdier Poche, 2006, rééd. 2025
Né à Iaşi (Roumanie) en 1898, mort à Auschwitz en 1944, Benjamin Wechsler, devenu ensuite B. Fundoianu puis Benjamin Fondane, manifesta très tôt son intérêt pour la littérature française en publiant en roumain, en 1921, Images et livres de France, contenant des textes sur Baudelaire, Mallarmé, Gide et quelques autres, préfigurant des essais à venir publiés à Paris, où il s’installe dès 1923. « Importateur de culture européenne », selon la formule de Petre Raileanu, il joue un rôle décisif d’une part dans les mouvements de va-et-vient entre l’Est et l’Ouest, d’autre part dans la vie culturelle française et européenne. « De Dada à l’existentialisme, Benjamin Fondane a […] parcouru un long chemin avec la pensée de son temps. Témoin lucide et exigeant, il l’a accompagnée et bien souvent précédée, au risque de ne pas être entendu par ses contemporains », a écrit Michel Carassou.
Penseur, critique, homme de théâtre, Fondane fut aussi – et surtout, devrions-nous dire – un grand poète de langue française. La réunion et la réédition chez Verdier de ces cinq livres de poèmes est salutaire, et d’ailleurs conforme au désir exprimé par le poète dans une lettre envoyée à sa femme depuis le camp de Drancy, avant de partir vers la mort.
Cinq livres, donc : Ulysse (publié en 1933, remanié jusqu’en 1944), Le mal des fantômes (écrit en 1942-1943, resté inachevé), Titanic (1937), Exode (écrit vers 1934, complété en 1942 ou 1943), Au temps du poème (écrit entre 1940 et 1944).
En septembre 1943, Fondane écrivait :
Je pense au poète vieilli.
Voyez : il écrit un poème.
En a-t-il écrit, des poèmes !
Mais celui-là c’est le dernier.
Cette strophe, tirée d’un poème inédit publié par Monique Jutrin dans Poèmes retrouvés, est pour ainsi dire prémonitoire et n’est pas sans annoncer ce que dit Henri Meschonnic dans son « retour du fantôme » liminaire : « Benjamin Fondane s’écrit d’avance mort ». Mais aussi – toujours Henri Meschonnic – « pas un n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane. Sa situation de fantôme lui-même y est sans doute pour quelque chose : un émigrant de la vie traqué sur les fleuves de Babylone ».
Ulysse / Fondane est le « Juif errant », celui qui se demande : « Est-ce arriver vraiment que d’arriver au port ? », celui qui, dans un perpétuel exode, chante l’Amérique et l’Argentine, et la mélancolie de l’exil :
Sur les fleuves de Babylone nous nous sommes assis et pleurâmes
que de fleuves déjà coulaient dans notre chair
que de fleuves futurs où nous allions pleurer
le visage couché sous l’eau,
celui qui interroge la légitimité du poème :
Quelle chanson chanterais-je sur une terre étrangère […]
car l’homme n’est pas chez lui sur cette terre.
L’émigrant chante, navigue et se souvient de ses origines :
Pourquoi l’océan me fait-il penser à ces plaines de Bessarabie
on y marchait longtemps et c’était long la vie.
Et s’il aspire au port, c’est sans illusions :
Nous ne parlons aucune langue
nous ne sommes d’aucun pays
notre terre c’est ce qui tangue
notre havre c’est le roulis.
De la fuite incessante à la révolte et à la résistance, le mouvement est naturel, comme l’avoue le « Non lieu » écrit par Fondane en guise de présentation du « Mal des fantômes » : « J’ai voulu écrire ces poèmes dans le goût dévorant de mon siècle. Si j’ai résisté, d’où m’est venue cette résistance ? »
La poésie de Benjamin Fondane est de toutes dimensions. Poésie du mythe et du sacré (L’Odyssée, La Bible…), poésie de l’amour pour « la frêle bergère » et « la fiancée promise et noire du Cantique des Cantiques », elle est avant tout poésie humaine :
Je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier.
Fondane, c’est un homme qui tente de se dire avec son universalité, ses contradictions, ses imperfections, dont le chant peut n’être « qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème parfait », mais qui tente de se donner « un visage d’homme, tout simplement ».
Jean-Pierre Longre
Sur Benjamin Fondane, voir aussi CECI et CELA
Cahiers Benjamin Fondane n° 27, 2024. « L'art en questionS, années 20 ». Édition établie par Agnès Lhermitte et Serge Nicolas avec la collaboration de Monique Jutrin. Faux Traité d’esthétique, inédit de 1925.
Extrait de l’introduction par Agnès Lhermitte :
« En 1938, Fondane réutilise le titre de Faux Traité d’esthétique pour publier un essai qui a cette fois pour sous-titre « Essai sur la crise de réalité ». Il ne s’agit pas pour autant d’une reprise du manuscrit de 1925. Treize années ont passé, le contexte culturel a changé. Le jeune émigré récent encore incertain de ses orientations s’est nourri de nouvelles lectures. Il est devenu un poète maître de son art et un philosophe résolument existentiel qui aura approfondi et affermi sa pensée grâce à la rencontre de deux maîtres à penser. Chez Léon Chestov, qui guide ses lectures, il trouve la vision existentielle de la duplicité tragique de soi ; chez Lucien Lévy-Bruhl, la pensée de participation des primitifs, qui lui offre une voie d’accès au réel. Le sous-titre confirme la teneur nettement philosophique du nouvel essai.
Fondane y poursuit une réflexion qui récuse les problématiques esthétiques stricto sensu pour s’attaquer de front à la question primordiale : Pourquoi l’art ? Pourquoi justement l’art chez le seul animal raisonnable ? Il se concentre alors sur la poésie, son propre champ d’action et d’interrogation, dans un mouvement inverse de celui qui, en 1925, lui faisait élargir à l’art la crise de la littérature étudiée par Rivière. Bien des questions abordées alors, restées sans réponse ou devenues obsolètes à ses yeux, comme l’enracinement socio-historique de l’art ou la forme, encore liée à l’ordre, à la raison, auront été évacuées. Mais l’idée essentielle, déjà présente dans le manuscrit, d’un art vivant, sera devenue le principe du nouveau traité, présenté comme la mise au point vitale d’un enjeu existentiel, et où la poésie, expérience mystique du réel, se confond avec la vie de l’homme. »
Sommaire
Introduction, Agnès Lhermitte
Faux Traité d’esthétique (1925)
- La Crise du Concept de l’Art
- Erreur de l’art moderne « en tant que progrès »
- L’Idée de l’originalité
- « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison » : (Blaise Pascal)
- Règne de l’homme théorique
- L’Art autonome
- De Dada au surréalisme – ou de « l’idiotie pure » au suicide
Textes annexes
- Préface du Faux Traité d’esthétique
- Foi et dogme
- Le Concept du beau
- Faux concepts de l’art classique
Textes complémentaires
- « Faut-il brûler le Louvre ? »
- Réflexions sur le spectacle
Études
- L’Art en question : un premier cheminement philosophique, Serge Nicolas
- Une pensée en images, Agnès Lhermitte
19:59 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, essai, francophone, roumanie, benjamin fondane, patrice beray, michel carassou, monique jutrin, henri meschonnic, agnès lhermitte, serge nicolas, non lieu, verdier, jean-pierre longre | Facebook | |
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10/02/2025
Maternelle et tenace
Lire, relire... Abdellah Taïa, Vivre à ta lumière, Le Seuil, 2022, Points 2025
Abdellah Taïa joue franc jeu, dès la dédicace : « Pour ma mère : M’Barka Allai (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix. » Histoire vraie, donc, mais devenue roman par le truchement des mots d’un écrivain donnant la parole à sa protagoniste qui monologue, se raconte, raconte les siens, ses proches et tout compte fait la vie du Maroc (d’un certain Maroc) de la fin du XXème siècle.
Une autobiographie en trois temps. À Béni Mellal, elle a trouvé toute jeune l’amour d’Allal, qu’elle épouse avec la bénédiction de son père et le consentement de sa belle-famille, mais qui part faire la guerre des Français en Indochine, pensant gagner suffisamment d’argent : « Un an ou deux de guerre et me voilà riche, un peu riche. » Il n’en reviendra pas, et Malika sera chassée par ses beaux-parents, qui avaient pourtant promis de la traiter comme leur fille.
Nous la retrouvons à Rabat, bien des années plus tard, avec son second mari, un homme « gentil » qui l’a aidée à sortir de son complet dénuement et lui a fait de nombreux enfants. Mais c’est elle qui mène son monde, prend les initiatives et défend sa fille Khadija contre la mainmise de Monique, une Française qui voudrait prendre Khadija à son service. Non, Malika rêve que sa fille épouse un homme puissant et riche, un de ceux qui fréquentent le palais royal tout proche. Le destin en ira autrement.
Le troisième épisode, qui se situe à Salé, est une confrontation entre Malika et Jaâfar, un jeune voisin tout juste sorti de prison qui la menace d’un couteau pour voler son argent. Elle lui tient tête, lui parle d’Ahmed, son fils parti en France qui ne donne plus de nouvelles. Impitoyable et maternelle, elle résiste au délinquant et au récit sordide de la vie des prisonniers marocains.
Malika est ce que d’autres appelleraient une « femme puissante ». Mais sa puissance n’est ni politique, même si d’importantes digressions évoquent Ben Barka et le roi Hassan II, ni économique, puisque sa famille vit dans les conditions les plus précaires, même si elle fait tout pour lui construire une maison et la nourrir. « Des années tous les onze dans une seule pièce. Onze ! J’ai économisé centime après centime. J’ai économisé tout ce que je pouvais. Certains mois, je ne leur préparais qu’un seul repas par jour. Ils râlaient. Ils criaient. Nous avons faim ! Nous avons faim, maman ! Je ne pouvais rien faire d’autre. Il fallait économiser encore et encore. Ils trouvaient tous que j’étais devenue impitoyable. Ce n’était pas grave. Un jour, ils comprendraient les sacrifices que j’avais faits pour eux. Les humiliations que j’avais subies à cause d’eux, pour leur donner un toit, une maison. Une vraie maison. » Quoi de plus parlant que ce qu’écrit Abdellah Taïa de cette mère lumineuse, volontaire, tenace ? « C’est Malika qui parle ici. Tout le temps. Elle raconte avec rage les stratégies pour échapper aux injustices de l’Histoire. Survivre. Avoir une petite place. » Son fils, par la magie de la littérature, lui a donné une vraie place.
Rappel: le récent livre du même auteur, Les Bastion des Larmes
Jean-Pierre Longre
10:19 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, maroc, abdellah taïa, le seuil, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/02/2025
Une jeunesse prometteuse : Le Persil a 20 ans
Le Persil Journal, n° 222-223, juillet 2024 et 224-225-226-227-228, décembre 2024.
En juillet 2024, Marius Daniel Popescu continuait à relater dans la suite du Cri du barbeau les anecdotes qui jalonnent sa vie passée et sa vie présente : « Tu es à la fois dans ton pays d’ici et ton pays de là-bas […], les mots naissent sans parents sur la feuille, ta mémoire les baptise encore et encore. » Ces mots lui servent à raconter par exemple la visite récente du plombier et sa conversation avec lui, ou les parties de pêche faites dans son enfance avec d’autres garçons… d’autres épisodes encore…
Quelques mois plus tard, paraît un numéro exceptionnel, celui des 20 ans de ce « journal qui pousse la littérature dans nos vies », « avec des textes et des images de plus de 1200 personnes en 228 numéros répartis en 99 publications et 3636 pages… » Avant des inédits de Heike Fiedler, Jean-Christophe Contini et Quentin Moron, avant l’historique de l’Association des Amis du Journal Le Persil, grâce à qui tout cela peut se faire, se multiplient les témoignages, à commencer par les débuts artisanaux racontés par celles, compagne et filles, qui ont accompagné Marius Daniel Popescu dans la création du journal. « En rentrant du travail, encore habillé de son uniforme des chauffeurs de bus, il a posé deux feuilles A3 sur la table pour y coller en lettres capitales LE PERSIL. Après avoir découpé et scotché les textes qu’il avait écrits, il les a ajustés à la mise en page. » C’est ainsi que tout a continué, et tous les souvenirs qui s’accumulent au fil des pages suivantes sont autant de preuves de l’obstination de son créateur à garder l’esprit et la manière des débuts.
Il est écrit dans ce numéro que Le Persil est d’une constante audace. Cette audace, c’est celle d’un accueil tous azimuts, d’une hospitalité littéraire sans discrimination ni censure, sans considérations de notoriété ni souci de gloriole. Les autrices et auteurs, néophytes ou expérimentés, disposent à leur guise des feuilles épanouies d’un journal obstinément « inédit », c’est-à-dire, avec tous les risques que cela comporte mais aussi les chances ainsi données, composé d’écrits toujours nouveaux. Pas de commentaires superflus, pas de prétentions analytiques, pas d’apparats critiques – rien que des textes littéraires (et aussi des illustrations) dans toute leur originalité, avec leurs tâtonnements inquiets ou leur tranquille maturité. Et si la pluralité des contributeurs et la diversité des styles favorisent la qualité et l’intérêt des publications, parfois une livraison est consacrée à un seul écrivain. Avec ténacité, brillamment, savoureusement, c’est de la belle et bonne lecture que nous offre Marius Daniel Popescu, dont l’origine roumaine se marie parfaitement avec l’esprit romand pour enrichir, avec une singularité parfois déroutante, toujours séduisante, le patrimoine littéraire européen.
Pour qui veut aller plus loin, les pages centrales offrent les listes bien instructives de tous les numéros publiés (dates et thèmes principaux) et de tous les contributeurs. Et une nouveauté : le site internet qui donne tous les renseignements possibles. Voir ci-dessous. Un Persil à consommer et un site à consulter sans modération…
Jean-Pierre Longre
19:13 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, le persil, francophone, suisse, roumanie, marius daniel popescu, jean-pierre longre | Facebook | |
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02/02/2025
La force des mots
Ana Blandiana, Poèmes résistants, traduits du roumain par Hélène Lenz, édition bilingue révisée et présentée par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2024
Comment résister à l’oppression ? Ouvertement, en s’exposant à la violence de la répression ; par l’exil, en espérant un avenir meilleur ; en luttant par les mots, en prose ou en poésie. Ana Blandiana a résisté de l’intérieur, au risque, à plusieurs reprises, de se voir interdite de publication, mais avec une notoriété de plus en plus grande dans son pays. Et si, dans la présentation de Poèmes résistants, Jean Poncet a raison d’écrire que « le combat de Blandiana fut toujours plus éthique que politique », il fait sentir à juste titre que ce combat est avant tout poétique. Ce recueil, qui donne à lire les textes en roumain et leur traduction en français par Hélène Lenz, reprend des poèmes parus en 1984 (quatre, publiés dans la revue Amfiteatru), 1985 (Étoile de proie) et 1990 (L’architecture des vagues, livre terminé en 1987 mais publié après la chute de Ceauşescu, et contenant des poèmes à propos desquels l’autrice écrivit significativement le 28 décembre 1989 : « Je les dédie à ceux qui, en mourant, ont rendu possible, à côté de bien d’autres choses, le retour de la poésie pour la poésie. »)
L’unité de l’ensemble est assurée par une tonalité commune qui laisse apparemment le pessimisme l’emporter sur l’espoir, la révolte sur la sérénité, les questionnements sans réponses sur les certitudes, et qui met en avant les hésitations concernant les formes de la résistance : « Le pouvoir de choisir / Entre être impliqué / Et être seul. / Le courage d’opter / Entre la souffrance du hurlement / Et celle du silence. /La force de décider / Entre la fuite au dehors / Et la fuite à l’intérieur. » L’une de ces formes est aussi l’ironie, lorsque la poésie s’écrie, en réponse à l’officiel « On doit tout faire pour réussir » : « Nous avons tout » : « Feuilles, mots, larmes, / Boîtes d’allumettes, chats, / Tramways quelquefois, queues pour la farine, / charançons, bouteilles vides, discours […] ».
Tout compte fait, l’unité est assurée par l’art que possède et pratique Ana Blandiana : celui de tout métamorphoser en poésie, en persistant « à répartir / les signes, les mots, les lettres… » L’œil se transforme en étoile, « Les atomes se changent en sable, / Le sable forme des cailloux, / Les cailloux deviennent des lettres. / Quant aux lettres, elles germent puis donnent des bourgeons, / Qui font des moissons de mots. » Et cette poésie, finalement, « Arrachant au chaos / La vague périssant après la vague », peut laisser entrevoir l’espoir : « À travers les yeux des menottes / Il y a le futur du verbe être. » Voilà le miracle des mots apprivoisés par Ana Blandiana. Comment résister ? Par la poésie.
Jean-Pierre Longre
http://jplongre.hautetfort.com/tag/ana+blandiana
Voir aussi: https://www.blackheraldpress.com/ma-patrie-a4-1
10:37 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, roumanie, ana blandiana, hélène lenz, jean poncet, jacques andré éditeur, jean-pierre longre | Facebook | |
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27/01/2025
Confrontations et affection
Bernhard Schlink, La petite-fille, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 2023, Folio, 2024
En 1964, à l’époque où l’Allemagne était divisée en deux blocs, Kaspar, venu épisodiquement de l’Ouest, et Birgit, jeune femme de l’Est, s’éprennent l’un de l’autre et prévoient de vivre ensemble à Berlin Ouest. Ce que ne sait pas Kaspar, c’est que Birgit est enceinte d’un amoureux éphémère, et qu’avant de partir elle accouche en secret d’une fille qu’elle décide d’abandonner, faute de pouvoir lui faire passer avec elle le rideau de fer, et aussi par rejet de son géniteur. Cette fille cachée, elle ne la reverra jamais, ne connaîtra pas son destin. Mais une mère ne vit pas impunément ce genre de situation, et ses relations avec Kaspar vont s’en ressentir : « Je ne savais pas le mal que fait à long terme le silence qu’on garde. Si je l’avais su, si j’avais pensé en termes de longues années – est-ce que cela aurait changé quelque chose ? », écrit-elle dans son journal secret, qu’elle compose comme un roman.
Ce journal, Kaspar le découvre après la mort prématurée de Birgit, qui a auparavant tenté de fuir ses sombres pensées et d’enfouir sa culpabilité en se réfugiant dans des activités sans suite, en partant un certain temps en Inde, en sombrant dans l’alcool… Kaspar apprend donc l’existence de la fille de Birgit, et décide d’aller à sa recherche. Il découvre qu’elle s’appelle Svenja, qu’elle a été élevée par son père biologique et son épouse, qu’elle vit avec son mari dans un village de l’Est, sorte de communauté néo-nazie qui ne cherche qu’à glorifier l’Allemagne blanche qu’il faudrait débarrasser des Juifs et des immigrés ; le couple a une fille adolescente, Singur, elle-même embrigadée dans l’extrémisme nationaliste. En échange de l’héritage de Birgit, Svenja et son mari acceptent de confier Singur à Kaspar pendant les vacances scolaires.
Alors, entre le septuagénaire, libraire aux idées libérales et progressistes, et la jeune fille endoctrinée mais prête à s’ouvrir à diverses connaissances et aux discussions, s’engage une série d’échanges parfois difficiles, mais affectueux. Kaspar ne veut pas brusquer Singur, ne veut pas lui laisser croire qu’il méprise ses idées et celles de ses parents. Délicatement, il la fait accéder à sa propre culture en l’emmenant au concert, au musée, en la faisant travailler à la librairie où elle découvre des livres qu’elle ne connaissait pas ; et elle se passionne pour la musique, prend des cours de piano, une heure tous les matins chaque fois qu’elle séjourne à Berlin chez celui qu’elle appelle ouvertement et naturellement « Grand-Père », et qui s’émerveille des progrès rapides qu’elle fait en jouant notamment Bach.
Une sorte de rivalité s’installe entre Kaspar et les parents de Singur, qui voient d’un mauvais œil l'influence qu’il a sur elle. Mais en a-t-il vraiment ? « Il lui avait fait une place dans son cœur – mais à condition qu’elle abjure son monde et qu’elle trouve accès au sien ? Non, il ne voulait pas aimer ainsi. Et comment pouvait-il penser, ne fût-ce qu’un instant, que sa personne, sa présence, son influence pourraient corriger en quelques semaines ce qui avait mal tourné pendant quinze ans ? Quelle prétention, quelle impatience ! » Le destin de Singur ne sera pas forcément celui que son « Grand-Père » et ses parents attendaient, mais il sera représentatif de celui d’une certaine jeunesse. Le roman de Bernhard Schlink, à la fois dur et émouvant, entraîne, à partir d’un exemple particulier, une réflexion sur l’histoire contemporaine de l’Allemagne, plus largement sur celle de l’Europe et, au vu de son état actuel, sur celle du monde.
Jean-Pierre Longre
19:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, allemagne, bernhard schlink, bernard lortholary, gallimard, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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20/01/2025
« Collés contre des vitres troubles »
Lire, relire... Jean-Baptiste Andrea, Des diables et des saints, L’Iconoclaste, 2021, Collection Proche, 2023, Collector 2024
Sauf quelques exceptions, les Prix Goncourt ne reposent pas sur du sable. Les lauréats ont généralement et précédemment à leur actif des ouvrages solides, parfois ignorés. Avant d’obtenir le sien pour Veiller sur elle (dont on trouvera ailleurs qu’ici de nombreuses recensions), Jean-Baptiste Andrea avait publié avec un succès mérité quelques romans, dont Des diables et des saints.
Pianiste se produisant partout où il trouve un instrument, gares, aéroports et autres lieux publics, Joe va nous faire des confidences, nous raconter sa vie à partir du moment où il fut victime d’une « infirmité [qui] ne figure pas dans les encyclopédies médicales ». Après seize ans d’une vie sous la houlette de parents pleins de projets pour lui et frisant selon lui la tyrannie, élève d’un professeur de piano d’une exigence tout aussi ferme, il perd brusquement tout cela, ce bonheur insoupçonné, lorsque ses parents et sa sœur meurent dans un accident d’avion. « De toutes les malédictions des prophètes, de toutes les pestilences qui ravagent la terre, j’avais attrapé la pire. J’étais orphelin comme on est lépreux, phtisique, pestiféré. Incurable. »
Alors va se dérouler une vie « aux Confins », orphelinat qui porte bien son nom, et qui est mené par un prêtre retors, diable déguisé en saint, servi par un ex militaire aussi brutal que borné ; un prêtre qui, paradoxalement, se décerne le titre de « père », « en vertu d’un pouvoir décerné par l’État », et qui en profite pour manier le goupillon avec un zèle cynique, allant jusqu’à enfermer les enfants trop rétifs, « brebis égarées », dans « l’Oubli », un cachot humide et sordide. Joe tient seulement grâce à son amitié attentive pour un garçon fragile et mutique, aux souvenirs de ses leçons avec son professeur Rothenberg qui lui faisait jouer du Beethoven, exclusivement du Beethoven, grâce aussi à un amour peu à peu révélé pour Rose, à qui il est chargé de donner des cours de piano, ainsi qu’aux réunions clandestines de la « Vigie », petit groupe de pensionnaires guettant la nuit et rêvant de s’enfuir, ce qui leur fera courir les pires risques.
« Johann Sebastien Bach, orphelin. Caravaggio, orphelin. Ella Fitzgerald, Coco Chanel, orphelines. Anton Bruckner, Louis Armstrong, Ray Charles, John Lennon, Billy the Kid, Tolstoï, Chaplin, orphelins. Et mille visages en cet instant, mille visages que nous ne connaissons pas, pas encore en tout cas, collés contre les vitres troubles, orphelins. » Ajoutons-y Joe, « le vieux qui joue du piano », et dont Jean-Baptiste Andrea a su nous faire vivre avec une implacable émotion le passé terrible et malgré tout jamais désespéré, toujours en attente du bonheur, au rythme de la musique et de l’amitié, une vie où se côtoient et parfois se confondent diables et saints.
Jean-Pierre Longre
19:45 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean-baptiste andrea, l’iconoclaste, collection proche, jean-pierre longre | Facebook | |
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13/01/2025
L’envol de l’écriture
Anne Serre, Notre si chère vieille dame auteur, Mercure de France, 2022, Folio, 2024
Comme dans tout récit, il y a un narrateur, que l’auteur a décidé d’appeler Hans, mais ce Hans devient lui-même un personnage sous la plume de l’auteur : « Ce qui est drôle, c’est qu’il observe le dehors et que je l’observe observant. » Nous sommes au cœur du roman de la « si chère vieille dame auteur » qu’une équipe (réalisateur, cameraman, scripte) est venue interviewer, tentant de reconstituer l’ultime manuscrit de celle que l’on voit comme une mourante.
Reconstituer, parce que ce manuscrit est ponctué de trous, de blancs qu’il conviendrait de combler. Là est la difficulté, car l’écriture semble prendre son envol, un envol auquel l’auteur donne toute liberté : « De la même manière qu’il m’est arrivé de penser qu’avec la seule force de mon désir je pourrais me retrouver réellement dans mon passé, j’ai parfois pensé qu’il ne tenait qu’à moi de faire sortir mon narrateur de son grenier et de l’entraîner sur les routes, en chair en en os, dans son costume gris démodé. » Apparaissent, parallèlement au va-et-vient des époques, divers personnages, un certain Holl à bonnet rouge qui semble rivaliser avec Hans, des boucs « aux boucles d’or et aux cornes nervurées » qui attendent dans la prairie jouxtant le village, le père de la vieille dame qui revit sa jeunesse, ce père qui fut le « Monsieur de la Riviera » – des personnages qui vont se retrouver ensemble à un moment crucial du roman, et à propos desquels l’auteur « omniscient » va pouvoir écrire : « Ces gens-là s’aiment, c’est incroyable. Amour pareil, on n’a jamais vu. »
Il n’est pas anodin de savoir que le livre d’Anne Serre est placé sous l’égide de Laurence Sterne, considéré comme l’un des pères du roman moderne, donnant à réfléchir sur les notions d’auteur, de narrateur et de personnage, et sur la relativité du temps. En réalité, il ne s’agit pas vraiment pour le lecteur de « réfléchir », mais de se laisser mener par une histoire dont il doit rassembler les morceaux, et par les évocations poétiques d’un paysage sans lequel rien ne se passerait : « Nous distinguions dans la blancheur timide de l’aube ce paysage qui depuis longtemps nous attirait comme un aimant, comme s’il était à lui tout seul si plein de songes, si plein d’histoires que ç’aurait été folie d’aller voir ailleurs. » Ce paysage que le narrateur observait dès le départ, le voilà encore à l’issue du récit. La boucle est bouclée.
Jean-Pierre Longre
19:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, anne serre, mercure de france, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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06/01/2025
« Essayer d’être heureux »
François Morel, Oh ! La belle vie, « 32 conseils pour aller imperceptiblement mieux », illustré par Alain Pilon, Philosophie magazine éditeur, 2024
Humoriste ? Moraliste ? Philosophe ? François Morel est tout cela, et plus encore. Que vous soyez ou non auditeur de ses chroniques sur France-Inter, la lecture de Oh ! La belle vie, suite de textes parus entre septembre 2020 et octobre 2023 dans – excusez du peu – Philosophie magazine, vous confortera dans vos opinions interrogatives, dans vos appréciations surprises, dans vos doutes réconfortants. Alors voyons…
L’humour ? Oui, généralement sous-tendu par des préoccupations à la limite de l’angoisse, un peu comme chez Raymond Queneau. L’angoisse du contact au temps du covid, par exemple : « Les gestes barrières ne facilitaient pas l’approche amoureuse. Puisqu’on ne pouvait plus s’approcher, il devenait difficile de faire des enfants. » Ou, à la même époque, la solitude de celui qui ne peut « vivre une histoire d’amour » qu’avec lui-même : « J’ai eu le sentiment, un peu triste, un peu désemparé, comme tout un chacun sans doute, d’être seul au monde. »
La morale ? Oui, mais pas celle d’un moralisateur ; celle qui s’exprime avec l’ironie d’un observateur qui, sans se poser en donneur de leçons, s’adresse aux délateurs (« Écrire une lettre anonyme est un excellent apprentissage pour développer la dextérité, la concentration, mais également l’apprentissage de sa langue, de la grammaire et de l’orthographe »), fustige ceux qui pensent « s’élever au-dessus de la réalité » avec l’histoire de Jésus mais hésitent à « tomber des nues » en lisant le rapport Sauvé sur les viols d’enfants dans l’Église catholique, ou encore analyse les mouvements de la connerie bien répandue qui, d’abord limitée aux automobilistes, devient une caractéristique des cyclistes.
La philosophie ? Oui, optons avec lui pour celle d’Oncle Georges, natif de Sète, qui aurait eu 100 ans en 2021, mais qui a l’âge « de l’humanité tout entière, celui de l’Auvergnat, de la fille de joie et du petit cheval de Paul Fort » : « Gloire à qui n’ayant pas d’idéal sacro-saint / Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins. »
Plus encore ? Oui, bien plus ! Fin analyste de la société contemporaine et contempteur se ses excès, il raconte comment elle pourrait en arriver à interdire Le Petit Chaperon rouge, accusé de « discriminations de toutes sortes, sexisme, inceste… », se fait aussi linguiste lorsqu’il déplore la disparition, chaque année, de « milliers de mots », « remplacés par des expressions invasives, intrusives et proliférantes » (comme le fameux « du coup » supplantant tant d’adverbes pittoresques). Et surtout, François Morel est poète. Pas seulement lorsqu’il écrit une chronique entière en alexandrins – ce qui relève déjà d’un art manifeste –, mais aussi tout au long de ces pages, à la manière de Jacques Prévert (« Il faudrait essayer d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple ») et en suivant les préceptes de Baudelaire (s’enivrer « de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise »). Une poésie qui, si parfois elle frise la nostalgie ou côtoie la satire, nous aide mine de rien à « aller imperceptiblement mieux ».
Jean-Pierre Longre
11:10 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, chroniques, humour, poésie, françois morel, alain pilon, philosophie magazine éditeur, jean-pierre longre | Facebook | |
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30/12/2024
Autour du silence
Brèves n° 123, 2024
Dans la rubrique « RElire », Éric Dussert présente un écrivain aussi modeste que méconnu, aussi spirituel que mystérieux (qui plus est, découvert par Raymond Queneau), Bernard Waller (1933-2010). La nouvelle qui illustre l’article, intitulée « La Maison sur la Nationale », raconte comment un certain M. Mandois, resté seul dans sa maison après le départ de sa femme et de sa fille, et après la construction d’un contournement routier, découvre le silence écrasant qui pèse sur lui.
« Silence », écrasant ou bienfaisant, soudain ou progressif, intérieur ou extérieur : c’est le thème qui, outre leur intérêt propre, a présidé au choix des textes dévoilés dans ce numéro de Brèves. Histoires de couples ou d’êtres solitaires, de quêtes amoureuses ou existentielles, nouvelles pseudo-fantastiques ou faussement réalistes, récits de vie et de mort… Chacun trouvera lecture à sa mesure et à son goût. Et bien sûr, la rubrique « Pas de roman, bonne nouvelle ! » livre pertinemment des idées supplémentaires de lectures, avant des hommages à deux écrivaines pour qui le genre de la nouvelle fut un support littéraire de prédilection, Claude Pujade-Renaud et Christiane Baroche.
Faire tourner autour d’un mot plusieurs nouvelles d’auteurs fort divers n’est pas chose aisée. Ce numéro de Brèves, encore une fois, y parvient brillamment. Mais attention : la revue papier, qui existe (un exploit) depuis 1981, va, pour diverses raisons bien compréhensibles, poursuivre son chemin sous forme de revue numérique, via Scopalto (taper « Scopalto brèves » sur un moteur de recherche). Pour être averti de la prochaine parution, écrire à editionsatelier@free.fr .
Jean-Pierre Longre
Les nouvelles et les auteurs du n°123 :
Les voisins
par Marie Ségala
Café Renaissance
par Corinne Borras
Insubmersible
par Clément Gramsch
Le bas-côté
par Livia Léri
L’agence
par Miguel Bermejo
Pitié pour la trace*
par ValérY MeYnadier
Poisson
par Anne Vérillaud
Les tombeaux de Charles Baudelaire
par Bernard Chevalier
Miséricorde
par Mathis Cornet
Fête nationale
par Luc Dagognet
Retour de vacances
par Anne Sénizergues
L’annonce
par Ingrid Thobois
Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude
Tél. 04 68 69 50 30
10:56 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, nouvelle, francophone, brèves, atelier du gué, jean-pierre longre | Facebook | |
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23/12/2024
Formules à l’infini
Michel Delhalle, Belgique, terre d’aphorismes, tome 2, préface d’Yves Namur, postface d’Alain Dantinne, Cactus inébranlable éditions, 2024
« L’aphorisme contemporain est un avatar de cette tradition ancienne, exprimant (ou détournant) des vérités morales sous forme de maxime, d’apophtegme, voire de proverbe, il profère une sentence (ou plutôt une pseudo-sentence) qui se veut indiscutable. C’est un énoncé isolé, en général une seule phrase, sans continuité discursive, relevant du mot d’esprit. » Les choses ont le mérite d’être claires dans la postface d’Alain Dantinne, et l’esprit est partout présent dans les quelque 280 pages d’aphorismes choisis par Michel Delhalle chez plusieurs centaines d’auteurs et d’autrices belges.
Si l’aphorisme est une spécialité du surréalisme de France et surtout de Belgique, le genre dépasse largement les limites du mouvement, de tous les mouvements artistiques et littéraires. Et si Scutenaire, Nougé, Chavée, Mesens, Goemans, Mariën, Dumont sont nommés, bien d’autres sont cités comme, excusez du peu, Fernand Crommelynck, Maurice Maeterlinck, Françoise Mallet-Joris, Marcel Moreau, Hubert Nyssen, Georges Rodenbach, Eugène Savistkaya, Jean-Philippe Toussaint, François Weyergans, Marguerite Yourcenar… Il y a même Amélie Nothomb, la chanteuse Maurane, l’acteur Benoît Poelevoorde, un certain Claude François (non, non ! pas de méprise : il s’agit d’un cinéaste proche des surréalistes), un Jean-Jacques Rousseau « cinéaste de l’absurde », et des centaines d’autres, dénichés à la suite de recherches sûrement acharnées, obstinées, tous logés à la même enseigne – une page pour chaque aphoriste.
On serait bien en peine de donner une idée du contenu ; cela ferait autant d’idées que de micro-textes. Alors, un peu au hasard : « La tolérance zéro est contagieuse » (La Brucellôse) ; « J’ai un compte en manque » (Bruno Coppens) ; « Écrire des riens plutôt que de ne rien écrire » (Jacques De Decker) ; « Quand le mal s’empare de la spiritualité, il en fait de la religion » (Jean Loubry) ; « Se dépasser pour s’atteindre » (Marcel Moreau) ; « J’ai suivi les mots à la trace, comme un pisteur de loup… » (Eugène Savistkaya)… Tout le reste à l’envi ! Servez-vous, à l’infini…
Jean-Pierre Longre
17:33 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, michel delhalle, yves namur, alain dantinne, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | |
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16/12/2024
Conte de mort, de vie et d’amour
Lire, relire... et voir... Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises, Éditions du Seuil, 2019, Points, 2020
Film franco-belge d'animation réalisé par Michel Hazanavicius, novembre 2024
« Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! », précisent les premières lignes. Pourtant, nous sommes dans une forêt, où un couple de bûcherons s’échine pour survivre : elle à la recherche du moindre morceau de bois, lui s’affairant à des « travaux d’intérêt public ». Sans enfants, donc sans bouche supplémentaire à nourrir, ni malheureusement à chérir… Très vite on comprend que la voix ferrée récemment construite à travers la forêt transporte des « marchandises » spéciales – hommes, femmes, enfants – vers une destination inconnue. Car tout autour de la forêt, c’est la guerre mondiale. « Pauvre bûcheronne », tous les matins, en ramassant les quelques branchages qu’elle trouve, va voir passer le train, attendant un signe, un cadeau, un miracle.
Dans l’un des wagons à bestiaux, un couple et ses jumeaux, Henri et Rose (Hershele et Rouhrele). La peur, la promiscuité, la saleté, la faim, le froid… Le père se dit que l’un des jumeaux pourrait changer de destination, et tant bien que mal, apercevant une silhouette au loin, il le dépose dans la neige par la lucarne du wagon. C’est alors « pauvre bûcheronne » qui prend en charge avec émerveillement et tendresse la « petite marchandise », et qui va tout faire pour nourrir ce bébé inconnu, malgré la colère de son mari – colère qui va peu à peu se muer en attachement paternel pour celle que la propagande de l’occupant disait faire partie du peuple des « sans cœurs », qu’il fallait éliminer.
Le conte nous dit que pendant ce temps la mère et le frère de la petite fille vont mourir, victimes des bourreaux, que seul le père en réchappera, espérant que son geste aura sauvé le bébé. Le récit avance à son rythme, faisant alterner les scènes de cruauté et de tendresse, de violence et d’amour, jusqu’à ce que le père, au hasard de ses recherches erratiques, devine que la fillette qui se trouvait devant lui, vendant des fromages avec sa « mère », était celle qu’il avait arrachée à la mort : « Un cri, un cri terrible, un cri de joie, de peine, de victoire, un cri se forma dans sa poitrine, mais rien, rien ne sortit de sa bouche. […] Il avait vaincu la mort, sauvé sa fille par ce geste insensé, il avait eu raison de la monstrueuse industrie de la mort. »
Un vrai conte ? Le style de Jean-Claude Grumberg en donne toutes les apparences, ce style qui ménage l’attente et l’inattendu, la malheur et l’émerveillement : « Pauvre bûcheron tout comme pauvre bûcheronne ne ressentirent plus le poids des temps, ni la faim, ni la misère, ni la tristesse de leur condition. Le monde leur parut léger et sûr malgré la guerre, ou grâce à elle, grâce à cette guerre qui leur avait fait don de la plus précieuse des marchandises. » Mais l’ « appendice pour amateurs d’histoires vraies » nous remet dans le contexte historique et familial, rappelant que les convois partis de Drancy ont mené à la mort la famille de l’auteur et, le 7 décembre 1943, la famille Wiesenfeld avec ses jumelles… Mais « l’amour […] fait que la vie continue ».
Jean-Pierre Longre
https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=274858.html
18:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : conte, récit, histoire, francophone, jean-claude grumberg, le seuil, points, jean-pierre longre | Facebook | |
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09/12/2024
Disparition d’un foisonnant continent
Jacques Roubaud, 1932-2024
Né le 5 décembre 1932 à Caluire-et-Cuire, tout près de Lyon, Jacques Roubaud est mort le 5 décembre 2024 à Paris. Poète et mathématicien, membre actif de l’OULIPO, c’est un auteur tous azimuts, un foisonnant continent qui disparaît.
Pour lire des chroniques qui le concernent, en tout ou en partie, on peut suivre ce lien: http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Roubaud
Voir aussi: https://www.lmda.net/2008-02-mat09016-jacques_roubaud?deb...
Et encore... :
Jacques Roubaud « compositeur de mathématique et de poésie », sous la direction d’Agnès Disson et de Véronique Montémont, Éditions Absalon, 2010
À personne, parmi ses lecteurs, n’échappe le caractère étendu, complexe, hybride de l’œuvre de Jacques Roubaud, et il fallait bien une escouade de connaisseurs pour, sinon en faire le tour complet, du moins en sonder les strates superposées, en suivre les « courbes sinueuses, volutes, lignes serpentines, méandres, boucles nœuds et spirales » (Christine Jérusalem). Passionnés, spécialistes – dont l’écrivain lui-même fait partie, sous pseudonyme – explorent le « continent roubaldien », ses grands espaces, ses recoins et ses pièges, un continent où résonnent les échos conjoints « du verbe et du nombre », comme l’annonce le titre.
Les maîtresses d’œuvre, Agnès Disson et Véronique Montémont, ont réparti les études en cinq sections : Mathématique(s) et littérature, Question de genre(s), Retour aux sources, Poésie, Intermédialité. De quoi, donc, mettre en avant cinq facettes représentatives d’une œuvre dans laquelle les nombres et les structures, la polyvalence générique (poésie, prose, théâtre, autobiographie etc.), la richesse intertextuelle, l’attachement à des formes traditionnelles comme le sonnet, la variété des repères esthétiques, ne sont pas incompatibles, loin s’en faut, avec l’humour et la rigueur.
Parmi les références plus ou moins ouvertes, l’Oulipo et Queneau tiennent, bien sûr, une place prépondérante (y a-t-il eu TROu ou TOuR – c’est-à-dire Tournant Roubaldien de l’Oulipo ou Tournant Oulipien de Roubaud – ? Réponse dans la contribution de Marcel Bénabou). Mais pas seulement. La culture de Jacques Roubaud est immense : « J’ai la passion de la lecture. Je suis un liseur ; un liseur de livres surtout ». Et « la poésie est la mémoire de la langue ». C’est sur la mémoire des textes que se compose l’œuvre de Roubaud, même oralement, comme l’explique Florence Delay pour Graal Théâtre ; sur la variété des arts – peinture, photographie, musique, performance… – que se construit « l’hybridité » comme « principe structurant » de l’œuvre (Pierre Hyppolite). Mais c’est évidemment Jacques Roubaud lui-même qui, fort de la distance parodique et de l’investissement personnel qui le singularisent, est le premier et le dernier compositeur de son œuvre.
Dans la « réflexion collective » que propose cet ouvrage, complétée par quelques documents (manuscrits, tableaux) et une vaste bibliographie, chaque lecteur trouvera un chemin d’accès vers l’élucidation, au moins partielle, de quelques secrets roubaldiens.
Jean-Pierre Longre
10:57 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, jacques roubaud, oulipo, agnès disson, véronique montémont, éditions absalon, jean-pierre longre | Facebook | |
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Merveilleux continent
Lire, relire... Jacques Roubaud, La Princesse Hoppy ou le conte du Labrador. Illustrations de François Ayroles et Étienne Lécroart,Éditions Absalon, 2008
Que le lecteur ne compte pas sur le critique pour raconter le conte du Labrador ; il faut qu’il compte sur lui-même, le lecteur, pour se diriger dans le labyrinthe où Jacques Roubaud se complait à conter les aventures du Comte du Labrador, qu’il ne faut pas pour autant prendre pour argent comptant. Dans sa recherche, il sera peut-être content, le lecteur, de lire « L’épluchure du conte-oignon » d’Elvira Laskowski-Caujolle, qui contient un certain nombre d’explications complétant utilement « Le Conte conte le conte et compte » de Jacques Roubaud soi-même, rattachant clairement La Princesse Hoppy à l’influence de Queneau et aux contraintes oulipiennes.
On se contentera donc de saluer la réédition de cette œuvre commencée en 1972, jamais achevée mais paradoxalement et tout compte fait très complète. Car « le conte dit toujours vrai », et il le dit d’une manière exhaustive tout en s’amusant comme un enfant, en jouant oralement dès le titre (qui enferme le terme OuLiPo), en « complotant » une « compote » de jeux verbaux ou typographiques qui peuvent aller jusqu’à transcrire le langage « chien » ou « sauterelle », voire jusqu’à produire des schémas traduisant une nouvelle langue, le « canard postérieur ».
Inutile de dire que les mathématiques et la physique tiennent ici, comme toujours avec Roubaud, une place prépondérante, et que les énigmes sont telles qu’il faut parfois tout reprendre à zéro (ce à quoi nous incite, au passage, le chapitre 00). C’est ainsi que le lecteur, comme toujours avec Roubaud, est personnellement sollicité, intimement questionné, poussé dans ses retranchements, et qu’il est donc obligé non seulement de tout lire, mais encore de collaborer à la composition du conte.
Est-il utile, en outre, de dire que le livre est beau ? Beau par sa narration, par sa poésie, par l’attitude respectueuse que l’écriture adopte envers les œuvres et les auteurs du passé (Le Conte du Graal, Alice au pays des Merveilles, Baudelaire, Apollinaire, Queneau bien sûr, et beaucoup d’autres), beau par son non-conformisme et sa conformité aux règles du genre, beau par les illustrations colorées, médiévales, baroques, enfantines, savantes de François Ayroles et Etienne Lécroart, beau dans sa présentation générale.
Il est donc compréhensible qu’on tienne à recommander la délicieuse consommation de La Princesse Hoppy ou le conte du Labrador, qui nous convie à explorer incontinent un pays contenant toutes sortes de merveilles – que dis-je, un pays ? Un continent !
Jean-Pierre Longre
http://www.editionsabsalon.com
10:52 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : conte, francophone, illustration, jacques roubaud, françois ayroles, Étienne lécroart, oulipo, Éditions absalon, jean-pierre longre | Facebook | |
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03/12/2024
Quel avenir ?
Lire, relire... et voir... Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Actes Sud, 2018, Babel, 2020. Prix Goncourt 2018
Film de Ludovic Boukherma et Zoran Boukherma, avec Paul Kircher, Angelina Woreth, Sayyid El Alami, décembre 2024
Il a déjà été beaucoup écrit sur ce gros roman foisonnant et mené tambour battant, Prix Goncourt oblige… On ne reviendra donc pas sur les détails de la vie d’Anthony et de ses parents, de Hacine et de son père, de Steph et de Clem, de tous les autres, de ces adolescents qui, issus d’un milieu ou d’un autre, paraissent végéter dans une région où les hauts-fourneaux éteints, les cités sans attrait, les bistrots bondés et même la nature écrasée de moiteur et de boue n’offrent qu’un horizon gris et limité ; de ces adolescents qui, dans l’alcool et la drogue, les amours éphémères et maladroites, les plaisirs de la transgression et la violence incontrôlée, tentent d’oublier que l’existence obscure que leur réserve l’avenir est à peu près celle que mènent leurs parents.
Justement, c’est bien là-dessus qu’il faut insister : le titre du livre est explicité par la citation placée en exergue, tirée de l’Ancien Testament (le livre de Ben Sira) :
Il en est dont il n’y a plus de souvenir,
Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé ;
Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés,
Et, de même, leurs enfants après eux.
Le roman de Nicolas Mathieu, si plein de mouvement, de sève et de péripéties de toutes sortes, se lit avec l’avidité du désespoir. Ces enfants qui tentent d’accéder à une destinée autre se sortiront-ils de celle à laquelle semblent les avoir condamnés la société, la famille, leur tempérament ?
L’histoire, qui s’étale de 1992 à 1998, se déroule en quatre temps régulièrement répartis (1992, 1994, 1996, 1998), quatre temps estivaux et fortement marqués par des événements collectifs tels que le 14 juillet ou la coupe de monde de football, qui donnent lieu à des scènes festives, délirantes, à la brutalité mal contenue. Au milieu de tout cela, quelques individus se détachent, relevant d’un monde ou d’un autre, et en écoutant leurs pensées, leurs doutes, leurs velléités, leurs désespoirs, leurs espérances (habilement exprimés au style indirect libre), en les connaissant ainsi de mieux en mieux, on se prend à s’attacher à eux. L’écriture de Nicolas Mathieu, faite de vigueur narrative, de pittoresque descriptif, de solidité architecturale, de fine analyse sociologique, mêlée d’échos, entre autres, de Zola et de Bourdieu, cette écriture, donc, est pour beaucoup dans cet attachement.
Jean-Pierre Longre
https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=314779.html
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26/11/2024
La puissance onirique de la littérature
Dumitru Tsepeneag, Mise en scène, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2024
Dans les années 1960, Dumitru Tsepeneag, avec quelques compagnons dont Leonid Dimov et Virgil Tanase, fonda à Bucarest le « groupe onirique », lieu de débat intellectuel, esthétique, littéraire se situant aux antipodes du totalitarisme pesant sur la Roumanie à cette époque. Il ne s’agissait pas de revenir aux conceptions romantiques ou surréalistes du rêve, mais de s’appuyer sur ses « critères » et son fonctionnement pour créer un nouveau réel littéraire. Les apparences du rêve, sa complexité, les retours d’images et de thèmes, les obsessions qu’il véhicule caractérisent ainsi les œuvres « oniriques », et les nouvelles rassemblées dans Mise en scène, composées à la fin des années 1960, qui n'ont pu être publiées qu’après 1989 et viennent d’être traduites en français par Nicolas Cavaillès, en sont un beau témoignage.
Le recueil est composé de onze textes qui, s’ils sont d’inégale longueur et abordent des thèmes variés, entrent en résonance les uns les autres grâce à une écriture portée par les caractéristiques structurelles du rêve et de ses apparences absurdes. Construire une montagne infinie de chaises ou creuser des fosses insondables, se laisser accaparer brutalement par une sorte de secte ou faire difficilement monter un âne dans un camion pour fuir avec lui, laisser pleurer un être étrange enfermé dans une armoire ou accueillir un petit homme grelottant de peur et de froid, se confronter à de multiples miroirs que l’on voudrait briser comme pour occulter l’image de soi ou partir dans un bateau en papier sur une « mer de sang », emmener une foule disparate sur un miroir piégé ou laisser un bel homme se faire étouffer par des serpents… Quelques mots ne suffisent évidemment pas à donner une image fidèle de la forme, du fond et de la dimension de ces textes.
Reste la longue nouvelle centrale, celle qui donne son titre au recueil, un titre annonçant une plongée dans le théâtre. Oui, le théâtre est bien là, donnant à la nouvelle une dimension scénique, avec des personnages, un auteur – metteur en scène, un va-et-vient entre le « réel » du récit et celui de la scène qui souvent se confondent, sans que l’on sache toujours ce qui relève de la réalité et de la fiction narratives, ce qui relève de la vérité et du mensonge, du « Theatrum mundi » et de la « mise en scène », de la présence de l’Auteur et de l’imposture. « Soit dit entre nous, tout ça, tous ces trucages, c’est bon pour le théâtre, ou pour le cinéma, encore mieux, mais ça n’a rien à voir avec la réalité. Des trucages ! […] Tout est fondé sur la suggestion. Vous comprenez, camarade colonel… Voilà le théâtre moderne : une métaphore incarnée puis commentée, destruction de la rampe, des coulisses… Une révolution complète ! » Antithèse du « réalisme socialiste », le récit / théâtre en profite pour d’adonner, en toute lucidité, à la satire profonde et métaphorique d’un régime fondé sur le mensonge et de ses sbires, ainsi qu’à une reprise parodique de la mort et de la résurrection du Christ, « l’Auteur » cloué sur sa chaise puis réapparaissant sous l’aspect du « Milicien » acclamé par le public…
Cette publication de textes anciens ajoute une étape importante au cheminement de l’un des plus importants écrivains roumains (ou franco-roumains) contemporains, et plus généralement à la puissance onirique de la littérature.
Jean-Pierre Longre
09:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, roumanie, dumitru tsepeneag, nicolas cavaillès, p.o.l., jean-pierre longre | Facebook | |
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17/11/2024
Au creux d’une vallée perdue
Marie-Hélène Lafon, Les sources, Buchet/Chastel, 2023, Le Livre de Poche, 2024
« Trente ans, trois enfants, Isabelle, Claire et Gilles, deux filles et un garçon, sept, cinq et quatre ans, une ferme, une belle ferme, trente-trois hectares, une grande maison, vingt-sept vaches, un tracteur, un vacher, un commis, une bonne, une voiture, le permis de conduire. » En ce samedi 10 juin 1967, tout pourrait aller bien pour cette jeune mère de famille, d’autant que le lendemain, dimanche, ce sera la visite traditionnelle chez ses parents, à une heure et demie de route de là. Mais ce n’est qu’une apparence : l’atmosphère est lourde, comme son corps maintenant, elle ne veut pas penser à son mariage, il y a huit ans, avec cet homme qui s’est vite révélé exigeant et brutal, qui se déchaîne périodiquement contre elle, à lui donner ce qu’il appelle des roustes. Que faire contre cela, dans cette ferme éloignée de tout, au fond de la vallée perdue où il a voulu s’installer ? Tous vivent dans la peur, les enfants comme elle, et pourquoi rester ? « Elle ne comprend pas. » Cela dure jusqu’au moment où, n’en pouvant plus, elle se confie à sa mère, brièvement ; « elle raconte le pire tout de suite, sans pleurer, elle montre aussi les bleus, les traces… ». Braver le qu’en-dira-t-on, décider la séparation, le divorce.
Le point de vue de la jeune mère constitue le premier chapitre, le plus long. Le suivant, qui se situe sept ans plus tard (19 mai 1974), est celui du père, qui s’occupe maintenant seul de la ferme, et qui ne voit ses enfants que de temps en temps – ses filles avec plaisir, elles dont il sait qu’elles vont faire de bonnes études, son fils avec plus de réticence, ce garçon moins brillant, un peu endormi, dont il perçoit mal l’avenir. En tout cas il sait que la ferme « n’aura pas de suite. » Effectivement, nous faisons un saut de presque cinquante ans (2 octobre 2021), lorsque Claire, la deuxième fille, revient sur les lieux de son enfance, remonte aux « sources », au moment où les enfants « liquident l’héritage » ; elle « respire l’odeur tiède et sucrée des feuilles alanguies. Alangui est ridicule, elle le sait, mais elle laisse ce mot monter et la déborder. Personne n’a jamais été vraiment alangui dans cette cour, en tout cas personne qu’elle connaisse. »
Trois actes de plus en plus brefs, trois points de vue rythmés par une prose sobre, sans fioritures, trois monologues indirects menés comme une tragédie classique (trois temps bien définis, un lieu central et constant, une histoire de famille…). La relation simple des gestes de l’existence donne, par la magie de l’écriture de Marie-Hélène Lafon, résonnante d'harmoniques, une densité particulière à l’émotion. Chaque personnage, s’exprimant avec son langage, sans artifices, représente l’humanité telle qu’elle est, avec ses drames plus ou moins cachés, ses sensations et ses incompréhensions. Sans parler de la poésie qui émane de tout cela, poésie de la nature et de la vie quotidienne, poésie du style et des mots, poésie du souvenir dont Claire, au prénom choisi, dans les dernières lignes, révèle la « lumière douce. »
Jean-Pierre Longre
10:50 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marie-hélène lafon, buchetchastel, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | |
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15/11/2024
Un retour à Salé
Abdellah Taïa, Le Bastion des Larmes, Julliard, 2024
Dans Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa relatait la vie de Malika, mère lumineuse et obstinée, qui avait économisé « encore et encore » pour construire une maison où faire vivre les onze personnes qui composaient la famille. Dans Le Bastion des Larmes, Youssef, devenu professeur en France, revient momentanément à Salé après le décès de cette mère volontaire (les changements de personnes, de noms et d’activités laissent transparaître, quoi qu’il en soit, le caractère autobiographique du roman) pour vendre le dernier appartement de la maison, dont ses sœurs ont déjà liquidé leurs parts, ces sœurs qui ne se privent d’ailleurs pas de faire des reproches aux fils exilés : « C’est nous qui faisons des efforts pour garder vivante cette mémoire. Pas vous, les garçons. Ni le grand frère Slimane qui nous a oubliées depuis longtemps. Ni toi, Youssef, là-bas, à Paris, en train de vivre je ne sais quoi de soi-disant libre et dont tu ne dis jamais rien. Ni Karim, parti du Maroc comme un voleur. Ce n’est pas vous, les garçons, mais nous, les sœurs, qui faisons tout pour que ce qui a été construit ne s’effondre pas d’un coup. »
Mais le peu de temps que Youssef reste au Maroc fait ressurgir cette mémoire. Celle de Najib, son amant des années 1980 qui l’a trahi, qui est passé du côté de ceux qui les opprimaient parce qu’ils ne vivaient pas selon les normes, « ceux qui nous tuent tous, chaque jour et chaque nuit. » Najib qui a lui-même été trahi et qui, pour se venger de tous les supplices subis, de toutes les humiliations imposées, est devenu à Salé un trafiquant tout puissant, le roi de la drogue, mais un « Chérif », un saint, « le saint pédé de Salé », « la générosité même avec les habitants », emmenant tout le monde dans sa corruption, et dont les funérailles vont être suivies par une foule considérable. C’est par lui, par son fantôme, que Youssef va découvrir le « Bastion des Larmes », « le cœur même de la ville », là où il peut pleurer Najib, un « endroit magique » au pied de la muraille qui longe l’océan, et dont l’histoire remonte au XIIe siècle, lorsque les Castillans massacrèrent la population de Salé.
Livre d’une grande nostalgie et parfois d’une grande cruauté, où des scènes de tendresse voisinent avec quelques scènes difficilement soutenables, comme celles qui décrivent les viols collectifs de jeunes garçons connus comme homosexuels, Le Bastion des Larmes se termine par une lettre de Youssef à sa sœur Kamla, demeurant à Agadir, une lettre sans concessions pour le passé, ses beautés et ses turpitudes, les amours et les haines, mais une lettre magnifique qui veut le rêver, ce passé. « Depuis mon retour à Paris, je passe mes jours et mes nuits à me souvenir de nous autrefois, à revenir à notre lien. Notre pauvreté. Notre beauté. Notre paradis. Notre grande fiction. Je sais que je réécris et que je réinvente sans cesse ce passé. Malgré le noir et le désespoir en moi, malgré les traumatismes et les crises de panique, j’éprouve cette nostalgie étrange d’un espace qui n’a sans doute jamais existé comme aujourd’hui. Une force obscure me pousse à retrouver ce passé, à l’embellir. À ne voir que le printemps, les fleurs, les lilas, les mimosas, les marguerites. » La magie de la fiction, et de la plume d’Abdellah Taïa.
Jean-Pierre Longre
17:28 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, maroc, abdellah taïa, julliard, jean-pierre longre | Facebook | |
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13/11/2024
Un parcours louvoyant et pluriel
Rachel Cusk, Parade, traduit de l’anglais par Blandine Longre, « Du monde entier », Gallimard, 2024
Tous sont désignés par l’initiale G, et tous un rapport étroit avec l’art. En quatre chapitres (« La cascadeuse », « La sage-femme », « Le plongeur », « L’espion »), à la première ou à la troisième personne, sont abordés à leur propos ou par leur propre voix de grands sujets, toujours en rapport avec l’art et toujours problématiques, tels que l’amour, les relations dans le couple et dans la famille, les enfants, la violence, la mort (voulue ou subie)… Si les lieux ne sont jamais nommés, sinon par leur statut (musée, voie publique, logement, atelier, restaurant…), ils sont déterminés par la présence des personnages, par leurs mouvements, par les rapports qu’ils entretiennent entre eux et par les incidents ou accidents qu’ils subissent ou provoquent.
Dans le troisième chapitre, sans doute le plus dense et le plus représentatif de l’ensemble, les discussions vont bon train autour de la directrice du musée qui a assisté, du haut du dernier étage où se tenait une rétrospective de la célèbre G, au mystérieux suicide d’un inconnu (d’où le titre du chapitre, « Le plongeur »). À cette occasion, sont disséqués tous les thèmes énumérés plus haut, en particulier celui du statut des femmes artistes, de la possibilité ou non pour les artistes d’avoir des enfants, des rapports entre l’art, la souffrance et la mort, et de son assimilation au sacré ou à la profanation, comme l’exprime la directrice : « À certaines heures de la journée, […] quand le musée n’est pas bondé, son atmosphère est semblable à celle d’une église. On voit bien que les gens attribuent un caractère sacré à ces œuvres d’art et des pouvoirs divins aux artistes qui les ont créées. À d’autres moments, le musée est comble et l’atmosphère change complètement. Les visiteurs se poussent et se bousculent pour essayer de voir, comme des badauds qui tentent d’apercevoir la scène d’un accident de voiture ou un spectacle tout aussi macabre. Ils prennent des photos avec leurs téléphones, à la manière de voyeurs et, à dire vrai, je crois parfois qu’ils ne savent même pas ce qu’ils photographient. »
On le constate, plus qu’un roman, le livre de Rachel Cusk est un ensemble d’essais ou d’ébauches d’essais semés de pensées développées ou d’aphorismes (par exemple : « L’art est le pacte que concluent des individus refusant que la société ait le dernier mot. »), cet ensemble tenant, au choix, du puzzle, du patchwork, de la « parade » louvoyante et plurielle, du parcours esthétique et philosophique, psychologique et sociétal. Il laisse ainsi une empreinte indélébile sur l’esprit du lecteur, qui n’a pas fini de prolonger la réflexion. D’autant que, si la première phrase évoque l’artiste G qui « entreprit de peindre à l’envers », comme pour trouver « l’avènement d’une réalité nouvelle », dans les dernières lignes les membres de la famille réunis autour de la dépouille de leur mère entrevoient la « vérité », la « réalité grise » et avouent : « tel était notre commencement. » À Chacun de continuer…
Jean-Pierre Longre
19:22 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, essai, anglophone, rachel cusk, blandine longre, gallimard | Facebook | |
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10/11/2024
« Mourir à vingt ans pour la liberté »
Hervé Le Tellier, Le nom sur le mur, Gallimard, 2024
Comme souvent, c’est le hasard qui fut le déclencheur. La suite est le fait de l’auteur et de son héros. Celui-ci, dont le nom fut découvert sur le mur de la maison qu’Hervé Le Tellier venait d’acheter dans la Drôme, est au nombre des jeunes gens qui décidèrent de combattre l’envahisseur nazi, et qui en moururent. André Chaix, né en 1924, a été tué en août 1944 à Grignan avec plusieurs de ses camarades par des mitrailleurs allemands, et enterré à Montmeyran, où il est né, après avoir vécu à La Paillette, près de Dieulefit.
Les quelques éléments recueillis – photos, témoignages, documents – permettent à Hervé Le Tellier de reconstituer par bribes (des « poussières », écrit-il) l’histoire du jeune homme, son enfance, sa jeunesse d’apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », son amour pour Simone, son engagement dans les FTP. Même si, parfois, l’imagination se permet quelques libertés, ce livre n’est pas un roman, et les éléments biographiques sont assortis de retours sur le passé collectif : « L’Histoire est forcément là, puisqu’André en fut à la fois acteur, héros et victime. » Nous pouvons alors apprendre ou réapprendre, par exemple, la signification des abréviations désignant les mouvements de résistance (FTP, FFI et maints autres), avoir des précisions sur le rôle majeur joué par Dieulefit, comme par le Chambon-sur-Lignon, pendant l’occupation, sur le Maquis Morvan, sur certains épisodes de la guerre et sur les blindés de la IIe Panzerdivision (ceux qui ont tué André), ou sur ces anciens nazis français qui participèrent à la fondation du FN (devenu Rassemblement National)… Les rappels factuels fondent aussi des réflexions sur le nazisme, sur le phénomène de la « soumission à l’autorité, la pression des pairs » qui « fabriquent à la chaîne des tueurs sans états d’âme. »
Face à cela, l’humain : l’amour d’André pour Simone, avec les photos et les mots, émouvants et parfois quasiment prémonitoires, qui le confirment (« Première photo avec toi ma chérie qui seras toujours pour moi la douce et pure Simone de mes amours. Avec toi nous parcourrons la vie dure parfois mais rien ne nous séparera à part la mort. Mes doux baisers. Ton Dédé de toujours. »), un amour qui entraîne quelques confidences de l’auteur lui-même ; l’évocation du fameux livre Le Tour de France de deux enfants, dont André gardait précieusement une page qui « raconte comment le savoir peut dompter la peur » ; une autre évocation, celle d’amis anciens de l’OULIPO (dont Hervé Le Tellier est le président), Italo Calvino, qui fut lui aussi maquisard de son côté, François Le Lionnais, qui fut déporté au camp de Dora, auquel je (l’auteur de cette chronique) ne peux penser sans une forte émotion, puisque mon oncle maternel Pierre Penel, résistant sous le nom de Marceau, y fut déporté après avoir été arrêté et torturé à Lyon, et y mourut à 22 ans, en janvier 1945 ; une rue de Saint-Genis Laval porte son nom, qui est aussi gravé sur une stèle du cimetière de Peyrus, village de la Drôme d’où la famille de Pierre (la mienne, donc) est originaire et où il allait souvent voir ses grands-parents, non loin du Montmeyran d’André… Deux destinées dont la proximité est trop flagrante pour ne pas être signalée…
Trêve de confidences familiales… Je finirai, sans autre commentaire, par un paragraphe essentiel du livre : « L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. »
Jean-Pierre Longre
18:50 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, histoire, biographie, hervé le tellier, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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09/11/2024
Une histoire d’ours, d’amitié et d’amour
Haruki Murakami, Galette au miel, traduit du japonais par Corinne Atlan, illustrations de Kat Menschik, Belfond, 2024
Cela commence comme un conte pour enfants : l’ours Masakichi récolte beaucoup de miel et va le vendre à la ville, mais il est rejeté à la fois par ses compères et par les humains. Cette histoire, c’est Junpei qui la raconte à Sara, petite fille traumatisée par les images du séisme de Kobe et réveillée souvent par un « vilain monsieur » qu’elle appelle le « Bonhomme Tremblement de Terre ». « Junpei inventait souvent des histoires qu’il racontait à Sara au moment où elle allait se coucher. La fillette lui posait des questions chaque fois qu’un élément lui échappait, et Junpei interrompait chaque fois son récit pour lui expliquer les choses en détail. Les questions étaient généralement pointues et intéressantes et, le temps que Junpei réfléchisse à la façon d’y répondre, de nouvelles idées pour poursuivre son histoire naissaient dans son esprit. »
Il faut dire que Junpei, auteur de nombreuses nouvelles, est un écrivain reconnu, et est un grand ami de Sayoko, la mère de Sara. C’est lorsque nous apprenons cela que nous pénétrons dans le monde des adultes et de leur passé. Lorsqu’ils étaient étudiants, Sayoko et Junpei formaient, avec leur condisciple Takatsuki, un trio d’amis inséparables. Les deux garçons étaient amoureux de Junpei, et il s’ensuivit une série d’épisodes dans lesquels l’amour et l’amitié s’entremêlaient, et au cours desquels Junpei eut du mal à se décider.
Plus tard, après un certain nombre de péripéties, le jour, ou plutôt la nuit où Junpei et Sayoko se manifestent enfin leur amour mutuel, la petite Sara se réveille et vient les voir de la part du « Bonhomme Tremblement de Terre ». « Va dire à ta maman que j’ai soulevé les boîtes pour tout le monde, et que j’attends. » À partir de ce moment, Junpei imagine une belle suite aux aventures de l’ours et décide d’écrire « des nouvelles d’un autre genre » où il sera question de l’amour et de la protection des êtres chers. Ce beau conte aux diverses facettes est ponctué par les illustrations de Kat Menschik qui, en gros plans à la fois fixes et mouvementés, met l’accent sur certains détails du texte, lui donnant ainsi un supplément d’intensité esthétique.
Jean-Pierre Longre
12:13 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, japon, haruki murakami, corinne atlan, kat menschik, belfond, jean-pierre longre | Facebook | |
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04/11/2024
« Le cœur en charpie »
Olivier Adam, Des vents contraires, Éditions de l’Olivier, 2008
Grand Prix RTL-Lire 2009
Rééd. Points, 2010, 2023
Sarah a disparu sans laisser de traces, abandonnant son époux et ses deux jeunes enfants à leurs éternelles questions (Où est-elle ? A-t-elle fui ? A-t-elle été enlevée ? Est-elle morte ?) et, surtout, au vide désespéré de leur cœur. Paul Anderen, scénariste et romancier en mal d’écriture, décide alors de revenir avec Clément et Manon au pays de son enfance, dans cette Bretagne où les vents et la mer accompagnent et trahissent la violence des sentiments.
Paul retrouve à Saint-Malo des souvenirs, le goût salé de l’océan, quelques êtres affectueux comme son frère Alex et sa belle-sœur Nadine (qui l’embauchent en douce dans leur auto-école), mais aussi la froide brutalité de la société et de ses institutions, auxquelles ses enfants et lui-même n’arrivent pas adapter leur existence. Le manque est toujours là, qu’ils tentent de pallier par l’amour inconditionnel qu’ils se vouent mutuellement. Plutôt rester tendrement blottis les uns contre les autres face au large, dans la bise glaciale, que de se heurter aux institutrices intraitables et aux parents d’élèves méfiants. Plutôt rire sans vergogne aux manèges de la fête foraine, ou aider sans arrière-pensée ceux qui ont aussi « le cœur en charpie » : un père privé de voir son enfant, une voisine attendant impatiemment son fils parti au loin depuis des mois, une vieille dame qui va mourir, un inspecteur de police que sa fille ne connaît pas… Paul est de ces originaux qui ne transigent pas avec la tendresse et la sincérité, et c’est ce qui lui vaut l’inimitié de la majorité (silencieuse ou non) ; faire face à la tempête, ne pas plier, quelles qu’en soient les conséquences ; la marginalité est son lot, mais peu importe : ce qui compte pour lui, c’est l’amour sans faille qu’il porte à ses enfants, qui le lui rendent bien, chacun à sa manière.
« J’ai lu un de vos bouquins hier, dit un jour l’inspecteur à Paul. Ne prenez pas cet air étonné. Franchement j’ai trouvé ça pas mal. Un peu geignard mais pas mal. » Autocritique d’Olivier Adam ? En tout cas, tout était réuni pour bâtir un scénario « geignard » : la mère disparue, le père transi d’amour pour ses deux petits un peu perdus, la tempête hivernale sur les côtes bretonnes, la brutalité collective… Mais il y a d’une part l’épaisseur et la présence des personnages : celles de Paul Anderen dont la force affective est la faiblesse, et dont la faiblesse sociale est la force ; celles des deux enfants, qui sentent tout sans forcément comprendre ; celles des êtres qui, autour d’eux, font qu’on ne désespère pas complètement de l’homme. D’autre part l’écriture, qui suit les fluctuations des corps et des cœurs – accélérations, ralentissements –, une écriture n’abusant pas des artifices, collant au réel (les ciels, la mer, les paysages, les maisons, les sensations, les gestes, les conversations…), le perçant, le remuant jusqu’à le métamorphoser en matière romanesque.
https://www.editionspoints.com
21:32 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, olivier adam, Éditions de l’olivier | Facebook | |
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02/11/2024
L’individu et le parti
Lire, relire... Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni d’après le manuscrit original de 1940, Calmann Lévy, 2022, Le Livre de Poche, 2024
En 2015, Matthias Wessel découvrit à Zürich le tapuscrit original (en allemand) du fameux roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, écrit entre janvier 1939 et mars 1940. Avant 2022, on ne pouvait lire en français que la traduction de la version anglaise elle-même publiée par la compagne de l’auteur en 1940. La nouvelle traduction, absolument fidèle au texte d’origine, est ainsi beaucoup plus fiable que la précédente.
Le « Zéro », c’est l’individu, « l’Infini », c’est le parti : « Le parti refusait tout libre arbitre à l’individu – et dans le même temps, il exigeait de lui une abnégation absolue, il attendait qu’il lui soumette sa volonté. » Si à aucun moment le pays et ses dirigeants ne sont nommés, on devine que l’intrigue dénonce l’URSS de Staline et les « procès de Moscou » dont les accusés étaient jugés d’avance – et Arthur Koestler, fidèle au communisme jusqu’en 1938, en connaissait bien les rouages. Roubatchov, ancien dirigeant du parti, est arrêté et, dans la prison où il est enfermé, va subir trois interrogatoires avant d’être condamné. Son premier procureur, l’un de ses anciens amis, admet peu ou prou la discussion – et c’est ce qui le perdra lui-même. Roubatchov en profite pour émettre ses opinions sur les erreurs et les aberrations du régime : « Tout est enseveli, les gens, les découvertes, les espoirs. Vous avez tué le « nous », vous l’avez éradiqué. Tu affirmes que les masses vous soutiennent encore ? C’est aussi ce que prétendent quelques autres chefs d’État en Europe. […] Les masses sont redevenues sourdes et ne disent plus rien, elles sont le grand epsilon silencieux de l’histoire, aussi indifférent que la mer qui porte les bateaux. […] À l’époque, nous avons fait l’histoire. Aujourd’hui, vous faites de la politique. Toute la différence est là. »
Roman emblématique, Le Zéro et l’Infini est certes fondé sur les agissements et l’idéologie implacable et meurtrière d’un pays et de son « N° 1 », à une époque donnée, et c’est ce qui a en partie fait son succès. Mais celui-ci est dû aussi à sa manière de démonter le fonctionnement de tous les totalitarismes, qui obéissent à un principe : la fin justifie les moyens. C’est ainsi que l’explique sans états d’âme Gletkine, le second procureur de Roubatchov : « Nous n’avons pas hésité à trahir nos amis et à pactiser avec nos ennemis pour conserver le bastion. Telle était la mission que nous avait assignée l’histoire du monde, à nous qui portions la première révolution victorieuse. Ceux qui avaient la vue courte, les beaux esprits, les moralistes ne l’ont pas compris. Mais le chef du mouvement avait compris que tout dépendait de ce point-là : avoir le plus de souffle face à l’Histoire, faire en sorte que ce soient les autres qui disparaissent, et pas nous. » Des affirmations que pourraient proférer les dictateurs de tous les temps, y compris du nôtre.
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, arthur koestler, olivier mannoni, calmann lévy, jean-pierre longre | Facebook | |
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